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Catherine de Médicis (1519-1589)

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The Project Gutenberg eBook of Catherine de Médicis (1519-1589)

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Title: Catherine de Médicis (1519-1589)

Author: Jean-H. Mariéjol

Release date: June 3, 2011 [eBook #36315]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Wagner, Rénald Lévesque and
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CATHERINE DE MÉDICIS (1519-1589) ***





Jean-H. MARIÉJOL

Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Lyon.

CATHERINE
DE MÉDICIS

(1519-1589)

DEUXIÈME ÉDITION



LIBRAIRIE HACHETTE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1920


A LA MÊME LIBRAIRIE

HISTOIRE DE FRANCE ILLUSTRÉE,
publiée sous la direction de M. E. Lavisse
TOME VI
par M. Jean-H. MARIÉJOL

1re Partie.--LA RÉFORME ET LA LIGUE.
L'ÉDIT DE NANTES.
2e Partie.--HENRI IV ET LOUIS XIII.

Deux volumes in-8 illustrés, chaque volume:
Broché... 20 fr.; Relié... 35 fr.



Tous droits de traduction, de reproduction,
et d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright, par Librairie Hachette, 1920.



PRÉFACE

Cette biographie n'est ni un plaidoyer, ni un réquisitoire, ni une satire, ni un panégyrique, mais une histoire aussi objective que possible de la vie et du gouvernement de Catherine de Médicis.

Le sujet n'a jamais été traité en son ensemble et il est en effet vaste, complexe et divers. Née d'un père florentin et d'une mère française, élevée en Italie jusqu'à l'âge de quatorze ans et depuis fixée en France par son mariage avec un fils de François Ier, Catherine participait de deux pays et de deux civilisations. Épouse aimante, docile, effacée d'Henri II et Reine-mère très puissante, elle dirigea presque souverainement les affaires du royaume, pendant plus d'un quart de siècle, au nom de Charles IX et d'Henri III, ses fils. La lutte entre le parti protestant et l'État catholique commençait quand elle prit le pouvoir, et elle le garda jusqu'à sa mort parmi les résistances, les troubles et les guerres que provoqua dans toutes les provinces et dans toutes les classes le conflit des passions religieuses, des intérêts politiques, des ambitions personnelles.

Mais l'œuvre est difficile moins par son étendue et sa variété que par l'effort d'impartialité quelle exige. Le massacre de la Saint-Barthélemy est si odieux que l'horreur en rejaillit sur tous les actes de celle qui le décida et qu'on a peine à se défendre de la juger uniquement sur cette crise de fureur. L'excès contraire, et celui-là inexcusable, ce serait, par réaction contre cet instinct d'humanité, de vouloir l'absoudre et l'innocenter en tout. Mais, tout en répugnant au paradoxe d'une réhabilitation, on a bien le droit de se demander si ce crime de l'ambition et de la peur est l'indice d'une nature perverse. La plupart des historiens représentent cette grande coupable comme indifférente au bien et au mal, n'aimant rien ni personne, fausse, perfide et foncièrement cruelle, en un mot, comme une criminelle-née. Ils ont l'air d'oublier qu'elle passait pour douce et bénigne et qu'au début de son gouvernement elle se montra capable de bonnes intentions et de bonnes actions. J'ai vérifié les causes de cette réprobation absolue et j'expose ici le résultat de mes recherches. Je pense avoir découvert une Catherine assez différente du Machiavel féminin de la légende ou de l'histoire et qui n'est ni si noire ni si grande. Peut-être me suis-je trompé, mais c'est de très bonne foi, et l'on se convaincra, je l'espère, après m'avoir lu jusqu'au bout, que mon erreur, si erreur il y a, n'est pas sans excuses.

Avant que la correspondance de Catherine de Médicis fût publiée, je n'aurais eu ni le moyen ni même l'idée d'écrire ce livre. Les lettres, surtout les lettres familières, où l'on n'a pas intérêt à dissimuler, sont la source d'information la plus sûre sur les pensées et les arrière-pensées. La plupart reposaient dans les Archives publiques ou privées, et le peu qui en avait paru était dispersé dans toutes sortes d'ouvrages. Le comte Hector de La Ferrière entreprit, et, lui mort, M. le comte Baguenault de Puchesse, avec une méthode rigoureuse, acheva de réunir l'inédit et l'imprimé dans un seul recueil. Le tout remplit dix volumes de la Collection des Documents inédits relatifs à l'Histoire de France et mérite d'être cité, à côté des Lettres Missives d'Henri IV, comme une œuvre qui fait très grand honneur à l'érudition française. S'il est étrange que le premier en date des deux éditeurs ait, pour rendre ses préfaces plus alertes et vivantes, coupé en dialogues des rapports et des dépêches d'ambassadeurs, s'il se rencontre en cet immense travail quelques erreurs de datation ou d'identification, la coquetterie de la forme et de légères imperfections de fond, qu'un erratum peut facilement corriger, ne doivent pas faire oublier l'importance du service rendu.

Que saurait-on exactement, sans toutes ces lettres, du caractère de Catherine, de ses goûts, de ses sentiments, de ses projets, de ses illusions, de ses rêves, de toutes les manifestations de la personnalité qui échappent le plus souvent à l'histoire officielle? Si elles n'apprennent rien sur son éducation italienne, elles permettent d'apprécier, au cours de sa vie en France, sa formation intellectuelle, son tour d'esprit, sa sagesse mondaine, l'agrément de son commerce, ses qualités d'épistolière, de diplomate, d'orateur, de politique. Elles expliquent ses ambitions, ses variations, ses contradictions, ses complaisances: amour conjugal et partage avec la favorite Diane de Poitiers, tendresse maternelle et jalousie du pouvoir, tolérance religieuse et guerre d'extermination, alliances catholiques et alliances protestantes, lutte contre l'Espagne et capitulation devant la Ligue. Lues et relues de suite et de près, complétées, éclairées, rectifiées l'une par l'autre, elles aident à deviner sous la teinte des attitudes une femme d'État dont la maîtrise sur elle-même fut la grande vertu. Assurément, ces investigations ne sont pas toujours favorables à Catherine, et souvent elles lui sont contraires. On la prend, malgré ses échappatoires, en flagrant délit de mauvaise foi, de ruse et de mensonge. Le principal mérite de sa correspondance, c'est que, sans le vouloir, elle s'y peint elle-même au naturel en bien comme en mal.

Aussi est-elle mon meilleur témoin. On voudra bien se souvenir que j'écris une biographie de Catherine de Médicis, et non l'histoire de son temps. J'ai donc raconté en détail les événements où elle a joué un rôle, mais je me suis borné pour les autres aux traits et aux circonstances qui pouvaient servir de cadre et d'éclaircissement à son action. Les lecteurs qui seraient curieux d'en savoir davantage sur l'administration, la politique générale et la guerre n'ont qu'à se reporter au tome VI. i de l'Histoire de France de Lavisse. Grâce à ce départ, j'ai pu resserrer en un volume de quatre cents pages le cours de cette existence et si longue et si pleine. Qu'il s'agisse de l'enfance et de la première jeunesse de Catherine en Italie, de son mariage avec un fils de France, de sa vie de Dauphine et de Reine et de son gouvernement pendant le règne de ses fils, c'est d'elle toujours et principalement d'elle qu'il sera question.

Mon sujet était si restreint et si particulier qu'il n'exigeait pas absolument de nouvelles recherches d'archives. Il suffisait, pour mener à bien une étude psychologique de cette Médicis française, de recourir par-dessus tous les autres documents, à ses Lettres. Même réduite à cette proportion, c'était, je crois, une œuvre utile. Cette correspondance risquerait, comme tant d'autres monuments imprimés, de dormir dans le silence des Bibliothèques du demi-sommeil de l'inédit, si quelques indiscrets, dont je suis, ne s'avisaient de les toucher d'une main amie. Les Préfaces même, ces préfaces si bien informées, qui pourraient servir tout au moins de guide aux curieux, font tellement corps avec les grands in-quarto qu'elles restent comme eux un objet lointain d'admiration et de respect, major e longinquo reverentia. Il est bon que des vulgarisateurs se dévouent, pour la gloire même des érudits, à signaler au public lettré, dans des livres plus maniables, ce que ces immenses travaux de découverte, de collation, de critique ajoutent à la connaissance du temps passé et aux progrès de la vérité historique. Et ce n'est même pas assez. Il serait mieux encore de choisir dans la masse des textes ceux qui sont le plus capables d'aider le lecteur à se faire une opinion aussi personnelle que possible des événements et des hommes d'autrefois. J'ai à cette intention cité dans ce livre, et presque à chaque page, les lettres de Catherine en prenant le soin toutefois d'encadrer ces extraits et de les mettre en leur meilleur jour. Je l'aurais laissée parler toute seule si je l'avais pu. Mais il y a telle époque, comme celle de son enfance, où Catherine ne pouvait pas se raconter, et plus tard des circonstances où elle ne l'a pas voulu. Il a fallu alors de toute nécessité que j'intervinsse pour reconstituer sa vie à l'aide d'autres témoignages.

J'aurais voulu épargner à mes lecteurs l'effort auquel oblige l'orthographe du XVIe siècle. Elle n'est pas seulement différente de la nôtre: elle est incohérente, parce que personnelle. On ne peut pas parler de faute et d'ignorance quand il n'y a pas encore de règle établie. Les imprimeurs naturellement tendent à l'uniformité, mais ils n'ont d'action directe que sur les écrivains et les rédacteurs de papiers publics. Le reste, c'est-à-dire à peu près tout le monde, écrit à sa guise, d'après le souvenir imprécis de ses yeux ou de ses oreilles, et quelquefois, dans la même page ou dans la même phrase le même mot se présente figuré de deux ou trois manières. Aussi les publications d'inédit de notre temps ont un aspect d'autant plus rébarbatif qu'elles sont en général plus consciencieuses et plus fidèles. Ajoutons que, pour augmenter la bigarrure, les minutes étant souvent perdues, il ne reste que des copies faites plusieurs années ou même un siècle après par des gens qui dénaturaient à la mode de leur époque l'orthographe du modèle. J'avais pensé d'abord à corriger tous ces textes et à les ramener à une forme commune, mais quelle forme? Celle de mon choix, puisqu'au XVIe siècle il n'y en a point d'universellement admise. Mais je ne me suis pas senti le courage, n'étant pas grammairien, de prendre une pareille responsabilité. J'ai donc reproduit les textes tels qu'ils se rencontraient dans les meilleures éditions dont je me suis servi. C'est un habit d'arlequin, j'en conviens, mais il n'en faut accuser que la diversité des temps et des personnes. Quant à la graphie de Catherine, elle est parfois si purement phonétique, que j'ai été obligé, pour comprendre certains passages, de les lire à haute voix au lieu de les parcourir des yeux. Le mélange de sons et de mots italiens la fait paraître encore plus étrange. J'ai, pour la clarté du sens, modernisé ou francisé entre parenthèses ce qui me paraissait inintelligible. Et même dans les citations les plus longues, quand les obscurités abondaient trop, j'ai pris le parti de reproduire l'original et d'en donner en note--le mot n'est qu'un peu fort--une traduction.

Il est probable que j'ai commis dans le récit des événements des erreurs de dates ou de faits (sans parler des fautes d'impression), mais je ne crois pas qu'il y en ait d'essentielles et qui infirment mes conclusions, et c'est là ce qui importe. Assurément il vaut mieux être exact jusqu'à la minutie, mais, outre qu'il n'est pas toujours facile de mettre d'accord les contemporains et qu'il faut choisir quelquefois, sans contrôle possible, entre différentes indications chronologiques et historiques, il est inévitable que l'auteur, en un si long effort, soit sujet à quelques défaillances. Se tromper d'un ou même de plusieurs jours et sur certains détails, le mal n'est pas bien grand quand l'ordre des événements n'est pas interverti et que l'effet n'est pas pris pour la cause ou réciproquement. Ce sont peccadilles qui paraîtront, je l'espère, pardonnables surtout à ceux qui auront le plaisir de les relever.

Je m'excuse enfin de n'avoir pas joint à cette courte biographie une bibliographie très complète; il y faudrait celle des trois quarts du XVIe siècle. Je me suis borné à indiquer en tête du volume, et surtout au bas des pages, les recueils de documents et les livres dont je me suis le plus servi. Je renvoie pour les autres, c'est-à-dire pour le plus grand nombre, à l'Histoire de France de Lavisse, t. V. 2 et t. VI. 11. On y trouvera catalogués à leur place les ouvrages que j'ai consultés ou suivis pour le récit général des faits, sans avoir pris toujours la peine de les citer à nouveau. Mais je n'ai pas manqué de dire et même de redire mes références toutes les fois qu'il s'agissait de rectifier une erreur ou d'établir une vérité dans la vie, le rôle et le gouvernement de Catherine de Médicis.

Note 1: (retour) On trouvera la plupart des indications bio-bibliographiques réunies dans le Manuel de Bibliographie biographique et d'iconographie des Femmes célèbres, par un vieux bibliophile, (Ungherini), 1892. Turin-Paris, Col. 133-135;--Supplément (1900), Col. 94-95;--Second et dernier supplément (1905). Col. 39-40.


CATHERINE de MÉDICIS




CHAPITRE PREMIER

LA JEUNESSE DE CATHERINE DE MÉDICIS

Catherine de Médicis, la Catherine des Guerres de Religion, bru de François Ier, femme d'Henri II, mère des trois derniers rois de la dynastie des Valois-Angoulême, et qui gouverna presque souverainement le royaume sous deux de ses fils, Charles IX et Henri III, n'était pas de pure race florentine. Elle avait pour père Laurent de Médicis, petit-fils de Laurent le Magnifique, mais sa mère était une Française de la plus haute aristocratie, Madeleine de La Tour d'Auvergne, comtesse de Boulogne.

Ce mariage d'une jeune fille apparentée à la famille royale avec le neveu du pape Léon X, fut, comme le sera celui d'Henri de Valois avec Catherine de Médicis, nièce du pape Clément VII, un calcul de la diplomatie française.

Après la victoire de Marignan et la conquête du Milanais, François Ier, désireux de changer en alliance la paix qu'il venait d'imposer à Léon X, avait pris rendez-vous avec lui à Bologne, et là, dans les entretiens où fut ébauché le plan du Concordat (déc. 1515), il lui parla de ses projets sur Naples. Le Saint-Siège étant le suzerain de droit de ce royaume, dont les Espagnols étaient les maîtres de fait, il offrait au Pape, en échange de l'investiture, de favoriser ses ambitions de famille2. Léon X, qui avait autant à cœur l'intérêt des siens que le repos de la chrétienté, accueillit bien les avances du Roi et ne découragea pas ses prétentions; des avantages qui s'annonçaient immédiats pouvaient bien être payés d'un vague acquiescement à des rêves de conquêtes. Les Médicis, qui avaient recouvré leur pouvoir à Florence en 1512, après un exil de dix-huit ans, devaient craindre que le parti républicain, mal résigné, ne cherchât, conformément à ses traditions, encouragement et secours auprès du roi de France. L'amitié de François Ier, leur proche voisin à Milan et à Plaisance, les garantissait contre les complots et les agressions. Elle leur permettait par surcroît les grands desseins.

Note 2: (retour) A. de Reumont, La Jeunesse de Catherine de Médicis, ouvrage traduit, annoté et augmenté par Armand Baschet, Paris, 1866, p. 247-248: lettre de François Ier à Laurent de Médicis, 4 fév. 1516, dont on n'a pas jusqu'ici tiré parti.

De la descendance légitime de Côme l'Ancien, il ne restait que trois mâles, le Pape, son frère Julien--qui mourut d'ailleurs à la fin de 1516,--et Laurent, le fils de son frère aîné. Sur ce neveu reposait l'avenir de la dynastie. Léon X le fit reconnaître par le peuple chef de la République (après la mort de Julien). En même temps, il le nomma capitaine général de l'Église, et il lui conféra le duché d'Urbin, un fief pontifical, dont il dépouilla le titulaire, François-Marie de La Rovere, que son oncle, Jules II, en avait investi. Il n'aurait pas risqué ce coup d'autorité (1517) et la guerre qui s'ensuivit, sans la connivence du maître de Plaisance et de Milan. François Ier applaudit à cet acte de népotisme. Dans une lettre d'Amboise, du 26 septembre 1517, il félicitait le nouveau duc de ces faveurs qui en présageaient d'autres, ajoutant: «C'est ce que pour ma part je désire beaucoup et de vous y aider de mon pouvoir et en outre de vous marier à quelque belle et bonne dame de grande et grosse parenté et ma parente, afin que l'amour que je vous porte aille s'augmentant et se renforçant encore plus fort (rinforzi piu forte3.

Note 3: (retour) Reumont-Baschet, p. 251. Le texte de la lettre est en italien.

Les Médicis étaient des parvenus de trop fraîche date pour n'être pas flattés d'un cousinage, si lointain qu'il fût, avec la Maison de France. Laurent n'était, comme Côme l'Ancien et Laurent le Magnifique, qu'un citoyen privilégié entre tous, investi par un vote du peuple du droit d'occuper, sans exclusions légales ni condition d'âge, toutes les magistratures, et qui, s'il ne les exerçait pas, employait les moyens et les expédients légaux pour y faire élire ses parents et ses clients. II était, non le souverain de Florence mais le chef de la Cité (capo della Citta). Aussi ses prédécesseurs avaient-ils longtemps borné leurs ambitions matrimoniales à s'allier avec les autres grandes familles florentines ou avec l'aristocratie romaine. Laurent le Magnifique avait épousé une Orsini, et fait épouser une autre Orsini, Alfonsina, à son fils Pierre. Des trois sœurs de Léon X, l'une, Madeleine, était mariée au fils du pape Innocent VIII, François Cibo; les deux autres, Lucrèce et Contessina, à de riches Florentins, Jacques Salviati et Pierre Ridolfi. Sa nièce germaine, Clarice, sœur de Laurent, avait été, pendant le long bannissement des siens (1494-1512), fiancée à un simple gentilhomme, Balhazar Castiglione, l'auteur du Cortigiano, ce célèbre traité des perfections du courtisan, et finalement elle était devenue la femme d'un grand banquier florentin, Philippe Strozzi4. Mais Léon X, après le rétablissement des Médicis à Florence (1512) et son élévation au souverain pontificat (1513), prétendit à de plus hautes alliances. Il avait marié, en février 1515, son frère Julien à une princesse de la maison de Savoie, Philiberte, laide, quelque peu bossue et maigrement dotée à titre viager de revenus patrimoniaux, mais sœur d'un prince régnant de vieille race, Charles III, et de la reine-mère de France, Louise de Savoie5. Il accepta bien volontiers l'offre d'un mariage princier en France. Il fut question pour Laurent d'une fille de Jean d'Albret, roi de Navarre, mais, la négociation matrimoniale traînant, Madeleine (Magdelaine ou Magdeleine) de La Tour d'Auvergne, comtesse de Boulogne, fut choisie.

Note 4: (retour) La généalogie des descendants de Côme l'Ancien, dans Litta, Famiglie celebri italiane. t. XII, tables VIII-XI. Cf Roscoë. Vie de Laurent le Magnifique, trad. Thirot, t. II. p. 190.
Note 5: (retour) Samuel Guichenon, Histoire généalogique de la royale maison de Savoye, 1660, t. I, p. 606.

La mère de Madeleine, Jeanne de Bourbon-Vendôme, était une princesse du sang, veuve en premières noces d'un prince du sang, Jean II, duc de Bourbon, le frère aîné de Pierre de Beaujeu. Son père, Jean III de La Tour, mort en 1501, était de la maison de Boulogne qui faisait remonter son origine aux anciens ducs d'Aquitaine, comtes d'Auvergne6. Il possédait au centre du royaume les comtés de Clermont et d'Auvergne et les baronnies de La Tour et de La Chaise avec leurs appartenances et dépendances;--au midi, les comtés de Lauraguais et de Castres, «et autres choses baillées par le feu roy (Louis XII) au comte Bertrand (père de Jean III) en récompense (en compensation) du comté de Boulogne», dont les rois de France s'étaient saisis;--et çà et là, en Limousin et en Berry, quelques seigneuries: toutes terres et droits7, qui ensemble, avec les propres de sa femme, lui constituaient environ 120,000 livres de revenu8.

Note 6: (retour) Baluze, Histoire généalogique de la maison d'Auvergne, t. I, Préface et p. 350-352.
Note 7: (retour) Sur les biens de cette famille, Baluze, t. II (Preuves), p. 687-692.--Cf. Testament de Catherine, Lettres, IX, p. 496; oraison funèbre de la Reine-mère, par l'archevêque de Bourges Renaud de Beaune, Lettres, IX, p. 504; une note de 1585 sur la garde des châteaux du comté d'Auvergne et de la baronnie de La Tour, Mercurol, Ybois, Montredon, Busseol, Copel, Crems, de La Tour, Lettres, VIII, 485-486, et X, 471. Catherine, après la mort de sa sœur et de son beau-frère avait recueilli tout l'héritage de son père. La bibliothèque de Chantilly possède un beau terrier illustré du domaine de Besse (près du château de Montredon). Brantôme fait valoir les grands biens de Catherine, Œuvres, VII, p. 338.
Note 8: (retour) C'est-à-dire 470 000 francs de notre monnaie en valeur absolue, et peut-être un million en valeur relative. D'Avenel, Histoire économique de la propriété, etc., I, p. 481, estime que la livre tournois (monnaie de compte) équivalait, de 1512 à 1542, à 18 grammes en poids d'argent, c'est-à-dire à 3 fr. 92 de notre monnaie. Les tables de Wailly, Variations de la livre tournois, 1857, donnent un chiffre un peu différent.

La sœur aînée de Madeleine, Anne, avait épousé un Écossais, Jean Stuart, duc d'Albany et comte de la Marche, tuteur du roi d'Écosse, Jacques V. Les demoiselles de La Tour Boulogne étaient donc de très riches partis.

François Ier espérait tant pour ses entreprises italiennes de son entente avec le Pape qu'il célébra le mariage à Amboise avec autant de magnificence que si c'eût été celui d'une de ses filles avec un souverain étranger (28 avril 1518). Il donna à l'époux une compagnie de gendarmes et le Collier de l'Ordre (de Saint-Michel), il dota l'épouse d'une pension de dix mille écus sur le comté de Lavaur. Au banquet de noces, il les fit asseoir à sa table. Le service était solennel; les plats arrivaient annoncés par des sonneries de trompettes. Trois jours avant, au baptême du Dauphin que Laurent tint sur les fonts pour Léon X, il y avait eu des danses et un ballet où figuraient soixante-douze dames, réparties en six groupes diversement «desguisés», dont un à l'italienne, avec masques et tambourins. De nouveau, le soir du mariage, à la lumière des torches et des flambeaux, qui éclairaient comme en plein jour, «fut dansée et ballées jusques à ungne heure après minuict». Un festin suivit jusqu'à deux heures, et alors, dit le jeune Florange, qui enviait peut-être le bonheur de cet Italien, on mena coucher la mariée, «qui estoit trop plus belle que le mariez».

Le lendemain se firent «les joutes les plus belles qui furent oncques faictes en France». «Et fut là huyt jours le combat dedans les lisses et dehors les lisses, et à piedt et à la barrière, où à tous ces combatz, estoit ledict duc d'Urbin, nouveau mariez, qui faisoit, dit avec quelque ironie le narrateur jaloux, le mieulx qu'ilz povoit devant sa mye.»

Ce que Florange ne dit pas, c'est que le duc d'Urbin n'était pas complètement remis d'une arquebusade à la tête, qu'il avait reçue pendant la conquête d'Urbin. Aussi se garda-t-on de l'exposer dans un tournoi, qui représentait trop fidèlement le siège et la délivrance d'une place forte, «contrefaicte de boys et fossés», et défendue par quatre grosses «quennons (pièces de canon) faictes de boys chelez (cerclé) de fer», tirant «avecque de la pouldre». Les assiégés, renforcés par un secours, que le Roi leur amena, sortirent à la rencontre des assiégeants. L'artillerie des remparts lançait de «grosses balles plaines de vent, aussi grosse que le cul d'ung tonneau», qui, bondissant et rebondissant, frappaient les hommes et «les ruoient par terre sans leur faire mal.» Mais le choc des deux troupes, «ce passe-tamps... le plus approchant du naturel de la guerre», fut si rude qu'il y eut «beaulcoup de tuez et affolez9».

Note 9: (retour) Mémoires du maréchal de Florange, dit le jeune Adventureux, p. p. la Société de l'Histoire de France par Robert Goubaux et P.-André Lemoisne, I (1505-1521), 1913, p. 222-226.

Le Pape fit même étalage de contentement. Il envoya à Madeleine et à la famille royale des cadeaux qui furent estimés 300 000 ducats. La Reine-régnante, Claude, qui venait d'avoir son second enfant, eut pour sa part la Sainte Famille de Raphaël, et le Roi reçut de Laurent le Saint Michel terrassant le Dragon, deux tableaux symboliques, qui comptent parmi les chefs-d'œuvre du Louvre.

Léon X avait, plus que François Ier, lieu de se réjouir; il ne se repaissait pas seulement d'espérances. Il avait déjà retiré les profits de l'alliance et, à part soi, il était décidé à en répudier les obligations. Sans doute, il appréhendait la puissance du jeune roi de Naples, Charles, déjà souverain des Pays-Bas, de l'Espagne et du Nouveau-Monde, et qui hériterait à la mort de l'empereur Maximilien, son grand-père, des domaines de la Maison d'Autriche et peut-être de la dignité impériale. Mais il estimait que les Français, s'ils joignaient Naples à Milan, ne seraient pas moins dangereux pour la liberté de l'Italie et l'indépendance du Saint-Siège. Il voulait, unissant Rome et Florence, constituer au centre de la péninsule une sorte d'État à deux têtes, ecclésiastique et laïque, assez fort pour se faire respecter de ces grandes puissances étrangères et capables avec l'aide de l'une de s'opposer aux empiètements de l'autre. A-t-il rêvé encore, comme le racontait plus tard le pape Clément VII à l'historien Guichardin, de détruire les «barbares» les uns par les autres et de les expulser tous d'Italie? Mais, même pour servir de contrepoids à la prépondérance espagnole ou française, il fallait que le groupement romano-florentin fût compact et durable. Léon X avait donné le fief pontifical d'Urbin à Laurent de Médicis, moins pour accroître ses revenus de 25 000 ducats10 que pour resserrer les liens du Saint-Siège avec la République de Florence. Lui-même, n'ayant que trente-six ans en 1513, lors de son exaltation, pouvait compter sur un long pontificat. À tout hasard, il avait fait cardinal son cousin germain de la main gauche, Jules, pape en expectative et qui le fut en effet, mais non immédiatement après lui. Deux autres Médicis, des enfants naturels encore, alors tout petits, Hippolyte et Alexandre, en attendant les fils de Laurent, s'il en avait, et sans compter les Cibo, les Salviati, les Strozzi, les Ridolfi, qui étaient des Médicis par leurs mères, assuraient le recrutement de la dynastie ecclésiastique à Rome. Il y avait même une autre branche des Médicis, proche parente de la branche régnante, et que son chef, Jean des Bandes Noires, illustrait à la guerre11. Mais Léon X se défiait du fameux condottiere et préférait les bâtards de son oncle, de son frère et de son neveu à cet arrière-petit-cousin très légitime.

Note 10: (retour) C'est le chiffre donné par Pastor, Histoire des Papes, traduction française, t. VII, p. 122.
Note 11: (retour) Litta, Famiglie celebri italiane, t. XII, table XII.--Gauthiez, Jean des Bandes Noires, Paris, 1901. Il y avait d'autres lignées collatérales, mais plus éloignées. L'un de ces Médicis, de la branche des Chiarissimi, Ottaviano, fut le père du pape Léon XI, qui ne régna que quelques mois. Voir Litta, Famiglie, t. XII, table XX. Le pape Pie IV (1559-1565) était un Médicis de Milan.

Les contemporains, qui avaient vu les deux Borgia, le pape et son fils, s'acharner à la destruction de la féodalité romaine, supposaient que César Borgia avait voulu unifier l'État pontifical pour l'accaparer à son profit, ou, comme on dit, le séculariser. Ils s'attendaient toujours à quelque recommencement. L'ancien secrétaire de la République florentine, Machiavel, disgracié à la rentrée des Médicis et qui occupait ses loisirs à établir les lois de la science politique, dédia à Laurent son livre du Prince, où il exposait dogmatiquement, sans souci du bien ni du mal, les moyens de fonder et de conserver un État (1519). Suspect, pauvre et malade, il parlait au chef de la Cité, non en quémandeur, mais en conseiller. Machiavel était de ces Italiens qui rêvaient d'indépendance, à défaut d'unité, et qui détestaient la monarchie pontificale, ce gouvernement de prêtres, comme incapable de la procurer12. Mais ils la savaient assez puissante au dedans et assez influente au dehors pour s'opposer, soit avec ses propres forces, soit avec l'aide des étrangers, à toute tentative qui ne viendrait pas d'elle. Aussi ces ennemis du pouvoir temporel voyaient-ils avec faveur grandir un fils d'Alexandre VI, comme César, ou un neveu de Léon X, comme Laurent, hommes d'épée de l'Église, et qui pourraient être tentés d'usurper sa puissance au grand profit de l'Italie13.

Note 12: (retour) Francesco Flamini, Il Cinquecento (t. VI de la Storia litteraria d'Italia, éd. Vallardi), s.d. ch. I de la première partie. Il pensiero politico, passim, p. 24-25, 31 et bibliographie, p. 527 sqq., et surtout le terrible passage des Discorsi sopra la prima Deca di Tito-Livio; liv. I, ch. XII, qui commence ainsi: «Abbiamo adunque con la Chiesa e con i preti noi Italiani...», éd du Prince et des Discours, Turin, 1852, p. 139.
Note 13: (retour) L'idée de fond de Machiavel, elle est probablement dans le chapitre XXVI et dernier du Prince, où il exhorte les Médicis, appuyés de leur «vertu» et favorisés de Dieu et de l'Église, dont l'un d'entre eux (Léon X) est le souverain, à saisir la bannière et à marcher, suivis de tous les Italiens, à la «rédemption» de l'Italie. Pasquale Villari, Niccolò Machiavelli e i suoi tempi, 2e éd. 1895, t. II, p. 413-414. Il Principe, ch. XXVI, éd. de Turin, p. 99-101.

Mais Laurent de Médicis emporta en mourant les rêves du penseur laïque et les espérances du Pape. C'était un brave soldat, sinon un capitaine. Il passait, comme sa mère, Alfonsina Orsini, pour orgueilleux et autoritaire; il s'isolait de ses concitoyens, et Léon X l'avait, dit-on, sévèrement repris de les regarder comme des sujets. Il ne s'était jamais complètement remis du coup d'arquebuse reçu dans la campagne d'Urbin et aussi, s'il fallait en croire quelques chroniqueurs français ou italiens, d'un mal qui aurait dû retarder, sinon empêcher son mariage. Madeleine aurait épousé le mari et le reste14.

Note 14: (retour) Florange, p. 224, Cambi, Istorie dans les Delizie degli Eruditi toscani, p. p. Ildefonso di San Luigi, t. XXIII, p. 145.

Cette belle jeune Française avait fait son entrée à Florence le 7 septembre 1518. Elle tenait à plaire et elle y réussit. C'était, dit le frère Giuliano Ughi, «une gentille dame, belle et sage, et gracieuse et très vertueuse (onestissima15.

Note 15: (retour) Cronica di Firenze dell' anno 1501 al 1546, Append. à l'Archivio storico italiano, t. VII (1849), p. 133.

Mais elle eut juste le temps de se faire regretter: le 13 avril 1519, elle accoucha d'une fille--c'était la future reine de France--et quinze jours après (28 avril), elle mourut de la fièvre. Laurent, qui, depuis le mois de décembre, gardait le lit ou la chambre, ne lui survécut que quelques jours (4 mai).

L'enfant avait été baptisée le samedi 16 avril à l'église de Saint-Laurent, la paroisse de Médicis, par le Révérend Père Lionardo Buonafede, administrateur de l'hôpital de Santa Maria Nuova, en présence de ses parrains et marraines: Francesco d'Arezzo, général de l'Ordre des Servites, Francesco Campana, prieur de Saint-Laurent, sœur Speranza de' Signorini, abbesse des Murate, Clara degli Albizzi, prieure du couvent d'Annalena, Pagolo di Orlando de' Medici, et Giovanni Battista dei Nobili, deux ecclésiastiques, deux nonnes et deux membres de l'aristocratie florentine16. Elle reçut les prénoms de Catherine et de Marie, l'un qui lui venait de sa mère ou de son arrière grand'mère paternelle17, l'autre de la Madone, à qui le jour du samedi est plus particulièrement consacré. François Ier avait promis de tenir sur les fonts baptismaux le premier enfant de Laurent et de Madeleine, si c'était une fille. Mais l'état des parents ne laissa pas le temps de prendre ses ordres.

Note 16: (retour) Acte de baptême rapporté par Trollope, The Girlhood of Catherine de Medici, Londres, 1856, p. 345. Le nom et le pays de la mère ont été dénaturés par le scribe ou le copiste: Maddalena di Manone Milanese (sic) in Francia allevata.
Note 17: (retour) Le prénom de Romola, qu'il était d'usage, paraît-il, en ce temps-là d'ajouter à celui des nobles Florentines, en souvenir de Romulus, le prétendu fondateur de Fesulae (Fiesole), métropole de Florence, n'est pas mentionné dans l'acte de baptême. Celui de Catherine, que personne jusqu'ici ne s'est avisé d'expliquer, fut donné peut-être à l'enfant en mémoire de sa bisaïeule en ligne paternelle, Caterina d'Amerigo San Severino, mère d'Alfonsina et grand'mère de Laurent (voir Litta, Famiglie celebri italiane, t. XXI, table XXIII). Une cousine germaine de Laurent, fille de Madeleine de Médicis et de François Cibo et femme de Jean-Marie Varano, duc de Camerino, s'appelait aussi Catherine. Mais il n'est pas impossible que ce prénom vînt à Catherine de sa mère. Celle-ci n'a pas d'autre prénom que Madeleine dans l'arbre généalogique de la maison d'Auvergne dressé par Baluze, mais il n'en faut pas conclure que ce fût nécessairement le seul, ces sortes de tableaux étant souvent incomplets. Le contraire peut se déduire d'une lettre où Vasari, un peintre florentin, fameux surtout comme historien de la peinture italienne, engageait l'évêque de Paris, Pierre de Gondi (5 octobre 1569), à recommander comme une obligation de bienséance à Catherine de Médicis, alors toute-puissante pendant le règne de son fils Charles IX, de fonder à Florence un service pour le repos de l'âme de sa mère, de son père et de son frère naturel, Alexandre (Vasari, Opere, éd. Milanesi, 1878-1885, t. VIII, p. 441-442). C'étaient, disait-il, de tous les Médicis les seuls qui n'eussent pas leur obit. Il proposait de placer celui de la mère de Catherine le lendemain de la fête de sainte Catherine: celui de son père Laurent, le lendemain de la saint-Laurent, «comme le jour après saint Côme il se fait pour Côme l'ancien». Le service étant, comme on le voit par l'exemple de Côme et de Laurent, placé le lendemain de la fête de leur patron, il n'est pas déraisonnable de conclure que Madeleine s'appelait Catherine comme sa fille, puisque la messe de Requiem devait être dite le lendemain de la Sainte-Catherine (26 novembre).

En août, Catherine fut malade à mourir. Léon X en fut très affecté, contrairement à son habitude de prendre légèrement les mauvaises nouvelles. Elle se rétablit vite, et, en octobre, elle fut amenée à Rome par sa grand'mère, Alfonsina. Le Pape racontait à l'ambassadeur de Venise qu'il avait été ému par le chagrin de sa belle-sœur, pleurant la mort des siens, ou, comme s'exprimait ce pontife lettré, «les malheurs des Grecs». Et ces paroles, continue l'ambassadeur, il les disait les larmes aux yeux, et il me dit encore quelques mots à ce sujet, et que la petite à feu D. Lorenzo était «belle et grassouillette18

Note 18: (retour) Reumont-Baschet, p. 263 «Recens fert (Alfonsina) ærumnas Danaum». Ce n'est pas une citation de Virgile, comme paraît le croire Baschet. Introd. p. VII: cf. p. 62.

Cette enfant était le seul rejeton légitime de la dynastie régnante, ou, pour parler comme l'Arioste, l'unique rameau vert avec quelques feuilles, dont Florence partagée entre la crainte et l'espérance se demande si l'hiver l'épargnera ou le tranchera19. Si frêle qu'elle fût, elle comptait déjà dans les calculs de la diplomatie. Ses droits sur Florence étaient incertains, le principat n'étant pas une véritable monarchie et l'exercice des magistratures, qui en était la condition, excluant d'ailleurs les femmes. Mais elle avait hérité de son père le duché d'Urbin. François Ier, toujours préoccupé de ses projets d'Italie, réclama la tutelle de la fille de Madeleine, la petite duchesse d'Urbin, la duchessina. Cette prétention inquiéta Léon X, qui ne voulait pas laisser les Français s'établir à Urbin, et peut-être le contrecarrer dans le règlement des affaires de Florence. Même avant que son neveu fût mort, il avait, pour se dérober aux sollicitations du Roi de France, conclu (17 janvier 1519) avec Charles roi des Espagnes, un traité secret d'alliance où Florence était comprise «comme ne faisant qu'un avec les États et la souveraineté propre de Sa Sainteté»,20 et même il signa encore avec lui (20 janvier) un traité de garantie mutuelle où Laurent était compris. Il prenait ses précautions contre François Ier, mais il ne rompit pas avec lui. L'empereur Maximilien étant mort sur ces entrefaites (11 janvier), il se déclara contre l'élection de Charles à l'empire. C'était un des dogmes de la politique pontificale que le même homme ne devait pas être empereur et roi de Naples, maître du sud de l'Italie et suzerain nominal ou effectif d'une partie de l'Italie du Nord. Il favorisa donc tout d'abord la candidature de François Ier et ne changea de parti que lorsque les électeurs allemands eurent marqué décidément leur préférence21. Mais même après l'élection de Charles (28 juin 1519), il continua de montrer une faveur égale aux deux souverains que leur compétition avait irrémédiablement brouillés. Toutefois il inclinait vers Charles-Quint, dont il avait besoin pour arrêter les progrès de l'hérésie luthérienne en Allemagne. La mort de son neveu avait ruiné ses grandes ambitions de famille: il s'en consolait, disait-il à son secrétaire Pietro Ardinghello, comme d'une épreuve qui le libérait de la dépendance des princes et lui permettait de ne plus penser dorénavant «qu'à l'exaltation et à l'avantage du Saint-Siège apostolique»22. Longtemps encore il pratiqua son jeu de bascule diplomatique, mais quand il fallut prendre parti, il aima mieux, guerre pour guerre, s'allier aux Impériaux contre les Français qu'aux Français contre les Impériaux. L'insistance de François Ier à réclamer le prix d'anciens services et son indiscrétion à rappeler de vagues promesses lui étaient la preuve que le Roi de France tout-puissant serait un tuteur tyrannique. Charles-Quint se serait contenté d'une alliance défensive contre son rival. Ce fut le Pape qui inspira les décisions énergiques23. Puisqu'il fallait rompre, il voulut une action offensive, c'est-à-dire profitable, qui chasserait les Français de Milan et de Gênes, et rendrait à l'Église les duchés de Parme et de Plaisance, dont elle avait été dépossédée par le vainqueur de Marignan (8 mai 1521). François Ier n'avait pas réfléchi qu'après la mort de Laurent de Médicis, il n'avait plus à offrir à Léon X que des exigences24, tandis que Charles-Quint pouvait l'aider à se pourvoir. Il dénonça hautement «les malins projets du Pape» et sa trahison; mais Milan fut pris par l'armée pontifico-impériale le 19 novembre 1521. Léon X triomphait de ce succès, quand il fut emporté, probablement par une crise de malaria, à quarante-six ans (2 déc. 1521).

Note 19: (retour) Lodovico Ariosto, Opere minori, éd. par Filippo-Luigi Polidori, Florence, 1894. t. I, p. 216.
Note 20: (retour) Le texte du traité a été publié par Gino Capponi, Archivio storico italiano, t. I, 1842, p. 379-383.
Note 21: (retour) Pastor, Histoire des Papes, trad. française, t. VII, p. 223.
Note 22: (retour) Reumont-Baschet, p. 260.
Note 23: (retour) Sur le revirement et les dernières hésitations de Léon X. Nitti. Leone X e la sua politica. Florence, 1892, p. 412 sqq.
Note 24: (retour) Ibid., p. 428. François Ier ne voulait pas prendre l'engagement formel d'aider Léon X contre le duc de Ferrare, un vassal insoumis de l'Église, et Léon X ne croyait pas que le roi de France, maître de Naples, consentît à céder au Saint-Siège, comme il l'offrait, les territoires napolitains jusqu'au Garigliano.

Son successeur ne fut pas un Médicis, mais le précepteur de Charles-Quint, Adrien d'Utrecht, un théologien flamand très austère, qui se passionna pour la réforme de l'Église, et qui, par réaction contre le népotisme, laissa François-Marie de La Rovere rentrer en possession du duché d'Urbin. Catherine ne fut plus duchesse qu'en titre. Elle avait perdu sa grand'mère, Alfonsina Orsini, deux ans avant son grand-oncle (7 février 1520). Pendant l'absence du cardinal de Médicis, qui était parti pour Florence quelques jours après l'élection d'Adrien, elle vécut à Rome sous la garde soit de sa grand'tante, Lucrèce de Médicis, mariée au banquier Jacques Salviati, soit de sa tante germaine, Clarice, femme de Philippe Strozzi, une Médicis intelligente, vertueuse et si énergique qu'on l'avait surnommée «l'Amazone».

Avec Catherine vivaient deux bâtards, son cousin Hippolyte, né le 23 mars 1511 de Julien de Médicis et d'une dame de Pesaro, et son frère Alexandre, que Laurent avait eu, en 1512, d'une belle et robuste paysanne de Collavechio (un village de la Campagne romaine), sujette ou serve d'Alfonsina Orsini25.

Note 25: (retour) Et non d'une esclave noire ou mulâtre, comme le répète Reumont-Baschet, p. 234. Voir Ferrai, Lorenzino de Medici e la Società cortigiana del Cinquecento, 1891, p. 71.

Heureusement pour Catherine, Adrien VI mourut après un an et demi de règne (9 janvier 1522-14 septembre 1523). Les cardinaux, las de l'outrance réformatrice de ce barbare du Nord, élurent un grand seigneur italien, ce cardinal Jules, que Léon X avait placé en réserve dans le Sacré Collège pour continuer la dynastie pontificale des Médicis (19 novembre 1523).

Depuis la mort de Laurent, il gouvernait Florence. Devenu pape, il voulut y organiser la dynastie laïque. Dans cet État singulier, qui n'était plus une République et qui n'était pas encore une monarchie, et où le pouvoir suprême réclamait un homme, Léon X avait pensé concilier les droits dynastiques de la fille de Laurent avec le caractère du gouvernement, en fiançant Catherine à son cousin Hippolyte, et en les déclarant princes de Florence26. Peut-être l'aurait-il fait s'il en avait eu le temps. Ce fut aussi la première idée de Clément VII. Hippolyte fut envoyé à Florence où il fit son entrée le 31 août 1524. Il fut reçu comme l'héritier des Médicis et déclaré éligible, malgré son âge, à toutes les charges de la République. Le cardinal de Cortone, Passerini, devait diriger le jeune homme et la Cité. L'année suivante, en juin 1525, arrivèrent Catherine et Alexandre avec leur gouverneur, Messer Rosso Ridolfi, un parent peut-être des Ridolfi, les alliés des Médicis. Ils passèrent probablement l'été dans la belle villa de Poggio à Cajano, que Laurent le Magnifique avait fait bâtir par son grand ami, l'architecte Giuliano da San Gallo, au milieu des arbres et des jardins, sur les bords de l'Ombrone, à quelques heures de Florence, et, l'hiver venu, s'établirent au Palais Médicis de la Via Larga27.

Note 26: (retour) Reumont-Baschet, p. 264.
Note 27: (retour) Aujourd'hui Palais Riccardi, Müntz, Histoire de l'art pendant la Renaissance, t. I, p. 459. Sur Poggio à Cajano, voir Müntz, ibid., t. II, p. 355.

Catherine avait, semble-t-il, plus de sympathie pour ce cousin, dont on lui avait dit peut-être qu'elle serait la femme, que pour son frère Alexandre. Mais l'avenir des Médicis fut bientôt remis en question. Après la défaite de François Ier à Pavie et son emprisonnement à Madrid, Clément VII s'était concerté avec les autres États libres d'Italie pour sauvegarder leur commune indépendance contre l'hégémonie de Charles-Quint. Lorsque Francois Ier fut remis en liberté, les alliés l'envoyèrent supplier de les secourir. Le Roi de France, malgré les engagements du traité de Madrid, avait adhéré à la Ligue contre l'Empereur et promis des subsides, une flotte, une armée (Cognac, 22 mai 1526), mais il ne s'était pas pressé de tenir sa parole. Les coalisés italiens, abandonnés à leur initiative et réduits à leurs moyens, n'avaient rien fait. Charles-Quint, faute d'argent, gardait la défensive. La guerre traînait. Mais au printemps de 1527, l'armée impériale d'Italie, où le manque de solde provoquait des mutineries furieuses, ayant été renforcée de dix mille lansquenets presque tous luthériens, se dirigea, pour s'y refaire, vers Rome, cette Babylone gorgée d'or par l'exploitation du monde chrétien. Elle la prit d'assaut (6 mai), la saccagea et bloqua le Pape dans le château Saint-Ange. Les Florentins étaient mécontents de l'administration de Passerini, un brouillon qui voulait tout faire et ne faisait rien, et furieux de ses extorsions fiscales. Ils profitèrent de l'occasion pour se révolter et bannirent Hippolyte et Alexandre de Médicis. Clarice Strozzi, qui, de tout son cœur d'honnête femme, détestait les bâtards et leur patron, Clément VII, arriva trop tard pour sauvegarder les droits de Catherine. Elle l'emmena à Poggio à Cajano.

Le gonfalonier élu par le peuple soulevé, Niccolô Capponi, était un homme de grande famille, doux et clairvoyant, qui n'aurait pas voulu rompre tout rapport avec Clément VII et qui, en tout cas, conseillait à ses compatriotes de rechercher l'appui de Charles-Quint; l'expérience montrait assez quel fonds il fallait faire sur une intervention française. Mais le peuple, fidèle à l'alliance des lis, imposa sa politique au gouvernement. Capponi, convaincu de correspondre avec Clément VII, fut déposé (avril 1529) et remplacé par le chef du parti populaire, Francesco Carducci. Les adversaires intransigeants des Médicis, ou, comme on disait, les Arrabiati (enragés), brisèrent partout les emblèmes de la dynastie, et détruisirent les effigies en cire de Léon X et de Clément VII, qui avaient été, par honneur, suspendues aux murs de l'église de l'Annunziata. Le Pape fut tellement ému de cet outrage qu'il déclara à l'ambassadeur d'Angleterre qu'il aimait mieux être le chapelain et même le «stalliere» (le garçon d'écurie) de l'Empereur que le jouet de ses sujets (29 mai 1529)28.

Note 28: (retour) Dépêche de l'ambassadeur vénitien, Gaspar Contarini, au Sénat, citée par de Leva, Storia documentata di Carlo V, in correlazione all'Italia, t. II, 532.

Un mois après, il signa avec Charles-Quint, à Barcelone, un traité de réconciliation, qui stipulait le rétablissement des Médicis à Florence. Mais ce n'était plus Hippolyte qu'il destinait au principat. Pendant une grave maladie dont il pensa mourir (janvier 1529), il l'avait fait cardinal malgré lui. C'était couper court, s'il mourait, à toute compétition entre les deux cousins, qui eût aggravé la situation des Médicis. Peut-être jugea-t-il que, bâtard pour bâtard, Alexandre, fils de Laurent était, d'après les règles de succession dynastique, plus qualifié qu'Hippolyte, fils de Julien, pour prendre le gouvernement de la Cité. Il vécut, et les avantages de sa décision se révélèrent encore plus grands. Il put, au traité de Barcelone, en arrêtant le mariage de son neveu avec une bâtarde de Charles-Quint, Marguerite d'Autriche, intéresser personnellement l'empereur à la réduction de Florence29. D'autre part, l'élévation d'Hippolyte au cardinalat laissait la main de Catherine disponible pour de nouvelles combinaisons diplomatiques, et par exemple pour une entente avec la France. Réconciliation avec Charles-Quint, accord avec François Ier, c'était le retour au jeu de bascule dont l'abandon lui avait été si funeste. Naturellement, le Pape ne dit à personne ses raisons. Aussi certains contemporains, surpris de ce revirement, soupçonnèrent à tort Clément VII d'avoir eu pour Alexandre une affection qui dépassait celle d'un oncle.

Note 29: (retour) Ibid., p. 535. Le traité dans Du Mont, t. IV, partie 2, p. 1.

En tout cas le sort de Florence était réglé. Comme Capponi l'avait prévu, François Ier fit lui aussi la paix avec l'Empereur (Cambrai, 5 août 1529), et, moyennant l'abandon des clauses les plus onéreuses du traité de Madrid, il abandonna sans façon ses alliés et ses clients d'Italie, le duc de Ferrare, les Vénitiens et les Florentins au bon vouloir de Charles-Quint. Une armée impériale se joignit aux troupes pontificales pour attaquer Florence. En octobre 1529, l'investissement de la place commença.

La petite Catherine fit l'expérience d'un siège. François Ier avait bien offert aux Florentins, après le bannissement d'Hippolyte et d'Alexandre, de recueillir la duchessina, qu'il traitait de parente. Mais les ennemis des Médicis trouvaient qu'elle était déjà trop loin à Poggio à Cajano, et, appréhendant entre le Pape et le Roi de France quelque négociation matrimoniale, dont leur indépendance paierait les frais, ils l'avaient fait rentrer dans la ville pour prévenir une fuite ou un enlèvement. Catherine avait été mise d'abord au couvent de Sainte-Lucie, ou à celui de Sainte-Catherine de Sienne. De là, elle fut transférée, à la demande de l'ambassadeur de France, M. de Velly, chez les Murate, où il savait qu'elle trouverait bon accueil, en reconnaissance des dons et des faveurs dont les Médicis avaient gratifié cette communauté30. On se rappelle que l'abbesse en 1519--et peut-être était-elle encore vivante en 1527?--avait servi de marraine à Catherine. Celle-ci n'eut donc pas trop à souffrir de la perte de sa tante Clarice, morte en mai 1528.

Note 30: (retour) Sur les Murate, consulter, avec les réserves nécessaires, Reumont-Baschet, p. 97-100. Trollope, ch. IX, p. 129 sqq.

Ce couvent de Bénédictines ou de Clarisses, où l'enfant demeura trente et un mois, du 7 décembre 1527 au 31 juillet 1530, n'était pas une de ces retraites austères où les pécheurs s'enferment pour pleurer leurs fautes et les justes pour ajouter à leurs mérites. Il n'y avait pas beaucoup de ces couvents-là en Italie en l'an de grâce 1527, avant que la Réforme protestante eût suscité la Contre-Réforme catholique. Le nom d'Emmurées (Murate) n'était plus qu'un souvenir; il ne restait de l'époque lointaine où des recluses volontaires s'emprisonnaient leur vie durant entre quatre murs qu'un nom et une cérémonie symbolique. Lorsqu'une novice prononçait les vœux éternels, on la faisait entrer dans le monastère par une brèche ouverte dans l'enceinte. Mais les portes n'étaient rigoureusement closes que ce jour-là. Le cloître servait de retraite à de grandes dames. Catherine Sforza, l'héroïque virago, mère de Jean des Bandes Noires, avait voulu y être enterrée31. C'était aussi une excellente maison d'éducation où les plus nobles familles mettaient leurs filles. Sa réputation s'étendait très loin. Les rois de Portugal, de 1509 à 1627, envoyèrent tous les ans aux Murate--on ne sait pour quelle raison--un cadeau de sept caisses de sucre. Elles servaient probablement à faire des confitures. Catherine put apprendre, en mangeant des tartines, l'existence d'un royaume, où avait régné trois siècles auparavant une de ses parentes, Mathilde de Boulogne, et le grand événement des découvertes maritimes; savoureuse leçon d'histoire et de géographie. La communauté des Murate était à la mode. Les cérémonies religieuses y étaient très belles, et le grand monde de Florence affluait aux vêpres pour y entendre une musique et des chants si doux qu'on eût dit, rapporte le prologue d'un mystère de l'époque, «Anges saints chanter au ciel», et «qu'on se serait attardé un an à ouïr pareille mélodie»32. Les religieuses excellaient aussi à fabriquer de petits objets en filigrane. L'âpre réformateur, qui, conformément au plus pur ascétisme chrétien, voyait un danger pour l'âme dans tous les plaisirs de l'imagination, de l'oreille et des yeux, Savonarole, s'excusait presque en chaire, dans la cathédrale de Santa Maria del Fiore, d'avoir consenti, trois ans après la prière qui lui en avait été faite, à prêcher chez ces nonnes mondaines: «J'ai été aux Murate vendredi dernier... Je leur ai parlé de la lumière qu'il faut avoir, j'entends la lumière supranaturelle, et de celle qui fait qu'on laisse les sachets, les rets et les réticules et les brins d'olivier (ulivi), qu'elles fabriquent en or et en argent, ainsi que leurs cahiers de musique (libriccini)... et je leur ai dit que de ce chant noté (figurato) l'inventeur était Satan, et qu'elles jetassent bien loin ces livres de chant et ces instruments»33.

Note 31: (retour) Mais elle n'y a pas passé les derniers temps de sa vie, comme le dit Reumont, p. 100. Voir Pasolini, Caterina Sforza, 1903, t. II, p. 337.
Note 32: (retour) Cité par Trollope, p. 370-371.
Note 33: (retour) Trollope p. 371 et p. 185.

Elles n'en firent rien heureusement; l'enfant entendit de la bonne musique.

On a quelques renseignements sur elle dans une chronique du couvent écrite, entre 1592 et 160534, par la sœur Giustina Niccolini, qui avait entendu «nos très vieilles et révérendes mères» parler du séjour de Catherine au couvent. Les «mères avaient bien accueilli et choyé cette mignonnette de huit ans, de manières très gracieuses et qui d'elle-même se faisait aimer de chacun»... et qui «était si douce avec les mères et si affable, qu'elles compatissaient à ses ennuis et à ses peines extrêmement». Le charme de cette petite personne fut si efficace que quelques unes des religieuses, la majorité peut-être, se déclarèrent pour les Médicis. Mais d'autres résistèrent à l'entraînement et la communauté fut partagée.

Note 34: (retour) Et non pas au moment même, comme ont l'air de le croire Trollope, p. 139 et Reumont-Baschet, p. 97-99. Cette chronique est aujourd'hui égarée, mais quelques fragments ont été recueillis par le chanoine Domenico Moreni. Il les a publiés, avec une étude inédite de Mellini, sous le titre: Ricordi intorni ai costumi azioni e governo del Sereniss. Gran Duca Cosimo I scritti da Domenico Mellini di commissione della Sereniss. Maria Cristina di Lorena ora per la prima volta pubblicati con illustrazzioni, Florence, 1820, p. 126-129.--L'époque où la sœur écrivit cette partie de la chronique est établie par l'allusion au pape régnant, Clément VIII (1592-1605), fils du chancelier Salvestro Aldobrandini, p. 128.

Le fait est confirmé par l'un des défenseurs de Florence, Busini. «La reine de France actuelle (Catherine de Médicis), écrivait-il en 1549, était pendant le siège chez les Murate, et elle mit tant d'art (arte) et de confusion parmi ces femmelettes (nencioline) que le couvent était troublé et divisé; les unes priaient Dieu (n'ayant pas d'autres armes) pour la liberté, les autres pour les Médicis»35.

Note 35: (retour) Lettere di Giambattista Busini à Benedetto Varchi, Florence, 1861, p. 165.

Busini, l'ancien combattant, n'est pas éloigné de croire à quelque noir dessein contre la République. Un complot au couvent! Il oublie l'âge de la fillette.

Mais il est toutefois notable que Catherine, à peine au sortir de l'enfance, ait eu un pareil succès de séduction. Les nonnes, que sa bonne grâce enthousiasmait, s'enhardirent jusqu'à envoyer aux partisans de sa maison qui avaient été emprisonnés des pâtisseries et des corbeilles de fruits, avec des fleurs disposées de façon à figurer les six boules héraldiques (palle) des Médicis.

C'était une insulte à ce peuple qui, malgré le nombre des assiégeants, l'inertie calculée d'un haut condottiere à sa solde, Hercule d'Este, la trahison du gouverneur, Malatesta, la canonnade, le blocus, la peste et la famine, s'opiniâtrait à résister. Des furieux, Lionardo Bartolini et Ceo, parlaient de faire mourir l'enfant, ou de l'exposer sur les remparts aux coups des ennemis; d'autres, plus forcenés encore, de la mettre dans un lupanar.

Les Dix de la Liberté, qui dirigeaient la défense, s'étaient eux aussi émus de la provocation des religieuses; et comme d'autre part ils savaient que le Pape et le Roi projetaient de faire évader la pensionnaire, ils décidèrent de l'enfermer à Sainte-Lucie, une communauté de religieuses que dirigeaient les Dominicains de Saint Marc, toujours fidèles à l'esprit républicain de Savonarole. Un soir, tard, raconte la sœur Giustina Niccolini, des commissaires, escortés d'arquebusiers, vinrent la chercher, et, sur le refus des Murate de la livrer, ils menacèrent de briser la porte et de mettre le feu au couvent. Les nonnes en larmes finirent par obtenir un jour de répit. Catherine croyait qu'on allait la conduire à la mort. Avec une décision remarquable pour son âge, elle coupa ses cheveux et revêtit une robe de religieuse, espérant qu'on n'oserait pas porter la main sur une vierge consacrée. C'est dans ce costume que la trouva, le lendemain, de très grand matin, le chancelier Salvestro Aldobrandini, chargé d'exécuter les ordres de la Seigneurie. «Il la pria de bien vouloir remettre ses vêtements ordinaires, mais elle refusa d'en rien faire, et avec beaucoup de hardiesse répondit qu'elle s'en irait ainsi, afin que tout le monde vît qu'ils arrachaient une religieuse de son couvent. Par là, elle laissait voir la lourde angoisse qui lui serrait le cœur....» Aldobrandini la rassura, lui promettant qu'avant un mois elle reviendrait aux Murate, et la décida ainsi à le suivre. Elle traversa la ville à cheval, en son habit de nonnette (monachina), sous la garde de magistrats et de citoyens en armes, et fut conduite chez les Dominicaines, à Sainte-Lucie, où elle avait peut-être passé quelques mois avant d'entrer aux Murate (21 juillet 1530)36.

Note 36: (retour) La sœur Giustina Niccolini ne dit rien de ce premier séjour à Sainte-Lucie. Ce serait, d'après elle, au couvent de Sainte-Catherine de Sienne que Catherine aurait été placée à son retour de Poggio à Cajano. La sœur Niccolini est peut-être exactement informée sur ce point, mais elle se trompe d'un an quand elle indique le 21 août 1529 comme le jour où Catherine a quitté les Murate.

Elle y resta jusqu'à la fin du siège. Florence, à bout de force, fut réduite à traiter (12 août 1530). La capitulation portait que Charles-Quint réglerait à sa volonté la forme du gouvernement, sans toutefois porter atteinte aux libertés. Mais, en attendant, les partisans des Médicis s'emparèrent du pouvoir et mirent en jugement les hommes de la révolution, dont quelques-uns furent exécutés, plusieurs bannis, un plus grand nombre condamnés à de lourdes amendes. Clément VII laissa faire; mais pour ne pas compromettre la popularité de sa maison, il ne voulut pas qu'aucun Médicis restât spectateur de ces vengeances. Il fit venir à Rome sa nièce, qu'il n'avait pas vue depuis cinq ans (octobre 1530). Sa Sainteté, écrit un agent français, le protonotaire Nicolas Raince, lui fit «un cordial et vrai accueil paternel et s'est pu connaître que c'est bien la chose du monde qu'il aime le mieux. Il la reçut les bras tendus, les larmes aux yeux, mêmement (surtout) par la grande joie et plaisir de la ouïr parler tant sagement et la voir en si prudente contenance»37.

Note 37: (retour) Lettres de Catherine de Médicis, t. I, p. p. Hector de La Ferrière, Introd., p. XI.

Le secrétaire de Clément VII remarque aussi qu'elle est «bien disante et sage au-dessus de son âge». Cette enfant de onze ans parle sans colère, ou, comme dit Raince, avec «fort bonne grâce» «du maltraitement qu'on lui a fait»; mais elle «ne peut oublier». Le vicomte de Turenne, que François Ier avait chargé de la visiter à son passage à Florence, en septembre 1528, écrivait au duc d'Albany, «qu'il ne vit oncques personne de son âge qui se sente mieux du bien ou du mal qui lui est fait.»

La première lettre qu'on ait d'elle, et qui est de 1529 ou de 1530, est une recommandation adressée au Roi de France en faveur du fils de son gouverneur, ce Messer Rosso Ridolfi, qui l'avait servie six ans avec un entier dévouement38. Après la reddition de Florence, elle sauva la vie à Salvestro Aldobrandini, qui, dans l'accomplissement de son devoir, s'était montré bon pour elle. Elle fit la fortune des fils de Clarice Strozzi. Elle garda toujours un tendre souvenir aux bonnes dames des Murate. Dès le plus jeune âge, elle se révèle capable de sentiment et de ressentiment. C'est un trait de caractère à retenir.

Note 38: (retour) Baluze, Histoire généalogique, t. II, p. 698.

À Rome, où elle demeura d'octobre 1530 à avril 1532, elle habita le palais Médicis (plus tard le palais Madame, et aujourd'hui le palais du Sénat). Elle y vivait avec son cousin, le cardinal Hippolyte, et son frère Alexandre, de six à sept ans plus âgés qu'elle, et qui aimaient les fêtes et le luxe. Ils inspirèrent leurs goûts à Catherine, si elle ne les avait pas déjà naturellement. Le vieux banquier, Jacques Salviati, le beau-frère de Léon X, qui habitait le palais, avait été probablement chargé par Clément VII de fournir l'argent et de régler les comptes de la maison. Économe et caissier, il conseillait au Pape de tenir les mains bien serrées et par là il se rendit si odieux à ces jeunes gens qui avaient grand appétit, raconte l'ambassadeur vénitien, Antonio Soriano, «de dépenser et de répandre» (Spendere e spandere) que le cardinal Hippolyte fut sur le point de tuer Salviati de sa main39.

Note 39: (retour) Alberi, Relazioni degli ambasciatori veneti al Senato, série II, vol. III. p. 287.

Ce cousin de Catherine avait en 1531 vingt ans. Il n'avait d'ecclésiastique que l'habit, et encore ne le portait-il guère. Le portrait que Titien a fait de lui le représente en costume de cavalier, vêtu d'un long justaucorps serré à la taille, d'un violet sombre, et sur lequel s'accroche aux épaules un manteau de même couleur. À sa toque étincelle une double aigrette de diamants. De la main droite il tient un bâton de commandement, et de la gauche étreint son épée. Il n'a pas l'air commode avec ses lèvres pincées, son nez mince, son regard dur, et qui justifie sa réputation de «cervello gagliardo et insopportabile» comme dit un contemporain, ce que Brantôme traduit si bien, sans le savoir, par «mutin, fort escalabrous». Mais il était si élégant et si cultivé! Il aimait les beaux chevaux, les vêtements magnifiques et marchait escorté de barbares pittoresques: Maures, habiles à l'équitation et au saut; Tartares, incomparables archers; Éthiopiens, invincibles à la course et à la lutte; Indiens, habiles nageurs; Turcs, adroits tireurs et chasseurs. Bon musicien, il chantait en s'accompagnant de la cithare et de la lyre, et jouait en virtuose de la flûte40. Il était poète. Sa traduction en vers italiens non rimés du second livre de l'Énéide passait pour un chef-d'œuvre. Quelle merveille qu'avec ces goûts et ces talents, il ait fait impression sur cette fillette d'intelligence précoce! «J'ai entendu murmurer par quelques personnes, raconte en 1531 l'ambassadeur vénitien Antonio Soriano, que l'intention du cardinal de Médicis était de se défroquer (dispretandosi) et de prendre pour femme la duchessina, nièce du Pape, sa cousine au troisième degré, pour laquelle il a un grand amour, et dont il est lui aussi aimé. Elle n'a de confiance qu'au Cardinal et ne s'adresse qu'à lui pour les choses qu'elle désire ou pour ses affaires.» De la part de Catherine, cette affection si tendre, premier éveil du cœur, n'est pas invraisemblable; mais il est plus difficile de croire qu'Hippolyte ait partagé cette passionnette. Catherine ne fut jamais jolie, et elle traversait l'âge ingrat. «Elle est, dit toujours Soriano, petite de taille et maigre; ses traits ne sont pas fins et elle a de gros yeux, tout à fait pareils à ceux des Médicis»41. Dans l'inclination d'Hippolyte pour sa parente, il entrait certainement beaucoup de calcul.

Note 40: (retour) Pauli Jovii, Elogia verorum bellica virtuis illustrium, Bâle, 1577, p. 307-310.
Note 41: (retour) Alberi, Relazioni, serie IIe, vol. III, p. 282.

L'Empereur avait arrêté, d'accord avec Clément VII (octobre 1530), qu'Alexandre serait duc de Florence, à titre héréditaire, mais Hippolyte ne se résignait pas à son exclusion. Il affectait de mépriser l'élu, ce fils d'une servante. Lui se disait né d'une noble dame, unie à Julien de Médicis par un mariage secret. Il quitta secrètement Rome, avant que Charles-Quint eût publié l'acte d'investiture, et parut à l'improviste à Florence, pensant y provoquer une manifestation en sa faveur (avril 1531)42. Il put constater l'indifférence du peuple et s'en revint immédiatement. Le Pape était confondu de l'escapade de son neveu. «Il est fou, Diavolo, il est fou, disait-il à l'ambassadeur de Venise; il ne veut pas être prêtre.» Pour le décider à se tenir tranquille, il paya ses dettes, et lui donna une part des bénéfices du cardinal Pompeo Colonna, qui venait de mourir. Il fit partir sa nièce pour Florence après la fête de Saint-Marc, (c'est-à-dire à la fin d'avril ou au commencement de mai 1532)43. L'agent du duc de Milan, qui donne ce renseignement, écrivait encore le 15 mai à son maître qu'Hippolyte de Médicis avait consenti à rester cardinal. Le 20 juin, il fut nommé légat à l'armée que l'Empereur rassemblait en Hongrie contre les Turcs, et le 26 août il faisait son entrée solennelle à Ratisbonne. Cette renonciation aux ambitions laïques et cette mission lointaine sont intéressantes à rapprocher du départ de Catherine; mais peut-être n'est-ce qu'une coïncidence.

Note 42: (retour) Cf. Agostino Rossi. Francesco Guicciardini, t. I. p. 260-265.
Note 43: (retour) Lettre de l'agent milanais au duc de Milan, dans Reumont-Baschet. p. 290, Saint Marc tomba le 25 avril. Trollope se trompe d'un an quand il conteste, p. 243, que Catherine soit revenue à Florence avant le 16 avril 1533.

Clément VII avait intérêt à montrer aux Florentins l'héritière légitime réunie fraternellement au bâtard, chef de l'État, et autorisant en quelque sorte par sa présence l'organisation définitive du gouvernement. Le décret impérial promulgué en mai 1531 avait rétabli les Médicis dans les droits dont ils jouissaient avant 1527 et perpétué par surcroît Alexandre et sa descendance dans le pouvoir de fait que ses prédécesseurs se transmettaient de génération en génération. Mais si le Pape s'était réjoui que les Médicis fussent élevés au rang des familles princières, il lui était désagréable qu'ils tinssent leurs droits souverains de l'Empire à titre de vassaux, avec les obligations et les responsabilités que l'investiture comporte. Sous main il avait encouragé les partisans de sa maison à abolir l'ancienne Constitution que Charles-Quint prétendait maintenir, en la modifiant. Un vote du peuple (statuts du 27 avril 1532), qui était une manifestation d'indépendance à l'égard de l'Empire en même temps qu'une renonciation aux libertés traditionnelles, déclara Alexandre duc perpétuel et héréditaire de la République florentine.

Catherine, en personne sage, s'était prêtée aux volontés de son oncle, quels que fussent ses sentiments. Clément VII lui préparait une superbe compensation. François Ier n'était pas sitôt sorti d'Italie qu'il pensait à y rentrer. Il recherchait avec passion l'alliance du Pape, et, pour l'obtenir, proposait de marier son fils cadet, Henri, duc d'Orléans, à Catherine. La jeune fille était riche d'espérances: duchesse honoraire, mais qui pouvait devenir effective, d'Urbin, nièce du Pape. Aussi les prétendants étaient nombreux. Charles-Quint, pour l'empêcher de se marier en France et débarrasser son futur gendre Alexandre d'une compétition possible, voulait la donner au duc de Milan, François Sforza, qui n'était plus jeune et passait pour impuissant. Le duc d'Albany, oncle de Catherine, proposait son ancien pupille, Jacques, roi d'Écosse. Clément VII était surtout tenté par l'offre d'un fils de France; mais l'honneur lui paraissait si grand, comme il est vrai, qu'il refusait d'y croire. Il s'imaginait que François Ier, en le pressant depuis longtemps de lui confier Catherine jusqu'à la célébration du mariage, n'avait d'autre intention que de mettre la main sur la nièce pour diriger l'oncle, et qu'en fin de compte il se bornerait à lui donner pour mari quelque grand seigneur. Mais François Ier estimait tant le concours de Rome qu'il était décidé a y mettre son fils comme prix. Clément VII ne résistait que pour se faire prier davantage. Cette alliance si glorieuse lui était plus que jamais nécessaire. L'Empereur ne s'était-il pas avisé d'accorder aux protestants d'Allemagne une trêve religieuse, en attendant la réunion d'un concile général. L'idée d'une consultation de l'Église universelle était un cauchemar pour le Pape, qui, promu cardinal, malgré sa bâtardise, contrairement aux saints canons, et resté grand seigneur de la Renaissance en un commencement de réforme, craignait d'être déposé par une majorité de prélats rigides, d'accord avec l'Empereur. Il n'avait pas non plus oublié le sac de Rome.

Il consentit, par un accord qu'il voulait absolument secret, aux fiançailles de Catherine avec le duc d'Orléans (9 juin 1531)44. Il promettait en dot à sa nièce Modène et Reggio, et même Parme et Plaisance, et se disait prêt à l'aider à reconquérir le duché d'Urbin. Quant aux prétentions de François Ier sur Gênes et Milan, il les trouvait «très raisonnables». La célébration du mariage fut remise à un temps opportun. Les agents français, par indiscrétion ou par calcul, ébruitèrent la nouvelle de ce contrat. Charles-Quint, informé des pratiques de Clément VII, et bien instruit des liaisons du Roi de France avec les protestants d'Allemagne, le roi d'Angleterre les Hongrois et les Turcs, demanda ou plutôt imposa au Pape une entrevue qui eut lieu à Bologne (décembre 1532-février 1533). Il ne put obtenir de lui la convocation d'un concile; mais il lui fit prendre l'engagement écrit d'agir ensemble pour obliger François Ier, si le mariage se faisait, à embrasser de bonne foi l'affaire du concile, la défense de la Chrétienté contre les Turcs et l'observation des traités de Madrid et de Cambrai (24 février 1533)45. Il le força aussi d'adhérer à une ligue italienne qui défendrait contre tout agresseur le statu quo territorial dans la péninsule. Ces précautions prises, il jugea qu'il pouvait laisser à la maison de France les maigres profits d'une mésalliance46.

Note 44: (retour) Le document dans Reumont-Baschet, App., p. 297.
Note 45: (retour) Hector de La Ferrière (Lettres de Catherine, t. I, p. XVIII), dit que Clément VII refusa de signer, mais Leva affirme le contraire, t. III, p. 109, d'après Guichardin. Voir d'ailleurs les articles dans Granvelle, Papiers d'État. t. II, p. 1-7.
Note 46: (retour) Henri VIII détournait aussi François Ier de cette alliance par trop inégale, à moins qu'il n'y trouvât grand profit. Trollope, p. 241 et p. 377, note 55.

Pendant que les cours d'Europe étaient occupées de cette question de mariage, Catherine vivait à Florence sa dernière année de jeune fille, dans le palais Médicis (aujourd'hui palais Riccardi). Le Pape l'avait placée sous la garde d'Ottaviano de Médicis, un vieux parent, qui pendant le siège l'avait protégée de son mieux, et il l'avait confiée aux soins de Maria Salviati, veuve de Jean des Bandes Noires, dont le fils Côme était du même âge que sa cousine et partagea probablement ses jeux. Elle avait en 1532 treize ans accomplis. Sœur du duc régnant et promise d'un fils de France, elle avait sa place immédiatement après son frère dans les cérémonies officielles et les fêtes. Jamais elles ne furent si nombreuses et si brillantes qu'en cette première année du règne, pour donner occasion aux Florentins de comparer aux misères de l'anarchie les plaisirs et les magnificences de l'ordre monarchique.

Il existait depuis longtemps à Florence des associations de gens du peuple et d'artisans ayant chacune son étendard, son costume, et des chefs aux noms ronflants, duc, roi, empereur. Les Puissances (Potenzie), comme on les appelait, paraissaient aux cérémonies et aux réjouissances publiques, défilant avec leurs enseignes et leurs lances de bois multicolores, paradant, manœuvrant et joutant. Mais, depuis les souffrances du siège, la famine et la peste, le populaire n'avait plus cœur à s'amuser. Alexandre fit revivre (mai 1532) les «Potenzie». Il leur donna de beaux étendards neufs «en taffetas», plus riches que ceux qu'elles avaient jamais eus, et décorés d'insignes symboliques: à l'Empire du Prato (Lonperio di sul Prato), un Puits; à Monteloro, un Mont d'Or; à Città Rossa, une Cité toute rouge; aux Melandastri, un guerrier à cheval: à la Nespola, une jeune fille au pied d'un néflier47. Florence reprit sa vie animée, et les cérémonies religieuses y eurent une large place.

Note 47: (retour) Sur les «Potenzie», voir, pour les références, Mellini, Ricordi..., 1820, p. 35.

Ce fut le 15 novembre 1532 l'entrée solennelle du nouvel archevêque, Andrea Buondelmonte. À cheval, en vêtements pontificaux, isolé sous un baldaquin de soie et d'or, et suivi de tout le clergé, il alla droit à San Piero Maggiore, une communauté de nonnes, dont une coutume immémoriale voulait qu'il épousât mystiquement l'abbesse, en lui passant au doigt une superbe bague de saphir. Pendant que s'accomplissait le don de l'anneau, les spectateurs, selon la tradition aussi, se jetèrent sur le dais et l'équipage et s'en disputèrent les parts de vive force. Des citoyens notables donnèrent l'exemple de se lancer à la curée. Matteo Strozzi, ayant conquis la selle, la plaça sur la tête d'un de ses serviteurs et la fit transporter chez lui au son des trompettes. Ce furent ensuite (décembre 1532) pendant plusieurs jours d'interminables processions, où l'archevêque, les prêtres et les réguliers promenèrent, dans une chasse recouverte de brocart d'or, à travers les principales églises et par les rues, les reliques de saints dont Clément VII avait gratifié sa bonne ville.

L'année suivante, au printemps, arriva à Florence, pour y passer quelques jours, la fiancée d'Alexandre, Marguerite d'Autriche, une enfant de neuf ans, qui s'en allait attendre à Naples l'âge d'être épousée. Catherine, «très bien parée», accompagnée de douze demoiselles ou fillettes de nobles maisons, alla au-devant de sa future belle-sœur jusqu'à Caffagiolo, une villa des Médicis, à six ou sept lieues de distance. L'entrée fut digne d'une fille de Charles-Quint, qui était destinée à régner à Florence. Gravement, en tête chevauchaient le cardinal Cibo, légat du Pape, un cardinal allemand, ambassadeur de l'Empereur, et le duc Alexandre, tous trois sur la même ligne. Derrière ces représentants des trois puissances qui dominaient sur la Cité, venait la troupe virginale entourant Marguerite et Catherine. La garde du Duc, à pied et à cheval, servait d'escorte. Toute la population assistait au spectacle. Les boutiques avaient été fermées, mais les prisons ouvertes par grâce souveraine et les détenus mis en liberté, à l'exception de neuf prisonniers pour dettes, crime impardonnable dans une ville commerçante. Le cortège se rendit processionnellement au palais Médicis (16 avril 1533). Les jours suivants, il y eut illuminations et feu d'artifice (girandola), place Saint-Laurent, et course de taureaux, place Santa Croce, à l'autre bout de la ville. Le 23 avril, fête de Saint-Georges, le Duc donna en l'honneur de sa fiancée un grand banquet où il avait invité cinquante jeunes Florentines, toutes vêtues de soie. Le palais était plus superbement décoré qu'il ne le fut jamais. Le repas, qui devait avoir lieu dans les jardins, fut, à cause de la pluie, servi dans les loggie. Pendant que les convives, le festin fini, se récréaient de comédies et de danses mauresques, au dehors, dans la rue, les quatre «Potenzie» populaires s'escrimaient avec leurs lances de bois peint, parées des brillants costumes qu'on leur avait distribués le jour même: Lonperio, en drap vert; Monteloro, en jaune; la Nespola, en tanné, et Melandastri en blanc.

Le 26 avril, Marguerite, avec le même apparat et le même cortège, sortit de la ville et se dirigea vers Naples48. Catherine jouait son rôle dans les représentations officielles; mais elle était naturellement vive et gaie, et, à l'occasion, le laissait voir. Le peintre Vasari, alors tout jeune mais déjà célèbre, avait été chargé de faire son portrait pour Henri d'Orléans, son fiancé, et il s'était installé au palais avec tout son appareil. Un jour qu'il était sorti pour aller dîner, Catherine et sa compagnie prirent les pinceaux et peignirent une image de moresque en tant de couleurs et si éclatantes qu'on aurait cru voir trente-six diables. Lui-même, quand il revint, allait être traité de la même façon, et enluminé comme sa toile, s'il n'avait descendu l'escalier à toutes jambes.

Note 48: (retour) Sur ces fêtes que vit Catherine, voir Cambi, Istorie fiorentine, dans les Delizie degli eruditi toscani p. p. Fra Ildefonso di San Luigi, 1770-1789, t. XXIII, p. 124 sqq. Mais Catherine ne put pas, comme l'imagine Trollope, p. 250-252, assister à l'entrée de Charles-Quint à Florence en 1536, puisqu'elle en partit en 1533.

Vasari, qui avait vingt ans, était ravi de cette espièglerie. Il promettait à un ami de Rome, Messer Carlo Guasconi, de lui faire une copie de ce portrait, après celle qu'il destinait à Ottaviano de Médicis, le bon vieux parent de Catherine.

«L'amitié que cette Signora nous témoigne, lui écrivait-il, mérite que nous gardions auprès de nous son portrait d'après nature et qu'elle demeure réellement devant nos yeux, comme, après son départ, elle demeurera gravée dans le plus profond de notre cœur. Je lui suis tellement attaché, mon cher Messer Carlo, pour ses qualités particulières et pour l'affection qu'elle porte non pas seulement à moi, mais à toute ma patrie, que je l'adore, s'il est permis de parler ainsi, comme on adore les saints du paradis»49.

Note 49: (retour) Vasari, Opere, éd. Milanesi, VIII, p. 243.

Ainsi, tous les témoignages s'accordent à donner de Catherine l'idée d'une jeune fille précocement intelligente, libérale et prodigue, capable d'affection et de rancune, et qui avait à un haut degré le don de plaire. Mais ils ne disent presque rien de son éducation. Quels maîtres a-t-elle eus à Rome et à Florence, et que lui ont-ils enseigné? Que savait-elle quand elle partit pour la France? On en est le plus souvent réduit à des conjectures.

Elle a commencé à apprendre le français en 1531, quand il a été question de son mariage avec Henri d'Orléans, et probablement elle le parlait et l'écrivait en 1533, à son départ de Florence; mais longtemps encore elle correspondit plus volontiers en italien. En outre de ces deux langues, on lui a enseigné sans doute, comme il était d'usage, les éléments des lettres et des sciences, et par exemple, l'histoire sainte et le calcul. Mais c'était un minimum et, qui devait paraître tel, pour une femme de son rang, aux religieuses du couvent mondain des Murate. Sans doute, les Isabelle d'Este, les Éléonore de Gonzague, les Vittoria Colonna, pour ne parler que des grandes dames italiennes, qui égalaient par leur culture les hommes les plus cultivés, et qui les surpassaient par le charme et la distinction de l'esprit, étaient et ne pouvaient être que des exceptions. Mais, sans viser à cet idéal, les éducateurs de la Renaissance estimaient que l'intelligence des femmes devait être développée autant que celle des hommes, et que le moyen de ce développement, c'était, pour les uns et pour les autres, l'étude des anciens. Malheureusement, il n'est pas possible de savoir combien de temps Catherine a été soumise à cette discipline, ni si même elle y a été soumise50.

Note 50: (retour) Rodocanachi, La femme italienne à l'époque de la Renaissance. Sa vie privée et mondaine, son influence sociale, Paris, 1907.--Julia Cartwright, Isabelle d'Este, marquise de Mantoue, traduit et adapté par Mme Schlumberger, Hachette, 1912. Voir aussi, pour la bibliographie, de Maulde La Clavière, Les femmes de la Renaissance, Paris, 1898.

Elle a eu à Rome, à sa disposition, la plus riche bibliothèque, celle des Médicis, où le cardinal Jean (plus tard Léon X) avait réuni les manuscrits de Laurent le Magnifique, dispersés par la révolution de 1494 et qu'il avait rachetés, les œuvres de beaucoup de philosophes, de poètes et d'orateurs de l'antiquité, des écrits à la louange de Côme, de Pierre et de Laurent de Médicis et tant d'autres livres: les Commentaires de Marsile Ficin sur Platon, le Traité d'Architecture de L. B. Alberti, etc.. Mais Catherine était-elle d'âge à profiter de ce trésor de connaissances et de ce puissant moyen de culture? Son éducation en Italie a dû se faire surtout par les yeux. Elle a passé à Rome ou à Florence ces années d'enfance et de jeunesse où les impressions toutes neuves sont si vives. Il y a des preuves directes qu'elle était capable à douze et treize ans--l'âge de la passionnette--d'une émotion esthétique profonde et même durable. Huit ans après son arrivée en France, elle demandait au pape Paul III le portrait de «Donna Julia» qu'elle avait vu étant enfant dans la chambre du cardinal Hippolyte et «pour lequel elle s'était prise d'amour51». C'était l'image de la femme la plus belle d'Italie, une très grande dame chère au Cardinal, qui l'avait fait peindre par le meilleur élève de Raphaël, Sébastien del Piombo. Beaucoup plus tard encore, reine-mère et toute-puissante elle offrait de payer d'un bénéfice l'Adonis «qui est si beau», probablement l'Adonis mourant de Michel Ange52. Elle a vu à Rome l'immense champ de ruines d'où émergeaient quelques monuments presque intacts et les débris peut-être encore plus impressionnants de la grandeur romaine. Elle vivait dans la Rome nouvelle que, parmi l'amas des églises, des couvents et des masures, les papes à partir de Nicolas V, et surtout Jules II et Léon X, avaient travaillé à construire, sinon à la taille, du moins à l'image de l'ancienne Rome, élargissant la basilique de Saint-Pierre pour édifier au siège de la Chrétienté la plus vaste église du monde, agrandissant le Vatican, le décorant de tableaux, de fresques, de statues et l'enrichissant de livres et de manuscrits pour en faire la plus belle et la plus noble des demeures souveraines.

Note 51: (retour) Romier, Les origines politiques des guerres de religion. T. I: Henri II et l'Italie (1547-1555), Paris, 1913, p. 17.--J'ai identifié cette Donna Julia». Voir ch. VII, p. 235, note 2.
Note 52: (retour) H. Thode, Michelangelo und das Ende der Renaissance, t. III, Berlin, 1912, p. 111, a l'air d'admettre comme Grünwald, que le sculpteur de l'Adonis est Vincenzo de Rossi. Cf. du même le tome I, p. 43-46, Berlin, 1908 de ses Kritische Untersuchungen, sur les œuvres de Michel-Ange et comme appendice à son Michel-Ange et la fin de la Renaissance. Mais il est douteux que la Reine-mère voulût acheter si cher l'œuvre d'un sculpteur de second ordre. Je reviendrai un jour sur ce point.

Catherine habitait le palais Médicis (aujourd'hui palais du Sénat), banque et palais tout ensemble, avec quelques vestiges de forteresse féodale53, dont un guide du commencement du XVIe siècle, le De Mirabilibus novae Urbis Romae, vante les belles porte de marbre polychrome et la bibliothèque ornée de peintures et de statues. Elle passait probablement les mois chauds de l'été aux portes de Rome, dans la villa Médicis (depuis villa Madame), aujourd'hui abandonnée et délabrée, que Clément VII, alors cardinal, avait fait construire par Jules Romain, sur les dessins de Raphaël, au flanc du Monte Mario54. Le premier étage, où l'on accédait par une pente douce en venant de Rome, était une vaste salle, dont le plafond au centre s'arrondissait en coupole et dont la voûte et les murs étaient décorés en stuc ou à la fresque d'une foule de petites scènes d'inspiration bucolique ou amoureuse, que dominait de sa taille gigantesque un Polyphème pleurant les dédains de Galatée. La loggia s'ouvrait sur un jardin, véritable escalier de larges terrasses plantées d'arbres et de fleurs et vivifiées par les eaux d'un immense réservoir. Un éléphant, image populaire à Rome depuis la procession solennelle de celui que le roi de Portugal, Emmanuel le Fortuné, le découvreur des Indes, avait envoyé à Léon X, allongeait sa trompe en fontaine. Deux Hercules robustes, armés d'énormes massues, semblaient garder cette retraite de verdure. L'œil avait pour horizon, de l'Étrurie aux monts Albains, un cercle de montagnes bleues et la cime abrupte et souvent neigeuse du Soracte.

Note 53: (retour) Rodocanachi, Rome au temps de Jules II et de Léon X, Paris, 1912, p. 35, dit qu'Alfonsina Orsini l'avait apporté en dot à son mari. Mais Schmarsow, dans son édition (Heilbron, 1886), de l'Opusculum Francisci Albertini, De Mirabilibus novae Urbis Romae, note 24 de la page 27, avance que les Médicis avaient acheté leur palais de Guido Ottieri frère d'un «domestique» bien en cour de Sixte IV. Sur la bibliothèque, ibid., p. 35.
Note 54: (retour) Il ne faut pas confondre cette villa avec la villa Médicis du Pincio où est installée l'Académie française des Beaux-Arts. La villa Médicis du Monte Mario passa à Marguerite d'Autriche, après la mort du duc Alexandre, d'où son nom de villa Madame; elle revint à Catherine à la mort de Marguerite et fut définitivement cédée par elle au cardinal Farnèse. Description assez inexacte de la villa dans Müntz, II, p. 355, avec un plan assez fantaisiste de Geymüller.

Nièce de deux papes et vivant dans leur intimité, Catherine circulait librement dans le Vatican, dont les cours et les jardins servaient alors de musée aux chefs-d'œuvre retrouvés de la sculpture antique: le Laocoon, le Torse, l'Apollon du Belvédère, etc. Elle a vu de ses yeux curieux d'enfant resplendir en leurs fraîches décorations sur les murs des chapelles et des appartements les sujets sacrés ou quelquefois profanes traités par les peintres du Quattrocento et du Cinquecento. Elle a regardé au plafond de la Sixtine la fameuse fresque où Michel-Ange a raconté, avec une grandeur et une poésie surhumaines, l'histoire du monde, de la Création jusqu'au Déluge et jusqu'à la conclusion d'une nouvelle alliance entre Dieu et sa créature en faveur des mérites de Noé. Elle a parcouru le long des «Loges» la Bible que Raphaël et ses élèves y ont illustrée, et dans les «Chambres» la succession des grands panneaux allégoriques, où le maître a distribué en groupes harmonieux autour du Christ, d'Apollon, de Platon et d'Aristote, et comme proposé ensemble à l'admiration de la Chrétienté, les saints de l'Ancien Testament, les docteurs de la nouvelle loi, les philosophes de l'antiquité avec des savants, des hommes d'État, des artistes et les plus grands poètes de tous les âges.

De cette Rome des papes, qui s'harmonisait si bien avec la Rome des Césars, Catherine a eu plusieurs années le spectacle55. Le sac de Rome n'en avait pas sensiblement altéré l'aspect. Les soudards de l'armée impériale avaient saccagé les palais et les églises, transformé en étables les plus belles chambres du Vatican et la chapelle Sixtine, enfumé les fresques, emporté les trésors d'orfèvrerie, dépouillé les autels, détruit ou volé nombre de tableaux56, mais les édifices restaient debout et Clément VII, aussitôt rentré à Rome, avait employé à réparer le mal, autant qu'il était réparable, les artistes qui avaient échappé à la catastrophe, restaurant les palais, rafraîchissant les peintures et purifiant les églises57. Malgré les dévastations de ces nouveaux Vandales, la jeune fille quitta Rome les yeux pleins d'une vision de grandeur.

Note 55: (retour) De 1521 à 1525 et de 1530 à 1532.
Note 56: (retour) Pastor, Histoire des papes depuis la fin du moyen âge, trad. Alfred Poizat, t. IX, p. 295-321.
Note 57: (retour) Ibid., t. X, p. 255-268.

À Florence, où elle a passé plus de temps encore qu'à Rome, le palais Pitti sur sa base de blocs rustiques, le palais Strozzi, en la grâce de son austérité, et enfin le palais Médicis, sa maison patrimoniale, avec ses cours et ses jardins animés de marbres antiques, répondaient à l'idéal classique et en renforçaient l'impression.

Et combien plus les œuvres qui l'intéressaient personnellement, comme les monuments funéraires de son oncle Julien et de son père, que Léon X avait commandés à Michel-Ange, et que Clément VII lui fit exécuter. Ils n'étaient pas encore en place dans la nouvelle sacristie de Saint-Laurent, et Michel Ange laissa ce soin à d'autres; mais il avait achevé les statues des deux Médicis et les figures symboliques des piédestaux. Il était encore à Florence la dernière année que Catherine y passa. Elle a pu voir l'œuvre et même l'ouvrier. Son père, idéalisé, en costume d'impérator, est assis, soutenant de la main gauche sa tête lourde de pensées. L'œil, qui semble se cacher dans la ligne d'ombre du casque, les lèvres closes sous les doigts, il Pensieroso médite un secret--quel secret? celui de Léon X ou celui de Machiavel?--que son regard ni sa bouche ne trahissent. À ses pieds sont couchés l'Aurore, une jeune femme, qui s'éveille tout alanguie, et le Crépuscule, vieillard fortement musclé, aux joues creuses, au front plissé et au sourire amer, sans qu'il soit possible de dire quel rapport il y a ni même s'il y a un rapport entre le principat de Laurent, si plein d'espérances, si court de durée, si vide de réalisations, et le matin et le soir du jour ou de l'activité humaine personnifiés en ces corps glorieux58.

Note 58: (retour) Peut-être que l'Aurore et le Crépuscule, avec le Jour et la Nuit du tombeau de Julien représentent simplement les quatre parties de la journée ou les quatre âges de la vie. Les derniers interprètes sont allés chercher bien loin des explications. Celui-ci (Brockhaus, Michel angelo und die Medici-Kapelle, 2e éd., Leipzig, 1911, p. 64) explique l'œuvre du sculpteur par les hymnes ambroisiennes, où il est question du jour, de la nuit, du crépuscule et de l'aurore, comme s'il n'en était question que là: celui-là (Ernst Steinmann, Das Geheimnis der Medicigraeber, Leipzig, 1907, p. 78) à qui il convient d'ailleurs de reconnaître le mérite d'avoir énuméré tous les commentaires depuis l'origine, propose à son tour comme motif d'inspiration un chant de Carnaval, le Triomphe des quatre complexions de la nature et de l'homme: belliqueuse, amoureuse, flegmatique, mélancolique. Après ces belles hypothèses, je ne crains plus d'en risquer une autre sur l'attitude méditative de Laurent de Médicis et le sens allégorique des statues du piédestal. On sait que dans le fameux sonnet sur la Nuit Michel-Ange fait allusion aux malheurs de Florence. Pourquoi n'aurait-il pas pensé aussi aux rêves toujours renaissants et toujours déçus des patriotes italiens?

Catherine doit encore à sa ville natale une conception plus large de l'art. Le milieu florentin a résisté ou échappé à cet excès d'idéalisme qu'a provoqué ailleurs la superstition de l'antiquité. Le quattrocento où il a donné sa mesure et produit ses chefs-d'œuvre est une époque de sincérité et de spontanéité plus que d'inspiration savante ou de recherche éperdue de la perfection. Il ne s'est pas détourné de la réalité par dégoût de ses tares; il a embelli sans affadir. Michel-Ange est un génie isolé, qui, par delà les âges chrétiens, retrouve et traduit la grandeur de la vieille Rome et l'ardente poésie d'Israël. Léonard de Vinci, interprète pénétrant de l'âme et qui excelle à représenter en beauté sensible sa grâce et sa morbidesse, échappe lui aussi à l'influence du milieu et du temps. Mais la plupart des Florentins sont de leur temps et de leur pays. Masaccio, Ghirlandajo, Botticelli, pour n'en citer que quelques-uns, sont les peintres véridiques de la vie et de la figure florentine. Benozzo Gozzoli, dont Catherine voyait l'éclatante fresque à la messe dans la chapelle de son palais, avait représenté le fils et le petit-fils de Côme l'Ancien, Pierre et Laurent, l'empereur d'Orient, Jean Paléologue, le patriarche de Constantinople, Joseph, tels que Florence, lors du célèbre concile de 1439, les avait vus passer en procession solennelle, avec leurs costumes éclatants d'or et de pierreries, montés sur des chevaux richement harnachés et suivis d'une troupe somptueuse de serviteurs, de soldats et de clients. Plus réalistes encore sont, à quelques exceptions près, les sculpteurs florentins de la même époque, Verrocchio, Donatello, etc., qui avaient peuplé d'images l'intérieur ou les façades des églises et des palais. Beaucoup de monuments étaient debout dont Vitruve, le théoricien consultant de la Renaissance, avait ignoré la forme. Le Palazzo Vecchio, avec son beffroi à mâchicoulis d'où Alexandre venait de faire descendre la cloche qui sonnait les assemblées du peuple (12 octobre 1532)59, rappelait probablement de trop mauvais souvenirs à Catherine pour qu'elle fût sensible à sa grandeur sévère, mais l'avenir prouvera qu'elle a aimé, en la gaieté de leurs marbres polychromes, Santa Maria del Fiore, le Campanile et le Baptistère. Ce que Florence a de différent de Rome et de l'antiquité a laissé son empreinte dans l'imagination de la jeune fille.

Note 59: (retour) Cambi, Istorie fiorentine dans les Delizie, t. XXIII, p. 122.

Elle se souviendra de ce qu'elle a vu dans l'une et l'autre ville, quand, devenue reine de France, elle fera travailler à ses maisons de campagne, à ses palais de ville, au tombeau de son mari et de ses enfants. Que ces grands musées à ciel ouvert de Florence et de Rome et que l'atmosphère d'art où elle s'est mue si longtemps aient profondément contribué à sa formation intellectuelle, c'est ce que prouvent assez la préférence de ses goûts et le caractère particulier de sa culture. Les deux princesses, ses contemporaines, à qui son mariage avec Henri d'Orléans allait l'apparenter, Marguerite d'Angoulême et Marguerite de France, la sœur et la fille de François Ier, sont des lettrées; mais elle, elle préside au groupe des souveraines encore plus curieuses d'art que de lettres.

Cependant l'époque fixée pour le mariage approchait. Le Pape et le Roi s'étaient donné rendez-vous, d'abord à Nice, puis à Marseille, pour les épousailles.

Le duc Alexandre s'était occupé de faire le trousseau de sa sœur. Sous prétexte de se procurer des fonds pour les fortifications de la ville, il leva sur les Florentins un emprunt forcé de 35 000 écus, qui servit à l'achat de broderies à l'aiguille (richami d'agho), de bijoux, de vêtements, de velours, de rideaux de lit d'or60.

Note 60: (retour) Cambi, Delizie, t. XXIII, p. 131.

Ces princesses, parées certains jours comme des idoles, manquaient souvent du nécessaire. La duchesse de Camerino, Catherine Cibo, que Clément VII avait envoyée à Florence pour assister sa nièce, écrivait à la marquise de Mantoue, la célèbre Isabelle d'Este, qu'elle avait trouvé la fiancée dépourvue de tout, et principalement de linge et de vêtements. Elle lui expliquait qu'il n'y avait pas à Florence d'ouvriers capables de faire les travaux de broderie qu'elle désirait, et la priait de vouloir bien «avec son humanité et sa courtoisie» habituelle choisir quelque bon maître de Mantoue pour confectionner deux corsages et deux jupes (due vesti et due sottane). Elle lui expédiait, pour les broderies, trois livres d'or, deux livres d'argent et deux livres de soie, promettant, si c'était nécessaire, de faire un autre envoi61 (6 août 1533).

Note 61: (retour) Lettre dans Reumont-Baschet, App. p. 292-293.

Le Ier septembre 1533, après avoir offert un grand dîner d'adieu à nombre de nobles dames florentines, Catherine quitta Florence, qu'elle ne devait plus revoir, et alla s'embarquer à la Spezzia sur les galères françaises commandées par son oncle maternel, le duc d'Albany. Elle attendit à Villefranche (près de Nice) Clément VII qui arrivait par mer de Livourne, accompagné de dix cardinaux. La présence d'Hippolyte de Médicis devait démentir, s'il en était besoin, le bruit de l'amourette. Le Pape et sa nièce abordèrent à Marseille le 12 octobre, salués par les cloches de toutes les églises et par trois cents pièces de canons. Le Roi, la reine, Éléonore d'Autriche, les princes du sang, les grands dignitaires et la Cour de France les y avaient devancés.

Visites, entrevues, discussion du contrat commencèrent. Après l'entrée solennelle du Roi et de la Reine, Catherine fit la sienne le 23 octobre en grand apparat, précédée d'un carrosse de velours noir--véhicule nouveau en France,--de huit pages à cheval de la maison d'Hippolyte, habillés aussi de velours noir, et de six haquenées, conduites à la main, dont une toute blanche, couverte de toile d'argent. Elle montait une haquenée rousse, qui était caparaçonnée d'une toile d'or tissée en soie cramoisie et s'avançait escortée par la garde du Roi et du Pape, et suivie de Catherine Cibo, de Marie Salviati et de douze demoiselles à cheval, toutes vêtues à l'italienne et très richement.

Elle descendit au logis du Pape où se trouvait le Roi, qui la baisa et la fit baiser à son futur mari, le duc d'Orléans. Le 27, le contrat fut signé, en présence des deux souverains et des deux Cours. Le cardinal de Bourbon requit le consentement des époux, et prononça la formule d'union. Le duc d'Orléans embrassa sa femme; et soudain sonnèrent «fifres, trompettes, cornets et autres instruments». Le lendemain, 28, Clément VII assista à la messe nuptiale et voulut bénir lui-même les anneaux. Le Roi vêtu de satin blanc, avec un manteau royal parsemé d'or et de pierres précieuses, mena au banquet l'épousée, qui était «couverte de brocat (brocard) avec le corset d'hermine, rempli de perles et de diamants» et avait «sur sa tête une coiffe de broderie avec des perles et des pierres précieuses et par dessus une couronne de duchesse»62. Le soir, la Reine de France, avec toutes ses dames, accompagnèrent la Duchesse jusqu'à la chambre où les deux époux--deux enfants de quatorze ans--devaient cette nuit-là dormir ensemble. Le lendemain, de grand matin, le Pape, comme s'il n'eût été sûr de la validité du mariage qu'après sa consommation, alla surprendre les mariés au lit, et les ayant trouvés de joyeuse humeur, montra plus de contentement qu'on ne lui vit jamais63.

Note 62: (retour) Bouche, Histoire de Provence, t. II, p. 567, d'après le manuscrit de Valbelle, témoin oculaire. Le portrait, très contesté de Catherine, qui est à Poggio à Cajano,--une princesse moldave, dit Bouchot,--répond cependant assez bien à cette description et à celle du témoin italien cité par Baschet. p. 321.
Note 63: (retour) Reumont-Baschet, La jeunesse de Catherine de Médicis, récit d'un témoin, p. 323.

Le Roi et le Pape étaient logés en deux maisons séparées seulement par une rue et qu'on avait reliées par un pont en bois, pour qu'ils pussent, à l'insu des indiscrets et des curieux, se voir et causer à toute heure.

François Ier pensait que Clément VII, en faveur de cette alliance, acquiescerait à ses entreprises italiennes. Dans le projet de traité qu'il lui soumit, il lui demandait de l'aider secrètement de ses conseils et de son argent à conquérir le Milanais pour le duc d'Orléans; d'accorder alors à ce fils de France, devenu prince italien, l'investiture de Parme et de Florence, et de contribuer à moitié frais à la reprise du duché d'Urbin. Mais le Pape était trop avisé pour risquer, au profit de la France, une nouvelle guerre avec Charles-Quint. Il s'était fait accompagner à Marseille par Guichardin, l'historien et l'homme d'État florentin, qui avait blâmé le voyage et l'entrevue comme une imprudence et presque une provocation64. Il le tint à l'écart des négociations mais il voulait l'avoir près de lui, pour rassurer l'Empereur. Il est probable, comme le suppose l'ambassadeur vénitien, Antonio Soriano, qu'il n'adhéra qu'en paroles, «lesquelles il savait si bien dire», aux grands projets de François Ier. Même dans le contrat de mariage, il avait pris des précautions contre les revendications françaises sur l'héritage des Médicis. Catherine renonçait, en faveur de son oncle, à tous les biens meubles et immeubles de son père, et à tous ses droits et prétentions, le duché d'Urbin excepté, moyennant une somme de trente mille écus65. En considération de la Maison où elle entrait, Clément VII lui constituait en dot une somme de cent mille écus, dont il fit d'ailleurs payer une bonne part aux Florentins comme participant à l'honneur de l'alliance. Il y ajouta des cadeaux superbes. Il avait apporté à François Ier un coffret en cristal de roche, où le tailleur en pierres fines le plus habile du temps, Valerio Belli Vicentino, avait gravé sur le couvercle et les quatre faces les principales scènes de la vie du Christ66. Il fit don à sa nièce de bijoux magnifiques, qu'il chargea Philippe Strozzi de remettre au Roi, et dont la liste article par article, soussignée par François Ier, est à Rome67.

Note 64: (retour) Agostino Rossi, Francesco Guicciardini e il governo fiorentino, t. II, 1899, p. 53-59.
Note 65: (retour) Le projet de traité secret dans Reumont-Baschet, p. 325-327; le texte du contrat (en français) dans Lettres, t. X. p. 478-484.
Note 66: (retour) C'est probablement le coffret qui se trouve au Musée des Offices, à Florence, salle des Gemmes, mais Trollope, p. 265-267, le décrit assez inexactement. Voir ses références, p. 266 et 384. Où Reumont a-t-il vu des figures d'Évangélistes aux angles, Reumont-Baschet, p. 180? Il parle aussi de vingt scènes gravées, et Trollope de vingt-quatre. Il y en a vingt et une.
Note 67: (retour) Le reçu, après vérification des joyaux en Conseil du roi, est du 13 février 1535. Il se trouve aux manuscrits de la Bibliothèque Barberini à Rome et a été publié par F. Cerasoli, dans l'Archivio della R. Società Romana di Storia patria, t. XII, 1889, p. 376-378.

Ils valaient ensemble 27 900 écus d'or. Les plus beaux et les plus chers étaient une ceinture d'or avec huit beaux rubis balais et d'autres diamants estimée 9 000 écus, une «grande table de diamant» de 6 500 écus68, et, comme pièce d'une parure, une table d'émeraude à laquelle pendait une «perle en forme de poire»69.

Note 68: (retour) «Una gran tavola di diamante posta in un anello d'oro smaltato di bigio, bianco e nero.»
Note 69: (retour) «Una tavola di smeraldo, incastrata in tre anelli smaltati in forma di punta di diamante con una perla pendente fata a pera.»

La légende courut--et elle a été recueillie par Brantôme--qu'outre la dot, les bagues et les bijoux, Clément VII avait à Marseille promis au Roi «par instrument authentique» «trois perles d'inestimable valeur», Naples, Milan et Gênes70, mais il est certain qu'il n'a pris aucun engagement de ce genre. Il avait même peur qu'on l'en crût capable. Aussitôt après son retour à Rome, il s'empressa de confier à l'agent du duc de Milan qu'au grand mécontentement de François Ier, il avait repoussé l'idée d'une attaque contre le Milanais. Il fit même avertir l'Empereur que le Roi lui avait dit que, non seulement il n'empêcherait pas la venue du Turc, mais qu'il «la procurerait». Cependant François Ier, escomptant les belles paroles de Clément VII, fit au commencement de 1534 de grands préparatifs d'entrée en campagne. Il publia les droits de son fils sur le duché d'Urbin, poussa le landgrave de Hesse à reprendre les armes contre l'Empereur, et se concerta avec Khairedin Barberousse, qui venait de s'emparer de Tunis. Une mort prématurée, si fréquente chez les Médicis, dispensa le Pape de prendre parti (25 septembre 1534). Mais s'il eût vécu, il avait trop de raisons de manquer à sa parole; il savait ce que lui avait coûté en 1527 sa ligue italienne contre Charles-Quint. Il avait d'ailleurs avantage à tenir la balance égale entre les deux monarques rivaux et à leur vendre au plus haut prix ses promesses et ses signatures. En négociant des deux côtés, il avait fait de son neveu un duc héréditaire de Florence et le gendre de l'Empereur, et de sa nièce la bru du Roi de France.

Note 70: (retour) Brantôme, Œuvres, éd. Lalanne (Soc. Hist. France), t. VII, p. 340, et Lalanne, Brantôme, sa vie et ses écrits, 1896, app., p. 363-366. De cette légende rapportée par Brantôme et plus longuement encore par un historien florentin, Bernardo Segni, Lalanne avait cru pouvoir conclure que trois joyaux de la couronne de France: l'Œuf de Naples, la Pointe de Milan et la Table de Gênes étaient des apports dotaux de Catherine et symbolisaient les promesses faites par le Pape au Roi à Marseille, Lalanne espérait qu'un jour la publication de la liste des cadeaux de noces confirmerait cette hypothèse. Il ne savait pas que la liste avait été publiée depuis sept ans par Cerasoli. Or en comparant le document conservé à Rome avec les Inventaires, postérieurs au mariage, des joyaux de la Couronne de France publiés par M. Bapst, Histoire des Joyaux de la Couronne de France, Paris, 1889 (Inventaire de Henri II, 1551, de François II, 1559, de Marie Stuart, 1560, de Charles IX, 1570), on voit nettement que les trois pierres précieuses aux noms trompeurs ne sont pas venues d'Italie avec Catherine. L'Œuf de Naples était «ung gros ruby ballay à jour percé d'une broche de fer avec une grosse perle pendant en forme de poire»; la Pointe de Milan, «un diamant à six pointes»; la Table de Gênes, «ung diamant longuet escorné d'un coing à deux fons». Mais la perle piriforme de Catherine pendait à une table d'émeraude; celle de l'Œuf de Naples à un rubis. Il n'est pas question dans les cadeaux de Clément VII d'un diamant à six pointes, autrement dit de la Pointe de Milan. La Table de Gênes, ce «diamant longuet escorné», ne ressemble guère à la Grande Table de diamant qui figure dans le reçu de 1535. De plus, ces trois joyaux n'apparaissent pas, du moins avec leur nom, l'Œuf de Naples avant 1551, les deux autres avant 1570, bien qu'il soit question d'un diamant à six pointes, mais encore anonyme, dans l'Inventaire des bagues de Marie Stuart du 26 février 1560. Il s'agit donc de diamants achetés par la Couronne et auxquels on avait donné ces appellations en soi peu intelligibles, longtemps après le mariage de Catherine, en souvenir probablement des conquêtes glorieuses, quoique éphémères, de la France en Italie.

Que François Ier se soit flatté de lui faire abandonner un système d'équilibre si profitable, c'est une preuve entre quelques autres qu'il n'était pas grand clerc en diplomatie italienne. Il crut qu'en perdant Clément VII, il avait perdu le bénéfice de cette mésalliance: «J'ai eu, disait-il, seulement, la fille toute nue.» Mais il n'eut rien tiré des espérances si l'oncle avait vécu. C'est la moralité du mariage de Catherine de Médicis et des grandes combinaisons fondées sur le concours de Rome et de Florence.


CHAPITRE II

DAUPHINE ET REINE

Catherine avait quatorze ans quand elle fit ses débuts à la Cour de France, où elle allait s'élever par degrés jusqu'au premier rang, duchesse d'Orléans, dauphine et enfin reine. C'était un milieu très différent de celui où elle avait vécu. Mais elle avait une expérience au-dessus de son âge.

Dans les séjours qu'enfant et déjà grande fille elle fit à Rome, capitale religieuse et centre des affaires du monde, l'arrivée des ambassadeurs des divers pays, leurs entrées et leurs audiences solennelles lui avaient appris, en une suite de leçons vivantes, les noms et les intérêts des princes et des peuples, la géographie et l'histoire politique de l'Europe. Pour avoir d'elle une idée juste, il ne faut pas se figurer une infante d'Espagne, élevée dans une sorte de claustration, sans connaissance du dehors ni culture, ni même une princesse française du temps de la Renaissance, dressée aux élégances et aux bienséances de la Cour, et le plus souvent ignorante du reste du monde. Cette jeune Florentine avait le sens des réalités de la vie et de la politique.

Elle avait été certainement très bien élevée. Ses tantes, Clarice Strozzi, Lucrèce Salviati, et sa cousine, Maria de Médicis, à qui Clément VII confia successivement la surveillance de son éducation, étaient des femmes vertueuses, sages et distinguées. Mais la société des nonnes et des prêtres, à Rome et à Florence, a dû agir sur elle plus efficacement. Elle y apprit par l'exemple à contenir ses sentiments, à régler ses gestes et ses paroles, et même à masquer son irritation d'un sourire. Les compliments, les caresses, les flatteries dont elle fut toujours si prodigue, s'expliquent en partie par son sexe, sa race, et le désir ou le besoin de plaire, de convaincre ou de tromper. Mais la maîtrise de soi-même, si remarquable chez elle, est un don de nature, qui a été porté à sa perfection par le séjour au couvent et à la Cour des papes.

Elle n'oubliait pas non plus par quel coup de fortune elle était entrée dans la maison royale de France. Elle était la première femme de sa famille qui eût fait un si grand mariage, et elle sentit vivement toujours, avec une modestie dont l'expression cause parfois quelque malaise, le rare honneur qu'elle avait eu d'épouser un fils de roi. Plus tard, quand elle fut régente du royaume, après la mort de son mari, elle parlait de ses enfants comme s'ils étaient d'une autre race qu'elle, «lesquels je ayme, écrivait-elle à une de ses filles, comme du lyeu d'où vous aytes tous venus»71. Bien des complaisances de sa vie s'expliquent par le sentiment qu'elle avait de la médiocrité de son origine.

Note 71: (retour) 7 décembre 1560. Lettres. L. p. 568. En sa vieillesse, elle écrivait qu'elle n'aurait pas souffert, comme elle l'avait fait, la présence à la Cour des maîtresses du roi son mari, si elle avait été fille de roi. Lettres, VIII, 181, 25 avril 1584.

De précoces épreuves y contribuèrent aussi. Elle avait vu le sac de Rome et la captivité de son oncle, Clément VII; elle avait vu la révolte de Florence et l'expulsion des Médicis. Elle avait craint pour elle-même un sort pire encore. Le jour où le chancelier de la République, Salvestro Aldobrandini, vint la prendre au couvent des Murate, pour la mener à celui de Sainte Lucie, elle avait cru marcher à la mort: terreur de quelques heures qui laissa son empreinte en ce cœur d'enfant et le rendit pour toujours pusillanime. Elle apprit à céder aux puissants et à leur complaire, à simuler et dissimuler.

Ce n'était pas trop de son intelligence et de sa culture pour s'adapter à la Cour de France. Celle de Rome était tout ecclésiastique: un prêtre pour souverain, un conseil de cardinaux, des clercs de tous grades et de toute robe dans les offices du palais et dans l'administration de la ville, de l'État et de la chrétienté. Les plus grandes fêtes étaient des cérémonies religieuses, qui nulle part n'étaient exécutées par tant de figurants, célébrées avec autant d'éclat, de pompe et de majesté. Cependant le Vatican n'était pas un monastère. Léon X avait sa troupe de musiciens et son équipage de chasse; il courait à cheval par monts et par vaux à la poursuite du gibier; il donnait des concerts et, personnellement irréprochable, se plaisait trop aux facéties grossières de ses bouffons et aux plaisanteries scabreuses de comédies comme La Calandria72. Clément VII, plus retenu73, avait lui aussi les goûts fastueux d'un prince de la Renaissance74. Le temps des papes de la Contre-réforme n'était pas encore venu; mais il est vrai que celui des Borgia était pour toujours fini. Les attaques de Luther contre «la prostituée de Babylone» avaient accru les scrupules et imposé un grand air de décence. Le souverain de Rome n'oubliait plus qu'il était le pontife des chrétiens, et, sans renoncer aux ambitions temporelles, il affectait de s'intéresser avant tout à sa mission spirituelle.

Note 72: (retour) Pastor. Histoire des papes depuis la fin du moyen âge, trad. Alfred Poizat, t. VIII, 1909, p. 8, p. 60 sqq., p. 75.
Note 73: (retour) Id., t. IX, 2e. éd., 1913, p. 191 et note 1; t. X, p. 242.
Note 74: (retour) Id., t. X, p. 245 sqq.

Encore moins l'entourage d'Alexandre de Médicis, le nouveau duc de Florence, aurait-il pu donner à Catherine l'idée du monde où elle entrait. Le gouvernement tenait tout entier dans le palais de la Via Larga, la demeure patrimoniale des Médicis. Il n'y avait là ni passé, ni tradition, ni étiquette. Le Duc avait un train de vie plus somptueux que celui des autres grandes familles florentines, une clientèle plus nombreuse et le privilège d'une garde. C'étaient toutes les marques extérieures d'une fortune de fraîche date.

Le roi de France était le souverain héréditaire d'une grande nation, attachée à sa personne et à sa race par une habitude séculaire de respect et d'obéissance. Sa Cour était un petit monde de princes, de grands officiers, de prélats, de seigneurs, de conseillers, une France en raccourci, mais éminente en dignité, qui vivait avec lui et l'accompagnait dans ses déplacements et ses voyages, le centre de la vie politique et des affaires, une vraie capitale ambulante que suivaient les ambassadeurs, et où affluaient les solliciteurs et les ambitieux, quiconque désirait une pension, un bénéfice, une charge.

Son originalité, entre les autres cours de la chrétienté, c'était le nombre et l'importance des dames. Anne de Bretagne, femme de Louis XII, pour ajouter à l'éclat de sa maison et soulager les familles nobles, que la disparition des dynasties féodales ou leur destruction par Louis XI laissait sans emploi, avait appelé auprès d'elle des femmes et des filles de gentilshommes75. François Ier, qui ruina le dernier des grands vassaux, le connétable de Bourbon, hérita de sa clientèle, et, par politique comme par goût, accrut encore le personnel féminin. Les reines et les filles de France eurent chacune leur maison, où des dames et des demoiselles nobles furent attachées avec un titre et un traitement: dames et filles d'honneur, dames d'atour, dames et filles de la chambre, etc.

Note 75: (retour) Brantôme, VII, p. 314-315.

La présence de tant de femmes, dont beaucoup étaient belles, intelligentes et cultivées, changea le caractère de cette Cour, et d'une réunion d'hommes d'État et de capitaines, fit le lieu d'élection des fêtes et des plaisirs. Les divertissements prirent une très large place dans le cérémonial. Bals, concerts, assemblées chez la reine, banquets, défilés et cortèges, furent autant d'occasions d'étaler le luxe des vêtements et les magnificences de la chair. Mais l'esprit païen de la Renaissance, qui triomphait dans cette glorification de la richesse et de la beauté, inspirait aussi la recherche de plaisirs plus délicats. Le goût des lettres antiques gagnait les plus hautes classes: de très grandes dames se faisaient gloire de les cultiver, et celles même qui n'en avaient ni le temps ni la force respiraient dans l'air les idées et les sentiments que les écrivains y avaient répandus.

La famille royale était composée, en 1533, de la sœur de François Ier, Marguerite d'Angoulême, reine de Navarre, de sa seconde femme, Éléonore d'Autriche, une sœur de Charles-Quint, épousée par politique, et des enfants de sa première femme Claude: trois fils, le dauphin François, Henri duc d'Orléans, Charles d'Angoulême; et deux filles, Marguerite, qui épousa sur le tard le duc de Savoie, et Madeleine, qui mourut très jeune, en juillet 1537, quelques mois après son mariage avec le roi d'Écosse, Jacques V.

C'est le milieu où Catherine allait vivre. Étrangère, de médiocre origine épousée pour le secours que le Roi attendait du Pape dans ses entreprises italiennes et, depuis la mort de Clément VII, privée du prestige des espérances, sa situation était difficile. Sans doute, ces parfaits gentilshommes, François Ier et ses fils, étaient incapables de lui tenir rigueur de leurs mécomptes, mais quelques-uns de leurs conseillers n'étaient pas aussi généreux. La première relation vénitienne où il soit question d'elle, en 1535, dit que son mariage avait mécontenté toute la France. Elle n'avait ni crédit, ni parti. Les haines religieuses et politiques ont pu seules imaginer beaucoup plus tard qu'en 1536, âgée de dix-sept ans, elle ait eu les moyens ou l'idée de faire empoisonner son beau-frère, le dauphin François, pour assurer la couronne à son mari. Le dauphin fut emporté probablement par une pleurésie, et son écuyer, Montecuculli, condamné à mort pour un crime imaginaire, n'avait de commun avec Catherine que d'être Italien.

Devenue par cet accident dauphine et reine en expectative, elle continua comme auparavant à ne laisser voir d'autre ambition que de plaire. Elle s'attachait à dissiper les préventions et à gagner les sympathies. Elle se montrait douce, aimable, prévenante. L'ambassadeur vénitien dit ce mot caractéristique: «Elle est très obéissante.» C'était un de ses grands moyens de séduction.

L'homme qu'après son mari elle avait le plus d'intérêt et qu'elle mit le plus de soin à gagner, ce fut le Roi, que d'ailleurs elle admirait beaucoup. Plus tard, quand elle gouverna le royaume, elle se proposa et proposa toujours à ses enfants la Cour et le gouvernement de François Ier comme le modèle à imiter. Le Roi-chevalier était aimable, et même en son âge mûr il restait pour les femmes le héros de Marignan et de Pavie. Des sentiments qu'il inspirait, on peut juger par la lettre que lui écrivirent les princesses de sa famille et l'amie chère entre les plus chères, la duchesse d'Étampes, en apprenant qu'il venait de prendre Hesdin aux Impériaux (mars 1537):

«Monseigneur, nostre joye indicible nous ouste l'esperist et la force de la main pour vous escripre, car combien que la prise de Hedin feust fermement espérée, sy (cependant) nous demeuroit-il une peur de toutes les choses qui pouvoient estre à craindre, sy très (tellement) grande que nous avons esté despuis lundy comme mortes; et, à ce matin, ce porteur nous a resuscitées d'une si merveilleusse consolation que après avons (avoir) couru les unes chés les aultres, pour annoncer les bonnes nouvelles, plus par larmes que par paroles, nous sommes venues ycy avesques la Royne, pour ensemble aller louer Celluy qui en tous vos afaires vous a presté la destre de sa faveur, vous aseurant Monseigneur, que la Royne a bien embrassé et le porteur et toutes celles qui participent à sa joye, en sorte que nous ne savons [ce] que nous faisons ny [ce] que nous vous escripvons».

Au nom de la Reine et des dames, elles le suppliaient de leur permettre d'aller le voir en tel lieu qu'il lui plairait.

«Car, disent-elles, avesques Sainct Tournas, nous ne serons contantes que nous n'ayons veu nostre Roy resuscité par heureuse victoire et très humblement vous en resuplions.

«Vos très humbles et obéissantes subjectes: Catherine, Marguerite (de France), Marguerite (de Navarre), Marguerite (de Bourbon-Vendôme, plus tard duchesse de Nevers), Anne (duchesse d'Étampes).76»

La lettre est trop jolie pour être de Catherine, bien qu'elle ait signé la première en sa qualité de dauphine; on y reconnaît la manière de la reine de Navarre, ce délicat écrivain; et comme elle traduit bien, avec l'adoration de la sœur, l'enthousiasme de ces jeunes femmes.

La favorite en titre, Anne de Pisseleu, duchesse d'Étampes, qui signait avec les princesses, était une de ces triomphantes beautés, le désespoir des reines et l'ornement de la Cour de France77. Catherine s'était liée avec elle, sachant que c'était une voie très sûre pour arriver au cœur du Roi. En sa vieillesse, comme elle avait souffert cruellement elle-même de la faveur d'une maîtresse, elle s'excusera sur la nécessité d'avoir autrefois fréquenté des dames de médiocre vertu. «Aystent (étant) jeune, j'avès un Roy de France pour beau-père, qui me ballet cet qui luy pleyset (baillait la compagnie qui lui plaisait) et me fallet l'aubeir et anter (hanter) tout cet qu'il avoyst agréable et l'aubeyr»78. Mais il ne semble pas que l'obéissance lui ait coûté. François Ier avait formé une petite bande «des plus belles gentilles et plus de ses favorites» avec lesquelles «se dérosbant de sa court, s'en partoit et s'en alloit en autres maisons courir le cerf et passer son temps». Catherine «fit prière au Roy de la mener tousjour quant et luy et qu'il luy fist cest honneur de permettre qu'elle ne bougeast jamais d'avec luy.» François Ier, qui «l'aymoit naturellement», l'en aima plus encore, «voyant la bonne volonté qu'il voyoit en elle d'aimer sa compagnie»79.

Note 76: (retour) Lettres de Catherine de Médicis, t. X, p. 1 et 2.
Note 77: (retour) Sur la duchesse d'Étampes, voir Paulin Paris, Études sur François Ier, 1885, t. II, p. 209 sqq.
Note 78: (retour) Lettres de Catherine de Médicis, t. VIII, p. 180.
Note 79: (retour) Brantôme, éd. Lalanne, t. VII, p. 344-345.

Elle se plaisait comme lui aux exercices de plein air. C'était un goût qu'elle tenait probablement des Médicis. Son oncle, Léon X, partait tous les ans pour les régions giboyeuses de Civita-Vecchia, de Corneto et de Viterbe avec ses cardinaux favoris, ses musiciens, sa garde et la troupe des piqueurs, rabatteurs et valets, en tout plus de trois cents personnes. Il traquait à cheval les bêtes sauvages, petites ou grandes, non quelquefois sans péril. Dans une de ces battues dont un poète de cour a célébré les incidents dramatiques, le cardinal Bibbiena avait tué d'un coup d'épée un sanglier qui fonçait sur le cardinal Jules de Médicis (le futur Clément VII); le Pape, assailli par un loup, avait été sauvé par les cardinaux Salviati, Cibo, Cornaro, Orsini; l'éloquent général des Augustins, Egidio de Viterbe, avait fait voir qu'il valait «autant par le bras que par la parole»80. Avant de quitter l'Italie, Catherine, déjà grande fille, a dû suivre des chasses. Autrement on ne s'expliquerait pas qu'aussitôt arrivée en France, elle ait montré l'ardeur dont parle Ronsard, peut-être avec quelque exagération poétique:

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