Catherine de Médicis (1519-1589)
Laquelle (Catherine) dès quatorze ans
Portoit au bois la sagette
La robe et les arcs duisans (convenant)
Aux pucelles de Taygette.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Toujours dès l'aube du jour
Alloit aux forêts en queste
Ou de reths tout à l'entour
Cernoit le trac d'une beste:
Ou pressoit les cerfs au cours;
Ou par le pendant des roches,
Sans chiens assailloit les ours
Et les sangliers aux dents croches81.
Elle abandonna la «sambue», sorte de selle en forme de fauteuil où les dames étaient assises de côté, les pieds appuyés sur une planchette, mais ne pouvaient aller qu'à l'amble, et elle introduisit l'usage, qu'elle avait déjà peut-être pratiqué en Italie, de monter à cheval comme les amazones d'aujourd'hui, le pied gauche à l'étrier et la jambe droite fixée à la corne de l'arçon82. Elle pouvait ainsi courir du même train que les hommes et les suivre partout. François Ier, grand chasseur, appréciait fort cette enragée chevaucheuse, que les chutes ne décourageaient pas. Elle ne renonça qu'à soixante ans à ce plaisir dangereux83.
Note 83: (retour) En 1545, dans une chasse au cerf, la haquenée qu'elle montait s'emballa et se précipita dans une cabane dont le toit était très bas. Elle fut désarçonnée et se blessa au côté droit. En 1563, elle tomba de cheval au sortir du château de Gaillon et se fit à la tête une blessure si profonde qu'il fallut la trépaner. Bernardino de Médicis, ambassadeur florentin, à Côme Ier 29 avril 1545. Desjardins, Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, t. III p. 158.--Lettre de Charles IX du 19 septembre 1563 et du cardinal de Lorraine du 2 octobre, dans Additions aux Mémoires de Castelnau, éd. Le Laboureur, 1731, t. II, p. 288-289.
Sa vive intelligence, à défaut de ses habitudes de complaisance, lui rendait facile de s'adapter aux goûts lettrés de cette Cour. Elle avait très bien appris le français que d'ailleurs elle écrivit toujours en une orthographe très personnelle et elle le parlait non sans une pointe d'accent exotique, dont elle ne parvint jamais à se débarrasser.
Il n'y a pas dans ses lettres une citation, une phrase latine84. Au lieu de l'expression courante in cauda venenum, elle emploie la forme française «en la queue gist le venyn». Ce n'est pas d'ailleurs la preuve qu'elle ignorât le latin85. Elle savait du grec. En 1544, l'ambassadeur de Côme, Bernardino de Médicis, bon lettré et l'un des fondateurs de l'Académie Florentine, écrivait qu'elle possédait cette langue «à stupéfier tout homme» (che fa stupire ogni uomo). Même en admettant que ce compatriote de la Dauphine, qui était aussi son arrière-petit-cousin à la mode de Bretagne, ait un peu exagéré, il doit y avoir dans cet éloge une part de vérité. Avait-elle commencé à étudier le grec en Italie? Bernardino ne le dit pas. Elle a bien pu l'apprendre en France où elle était depuis dix ans. Il est probable qu'elle eut pour maître notre grand helléniste Danès86.
Note 86: (retour) L'ambassadeur ne nomme pas Danès. Il dit simplement que des dix hommes très lettrés qui vont se réunir pour arrêter les articles à présenter au Concile de Trente, l'un est le maître de la Dauphine (Desjardins, III, p. 140, déc. 1544). Or nous savons d'autre part que Danès fut envoyé à ce Concile par François Ier et qu'il s'y distingua comme orateur. Voir Abel Lefranc, Hist. du Collège de France, Paris, 1893, p. 172. L'identification paraît donc légitime.
Un fait qui paraît bien établi, c'est sa culture scientifique. Elle est, dit François de Billon, dans Le Fort inexpugnable de l'Honneur du sexe féminin, 1555, réputée pour sa «science mathématique». Ronsard célèbre aussi en images poétiques «le comble de son savoir»:
Quelle dame a la pratique
De tant de mathématique?
Quelle princesse entend mieux
Du grand monde la peinture,
Les chemins de la nature,
Et la musique des cieux?
Ce qui probablement veut dire qu'elle était savante en géographie, en physique et en astronomie. C'était dans la famille royale une originalité. Elle se distinguait par là des autres princesses de la Renaissance française, qui étaient de pures lettrées.
Elle se lia étroitement--et ce sera pour la vie--avec Marguerite de France, plus jeune qu'elle et qui étudiait les anciens avec passion. Peut-être est-ce pour lui plaire qu'elle a commencé ou continué après son mariage l'étude du grec. Elle rechercha pour son intelligence et son crédit la sœur très chère du Roi, Marguerite d'Angoulême, âme tendre avec quelque mièvrerie, inquiète et joyeuse, conteur gaillard et poète mystique, claire en son réalisme et confuse en ses aspirations, et, malgré ces contrastes, ou même à cause d'eux, une des figures les plus attachantes de la Renaissance littéraire et religieuse du XVIe siècle. Catherine avait certainement lu ou entendu lire en manuscrit les Nouvelles de la Reine de Navarre, qui lui rappelaient un autre conteur célèbre, Boccace, Florentin celui-là. Elle et Marguerite de France résolurent d'écrire un recueil du même genre, idée d'imitation qui devait paraître à cette princesse de lettres une flatterie délicate. Aussi l'aimable femme s'en est-elle souvenue dans le Prologue de l'Heptaméron; et, vraiment généreuse, elle laisse croire que le projet de ses nièces était du même temps que le sien, ou même un peu antérieur, et n'avait d'autre modèle que Boccace; mais à la différence des Nouvelles du Décaméron, les leurs devaient être de «véritables histoires».
Toutes deux et le Dauphin «prosmirent» «... d'en faire chacun dix et d'assembler jusques à dix personnes qu'ils pensoient plus dignes de racompter quelque chose». Mais on se garderait de s'adresser à des «gens de lettres», car Henri, ce robuste garçon, à qui l'on n'a pas coutume de prêter tant de finesse, «ne voulloyt que leur art y fust mêlé, et aussy de peur que la beaulté de la rethoricque feit (fît) tort en quelque partye à la vérité de l'histoire.»
Les grandes affaires de François Ier et les occupations de la Dauphine firent «mectre en obly du tout ceste entreprinse»87. Quel malheur de n'avoir pas ce Brantôme en raccourci, moins les exagérations de crudité, un Triméron en trente nouvelles, sans embellissements romanesques, de la Cour et de la société au temps de François Ier. La correspondance restera l'unique œuvre littéraire de Catherine de Médicis88.
Catherine venait d'un pays où toutes sortes de poèmes étaient chantés à quatre, cinq, six ou huit voix, que les instruments soutenaient. En France même, la tradition des jongleurs, conteurs et chanteurs, ne s'était pas encore perdue, et les poètes contemporains, comme Mellin de Saint-Gelais, s'accompagnaient du luth autrement que par métaphore89. Quand Clément Marot eut rimé en français les trente premiers psaumes de David, les grands musiciens d'alors, Certon, Jannequin, Goudimel, s'empressèrent de les mettre en musique. Ces chants où le musicien et le poète ont chacun, à sa façon, traduit et souvent trahi la grandeur, la couleur et la passion de la poésie hébraïque, eurent à la Cour de François Ier un grand succès, mais moins d'édification que de mode.
Note 88: (retour) Sous le titre: Les Poésies inédites de Catherine de Médicis, Paris, 1885. M. Edouard Frémy a publié, dans une biographie d'ailleurs intéressante, des poésies qui ne sont pas de Catherine. Il suffit pour s'en convaincre de les lire sans parti pris. Les idées, les sentiments, la langue ne répondent pas à sa façon de sentir et de penser et l'indication des lieux est en désaccord avec ses itinéraires bien connus. C'est aussi l'avis de M. le Comte Baguenault de Puchesse. Je renvoie à sa solide démonstration, Revue des questions historiques, t. XXXIV, 1883, p. 275-279. Ces vers rappellent la manière de Marguerite de Navarre, et ils en sont probablement un pastiche.
L'amateur le plus ardent de cette musique sacrée, c'était le Dauphin, qui la faisait chanter ou la chantait lui-même «avec lucs (luths), violes, espinettes, fleustes, les voix de ses chantres parmi». Aussi les gens de son entourage, en bons courtisans, voulaient tous avoir leur Psaume, et s'adressaient au maître pour leur en trouver un qui répondit à leurs sentiments. Il s'était réservé pour lui le Psaume:
Bien heureux est quiconques
Sert à Dieu volontiers, etc.
et il en avait fait lui-même la musique. Catherine choisit le 141e90, dont le traducteur est inconnu:
Vers l'Éternel des oppressez le Père
Je m'en yrai...
Dans sa douleur de n'avoir pas d'enfant, après neuf ans de mariage, elle recourait à Dieu, comme à l'unique espérance. Mais le chant des Psaumes était si cher aux hérétiques qu'il en devint suspect. La Cour laissa les cantiques pour les «vers lascifs» d'Horace, qui, disait un réformé, «eschauffent les pensées et la chair à toutes sortes de lubricitez et paillardises»91.
Catherine, toujours déférente, fit fête aussi aux «chansons folles»92.
Ce n'est pas merveille qu'avec cette bonne volonté, elle ait réussi à retourner l'opinion. L'ambassadeur vénitien, Matteo Dandolo, disait dans sa Relation de 1542: «Elle est aimée et caressée du Dauphin, son mari, à la meilleure enseigne. Sa Majesté François Ier l'aime aussi, et elle est aussi grandement aimée de toute la Cour et de tous les peuples, tellement qu'à ce que je crois il ne se trouverait personne qui ne se laissât tirer du sang pour lui faire avoir un fils»93.
Note 92: (retour) Etait-ce la traduction ou des imitations du poète latin faites par des poètes de la Renaissance, ou les Odes même d'Horace, que l'on trouve déjà dans un livre publié à Francfort, en 1532, mises en musique à quatre voix, sur des airs populaires de l'époque: Melodiae in Odas Horatii, Et quaedam alia carminum genera, Francofordiae, 1532. (Catalogue de la Bibliothèque de feu M. Ernest Strœhlin, professeur honoraire à l'Université de Genève, publié par la librairie Emile Paul et Guillemin, Paris, 1912). Consulter P.-M. Masson, Les Odes d'Horace en musique au XVIe siècle, Revue musicale, 1906 (t. VI), p. 355 sq.
Elle craignait d'être répudiée comme stérile, depuis que son mari avait su par expérience qu'il pouvait avoir des enfants. En 1537, lors de sa campagne en Piémont avec le connétable de Montmorency, il connut à Moncallier (Moncalieri) une jeune fille, Philippa Duc, sœur d'un écuyer de la grande Écurie, Jean-Antoine, et eut d'elle une fille qu'il légitima plus tard sous le nom de Diane de France et maria à Hercule Farnèse, duc de Castro. Les anciens adversaires du mariage florentin crurent tenir leur revanche. «Il y eust, dit Brantôme, force personnes qui persuadèrent (c'est-à-dire conseillèrent) au Roy et à M. le Dauphin de la répudier, car il estoit besoing d'avoir de la lignée de France». Il assure que «ny l'un ny l'autre n'y voulurent consentir tant ils l'aymoient»94. Mais Brantôme n'était pas né en 1538 et ne parle que par ouï-dire. L'ambassadeur vénitien, Lorenzo Contarini, qui écrivait treize ans après la crise, rapporte au contraire que le beau-père et le mari étaient décidés au divorce, et que Catherine réussit à les fléchir. Elle alla trouver le Roi et lui dit que pour les grandes obligations qu'elle lui avait, elle aimait mieux s'imposer cette grande douleur que de résister à sa volonté, offrant d'entrer dans un monastère, «ou plutôt, si cela pouvait plaire à Sa Majesté, de rester au service de la femme assez heureuse pour devenir l'épouse de son mari»95.
François Ier, ému de sa peine et de sa résignation, lui aurait juré qu'elle ne serait pas répudiée. Mais elle appréhendait sans doute un retour offensif de la raison d'État. Elle employait tous les moyens pour avoir des enfants, prenant les remèdes des médecins, buvant les drogues que lui envoyait le Connétable, et recourant à l'expérience de sa dame d'atour, Catherine de Gondi, mère d'une nombreuse famille. Enfin, après dix ans de mariage, le 20 janvier 1544, elle mit au monde un fils, dont la naissance fit pleurer de joie le Roi et sa sœur Marguerite et fut célébrée à l'égal d'une victoire par Marot, Mellin de Saint-Gelais et Ronsard.
Une cause de chagrin qui s'éternisa, ce fut la passion de son mari pour Diane de Poitiers, veuve du grand sénéchal de Normandie, Louis de Brézé, une des plus grandes dames de la Cour. Henri avait en 1538, quand il se lia avec elle, dix neuf ans; elle en avait trente-huit, et pourtant il l'aima et jusqu'au bout lui resta fidèle de cœur.
On a imaginé que cet amour ne fut si durable que parce qu'il fut pur, une amitié amoureuse. Sans doute, les romans de chevalerie à la mode, l'Amadis des Gaules, qu'Herberay des Essars commença en 1540 à traduire ou à adapter de l'espagnol, et les autres Amadis de divers pays et en diverses langues qui suivirent, célèbrent, entre les paladins, ceux qui, chastes et constants, aiment en tout respect, adorent en toute humilité. Si cette littérature eut tant de succès, c'est qu'elle répondait peut-être à un réveil des idées chevaleresques et du culte de la femme.
La conception de l'amour dégagé de la servitude des sens, telle que l'expose Phèdre dans le Banquet et l'interprétation que donna Marsile Ficin de la doctrine de Platon, contribuèrent, plus encore que les romans, à élever les sentiments et à épurer les passions96. Le spiritualisme du philosophe grec et de son commentateur florentin, répandu par les traductions qui parurent à partir de 1540, eut pour centre d'élection l'entourage de Marguerite d'Angoulème «... Quant à moy, je puis bien vous jurer, dit un des personnages de l'Heptaméron, que j'ay tant aymé une femme que j'eusse mieulx aymé mourir que pour moy elle eust faict chose dont je l'eusse moins estimée. Car mon amour estoit tant fondée en ses vertus que, pour quelque bien que j'en eusse sceu avoir, je n'y eusse voulu veoir une tache»97. À travers ces nouvelles, qui sont pour la plupart très gaillardes, circule un fort courant d'idéalisme, et nul document ne prouve mieux le conflit dans la société polie d'alors entre les aspirations de l'esprit nouveau et la grossièreté des mœurs. Le «Pétrarquisme» des poètes de la Renaissance tendait aussi à spiritualiser la passion98.
Ce rêve sentimental avait ses dangers. Il menaçait le mariage, qui n'a pas l'amour pour unique ou même pour principal objet, et, à vrai dire, il ne se déployait à l'aise qu'en dehors de lui. Les plus raffinés, parmi ces admirateurs de Platon, n'estimaient pas suffisamment héroïque une constance qui serait, après un temps d'épreuve, payée de retour; ils voulaient un renoncement sans espoir et un sacrifice sans récompense. Ce serait un sacrilège de ravaler à son plaisir l'être à qui l'on avait dressé un autel et un culte. Mais la nature a ses exigences et la vie ses obligations. Aussi la morale romanesque, pour concilier le besoin d'idéal et les nécessités physiques ou sociales, admettait comme légitime qu'on eût une femme et une «parfaite amye», celle-là mère des enfants et continuatrice de la race, celle-ci inspiratrice de grandes et nobles pensées. L'attachement du mari de Catherine pour Diane de Poitiers serait l'exemple le plus illustre, quoique rare, de ce compromis amoral du temps.
Voilà la thèse que j'ai fortifiée de mon mieux, comme si je l'avais adoptée. Et voici maintenant les témoins. Les Français sont récusables. Suivant les temps et les intérêts de parti, ils se sont déclarés pour ou contre la vertu de Diane. Pendant le règne de François Ier, les partisans de la duchesse d'Étampes, favorite du Roi, ne se firent pas faute d'incriminer les mœurs de la favorite du Dauphin. Après l'avènement d'Henri II, l'éloge de la vertu de Diane fut de règle: diffamation ou louange qu'il y a lieu de tenir pour également suspecte. Il n'est pas nécessaire de demander si Brantôme, qui enregistre avec tant de plaisir l'histoire et la légende amoureuse du XVIe siècle, pouvait croire à l'innocence des rapports d'Henri II et de la favorite. Mais les étrangers et même les Vénitiens, d'ordinaire si bien informés, ne sont pas d'accord sur la nature de cette liaison. Marino Cavalli, qui fut ambassadeur de la République en France en 1546, pense que le Dauphin était peu adonné aux femmes (en quoi il se trompait) et qu'il s'en tenait à la sienne. Pour ce qui est de la «Grande Sénéchale», il se serait contenté de son «commerce» et «conversation». Celle-ci aurait entrepris de l'«instruire», le «corriger», l'«avertir» et l'«exciter ... aux pensées et actions dignes d'un tel prince»99. Elle serait parvenue à lui inspirer de meilleurs sentiments pour sa femme, et à faire de lui un bon mari. C'est le rôle de la «parfaite amie» dans ces sortes de ménages à trois des romans de chevalerie. Cavalli n'affirme pas pourtant que Diane ne fût que l'Égérie du Dauphin. Lorenzo Contarini, qui, en 1551, résume l'histoire intérieure de la Cour de France, rapporte que, d'après le bruit public, Diane a été la maîtresse de François Ier et de beaucoup d'autres avant de devenir celle du Dauphin100. Giovanni Soranzo, dans une relation de 1558, ne parle que de sa liaison avec Henri, dauphin et roi. Il dit qu'elle a été très belle, qu'elle avait été grandement aimée, et que l'amour était resté le même (elle était alors dans sa soixantième année), mais «qu'en public il ne s'est jamais vu aucun acte déshonnête»101.
C'est probablement la vérité. Henri aimait beaucoup les dames, et se plaisait «à aller au change». Si Brantôme dit vrai, ses nombreuses expériences lui auraient permis un jour de faire par comparaison un éloge fort indiscret de sa femme. Ses poètes favoris étaient Lancelot de Carles et Mellin de Saint-Gelais, qui ne sont pas des chantres de l'amour transi. Mais il est vrai qu'il n'aimait pas le scandale et se débarrassait vite des femmes qui, glorieuses de son choix, faisaient, comme dit Catherine, «voler les éclats» de leur faveur. Aussi donna-t-il congé à une grande dame écossaise, Lady Fleming102, qui, ayant eu de lui un enfant, affectait les prétentions d'une maîtresse en titre. Et cependant il reconnut le fils qu'il avait eu d'elle, Henri d'Angoulême, comme il avait reconnu Diane de France, la fille de Philippa Duc. S'il n'a pas avoué l'enfant de Nicole de Savigny103, c'est peut-être que la mère étant mariée, l'attribution de paternité restait douteuse. Il a eu bien d'autres caprices qui n'ont pas laissé de traces.
Note 103: (retour) Cependant l'abbé Pierfitte dit que Nicole de Savigny eut cet enfant d'Henri II avant d'épouser son cousin Jean II de Ville, baron de Saint-Rémy. Mais alors pourquoi Henri II n'a-t-il pas légitimé le fils de cette maîtresse, une dame noble, et pourquoi celui-ci s'appelle-t-il Henri de Saint-Rémy, un titre qui appartenait au mari de sa mère? Abbé Pierfitte, Journal de la société d'archéologie de Lorraine, 1904, p. 101 et note 1 de la page 102.--C'est de cet Henri de Saint-Rémy, qui fut gentilhomme ordinaire d'Henri III, que descendait la fameuse comtesse de Lamotte-Valois, l'aventurière de l'affaire du Collier.
Est-il vraisemblable que cet homme de tempérament amoureux ait, dans l'ardeur de sa jeunesse, adoré de loin Diane de Poitiers, cette beauté savoureuse, alors dans l'épanouissement de sa maturité?
S'il ne l'avait pas aimée d'amour, lui aurait-il écrit pendant qu'elle était absente: «Je croy que pourés asés panser le peu de plésyr que j'aré (aurai) à Fontainebleau sans vous voyr, car estant ellongné de sele de quy dépant tout mon byen, il est bien malésé que je puysse avoir joye».--«Je ne puis vivere (vivre) sans vous».--Et il signe «Seluy qui vous ayme plus que luy mesmes».--«Vous suplye avoyr toujours souvenance de celuy qui n'a jamés aymé ni n'aymera jamés, que vous». Elle est, comme il le lui dit en vers, «sa princesse», la «dame roine et maistresse» de la «forteresse» de sa «foi», une «déesse», de qui il avait craint qu'elle «ne se voulut abeser» (abaisser) jusqu'à faire «cas» de lui104. Il avait, en 1547, quand il succéda à son père, vingt-huit ans. L'agent du duc de Ferrare savait qu'il allait à toute heure, après dîner, après souper, voir la Sénéchale. L'ambassadeur de Charles-Quint, Saint-Mauris, qui avait intérêt à renseigner son gouvernement sur les influences de la nouvelle Cour, avait appris d'Éléonore d'Autriche, veuve de François Ier, des détails qu'elle tenait de Mme de Roye, une très grande dame, dont le prince de Condé épousa plus tard la fille. Tous les jours le jeune Roi, qui s'était empressé de faire Diane duchesse de Valentinois, allait lui rendre compte des affaires importantes qu'il avait traitées avec les ambassadeurs étrangers ou ses ministres. Et puis après, «il se assiet au giron d'elle avec une guinterne (cithare) en main de laquelle il joue et demande souvent au Connétable, s'il y est, ou à Omale (François de Guise, alors duc d'Aumale) si led. Silvius (Diane) n'a pas belle garde touchant quant et quant les tetins et la regardant ententivement comme homme surprins de son amitié»105. Diane minaudait, protestant «que désormais elle sera ridée».
Note 105: (retour) Lettre de Saint-Mauris à sa Cour, Revue Hist., t. V, 1877. p. 112.--Contre la «thèse ingénieuse reprise récemment» des amours platoniques d'Henri II avec Diane, voir d'autres références dans le livre de M. Lucien Romier, Les Origines politiques des guerres de religion. t. I, 1913: Henri II et l'Italie, (1547-1555). p. 26, note 1.
Quelle adoration et qui s'accorde si bien avec ses lettres d'amant humble et tendre! Pour qu'il lui ait gardé jusqu'à la mort le même amour, et comme une sorte de reconnaissance émue, il faut bien qu'elle ne l'ait pas rebuté dans la crise de désir de sa jeunesse; et peut-être qu'éprise elle-même--elle avait en 1538, quand il la connut, près de quarante ans, l'âge des grandes passions,--elle se soit donnée et abandonnée.
La principale intéressée, Catherine n'avait aucun doute sur la nature des rapports de son mari avec Diane. Elle dissimula la haine que lui inspirait la maîtresse en titre tant que vécut Henri II, et même après la mort du Roi elle s'abstint, par respect pour sa mémoire, de trop vives représailles. Mais elle n'oubliait pas. Veuve depuis vingt-cinq ans, elle remontrait à sa fille, la reine de Navarre, dans une lettre du 25 avril 1584, qu'elle ne devait pas caresser les maîtresses de son mari, car celui-ci pourrait croire que, si elle se montrait si indulgente, c'est qu'elle trouvait son contentement ailleurs. Et, allant au-devant de l'objection probable, elle ajoutait: [Qu'elle] (ma fille) «ne m'alègue [mon exemple] en sela; car cet (si) je fesé bonne chère à Madame de Valentinois, c'estoyt le Roy (à cause du Roi) et encore je luy fésèt tousjour conestre (au Roi) que s'estoyt à mon très grent regret: car jeamès famme qui aymèt son mary, n'éma sa p...., car on ne le peust apeler aultrement, encore que le mot souyt vylayn à dyre à (par) nous aultres»106.
Il est possible qu'au déclin de son automne, la favorite, intelligente et avisée, comme on le voit par ses lettres, ait compris qu'un tel attachement, pour durer toujours, devait changer de nature. Elle pouvait craindre, à mesure que la différence d'âge apparaissait mieux, le ridicule et la désaffection.
Le rôle d'amie, prôné par les doctrines littéraires et sentimentales du temps, la gardait de ce risque. Ce fut dès lors, pour les courtisans et les poètes qui voulaient plaire, une vérité établie que Diane, plus belle qu'Hélène et plus chaste que Lucrèce, était chérie du Roi, dit Ronsard, «comme une dame saige, de bon conseil et de gentil couraige». Mais le souvenir de la possession, si la possession a cessé, resta si vif chez Henri II que, pour expliquer l'empire sans limite ni terme de cette femme qui n'était plus jeune sur cet homme qui l'était encore, le grave historien De Thou admet l'emploi de moyens magiques, le charme d'un maléfice.
Catherine avait pour l'infidèle, son mari et son roi, une tendresse mêlée de respect. Plus tard, au commencement de sa régence, en pleine période d'incertitude et de trouble (7 décembre 1560) elle rappelait à sa fille Élisabeth, reine d'Espagne, le temps où, disait-elle, je n'avais «aultre tryboulatyon que de n'estre asés aymaye (aimée) à mon gré du roy vostre père qui m'onoret plus que je ne mérités, mais je l'aymé tant que je avés toujours peur»107. Elle avait toujours souffert du partage, et quand Henri fut devenu roi, elle en souffrit plus encore, mais pour d'autres raisons. Henri II était aimable et plein d'égards pour sa femme. A son avènement, il lui avait assigné deux cent mille francs par an et retenu à son service «trop plus de femmes qu'il n'y avoit du vivant du feu roy, que l'on dit excéder d'un tiers»108. Mais personne n'ignorait que Diane avait la première place dans son cœur et sa faveur. Lorsqu'il fit son entrée solennelle à Lyon, en 1548, 23 septembre, les consuls, bons courtisans, imaginèrent de le faire recevoir, au portail de Pierre Encize, par une Diane chasseresse, qui menait en laisse un lion mécanique «avec un lien noir et blanc», les couleurs de la favorite109. Une Diane figurait aussi au fronton de l'arc triomphal dressé à la porte du Bourg-Neuf. Le lendemain, quand la Reine fit son entrée (24 septembre), la Diane arriva encore avec son automate qui «s'ouvrit la poitrine montrant les armes» de Catherine «au milieu de son cœur, et, à l'heure», elle «luy dit quelques vers». La Reine «lui ayant fait la révérence» passa outre et s'attarda ailleurs à des symboles plus plaisants. Dans les fêtes que donna le cardinal Jean du Bellay à Rome pour la naissance du quatrième enfant du roi (en mars 1549) un défilé de nymphes précéda le tournoi. «Desquelles, raconte Rabelais, témoin oculaire, la principale, plus éminente et haute de toutes autres représentant Diane portoit sur le sommet du front un croissant d'argent, la chevelure blonde esparse sur les épaules, tressée sur la teste avec une guirlande de lauriers, toute instrophiée de roses, violettes et autres belles fleurs»110. Lors du sacre de la Reine à Saint-Denis (juin 1549), Diane de Poitiers marchait à sa suite en compagnie des princesses du sang111.
Note 111: (retour) On sait que les reines étaient sacrées, quelquefois longtemps après les rois, et non à Reims, mais à Saint-Denis. Le récit du sacre par Simon Renard, ambassadeur de Charles est en appendice, p. 245, dans le livre de M. de Magnienville, Claude de France, duchesse de Lorraine. Paris, 1885.
La favorite et un favori, Anne de Montmorency, accaparaient le pouvoir et tenaient la Reine à l'écart des affaires. C'était, explique le Vénitien Contarini, parce que, malgré sa sagesse et sa prudence, «elle n'étoit pas l'égale du roi ni de sang royal». Mais n'en pouvait-on pas dire autant de la toute-puissante maîtresse? Les poètes et les courtisans arrangèrent l'histoire. Ronsard mettant en scène le dieu fluvial du Clain, un petit cours d'eau qui passe à Poitiers, lui faisait prédire à l'ancêtre de la maison des Poitiers une descendance royale. Il apparentait probablement de parti pris et confondait avec intention les comtes de Valentinois, la grande famille dauphinoise d'où Diane était issue, avec les anciens souverains du pays, les Dauphins de Vienne, qui se sont constitués, pour ainsi dire, par adoption une lignée royale, en léguant leur titre avec leurs domaines au fils aîné du roi de France. On imagine combien Catherine devait souffrir de voir exalter l'origine de la favorite et rabaisser la sienne. Et cependant, pour complaire à son mari, elle dissimulait sa jalousie et même faisait bonne grâce à sa rivale.
Les égards même que la favorite lui montrait ne devaient pas la lui rendre plus chère. Diane s'occupait des enfants royaux comme s'ils étaient siens. Elle servit à la Reine de garde-malade. Souvent, dit une relation vénitienne de 1551, elle envoyait le Roi coucher avec elle. Mais c'était une attention humiliante et qui n'était pas désintéressée. Sans doute elle aimait mieux qu'il prît son plaisir en lieu légitime que de courir les aventures, où, entre autres risques, il pouvait rencontrer une nouvelle passion. Les deux femmes s'étaient unies contre Lady Fleming112.
Le grand amour de Catherine apparaît surtout dans la correspondance, quand son mari fait campagne. Henri II, à l'exemple de François Ier, s'était allié avec les protestants d'Allemagne contre Charles-Quint et, pour prix de son concours, il avait obtenu d'occuper Metz, Toul et Verdun, ces trois évêchés de langue française, qui étaient membres du Saint-Empire (traité de Chambord, 15 janvier 1552)113. Il alla lui-même en prendre possession avec une armée que commandait son ami de cœur, le connétable de Montmorency, et il y réussit presque sans coup férir114.
Note 112: (retour) Toutefois, il me paraît invraisemblable, malgré l'affirmation de l'agent ferrarais Alvarotti (Romier, t. I, p. 85 et note), que Diane, ayant guetté Henri II, qui se rendait de nuit chez Lady Fleming, lui ait reproché de déshonorer la reine d'Ecosse, Marie Stuart, sa future belle-fille, en lui donnant une p..... pour gouvernante.
La Cour avait suivi de loin. A Joinville, en Champagne, Catherine tomba malade, en fin mars 1552, d'une fièvre pourpre dont elle faillit mourir. Le médecin Guillaume Chrestien affirme qu'elle fut sauvée par les soins et les prières de Diane. Mais Diane elle-même indique, avec peut-être quelque ironie, un meilleur remède: «Vous puys asseurer, écrivait-elle au maréchal de Brissac (4 avril 1552), que le Roi a fait fort bien le bon mari, car il ne l'a jamais abandonnée»115. En cet extrême danger, Henri II se montra pour sa femme si attentif et si tendre, qu'on en fut, écrit le 5 avril l'agent du duc de Ferrare, «stupéfié»116. Mais cette crise d'affection dura aussi longtemps que la fièvre.
Pendant cette campagne, et pendant les deux qui suivirent, en 1553 et 1554, le Roi fut souvent absent de la Cour. Catherine alors s'habillait de noir et de deuil et obligeait son entourage à faire comme elle. «Elle exhorte chacun, rapporte Giovanni Cappello, à faire de très dévotes oraisons, priant Notre Seigneur Dieu, pour la félicité et la prospérité du Roi absent»117. Michel de l'Hôpital, alors chancelier de Marguerite de France, duchesse de Berry, disait en vers latins au cardinal de Lorraine, qui avait suivi le Roi dans ce voyage d'Austrasie. «Que s'il te plaît peut-être de savoir ce que nous devenons, ce que fait la Reine, si anxieuse de son mari, ce que font la sœur du Roi et sa bru, et Anne (d'Este) la femme de ton frère, et toute leur suite impropre à porter les armes, sache, que par des prières continuelles et par des vœux, elles harcèlent les Puissances célestes implorant le salut pour vous et pour le Roi et votre retour rapide après la défaite des ennemis»118.
La femme et la maîtresse faisaient au Connétable, chef de l'armée, les mêmes recommandations. Veillez sur le Roi, écrit Diane, «car il ly a bien de quoy le myeux garder que jamès, tant de poyssons (poisons) que de l'artyllerye»119. Battez les ennemis, écrit Catherine (août 1553), mais tenez le Roi loin des coups, «car s'il advient bien come je m'aseure tousjour, l'aunneur et le byen lui en retournera; s'yl advenet aultrement, [le Roi] n'y estant point, le mal ne saret aystre tieul (saurait être tel) que y ne remedyé (vous n'y remédiiez). Je vous parle en femme.» Peu lui importe le reste, «pourvu que sa personne n'aye mal»120. Les lettres de la maîtresse semblent d'une épouse, inquiète sans doute, mais sûre de l'affection de l'absent; celles de la femme sont d'une maîtresse amoureuse. Catherine écrit à la duchesse de Guise, qui a rejoint son mari à l'armée: «Plet (plût) à Dyeu que je feusse aussi byen aveques le myen»121. Elle est irritée contre Horace Farnèse, duc de Castro, le mari de Diane de France, qui venait de capituler dans Hesdin, après avoir reçu d'ailleurs un coup d'arquebuse dont il mourut: «J'é grand regret qu'i (Horace Farnese) ne l'eut [reçu] avant rendre Hédin.» Ce n'est pas qu'elle paraisse sensible à la perte de cette place forte; mais Henri II étant retenu à la frontière pour la couvrir contre l'ennemi. Horace Farnese est «cause, dit-elle, de quoy je ne voy point le Roy»122.
Mais lui n'est pas à l'unisson. Diane parait informée jour par jour des événements; mais Catherine reste longtemps sans l'être. Elle apprend en juin 1552, par l'entourage de son mari, qu'elle va se rapprocher de l'armée et se rendre à Mézières. «Mes, dit-elle, je ne m'an ause réjeuir pour n'an n'avoyr heu neul comandemant du Roy»123. Elle se plaint quelquefois de ne pas recevoir de réponse à ses lettres. Henri II laisse tomber la correspondance, peut-être pour éviter les effusions conjugales. Il n'aime que Diane et Montmorency, et c'est à eux qu'il réserve ses déclarations d'amour. Catherine en est réduite à demander de ses nouvelles à tout le monde et à se recommander par intermédiaire à sa bonne grâce. Elle multiplie les lettres au Connétable, qu'elle prie de dire au Roi la passion qu'elle a pour son service et pour sa personne. «Mon conpère, lui écrit-elle, fin juin 1552, je vis arsouyr set que me mandès teuchant ma maladye, mès y fault que je vous dye que se n'é pas l'eau qui m'ay fayst malade, tant come n'avoyr point dé novelles deu Roy, car je pansès que luy et vous et teu le reste ne vous sovynt plulx que je aystès ancore en vie: aseuré vous qu'il n'i a sayrayn qui me seut fayre tant de mal que de panser aystre aur de sa bonne grase et sovenance; par quoy, mon conpère, set désirés que je vive ay sauy sayne antertené m'i le plulx que pourès et me fayste savoir sovant de ses novelles; et vela le meilleur rejeyme que je sarès tenir»124.
Note 124: (retour) Ibid., Voici cette lettre en orthographe moderne:«Mon compère, je vis hier soir ce que [vous] me mandez touchant ma maladie, mais il faut que je vous die (dise), que ce n'est pas l'eau (l'humidité du soir), qui m'a faite malade, tant comme [de] n'avoir point des nouvelles du Roi, car je pensais que lui et vous et tout le reste, [il] ne vous souvînt plus que j'étais encore en vie: assurez-vous qu'il n'y a serein qui me sût faire tant de mal que de penser être hors de sa bonne grâce et souvenance; par quoi mon compère, si [vous] désirez que je vive et sois saine (bien portante), entretenez-m'y (en la bonne grâce du Roi), le plus que [vous] pourrez et me faites savoir souvent de ses nouvelles; et voilà le meilleur régime que je saurais tenir».
Dans une autre lettre au Connétable (6 mai 1553), elle s'excusait de ne rejoindre son mari que le lendemain. Mais la lettre du Roi portait qu'elle devait venir le plus tôt qu'elle pourrait avec toute la compagnie, ses enfants compris. S'il lui eût écrit d'arriver tout de suite, elle n'aurait pas manqué de partir seule, même sans chevaux. Ce n'était qu'un retard d'un jour, et cependant elle s'en justifiait comme d'une faute, protestant que «... Dieu mercy, depuis que j'ay l'onneur de lui estre (au Roi) ce que je luy suis, je n'ay jamais failly de faire ce qu'il m'a commandé, m'aseurant qu'il me faict cest honneur de le croire ainsi dans son cueur, [ce] qui me faict estre contante et m'aseurer que j'aye cest heur que d'estre en sa bonne grace et qu'il me cognoist pour telle que je luy suis.»
Elle revient plusieurs fois, comme pour s'en bien convaincre elle-même, sur cette assurance où elle est de n'être «jamais esloignée» de sa bonne grâce, ajoutant pour le Connétable «tant plus quen (d'autant plus quand) je sçay qu'estes auprès de luy qui estes et faictes profession d'homme de bien125.»
Comme elle craint de déplaire! Et cependant, à la même époque, elle montrait quelque velléité de rompre avec ses habitudes d'effacement. Elle osa se plaindre de la façon dont le Roi, partant en campagne, avait organisé le gouvernement126. Il l'avait déclarée régente (25 mars 1552), mais au lieu de lui conférer pleine et entière autorité, comme c'était l'usage et comme il le lui avait promis, elle se découvrit pour compagnon le garde des sceaux, Bertrandi, une créature de Diane. Ainsi que l'écrivait au Connétable le sieur du Mortier, Conseiller au Conseil privé, c'est Bertrandi lui-même qui avait fait réformer le pouvoir de la Reine, lors de la première lecture qui en fut faite au Roi, «pour s'y faire adjouster au lieu même qu'il est nommé»127, hardiesse qu'assurément, on peut le croire, il ne se fût pas permise s'il n'y avait été poussé par la toute-puissante favorite. En outre, les affaires occurrentes devaient être délibérées avec «aucuns grands et notables personnages» du Conseil privé, qui donneraient leur «avis pour y pourvoir». Ainsi la Régente partageait avec le garde des sceaux la présidence du Conseil privé, et dans le Conseil les décisions seraient prises à la majorité des voix. Pour plus de complication, Catherine était autorisée--avec l'avis du Conseil--à lever les troupes que le besoin requerrait pour la défense du royaume; et l'Amiral de France--c'était alors Claude d'Annebaut128--avait charge lui aussi de s'occuper des mêmes choses concernant le fait de la guerre, dont il lui serait toujours «conféré et communiqué». L'Amiral ne savait comment concilier ses attributions avec celles du Conseil privé et du Garde des sceaux.
Note 126: (retour) En 1548, elle n'avait pas protesté quand Henri II, passant en Piémont, laissa à Mâcon le cardinal de Lorraine, le duc de Guise, le chancelier (Olivier), le seigneur de Saint-André et l'évêque de Coutances (Philippe de Cossé-Brissac), pour entendre avec elle à ses affaires de deçà (lettre du 27 juillet 1548). Il est possible, contrairement à ce que pense M. Romier (Bibliothèque de l'École des Chartes, t. LXX, p. 431-432), qu'il ne s'agisse pas ici d'un véritable Conseil de régence, mais simplement d'un Conseil d'expédition des affaires courantes pendant l'absence du Roi. En tout cas, Catherine n'y avait que sa place sans spécification de pouvoirs, et cependant elle ne s'était pas plainte.
Le Connétable, ce vieux renard, avait refusé, sous quelque prétexte, de communiquer ce pouvoir à la Reine; et ce fut sur ces entrefaites qu'elle tomba malade à Joinville. Quand elle fut rétablie, elle demanda de le lui apporter, désir de convalescente qu'il fallut satisfaire. «Et alors, en se souriant, a dit qu'en aucuns endroits on luy donnoit beaucoup d'autorité, et en d'autres bien peu, et que quand ledit pouvoir eust esté selon la forme si ample qu'il avait pleu au Roy de luy dire qu'il estoit, elle se fust toutefois bien gardée d'en user autrement que sobrement, et selon ce que ledit seigneur luy eust fait entendre son intention en particulier, soit de bouche ou par écrit, car elle ne veut penser qu'à luy obéir....»
Elle faisait remarquer à du Mortier que Louise de Savoie «eut une ampliation telle que l'on n'y eust sceu rien adjouster; et de plus elle n'avoit point de compagnon comme il semble que l'on luy veuille bailler Monsieur le Garde des Sceaux qui est nommé audit pouvoir». Elle notait aussi que, dans une autre clause, le Roi disait qu'il emmenait avec lui «tous les Princes de ce royaume». Il s'ensuivrait donc que «s'il fust demeuré aucuns desdits princes par deçà, elle n'y eut pas été régente». Et toujours en protestant qu'elle n'eût jamais usé du pouvoir le plus ample «autrement qu'il eust plu audit Seigneur», elle se refusait à faire publier la déclaration de régence «es Cours de Parlement ny Chambre de Comptes», car elle «diminueroit plus qu'elle n'augmenteroit de l'authorité que chacun estime qu'elle a, ayant cet honneur d'estre ce qu'elle est au Roy.» D'Annebaut, du Mortier tentèrent sans succès de la ramener. Du Mortier, qui au fond était de son avis, écrivit au Connétable de décider le Roi «à mettre en termes généraux les particularitez contenues audit pouvoir»129.
Le Connétable répondit qu'il fallait qu'il fût publié. Doucement elle insista «... Quant à set (ce) que me mandès de mon pouvoir, je suys bien ayse, puisqu'i (il) fault qui (qu'il) souyt (soit) veu, qui (qu'il) souyt de façon que l'on conese que set que me mandés ay (est) vrai que je suys an la bonne grase deu Roy»130. Probablement, pour en finir, Henri lui écrivit, et la voilà contente, «car, écrit-elle au Connétable, j'é aystés an grant pouyne (peine) pour la longueur deu temps qui l'y avest que n'en avés seu (eu de lettres), par quoy je vous prye si ledist signeur et vous avés anvye que je ne retombe poynt malade que je aye le byen d'an savoir (avoir) plux sovant»131.
Et aussitôt elle s'empresse. Elle annonce au Connétable que tous ceux du Conseil ont été d'avis que l'Amiral devait demeurer ici jusqu'à ce que le Roi en eût ordonné autrement. «Par quoy mandé nous vystement sa volonté, afin que ne fasyon (fassions) faulte à l'ensuyvre.» Elle met avec joie la main à l'administration. «Mon compère, écrit-elle au Connétable, vous verrez par la lectre que j'escris au Roy que je n'ay pas perdu temps à apprendre l'estat et charge de munitionnaire»132.
Mais, pour tout remerciement, Montmorency la rabroua: «Il me semble estant ledit seigneur (Roy) si prochain de vous qu'il sera doresnavant que vous ne devez entrer en aucune despense ny plus faire ordonnance d'autres deniers sans premièrement le luy faire sçavoir et entendre son bon plaisir»133.
Ses initiatives inquiétaient. Pour la première fois, elle laissait voir le désir assurément légitime de tenir son rang. Sa prétention d'être régente pour tout de bon, et cette passion d'activité, c'était une révélation. Une Catherine apparaît que la Cour ne soupçonnait pas. La femme d'État perçait sous l'épouse obéissante.
Dans les affaires italiennes, elle montre à la même époque la même volonté d'intervenir. À son départ pour la France, Alexandre de Médicis était depuis deux ans duc héréditaire de Florence, par la grâce de Clément VII et de Charles-Quint et le consentement du peuple. Elle n'aimait guère ce frère bâtard, estimant peut-être qu'il occupait une place où elle se croyait, comme fille légitime, plus justement destinée. Quand la nouvelle survint qu'il avait été assassiné par un de leurs cousins, Lorenzino de Médicis (5 février 1537), elle prit la chose si doucement, racontait la reine de Navarre à un agent florentin, «que mieux ne se pouvait imaginer»134. Alexandre ne laissait pas d'enfant. Un Médicis, d'une branche cadette, intelligent et énergique, Côme, fils de Maria Salviati et de Jean des Bandes Noires, l'ancien compagnon de jeux de Catherine, accourut à Florence et se fit reconnaître pour chef par le peuple, et quelques mois après par l'Empereur. François Ier n'eut pas même le temps de décider s'il ferait valoir les droits de sa bru ou travaillerait à rétablir la République. L'oncle de Catherine, le fameux banquier Philippe Strozzi, souleva les ennemis du nouveau duc; mais il fut vaincu à Montemurlo (1538) et enfermé dans une prison où il mourut, non sans soupçon d'aide.
François Ier avait gardé rancune à Côme de son bonheur et de ses attaches avec Charles-Quint. Il refusa d'accorder à son ambassadeur la préséance sur celui de Ferrare135. Henri II, qui pouvait se prévaloir des droits de sa femme, était encore plus mal disposé136. Entre tous les fuorusciti (bannis), napolitains, milanais, génois, etc., que la Cour de France recueillait pour s'en servir dans ses entreprises italiennes, il montrait une particulière faveur aux Florentins. «La mauvaise volonté du Roi envers vous, écrivait à Côme son ambassadeur à Rome, vient de ce que vous avez servi et servez l'Empereur... et de ce que vous êtes maître de cet État de Florence auquel aspire Sa Majesté très Chrétienne»137.
Note 135: (retour) Eletto Palandri, Les négociations politiques et religieuses entre la Toscane et la France à l'Époque de Cosme Ier et de Catherine de Médicis (Recueil de travaux publiés par les membres des Conférences d'histoire et de philologie de l'Université de Louvain), Paris, Picard, 1908, p. 41 sqq.
Pendant le règne de François Ier et les premières années de celui d'Henri II, Catherine affecta de rester étrangère à ce conflit des puissances. Elle avait des revendications à faire valoir sur les propres de son frère Alexandre et ne tenait pas à se brouiller avec le souverain de la Toscane; elle entretenait une correspondance amicale avec lui et faisait gracieux accueil aux ambassadeurs qu'il envoyait de temps à autre en France pour tenter un rapprochement.
Elle disait, en 1539; à l'un d'eux, l'évêque de Saluces, Alfonso Tornabuoni qu'elle se recommandait à Côme et à la mère de Côme, Maria Salviati, et que si elle avait occasion de rendre service au Duc elle le ferait de bon cœur, «comme pour son propre frère, car elle tient Votre Excellence pour tel, et elle m'a donné commission de le lui dire de sa part»138. Lors du règlement de l'affaire de préséance, elle en écrivit à Côme ses regrets: «Je veodré (voudrais) que lé choses feusent pasé autrement, et sy je use plulx pleusant esté (et si j'eusse été plus puissante)»139. Elle reçut l'ambassadeur Ricasoli, lorsqu'il vint féliciter Henri II sur son avènement «avec une bénignité (dolcezza) et une démonstration d'affection qui ne se peut redire»140. Mais Côme, un Médicis aussi fin qu'elle et qui savait la valeur des compliments, ne croyait pas à tant d'amour.
Elle était entourée de fuorusciti ardents à qui la maison de son maître d'hôtel, le poète Luigi Alamanni, servait de «synagogue». Elle prit en 1552 pour dame d'atour Maddalena Bonaiuti, femme d'Alamanni, qui lui peignait en noir (sinistramente) le gouvernement de Florence141. Ses cousins, Pierre, Léon, Robert et Laurent Strozzi, avaient leur père Philippe à venger. Ils cherchaient partout des ennemis à Côme et n'y épargnaient ni peine ni argent. Robert faisait fructifier les capitaux de la famille dans ses banques de Rome et de Lyon: Laurent était d'Église; Léon, chevalier de Malte; Pierre avait essayé du service de l'Empereur avant de passer à celui du roi de France. C'était un condottiere de race, brave, aventureux, haut à la main, et si lettré qu'il pouvait traduire en grec les Commentaires de César. Il avait épousé Laudomia (ou Laudomina) de Médicis, la sœur du meurtrier d'Alexandre. Catherine avait pour ce cousin à mine rébarbative une préférence marquée. Lorsqu'il avait rejoint François Ier au camp de Marolles142 «avec la plus belle compagnie qui fut jamais veue de deux cens harquebuziers à cheval les mieux montez, les mieux dorez et les mieux en poinct qu'on eust sceu voir», la Dauphine, «qui estoit cousine dudict sieur Estrozze qu'elle aymoit, s'en cuyda perdre de joye, raconte Brantôme, pour voir ainsi son cousin parestre et faire un si beau service au roy et le tout à ses propres despans»143. Sans imaginer qu'elle l'ait aimé au sens où se plait à l'entendre l'historien des Dames galantes, il faut que son affection ait été bien vive pour se manifester avec un éclat presque compromettant.
C'était bien le serviteur qu'il lui fallait, entreprenant et fidèle. Au nom de la liberté, ce fils du vaincu de Montemurlo pouvait soulever contre Côme les partisans de Catherine et ceux de la République. Henri II, qui avait mêmes vues sur lui, le nomma, aussitôt après son avènement, capitaine général de l'infanterie italienne144. Il le fit chevalier de l'Ordre le jour de son sacre. Strozzi, si cher à la Reine, avait eu le talent de plaire à la favorite, à un favori, le maréchal de Saint-André, et aux Guise. Mais Montmorency le considérait comme un aventurier, et son crédit était grand.
La défiance du Connétable parut justifiée par la conduite du frère de Pierre, Léon, qui commandait les galères du Levant. C'était quelques mois avant la campagne d'Austrasie et l'occupation des Trois-Evêchés. Henri II avait pris parti pour les Farnèse, que le pape Jules III voulait dépouiller du duché de Parme, un fief de l'Église romaine, pour en investir l'Empereur, et il les soutenait d'hommes et d'argent145. Pendant ces premières hostilités, Léon, qui avait été, par intrigue ou pour incapacité, privé de sa charge en faveur du sieur de Villars, neveu du tout puissant Connétable, tua, de colère, un de ses serviteurs, Jean-Baptiste Corse, qu'il accusait d'avoir comploté sa disgrâce et même voulu attenter à sa vie, et il s'enfuit de Marseille à Malte avec deux galères (septembre 1551)146. Cette défection, à la veille d'une grande guerre--presque une trahison--risquait de ruiner tous les Strozzi et de compromettre la Reine, leur cousine et leur patronne. Aussi Catherine ne perdit-elle pas de temps. Six jours seulement après la naissance d'Édouard-Alexandre (le futur Henri III), elle se mettait à son écritoire, écrivait au Roi, au Connétable: «Je vouldrois, disait-elle à Montmorency, que Dieu eust tant faict pour luy de l'avoir osté de ce monde à l'heure qu'il luy donna la volunté de s'en aller»147. Elle ne pensait pas revoir jamais «chose qui aprochast de ceste faute» et pourtant elle était sûre «qu'il ne l'a point faict par meschanceté», s'étonnant «qu'ung si meschant homme comme Jehan Baptiste Corse eut eu puissance de luy faire peur ou doubte». Avant tout elle avait à cœur de certifier la fidélité de Pierre. Elle priait le Connétable de faire que «le Roy ayt tousjours le seigneur Pietre pour recommandé, car bien que son frère ayt failli, je suis, affirmait-elle, certaine de luy qu'il mourra à son service»148 (26 septembre 1551).
Dans une lettre à Henri II, tout en déclarant que son plus grand désir serait de savoir le coupable noyé, elle ne laissait pas d'indiquer les circonstances atténuantes. Quant à Pierre, elle se portait garante qu'il mourrait plutôt «de san (cent) myle mort que de vous faire jeamès faulte ny oublyer l'aublygazyon quy (qu'il) vous ha». Elle le suppliait de lui pardonner cette longue lettre, «pansant le deplésyr que je hay» dont rien ne la pourra ôter que l'assurance de n'être pas éloignée, par la faute de ce malheureux, «de votre bonne grâce an laquele, disait-elle, très humblemant me recommande». Et elle signait: «Vostre tres humble et tres hobéysante famme»149.
Elle n'obtint pas pour Laurent un sauf-conduit pour venir se justifier, mais le seigneur «Pietre», les affaires d'Italie aidant, fut plus en faveur que jamais.
Les fuorusciti s'étaient jetés avec passion dans la guerre de Parme, espérant y entraîner toute la péninsule. Ceux de Florence projetaient d'attaquer Côme. Catherine favorisait leurs menées et partageait leurs espérances. Quand elle apprit que le pape Jules III, las de sa politique belliqueuse, négociait avec Henri II une alliance de famille entre les Farnèse, clients de la France, et Côme, vassal de l'Empereur, elle se plaignit à son mari de n'avoir pas été consultée. «En cette circonstance, mandait à Côme son secrétaire d'ambassade en France, B. Giusti. la Reine a fait la folle: elle a pleuré devant le Roi, disant qu'on n'avait nul égard pour elle»150.
Mais Henri II, comme on le vit bientôt, jouait double jeu. Quand les Siennois eurent chassé (26 juillet 1552) la garnison espagnole qui, depuis douze ans, occupait la citadelle, il leur envoya des secours. Sienne, à deux ou trois journées de Florence, pouvait servir de point d'appui aux ennemis de Côme. Après quelques hésitations, il nomma Pierre Strozzi, leur chef, son lieutenant général à Sienne (29 octobre 1553). Catherine crut que le moment était venu de faire valoir ses droits sur Florence. Elle obtint de son mari l'autorisation d'engager ses domaines d'Auvergne pour aider Strozzi à délivrer Florence de l'esclavage, et elle en vendit, paraît-il, pour cent mille écus151. Elle déclara aux ambassadeurs de Sienne, qui sollicitaient sa protection, qu'elle voulait être «la procuratrice» de la Cité. «Il est impossible, écrivait le 4 mai le Siennois Claudio Tolomei, de peindre l'ardeur et l'amour avec lesquels la Reine se dévoue aux affaires de Sienne et le courage qu'elle montre, non seulement en paroles, mais par ses actes»152. Le cardinal de Tournon déclarait à l'ambassadeur vénitien, Giovanni Capello, (10 juillet 1554) que «si la liberté de Florence était rétablie, la Reine en aurait tout le mérite»153. Henri II avait rappelé Léon Strozzi à son service (janvier 1554); il nomma Pierre maréchal de France pour accroître son prestige (20 juillet 1554).
Note 151: (retour) Par une procuration du 28 novembre 1533, Henn II, à la sollicitation de sa femme, l'autorise à vendre, aliéner, engager tout ce qu'elle tient et possède... «par succession de ses feu père et mère en nostre pays d'Auvergne... afin de nous bailler les deniers qu'elle en pourra tirer et recouvrer.» Correspondance politique de Dominique du Gabre (évêque de Lodève), trésorier des armées à Ferrare (1552-1557), publiée par Alexandre Vitalis, Paris 1903, Append., p. 291-292.--Romier, p. 418.
Mais Strozzi fut vaincu à Marciano (2 août 1554) par les troupes espagnoles, renforcées de celles de Côme, et ces grands espoirs furent détruits. On cacha quelques jours la mauvaise nouvelle à Catherine, qui était enceinte de deux mois. Quand elle l'apprit, elle pleura beaucoup; mais avec cette maîtrise, «dont elle donna plus tard tant de preuves», elle se ressaisit vite. Elle envoya un de ses valets de chambre visiter Pierre, qui avait été grièvement blessé. Elle écrivit aux Siennois, pour relever leur courage, une lettre curieuse où un mot fait impression: «Davantage (de plus) de notre côté, pour la dévotion que nous avons (non moindre que la vôtre) à la Patrie, nous vous prions d'être assurés que nous nous emploierons et procurerons continuellement envers le Roi, mon dit Seigneur, de sorte et manière que sa puissance ne vous manquera en compte aucun pour l'entretenement et conservation de votre État et liberté en son entier»154.
La patrie dont elle parle, ce n'est ni Sienne, ni Florence, ni même la Toscane, mais l'Italie. Le souvenir de Rome maintenait vivante parmi les divisions territoriales de la péninsule l'idée d'une patrie commune. Et puis le mot sonnait si bien.
Catherine put croire encore quelque temps que ses revendications sur Florence et sur le duché d'Urbin resteraient le principal objet de la politique française; mais Henri II avait bien d'autres affaires. Il se dégoûtait d'une lutte stérile en Italie et ne pensait qu'à sauvegarder ses conquêtes en Lorraine. Quand Sienne, que les Espagnols assiégeaient, eut capitulé, après une défense héroïque (17 avril 1555)155, il conclut une alliance avec le pape et négocia la paix avec Charles-Quint. Catherine fut mécontente de cette «volte-face»156, mais on se passa de son approbation. Une trêve glorieuse conclue à Vaucelles (5 février 1556) laissa les Trois-Évêchés et le Piémont à la France.
L'année suivante, Henri II, à la sollicitation du pape Paul IV Carafa et du cardinal-neveu, un condottiere revêtu de la pourpre, recommença la lutte contre la maison d'Autriche, malgré le Connétable, grand ennemi des aventures italiennes. Une armée française, commandée par le duc de Guise, passa les Alpes. Mais, contrairement aux désirs de la Reine, c'était pour conquérir le royaume de Naples et non la Toscane. Côme avait négocié avec tout le monde pour éviter une attaque. Peut-être Catherine espérait-elle qu'après Naples le tour de Florence viendrait. En attendant elle réclamait du Pape, pour ses clients et ses parents, le prix de l'intervention française. Elle rappelait avec quelque humeur, en mars 1557, au cardinal Carafa que, lors de sa légation en France (juin-août 1556) il lui avait promis «que Monsieur de Saint-Papoul (Bernard Salviati, évêque de Saint-Papoul, son cousin) serouyt (serait) le premyer cardynal» que le Pape ferait. Et cependant une promotion de cardinaux avait eu lieu (15 mars 1557), où il n'était pas compris. Elle s'en déclarait «heun peu aufansaye (offensée)», «veu, disait-elle, que je l'aves ynsin (ainsi) dist à tout le monde, m'aseurant que vous ne m'eussiès veolu porter heune parole pour vous moquer de moy.» Elle réclamait pour Salviati une promotion «aur (hors) de l'aurdinayre». Que le Pape «panse au lyeu que je tyens et que j'é moyen de reconestre le plesyr que vous me fayrés»157.
Elle se vantait. Depuis la chute de Sienne et l'abandon des projets sur la Toscane, elle ne comptait guère. Mais elle ne se résignait pas à se désintéresser des affaires d'Italie. Elle multipliait les lettres, répétait les nouvelles, les assurances, les promesses et s'agitait dans le vide, ne pouvant employer autrement son besoin d'activité. Elle annonce au cardinal Carafa (avril 1557) comme s'il ne le savait pas, que le Roi a décidé de secourir le Pape et «que y (il) ne changera plulx de aupynyon». Elle lui conseille d'écrire «quelque auneste lestre à Monsyeur le Conestable», reconnaissant par là même qu'elle ne peut rien158. Elle avait avec lui une correspondance qu'elle tenait, semble-t-il, à cacher. Le secrétaire français du Cardinal s'étant enfui, il s'empressa de lui faire dire, pour la rassurer, que ce serviteur infidèle n'avait lu aucune de ses lettres (1er mai 1557)159. Son «secret» d'Italie, c'est la revanche de son effacement en France. Elle intervient, mais à des fins très personnelles, dans la politique étrangère.
Quand les Carafa, effrayés par la marche sur Rome du duc d'Albe, vice-roi de Naples, se hâtèrent de traiter avec Philippe II, elle écrivit doucement au duc de Palliano, l'aîné des neveux de Paul IV, que le Roi son mari, «a esté bien ayse de ce que Sa Saincteté s'est accommodée en ses affaires par l'accord qu'il a faict avec le Roy d'Espeigne, ayant (Henri II) mieulx aymé se mectre en poyne pour la (Sa Sainteté) mectre en repoz et tranquillité que d'en avoir usé aultrement»160. Elle glissait sans dignité sur la défection, mais elle n'oubliait pas ses intérêts. Elle recommandait au Duc les procès qu'elle avait engagés en Cour de Rome contre sa belle-sœur, Marguerite d'Autriche, à qui elle disputait l'héritage de son frère bâtard, Alexandre, le duc de Florence assassiné, et de son cousin, le cardinal Hippolyte, mort lui aussi. Elle remerciait le Pape, ce pape qui venait de trahir la cause française, d'avoir ordonné aux juges de passer outre aux artifices de procédure et elle le suppliait «de leur commander derechef qu'ayant son bon droit en bonne recommandation» ils missent fin au procès161. La plaideuse paraît oublier qu'elle est Reine de France162.
Note 162: (retour) Toutefois il n'est pas croyable qu'elle ait écrit en ce même mois de décembre 1557 à Carafa la lettre publiée au tome X de ses Lettres, p. 20, et où elle proteste de sa reconnaissance et de son dévouement. C'eût été se compromettre que d'écrire en ces termes au Cardinal-neveu, qui avait rejoint Philippe II à Bruxelles, comme légat du Pape, et qui négociait le prix de la défection des siens. Les faits dont il est question dans cette lettre sans date prouvent d'ailleurs qu'elle a été mal datée par les éditeurs. Catherine remercie le Cardinal de son zèle pour la grandeur de ses fils et du bon accueil fait à Rome au maréchal Strozzi. Or Strozzi arriva à Rome fin janvier ou commencement février 1556 (Duruy, Le cardinal Carlo Carafa, 1882, p. 100-101). L'allusion aux fils de France ne peut s'entendre que du traité d'alliance entre Henri II et Paul IV (13 octobre 1555), dont l'article XXII donnait le royaume de Naples et le duché de Milan à deux des fils cadets d'Henri II (Duruy, ibid., p. 80-81.) La lettre est donc probablement de février ou mars 1556.
Pourtant elle venait d'avoir occasion d'en faire figure. Ce fut quand les Espagnols eurent mis en déroute, devant Saint-Quentin (août 1557), l'armée du Connétable et menacèrent Paris. Henri II, qui rassemblait de toutes parts des troupes pour faire tête à l'ennemi, envoya sa femme demander aux bourgeois de sa capitale un secours immédiat d'argent. Catherine se rendit à l'Assemblée Générale, qui avait été réunie à l'Hôtel de Ville (13 août), accompagnée de Marguerite de France, sa belle-sœur, et de plusieurs autres dames. «Et estoit, la dite dame et sa compaignée, dit le procès-verbal du greffier, vestues d'abillemens noirs, comme en deul». La Reine exposa la grandeur du désastre, le danger du royaume et «la nécessité de lever gens pour empescher l'ennemy de venir plus avant». Brantôme dit qu'elle parla très bien. «Elle excita et esmeut messieurs de Paris....» Le procès-verbal en sa sécheresse n'y contredit pas. Elle demanda «humblement» à l'Assemblée «de ayder au Roy d'argent pour lever en diligence dix mile hommes de pied». On la pria de vouloir bien se retirer dans une petite salle pendant la délibération, mais on la rappela aussitôt. Les bourgeois avaient voté sans débat les dix mille hommes de pied, «pour lesquels seroit levé sur tous les habitants de ladite ville et faulxbourgs, sans en excepter ni exempter aucun, la somme de trois cent mil livres tournois». La Reine remercia bien fort «et humblement». Ce mot «humblement», qui revient pour la seconde fois, a été ensuite effacé, évidemment comme peu convenable à la dignité royale, mais le greffier ne l'a pas inventé, et d'ailleurs il s'accorde trop bien avec les façons modestes de Catherine pour n'être point vrai163.
Après cette apparition en pleine lumière, elle s'effaça. Toutes ses pensées ne tendent qu'à complaire au Roi son mari. Elle le suit partout. Par déférence et par tendresse, elle se contraint d'honorer et «caresser» la favorite164. Elle n'a aucune autorité dans l'État, mais elle tient superbement sa Cour, à l'imitation de celle de François Ier. Elle dépense beaucoup pour elle et son entourage, en frais de table, en vêtements. Libérale et généreuse, elle donne à pleines mains et sollicite infatigablement pour ses parents, ses amis et les clients de ses amis. Elle a une réputation bien établie de douceur et de «bénignité».
Note 164: (retour) En décembre 1557, écrivant au roi de Navarre, Antoine de Bourbon, pour le prier de favoriser le mariage de son neveu germain, Jacques de Clèves, comte d'Orval, avec Diane de La Mark, petite-fille de Diane de Poitiers, elle déclarait avec assurance qu'elle s'intéressait à cette union pour l'amour «que j'é tout jour portaye à Madame de Valantynois et à sa fille», Lettres, t. X, 540.
Exclue du pouvoir, elle entend se réserver le gouvernement de sa famille. Elle était une mère tendre, mais autoritaire, comme on le voit par les Mémoires de sa fille Marguerite. L'ambassadeur vénitien, Giovanni Soranzo, dans sa Relation de 1558, dit qu'elle a élevé le Dauphin, plus tard François II, dans de telles habitudes de respect à son égard «qu'on voit bien qu'il dépend en tout de sa volonté»165.
Mais l'action de la mère était contrecarrée par celle de la fiancée du Dauphin, Marie Stuart, reine d'Écosse, qui avait été envoyée en France, en 1548, à l'âge de cinq ans, pour être élevée à la Cour. Marie Stuart était la fille de Jacques V d'Écosse, mort de chagrin (16 décembre 1542) après la défaite de ses troupes par les Anglais, et de sa seconde femme, Marie de Lorraine, sœur du duc de Guise et du cardinal de Lorraine. Elle était naturellement attachée à ses oncles germains, prenait leurs conseils, entrait dans leurs intérêts et consolidait leur crédit, que leurs services à l'armée et dans le gouvernement et une alliance de famille avec Diane de Poitiers égalaient presque à celui du Connétable. Cette «reinette» intelligente, vive et gracieuse, faisait les délices d'Henri II; mais elle déplaisait à sa future belle-mère, qui ne la trouvait pas docile et qui craignait pour son fils, faible et maladif, les risques d'une union précoce. Mais après la prise de Calais et de Thionville par le duc de Guise, il ne fut plus possible d'ajourner les épousailles (24 avril 1558). Le mari avait quatorze ans, et la femme quinze. Elle accaparait ce pâle adolescent, blême et bouffi, s'isolait avec lui, et même le caressait trop. La mère était inquiète et jalouse. La Dauphine, infatuée de la grandeur de la maison de Lorraine et de sa couronne d'Écosse, se serait un jour oubliée jusqu'à traiter sa belle-mère, cette Médicis, de fille de marchand166. Catherine dissimula en public sa rancune, mais elle ne pardonna pas, comme elle le montra plus tard.
L'année 1559 est la date décisive de sa vie. Elle avait alors quarante ans. Ses traits commençaient à s'empâter; les yeux saillaient à fleur de tête, embrumés de myopie. Ses dix maternités lui avaient donné l'ampleur des formes, ou, comme dit Brantôme, «ung embonpoint très riche». Mais, avec ses belles épaules, une gorge «blanche et pleine, la peau fine, la plus belle main qui fust jamais veue», une jambe bien faite que dessinait un bas bien tiré167, elle était en somme une Junon appétissante en sa maturité et qui paraissait telle, sauf à Jupiter.
La guerre entre la France et l'Espagne, alliée de l'Angleterre, fut close par le traité du Câteau-Cambrésis. Henri gardait Calais que le duc de Guise avait conquis sur les Anglais, mais il restituait au duc de Savoie tous ses États, sauf quelques villes qu'il retenait en gage168, et il renonçait à toutes ses prétentions sur l'Italie. Les sacrifices lui paraissaient compensés par la cessation de la guerre et les bienfaits de la paix, par le mariage de sa sœur, Marguerite de France, avec le duc de Savoie, Emmanuel-Philibert, et de sa fille Élisabeth avec le roi d'Espagne, Philippe II, veuf de Marie Tudor, reine d'Angleterre, et par le plaisir de revoir son ami de cœur, le Connétable, qui, prisonnier aux Pays-Bas, depuis la bataille de Saint-Quentin, avait été le médiateur et le négociateur de cet accord. Mais Catherine n'avait pas autant de raisons de se réjouir. Il est possible que dans son chagrin de perdre à jamais Florence et Urbin elle soit allée, dès qu'elle sut les préliminaires de la paix, se jeter aux pieds du Roi, accusant le Connétable de n'avoir jamais fait que mal. Mais Henri aurait répliqué que le Connétable avait toujours bien fait et que ceux-là seuls avaient mal fait qui lui avaient conseillé de rompre la trêve de Vaucelles169. En tout cas, elle ne s'attarda pas aux récriminations, et, moins d'un mois après la signature de la paix (2-3 avril 1559), elle écrivit au duc de Savoie: «...J'aye souhaitté pour vous ce que je voye, me resentant de l'alliance que autrefois vostre maison et la mienne ont eue ensemble... si jusques à ceste heure j'aye eu envye de m'employer en ce qui vous touche, je vous prie croire que d'icy en avant je m'y employrai de toute telle affection que pour mes enfans propres....»170 Elle se consolait probablement de ses déceptions en pensant au grand mariage de sa fille et au bonheur de sa chère belle-sœur Marguerite, cette vieille fille de lettres qu'agitait--en ses trente-six ans171--le «démon de midi».
Note 169: (retour) Dépêche de l'agent ferrarais, Alvarotti, du 18 novembre 1558, citée par Romier, t. II, p. 314, note 1. Mais il n'est pas vraisemblable que Diane de Poitiers, qui avait poussé à la paix, la trouvant ensuite un livre à la main et lui ayant demandé «ce qu'elle lisait de beau», elle ait répondu: «Les histoires de ce royaume où elle trouvait que toujours de temps en temps les donne putane, pour parler comme elle fit, ont été cause de la politique des rois». Ces bravades ne sont pas de sa façon.
À l'occasion des noces, de grandes fêtes furent données à Paris, parmi lesquelles un tournoi. Henri II y porta les couleurs blanches et noires de Diane. Sous les yeux des deux reines, la légitime et l'autre, il fournit plusieurs courses, rompit des lances, montra sa vigueur et son adresse. Il voulut finir par un coup d'éclat et donna l'ordre à Mongomery, son capitaine des gardes, de courir contre lui. Catherine qui, dit-on, la nuit précédente, l'avait vu en rêve, la tête sanglante, le fit prier, superstition d'Italienne et d'amoureuse, de se dédire, mais il persista. Les deux adversaires prirent du champ, lancèrent leurs chevaux à toute vitesse, et, en se croisant, s'entre-frappèrent de leurs lances. L'arme de Mongomery se brisa et le tronçon qu'il avait en main, soulevant la visière du casque royal, blessa Henri au sourcil droit et à l'œil gauche172. On l'emporta évanoui au palais des Tournelles où il expira le 10 juillet.
La Reine assista, priant et pleurant, à la fin de ce mari tendrement aimé. Elle porta dorénavant le deuil, «et ne se para jamais de mondaines soies», sauf aux noces de ses fils, Charles IX et Henri III, afin de «solemniser, disait-elle, la feste par ce signal par dessus les autres».173 Elle prit pour armes parlantes une lance brisée, avec ces mots en banderole: «Hinc dolor, hinc lacrymae» (de là ma douleur, de là mes larmes); et aussi une montagne de chaux vive, avec cette devise: «Ardorem extincta testantur vivere flamma», voulant dire que, comme la chaux vive «arousée d'eau brusle estrangement... encor qu'elle ne face point apparoir de flamme», ainsi l'ardeur de son amour survivait à la perte de l'être aimé.
Note 173: (retour) Brantôme, Œuvres, t. VII, p. 398. Cf. le F. Hilarion de Coste, Les Éloges et vies des Reynes, princesses, Dames et demoiselles illustres en piété courage et doctrine... Paris, 1630, p. 169: «Par là elle declaroit que les flammes du vrai et sincère amour qu'elle portoit au Roy son époux jettoient encore des étincelles après que la vie de ce bon prince qui les allumoit estoit eteinte».
CHAPITRE III
L'AVÈNEMENT AU POUVOIR
La mort d'Henri II avait surpris Catherine. Avant qu'elle eût pris une décision, le gouvernement était constitué. François II, alors âgé de quinze ans et majeur d'après les lois du royaume, délégua la direction des affaires militaires et des finances, c'est-à-dire le pouvoir, au duc de Guise et au cardinal de Lorraine, oncles de Marie Stuart, et que recommandaient, l'un ses succès sur les Impériaux et les Anglais, l'autre la négociation de la paix du Cateau-Cambrésis. La Reine-mère agréa ce choix, qu'elle n'aurait pas eu d'ailleurs les moyens d'empêcher. Elle n'avait ni parti ni crédit. L'opinion était faite à l'idée de son effacement. Sa timide protestation contre l'acte de régence de 1552 et son initiative dans les affaires italiennes, premiers indices de son ambition, n'étaient connues que de quelques hommes d'État français ou étrangers. À l'Hôtel de Ville, en 1557, elle avait fait impression par sa douceur et sa modestie. Personne ne la croyait capable ou même ne la soupçonnait de vouloir jouer un rôle politique. Mais on se trompait. Pour ne pas perdre de vue son fils, elle quitta aussitôt le palais des Tournelles, où elle laissa le corps de son mari, et contrairement à la coutume des reines-veuves en France de rester quarante jours dans le même logis que le mort, elle alla s'installer auprès de François II, au Louvre. C'était signifier qu'elle ne se laisserait pas tenir à l'écart, comme pendant le dernier règne.
Entre tous les candidats au pouvoir, ce sont les Guise qu'elle aurait élus à défaut d'elle-même. Ils étaient riches et puissants, apparentés à la maison royale174, et cependant, malgré leurs charges, leurs alliances et leur gloire, ils n'avaient pas de profondes attaches dans la noblesse et l'aristocratie de vieille race française. Leurs ennemis--et ces gens heureux en avaient beaucoup--affectaient de les considérer comme des étrangers, la Lorraine étant alors un membre du Saint-Empire romain germanique. Catherine pouvait croire que les deux ministres dirigeants, pour se fortifier contre l'opposition de l'influence qu'elle avait sur le Roi son fils, seraient obligés de lui faire sa part, la meilleure part dans le gouvernement.
Note 174: (retour) Ils étaient fils de Claude de Guise et d'Antoinette de Bourbon, sœur d'Antoine de Bourbon, roi de Navarre. François lui-même avait épousé Anne d'Este, fille d'Hercule, duc de Ferrare, et de Renée de France, et petite-fille de Louis XII. Histoire de France de Lavisse, t. VI, i, p. 3-4.
Elle était d'accord avec eux pour éloigner au plus vite le tout-puissant favori du feu roi, le Connétable de Montmorency, «qu'elle hayssoit à mort», dit un contemporain en général bien informé175, assurément par rancune jalouse et par ressentiment de ses rebuffades. François II, à qui il alla offrir ses services, lui déclara que, pour soulager sa vieillesse, il le dispensait des «peines et travaux de sa suite». Quand il quitta la Cour et fit à la Reine-mère sa visite d'adieu, elle lui aurait reproché aigrement d'avoir osé dire que, de tous les enfants d'Henri II, c'était la bâtarde Diane de France, mariée à François de Montmorency, qui lui ressemblait le plus: un propos qu'elle affectait de trouver injurieux pour son honneur de femme176.
Note 175: (retour) Louis Regnier de La Planche, ou l'éditeur de l'Histoire publiée sous son nom. L'ambassadeur vénitien, Giovanni Michieli, dans sa Relation, de 1561 dit aussi qu'à cause de son accord avec Diane de Poitiers et d'une parole de mépris pour cette «fille de marchand» le Connétable était «non solo poco amato, ma intrinsecamente odiato». Alberi, Relazioni, t. III, p. 438.
Note 176: (retour) Regnier de la Planche, Histoire de l'Estat de France tant de la République que de la religion sous le règne de François II. Choix de chroniques et mémoires sur l'Histoire de France, éd. Buchon, p. 204 et 207. Le même ambassadeur vénitien (voie note précédente) dans une dépêche du 21 août 1559 (citée par Armand Baschet, La diplomatie vénitienne, p. 495) dit que la Reine-mère reçut au contraire le Connétable avec d'affectueuses paroles et lui promit de prendre en protection les intérêts de sa maison. Michieli disait vrai en 1559 comme en 1561. Les violences de paroles ne sont pas de la façon de Catherine et, si vive que fût sa rancune, il n'était pas de son intérêt de s'aliéner, en l'affichant, un si puissant personnage.En tout cas, un mois après, la Reine-mère annonçait à Montmorency qu'elle avait fait accorder à sa fille Louise l'abbaye de Maubuisson, Lettres, t. I, p. 125.--Cf. la lettre amicale qu'elle lui écrivit après l'affaire de la grande maîtrise, Lettres, t. I, p. 128-129 (fin novembre 1559).
Même après le congé sans terme que le jeune Roi lui avait imposé, Montmorency était redoutable. Il occupait deux des grands offices de la Couronne, la Connétablie et la Grande Maîtrise, le commandement en chef de l'armée et le gouvernement de la maison du Roi. Ses pouvoirs militaires étaient suspendus en temps de paix; son éloignement l'empêchait d'exercer sa juridiction sur les officiers de bouche et le droit de garder les clefs des résidences royales. Mais on ne pouvait l'en priver pour toujours sans lui faire son procès, et il n'eût pas été prudent de lui donner des juges. Montmorency était le parent ou l'allié des plus anciennes familles de l'aristocratie française, les Levis, les Turenne, les La Rochefoucauld, les La Trémoille, les Rohan, etc. Son fils aîné, François de Montmorency, avait le gouvernement de Paris et de l'Île-de-France. Un des fils de sa sœur, Coligny, était amiral de France; un autre, d'Andelot, colonel général de l'infanterie française. Il possédait, dit-on, plus de six cents fiefs et passait pour le plus riche propriétaire du royaume. Son gouvernement de Languedoc, à l'extrémité du royaume, lui constituait comme une sorte de vice-royauté sur une grande part du Midi, des monts d'Auvergne à la Méditerranée, et de la Provence à la Guyenne. Ce n'était pas un adversaire qu'il eût fallu pousser à bout. Catherine, après son algarade, si algarade il y eut, mit sa diplomatie à l'affaiblir par persuasion.
Elle le décida un peu malgré lui à céder la grande maîtrise au duc de Guise contre une charge de maréchal qui fut donnée à François de Montmorency.
Elle avait autant de raisons que les oncles du Roi d'appréhender d'autres compétiteurs possibles au gouvernement de l'État: les princes du sang177. Ils descendaient tous du sixième fils du saint Louis et formaient la maison de Bourbon, alors divisée en quatre branches: Vendôme, Condé, La Roche-sur-Yon, Montpensier.
Depuis la trahison du connétable de Bourbon, François Ier et Henri II, à son exemple, les tenaient dans une sorte de disgrâce et affectaient de leur préférer des cadets de familles princières étrangères: les La Mark, les Clèves, les Guise de Lorraine, les Savoie-Nemours et les Gonzague de Mantoue. Ils donnaient le pas aux ducs et pairs de toute origine sur les princes du sang qui ne l'étaient pas, et même quand ils l'étaient, ils réglaient la préséance sur l'ancienneté de la création des pairies, comme si le choix du souverain devait l'emporter sur la naissance. Au sacre d'Henri II, les ducs de Nevers (François de Clèves) et de Guise (Claude de Lorraine) marchèrent comme pairs de plus vieille date avant Louis de Bourbon, duc de Montpensier. La déclaration du Roi du 25 juillet 1547, portant que ce précédent ne ferait préjudice au duc de Montpensier, soit «pour semblable acte ou autre», était une satisfaction platonique. Au sacre de François II, Nevers passa encore avant Montpensier178.
Mais la nation continuait à révérer ces descendants de saint Louis, souverains en expectative, et qui seraient les rois de demain, si les fils d'Henri II mouraient, comme Charles VIII et Louis XII, sans héritier mâle. Le Parlement, gardien d'une tradition de respect, résistait, comme il pouvait, aux innovations du pouvoir absolu. Il donnait la préférence, n'osant faire plus, aux princes du sang, quelle que fût la date de leur pairie, sur les pairs qui n'étaient pas princes du sang. En juin 1541, par dérogation à l'ordre d'ancienneté qui désignait le duc de Nevers, il permit au duc de Montpensier, de lui bailler les roses, que quatre fois par an les pairs offraient en signe d'hommage à la Cour suprême. Le greffier en chef du parlement de Paris, Jean du Tillet, ferme défenseur du droit privilégié des reines-mères à la régence, est pourtant d'avis que les princes du sang, conseillers-nés de la Couronne, font de droit partie du Conseil pour le gouvernement et administration du royaume pendant les minorités. Il professe une sorte de vénération religieuse pour ces grands personnages «issus de la plus noble et ancienne maison du monde»179.
Note 179: (retour) Il convient d'insister sur cette question des princes du sang, qui est si étroitement mêlée à l'histoire de Catherine de Médicis et des derniers Valois, et dont l'intelligence éclaire tant de points obscurs des guerres de religion. Voir Jean du Tillet, Les princes du sang dans son Recueil des Roys de France, leur Couronne et maison, Ensemble le rang des grands de France, Paris, 1618, p. 95 sqq. et surtout p. 313-317.
De tout temps, les sires des Fleurs de Lis avaient, en cas de minorité, prétendu et quelquefois réussi à être les tuteurs des rois. Leur droit n'était ni légalement ni historiquement établi, et même il se heurtait à celui que les reines-mères tiraient de la nature; mais la vénération des peuples et l'attachement de la noblesse pouvaient leur tenir lieu de titres. François II, faible d'intelligence et de corps, n'était-il pas, malgré ses quinze ans, incapable de gouverner? Le duc de Montpensier et le prince de la Roche-sur-Yon, gens paisibles et qui n'étaient d'ailleurs que des Bourbons de branches cadettes, n'élevaient aucune prétention. Mais le chef de leur maison, Antoine, que son mariage avec Jeanne d'Albret avait fait roi de Navarre, montrait quelque velléité de disputer le pouvoir aux oncles de Marie Stuart, et il y était poussé par un de ses frères180, le prince de Condé, jeune, pauvre et remuant. S'il parvenait à se faire attribuer la régence comme étant plus apte à l'exercer à titre de premier prince du sang, sous un roi qui n'était majeur que d'âge, son droit se trouverait par là même établi contre celui des reines-mères. C'en était fait des ambitions de Catherine dans le présent et l'avenir.
Les Guise, au contraire, mettaient leurs soins à la contenter. Ils obligèrent Diane de Poitiers, bien que leur frère, le duc d'Aumale, eût épousé une de ses filles, à restituer les joyaux de la Couronne qu'elle avait en sa possession et à céder à Catherine Chenonceaux en échange de Chaumont, qui était d'un bien moindre prix. Ils ôtèrent les sceaux au cardinal Bertrandi, créature de la favorite, et rappelèrent le chancelier Olivier, un honnête homme qu'elle avait fait disgracier. Mais ils n'étaient pas disposés à partager le pouvoir avec elle. Le Cardinal était orgueilleux et jaloux de son autorité; le Duc était un homme de guerre habitué à commander. Au Conseil, il opinait en termes brefs et qui n'admettaient point de réplique: «Et faut qu'il soit ainsi, et ainsi.» La Reine-mère s'aperçut bien vite qu'elle n'obtiendrait d'eux que des égards. Et cependant elle estimait qu'elle avait son mot à dire. Mère du Roi et ayant quatre autres enfants tout petits à établir181, elle pensait avoir plus d'intérêt que les ministres à gouverner habilement.
Note 181: (retour) Liste des enfants de Catherine encore vivants en 1559, d'après une note officielle rédigée entre 1561 et 1563 (Louis Paris, Négociations, etc., 1841, p. 892):François, né le samedi 19 janvier 1544, successeur d'Henri II (août 1559), mort le 3 décembre 1560.
Élisabeth, née le 2 avril 1546, mariée en 1559 à Philippe II.
Claude, née le 12 novembre 1547, mariée à Charles III, duc de Lorraine, le 5 février 1558.
Charles-Maximilien, né le 27 juin 1550, duc d'Angoulême, puis d'Orléans, puis roi à la mort de François II, son frère. Mort le 30 mai 1574.
Édouard-Alexandre, né le 10 septembre 1551, duc d'Anjou, de Poitiers, puis duc d'Angoulême, puis duc d'Orléans, et qui reçut à sa confirmation le nom d'Henri, depuis duc d'Anjou, puis roi à la mort de Charles IX, son frère.
Marguerite, née le 14 mai 1553, et qui épousa en 1572 le roi de Navarre, Henri de Bourbon.
Hercules, né le 18 mars 1555, et qui reçut à la confirmation le nom de François, duc d'Anjou, puis d'Alençon, et enfin de nouveau duc d'Anjou.
Catherine avait à l'avènement de François II perdu trois enfants: un fils, Louis d'Orléans né le 3 février 1549, mort le 24 octobre 1550, et deux jumelles, Victoire et Jeanne (ou Julie) qui nées le 24 juin 1556, vécurent, l'une quelques jours, et l'autre deux mois.
La politique religieuse était le grave problème du moment. Comment traiter les dissidents dont le nombre ne cessait d'augmenter malgré les persécutions? François Ier avait, au début de son règne, protégé autant qu'il l'avait pu, contre la Sorbonne et le Parlement, les humanistes «mal sentants de la foi» et l'Église de Meaux, comme on appelle le groupe de réformateurs paisibles dont Marguerite de Navarre était la protectrice, Lefèvre d'Etaples le théologien, Briçonnet l'évêque, et qui voulait, sans violences, supprimer l'abus des œuvres et l'idolâtrie des images et rétablir le culte en esprit et en vérité182. Il avait même longtemps ménagé, par politique ou par humanité, les ennemis déclarés de l'unité et de la foi catholique, les luthériens et les sacramentaires, dont les uns niaient le changement de substances dans l'Eucharistie, et les autres, plus hardis encore, la présence réelle. Même après l'affichage de placards contre la messe à la porte de sa chambre à Amboise, il n'avait sévi que par à-coups, passant de sursauts de rigueur--mais quels sursauts!--à des relâches de tolérance.
Mais Henri II, poussé par les Lorrains et Diane de Poitiers, avait organisé la persécution, érigé la terreur en système, rêvé d'extermination. D'ailleurs les novateurs à qui il eut affaire, ce n'étaient plus les quiétistes de Meaux, ennemis du désordre et respectueux des pouvoirs établis, ni des luthériens et des sacramentaires épars et divisés par leur querelle sur l'Eucharistie, ni quelques anabaptistes, révolutionnaires sociaux, odieux à tout le monde, mais des milliers de fidèles, groupés par la même foi en une communion dont le nom, Église réformée, montrait qu'elle pensait être l'image de la primitive Église retrouvée et ressuscitée. Elle avait pour fondateur un Picard, Jean Calvin, humaniste et théologien, qui avait quitté la France pour échapper à la persécution.
Après beaucoup de traverses, il s'était fixé à Genève, une petite république de langue française (alliée aux cantons suisses), qu'affaiblissaient ses discordes intestines et que guettait l'ambition des ducs de Savoie. Appelé à réformer l'État et l'Église, il imposa la pratique du pur Évangile pour règle de la vie politique et religieuse. Président du conseil des pasteurs, sorte de théologien consultant de la Cité, il en fut, de 1541 à sa mort, l'inspirateur et le maître.
Ce n'est pas par l'originalité de la doctrine que se distingue Calvin, bien qu'il donne cette impression par la rigueur de sa logique. Venu après Zwingle, Bucer, Œcolampade, et tant d'autres réformateurs qui avaient dépassé Luther et tiré les conséquences de ses principes, il ne faisait que les imiter quand il rejetait, ce que Luther n'osa point, les pratiques et les croyances que les Écritures n'autorisaient pas expressément. Par même respect scrupuleux du texte sacré, il continuait à voir dans la Cène un repas spirituel où Jésus-Christ nourrit nos âmes de sa substance--un sacrement183--alors que Zwingle la considérait déjà comme une simple commémoration de la dernière Pâque, célébrée par le Fils de Dieu avec ses disciples. Mais s'il n'a pas innové, il a ramassé ou retrouvé et lié en système les raisons et les preuves pour la réformation et contre le catholicisme qui sont éparses dans les écrits et les prédications de ses devanciers. Son «Institution de la religion chrestienne» est la première et la plus forte synthèse d'un Évangélisme plus radical que celui de Luther; et il est sorti de là une nouvelle forme d'Église.
Le modèle qu'à Genève il en a donné est marqué de son empreinte austère. La hiérarchie que Luther maintenait a disparu: point d'évêques; des pasteurs tous égaux entre eux. Le temple aux murs nus, sans autel, sans images, est fait pour un culte dont les cérémonies ordinaires sont le chant des psaumes et le prêche. Aucune pompe, aucun spectacle qui puisse solliciter les yeux et distraire l'âme de son véritable objet, l'adoration intérieure. La musique seule est admise pour donner plus de force et d'ardeur aux élans d'amour et aux supplications des fidèles. Le point de doctrine sur lequel Calvin revient sans cesse, c'est le péché originel, l'impuissance de l'homme déchu à faire son salut. Même le sacrifice volontaire du Christ, ce titre de l'humanité tout entière à la miséricorde divine, ne suffit pas à effacer la souillure de la première faute. Les œuvres ne sont rien en regard de la grandeur et de la bonté de Dieu; elles n'ont de mérite que par sa grâce, et celle-ci ne peut être qu'arbitraire, élisant de toute éternité les uns et réprouvant les autres. Mais ce cruel dogme de la prédestination--où Calvin se complaît,--et qui semblerait devoir décourager l'effort échauffa le zèle et trempa les énergies. Les fidèles firent par amour de Dieu plus qu'ils n'auraient fait par amour de leur salut. Le martyre même, accepté, non comme un titre de la créature à la faveur du Créateur, mais comme le prix de sa reconnaissance, fut pour des âmes passionnées la plus puissante des séductions et le mobile le plus ardent de prosélytisme184.
La doctrine de Calvin se répandit en Allemagne, en Angleterre et dans les Pays-Bas. Elle conquit l'Écosse. En France, elle absorba les dissidents de toute origine et entama les masses catholiques. L'Église de Genève fut la mère des Églises réformées, et son enseignement reçu comme l'interprétation la plus pure de la parole divine. Capitale religieuse du protestantisme français, son foyer de rayonnement et de propagande, le séminaire de ses ministres et le point de départ de ses apôtres, la petite république du lac Léman eut, grâce à la forte discipline de Calvin, une très grande place dans le monde.
L'effort d'Henri II s'était brisé contre ce bloc compact de fidèles unis par la communauté de croyance et la passion de la vérité. Au cours du règne, malgré tous les supplices et peut-être à cause d'eux, le nombre des réformés alla sans cesse en augmentant. Soixante-douze églises, grandes ou petites, se constituèrent dans les diverses parties du royaume, et les ministres et les anciens de onze d'entre elles, réunis à Paris en un synode, le premier synode national (mai 1559), avaient arrêté une «confession de foi»185.
La «Réforme» avait des adhérents dans toutes les classes. Elle tentait les hommes que les abus et les superstitions de l'Église établie dégoûtaient, ceux que la logique convainc, ceux que les épreuves attirent et qui prennent l'acceptation joyeuse du martyre pour la preuve de la vérité. Même des grands seigneurs avaient été ou émus de pitié ou gagnés par l'attrait du pur Évangile, ou bien encore séduits par les espérances d'avenir d'une Église dont ils constataient les progrès. Un neveu du Connétable, d'Andelot, avait cessé d'aller à la messe; et, comme Henri II lui en demandait la raison, il avait répondu que c'était une abomination sacrilège de vouloir renouveler tous les jours «pour les péchés des morts et des vivants» l'immolation du Christ sur la croix186. Le Roi, furieux, l'avait fait emprisonner au château de Melun et ne l'avait remis en liberté que par égard pour son oncle et après une sorte de rétractation187. Coligny, prisonnier aux Pays-Bas après la capitulation de Saint-Quentin, avait dans sa captivité (1557-1559) lu la Sainte Écriture et un autre «livre plein de consolation» et pris goût à la vérité. Le premier prince du sang, Antoine de Bourbon, roi de Navarre, s'était lui-même enhardi jusqu'à se mêler aux réformés qui, profitant d'une absence du Roi, se promenaient dans le Pré-aux-Clercs en chantant des psaumes (mai 1558)188.
Henri II renvoya bien vite Antoine de Bourbon en son royaume pyrénéen. Irrité, dit-on, de ce pullulement d'hérétiques, il se serait hâté de signer la paix du Cateau-Cambrésis pour se consacrer tout entier à l'œuvre d'épuration. Mais il ne trouvait plus chez les magistrats la ferveur d'intolérance qu'il eût voulu. La chambre criminelle du Parlement ou Tournelle acquitta deux réformés189: ce fut un scandale. Les zélés demandèrent que le Parlement délibérât en corps sur l'application des ordonnances contre les hérétiques et interdît à ses membres une jurisprudence de douceur. Dans les séances du mercredi, ou mercuriales, où se débattaient les questions de discipline, quelques conseillers courageux, Paul de Foix, Antoine Fumée, Eustache de La Porte, remontrant que les novateurs se défendaient d'être des hérétiques, demandèrent la suspension «de la persécution et jugements capitaux» jusqu'à ce qu'un concile général, librement consulté, se fût prononcé sur leur doctrine. Le Roi averti alla tenir son lit de justice au Parlement (10 juin) et commanda de continuer la discussion en sa présence. Du Faur «dit qu'il falloit bien entendre qui estoient ceux qui troubloient l'Église, de peur qu'il n'advint ce qu'Élie dit à Achab: C'est toi qui troubles Israël»190. Le conseiller-clerc, Anne Du Bourg, rendit «graces à Dieu de ce qu'il avoit là amené le Roy pour estre présent à la décision d'une telle cause et ayant exhorté le Roy d'y entendre, pour ce que c'estoit la cause de nostre Seigneur Jésus Christ, qui doit estre avant toutes choses maintenue des Roys, il parla en toute hardiesse comme Dieu luy avoit donné. Ce n'est pas, disoit-il, chose de petite importance que de condamner ceux qui, au milieu des flammes, invoquent le nom de Jésus Christ»191. Le Roi, qui se crut visé, fit conduire à la Bastille ces officiers infidèles et nomma des commissaires pour les juger.
Deux mois après, il était mort, et François II lui succédait. Les réformés comptaient que le changement de règne amènerait un changement de politique. Mais les Guise n'avaient nulle volonté d'arrêter la persécution. Ils étaient zélés pour la cause catholique et intéressés à la défendre. Le cardinal de Lorraine, archevêque de Reims, abbé de Saint-Denis, de Cluny, de Marmoutier, de Tours, de Fécamp, etc., et qui tirait de tous ses bénéfices 300 000 livres de revenu, devait détester une secte qui voulait abolir la hiérarchie ecclésiastique, organiser démocratiquement l'Église et l'appauvrir pour la régénérer. Les réformés avaient d'ailleurs des relations inquiétantes avec le premier prince du sang, Antoine de Bourbon, le héros du Pré-aux-Clercs, de qui ils attendaient le triomphe de l'Évangile. Dès le premier jour ils opposèrent les droits qu'il tenait de sa naissance à ceux que conférait aux oncles de Marie Stuart la désignation royale. Les jurisconsultes de l'Église réformée--et il en était d'éminents, comme François Hotman,--recueillirent, dans la plus ancienne histoire de France, les précédents qui assignaient aux princes du sang un rang privilégié dans l'État, bien au-dessus des sujets et tout à côté des rois. Sous prétexte que François II était incapable de gouverner, ils soutenaient qu'il y avait lieu de constituer une régence dont le titulaire ne pouvait être qu'Antoine de Bourbon, premier prince du sang. Les Guise ne furent que plus ardents à appliquer les édits. Ils pressèrent le jugement des quatre conseillers arrêtés le jour de la fameuse mercuriale, et en particulier d'Anne Du Bourg, conseiller-clerc qui passait pour avoir bravé Henri II en face192.
C'est alors qu'en leur désespoir, les réformés, sur le conseil de Condé, de sa belle-mère, Mme de Roye, et de l'Amiral, écrivirent à la Reine-mère pour la prier de s'opposer à la fureur des Guise.
Le bruit courait qu'elle n'était pas «ennemie de la religion». Elle aimait tendrement Marguerite de France, la nouvelle duchesse de Savoie, une catholique si tiède que Calvin l'exhortait un peu plus tard à faire défection. Elle avait vécu dans l'intimité de Marguerite d'Angoulême, le poète de l'amour divin, et y avait connu un certain Villemadon. Ce vieux gentilhomme lui rappela (lettre du 26 août), qu'au temps où elle désespérait d'avoir des enfants, il lui avait conseillé de recourir à Dieu et que l'ayant fait, elle avait été exaucée. Elle gardait alors dans son coffre une Bible,--la traduction peut-être de Lefèvre d'Etaples ou d'Olivetan193--où elle lisait quelquefois ou laissait lire ses serviteurs; elle avait, lors du grand engouement de la Cour pour la musique sacrée, chanté, et certainement de tout cœur, le psaume 141, qui exprimait mieux que les autres la souffrance d'une épouse stérile et délaissée.
Cette crise de religiosité avait été courte, mais on voulait croire à un sentiment profond, refoulé par les attraits du monde, et qui, à la première occasion favorable, reparaîtrait. Un indice, pensait-on, c'est que la Reine, si timide et si déférente aux volontés de son mari, eût pendant les dernières années du règne montré une fois quelque regret de la persécution. Un mois environ après la défaite de Saint-Quentin (5 septembre 1557), on avait surpris dans une maison de la rue Saint-Jacques, en face du collège du Plessis, près de cent cinquante réformés, hommes et femmes, dont plusieurs nobles dames, réunis là pour prier ensemble et célébrer la Cène. Écoliers, prêtres et gens du quartier, qui rendaient l'hérésie responsable des malheurs du royaume, leur firent escorte jusqu'aux prisons du Châtelet, où le guet les conduisait, en les invectivant et les frappant, au désespoir de ne pouvoir faire pis194. Les juges en condamnèrent quelques-uns au feu, et parmi eux un vieux maître d'école, un avocat au parlement de Paris et une jeune femme de vingt-trois ans, «Damoiselle Philippe de Luns», veuve du sieur de Graveron. Les deux hommes furent brûlés vifs; leur compagne, flamboyée aux pieds et au visage avant d'être étranglée et jetée au feu195. Tous trois moururent avec une «constance» admirable. Le récit de ce supplice, et peut-être du courage de la jeune femme, émut Catherine, qui le laissa voir. Elle fit plus, à ce qu'il semble. Une de ses dames, Françoise de La Bretonnière ou de Warty, veuve de Charles d'Ailly, seigneur de Picquigny, et mère de Marguerite d'Ailly, qui épousa en 1581 François de Châtillon, comte de Coligny196, assistait à l'assemblée de la rue Saint-Jacques, et elle avait été, elle aussi, emprisonnée. Comme le président La Place, un contemporain, dit qu'elle «fut renvoyée à la Reine», il n'est pas exagéré de croire que Catherine demanda sa mise en liberté197.
Note 197: (retour) Les ministres Farel, Bèze et Carmel, sollicitant le Conseil de Berne d'intervenir au nom des Cantons auprès d'Henri II en faveur des prisonniers (lettre du 27 septembre 1557, citée par Romier, Les Origines politiques des guerres de religion, t. II, 1914, p. 263, note 3), lui rappellent «qu'il y a des plus gros de la Court [de France] qui favorisent à nostre cause, mays sont timides», et immédiatement le supplient d'«escripre à la Royne (Catherine), à Madame Marguerite [de France], au roy de Navarre et à Monseigneur de Nevers (François de Clèves) qu'ils prennent couraige pour parler au Roy....». Cette lettre prouve tout au moins que Catherine ne passait pas pour hostile aux réformés.
Les réformés interprétaient ce mouvement de compassion comme une marque de sympathie pour leurs croyances. Ainsi peut-on s'expliquer que dans leur recours à Catherine, ils ne lui aient pas écrit comme à une inconnue. «Vivant le feu roy Henri et de longtemps, disaient-ils, ils avoyent beaucoup espéré de sa douceur et bénignité, en sorte qu'oultre les prières qui se faisoyent ordinairement pour la prospérité du roy, ils prioient Dieu particulièrement qu'il luy pleust la fortifier tellement en son esprit qu'elle peust servir d'une seconde Esther». Ils la suppliaient de «ne permetre ce nouveau règne estre souillé de sang innocent», ajoutant avec la rude gaucherie des gens de foi entière: «lequel [sang] avoit tant crié devant Dieu qu'on s'estoit bien peu appercevoir son ire avoir esté embrasée». Catherine avait le droit de s'irriter que, deux ou trois semaines après la perte d'un mari très cher, sa mort lui fut présentée comme un juste châtiment du ciel, mais il n'était pas de son intérêt de repousser les avances. La prévision, par où la supplique finissait, de nouveaux malheurs, si la persécution continuait, lui donnait envie d'en apprendre davantage. Elle répondit, écrit le ministre Morel à Calvin (1er août), «avec assez de bonté (satis humaniter)»198.
Les réformés insistèrent. Ils tremblaient pour Du Bourg et les autres conseillers dont le cardinal de Lorraine hâtait la condamnation. Quelques jours après, ils lui écrivirent encore qu'elle ne permît pas, en dissimulant toujours, de verser à flots le sang des fidèles. Elle fit une réponse assez bienveillante (satis comiter), promettant de faire améliorer leur sort «pourvu qu'on ne s'assemblast et que chacun vescut secrètement et sans scandale»199.
Note 199: (retour) Seconde lettre des fidèles: Morel à Calvin, 3 août 1559. Calvini Opera Omnia, XVII, col. 591. Réponse de la Reine: Morel à Calvin, 15 août. Ibid., col. 597. Voir aussi Regnier de La Planche, p. 211, dont les lettres de Morel permettent ici et ailleurs de préciser et de rectifier la chronologie.
Mais elle entendait rester juge du mode et de l'heure de son intervention. Les suppliants apprirent avec colère qu'elle avait d'autres affaires que de sauver les «pieux».... Comme, en sa présence, le cardinal de Lorraine donnait des ordres pour l'extermination des prisonniers, non seulement elle n'essaya pas d'apaiser cette bête féroce, mais elle ne donna pas le moindre signe de tristesse. Alors le Consistoire de l'Église de Paris, ou, comme s'exprime Morel, «notre Sénat200», lui écrivit en des termes que probablement les politiques de la secte conseillèrent sans succès d'adoucir: «Que sur son asseurance de faire cesser la persécution, ils s'estoyent de leur part contenus selon son désir et avoyent faict leurs assemblées si petites que l'on ne s'en estoit comme point apperceu, de peur qu'à ceste occasion elle ne fust importunée par leurs ennemis de leur courir sus de nouveau; mais qu'ils ne s'appercevoyent aucunement de l'effect de ceste promesse, ains (mais) sentoyent leur condition estre plus misérable que par le passé, et sembloit, veu les grandes poursuites contre Du Bourg, qu'on n'en demandast que la peau.... Quoy advenant, elle se pouvoit asseurer que Dieu ne laisseroyt une telle iniquité impunie, veu qu'elle cognoissoit l'innocence d'iceluy et que tout ainsi que Dieu avoit commencé à chastier le feu roy, elle pouvoit penser son bras estre encore levé pour parachever sa vengeance sur elle et ses enfans...» Catherine fut, comme de raison, outrée de ce langage. «Eh bien! dit-elle, on me menace, cuidant me faire peur, mais ils n'en sont pas encore où ils pensent»201. On lui parlait comme si elle trahissait une cause qui fût sienne; mais, déclarait-elle à l'Amiral, à Condé, à Mme de Roye, qui cherchaient à l'apaiser, elle n'entendait rien à leur religion «et ce qui l'avoit paravant esmeue à leur désirer bien estoit plustost une pitié et compassion naturelle qui accompaigne volontiers les femmes, que pour estre autrement instruite et informée si leur doctrine estoit vraie ou fausse»202.
Note 201: (retour) Cette lettre est antérieure au 15 août, comme on peut le voir d'après la lettre de Morel à Calvin où il en est fait mention. Elle est rapportée tout au long par Regnier de La Planche, mais pas à sa date (p. 219-220).--Morel à Calvin, Calvini Opera Omnia, XVII, col. 597: «Quibus perfectis, hem, inquit, etiam mihi minantur».
Ainsi commençaient par un malentendu les rapports entre Catherine et les réformés. Elle, attentive aux mouvements de l'opinion et au parti qu'elle en pourrait tirer, et d'ailleurs naturellement encline à la douceur; eux, convaincus que la timidité seule ou quelque calcul l'empêchait de se déclarer pour eux, et s'irritant de ce qu'ils appelaient sa dissimulation. Dans leur première lettre, ils la priaient; dans la seconde, ils la pressaient; et dans la troisième--une quinzaine de jours après--ils la sommaient de sauver leurs frères prisonniers, la menaçant, si elle n'agissait pas, de nouvelles représailles célestes. C'était lui demander de se déclarer contre les ministres du Roy son fils. Mais elle n'était pas disposée à se compromettre pour des clients si exigeants et dont elle ne savait pas encore ce qu'elle pouvait attendre.
À ce moment les Guise frappèrent un grand coup. Instruits par des apostats du nom et des lieux de réunion des religionnaires, ils mobilisèrent commissaires et sergents et cernèrent le faubourg Saint-Germain, surnommé «la petite Genève», et les rues avoisinantes. Un conseiller au Châtelet assaillit avec cinquante archers la maison du nommé Le Vicomte, dans la rue au Marais, où descendaient beaucoup de gens suspects, mais il fut chaudement reçu. Les hommes qui s'y trouvaient s'ouvrirent un chemin à la pointe de l'épée. La police n'arrêta qu'un vieillard, une femme, des enfants, en tout une douzaine de personnes. Mais elle saisit «certains escripts en rime françoise faisant mention de la mort advenue au roy Henri par le juste jugement de Dieu, esquels aussi ladicte dame (Catherine) estoit taxée de trop déférer au Cardinal»203. Il y eut d'autres perquisitions dans les divers quartiers de Paris (25-26 août). Les curés au prône sommèrent les fidèles, sous peine d'excommunication, de dénoncer tous les «mal sentants» de la foi204. Pour exciter le fanatisme populaire, on faisait courir le bruit que les hérétiques s'assemblaient pour paillarder à chandelles éteintes. Le Cardinal, qui savait bien le contraire, mais qui cherchait à détourner la Reine-mère de ses velléités de modération, lui fit amener pour la convaincre deux apprentis bien stylés. Ils récitèrent la leçon apprise: qu'en la place Maubert, dans la maison d'un avocat, le jeudi avant Pâques, en une réunion nombreuse, on avait mangé le cochon, et puis après on s'était mêlé au hasard dans les ténèbres. Catherine était si ignorante de l'esprit d'austérité de la nouvelle Église qu'elle fut «merveilleusement aigrie et étonnée». Elle déclara à quelques siennes demoiselles qui favorisaient ceux de la religion, que «si elle savoit pour tout certain qu'elles en fussent elle les feroit mourir, quelque amitié ou faveur qu'elle leur portast». Mais celles-ci obtinrent qu'on interrogeât les apprentis, et l'imposture fut découverte205. En cette circonstance, Mme de Roye, une «héroïne», écrivait le ministre Morel à Calvin, se porta garante de la vertu des réformés. «Mais, objectait la Reine, j'entends beaucoup de gens dire qu'il n'y a rien de plus dissolu (flagitiosius) que cette sorte de gens.» À quoi la dame de Roye répondit qu'il était facile de nous charger, «puisque personne n'ose nous défendre et que si elle nous connaissait, nous et notre cause, elle en jugerait tout autrement.» L'entretien continuant, Catherine exprima le désir de voir quelqu'un des ministres de la nouvelle secte, et plus particulièrement un d'entre eux, Antoine de Chandieu, dont on parlait beaucoup, et qui était gentilhomme. Elle assura qu'il n'aurait rien à craindre et qu'elle disposerait tout pour que l'entrevue eût lieu dans le plus grand secret206.
Note 204: (retour) Une déclaration datée de Villers-Cotterets, 4 septembre 1559, et enregistrée au Parlement le 23 décembre, ordonna de raser les maisons où se tiendraient des conventicules; un édit du 9 novembre, enregistré le 23, prononça la peine de mort contre les auteurs d'assemblées illicites (Isambert, Recueil des anciennes lois françaises, XIV, p. 9 et 11).
Note 206: (retour) Lettre de Morel à Calvin du 11 septembre, (Calvini Opera Omnia, XVII, col. 634-635). Antoine de Chandieu, seigneur de la Roche-Chandieu, né au château de Chabot, dans le Mâconnais, vers 1534, fut d'abord pasteur à Paris, et enfin à Genève, où il mourut en 1591. Haag, La France protestante, 2e éd., t. III, col. 1049-1058.
Mme de Roye expédia immédiatement un courrier aux fidèles de Paris, les exhortant à ne pas laisser échapper cette occasion d'entrer en relations avec la Reine-mère.» C'était à tort, leur disait-elle,--et ce témoignage est important à retenir ce--qu'on avait cru auparavant que la Reine avait lu des livres de piété (pios libros) ou entendu des hommes doctes ou vraiment chrétiens» et elle exprimait l'espoir que si la Reine rencontrait Chandieu, elle changerait d'opinion et deviendrait favorable à leur cause207. Après beaucoup d'hésitation, le Consistoire donna son consentement.
Ce n'était pas uniquement pour des raisons religieuses que Catherine désirait se rencontrer avec ce pasteur gentilhomme. Elle savait la sympathie des réformés pour les princes du sang et tenait à se renseigner sur ce point. Antoine de Bourbon arrivait du Béarn à petites journées pour assister au sacre. Peut-être avait-elle appris qu'il avait été, dans toutes les villes où il passait, visité par les ministres, et qu'à Vendôme, en sa présence, s'était tenue une assemblée mi-politique, mi-religieuse, de réformés et de ses partisans, qui l'avait exhorté à revendiquer son droit au gouvernement de l'État. Villemadon, l'ancien serviteur de la reine de Navarre, ne lui recommandait pas seulement comme un moyen de mériter la bénédiction divine le chant «des beaux Psalmes Davidiques», ainsi qu'elle avait fait autrefois, et «la quotidiane ouye ou lecture de la parole de Dieu», il la pressait aussi d'éloigner les Guise, «monstres étranges», «qui ne sont de la maison» [royale], «occupant par dol et violence la puissance du Roy et de Vous», et qui vont «récultans (reculant) et affoiblissans et mettans comme sous le pied les Princes et le Sang de ceste couronne»--«Les princes du sang», insistait-il «vous soyent en honneur208» (26 août). La lettre de Villemadon, dit Regnier de La Planche, émut la Reine-mère «à penser à ses affaires conjecturant que les princes du sang n'estoyent ainsi mis en avant qu'ils ne fissent jouer ce jeu aux autres»209. Les autres, c'étaient les ennemis des Guise et entre autres les réformés, dont il lui importait tant de connaître les intentions. Que gagnerait-elle ou que perdrait-elle au renversement des oncles de Marie Stuart? Elle pensait qu'une conversation avec La Roche-Chandieu l'éclairerait sur ce point. Il fut convenu que vers le 18 septembre, date du sacre, La Roche-Chandieu attendrait bien caché, aux environs de Reims, qu'elle le fît secrètement appeler.
Mais, après réflexion, elle n'osa pas ou ne voulut pas lui faire signe210. Écouter un représentant des doctrines nouvelles, c'était prendre parti contre les Guise qui les persécutaient. Et puis le changement d'attitude des réformés l'inquiétait. Sous Henri II, ils souffraient patiemment la prison et le martyre sans discuter le pouvoir qui les opprimait. Mais maintenant certains d'entre eux, et non des moindres, «se faschoyent de la patience chrestienne et évangélique». Des alliés s'offraient à les aider à rendre coup pour coup: soldats et capitaines que la paix et l'embarras des finances avaient obligé les Guise à licencier211, gentilshommes pauvres et batailleurs, amis d'Antoine de Bourbon et du Connétable, tous ceux enfin que sollicitait le ressentiment d'une injure ou l'amour des nouveautés. La Réforme allait servir de mot d'ordre à tous les opposants. Mais ces fidèles d'occasion, plus sensibles à la tyrannie des Lorrains qu'aux «abus du pape», poussaient les vrais fidèles à la rébellion. L'histoire du parti protestant commençait.
L'alliance des mécontents politiques et des novateurs religieux se fit sur la question des droits des princes du sang. Les ennemis des Guise prétendaient qu'en raison de la mauvaise santé du Roi et de la faiblesse de son entendement, il y avait lieu, malgré sa majorité, de réunir les États généraux du royaume et de confier le gouvernement aux princes de son sang, à l'exclusion de tous autres, conformément à leur degré de parenté. Un peu plus d'un mois seulement après la mort d'Henri II, le ministre de l'Église de Paris, Morel, avait exposé à Calvin cette théorie nouvelle de droit constitutionnel. Les gens d'action du parti allaient encore plus loin, comme l'écrivit plus tard Calvin à Coligny212. En septembre ou octobre 1559, car ses indications ne permettent pas de préciser davantage la date de la consultation, «quelqu'un, raconte-t-il, ayant charge de quelque nombre de gens, me demanda conseil s'il ne seroit pas licite de résister à la tyrannie dont les enfans de Dieu estoyent pour lors opprimez, et quel moyen il y auroit. Pour ce que je voyoye (voyais) que desjà piusieurs s'estoyent abreuvez de ceste opinion, apres luy avoir donné response absolue qu'il s'en faloit déporter, je m'efforçay de luy monstrer qu'il n'y avoit nul fondement selon Dieu, et mesme que selon le monde il n'y avoit que legereté et presomption qui n'auroit point bonne issue.» «Il n'y eut pas, continue Calvin, faute de réplique, voire avec quelque couleur. Car il n'estoit pas question de rien attenter contre le Roy ny son authorité, mais de requerir un gouvernement selon les lois du pais attendu le bas aage du Roy.» Et puis, «d'heure en heure on attendoit une horrible boucherie pour exterminer tous les povres fidèles». Mais Calvin répondit «simplement» que s'il s'espandoit une seule goutte de sang, les rivières en découlleroyent par toute l'Europe» et qu'il valait mieux périr «tous cent fois que d'estre cause que le nom de Chrestienté et l'Évangile fust exposé à tel opprobre». Toutefois, il concéda «que si les Princes du sang requerroyent d'estre maintenus en leur droit pour le bien commun, et que les Cours de Parlement se joignissent à leur querele, qu'il serait licite à tous bons sujects de leur prester main forte». L'homme alors demanda: «Quand on auroi induit l'un des princes du sang à cela, encore qu'il ne fust pas le premier en degré, s'il ne serait point permis». Mais, ajoute Calvin, «il eut encore response négative en cest endroit. Bref je luy rabbati si ferme tout ce qu'il me proposoit que je pensoye bien que tout deust estre mis sous le pied»213.
Il y avait des casuistes qui, comme le jurisconsulte François Hotman, estimaient que le consentement d'un seul prince du sang autorisait l'insurrection contre les Guise. Si le premier, Antoine de Bourbon, se dérobait, ou, comme on disait par euphémisme, «en son absence», son frère le prince de Condé pouvait, selon la tradition et la loi écrite, réclamer la charge de suprême conseil du Roi214.
C'était en effet à l'intention de ce Bourbon, énergique, pauvre et ambitieux, qu'avait été imaginée la théorie de l'unique prince du sang.
L'opposition désespérait d'Antoine de Bourbon. Après l'assemblée de Vendôme, il n'avait paru à la Cour que pour s'y faire bafouer. À Saint-Germain, où il était allé trouver le Roi, les Guise ne lui assignèrent pas de logement et il en fut réduit à se contenter de l'hospitalité que le maréchal de Saint-André lui donna par pitié. Il n'avait pas été convoqué aux séances du Conseil. À Reims, lors du sacre, il souffrit qu'on arrêtât en sa présence un de ses gentilshommes, Anselme de Soubcelles, suspect d'avoir diffamé les ministres dirigeants. Prétendant honteux, il n'eut pas le courage de déclarer son droit et accepta avec empressement la mission que lui offrit Catherine de conduire en Espagne Élisabeth de Valois, la jeune femme de Philippe II215.
Mais Condé agissait pour lui ou sans lui. Il faisait instruire mystérieusement le procès des Guise, et, comme bien l'on pense, «l'information faite, il se trouva, dit Regnier de La Planche, par le témoignage de gens notables et qualifiés, iceux (les Guise) estre chargés de plusieurs crimes de lèze-majesté ensemble d'une infinité de pilleries, larrecins et concussions». «Ces informations veues et rapportées au Conseil du Prince, attendu que le Roy, pour son jeune aage, ne pouvoit cognoistre le tort à luy faict et à toute la France, et encore moins y donner ordre, estant enveloppé de ses ennemis (les Guise), il ne fut question que d'adviser les moyens de se saisir de la personne de François, duc de Guise, et de Charles, cardinal de Lorraine, son frère, pour puis après leur faire procès par les Estats»216. Cependant l'entreprise était si hasardeuse que Condé n'osa s'y risquer. Il en laissa la conduite à un certain La Renaudie, gentilhomme périgourdin, qui, ayant eu des démêlés avec la justice, en rendait les Guise responsables. La Renaudie enrôla en France et à l'étranger des soldats et des capitaines et réunit secrètement à Nantes (1er février 1560) les principaux conjurés. Il fut autorisé par cette assemblée, qui était censée tenir lieu d'États généraux, à se saisir des ministres et à les mettre dans l'impossibilité de nuire. Les fauteurs du complot voulaient, par tout cet appareil de procédure: enquête, procès, consultation d'États, apaiser les scrupules de chrétiens comme Calvin et donner à un coup de main le caractère d'une action légale. Ils résolurent d'envahir en forces le château d'Amboise, où était la Cour, et de demander à François II humblement, l'épée en main, le renvoi et la mise en jugement de ses ministres. L'exécution, fixée d'abord au 10 mars 1560, fut définitivement ajournée au 16.
Le secret du complot, si bien gardé qu'il fût, transpira. Le 12 février les Guise eurent un premier avertissement, vague d'ailleurs, donné par un prince protestant d'Allemagne; puis vint, quelques jours après, la dénonciation d'Avenelles, un avocat de Paris, qui avait logé La Renaudie à son passage et avait reçu ses confidences217. Catherine s'émut de ce danger de guerre civile. Elle commençait à trouver que les ministres de son fils étaient trop violents. Ne s'étaient-ils pas avisés d'ailleurs de contrecarrer ses volontés? Elle n'avait rien tenté, peut-être par affectation de piété conjugale, pour sauver Du Bourg, qui fut exécuté le 23 décembre 1559. Mais elle s'intéressait à Fumée, à cause de Jean de Parthenay-Larchevêque, sieur de Soubise, à qui «elle portoit de longue main faveur». Or le cardinal de Lorraine éludait ses bonnes intentions et l'amusait de promesses. A la fin elle lui déclara «que ces façons de faire luy desplaisoient et que s'ils en usoient plus, elle en auroit mescontentement». Le Cardinal, dépité, offrit de se retirer en sa maison. Mais son départ, suivi naturellement de celui de son frère, l'aurait laissée seule en face des réformés, sans qu'elle fût sûre des catholiques; elle l'apaisa. Il mit alors la faute de la poursuite, raconte l'Histoire des Églises réformées, sur le procureur général, Bourdin, sur certains conseillers et commissaires du Châtelet et sur l'inquisiteur de la Foi, Démocharès, et quelques Sorbonistes, qu'il disait «estre les plus méchants garnemens du monde et dignes de mille gibets.... Sur quoy la dicte dame respondit qu'elle s'esbahissoit donques et trouvoit merveilleusement estrange qu'il se servoit d'eux puisqu'il les connoissoit tels»218. Fumée fut absous à pur et à plein (février 1560).
Les Guise, pensant avec raison que les «belîtres», dont on leur dénonçait l'entreprise, ne pouvaient être que les prête-noms de tout autres ennemis, sentaient plus que jamais le besoin de se concilier la Reine-mère. En leur inquiétude, ils la prièrent d'appeler à la Cour l'Amiral, d'Andelot et le cardinal de Châtillon, les neveux du Connétable. Elle y consentit bien volontiers, car elle avait «confiance» dans «les vertus de ces personnages» et «portoit» «amitié à l'Admiral»219. Coligny, bien qu'il inclinât décidément à la Réforme, n'avait pas paru à l'assemblée de Vendôme220. Il estimait probablement que la nouvelle Église risquait de s'aliéner la Reine-mère, en montrant un zèle exclusif pour la cause des princes du sang. Peut-être aussi jugeait-il Antoine de Bourbon à sa valeur. Il arriva le 24 février à la Cour, et, prié par Catherine de dire son avis, «il luy déclara le grand mescontentement de tous les subjects du roy... non seulement pour le faict de la religion, mais aussi pour les affaires politiques, et que l'on avoit mal à gré et du tout à contre-cœur que les affaires du royaume fussent maniées par gens qu'on tenoit comme étrangers, en eslongnant les princes et ceux qui avoient bien déservy de la chose publique»221, il voulait dire le Connétable. Alors elle fit un premier pas. Elle, jusqu'alors si prudente, alla trouver le Roi et lui persuada de consulter le Conseil sur la situation religieuse. Les Guise la laissaient faire. Le Conseil fut d'avis d'accorder et le gouvernement publia une amnistie pour tous les religionnaires qui vivraient désormais en bons catholiques, exception faite des prédicants et de tous ceux qui, sous prétexte de religion, avaient conspiré contre la Reine-mère, nommée, remarquons-le, la première, le Roi, la Reine, les frères du Roi, et les principaux ministres (mars). L'Édit, pour couvrir les Guise, imaginait que leurs ennemis avaient projeté de détruire avec eux la famille royale et même les Bourbons, et il excluait du pardon ces grands coupables, ainsi que les prêcheurs des doctrines nouvelles suspects de propager l'esprit de révolte222. Mais cette simple distinction entre les réformés paisibles et les fauteurs de désordre était de grande conséquence. La pratique de l'hérésie n'était donc pas aussi criminelle qu'un complot, puisque celle-là était pardonnable et que celui-ci restait punissable? L'État prenait donc moins à cœur les affaires de Dieu que les siennes? Aussi l'Édit fut-il trouvé «fort estrange» par plusieurs catholiques, dit le journal de Nicolas Brûlart, chanoine de Notre-Dame de Paris223. Pour bien marquer que Catherine en était l'inspiratrice, le conseiller et secrétaire des finances du roi, Jacques de Moroges, chargé de le porter au Parlement, déclara «qu'il a eu commandement exprès de la Reine-mère pour dire à la Cour de sa part qu'elle procède le plus promptement qu'elle pourra à la vérification des dites lettres». Sans user de ses lenteurs ordinaires, le Parlement enregistra le 11 mars.
C'était l'entrée en scène de Catherine et la première manifestation publique d'une politique personnelle. Mais les concessions venaient trop tard; les bandes de La Renaudie étaient aux portes d'Amboise. Les Guise, qui n'avaient pas cessé d'armer, dispersèrent, massacrèrent ou livrèrent au bourreau les soldats, gentilshommes, bourgeois et gens «mécaniques» qui marchaient à l'attaque du château. Catherine n'osa pas s'opposer aux exécutions par jugement, qui suivirent les tueries en pleine campagne. Elle estimait certainement criminelle cette façon d'adresser requête au Roi par soulèvement, surprise, assaut et bataille. Mais elle trouva que les Guise outrepassaient la rigueur de la justice. Elle aurait voulu pardonner à un prisonnier qui dans l'un des interrogatoires où elle assista, fit «à demy confesser au cardinal [de Lorraine] sa doctrine estre vraye, mesmes en la doctrine de la Cène». Mais on se hâta de le dépêcher, pendant qu'elle était occupée ailleurs, «de quoy elle fut aulcunement faschée, se disoit-elle, car elle l'avoit jugé innocent». Pour sauver Castelnau, un brave capitaine, dont Coligny et d'Andelot représentaient les «grands services faicts par ses prédécesseurs et par luy à la Couronne et maison de France», «elle fit tout ce qu'elle peut (put) disoit-elle, jusques à aller chercher et caresser en leurs chambres ces nouveaux rois». Le mot doit être d'elle, car elle l'a employé plusieurs fois contre les Guise dans sa correspondance, mais ils «se montrerent invincibles et de fureur irréconciliables». La duchesse de Guise elle-même allait pleurer chez la Reine-mère sur les «cruautés et inhumanités qui s'exercent», car «elles deux ensemble avoient fort privéement devisé de l'innocence de ceux de la religion»224.
Elle fit plus. Elle envoya Coligny en Normandie pour enquêter sur la cause des troubles, et elle montra aux Guise la lettre où l'Amiral les imputait à la violence de leur politique. Elle les força, conformément aux Édits, de relâcher les prisonniers arrêtés pour cause de religion.
L'Édit de Romorantin (mai 1560), qu'elle a certainement inspiré, remettait le jugement du crime d'hérésie aux évêques, et la punition des assemblées et des conventicules aux juges présidiaux225. C'était une nouvelle tentative, aussi hardie qu'elle pouvait l'être au lendemain du complot d'Amboise, pour distinguer le spirituel du temporel, et la religion de la police du royaume.
Elle cherchait en même temps à renouer avec les réformés, qui, depuis le «Tumulte», avaient laissé tomber les relations. Elle dépêcha donc à Tours deux de ses serviteurs favorables à leur cause: Chastelus, abbé de La Roche, son maître des requêtes, et Hermand Taffin, son gentilhomme servant, chargés de «faire parler à elle» La Roche-Chandieu, de qui elle voulait savoir «la vraye source et origine des troubles» et le «moyen de donner estat paisible» à ceux de la religion, sans provoquer toutefois les catholiques. Mais les fidèles de Tours répondirent «que le ministre que la Roine demandoit n'estoit pas à Tours ny mesmes au royaume». Et comme les messagers les pressaient d'envoyer à sa place le ministre du lieu, Charles d'Albiac, dit Duplessis, «ils refusèrent», l'Église de Tours «ayant ses pasteurs trop chers pour les hasarder ainsi». Ils ajoutèrent que «la dicte dame avoit donné peu de témoignage de son bon vouloir envers eux par les actions passées, aussi que ce qu'elle désiroit sçavoir se pourroit bien escrire par lettres». Elle ne parut pas s'offenser de leur méfiance, «promettant qu'elle monstreroit par effect n'avoir dédaigné leur conseil». Et cependant elle les priait de «se contenir en la plus grande modestie que faire se pourroit, afin que leurs adversaires n'eussent occasion de leur courir sus». Par-dessus tout elle leur recommandait «de tenir secret tout ce qu'ils voudroient lui envoyer, car elle vouloit s'en aider en telle sorte que l'on pensast que les ouvertures qu'elle feroit vinssent seulement de son advis et industrie, et non d'autres mains, aultrement elle gasteroit tout, leur pensant aider»226.
Ils dressèrent alors pour elle une belle remontrance sous le nom emprunté de Théophile, que Le Camus, fils de son ancien pelletier, lui fit remettre le 24 mai, jour de l'Ascension227.
C'était, affirmait Théophile, une vérité établie que les «forces... apparues près Amboyse n'estoyent contre la majesté du Roy ny contre elle ou aucun prince du sang, mais seulement pour se munir contre ceux qui les voudroyent empescher de se présenter à Leurs Majestés pour leur remontrer les choses qui concernoyent l'estat du Roy et la conservation du royaume». Il allait de soi «qu'il n'y a droict ni divin ni humain qui permette aux subjects d'aller en armes faire doléance à leurs princes, ains seulement avec humbles prières». Aussi combien de fois--la Reine-mère pouvait s'en souvenir--les réformés, ayant les moyens de se défendre, avaient-ils mieux aimé «mettre les armes bas» et «encourir la note de cueur lasche que de faire acte approchant de rébellion et de désobéissance contre leur prince et naturel seigneur». Mais ces preuves de leur fidélité ayant uniquement servi d'occasion «aux meschans d'estre tant plus audacieux jusques à faire acte de tyrans, usurpateurs du roy et du royaume, contre toutes les loix et statuts inviolablement observés en France, il a été finalement licite de repoulser ceste violence par aultre violence, veu que leurs ennemys empruntoient les forces du roy pour les destruire.» «Et ce qui les esmouvoit davantage,» c'est que les édits faits «durant les dangers» n'étaient pas appliqués, et que l'on avait lieu de croire qu'ils ne le seraient pas, tant que les Guise seraient près de Sa Majesté. En effet, ils «poursuivoyent», pour les faire mourir et s'emparer de leurs biens, les gentilshommes qui s'étaient retirés de l'entreprise, confiants dans le pardon du Roi. Aussi ceux-là et même «ceux qui n'estoyent encore bougés de leurs maisons... se préparoyent à marcher comme désespérés, jugeant qu'il leur convenoit plutost mourir tous ensemble en combattant qu'estant prins en leurs maisons l'un après l'autre tendre le col à un bourreau.»
C'est ce que la Reine-mère «devoit bien considérer et penser en elle-mesme à la conséquence où pourroyent tomber ces désespérées entreprinses, où l'on jouoit à quitte ou à double. Car encores que ce fut la ruyne de ceux qui s'eslesveroyent, si est-ce qu'elle devait plutost y remédier promptement que l'effect advenu procéder à la destruction entière de ceux qui autrement estoyent de ses meilleurs subjects». Le remède, c'était en premier lieu de «pourveoir au gouvernement du royaume et bailler un Conseil au Roy, non à l'appétit de ceux de Guyze, mais selon les anciennes constitutions et observations de France»; en second lieu, de tenir un «Concile sainct et libre, sinon général, à tout le moins national», où toutes choses étant «décidées par la parolle de Dieu,» «ceux qu'on condamnoit maintenant sans estre ouys s'attendaient de gaigner leur cause». Et jusque-là Théophile requérait pour les fidèles le droit de demeurer «en la simplicité des Escriptures» et «de vivre selon le contenu d'une confession de foy accordée et receue en toutes les églises réformées de France»228.
La Reine mère venait de lire cette consultation politico-religieuse quand Marie-Stuart, «qui la suyvoit, comme estant aux aguets de toutes ses actions», entra et la surprit le mémoire en main. Elle lui demanda ce que c'était, et Catherine, pour se tirer d'embarras, nomma le porteur du paquet. Les Guise firent arrêter Le Camus.
Catherine n'était pas brave, et vite elle abandonnait les gens qui la compromettaient. D'ailleurs l'insistance des réformés à mettre en avant les droits des princes du sang, qui étaient destructifs des siens, ne pouvait que lui déplaire. Quand Le Camus fut plus tard conduit devant elle, le 5 juin, à Villesavin (près de Romorantin), elle lui reprocha, en présence des Guise, ces remontrances «pleines d'injures et animosité contre le Roy son fils et elle». Et comme Le Camus répondit que «sous sa correction les dites remontrances n'estoient telles», elle répliqua que «c'estoit bien contre elle en tant qu'elles s'adressoyent contre les sieurs de Guise, ministres et oncles du Roy». Le Camus protesta qu'elles ne tendaient «qu'à induire le Roy et ladicte Dame à faire assembler les Estats du royaume pour remédier aux confusions» du pays «et au mescontentement de ce que lesdicts de Guyse s'estoient emparés de la personne du Roy et du gouvernement du royaume contre la volonté des princes du sang et des Estats». On l'envoya prisonnier au château de Loches229.
Il importait beaucoup à Catherine de savoir si les «connétablistes» s'accordaient avec les réformés sur cette question des princes du sang. À Saint-Léger230, où la Cour alla en ce même mois de juin (1560), elle manda «un certain Louis Regnier, seigneur de La Planche», «qu'on estimoit dès lors servir de conseil bien avant au mareschal de Montmorency », fils du Connétable. L'histoire publiée sous son nom231, De l'Estat de France sous François II, précieuse par les documents qu'elle cite, quelquefois tout au long, et par les faits qu'elle rapporte, est le récit le plus complet et le plus vivant, quoique partial et passionné, des débuts politiques de Catherine. La Planche, qu'elle questionna sur la conjuration d'Amboise, s'excusa tant qu'il put de dire son avis; mais, sommé de parler, il expliqua que les troubles avaient à la fois des causes religieuses et politiques, et qu'il y avait «deux diverses sortes» de «huguenauds». Les uns, qui «ne regardent qu'à leur conscience» avaient été «esmeus» par La Renaudie à prendre les armes, «ne pouvant plus à la vérité supporter la rigueur, laquelle on a si longtemps continuée contre eux»; les autres, qui «regardent à l'estat public», sont irrités de voir l'estat du royaume estrangement conduit par estrangers, les princes du sang estant forclos».
Note 231: (retour) Elle n'est probablement pas de lui, au moins en entier. Il ne s'appellerait pas lui-même (éd. Buchon, p. 316) «un certain Louis Regnier», et ne donnerait pas comme une opinion qu'il fût le confident du maréchal de Montmorency. Après avoir dit à la Reine-mère, dans l'entretien analysé ici, que La Renaudie voulait, «soubs prétexte de présenter une requeste, venger la mort» d'un sien beau-frère, il ne se serait pas démenti en ces termes (éd. Buchon, p. 318). «Tel fust le pourparler de La Planche, homme politique plustost que religieux, s'abusant en ce qu'il mict en avant des différends de la religion, non moins qu'en ce qu'il dict de l'intention qui avoit esmeu La Renaudie». La critique de beaucoup de documents du xvie siècle reste à faire.
Il serait aisé--en quoi La Planche se trompait--d'apaiser les huguenots de religion «par une assemblée de quelques suffisans personnages, lesquels, soubs couleur de traduire fidèlement la Bible, cotteroyent les différends (les points de désaccord entre les réformés et les catholiques), et trouveroyent finalement qu'il n'y a pas si grande discorde qu'il semble entre les parties». Mais les huguenots d'État «ne s'apaiseroyent aiséement, sinon mettant les princes du sang en leur degré et demettant tout doucement ceux de Guyse par une assemblée des Estats». La Planche reprocha aux Guise, simples cadets de la maison de Lorraine, de prétendre au gouvernement de l'État et même au titre de princes, le roi ne pouvant faire des princes qu'avec la reine. «Sa conclusion fut que si elle (Catherine) vouloit éviter un remuement bien dangereux, il falloit contenir ceux de Guyse en leurs limites ou pour le moins leur bailler comme une bride et contrepoix de François naturels et tenir les uns et les autres en raison.» Elle répondit qu'en employant les Guise, elle n'avait fait que suivre «les traces du feu roy son mary» et «qu'elle eust bien voulu que le roy de Navarre et le prince de Condé se fussent rangés à la Cour, à l'exemple de messieurs de Montpensier et de La Roche-sur-Yon, qui s'y voyoient favorablement traictés et honorés.» Mais... «c'estoit mesmes contre la personne du Roy» que l'entreprise d'Amboise avait été dressée. La Planche répliqua que «ceux qui occupoyent la place des princes du sang, sçachant iceux ne pouvoir estre déboutés, selon leurs anciens privilèges, que par le seul premier chef du crime lèze-majesté, avoyent plustost forcé (? forgé) ceste accusation, substituant la personne du Roy au lieu de la leur.»
Le cardinal de Lorraine avait entendu cette attaque contre sa maison, «caché derrière la tapisserie». La Planche fut «renvoyé disner», puis rappelé l'après-midi. La Reine-mère alors lui déclara «qu'elle ne se pouvoit persuader que ceste querelle fut advenue pour les honneurs prétendus par ceux de Guyse» et qu'en tout cas «il se trouveroit bon remède, donnant le premier lieu aux princes du sang et le second à ceux de Guyse, de sorte qu'après le premier prince du sang marcherait le premier prince de Lorraine; après le second prince du sang, le second prince de Lorraine, et ainsi consécutivement; mais qu'il sçavoit bien d'autres choses s'il les vouloit dire.» Par promesses claires, par menaces vagues, elle essaya de le faire parler et même elle le pria de l'aider à prendre «certains principaux rebelles sans luy nommer de près ny de loing la maison de Montmorency». Mais La Planche courageusement remontra «que ceux de Lorraine ne devoyent nullement tirer au colier avec les princes du sang, ains (mais) leur céder et faire place». «Et quant à la capture de ces prétendus rebelles, il trancha le mot, qu'il n'estoit ni prévost des mareschaulx ni espion.» Elle le fit arrêter, mais «il se purgea si évidemment d'avoir eu intelligence avec La Renaudie qu'au bout de quatre jours il fut relâché232.
De toutes ces consultations, Catherine conclut qu'il fallait à tout prix rompre la coalition des huguenots d'État et des huguenots de religion. Peut-être pensait-elle, comme Regnier de La Planche, qu'il serait plus aisé de satisfaire ceux-ci que ceux-là et en tout cas c'étaient les concessions qui devaient le moins lui coûter. L'état du royaume demandait qu'on se hâtât. L'Édit de Romorantin n'avait pas calmé les passions; les réformés tenaient des prêches et s'assemblaient en armes; ils faisaient aux Guise une guerre de pamphlets qui était le prélude de l'autre. Déjà des bandes couraient la Provence, le Dauphiné, la Guyenne et saccageaient les églises. Sur l'avis de Coligny, la Reine-mère fit décider la réunion à Fontainebleau des plus grands personnages pour aviser aux nécessités du royaume. Ce fut une sorte de Conseil élargi, où le Roi appela, outre ses conseillers ordinaires, les princes du sang, les grands officiers de la Couronne et les chevaliers de l'Ordre [de Saint-Michel]. Le Connétable y vint accompagné de huit cents ou mille chevaux. Mais, malgré ses exhortations, Antoine de Bourbon et son frère restèrent en Béarn et laissèrent passer l'occasion d'exposer solennellement leurs droits et leurs griefs, et d'ôter à leur cause l'allure d'un complot.
L'assemblée s'ouvrit le 21 août, «en la chambre de la Reine-mère», sous la présidence du jeune Roi. Catherine pria les personnages «que le Roy son fils» avait convoqués de le «vouloir conseiller.... en sorte que son sceptre fust conservé et ses subjects soulagés et les malcontents contentés s'il estoit possible»233.
Le nouveau chancelier, Michel de l'Hôpital, ancien conseiller au Parlement de Paris et ancien Président de la Chambre des comptes, était une créature des Guise, mais «sitost qu'il eust été estably en sa charge», il se proposa «de cheminer droict en homme politique et de ne favoriser ny aux uns ny aux autres, ains de servir au Roy et à sa patrie»234.
Mais il cheminait prudemment. C'était l'homme qu'il fallait à Catherine. Il prit la parole après elle pour développer sa pensée. Il compara le royaume où «tous estats» étaient «troublés» et corrompus «avec un très grand mécontentement d'un chascun» à un malade et il invita l'assemblée à rechercher la cause du mal. Si on pouvait la «découvrir, le remède seroit aisé.... Hoc opus, hic labor est.» Le duc de Guise et le cardinal de Lorraine rendirent ensuite compte du fait de leurs charges: gendarmerie et finances.
Le 23, François II se disposait à prendre les avis, et «... comme il eust commandé d'opiner à l'évêque de Valence», Monluc, le dernier en date des conseillers, l'Amiral se levant s'approcha du Roi, et, après deux grandes révérences, il lui présenta deux requêtes des réformés, l'une à lui adressée, l'autre à sa mère. Dans la première «les fidèles chrétiens épars en divers lieux et endroicts de son royaume» suppliaient le roi leur souverain seigneur «très humblement de faire surseoir les rigoureuses persécutions», et de leur permettre «qu'ils se pussent assembler en toute révérence et humilité» pour célébrer ensemble leur culte, et en attendant un concile général de «leur ordonner quelques temples en ce royaume» afin que «leurs assemblées ne fussent plus secrètes et suspectes»235. Mais la requête à la Reine demandait bien davantage: «Vous, disait-elle, comme vertueuse et magnanime princesse, ensuyvant l'exemple de la Royne Esther, ayez pitié du peuple esleu de Dieu pour le délivrer des griefs périls esquels il s'est senti exposé jusques à présent.... Très illustre et souveraine princesse, nous vous supplions... pour l'affection que devez à Jésus Christ, à establir son vray service et deschasser toutes erreurs et abus qui empeschent qu'il ne règne comme il faut. Vueillez faire ce bien aux povres chrestiens afin que par ce moyen Dieu soit servi et honoré publiquement en ce royaume, et le sceptre de vostre fils, nostre souverain roy, soit conservé en intégrité soubs Jésus Christ, le Roy des Roys»236.
C'était lui parler comme à une personne confidente, dont l'Église réformée attendait, non seulement un régime de tolérance, mais l'avènement du règne de Dieu.
Après ce coup de théâtre, l'évêque de Valence, Monluc, «personnage de grand sçavoir et littérature, mesme ès lettres saintes», parla, en homme bien informé, des services rendus par la Reine-mère, lors de la conjuration d'Amboise où «avec sa prudence accoustumée, aidée de celle des sieurs de Guyse soubs son authorité», elle «avoit usé de telle intelligence que des souspeçons qui sembloyent estre legiers et de nulle apparence, elle avoit soudainement descouvert l'entreprise des tumultes», et puis y avait avisé «plus avec la douceur qu'avec la force». Le moyen de pourvoir «aux vices et abus» de l'Église et de l'État, c'était la «réunion d'un nombre de gens de bien» «de toutes les provinces» et la convocation d'un concile national, si le pape n'en voulait pas tenir un général. Il jugeait «inexcusables» et par conséquent punissables ceux des sectaires qui, «soubs le prétexte et manteau de religion, estoyent devenus séditieux et rebelles», oubliant que «Sainct Pierre et Sainct Paul nous commandent de prier Dieu pour les roys, de leur rendre toute subjection et obéissance et à leurs ministres, ores qu'ils fussent iniques et rigoureux.» Mais il ne trouvait ni juste, ni utile, ni conforme aux traditions de l'Église primitive de traiter en factieux ceux qui «retenoyent» la nouvelle doctrine «avec telle craincte de Dieu et révérence au Roy et ses ministres qu'ils ne vouldroyent pour rien l'offenser». Ceux-là faisaient bien connaître «par leur vie et par leur mort» «qu'ils n'estoyent meus que d'un zèle et ardent désir de chercher le seul chemin de leur salut, cuidans l'avoir trouvé». Aussi «l'expérience avoit appris à tout le monde que les peines en cest endroict ne profitoyent de rien, ains au contraire...» Les «empereurs chrestiens de saincte et recommandable mémoire», Constantin, Valentinien, Théodose, Marcien n'avaient voulu user «de plus de rigueur envers les autheurs des hérésies que de les envoyer en exil et de leur oster le moyen de séduire les bons». Quant aux assemblées, Monluc n'était pas d'avis de les permettre, «pour le danger qui en peult advenir», mais il s'en remettait «au bon jugement» du Roi pour avoir égard «en la punition des transgresseurs»... «à l'heure, au nombre, à l'intention et à la façon qu'ils se seroient assemblés»237.
L'avis de Monluc, c'était celui de la Reine-mère, dont ce prélat humain et mondain était le confident. Elle estimait nécessaire de relâcher la persécution sans compromettre l'ordre, de ménager les consciences sans désarmer le pouvoir. Monluc s'était gardé de prononcer le nom des États généraux, et il avait eu en passant un mot d'éloge pour les Guise. A tous ces traits, on reconnaît la façon prudente de Catherine.
Mais l'archevêque de Vienne, Marillac, parla, lui, avec une hardiesse qu'on n'aurait pas attendue d'un client des Guise, mais qui cependant s'expliquait. Ancien ambassadeur de France en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, il pouvait craindre que l'intolérance de ses patrons ne compromît les alliances protestantes, et en tout cas il constatait qu'elle troublait le royaume238. Il signala le fardeau toujours croissant des impôts et la corruption du clergé déclarant qu'il n'y avait autre moyen pour «asseurer»... «la bénévolence du peuple et l'intégrité de la religion» que d'assembler les États généraux et de tenir un concile national, quelque empêchement que le pape y mît. Il insista sur le devoir de réformer l'Église et «d'ouyr les plaintes du peuple» sans s'arrêter aux dangers imaginaires que quelques-uns concevaient de ces grandes assemblées. «Si les premiers ministres du Roi, dit-il, sont calomniés comme autheurs et cause de tout le mal passé et qui peut advenir, comme ceux qui tournent toutes choses à leur advantage et font leur proffit particulier de la calamité de tous, y a-t-il d'autre moyen pour se nettoyer de tous souspeçons que de faire entendre en telle assemblée en quel estat l'on a trouvé le royaume [et] comme il a été administré...» C'était presque dire que les accusations avaient quelque apparence. Et quand Marillac montrait le Roi, gardé par l'amour de sa mère, «de tant de princes du sang», de l'Église et de la noblesse, ne signifiait-il pas aux oncles de Marie Stuart que leurs services n'étaient pas indispensables239?
Note 238: (retour) Cf. sur le revirement de Marillac, connu jusque-là pour un partisan des Guise, Pierre de Vaissière, Charles de Marillac, ambassadeur et homme politique sous les règnes de François Ier, Henri II et François II, Paris 1896, p. 383-384.--Le discours de Marillac est dans Regnier de La Planche, p. 352-360.
L'Amiral, qui décidément se posait en porte-parole des réformés, attaqua vivement la politique religieuse et le gouvernement des Guise. Le Duc répliqua sur le même ton. Le Cardinal, calme et ironique, remarqua que si les novateurs se disaient «très obéissans, c'estoit toutesfois avec condition que le roy seroit de leur opinion et de leur secte ou pour le moins qu'il l'approuveroit»240.
Il dissuada le Roi de leur «bailler temples et lieu d'assemblée», car «ce seroit approuver leur idolatrie», ce qu'il «ne sçauroit faire sans estre perpétuellement damné». Toutefois il fut d'avis que tout en continuant à punir «griesvement» les séditieux et «perturbateurs du peuple et du royaume» on ne «touchast plus par voye de punition de justice,» à ceux «qui sans armes, et de peur d'estre damnés, iroyent au presche, chanteroient les psalmes et n'iroyent point à la messe.» Il se prononça pour la réunion des États généraux, et, quant à la réforme de l'Église, il proposa de faire ouvrir par les évêques et les curés une enquête sur les abus «pour en informer le Roy à fin de regarder la nécessité d'assembler un concile général ou national». Les chevaliers de l'Ordre opinèrent tous comme le cardinal de Lorraine, dont l'avis passa à la majorité des voix. En conséquence, les États généraux furent convoqués pour le 10 décembre suivant à Meaux (31 août 1560).
La Reine-mère avait pris une telle importance que l'Amiral et quelques grands seigneurs en qui elle se fiait la sollicitèrent de se saisir du pouvoir et de renvoyer pour quelque temps les Guise en leur maison. Mais elle les «cognoissoit de si grand cœur que malaisement» endureraient-ils de n'être rien. Le Duc se fortifiait de toutes sortes de gens, et «disoit haut et clair avoir la promesse de mille ou douze cens gentilshommes signalés et le serment de leurs chefs, avec lesquels et les vieilles bandes venues du Piedmond et autres dont il s'asseuroit, il passerait sur le ventre à tous ses ennemis». Disgracier les Guise, ce «seroit pour entrer de fiebvre en chaud mal»241. Il lui faudrait rappeler le Connétable qu'elle n'aimait pas et s'appuyer sur les princes du sang et les réformés, dangereux alliés qui ne manqueraient pas, lors de la réunion des États généraux, de bailler au Roi un conseil où elle était sûre de n'avoir pas la première place.
Il n'est pas imaginable combien les protestants, à part quelques hommes comme Coligny242, se souciaient peu de la gagner. Ils la pressaient de se compromettre pour eux, et en même temps déclaraient dans tous leurs écrits qu'en cas de minorité les princes du sang devaient avoir le premier rang dans l'État, à l'exclusion des étrangers et des reines-mères. Ils l'estimaient, à ce qu'il semblait, trop heureuse de les servir gratuitement. C'était se méprendre du tout sur ses sentiments. Son ambition, naturellement très grande, s'était encore accrue à la faveur des événements et du succès. Elle voyait jour pour arriver au pouvoir suprême; elle y aspirait pour elle et dans l'intérêt de ses enfants. Or les novateurs religieux, qui auraient dû s'assurer son concours à tout prix, jetaient en travers de sa route et consolidaient sottement la théorie des princes du sang. La Briesve Exposition, qu'ils publièrent après la conjuration d'Amboise, et la Response chrestienne et défensive, qui est du même temps que le «Théophile» de l'Église de Tours, et Le Camus, porteur de ce mémoire consultatif, invoquaient contre les Guise l'ancienne constitution du royaume et soutenaient tous que la loi salique et la coutume excluaient du gouvernement les étrangers243.
Pour entraîner Antoine de Bourbon, qui suivant son habitude atermoyait, les représentants des Églises tinrent à Nérac une sorte de grand conseil auquel se trouvèrent le jurisconsulte huguenot Hotman, réfugié à Strasbourg depuis le tumulte d'Amboise, et Théodore de Bèze, poète, écrivain, humaniste, maintenant théologien et le principal coadjuteur de Calvin à Genève. Ils rédigèrent pour le roi de Navarre et le prince de Condé une «Remontrance» où les prétentions des princes du sang étaient appuyées de précédents historiques spécieux et d'attaques passionnées contre la tyrannie des Guise244.
Note 243: (retour) Aussi approuva-t-elle, si elle ne l'inspira pas, la réfutation de la thèse des protestants par Jean du Tillet, greffier en chef du Parlement de Paris, Pour la majorité du roy tres chrestien contre les escrits des rebelles, Paris, 1560, in-4º (B. N., Lb. 32). Les protestants répondirent par un Légitime conseil des rois de France pendant leur jeune aage contre ceux qui veulent maintenir l'ilégitime gouvernement de ceux de Guise, soubz le titre la majorité du roy, ci-devant publié (Mémoires de Condé, t. I, p. 471 sqq.) Du Tillet répliqua: Pour l'entière majorité du roi tres chrestien contre le Légitime conseil, Paris, 1560 (dans Dupuy, Traité de la majorité de nos rois et des régences du royaume, Paris, 1655. Preuves, p. 329 sqq.,) où se trouve aussi, p. 319 sqq., le premier écrit de Du Tillet. Du Tillet maintient que les rois sont majeurs à quatorze ans, qu'ils règlent, comme ils l'entendent, par testament les régences; que les reines-mères sont, par lois et coutumes, préférées aux princes du sang en cas de mort ab intestat; qu'il n'y a pas de régents nés, qu'on ne saurait sans «impugner» l'autorité de François II et de sa mère blâmer le choix qu'ils ont fait des Guise pour ministres. «C'est, dit-il à la Reine-mère, vouloir vous asservir à d'autres non mis ne destituables par vous, et c'est ce tuteur [forcé] qu'ils amènent et nomment légitime conseil.» Dupuy, Preuves, p. 333.
Note 244: (retour) Bèze partit pour Nérac le 10 juillet (1560) (Calvini Opera Omnia, t. XVIII, col. 98, note 5). Il y était à la fin de juillet (ibid., col. 154, note 4). Hotman y arriva peu après lui. Les conférences ont dû avoir lieu soit fin juillet, soit plutôt au commencement d'août. La consultation est dans La Planche, p. 318-338. Elle est probablement d'Hotman; De Ruble, t. II, p. 315. Mais il n'en est pas fait mention dans l'Essai sur François Hotman, de Rodolphe Dareste, Paris, 1850, ni dans ses deux articles de la Revue historique, t. II, 1876, p. 1 et p. 367.
En même temps, la guerre civile commençait. Un des hommes d'épée les plus remuants du parti, Maligny le jeune, s'empara de Lyon, la capitale du Sud-Est, et il s'y serait maintenu si Antoine de Bourbon, effrayé de ce coup d'audace, ne lui avait commandé de licencier ses bandes et d'évacuer la ville (septembre 1560). Mais il lui faisait dire en même temps de faire couler les soldats un à un vers Limoges, où il pensait les employer--du moins le bruit en courut--à surprendre Bordeaux et assurer ses communications par mer avec l'Angleterre protestante245. Le prince de Condé avait dépêché un certain La Sague à plusieurs grands seigneurs qu'il priait «de ne luy faillir au besoin». Les Guise parvinrent à saisir ce messager et trouvèrent sur lui les réponses du Connétable et du vidame de Chartres, François de Vendôme. Anne de Montmorency, qui savait le danger des écritures, «exhortoit le prince à la paix, lui conseillant qu'il se gardast bien d'entreprendre chose que Sa Majesté peust trouver mauvaise». Mais le Vidame lui mandait «qu'il se devoit asseurer de luy comme de son très humble serviteur et parent et qu'il maintiendrait son party et ceste juste querelle contre tous, sans excepter que le Roy, messieurs ses frères et les roynes.»246 Les Guise enfermèrent cet imprudent à la Bastille (29 août).
La Reine-mère, à qui François de Vendôme était particulièrement agréable247, approuva l'arrestation. Épouvantée de ces bruits d'armes, dégoûtée de ses avances aux huguenots, tremblant pour ses fils et pour elle-même, elle se rapprocha des Guise et se fit leur alliée contre les Bourbons. Elle écrivit à Philippe II et au duc de Savoie pour leur demander appui et seconda le gouvernement de toute façon. François II avait sommé le roi de Navarre de lui amener son frère pour que celui-ci se justifiât de l'embauchage des hommes d'armes dont on le chargeait, «vous pouvant asseurer que là où il refusera de m'obéyr, je sauroy fort bien faire congnoistre que je suis roy»248, et elle, dans une lettre au comte de Crussol, porteur de cet ordre impérieux, elle le chargeait de dire à Antoine que le Connétable et ses deux fils, Montmorency et Damville, avaient «en jens de bien» fait sur l'entreprise de Condé des révélations qui avaient «esté en partie cause de la prise de La Sague et du Vidame»249. C'était une «charité» que Montmorency se hâta de démentir (26 septembre)250 mais qu'elle avait lancée à tout hasard pour rompre l'accord des connétablistes et des partisans des Bourbons.