Césarine Dietrich
—Puisque ce malheureux lien existe, lui dis-je, et que tu crois ne devoir jamais le rompre, tâche de le rendre moins douloureux. Élève les idées de cette pauvre femme, adoucis les aspérités de son caractère. Il ne me semble pas que tu lui dises ce qu'il faudrait lui dire pour qu'au lieu de déplorer le sort que tu lui as fait, elle le comprenne et le bénisse.
—J'ai dit tout ce qu'on peut dire, répondit-il; mais c'est tous les jours à recommencer. Les vrais enfants s'instruisent et progressent à toute heure, je le vois déjà par mon fils; mais les filles dont le développement a été une chute n'apprennent plus rien. Marguerite ne changera pas, c'est à moi d'apprendre à supporter ses défauts. Ce qu'elle ne peut pas obtenir d'elle-même, il faut que je l'obtienne de moi, et j'y travaille. Je me ferai une patience et une douceur à toute épreuve. Soyez sûre qu'il n'y a pas d'autre remède: c'est pénible et agaçant quelquefois; mais qui peut se vanter d'être parfaitement heureux en ménage? Je pourrais être très-légitimement marié avec une femme jalouse, de même que je pourrais être pour Marguerite un amant soupçonneux et tyrannique. Croyez bien, ma tante, que dans ce mauvais monde où l'on s'agite sous prétexte de vivre, on doit appeler heureuse toute situation tolérable, et qu'il n'y a de vrai malheur que celui qui écrase ou dépasse nos forces. Si je n'avais pas une maîtresse, je serais forcé de supprimer l'affection et de ne chercher que le plaisir. Les femmes qui ne peuvent donner que cela me répugnent. C'est une bonne chance pour moi d'avoir une compagne qui m'aime, qui m'est fidèle et que je puis aimer d'amitié quand, l'effervescence de la jeunesse assouvie, nous nous retrouverons en face l'un de l'autre. Cela mérite bien que je supporte quelques tracasseries, que je pardonne un peu d'ingratitude, que je surmonte quelques impatiences. Et, quand je regarde ce bel enfant qu'elle m'a donné, qui est bien à moi, qu'elle a nourri d'un lait pur et qu'elle berce sur son coeur des nuits entières, je me sens bien marié, bien rivé à la famille et bien content de mon sort.
Paul était libre ce jour-là. Je l'emmenai dîner avec moi chez un
restaurateur, et nous causâmes intimement. J'étais libre moi-même. M.
Dietrich avait été surveiller de grands travaux à sa terre de Mireval;
Césarine avait dû dîner chez ses cousines.
Nous approchions du printemps. Je rentrai à neuf heures et fus fort surprise de la trouver dînant seule dans son appartement.
—Je suis rentrée à huit heures seulement, me dit-elle. Je n'ai pas dîné chez les cousines, je ne me sentais pas en train de babiller. Je me suis attardée à la promenade, et j'ai fait dire à ma tante de ne pas m'attendre. Ne me gronde pas d'être rentrée à la nuit, quoique seule. Il fait si bon et si doux que j'ai pris fantaisie de courir en voiture autour du lac à l'heure où il est désert; cette heure où tout le monde dîne est décidément la plus agréable pour aller au bois de Boulogne. Où as-tu donc dîné, toi? J'espérais te trouver ici.
—J'ai dîné avec mon neveu.
—Et avec sa femme? dit-elle en me regardant avec une ironie singulière.
Sais-tu qu'il te trompe, ton neveu, et qu'il n'est pas marié du tout?
—C'est tout comme, répondis-je. Il est peut-être plus enchaîné que s'il était marié.
—Enchaîné est le mot, et je vois que tu y mets de la franchise.
—Je ne sais ce que tu veux dire.
—Ni ce que tu dis, ma bonne Pauline, tu t'embrouilles, tu n'y es plus; mais moi je sais toute la vérité.
—Quoi! que sais-tu?
—Écoute: avant d'aller au bois faire mes réflexions, j'avais été faire connaissance avec la belle Marguerite.
—Tu railles!
—Tu vas voir. Je savais que tous les soirs M. Paul quittait son bureau pour aller passer la nuit rue d'Assas chez une madame Féron qui y louait ou qui était censée y louer un appartement. Je savais encore que ton neveu ne s'y rendait que bien rarement dans le jour; or, comme il était quatre heures et que j'étais résolue à connaître la vérité aujourd'hui.
—Pourquoi aujourd'hui?
—Parce que M. Salvioni, ce noble italien qui me suit partout et que ma tante Helmina protège, m'avait fait hier à l'Opéra une déclaration assez pressante pendant le ballet de la Muette. Il est très-beau, ce descendant des Strozzi. Il a de l'esprit, de la poésie et un petit accent agréable. Il me plairait, si je pouvais l'aimer; mais j'ai encore pensé à ton neveu et j'ai promis de répondre clairement le surlendemain, c'est-à-dire demain. Il me fallait donc savoir aujourd'hui si tu ne m'avais pas fait un petit conte pour m'endormir. J'ai donc demandé au portier madame Féron, et on m'a fait monter dans un taudis assez propre, où un gros bébé piaillait sur les genoux d'une assez belle créature. Bertrand était monté avec moi, et, comme il n'y a pas d'antichambre dans ces logements-là, il a dû m'attendre sur le carré. Je suis entrée avec aplomb, j'ai demandé madame Paul Gilbert à madame Féron qui m'ouvrait la porte et qui était trop laide et trop vieille pour me faire supposer que ce fût elle. Elle a paru troublée de cette demande, et comme elle hésitait à répondre, Marguerite s'est levée avec son marmot dans les bras, en me disant assez effrontément:
—Madame Paul Gilbert, c'est moi. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?
—Je croyais trouver ici, ai-je répondu, la tante de M. Gilbert, mademoiselle de Nermont.
—Elle est sortie avec Paul il n'y a pas un quart d'heure.
—Tant pis, je venais la prendre pour faire une course dans le quartier; elle m'avait donné rendez-vous ici.
»—Alors c'est qu'elle va peut-être revenir? Si vous voulez l'attendre?
»—Volontiers, si vous voulez bien le permettre.
»Et elle de dire avec toute la courtoisie dont une blanchisseuse est capable:
»—Comment donc, ma petite dame! mais asseyez-vous. Féron, prends donc le petit, fais-lui manger sa soupe dans la cuisine. Il ne mange pas bien proprement ni bien sagement encore, le pauvre chéri, et madame ne serait pas bien contente de l'entendre faire son sabbat. Ferme les portes, qu'on ne l'entende pas trop!
»—Voilà un bel enfant! lui dis-je en feignant d'admirer le bébé qu'on emportait à ma grande satisfaction. Quel âge a-t-il donc?
»—Un an et un mois, il est un peu grognon, il met ses dents.
»—Il est bien frais,—très-joli!
»—N'est-ce pas qu'il ressemble à son père?
»—À M. Paul Gilbert?
»—Dame!
»—Je ne sais pas, je le connais très-peu. Je trouve que c'est à vous que l'enfant ressemble.
»—Oui? tant pis! j'aimerais mieux qu'il ressemble à Paul.
»—C'est-à-dire que vous aimez votre mari plus que vous-même?
»—Oh ça, c'est sûr! il est si bon! Vous connaissez donc sa tante et pas lui?
»—Je l'ai vu une ou deux fois, pas davantage.
»—C'est peut-être vous qui êtes…. Eh non! que je suis bête! mademoiselle Dietrich ne sortirait pas comme ça toute seule.
»—Vous avez entendu parler de mademoiselle Dietrich?
»—Oui, c'est la tante à Paul qui est sa… comment dirai-je? sa première bonne, c'est elle qui l'a élevée.»
Je t'en demande bien pardon, ma Pauline, mais voilà les notions éclairées et délicates de mademoiselle Marguerite sur ton compte. Je suis forcée par mon impitoyable mémoire de te redire mot pour mot ses aimables discours.
—C'est, repris-je, mademoiselle de Nermont qui vous a parlé de mademoiselle Dietrich?
»—Non, c'est Paul, un jour qu'il avait été au bal la veille chez son papa. Il paraît que c'est des gens très-riches, et que la demoiselle avait des perles et des diamants peut-être pour des millions.
»—Ce qui était bien ridicule, n'est-ce pas?
»—Vous dites comme Paul: mais moi, je ne dis pas ça. Chacun se pare de ce qu'il a. Moi, je n'ai rien, je me pare de mon enfant, et, quand on me le ramène du Luxembourg ou du square, en me disant que tout le monde l'a trouvé beau, dame! je suis fière et je me pavane comme si j'avais tous les diamants d'une reine sur le corps.» Cette gentille naïveté me réconcilia bien vite avec Marguerite. Je ne la crois pas mauvaise ni perverse, cette fille, et en la trouvant si commune et si expansive je ne me sentais plus aucune aversion contre elle. C'est une de ces compagnes de rencontre qu'un homme pauvre doit prendre par économie et aussi par sagesse. Quand il arrive un enfant, on s'y attache par bonté; mais on ne les épouse pas, ces demoiselles, et un moment vient où on ne les garde pas.
—Tu parles de tout cela, ma chère, comme un aveugle des couleurs. Tu ne peux pas apprécier….
—Je te demande pardon, ton élève est émancipée, et tout ce que tu as fort bien fait de lui laisser ignorer quand elle était une fillette,—peu curieuse d'ailleurs,—elle a été condamnée à l'apprendre en voyant le monde, en observant ce qui s'y passe, en entendant ce que l'on dit, en devinant ce que l'on tait. Tu sais fort bien que je porte sur la liaison de M. Paul un jugement très-sensé, car cela s'appelle une liaison, pas autrement; c'est un terme décent et poli pour ne pas dire une accointance. Tu trouves que le vrai mot est grossier dans ma bouche? Je le trouve aussi; mais tu m'as attrapée en appelant cela un mariage, et j'ai été forcée d'entrer dans l'examen des faits grossiers qu'on appelle la réalité. Jusque-là pourtant j'étais assez ingénue pour croire à un lien légitime; mais Marguerite est bavarde et maladroite. Comme je lui témoignais de l'intérêt, elle s'est troublée, et, quand j'ai parlé de lui apporter de vieilles dentelles à remettre à neuf, elle m'a tout avoué avec une sincérité assez touchante.
»—Non, m'a-t-elle dit, ne revenez pas vous-même, car je vois bien que vous êtes une grande dame, et peut-être que vous seriez fâchée d'être si bonne pour moi quand vous saurez que je ne suis pas ce que vous croyez.»
Et, là-dessus, des encouragements de ma part, une ou deux paroles aimables qui ont amené un déluge de pleurs et d'aveux. Je sais donc tout, l'aventure avec M. Jules l'étudiant, la noyade, le sauvetage opéré par ton neveu, l'asile donné par lui chez la Féron, et puis la naissance de l'enfant après des relations avouées assez crûment (elle me prenait pour une femme), enfin l'espérance qui lui était venue d'être épousée en se voyant mère, la résistance invincible de Paul appuyée par toi, les petits chagrins domestiques, ses colères à elle, sa patience à lui. Le tout a fini par un éloge enthousiaste et comique de Paul, de toi et d'elle-même, car elle est très-drôle, cette villageoise. C'est un mélange d'orgueil insensé et d'humilité puérile. Elle se vante de l'emporter sur tout le monde par l'amour et le dévouement dont elle est capable…. Elle se résume en disant:
—C'est moi la coupable (la fautive); mais j'ai quelque chose pour moi, c'est que j'aime comme les autres n'aiment pas. Paul verra bien! qu'il essaye d'en aimer une autre!»
C'est après m'avoir ainsi ouvert son coeur qu'elle a commencé à se demander qui je pouvais bien être.
«—Ne vous en inquiétez pas, lui ai-je répondu. Mon nom ne vous apprendrait rien. Je m'intéresse à vous et je vous plains, que cela vous suffise. Votre position ne me scandalise pas. Seulement vous avez tort de prendre le nom de M. Gilbert. Est-ce qu'il vous y a autorisée?
»—Non, il me l'a défendu au contraire. Comme il ne veut recevoir ici aucun de ses amis, il cache son petit ménage, et l'appartement n'est ni à son nom ni au mien. Je dois me cacher aussi à cause de ma mère, qui me repincerait, je suis encore mineure, et je ne sors que le soir au bras de Paul, dans les rues où il ne fait pas bien clair. Quand vous avez demandé madame Paul Gilbert, j'ai eu un moment de bêtise ou de fierté; mais personne ne me connaît sous ce nom-là. À vrai dire, personne ne me connaît. Je ne me montre pas. C'est madame Féron qui achète tout, qui fait les commissions, qui porte l'ouvrage, qui promène le petit. Moi, je m'ennuie bien un peu d'être enfermée comme ça, mais je travaille de mes mains, et je tâche que ma pauvre tête ne travaille pas trop….»
Je lui ai promis d'aller la voir, et je tiendrai parole, car je veux encore causer avec elle. J'avais peur de te voir revenir, bien que j'eusse un prétexte tout prêt pour motiver devant Marguerite ma présence chez elle. Je lui ai dit que l'heure du rendez-vous que tu m'avais donné était passée, et que j'étais forcée de m'en aller.
«—Tant pis, a-t-elle dit en me baisant les mains; je vous aime bien, vous, et je voudrais causer avec vous toute la journée. Si, au lieu de me prendre d'amour pour Paul, j'avais rencontré une jolie et bonne dame comme vous, qui m'aurait prise avec elle, je serais plus heureuse, et, sans me vanter, pour coudre, ranger vos affaires, vous blanchir, vous servir et vous faire la conversation, j'aurais été bonne fille de chambre.
»—Ça pourra venir, lui ai-je répondu en riant: qui sait? Si M. Gilbert vous renvoyait, je vous prendrais volontiers à mon service.»
Le mot renvoyer a frappé un peu plus fort que je ne l'eusse souhaité. Elle s'est récriée, et un instant j'ai cru que notre amitié allait se changer en aversion. Elle est violente, la chère petite; mais j'ai su étouffer l'explosion en lui disant:
«—Je vois bien que vous n'êtes pas de ces personnes qu'on renvoie; mais il y a manière d'éloigner les personnes fières: quelquefois un mot blessant suffit.
»—Vous avez raison; mais jamais Paul ne me dira ce mot-là. Il a le coeur trop grand. Il n'aurait qu'une manière de me renvoyer, comme vous dites: c'est de me faire voir qu'il serait malheureux avec moi; alors je n'attendrais pas mon congé, je le prendrais.
»—Et l'enfant, qu'en feriez-vous?
»—Oh! l'enfant, il ne voudrait pas me le laisser, il l'aime trop!
»—Est-ce qu'il l'a reconnu?
»—Bien sûr qu'il l'a reconnu, même qu'il l'a fait inscrire fils de mère inconnue, afin que ma famille, qui est mauvaise, n'ait jamais de droits: sur lui.
»—Alors vous n'en avez pas non plus sur votre enfant? Vous le perdriez en vous séparant de M. Gilbert?
«—C'est cela qui me retiendrait auprès de lui, si je m'y trouvais malheureuse, mais s'il était malheureux lui, mon pauvre Paul, je lui laisserais son Pierre,… et je n'irais pas vous trouver, ma petite dame, je n'aurais plus besoin de rien. Je m'en irais mourir de chagrin dans un coin….»
Voilà sur quelles conclusions nous nous sommes séparées.
—Fort bien, et après cela tu as été réfléchir au bois de Boulogne; peut-on savoir ta conclusion, à toi?
—La voici: Paul me convient tout à fait, je l'aime, et c'est le mari qu'il me faut.
—Sauf à faire mourir de chagrin la pauvre Marguerite? Cela ne compte pas?
—Cela compterait, mais cela n'arrivera pas. Je serai très-bonne pour elle, je lui ferai comprendre ce qu'elle est, ce qu'elle vaut, ce qu'elle pèse, ce qu'elle doit accepter pour conserver l'estime de Paul et mes bienfaits, que je ne compte pas lui épargner.
—Et l'enfant?
—Son père, marié avec moi, aura le moyen de l'élever, et je lui serai très-maternelle; je n'ai pas de raisons pour le haïr, cet innocent! Marguerite pourra le voir; on les enverra à la campagne, ils n'auront jamais été si heureux.
—Avec quelle merveilleuse facilité tu arranges tout cela!
—Il n'y rien de difficile dans la vie quand on est riche, équitable et d'un caractère décidé. Je suis plus énergique et plus clairvoyante que toi, ma Pauline, parce que je suis plus franche, moins méticuleuse. Ce qu'il t'a fallu des années pour savoir et apprécier, sauf à ne rien conclure pour l'avenir de ton neveu, je l'ai su, je l'ai jugé, j'y ai trouvé remède en deux heures. Tu vas me dire que je ne veux pas tenir compte de l'attachement de Paul pour sa maîtresse et de l'espèce d'aversion qu'il m'a témoignée; je te répondrai que je ne crois ni à l'aversion pour moi ni à l'attachement pour elle. J'ai vu clair dans la rencontre unique et mémorable qui a décidé du sort de ce jeune homme et du mien; je vois plus clair encore aujourd'hui. Il se croyait lié à un devoir, et sa défense éperdue était celle d'un homme qui s'arrache le coeur. Aujourd'hui il souffre horriblement, tu ne vois pas cela; moi, je le sais par les aveux ingénus et les réticences maladroites de sa maîtresse. Il n'espère pas de salut, il accepte la triste destinée qu'il s'est faite. C'est un stoïque, je ne l'oublie pas, et toutes les manifestations de cette force d'âme m'attachent à lui de plus en plus. Oui, cette fille déchue et vulgaire qu'il subit, ce marmot qu'il aime tendrement (les vrais stoïques sont tendres, c'est logique), cet intérieur sans bien-être et sans poésie, ce travail acharné pour nourrir une famille qui le tiraille et qu'il est forcé de cacher comme une honte, cette fierté de feindre le bonheur au milieu de tout cela, c'est très-grand, très-beau, très-chaste en somme et très-noble. Ton neveu est un homme, et c'est une femme comme moi qu'il lui faut pour accepter sa situation et l'en arracher sans déchirement, sans remords et sans crime. Marguerite pleurera et criera peut-être même un peu, cela ne m'effraye pas. Je me charge d'elle; c'est une enfant un peu sauvage et très-faible. Dans un an d'ici elle me bénira, et Paul, mon mari, sera le plus heureux des hommes.
—De mieux en mieux! C'est réglé ainsi pour l'année prochaine? Quel mois, quel jour le mariage?
—Ris tant que tu voudras, ma Pauline, je suis plus forte que toi, te dis-je; je n'ai pas les petits scrupules, les inquiétudes puériles. J'ai la patience dans la décision; ta verras, petite tante! Et sur ce embrasse-moi; je suis lasse, mais mon parti est pris, et je vais-dormir tranquille comme un enfant de six mois.
Elle me laissa en proie au vertige, comme si, abandonnée par un guide aventureux sur une cime isolée, j'eusse perdu la notion du retour.
N'avait-elle pas raison en effet? n'était-elle pas plus forte que moi, que Marguerite, que Paul lui-même? Trop absorbé par l'étude, il ne pouvait pas, comme elle, analyser les faits de la vie pratique et en résoudre les continuelles énigmes. Qui sait si elle n'était pas la femme qu'elle se vantait d'être, la seule qu'il pût aimer, le jour où il verrait la loyauté et la générosité qui étaient toujours au fond de ses calculs les plus personnels? Une tête si active, une âme tellement au-dessus de la vengeance et des mauvais instincts, une si franche acceptation des choses accomplies, une telle intelligence et tant de courage pour mener ses entreprises les plus invraisemblables à bonne fin, n'était-ce pas assez pour rassurer sur les caprices et pardonner la coquetterie?
Je me trouvais revenue au point où Césarine m'avait amenée lorsque les menaces du marquis de Rivonnière m'avaient fait reculer d'effroi. Où était-il, le marquis? que devenait-il? avait-il oublié? était-il absent? Si l'on eût pu me rassurer à cet égard, le roman de Césarine ne m'eût plus semblé si inquiétant et si invraisemblable.
Je résolus de savoir quelque chose, et en réfléchissant je me dis que
Bertrand devait être à même de me renseigner.
C'était un singulier personnage que ce valet de pied, sorte de fonctionnaire mixte entre le groom et le valet de chambre. Valet de chambre, il ne pouvait pas l'être, ne sachant ni lire ni écrire, ce qui, par une bizarrerie de son intelligence, ne l'empêchait pas de s'exprimer aussi bien qu'un homme du monde. C'était un garçon de trente-cinq ans, sérieux, froid, distingué, très-satisfait de sa taillé élégante, portant avec aisance et dignité son habit noir rehaussé d'une tresse de soie à l'épaule, avec les aiguillettes ramenées à la boutonnière, toujours rasé et cravaté de blanc irréprochable, discret, sobre, silencieux, ayant l'air de ne rien savoir, de ne rien entendre, comprenant tout et sachant tout, incorruptible d'ailleurs, dévoué à Césarine et à moi à cause d'elle, un peu dédaigneux de tout le reste de la famille et de la maison.
Il n'était que onze heures, et, M. Dietrich n'étant pas rentré, Bertrand devait être dans la galerie des objets d'art, au rez-de-chaussée: c'est là qu'il se plaisait à l'attendre, étudiant avec persévérance la régularité des bouches de chaleur du calorifère, la marche des pendules ou la santé des plantes d'ornement.
Je descendis et le trouvai là en effet. Il vint au-devant de moi.
—Bertrand, j'ai à vous demander un renseignement, mon cher.
—J'avais aussi l'intention d'en donner un à mademoiselle.
—À moi? ce soir?
—À vous, ce soir, quand monsieur serait rentré. Je sais que mademoiselle se couche tard.
—Eh bien! parlez le premier, Bertrand.
—C'est à propos de M. le marquis de Rivonnière.
—Ah! précisément je voulais vous demander si vous aviez de ses nouvelles.
—J'en ai. Mademoiselle Césarine, qui n'a pas de secrets pour mademoiselle, a dû lui dire tout ce qu'elle a fait aujourd'hui?
—Je le sais. Elle a été avec vous rue d'Assas et au bois de Boulogne ensuite.
—Mademoiselle de Nermont sait-elle que M. de Rivonnière prend des déguisements pour épier mademoiselle Césarine?
—Non! Césarine le sait-elle?
—Je ne crois pas.
—Vous eussiez dû l'en avertir.
—Je n'étais pas assez sûr, et puis mademoiselle Césarine, un jour que je lui remettais une lettre de M. le marquis, m'avait dit:
«—Ne me remettez plus rien de lui; que je n'entende donc plus jamais parler de lui!» Mais aujourd'hui j'ai si bien reconnu M. de Rivonnière en costume d'ouvrier dans la rue d'Assas, que je me suis promis d'en avertir mademoiselle de Nermont.
—Savez-vous chez qui allait Césarine dans la rue d'Assas?
—Oui, mademoiselle, c'est moi qui ai été chargé par elle de suivre la personne qui y va tous les soirs en sortant de la librairie de M. Latour.
—Avez-vous bien raison, Bertrand, d'épier vous-même?…
—Je crois toujours avoir raison quand j'exécute les ordres de mademoiselle Césarine.
—Même en cachette de son père et de moi?
—M. Dietrich n'a pas de volonté avec elle, et vous, mademoiselle, vous arrivez toujours à vouloir ce qu'elle veut.
—C'est vrai, parce qu'elle veut toujours le bien, et cette fois comme les autres il y avait une bonne action au bout de sa curiosité.
—Je le pense bien. D'ailleurs, comme je suis toujours et partout à deux pas de mademoiselle avec un revolver et un couteau poignard sur moi, je ne crains pas qu'on l'insulte.
—Certes vous la défendriez avec courage
—Avec sang-froid, mademoiselle, beaucoup de sang-froid et de présence d'esprit; c'est mon devoir. Mademoiselle Césarine me l'a expliqué le jour où elle m'a dit: Je veux pouvoir aller partout avec vous.
—C'est bien, mon ami; dites-moi maintenant si M. de Rivonnière a vu
Césarine entrer chez la personne que mon neveu fréquente.
—Il l'a vue sortir, il était sur la porte quand elle est remontée dans sa voiture.
—Il aura sans doute questionné le portier de cette maison?
—Bien certainement, car il regardait mademoiselle d'un air moqueur, et on aurait dit qu'il avait envie d'être reconnu; mais mademoiselle était préoccupée et n'a pas fait attention à lui.
—Pourquoi présumez-vous qu'il avait envie de se moquer?
—Parce qu'il est fou de jalousie et qu'il croit que mademoiselle cherche à rencontrer quelqu'un. Certainement il a établi à côté de moi une contre-mine, comme on dit. Il a dû savoir ce que j'étais chargé de découvrir; et sans doute il sait maintenant que monsieur… votre neveu a autre chose en tête que de se trouver avec mademoiselle Césarine. Il est bon que vous sachiez la chose, c'est à vous d'aviser, mademoiselle; c'est à moi d'exécuter vos ordres, si vous en avez à me donner pour demain.
—Je m'entendrai avec mademoiselle Césarine; merci et bonsoir, Bertrand.
Ainsi, malgré le temps écoulé, trois semaines environ depuis ses menaces, le marquis ne s'était pas désisté de ses projets de vengeance. Il m'avait dit la vérité en m'assurant qu'il était capable de garder sa colère jusqu'à ce qu'elle fût assouvie, comme il gardait son amour sans espérance. C'était donc un homme redoutable, ni fou ni méchant peut-être, mais incapable de gouverner ses passions. Il avait parlé de meurtre sans provocation comme d'une chose de droit, et il savait maintenant de qui Césarine était éprise! Je recommençai à maudire le terrible caprice qu'elle avait été près de me faire accepter. Je résolus d'avertir M. Dietrich, et j'attendis qu'il fût rentré pour l'arrêter au passage et lui dire tout ce qui s'était passé, sans oublier le rapport que m'avait fait Bertrand.
—Il faut, lui dis-je en terminant, que vous interveniez dans tout ceci. Moi, je ne peux rien; je ne puis éloigner mon neveu; son travail le cloue à Paris; et d'ailleurs, si je lui disais qu'on le menace, il s'acharnerait d'autant plus à braver une haine qu'il jugerait ridicule, mais que je crois très-sérieuse. Je n'ai plus aucun empire sur Césarine. Vous êtes son père, vous pouvez l'emmener; moi, je vais avertir la police pour qu'on surveille les déguisements et les démarches de M. de Rivonnière.
—Ce serait bien grave, répondit M. Dietrich, et il pourrait en résulter un scandale dont je dois préserver ma fille. Je l'emmènerai s'il le faut; mais d'abord je ferai une démarche auprès du marquis. C'est à moi qu'il aura affaire, s'il compromet Césarine par sa folle jalousie et son espionnage. Rassurez-vous, je surveillerai, je saurai et j'agirai; mais je crois que, pour le moment, nous n'avons point à nous inquiéter de lui. Il croit que Césarine a éprouvé aujourd'hui une déception qui le venge, et qu'elle ne pensera plus au rival dont elle a vu la femme et l'enfant, car il ne doit rien ignorer de ce qui concerne votre neveu.
—C'est fort bien, monsieur Dietrich, mais demain ou dans huit jours au plus il saura que Césarine persiste à aimer Paul, car elle n'est pas femme à cacher ses démarches et à renoncer à ses décisions, vous le savez bien.
—J'agirai demain; dormez en paix.
Dès le lendemain en effet, et de très-bonne heure, il se rendit chez le marquis. Il ne le trouva pas; il était, disait-on, en voyage députe plusieurs jours, on ne savait quand il comptait revenir. Chercher dans Paris un homme qui se cache n'est possible qu'à la police. J'allais, sans dire ma résolution, écrire pour demander une audience au préfet lorsque Bertrand, de son air impassible et digne, mais avec un regard qui semblait me dire:—Faites attention! annonça le marquis de Rivonnière.
* * * * *
III
Le marquis se présenta aussi aisé, aussi courtois que si l'on se fût quitté la veille dans les meilleurs termes. M. Dietrich lui serra la main comme de coutume, se réservant de l'observer; mais Césarine, dont le sourcil s'était froncé, et qui était vraiment lasse de ses hommages, lui dit d'un ton glacé:
—Je ne m'attendais pas à vous revoir, monsieur de Rivonnière.
—Je ne me croyais pas banni à perpétuité, répondit-il avec ce sourire dont l'ironie avait frappé Bertrand, et qui était comme incrusté sur son visage pâli et fatigué.
—Vous n'avez pas été banni du tout, reprit Césarine. Il se peut que je vous aie témoigné du mécontentement quand vous m'avez semblé manquer de savoir-vivre; mais on pardonne beaucoup à un vieil ami, et je ne songeais pas à vous éloigner. Vous avez trouvé bon de disparaître. Ce n'est pas la première fois que vous boudez, mais ordinairement vous preniez la peine de motiver votre absence. C'était conserver le droit de revenir. Cette fois vous avez négligé une formalité dont je ne dispense personne; vous avez cessé de nous voir parce que cela vous plaisait; vous revenez parce que cela vous plaît. Moi, ces façons-là me déplaisent. J'aime à savoir si les gens que je reçois me sont amis ou ennemis; s'ils sont dans le dernier cas, je ne les admets qu'en me tenant sur mes gardes; veuillez donc dire sur quel pied je dois être avec vous; mettez-y du courage et de la franchise, mais ne comptez en aucun cas que je tolérerais le plus petit manque d'égards.
Étourdi de cette semonce, le marquis essaya de se justifier; il prétendit qu'il s'était absenté réellement, qu'il avait envoyé une carte P. P. C., ce qui n'était pas vrai, et, comme il ne savait pas mentir, sa raillerie intérieure se changea en confusion et en dépit.
M. Dietrich, qui avait gardé le silence, prit alors la parole.
—Monsieur le marquis, lui dit-il après avoir sonné pour défendre d'introduire d'autres visites, vous êtes venu chercher une explication que j'allais vous demander ce matin. Vous vous êtes fait passer pour absent, et vous n'avez pas quitté Paris. Autant que ma fille, j'ai le droit de trouver étrange que vous n'ayez pas su nous donner un prétexte de votre disparition; mais mon étonnement est encore plus profond et plus sérieux que le sien, car je sais ce qu'elle ignore: vous vous êtes constitué son surveillant, je ne veux pas me servir d'un mot plus juste peut-être, mais trop cruel. Votre excuse est sans doute dans une passion ou dans un dépit qui légitime votre conduite à vos propres yeux, mais qu'il est temps de surmonter, si vous ne voulez l'avouer franchement.
—Eh bien! je l'avoue franchement, répondit le marquis, poussé à bout par le sang-froid imposant de M. Dietrich. Je me suis conduit comme un espion, comme un misérable. J'ai bu toute la honte de mon rôle, puisque me voici dévoilé; mais ce n'est pas à monsieur Dietrich de me le reprocher si durement. J'ai fait ce qu'il ne faisait pas, j'ai rempli envers sa fille un devoir que me suggérait mon dévouement pour elle, et que lui ne pouvait remplir parce qu'il ignorait le péril.
M. Dietrich l'interrompit.
—Vous vous trompez, monsieur; j'étais mieux renseigné que vous; je savais que dans aucune démarche de ma fille il n'y avait péril pour elle. Je sais maintenant ceci: c'est que vous élevez la prétention de l'empêcher à tout prix de faire choix d'un autre que vous pour son mari; ce choix, elle ne l'a pas fait, mais elle a le droit de le faire. Me voici pour le maintenir et le faire respecter. Vous savez que j'ai sincèrement regretté de vous voir échouer auprès d'elle; mais aujourd'hui je ne le regrette plus, voyant que vous manquez de sagesse et de dignité. Je vous le déclare avec l'intention de ne me rétracter en aucune façon, soit que vous me répondiez par des excuses ou par des menaces.
—Vous n'aurez de moi ni l'un ni l'autre, répliqua le marquis; je sais le respect que je dois à vous et à moi-même. Je me retire pour attendre chez moi les ordres qu'il vous plaira de me donner.
—C'est bien fait! s'écria Césarine dès qu'il fut sorti. Merci, mon père! tu as fait respecter ta fille!
—Malheureuse enfant! lui dis-je avec une vivacité que je ne pus maîtriser, tu ne songes qu'à toi. Tu ne vois pas qu'il y a un duel au bout de cette explication, et que ta folie place ton père en face de l'épée d'un homme exaspéré par toi?
Césarine pâlit, et se jetant au cou de son père:
—Ce n'est pas vrai, cela! s'écria-t-elle; dis que ce n'est pas vrai, ou je meurs!
—Ce n'est pas vrai, répondit M. Dietrich. Notre amie s'exagère mon devoir et mes intentions. Si M. de Rivonnière se le tient pour dit, l'incident est vidé; sinon….
—Ah! oui, voilà! sinon! Mon père, tu me mets au désespoir, tu me rends folle!
—Il faut être calme, ma fille; je suis jeune encore et, dans une question d'honneur, un homme en vaut un autre. J'aurais mauvaise grâce à me plaindre de ta conduite, puisque je n'ai pas su faire prévaloir mon autorité et te forcer à la prudence. Je dois accepter les conséquences de ma tendresse pour toi; je les accepte.
Il se dégagea doucement de ses bras et sortit. Elle fut véritablement suffoquée par les pleurs, et me jura qu'elle ne sortirait plus jamais seule pour ne pas exposer son père à porter la peine de ses excentricités.
Elle tint parole pendant quelques jours. Je parlai à Bertrand pour l'engager à ne porter aucune lettre d'elle sans la montrer à M. Dietrich ou à moi. Il hésita beaucoup à prendre cet engagement. Pour lui, Césarine était la meilleure tête de la maison. Si quelqu'un pouvait dissiper l'orage qui s'amassait autour de nous, et dont il comprenait fort bien la gravité, car il devinait ce qu'on ne lui disait pas, c'était Césarine et nul autre. Pourtant il fut vaincu par mon insistance et promit. Trois jours après, il m'apporta une lettre de Césarine adressée à M. de Rivonnière, mais en me priant de demander son compte à M. Dietrich.
—Je n'ai jamais trahi les bons maîtres, disait-il, et vous m'avez forcé de faire une mauvaise promesse. Mademoiselle Césarine n'aura plus de confiance en moi. Je ne peux pas rester dans une maison où je ne serais pas estimé.
Je ne savais plus que faire. Cet homme avait raison. Il était trop tard pour retenir Césarine; lui ôter son agent le plus fidèle et le plus dévoué, c'était la pousser à commettre plus d'imprudences encore. Je rendis la lettre à Bertrand et j'attendis que Césarine vînt me raconter ce qu'elle contenait, car il était rare qu'elle ne demandât pas conseil aussitôt après avoir agi à sa tête.
Elle ne vint pas, et mes anxiétés recommencèrent. Cette fois je ne craignais plus pour mon neveu. J'étais sûre que Césarine ne l'avait pas revu; mais je craignais pour M. Dietrich, que la conduite du marquis avait fort irrité, et qui ne paraissait nullement disposé à lui pardonner.
Le lendemain, Césarine entra chez moi en me disant:
—Je sors, veux-tu venir avec moi?
—Certainement, répondis-je, et je ne comprendrais pas que tu voulusses sortir sans moi dans les circonstances où tu as placé ton père.
—Ne me gronde plus, reprit-elle, j'ai résolu de réparer mes torts, quoi qu'il m'en coûte; tu vas voir!
—Où allons-nous?
—Je te le dirai quand nous serons parties.
Les ordres étaient donnés d'avance au cocher par Bertrand, et nous descendîmes les Champs-Élysées sans que Césarine voulût s'expliquer. Enfin, sur la place de la Concorde, elle me dit:
—Nous allons acheter des fleurs, rue des Trois-Couronnes, chez
Lemichez.
En effet, nous descendîmes dans les jardins de cet horticulteur et parcourûmes ses serres, où Césarine choisit quelques plantes fort chères; à 3 heures elle regarda sa montre, et tout aussitôt nous vîmes entrer le marquis de Rivonnière.
—Voici justement un de mes amis, dit Césarine à l'employé qui nous accompagnait. Dans sa voiture et dans la mienne, nous emporterons les plantes. Veuillez faire remplir les voitures sans que rien soit brisé, et faites faire la note, que je veux payer tout de suite.
Nous restâmes donc dans la serre aux camélias, où le marquis vînt nous joindre.
—Merci, mon ami, lui dit-elle en lui tendant la main. Vous êtes venu à mon rendez-vous; vous avez compris que je ne pouvais plus, jusqu'à nouvel ordre, vous mettre en présence de mon père. Asseyez-vous sur ce banc, nous sommes très-bien ici pour causer.
Monsieur de Rivonnière, j'ai réfléchi, j'ai vu clair dans ma conduite, je l'ai condamnée, et c'est à vous que je veux me confesser. Je ne vous ai pas trahi, puisque je n'ai jamais eu d'amour pour vous, et je ne vous ai pas trompé en mettant mon refus sur le compte d'une aversion prononcée pour le mariage. J'étais sincère, je n'aimais personne, et je croyais que l'amour de ma liberté ne serait jamais assouvi. Il l'a été bien plus vite que je ne pensais. Le monde m'a ennuyé, la liberté m'a épouvantée. J'ai vu quelqu'un qui m'a plu, que je n'épouserai peut-être pas, qui probablement ne saura jamais que je l'aime, mais qu'il m'est impossible de ne pas aimer. Que voulez-vous que je vous dise? Je me croyais une femme très-forte, je ne suis qu'une enfant très-faible, et d'autant plus faible que je ne croyais pas à l'amour et ne m'en méfiais pas. Je lui appartiens maintenant et j'en meurs de honte et de chagrin, puisque ma passion n'est point partagée. Si vous souhaitiez une vengeance, soyez satisfait. Je suis aussi punie qu'on peut l'être d'avoir préféré un inconnu à un ami éprouvé; mais vous n'êtes ni cruel ni égoïste, ni vindicatif, et, si vous avez eu l'apparence contre vous au point de perdre l'affection de mon père, la faute en est à moi, à moi seule. Je ne vous ai pas compris, je vous ai mal jugé. Je me suis méfiée de vous. Vos torts sont mon ouvrage, je vous ai exaspéré, égaré, jeté dans une sorte de délire. J'aurais dû vous dire dès le premier jour ce que je vous dis maintenant: Mon ami, plaignez-moi, je suis malheureuse; soyez bon, ayez pitié de moi!
En parlant ainsi avec une émotion qui la rendait plus belle que jamais,
Césarine se plia et se pencha comme si elle allait s'agenouiller devant
M. de Rivonnière. Celui-ci, éperdu et comme désespéré, l'en empêcha en
s'écriant:
—Que faites-vous là? C'est vous qui êtes folle et cruelle! Vous voulez donc me tuer? Que me demandez-vous, qu'exigez-vous de moi? Ai-je compris? Je croyais à un caprice, vous me dites pour me consoler que c'est une passion! et vous voulez…. Mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce que vous voulez?
—Ce que votre coeur et votre conscience vous crient, mon ami, répondit-elle, toujours penchée vers lui et retenant ses mains tremblantes dans les siennes; je veux que vous me pardonniez mon manque d'estime, mon ingratitude, mon silence. Quand vous m'avez dit: «Avouez votre amour pour un autre, je reste votre ami,»—car vous m'avez dit cela! j'aurais dû vous croire; c'est votre droiture, c'est votre honneur qui parlait spontanément. J'ai cru à un piège, c'est là mon crime et la cause de votre colère. Ma méfiance vous a trompé. Vous avez cru à un caprice, dites-vous? Cela devait être. Aussi m'avez-vous traitée comme une fantasque enfant que l'on veut protéger et sauver en dépit d'elle-même. Vous avez pris cela pour un devoir, et vous avez employé tous les moyens pour vous en acquitter. À présent vous découvrez, vous voyez que c'est une passion et que j'en souffre affreusement; votre devoir change; il faut me soutenir, me plaindre, me consoler, s'il se peut, il faut m'aimer surtout! Il faut m'aimer comme une soeur, vous dévouer à moi comme un tendre frère. Ne me causez pas cette douleur atroce de perdre mon meilleur ami au moment où j'en ai le plus besoin.
Et elle lui jeta ses bras au cou en l'embrassant comme elle embrassait M. Dietrich quand elle voulait le vaincre. Elle ne pouvait pas ne pas réussir avec le marquis: il était déjà vaincu.
—Vous me tuez! lui dit-il, et je baise la main qui me frappe. Ah! que vous connaissez bien votre empire sur moi, et comme vous en abusez! Allons, vous triomphez; que faut-il faire? Allez-vous me demander d'amener à vos genoux l'ingrat qui vous dédaigne?
—Ah! grand Dieu, s'écria-t-elle, il s'agit bien de cela! S'il se doutait de ma passion, je mourrais de douleur et de honte. Non, vous n'avez rien à faire que de m'accepter éprise d'un autre et de m'aimer assez pour demander pardon à mon père des torts qu'il vous attribue. Il a cru que vous vouliez me perdre par un éclat, faire croire que vous aviez des droits sur moi. Dites-lui la vérité, accusez-moi, expliquez-vous. Dites-lui que vous n'avez d'autre ambition que celle de jouer avec moi le rôle d'ange gardien. Justifiez-vous, donnez lui votre parole pour l'avenir et laissez-moi vous réconcilier. Ce ne sera pas difficile; il vous aime tant, mon pauvre père! il est si malheureux d'être brouillé avec vous!
Le marquis hésitait à prendre des engagements avec M. Dietrich. Césarine pleura tant et si bien qu'il promit de venir à l'hôtel le soir même, et qu'il y vint.
Elle avait exigé mon silence sur cette entrevue si habilement amenée, et elle voulait que le marquis vînt chez elle comme de lui-même.
J'hésitais à tromper M. Dietrich.
—Peux-tu me blâmer? s'écria-t-elle. Tout ce que j'ai imaginé pour préserver la vie de mon père devrait te sembler une tâche sacrée, que j'ai combinée avec énergie et menée à bien avec adresse et dévouement. Si j'eusse suivi ton conseil de me tenir tranquille, de me cacher, de ne plus faire ce que tu appelles mes imprudences, le ressentiment de ces deux hommes s'éternisait et amenait tôt ou tard un éclat. Grâce à moi, ils vont s'aimer plus que jamais, et tu seras à jamais tranquille pour ton neveu. M. de Rivonnière n'est pas si chevaleresque et si généreux que je le lui ai dit. Il a les instincts d'un tigre sous son air charmant; mais j'arriverai à le rendre tel qu'il doit être, et je lui aurai rendu un grand service dont il me saura gré plus tard. Quand on ne peut pas combattre une bête féroce, on la séduit et l'apprivoise. J'ai fait une grande faute le jour où j'ai perdu patience avec lui. Je m'y prenais mal, à présent je le tiens!
M. Dietrich, surpris par la visite du marquis, accepta l'expression de son repentir aussi franchement que Césarine l'avait prévu. Le pauvre Rivonnière était d'une pâleur navrante. On voyait qu'il avait souffert autant dans cette terrible journée que s'il eût eu à subir la torture. Son abattement donnait un grand poids au serment qu'il fit de respecter la liberté de Césarine et de rester son ami dévoué. M. Dietrich l'embrassa. Césarine lui tendit ses deux mains à la fois, après quoi elle se mit au piano et lui joua délicieusement les airs qu'il préférait. Ses nerfs se détendirent. Le marquis pleura comme un enfant et s'en alla béni et brisé.
—Eh bien, mademoiselle! me dit Bertrand, que je rencontrai dans la galerie après que les portes se furent refermées sur M. de Rivonnière, vous avez eu raison de me laisser porter la lettre. Je vous le disais bien, qu'il n'y avait que mademoiselle Césarine pour arranger les affaires. Elle y a pensé, elle l'a voulu, elle a écrit, elle a parlé, et le tour est fait. Pardon de l'expression! elle est un peu familière, mais je n'en trouve pas d'autre pour le moment.
Il n'y en avait pas d'autre en effet: le tour était joué. Césarine était-elle donc profonde en ruses et en cruautés? Non, elle était féconde en expédients et habile à s'en servir. Elle se pénétrait de ses rôles au point de ressentir toutes les émotions qu'ils comportaient. Elle croyait fermement à son inspiration, à son génie de femme, et se persuadait opérer le sauvetage des autres en les noyant pour se faire place.
Elle était donc maîtresse de la situation comme toujours. Elle avait amené son père à tout accepter, elle avait paralysé la vengeance du marquis, elle m'avait surprise et troublée au point que je ne trouvais plus de bonnes raisons pour la résistance. Il ne lui restait qu'à vaincre celle de Paul, et, comme elle le disait, l'action était simplifiée. Les forces de sa volonté, n'ayant plus que ce but à atteindre, étaient décuplées.
—Que comptes-tu faire! lui disais-je; vas-tu encore le provoquer malgré le mauvais résultat de tes premières avances?
—J'ai fait une école, répondait-elle, je ne la recommencerai pas. Je m'y prendrai autrement; je ne sais pas encore comment. J'observerai et j'attendrai l'occasion; elle se présentera, n'en doute pas. Les choses humaines apportent toujours leur contingent de secours imprévu à la volonté qui guette pour en tirer parti.
Cette fatale occasion vint en effet, mais au milieu de circonstances assez compliquées, qu'il faut reprendre de plus haut.
Marguerite n'avait pas caché à Paul la visite de Césarine, et elle lui avait assez bien décrit la personne pour qu'il lui fût aisé de la reconnaître. Il m'avait fait part de cette démarche bizarre, et je la lui avais expliquée. Il n'était plus possible de lui cacher la vérité. Par le menu, il apprit tout; mais nous eûmes grand soin de n'en pas parler devant Marguerite, dont la jalousie se fût allumée.
Paul se montra, dans cette épreuve délicate, au-dessus de toute atteinte. Comme il avait coutume d'en rire quand je l'interrogeais, je l'adjurai, un soir que je l'avais emmené promener au Luxembourg, de me répondre sincèrement une fois pour toutes.
—Est-ce que ce n'est pas déjà fait? me dit-il avec surprise; pourquoi supposez-vous que je pourrais changer de sentiment et de volonté?
—Parce que les circonstances se modifient à toute heure autour de cette situation, parce que M. Dietrich consentirait, parce que je serais forcée de consentir, parce que M. de Rivonnière se résignerait, parce qu'enfin tu n'es pas bien heureux avec Marguerite, et que tu n'es pas lié à elle par un devoir réel. Son sort et celui de l'enfant assurés, rien ne te condamne à sacrifier à une femme que tu n'aimes pas le sort le plus brillant et la conquête la plus flatteuse.
—Ma tante, répondit-il, vous jouez sur le mot aimer. J'aime Marguerite comme j'aime mon enfant, d'abord parce qu'elle m'a donné cet enfant, et puis parce qu'elle est une enfant elle-même. Cette indulgence tendre que la faiblesse inspire naturellement à l'homme est un sentiment trés-profond et très-sain. Il ne donne pas les émotions violentes de l'amour romanesque, mais il remplit les coeurs honnêtes, et n'y laisse pas de place pour le besoin des passions excitantes. Je suis une nature sobre et contenue. Ce besoin, impérieux chez d'autres, est très-modéré chez moi. Je ne suis pas attiré par le plaisir fiévreux. Mes nerfs ne sont pas entraînés aux paroxysmes, mon cerveau n'est guère poétique, un idéal n'est pour moi qu'une chimère, c'est-à-dire un monstre à beau visage trompeur. Pour moi, le charme de la femme n'est pas dans le développement extraordinaire de sa volonté, au contraire il est dans l'abandon tendre et généreux de sa force. Le bonheur parfait n'étant nulle part, car je n'appelle pas bonheur l'ivresse passagère de certaines situations enviées, j'ai pris le mien à ma portée, je l'ai fait à ma taille, je tiens à le garder, et je défie mademoiselle Dietrich de me persuader qu'elle en ait un plus désirable à m'offrir. Si elle réussissait à m'ébranler en agissant sur mes sens ou sur mon imagination, sur la partie folle ou brutale de mon être, je saurais résister à la tentation, et, si je sentais le danger d'y succomber, je prendrais un grand parti: j'épouserais Marguerite.
—Épouser Marguerite! ce n'est pas possible, mon enfant!
—Ce n'est pas facile, je le sais, mais ce n'est pas impossible. Cette union blesserait votre juste fierté; c'est pourquoi je ne m'y résoudrais qu'à la dernière extrémité.
—Qu'appelles-tu la dernière extrémité?
—Le danger de tomber dans une humiliation pire que celle d'endosser le passé d'une fille déchue, le danger de subir la domination d'une femme altière et impérieuse. Marguerite ne se fera jamais un jeu de ma jalousie. Elle a ce grand avantage de ne pouvoir m'en inspirer aucune. Je suis sûr du présent. Le passé ne m'appartenant pas, je n'ai pas à en souffrir ni à le lui reprocher. L'homme qui l'a séduite n'existe plus pour elle ni pour moi: elle l'a anéanti à jamais en refusant ses secours et en voulant ignorer ce qu'il est devenu. Jamais ni elle ni moi n'en avons entendu parler. Il est probablement mort. Je peux donc parfaitement oublier que je ne suis pas son premier amour, puisque je suis certain d'être le dernier.
Quelques jours après cette conversation, je trouvai Marguerite très-joyeuse. Je n'avais pas grand plaisir à causer avec elle; mais, comme je voyais toutes les semaines une vieille amie dans son voisinage, j'allais m'informer du petit Pierre en passant. Marguerite avait un gros lot de guipures à raccommoder, et je reconnus tout de suite un envoi de Césarine.
—C'est cette jolie dame, votre amie, qui m'a apporté ça, me dit-elle. Elle est venue ce matin, à pied, par le Luxembourg, suivie de son domestique à galons de soie. Elle est restée à causer avec moi pendant plus d'une heure. Elle m'a donné de bons conseils pour la santé du petit, qui souffre un peu de ses dents. Elle s'est informée de tout ce qui me regarde avec une bonté!… Voyez-vous, c'est un ange pour moi, et je l'aime tant que je me jetterais au feu pour elle. Elle n'a pas encore voulu me dire son nom; est-ce que vous ne me le direz pas?
—Non, puisqu'elle ne le veut pas.
—Est-ce que Paul le sait?
—Je l'ignore.
—C'est drôle qu'elle en fasse un mystère; c'est quelque dame de charité qui cache le bien qu'elle fait.
—Aviez-vous réellement besoin de cet ouvrage, Marguerite?
—Oui, nous en manquons depuis quelque temps. Madame Féron, qui est fière, en souffre, et fait quelquefois semblant de n'avoir pas faim pour n'être pas à charge à Paul; mais elle supporte bien des privations, et l'enfant nous dérange beaucoup de notre travail. Paul fait pour nous tout ce qu'il peut, peut-être plus qu'il ne peut, car il use ses vieux habits jusqu'au bout, et quelquefois j'ai du chagrin de voir les économies qu'il fait.
—Acceptez de moi, ma chère enfant, et vous ne lui coûterez plus rien.
—Il me l'a défendu, et j'ai juré de ne pas désobéir. D'ailleurs nous voilà tranquilles; ma jolie dame nous fournira de l'ouvrage. En voilà pour longtemps, Dieu merci! Elle nous paye très-cher, le double de ce que nous lui aurions demandé. Voyez comme c'est beau! toute une garniture de chambre à coucher en vieux point! Quand ce sera doublé de rose….
—Mais cette quantité d'ouvrage et ce gros prix, cela ressemble bien à une aumône; ne craignez-vous pas que Paul ne soit mécontent de vous la voir accepter?
—On ne le lui dira pas. La charité, s'il y en a, est surtout au profit de madame Féron, qui en a bien besoin, et c'est pour elle que j'ai accepté. Vous ne voudriez pas empêcher cette brave femme de gagner sa vie? Paul n'en aurait pas le droit, d'ailleurs!
Je crus devoir me taire; mais je vis bien que le feu était ouvert et que
Césarine s'emparait de Marguerite pour aplanir son chemin mystérieux.
Le lendemain, je fus frappée d'une nouvelle surprise. Je trouvai Marguerite dans l'antichambre de Césarine. Elle avait reçu d'elle ce billet qu'elle me montra:
«Ma chère enfant, j'ai oublié un détail important pour la coupe des dentelles. Il faut que vous preniez vous-même la mesure de la toilette. Je vous envoie ma voiture, montez-y et venez.
«La dame aux guipures.»
—Est-ce que Paul a consenti? lui demandai-je.
—Paul était parti pour son bureau. Dame! il n'y avait pas à réfléchir, et puis j'étais si contente de monter dans la belle voiture, toute doublée de satin comme une robe de princesse! et des chevaux! domestiques devant, derrière! ça allait si vite que j'avais peur d'écraser les passants. J'avais envie de leur crier:—Rangez-vous donc! Ah! je peux dire que je n'ai jamais été à pareille fête!
Césarine, qui s'habillait, fit prier Marguerite d'entrer. Je la suivis.
—Ah! tu t'intéresses à nos petites affaires? me dit-elle avec un malicieux sourire. Il n'y a pas moyen de te rien cacher! Moi qui voulais te surprendre en renouvelant mon appartement d'après tes idées! Chère petite, dit-elle à Marguerite, voyez bien la forme de cette toilette pour rabattre les angles sans coutures apparentes; voici du papier, des ciseaux. Taillez un patron bien exact.
—Mais enfin, madame, s'écria Marguerite en recevant les ciseaux d'or et en jetant un regard ébloui sur la toilette chargée de bijoux, dites-moi donc où je suis, et si vous êtes reine ou princesse!
—Ni l'une, ni l'autre, répondit Césarine. Je ne suis guère plus noble que vous, mon enfant. Mes parents ont gagné de la fortune en travaillant: c'est pourquoi je m'intéresse aux personnes qui vivent de leur travail; mais il est bien inutile que je vous fasse un mystère que mademoiselle de Nermont trahirait. Je me nomme Césarine Dietrich, une personne que M. Paul n'aime guère.
—Il a tort, bien tort, vous êtes si aimable et si bonne!
—Il vous avait dit le contraire, n'est-il pas vrai?
—Mais non, il ne m'avait rien dit. Ah si! il vous trouvait trop parée au bal, voilà tout; mais il vous connaît si peu, il faut lui pardonner.
—Il ne vous a pas chargée, dis-je à Marguerite un peu sévèrement, de demander pardon pour lui.
Elle me regarda avec étonnement. Césarine la prit par te bras et lui fit voir tout son appartement et toute la partie de l'hôtel qu'elle habitait. Elle s'amusait de son vertige, de ses questions naïves, de ses notions quelquefois justes, quelquefois folles sur toutes choses. En la promenant ainsi, elle échappait à mon contrôle, elle l'accaparait, elle la grisait, elle faisait reluire l'or et les joyaux devant elle, elle jouait le rôle de Méphisto auprès de cette Marguerite, aussi femme que celle de la légende.
Voyant que Césarine était résolue à me mettre de côté pour le moment, je quittai sa chambre, où elle ramena Marguerite et l'y garda assez longtemps; puis elle voulut la reconduire jusqu'à sa voiture, qui devait la remmener, et en traversant le salon elle m'y trouva avec le marquis de Rivonnière; c'est là qu'eut lieu une scène inattendue qui devait avoir des suites bien graves.
—Bonjour, marquis, dit Césarine, qui entrait la première, je vous attendais. Vous venez déjeuner avec nous?
En ce moment, et comme M. de Rivonnière s'avançait pour baiser la main de sa souveraine, il se trouva vis-à-vis de Marguerite, qui la suivait. Il resta une seconde comme paralysé, et Marguerite, qui ne savait rien cacher, rien contenir, fit un grand cri et recula.
—Qu'est-ce donc? dit Césarine.
—Jules! s'écria Marguerite en montrant le marquis d'un air effaré, comme si elle eût vu un spectre.
M. de Rivonnière avait pris possession de lui-même, il dit en souriant:
—Qui, Jules? que veut dire cette jolie personne?
—Vous ne vous appelez pas Jules? reprit-elle toute confuse.
—Non, dit Césarine, vous êtes trompée par quelque ressemblance, il s'appelle Jacques de Rivonnière Venez, mon enfant. Marquis, je reviens.
Elle l'emmena.
—C'est là votre pauvre abandonnée! dis-je à M. de Rivonnière, convenez-en.
—Oui, c'est-elle. Vous la connaissez?
—Sans doute, c'est la maîtresse de mon neveu. Comment ne le saviez-vous pas, vous qui avez tant rôdé autour de son domicile?
—Je le savais depuis peu; mais comment pouvais-je m'attendre à la rencontrer ici? Au nom du ciel, ne dites pas à Césarine que je suis ce Jules….
—Si vous espérez la tromper….
Césarine rentrait. Son premier mot fut:
—Ah ça! dites-moi donc, marquis, pourquoi elle vous appelle Jules? Elle n'a donc jamais su qui vous étiez? Elle jure que c'était un étudiant, qu'il se nommait Morin, et qu'à présent, malgré votre grand air et votre belle tenue, vous êtes un faux marquis. Il y a là-dessous un roman qui va nous divertir. Voyons, contez-nous ça bien vite avant déjeuner.
—Vous voulez vous moquer de moi?
—Non, car je crains d'avoir à vous trouver très-coupable et à vous blâmer.
—Alors permettez-moi de me taire.
—Non, lui dis-je, il faut vous confesser tout à fait. Mon neveu songe à l'épouser, cette Marguerite. Je dois savoir si elle est pardonnable, et si elle ne s'est pas vantée en prétendant avoir refusé vos dons. Confessez-vous, il y va de l'honneur.
—Alors j'avouerai, puisqu'elle a eu l'imprudence de parler.
Et il raconte comme quoi, dans un moment où il voulait guérir de son amour pour mademoiselle Dietrich, il avait erré comme un fou, au hasard, aux environs de Paris, sur les bords de la Seine, avec de grandes velléités de suicide. Là, il avait rencontré cette fille, dont la beauté l'avait frappé, et qui, maltraitée chez sa mère, s'était laissée enlever. Pour ne pas se compromettre, il s'était donné le premier nom venu, et, pour lui inspirer de la confiance, il s'était fait passer pour un pauvre étudiant en situation de l'épouser. Il l'avait logée dans une petite maison de campagne de la banlieue où il allait la voir en secret, dans une tenue appropriée à son mensonge, et où elle ne se montrait à personne. Elle était modeste, et sans autre ambition que celle de se marier avec lui, quelque pauvre qu'il pût être. Ce commerce avait duré quelques semaines. Une affaire ayant appelé le marquis dans ses terres de Normandie, il avait appris que Césarine était à Trouville. Il s'était repris de passion pour elle en la revoyant. Il avait envoyé Dubois, son homme de confiance, à Marguerite, pour lui annoncer le mariage de Jules Morin, et lui remettre un portefeuille de cinquante mille francs qu'elle avait jeté au nez du porteur en disant:
—Il m'a trompée, puisqu'il est riche. Je le méprise, dites-lui que je ne l'aime plus et ne le reverrai jamais. Dubois avait cru ne pas devoir se hâter de transmettre la réponse à son maître, d'autant plus que celui-ci avait suivi Césarine à Dieppe. C'est au bout de trois mois seulement que, de retour à Paris, il avait appris le refus et la disparition de Marguerite. Il avait envoyé chez sa mère, elle y était retournée en effet; mais, après une tentative de suicide, elle avait disparu de nouveau, et personne ne doutait dans le village qu'elle ne se fût noyée, puisque, disait-on, c'était son idée. Le marquis ajouta:
—Je ne dissimule pas ma faute et j'en rougis. C'est ce remords qui m'a rendu furieux naguère….
—Ne parlons plus de cela, dit Césarine. J'ai eu envers vous des torts qui ne me permettent pas d'être trop sévère aujourd'hui.
—D'autant plus, reprit-il, que vous êtes la cause… involontaire….
—Et très-innocente de votre mauvaise action; je n'accepterais pas cette constatation comme un reproche mérité, mon cher ami. Si toutes les femmes dont le refus d'aimer a eu pour conséquence des aventures de ce genre devaient se les reprocher, la moitié de mon sexe prendrait le deuil; mais tout cela n'est pas si grave, puisque Marguerite s'est consolée.
—Et puisqu'elle a réparé son égarement, ajoutai-je, par une conduite sage et digne; je suis bien aise de savoir que le récit de M. de Rivonnière est exactement conforme au sien, et que mon neveu peut estimer sa compagne et lui pardonner.
—Et même il le doit, répliqua vivement Césarine; mais lui donner son
nom, comme cela, sous les yeux du marquis, tu n'y songea pas, Pauline!
Je voudrais voir la figure que tu ferais, s'il arrivait que madame Paul
Gilbert, au bras de son mari, s'écriât encore en rencontrant M. de
Rivonnière:
—Voilà Jules!
—Certes elle ne le fera plus, dit le marquis. Pourquoi M. Paul Gilbert serait-il informé?
—Il le sera! répondit Césarine.
—Par toi? m'écriai-je.
—Oui, par elle, reprit le marquis avec douleur; vous savez bien qu'elle veut empêcher ce mariage!
—Vous rêvez tous deux, dit Césarine, qui n'avait jamais avoué au marquis que Paul fût l'objet de sa préférence, et qui détournait ses soupçons quand elle voyait reparaître sa jalousie; que m'importe à moi?… Si j'avais l'inclination que vous me supposez, comment supporterais-je la présence de cette Marguerite autour de moi? C'est moi qui l'ai mandée aujourd'hui. Je la fais travailler, je m'occupe d'elle je m'intéresse à son enfant, qui est malade par parenthèse. J'irai peut-être le voir demain. Vous trouvez cela surprenant et merveilleux, vous autres? Pourquoi? Je peux juger cette pauvre fille très-digne d'être aimée par un galant homme, mais je ne suis pas forcée de voir en elle la nièce bien convenable de mademoiselle de Nermont. Je dis même que c'est un devoir pour Pauline de ne pas laisser ignorer à son neveu la rencontre d'aujourd'hui et le vrai nom du séducteur de Marguerite.
—Soit! t'écrit le marquis en se levant comme frappé d'une idée nouvelle. Si M. Paul Gilbert aime réellement sa compagne, il reconnaîtra qu'il a un compte à régler avec moi, il me cherchera querelle, et….
—Et vous vous battrez? dit Césarine en se levant aussi, mais en affectant un air dégagé. Vous en mourez d'envie, marquis, et voilà votre férocité qui reparaît; mais, moi, je n'aime pas les duels qui n'ont pas le sens commun, et je jure que M. Gilbert ne saura rien. Ce n'est pas Marguerite qui ira se vanter à lui d'avoir retrouvé son amant. Ce n'est pas Pauline qui exposera son neveu chéri à une sotte et mauvaise affaire. Ce n'est pas vous qui le provoquerez par une déclaration d'identité qui ne vous fait pas jouer le beau rôle. À moins qu'il ne vous passe par la tête de lui disputer Marguerite, je ne vois pas pourquoi vous auriez la cruauté d'enlever à votre victime son protecteur nécessaire. Voyons, assez de drame, allons déjeuner et ne parlons plus de ces commérages qu'il ne faut pas faire tourner au tragique.
Si Césarine avait des expédients prodigieux au service de son obstination, elle avait aussi les aveuglements de l'orgueil et une confiance exagérée dans son pouvoir de fascination. C'est là l'écueil de ces sortes de caractères. Une foi profonde, une passion vraie, ne sont pas les mobiles de leur ambition. S'ils s'attachent à la poursuite d'un idéal, ce n'est pas l'idéal par lui-même qui les enflamme, c'est surtout l'amour de la lutte et l'enivrement du combat. Si mon neveu eût été facile à persuader et à vaincre, elle l'eût dédaigné; elle n'y eût jamais fait attention.
Elle croyait avoir trouvé dans le marquis l'esclave rebelle, mais faible, qu'en un tour de main elle devait à jamais dompter; elle se trompait. Elle avait, sans le savoir, altéré la droiture de cet homme d'un coeur généreux, mais d'une raison médiocre. Depuis plusieurs années, elle le traînait à sa suite, l'honorant du titre d'ami, abusant de sa soumission, et lui confiant, dans ses heures de vanité, les théories de haute diplomatie qui lui avaient réussi pour gouverner ses proches, ses amis et lui-même. D'abord le marquis avait été épouvanté de ce qui lui semblait une perversité précoce, et il avait voulu s'y soustraire; ensuite il avait vu Césarine n'employer que des moyens avouables et ne travailler à dompter les autres qu'en les rendant heureux. Telle était du moins sa prétention, son illusion, la sanction qu'elle prétendait donner, comme font tous les despotes, à ses envahissements, et dont elle était la première dupe. Le marquis s'était payé de ses sophismes, il était revenu à elle avec enthousiasme; mais il recommençait à souffrir, à se méfier et à retomber dans son idée fixe, qui était de lutter contre elle et contre le rival préféré, quel qu'il fût.
Elle ne le tenait donc pas si bien attaché qu'elle croyait. Il avait étudié à son école l'art de ne pas céder, et il n'avait pas, comme elle, la délicatesse féminine dans le choix des moyens. Il lui passa donc par la tête, à la suite de l'explication que je viens de rapporter, d'éveiller la jalousie de Paul et de l'amener sur le terrain du duel en dépit des prévisions de Césarine. Il avait donné sa parole, il ne pouvait plus la tenir, et il s'en croyait dispensé parce que Césarine manquait à la sienne en lui cachant le nom de son rival au mépris de la confiance absolue qu'elle lui avait promise. C'est du moins ce qu'il m'expliqua par la suite après avoir agi comme je vais le dire.
Il nous quitta aussitôt après le déjeuner pour écrire à Marguerite la lettre suivante, qu'il lui fit tenir par Dubois:
«Si j'ai fait semblant ce matin de ne pas vous reconnaître, c'est pour ne pas vous compromettre; mais les personnes chez qui nous nous sommes rencontrés étaient au courant de tout, et j'ai appris d'elles que vous n'aviez pas l'espérance d'épouser votre nouveau protecteur. La faute en est à moi, et votre malheur est mon ouvrage. Je veux réparer autant que possible le mal que je vous ai fait. J'ai compris et admiré votre fierté à mon égard; mais à présent vous êtes mère, vous n'avez pas le droit de refuser le sort que je vous offre. Acceptez une jolie maison de campagne et une petite propriété qui vous mettront pour toujours à l'abri du besoin. Vous ne me reverrez jamais, et vous garderez vos relations avec le père de votre enfant tant qu'elles vous seront douces. Le jour où elles deviendraient pénibles, vous serai libre de les rompre sans danger pour l'avenir de votre fils et sans crainte pour vous-même. Peut-être aussi, en vous voyant dans l'aisance, M. Paul Gilbert se décidera-t-il à vous épouser. Acceptez, Marguerite, acceptez la réparation désintéressée que je vous offre. C'est votre droit, c'est votre devoir de mère.
«Si vous voulez de plus amples renseignements, écrivez-moi.
«Marquis de RIVONNIÈRE.»
Marguerite froissa d'abord la lettre avec mépris sans la bien comprendre mais madame Féron, qui savait mieux lire et qui était plus pratique, la relut et lui en expliqua tous les termes. Madame Féron était très-honnête, très-dévouée à Paul et à son amie, mais elle voyait de près les déchirements de leur intimité et les difficultés de leur existence. Il lui sembla que le devoir de Marguerite envers son fils était d'accepter des moyens d'existence et des gages de liberté. Marguerite, qui voulait être épousée pour garder la dignité de son rôle de mère, tomba dans cette monstrueuse inconséquence de vouloir accepter, pour l'enfant de Paul, le prix de sa première chute. Elle envoya sur l'heure madame Féron chez le marquis. Il s'expliqua en rédigeant une donation dont le chiffre dépassait les espérances des deux femmes. Marguerite n'avait plus qu'à la signer. Il lui donnait quittance d'une petite ferme en Normandie, qu'elle était censée lui acheter, et dont elle pouvait prendre possession sur-le-champ.
Quand Marguerite vit ce papier devant elle, elle l'épela avec attention pour s'assurer de la validité de l'acte et de la forme respectueuse et délicate dans laquelle il était conçu. À mesure que la Féron lui en lisait toutes les expressions, elle suivait du doigt et de l'oeil, le coeur palpitant et la sueur au front.
—Allons, lui dit sa compagne, signe vite et tout sera dit. Voici deux copies semblables, gardes-en une; Je reporte moi-même l'autre au marquis. Je serai rentrée avant Paul; j'ai deux heures devant moi. Il ne se doutera de rien, pourvu que tu n'en parles ni à sa tante, ni à mademoiselle Dietrich, ni à personne au monde. J'ai dit au marquis que tu n'accepterais qu'à la condition d'un secret absolu.
Marguerite tremblait de tous ses membres.
—Mon Dieu! disait-elle, je ne sais pas pourquoi je me figure signer ma honte. Je donne ma démission de femme honnête.
—Tu auras beau faire, ma pauvre Marguerite, reprit la Féron, tu ne seras jamais regardée comme une femme honnête puisqu'on ne t'épouse pas, et pourtant Paul t'aime beaucoup, j'en suis sûre; mais sa tante ne consentira jamais à votre mariage. Dans le monde de ces gens-là, on ne pardonne pas au malheur. D'ailleurs cette signature ne t'engage à rien. Tu n'es pas forcée d'aller demeurer en Normandie et de dire à Paul que tu y es propriétaire. J'irai toucher tes revenus sans qu'il le sache. En une petite journée, le chemin de fer vous mène et vous ramène, le marquis me l'a dit. Si quelque jour Paul se brouille avec toi,—ça peut arriver, tu le tracasses beaucoup quelquefois,—eh bien! tu iras vivre en bonne fermière à la campagne avec ton fils, qu'il te laissera emmener pour son bonheur et sa santé. Je suppose d'ailleurs que ce pauvre Paul, qui se fatigue et se prive pour nous donner le nécessaire, meure à la peine: que deviendras-tu avec ton enfant? Vivras-tu des aumônes de sa tante et de mademoiselle Dietrich? Ces bontés-là n'ont qu'un temps. Tu sais bien que le travail de deux femmes ne nous suffit pas pour élever un jeune homme de famille. Ton Pierre sera donc un ouvrier, sachant à peine lire et écrire? Avec ça qu'ils sont heureux, les ouvriers, avec leurs grèves, leurs patrons et les soldats! Pierre est un enfant bien né; il est petit-fils d'un médecin et noble par sa grand'mère. Tu lui dois d'en faire un bourgeois et de pouvoir lui payer le collège; autrement il te reprocherait son malheur.
—Mais s'il me reproche son bonheur?…
—Est-ce qu'il saura d'où il vient? les enfants ne fouillent jamais ces choses-là. Ils prennent le bonheur où ils le trouvent, et on doit sacrifier sa fierté à leurs intérêts.
Marguerite signa; la Féron s'enfuit sans lui donner le temps de la réflexion.
Le marquis n'avait pas compté que Paul pourrait ignorer longtemps ce contrat, qu'il courut déposer chez son notaire, et qu'il lui recommanda de régulariser au plus vite. Il connaissait Marguerite, il la savait incapable de garder un secret. Une petite circonstance, qui ne fut peut-être pas préméditée, devait amener vite ce résultat. En prenant congé de madame Féron, il lui remit pour Marguerite un petit écrin, en lui disant que c'était le pot-de-vin d'usage. À ce mot de pot-de-vin qu'elle ne comprenait pas, Marguerite, que madame Féron retrouva tout en pleurs, se prit à rire avec la facilité qu'ont les enfants de passer d'une crise à la crise contraire.
—Il est donc bien bon, son vin, dit-elle, qu'il en donne si peu à la fois?
Elle ouvrit l'écrin et y trouva une bague de diamants d'un prix assez notable. La veille encore, elle l'eût peut-être repoussée; mais elle avait vu, le matin même, les bijoux de Césarine, et, bien qu'elle eût affecté de ne pas les envier, elle en avait gardé l'éblouissement. Elle passa la bague à son doigt, jurant à la Féron qu'elle allait la remettre dans l'écrin et la cacher.
—Non, lui dit l'autre, il faut la vendre, cela te trahirait. Donne-moi ça tout de suite, je te rapporterai de l'argent. L'argent n'est pas signé, et Paul ne regarde pas où nous mettons le nôtre. Il ne sait jamais ce que nous avons; il se contente de nous demander de quoi nous avons besoin. À présent nous lui dirons qu'il ne nous faut rien, et, s'il est étonné, nous lui montrerons nos guipures. Il ne peut pas trouver mauvais que mademoiselle Dietrich nous fasse travailler.
Marguerite cacha la bague; il était trop tard pour la faire évaluer, Paul allait rentrer. Il rentra en effet, il rentra avec moi. J'avais dîné seule, de bonne heure, pour aller le prendre à son bureau. Il m'avait écrit qu'il était un peu inquiet de l'indisposition de son fils.
L'enfant n'avait rien de grave. J'avais raconté à Paul, chemin faisant, la visite de Marguerite à Césarine, l'engageant à ne pas blâmer Marguerite de sa confiance, de crainte d'éveiller ses soupçons. Il était fort mécontent de voir les bienfaits de mademoiselle Dietrich se glisser dans son petit ménage.
—Si c'est par là qu'elle prétend me prendre, elle s'y prend mal, disait-il; elle est lourdement maladroite, la grande diplomate!
Je lui répondis que jusqu'à nouvel ordre le mieux était de ne pas paraître s'apercevoir de ce qui se passait chez lui. Il me le promit. Nous ne nous doutions guère des choses plus graves qui venaient de s'y passer.
Rassurée sur la santé de l'enfant, j'allais me retirer lorsque Paul me dit qu'il se passait chez lui des choses insolites. Ni Marguerite, ni madame Féron n'avaient dîné, elles mangeaient en cachette dans la cuisine et se parlaient à voix basse, se taisant ou feignant de chanter quand elles l'entendaient marcher dans l'appartement.
—Elles me semblent un peu folles, lui dis-je, je l'ai remarqué. C'est l'effet de la course de Marguerite en voiture de maître et la vue des merveilles de l'hôtel Dietrich qu'elle aura racontées à sa compagne, ou bien encore c'est la joie d'avoir un bel ouvrage à entreprendre.
Paul feignit de me croire, mais son attention était éveillée. Il me reconduisit en bas en me disant:
—Mademoiselle Dietrich commence à m'ennuyer, ma tante! Elle introduit son esprit de folie et d'agitation dans mon intérieur; elle me force à m'occuper d'elle, à me méfier de tout, à surveiller ma pauvre Marguerite, qui n'était encore jamais sortie sans ma permission, et que je vais être forcé de gronder ce soir.
—Ne la gronde pas, accepte quelques centaines de francs qui te manquent et emmène-la tout de suite à la campagne.
—Bah! mademoiselle Dietrich, grâce à M. Bertrand, nous aura dépistés dans deux jours; il faudra que je reste aux environs de Paris ou que je perde de vue mon fils, que ces deux femmes ne savent pas soigner. Je ne vois qu'un remède, c'est de faire savoir très-brutalement à mademoiselle Dietrich que je ne veux pas plus de ses secours à ma famille que je n'ai voulu de la protection de son père pour moi.
Paul était agité en me quittant. Le nom de Césarine l'irritait; son image l'obsédait; je le voyais avec effroi arriver à la haine, l'amour est si près! et je ne pouvais rien pour conjurer le danger.
Paul, se sentant pris de colère, voulut attendre au lendemain pour notifier à Marguerite de ne plus sortir sans sa permission. Il se retira de bonne heure dans son cabinet de travail, mais il ne put travailler, un vague effroi le tiraillait. Il se jeta sur son lit de repos et ne put dormir. Vers minuit, il entendit remuer dans la chambre à coucher, et, pour savoir si l'enfant dormait, il approcha sans bruit de la porte entr'ouverte. Il vit Marguerite assise devant une table et faisant briller quelque chose d'étincelant à la lueur de sa petite lampe. La pauvre enfant n'avait pu dormir non plus, le feu des diamants brûlait son cerveau. Elle avait voulu savourer l'éclat de sa bague avant de s'en séparer, elle lui disait naïvement adieu, au moment de la renfermer dans l'écrin, quand Paul, qui était arrivé auprès d'elle sans qu'elle l'entendit, la lui arracha des mains pour la regarder. Elle jeta un cri d'épouvante.
—Tais-toi, lui dit Paul à voix basse, ne réveille pas l'enfant! Suis-moi dans le cabinet; s'il remue, nous l'entendrons. Écoute, lui dit-il quand il l'eut amenée, stupéfaite et glacée, dans la pièce voisine, je ne veux pas te gronder. Tu es aussi niaise qu'une petite fille de sept ans. Ne me réponds pas, n'élève pas la voix. Il faut avant tout que notre enfant dorme. Pourquoi es-tu si consternée? Ce que tu as fait n'est pas si grave, je me charge de renvoyer ce bibelot à la personne qui te l'a donné. Tu savais fort bien que tu ne dois rien recevoir que de moi, et tu ne le feras plus, à moins que tu ne veuilles me quitter.
—Te quitter, moi? dit-elle en sanglotant, jamais! C'est donc toi qui veux me chasser? Alors rends-moi ma bague; tu ne veux pas que je meure de faim?
—Marguerite, tu es folle. Je ne veux pas te quitter, mais je veux que tu fasses respecter la protection que je t'assure. Je ne veux pas que tu reçoives de présents; je ne veux pas surtout que tu en ailles chercher.
—Je n'ai pas été chez lui, je te le jure! s'écria Marguerite, qui avait perdu la tête et ne s'apercevait pas de la méprise de Paul.
—Chez lui? dit-il avec surprise; qui, lui?
—Mademoiselle Dietrich! répondit-elle, s'avisant trop tard du mensonge qui pouvait la sauver.
—Pourquoi as-tu dit lui? je veux le savoir.
—Je n'ai pas dit lui… ou c'est que tu me rends folle avec ton air fâché.
—Marguerite, tu ne sais pas mentir, tu n'as jamais menti; une seule chose, une chose immense, m'a lié à toi pour la vie, ta sincérité. Ne joue pas avec cela, ou nous sommes perdus tous deux. Pourquoi as-tu dit lui au lieu d'elle? réponds, je le veux.
Marguerite ne sut pas résister à cet appel suprême. Elle tomba aux pieds de Paul; elle confessa tout, elle raconta tous les détails, elle montra la lettre du marquis, l'acte de vente simulée, c'est-à-dire de donation; elle voulut le déchirer. Paul l'en empêcha. Il s'empara des papiers et de l'écrin, et, voyant qu'elle se tordait dans des convulsions de douleur, il la releva et lui parla doucement.
—Calme-toi, lui dit-il, et console-toi. Je te pardonne. Tu as mal raisonné l'amour maternel; tu n'as pas compris l'injure que tu me faisais. C'est la première fois que j'ai un reproche à te faire; ce sera la dernière, n'est-ce pas?
—Oh oui! par exemple, j'aimerais mieux mourir….
—Ne me parle pas de mourir, tu ne t'appartiens pas; va dormir, demain nous causerons plus tranquillement.
Paul se remit à son bureau, et il m'écrivit la lettre suivante:
«Demain, quand tu recevras cette lettre, ma tante chérie, j'aurai tué le prétendu Jules Morin ou il m'aura tué,—tu sais qui il est et où Marguerite l'a rencontré ce matin; mais ce que tu ignores, c'est qu'il avait fait accepter tantôt à Marguerite des moyens d'existence, avec la prévision, énoncée par écrit, que cette considération me déciderait à l'épouser. J'ignore si c'est une provocation ou une impertinence bête, et si mademoiselle Dietrich est pour quelque chose dans cette intrigue. Je croirais volontiers qu'elle a, je ne sais dans quel dessein, provoqué la rencontre de Marguerite avec son séducteur. Quoi qu'il en soit, si Dieu me vient en aide, car ma cause est juste, j'aurai bientôt privé mademoiselle Dietrich de son cavalier servant, et j'aurai lavé la tache qu'il a imprimée à ma pauvre compagne. Lui vivant, je ne pouvais l'adopter légalement sans te faire rougir devant lui; mort, il te semblera, comme à moi, qu'il n'a jamais existé, et j'aurai purgé l'hypothèque qu'il avait prise sur mon honneur. Si la chance est contre moi, tu recevras cette lettre qui est mon testament Je te lègue et te confie mon fils; remets-lui le peu que je possède. Laisse-le à sa mère sans permettre qu'elle s'éloigne de toi de manière à échapper à ta surveillance. Elle est bonne et dévouée, mais elle est faible. Quand il sera en âge de raison, mets-le au collège. Je n'ai pas dissipé le mince héritage de mon père. Je sais qu'il ne suffira pas; mais toi, ma providence, tu feras pour lui ce que tu as fait pour moi. Tu vois, j'ai bien fait de refuser le superflu que tu voulais me procurer; il sera le nécessaire pour mon enfant.—J'espérais faire une petite fortune avant cette époque et te rendre, au lieu de te prendre encore; mais la vie a ses accidents qu'il faut toujours être prêt à recevoir. Je n'ai du reste aucun mauvais pressentiment, la vie est pour moi un devoir bien plutôt qu'un plaisir. Je vais avec confiance où je dois aller. Tu ne recevras cette lettre qu'en cas de malheur, sinon je te la remettrai moi-même pour te montrer qu'à l'heure du danger ma plus chère pensée a été pour toi.»
Il écrivit à Marguerite une lettre encore plus touchante pour lui pardonner sa faiblesse et la remercier du bonheur intime qu'elle lui avait donné.
«Un jour d'entraînement, lui disait-il, ne doit pas me faire oublier tant de jours de courage et de dévouement que tu as mis dans notre vie commune. Parle de moi à mon Pierre, conserve-toi pour lui. Ne t'accuse pas de ma mort, tu n'avais pas prévu les conséquences de ta faiblesse; c'est pour les détourner que je vais me battre, c'est pour préserver à jamais mon fils et toi de l'outrage de certains bienfaits. Le père s'expose pour que la mère soit vengée et respectée. Je vous bénis tous deux.»
Il pensa aussi à la Féron et lui légua ce qu'il put. Il s'habilla, mit sur lui ces deux lettres et sortit avec le jour sans éveiller personne. Il alla prendre pour témoins son ami, le fils du libraire, et un autre jeune homme d'un esprit sérieux. À sept heures du matin, il faisait réveiller M. de Rivonnière et l'attendait dans son fumoir.
Il n'avait pas laissé soupçonner à ses deux compagnons qu'il s'agissait d'un duel immédiat. Il avait une explication à demander, il voulait qu'elle fût entendue et répétée au besoin par des personnes sûres.
Il s'était nommé en demandant audience. Le marquis se hâta de s'habiller et se présenta, presque joyeux de tenir enfin sa vengeance et de pouvoir dire à Césarine qu'il avait été provoqué. Il alla même au-devant de l'explication en disant à Paul:
—Vous venez ici avec vos témoins, monsieur, ce n'est pas l'usage; mais vous ne connaissez pas les règles, et cela m'est tout à fait indifférent. Je sais pourquoi vous venez; il n'est pas nécessaire d'initier à nos affaires les personnes que je vois ici. Vous croyez avoir à vous plaindre de moi. Je ne compte pas me justifier. Mon jour et mon heure seront les vôtres.
—Pardonnez-moi, monsieur, répondit Paul; je ne compte pas procéder selon les règles, et il faut que vous acceptiez ma manière. Je veux que mes amis sachent pourquoi j'expose ma vie ou la vôtre. Je ne suis pas dans une position à m'entourer de mystère. Les personnes qui veulent bien m'estimer savent que j'ai pris pour femme, pour maîtresse, je ne parlerai point à mots couverts, une jeune fille séduite à quinze ans par un homme qui n'avait nullement l'intention de l'épouser. Je m'abstiens de qualifier la conduite de cet homme. Je ne le connaissais pas, elle l'avait oublié. Je n'étais pas jaloux du passé, j'étais heureux, car j'étais père, et, quel que fût le lien qui devait nous unir pour toujours, fidélité jurée ou volontairement gardée, je considérais notre union comme mon bien, comme mon devoir, comme mon droit. Je suis pauvre, je vis de mon travail; elle acceptait ma peine et ma pauvreté. Hier, cet homme a écrit à ma compagne la lettre que voici:
Et Paul lut tout haut la lettre du marquis à Marguerite; puis il montra la bague et la posa, ainsi que l'acte de donation, sur la table, avec le plus grand calme, après quoi, et sans permettre au marquis de l'interrompre, il reprit:
—Cet homme qui m'a fait l'outrage de supposer, et d'écrire à ma maîtresse que ses présents me décideraient sans doute au mariage, c'est vous, monsieur le marquis de Rivonnière, j'imagine que vous reconnaissez votre signature?
—Parfaitement, monsieur.
—Pour cette insulte gratuite, vous reconnaissez aussi que vous me devez une réparation?
—Oui, monsieur, je le reconnais et suis prêt à vous la donner.
—Prêt?
—Je ne vous demande qu'une heure pour avertir mes témoins.
—Faites, monsieur.
Le marquis sonna, demanda ses chevaux, acheva sa toilette, et revint dire à Paul qu'il le priait de fumer ses cigares avec ses amis en l'attendant. Il y avait tant de courtoisie et de dignité dans ses manières qu'aussitôt son départ le jeune Latour essaya de parler en sa faveur. Il trouvait très-justes le ressentiment et la démarche de Paul; mais il pensait que les choses eussent pu se passer autrement. Si Paul eût engagé le marquis à expliquer le passage de sa lettre, peut-être celui-ci se fût-il défendu d'avoir eu une intention blessante contre lui. L'autre ami, plus réfléchi et plus sévère, jugea que la tentative de générosité envers Marguerite et l'appel à ses sentiments maternels étaient tout aussi blessants pour Paul que l'allusion maladroite et peut-être irréfléchie sur laquelle il motivait sa provocation.
—J'ai saisi cette allusion, répondit Paul, pour abréger et pour fixer les conditions du duel d'une manière précise. Je crois avoir fait comprendre à M. de Rivonnière que son action m'offensait autant que ses paroles.
Le jeune Latour se rendit, mais avec l'espérance que les témoins du marquis l'aideraient à provoquer un arrangement.
Ceux-ci ne se firent pas attendre. Il est à croire que le marquis les avait prévenus la veille qu'il comptait sur une affaire d'honneur au premier jour. L'heure n'était pas écoulée que ces six personnes se trouvèrent en présence.
M. de Rivonnière avait tout expliqué à ses deux amis. Ils connaissaient ses intentions. Il se retira dans son appartement, et Paul passa dans une autre pièce. Les quatre témoins s'entendirent en dix minutes. Ceux de Paul maintenaient son droit, qui ne fut pas discuté. Le vicomte de Valbonne, qui aimait le marquis autant que le point d'honneur, eut un instant l'air d'acquiescer au désir du jeune Latour en parlant d'engager l'auteur de la lettre à préciser la valeur d'une certaine phrase; mais l'autre témoin, M. Campbel, lui fit observer avec une sorte de sécheresse que le marquis s'était prononcé devant eux très-énergiquement sur la volonté de ne rien expliquer et de ne pas retirer la valeur d'un seul mot écrit et signé de sa main.
Une heure après, les deux adversaires étaient en face l'un de l'autre. Une heure encore et Césarine recevait le billet suivant, de l'homme de confiance du marquis.
«M. le marquis est frappé à mort; mademoiselle Dietrich et mademoiselle de Nermont refuseront-elles de recevoir son dernier soupir? Il a encore la force de me donner l'ordre de leur exprimer ce dernier voeu.
»P.S. M. Paul Gilbert est près de lui, sain et sauf. «DUBOIS.»
Frappées comme de la foudre et ne comprenant rien, nous nous regardions sans pouvoir parler. Césarine courut à la sonnette, demanda sa voiture, et nous partîmes sans échanger une parole.
Le marquis était, quand nous arrivâmes, entre les mains du chirurgien, qui, assisté de Paul et du vicomte de Valbonne, opérait l'extraction de la balle. Dubois, qui nous attendait à la porte de l'hôtel, nous fit entrer dans un salon, où le jeune Latour me raconta tout ce qui avait amené et précédé le duel.
—J'étais fort inquiet, me dit-il, bien que Paul se fût exercé depuis longtemps à se servir du pistolet et de l'épée. Il m'avait dit souvent:
»—J'aurai probablement un homme à tuer dans ma vie, s'il n'est pas déjà mort.
» Je savais qu'il faisait allusion au premier amant de sa maîtresse, car j'avais été son confident dès le début de leur liaison. Je lui avais mainte fois conseillé de l'épouser quand même, à cause de l'enfant, qu'il aime avec passion. C'est du reste la seule passion que je lui aie jamais connue. Aussi c'est pour son fils, bien plus que pour la mère et pour lui-même, qu'il s'est battu. Il avait été réglé qu'il tirerait le premier. Il a visé vite et bien. Il ne prend jamais de demi-mesure quand il a résolu d'agir: mais, quand il a vu son adversaire étendu par terre et lui tendant la main, il est redevenu homme et s'est élancé vers lui les bras ouverts.
—» Vous m'avez tué, lui a dit le blessé, vous avez fait votre devoir.
Vous êtes un galant homme, je suis le coupable, j'expie!
» Depuis ce moment, Paul ne l'a pas quitté. Il m'a défendu d'avertir Marguerite, qui ne se doute de rien et ne peut rien apprendre; mais il m'avait remis conditionnellement une lettre d'adieux pour vous, écrite la nuit dernière. Comme il n'a même pas eu à essuyer le feu de son adversaire, cette lettre ne peut plus vous alarmer. Pendant que vous la lirez, je vais chercher des nouvelles du pauvre marquis. On n'espérait pas tout à l'heure, peut-être tout est-il fini!
—Je veux le voir, s'écria Césarine.
Dubois qui était debout, allant avec égarement d'une porte à l'autre, l'arrêta. M. Nélaton ne veut pas, lui dit-il; c'est impossible à présent! restez-la, ne vous en allez pas, mademoiselle Dietrich! Il m'a dit tout bas:
—La voir et mourir!
—Pauvre homme! pauvre ami! dit Césarine, revenant étouffée par les sanglots. Il meurt de ma main, on peut dire! Certes il n'a pas eu l'intention de provoquer ton neveu, il ne m'aurait pas manqué de parole. Il a été sincère en voulant réparer le tort qu'il avait fait à Marguerite…. Il s'y est mal pris, voilà tout. C'est mon blâme qui l'aura poussé à cette réparation qu'il paye de sa vie….
—Dis-moi, Césarine, est-ce par l'effet du hasard qu'il a rencontré hier
Marguerite chez toi?
—Qu'est-ce que cela te fait? Vas-tu me gronder? ne suis-je pas assez malheureuse, assez punie?
—Je veux tout savoir, repris-je avec fermeté. Mon neveu pourrait être le blessé, le mourant, à l'heure qu'il est, et j'ai le droit de t'interroger. Ta conscience te crie que tu as provoqué le désastre. Tu savais la vérité, avoue-le; tu as voulu en tirer parti pour rompre le lien entre Paul et Marguerite.
—Pour empêcher ton neveu de l'épouser, oui, j'en conviens, pour le préserver d'une folie, pour te la faire juger inadmissible; mais qui pouvait prévoir les conséquences de la rencontre d'hier? N'étais-je pas d'avis de la cacher à M. Gilbert? N'ai-je pas donné toutes les raisons qui nous commandaient le silence? Pouvais-je admettre que le marquis ferait de si déplorables maladresses?
—Ainsi tu as prémédité la rencontre, tu l'avoues?
—Je ne savais vraiment rien, je me doutais seulement. Le marquis s'était confessé à moi, il y a longtemps, d'une mauvaise action. Le nom de Marguerite lui était échappé et n'était pas sorti de ma mémoire. J'ai voulu tenter l'aventure;… mais lis donc la lettre qu'on vient de te donner; tu sauras ce qu'il faut penser de ce désastre.
Je lus la lettre de Paul et la lui laissai lire, espérant que la dureté avec laquelle il s'exprimait sur son compte la refroidirait définitivement. Il n'en fut rien. Elle parut ne pas prendre garde à ce qui la concernait, et loua avec chaleur la forme, les idées et les sentiments de cette lettre.
—C'est un homme, celui-là, disait-elle à chaque phrase en essuyant ses yeux humides, c'est vraiment un grand coeur, un héros doublé d'un saint!
L'arrivée de Dubois mit fin à cet enthousiasme. Le blessé avait supporté l'opération. Nélaton était parti content de son succès; mais le médecin ne répondait pas que le blessé vécût vingt-quatre heures. M. de Valbonne vint nous chercher un instant après.
—On doit consentir, nous dit-il, à ce qu'il vous voie toutes deux. Il s'agite parce que je n'obéis pas aux ordres qu'il m'avait donnés avant le duel. Il a toute sa tête, son médecin a compris qu'il ne fallait pas contrarier la volonté d'un homme qui, dans un instant peut-être, n'aura plus de volonté.
Nous suivîmes le vicomte dans la chambre du marquis. À travers la pâleur de la mort, il sourit faiblement à Césarine, et son regard éteint exprima la reconnaissance. Paul, qui était assis au chevet du moribond, s'en éloigna sans paraître voir Césarine.
Je compris que m'occuper de mon neveu en cet instant, c'eût été le féliciter d'avoir échappé au sort cruel que subissait son adversaire. Césarine s'approcha du lit et baisa le front glacé de son malheureux vassal. Le médecin, voyant qu'il s'agissait de choses intimes, passa dans une autre pièce, et M. de Valbonne fit entrer dans celle où nous étions l'autre témoin du marquis et les deux témoins de Paul, qu'il avait priés de rester. Alors, nous invitant à nous rapprocher du lit du blessé, M. de Valbonne nous parla ainsi à voix basse, mais distincte:
—Avant de me mettre, avec M. Campbel, en présence des témoins de M.
Gilbert, Jacques de Rivonnière m'avait dit:
«Je ne veux pas d'arrangement, car je ne puis assurer que je n'aie pas eu d'intentions hostiles et malveillantes à l'égard de M. Gilbert. J'avais contre lui de fortes préventions et une sorte de haine personnelle. La démarche qu'il a faite en venant me demander raison et la manière dont il l'a faite m'ont prouvé qu'il était homme de coeur, homme d'honneur et même homme de bonne compagnie, car jamais on n'a repoussé une injure avec plus de fermeté et de modération. Aucune parole blessante n'a été échangée entre nous dans cette entrevue. J'ai senti qu'il ne méritait pas mon aversion et que j'avais tous les torts. Je ne sais pas si j'ai affaire à un homme qui sache tenir autre chose qu'une plume, mais j'ai le pressentiment qu'il aura la chance pour lui. Je serais donc un lâche si je reculais d'une semelle. Vous réglerez tout sans discussion, et, si le sort m'est sérieusement contraire, vous ferez mes excuses à M. Paul Gilbert. Vous lui direz qu'après avoir essuyé son feu, je ne l'aurais pas visé, ayant, pour respecter sa vie, des raisons particulières qu'il comprendra fort bien. Vous lui direz ces choses en mon nom, si je suis mort ou hors d'état de parler; vous les lui direz en présence de ses témoins et de toutes les personnes amies qui se trouveraient autour de moi à mon heure dernière.
Espérons, ajouta M. de Valbonne, que cette heure n'est pas venue, et que Jacques de Rivonnière vivra; mais j'ai cru devoir remplir ses intentions pour lui rendre la tranquillité, et je crois voir qu'il approuve l'exactitude des termes dont je me suis servi.
Tous les regards se tournèrent vers le marquis, dont les yeux étaient ouverts, et qui fit un faible mouvement pour approuver et remercier. Nous comprimes tous que nous devions lui laisser un repos absolu, et nous sortîmes de la chambre, où Paul resta avec M. de Valbonne et le médecin. Tel était le désir du marquis, qui s'exprimait par des signes imperceptibles.
Césarine ne voulait pas quitter la maison; elle écrivit à son père pour lui annoncer cette malheureuse affaire et le prier de venir la rejoindre. Dès qu'il fût arrivé, je courus chez Marguerite afin de la préparer à ce qui venait de se passer. Paul m'avait fait dire par le jeune Latour de vouloir bien prendre ce soin moi-même et de remettre en même temps à Marguerite, lorsqu'elle serait bien rassurée sur son compte, la lettre de pardon et d'amitié qu'il lui avait écrite durant la nuit.
Pour la première fois, je vis Marguerite comprendre la grandeur du caractère de Paul et se rendre compte de toute sa conduite envers elle. La vérité entra dans son esprit en même temps que le repentir et la douleur s'exhalaient de son âme. Je lui dissimulai la gravité de la blessure du marquis. Je la trouvais bien assez punie, bien assez épouvantée. La lettre de Paul acheva cette initiation d'une nature d'enfant aux vrais devoirs de la femme. Elle me la fit lire trois ou quatre fois, puis elle la prit, et, à genoux contre mon fauteuil, elle la couvrit de baisers en l'arrosant de larmes. Je dus rester deux heures auprès d'elle pour l'apaiser, pour la confesser et aussi pour l'enseigner, car elle m'accablait de questions sur sa conduite future.
—Dites-moi bien tout, s'écriait-elle. Je ne dois plus recevoir de lettres, je ne dois plus voir personne sans que Paul le sache et y consente, même s'il s'agissait de mademoiselle Dietrich?
—C'est surtout avec mademoiselle Dietrich que vous devez rompre dès aujourd'hui d'une manière absolue. Renvoyez-lui ses dentelles. Je me charge de vous procurer un ouvrage aussi important et aussi lucratif. D'ailleurs il faut que Paul sache que votre travail ne vous suffit pas. Pourquoi le lui cacher?
—Pour qu'il ne se tue pas à force de travailler lui-même.
—Je ne le laisserai pas se tuer. Il reconnaîtra que, dans certaines circonstances comme celle-ci, il doit me laisser contribuer aux dépenses de son ménage.
—Non, il ne veut pas; il a raison. Je ne veux pas non plus. C'est lâche à moi de vouloir être bien quand il se soucie si peu d'être mal. J'avais accepté sa pauvreté avec joie, mon honneur est de me trouver heureuse comme cela. Il m'a gâtée; je suis cent fois mieux avec lui, même dans mes moments de gêne, que je ne l'aurais été sans lui, à moins de m'avilir. Je n'écouterai plus les plaintes de la Féron. Si elle ne se trouve plus heureuse avec nous, qu'elle s'en aille! Je suffirai à tout. Qu'est-ce que de souffrir un peu quand on est ce que je suis? Mais dites-moi donc pourquoi Paul est mécontent des bontés que mademoiselle Dietrich avait pour moi? Voilà une chose que je ne comprends pas, et que je ne pouvais pas deviner, moi.
Je fus bien tentée d'éclairer Marguerite sur les dangers personnels que lui faisait courir la protection de Césarine; cependant pouvait-on se fier à la discrétion et à la prudence d'une personne si spontanée et si sauvage encore? Sa jalousie éveillée pouvait amener des complications imprévues. Elle haïssait en imagination les rivales que son imagination lui créait. En apprenant le nom de la seule qui songeât à lui disputer son amant, elle ne se fût peut-être pas défendue de lui exprimer sa colère. Il fallait se taire, et je me tus. Je lui rappelai que Paul ne voulait l'intervention de qui que ce soit dans ses moyens d'existence, puisqu'il refusait même la mienne. Mademoiselle Dietrich était une étrangère pour lui; il ne pouvait souffrir qu'une étrangère pénétrât dans son intérieur et fit comparaître Marguerite dans le sien pour lui dicter ses ordres.
—Donnez-moi les guipures, ajoutai-je, et l'argent que vous avez reçu d'avance; je me charge de les reporter. Demain vous aurez la commande que je vous ai promise, et qui passera par mes mains sans qu'on vienne chez vous.
Elle fit résolument le sacrifice que j'exigeais. Je dois dire que, pour le reste, elle était vraiment heureuse et comme soulagée de ne rien devoir au marquis; elle approuvait la sévérité de Paul, et, si elle regrettait en secret quelque chose, car il fallait bien que l'enfant reparût en elle, c'était plutôt la vue de la bague que la propriété de la terre.
En redescendant l'escalier, je rencontrai Paul, qui rentrait pour voir un instant sa famille, se promettant de retourner vite auprès du marquis. Césarine était rentrée chez elle avec son père. M. de Rivonnière n'allait pas mieux. À chaque instant, on craignait de le voir s'éteindre. M. Dietrich ne voulait pas laisser sa fille assister à cette agonie.
Je retrouvai Césarine fort agitée. Opiniâtre dans ses desseins (parfois en dépit d'elle-même), elle s'était arrangé une nuit d'émotions avec Paul au chevet du mourant. Rien ne la détournait de son but, et cependant elle pleurait sincèrement le marquis. Elle lui devait ses soins, disait-elle, jusqu'à la dernière heure. Elle ne pouvait pas être compromise par cette sollicitude. Les amis et les parents qui à cette heure entouraient le blessé savaient tous la pureté de son amitié pour lui, et ne pouvaient trouver étrange qu'elle mit à leur service son activité, sa présence d'esprit, son habileté reconnue à soigner les malades.
—Et quand même on en gloserait, disait-elle, c'est en présence d'un devoir à remplir qu'il ne faut pas se soucier de l'opinion, à moins qu'on ne soit égoïste et lâche. Je ne comprends pas que mon père ne m'ait pas permis de rester, sauf à rester avec moi, ce qui eût écarté toute présomption malveillante. On sait bien qu'il chérissait M. de Rivonnière; on n'a pas su leur différend de quelques jours. Je le guetterai, et si, comme je le pense, il y retourne, il faudra bien qu'il me laisse l'accompagner ou le rejoindre à quelque heure que ce soit.
Elle l'eût fait, si Dubois ne fût venu nous dire dans la soirée que le blessé avait éprouvé un mieux sensible. Il avait dormi, le pouls n'était plus si faible, et, s'il ne survenait pas un trop fort accès de fièvre, il pouvait être sauvé. Après avoir retenu M. de Valbonne et M. Gilbert jusqu'à huit heures, il les avait priés de le laisser seul avec son médecin et sa famille, qui se composait d'une tante, d'une soeur et d'un beau-frère, avertis par télégramme et arrivés aussitôt de la campagne. Le médecin avait quelque espoir, mais à la condition d'un repos long et absolu. Le marquis remerciait tous ceux qui l'avaient assisté et visité, mais il sentait le besoin de ne plus voir personne. Dubois nous promit des nouvelles trois fois par jour, et prit l'engagement de nous avertir, si quelque accident survenait durant la nuit.
Le mieux se soutint, mais tout annonçait que la guérison serait très-lente. Le poumon avait été lésé, et le malade devait rester immobile, absolument muet, préservé de la plus légère émotion durant plusieurs semaines, durant plusieurs mois peut-être.
Césarine, voyant que la destinée se chargeait d'écarter indéfiniment un des principaux obstacles à sa volonté, reprit son oeuvre impitoyable, et tomba un jour à l'improviste dans le ménage de Paul. Il y était, elle le savait. Elle entra résolûment sans se faire pressentir.
—À présent que notre malade est presque sauvé, dit-elle en s'adressant à Paul sans autre préambule que celui de s'asseoir après avoir pressé la main de Marguerite, il m'est permis de songer à moi-même et de venir trouver mon ennemi personnel pour avoir raison de sa haine ou pour en savoir en moins la raison. Cet ennemi, c'est vous, monsieur Gilbert, et votre hostilité ne m'est pas nouvelle; mais elle a pris dans ces derniers temps des proportions effrayantes, et si vous vous rappelez les termes d'une lettre écrite à votre tante la veille du duel, vous devez comprendre que je ne les accepte pas sans discussion.
—Si vous me permettez de placer un mot, répondit Paul avec une douceur ironique, vous m'accorderez aussi que je ne veuille pas réveiller devant ma compagne des souvenirs qui lui sont pénibles et des faits dont elle ne doit compte qu'à moi. Vous trouverez bon qu'elle aille bercer son enfant, et que je supporte seul le poids de votre courroux.
C'était tout ce que désirait Césarine, et Marguerite ne se méfiait pas; au contraire, elle souhaitait que la belle Dietrich, comme elle l'appelait, dissipât les préventions de Paul, afin de pouvoir l'aimer et la voir sans désobéissance.
—Puisque vous rendez notre explication plus facile, dit Césarine dès qu'elle fut seule avec Paul, elle sera plus nette et plus courte. Je sais quelle inconcevable folie s'est emparée de l'esprit de ma chère Pauline, et il est probable qu'elle vous l'a inoculée.
—Je ne sais ce que vous voulez dire, mademoiselle Dietrich.
—Si fait! il est convenable que vous ne m'en fassiez pas l'aveu, mais moi je vous épargnerai cette confusion, car je ne puis supporter longtemps l'horrible méprise dont je suis la victime. Mademoiselle de Nermont, qui est un ange pour vous et pour moi, n'en est pas moins,—vous devez vous en être souvent aperçu, vous en avez peut-être quelquefois souffert,—une personne exaltée, inquiète, d'une sollicitude maladive pour ceux qu'elle aime, et plus elle les aime, plus elle les tourmente, ceci est dans l'ordre. Elle s'agite et se ronge autour de moi depuis bientôt sept ans, désespérée de voir que je n'aime personne et ne veux pas me marier. Il n'a pas tenu à elle que mon père ne partageât ses anxiétés à cet égard. Si je n'eusse eu plus d'ascendant qu'elle sur son esprit, j'aurais été véritablement persécutée. Comme il n'y a pas de perfections sans un léger inconvénient, j'ai aimé, j'aime ma Pauline avec son petit défaut, et jusqu'à ces derniers temps il n'avait point altéré ma quiétude; mais, je vous l'ai dit, c'est un peu trop maintenant, et je commence à en être blessée, je l'ai même été tout à fait en découvrant qu'elle vous avait communiqué sa chimère. À présent me comprenez-vous?
—Pas encore.
—Pardon, monsieur Gilbert, vous me comprenez, mais vous voulez que je vous dise avec audace le motif de mon déplaisir. Ce n'est pas généreux de votre part. Je vous le dirai donc, bien que cela paraisse une énormité dans la bouche d'une femme parant à l'homme qui se méfie d'elle. Pourtant il est fort possible que, quand j'aurai parlé, je ne sois pas la plus confuse de nous deux. Monsieur Gilbert, votre tante croit que j'ai pour vous une passion malheureuse, et vous le croyez aussi. Ah! je ne rougis pas, moi, en vous le disant, et vous, vous perdez contenance! J'étais fort ridicule à vos yeux tout à l'heure: si j'étais méchante, je me permettrais peut-être en ce moment de vous trouver ridicule tout seul.
Paul s'attendait si peu à ce nouveau genre d'assaut qu'il fut réellement troublé; mais il se remit très-vite et lui dit:
—Il me semble, mademoiselle Dietrich, que vous venez de plaider le faux pour savoir le vrai. Si ma tante avait commis l'erreur dont vous parlez et qu'elle me l'eût fait partager, je ne serais ridicule que dans le cas où j'en eusse tiré vanité. Si au contraire j'en avais été contrarié et mortifié, je ne serais que sage; mais tranquillisez-vous, ni ma tante ni moi n'avons jamais cru que vous fussiez atteinte d'une passion autre que celle de railler et de dédaigner les hommes assez simples pour prétendre à votre attention.
—Ceci est déjà un aveu des commentaires auxquels vous vous livrez ici sur mon compte!
—Ici? Mettez tout à fait Marguerite de côté dans cette supposition: vous l'avez fascinée. La pauvre enfant fait peut-être sa prière en ce moment pour que le ciel nous réconcilie. Quant à moi, je ne me défendrai en aucune façon d'avoir été fort irrité contre vous, et il n'est pas nécessaire de me supposer une fatuité stupide pour découvrir la cause de mon mécontentent. Je crois, d'après ma tante, que vous êtes serviable et libérale pour le plaisir de l'être; mais ceci ne vous justifie pas à mes yeux d'un défaut que, pour ma part, je trouve insupportable: le besoin de servir les gens malgré eux et de leur imposer des obligations envers vous. Vous avez été élevée dans une atmosphère de bienfaisance facile et de bénédictions intéressées qui vous a enivrée. C'est peut-être l'erreur d'une âme portée au dévouement; mais quand ce dévouement veut s'imposer, la bonté devient une offense. Depuis que ma tante vit près de vous, vous avez sans cesse tenté de m'amener à vous devoir de la reconnaissance, et mon refus vous a surprise comme un acte de révolte. Vous me l'avez fait sentir en me raillant très-amèrement la seule fois que je me suis présenté chez vous, et c'est dans cette entrevue que je vous ai connue et jugée beaucoup plus et beaucoup mieux que ma tante ne vous juge et ne vous connaît. Vous avez tenté de me persuader que ma fierté vous causait un grand chagrin, vous avez joué une petite comédie d'un goût douteux, et vous avez même un peu souffert dans votre orgueil en voyant que je ne la prenais pas au sérieux. Vous avez oublié cette légère contrariété à la première contredanse, j'en suis, bien certain; mais vos caprices de reine ne vous quittent jamais tout à fait. Vous avez voulu me forcer à me prosterner comme les autres, et vous avez travaillé à vous emparer de ma pauvre compagne. Vous eussiez réussi, si de mon côté je n'eusse fait bonne garde, et maintenant je vous dis ceci, mademoiselle Dietrich:
«Je ne vous devrai jamais rien; vous n'allégerez pas mon travail, vous ne donnerez pas à manger à mon enfant, vous ne serez pas son médecin, vous ne vous emparerez pas de mon domicile, de mes secrets, de ma confiance, de mes affections. Je ne cacherai pas mon nid sur une autre branche pour le préserver de vos aumônes; je vous les renverrai avec persistance, et, quand vous les apporterez en personne, je vous dirai ce que je vous dis maintenant:
»Si vous ne respectez pas les autres, respectez-vous au moins vous-même, et ne revenez plus.»
Toute autre que Césarine eût été terrassée; mais elle avait mis tout au pire dans ses prévisions. Elle était préparée au combat avec une vaillance extraordinaire. Au lieu de paraître humiliée, elle prit son air de surprise ingénue; elle garda le silence un instant, sans faire mine de s'en aller.
—Vous venez de me parler bien sévèrement, dit-elle avec cette merveilleuse douceur d'accent et de regard qui était son arme la plus puissante; mais je ne peux pas vous en vouloir, car vous m'avez rendu service. J'étais venue ici par dépit et très en colère. Je m'en irai très-rêveuse et très-troublée. Voyons, est-ce bien vrai, tout cela? Suis-je une enfant gâtée par le bonheur défaire le bien? Le dévouement peut-il être en nous un élément de corruption? On a dit, il y a longtemps, que l'orgueil était la vertu des saints. Est-ce qu'en cherchant et sanctifier ma vie par la charité j'aurais perdu la modestie et la délicatesse? Il faut qu'il y ait quelque chose comme cela, puisque je vous ai cruellement blessé. Entre l'orgueil qui offre et l'orgueil qui refuse, y a-t-il un milieu que ni vous ni moi n'avons su garder? C'est possible, j'y songerai, monsieur Gilbert. Je vous sais gré de m'avoir fait cette lumière. Que voulez-vous? on ne nous dit jamais la vérité à nous autres, les heureux du monde. Je comprends maintenant que j'ai dépassé mon droit en voulant m'intéresser au fils de mon amie malgré lui. J'ai cru que c'était par méfiance personnelle contre moi, et il est possible que j'aie pris ma vanité froissée pour un sentiment généreux. Soyez tranquille à présent sur mon compte, je n'agirai plus sans m'interroger sévèrement. Je n'aurai plus la coquetterie de ma vertu, je refoulerai mes sympathies, j'apprendrai la discrétion. Pardonnez-moi les soucis que je vous ai causés, monsieur Gilbert; chargez-vous d'apaiser Pauline, qui m'en veut depuis qu'elle s'imagine…. Oh! sur ce dernier point, défendez-moi un peu, je vous prie! Dites-lui de ne pas prendre ses songes pour des réalités. Dites à Marguerite que je désire sincèrement le succès de ses voeux les plus chers, car… vous m'avez donné une bonne et utile leçon, monsieur Paul; mais vous devez reconnaître que vous pouvez aussi, à l'occasion, recevoir un bon conseil. Voici le mien: épousez Marguerite, légitimez votre enfant; vous en avez conquis le droit les armes à la main, et tout droit implique un devoir.
—Et vous, mademoiselle Dietrich, répondit Paul, recevez aussi, pour que nous soyons quittes, un conseil qui vaut le vôtre. Je sais par les amis de M. de Rivonnière que vous l'avez rendu très-malheureux. Réparez tout en l'épousant, puisqu'on espère le sauver.
—J'y songerai; merci encore,—répondit-elle avec grâce et cordialité.
Elle sortit et referma la porte sur elle, défendant à Paul de la reconduire, avec tant d'aisance et une si suave dignité qu'il resta frappé de surprise et d'hésitation. Il n'était pas vaincu, il était apprivoisé. Il croyait ne devoir plus la craindre et n'eût pas été fâché de l'observer davantage sous cette face nouvelle qu'elle venait de prendre.
Il parla d'elle avec douceur à Marguerite, et, sans lever la consigne qu'il lui avait imposée, il lui laissa espérer qu'elle reverrait dans l'occasion sa belle Dietrich. Il mit peut-être une certaine complaisance à prononcer ce mot, car pour la première fois Césarine, sage et douce, lui avait paru réellement belle.
Ce jour-là, Césarine avait frappé juste, elle s'était purgée du ridicule attaché à l'amour non partagé. Elle s'était relevée de cette humiliation qui donnait trop de force à la révolte de son antagoniste; elle avait diminué sa confiance en moi. Gilbert avait maintenant des doutes sur la lucidité de mon jugement. Il m'en voulait peut-être un peu d'avoir essayé de le mettre en garde contre un péril imaginaire. Il se méfiait de ma sollicitude maternelle et croyait y reconnaître une certaine exagération qui n'était pas sans danger pour lui. Aussi défendit-il à Marguerite de me parler de la visite de Césarine, afin de ne pas m'alarmer de nouveau.
M. de Rivonnière semblait entrer en convalescence quand un grave accident se produisit et mit encore sa vie en danger. C'est alors que Césarine conçut un projet tout à fait inattendu, dont elle me fit part quand la chose fut à peu près résolue.
—Tu sauras, me dit-elle, qu'avant deux semaines je serai probablement marquise de Rivonnière. Allons, n'aie pas d'attaque de nerfs! Ce n'est pas si surprenant que cela! C'est très-logique au contraire. Apprends ce qui s'est passé il y a trois jours.
M. de Valbonne, qui est le meilleur ami du marquis, est venu me voir de sa part, et il m'a dit ceci:
«Il n'y a plus d'illusions à entretenir; une consultation des premiers chirurgiens et des premiers médecins de France a décrété ce matin que le mal était incurable. Jacques peut vivre trois mois au plus. On a caché l'arrêt à sa famille, on ne l'a communiqué qu'à moi et à Dubois, en nous conseillant, si le malade avait des affaires à régler, de l'y décider avec précaution.
»Les précaution, étaient inutiles: Jacques s'est senti frappé à mort dès le premier jour, et il a dès lors envisagé sa fin prochaine avec un courage stoïque. Aux premiers mots que j'ai hasardés, il m'a pris la main et me l'a serrée d'une certaine manière qui signifiait: Oui, je suis prêt, car il faut dire que, sur des signes fort légers et un simple mouvement de ses lèvres ou de ses paupières. Je suis arrivé à deviner toutes ses volontés et même à lire clairement dans sa pensée. Je lui ai demandé s'il avait des intentions particulières: il a dit oui avec les doigts, appuyant sur les miens, et il a prononcé sans émission de voix;
»—Héri…. Césa….
»—Vous voulez, lui ai-je dit, instituer pour votre héritière Césarine
Dietrich?
»Signe affirmatif très-accusé.
»—Elle n'a pas besoin de votre fortune, elle n'acceptera pas.
»—Si; mariage in extremis.
»Je lui ai fait préciser sa résolution en la traduisant ainsi:
»—Vous pensez qu'elle acceptera votre nom et votre titre à votre heure dernière?
»—Oui.
»—Nulle science humaine ne peut affirmer que l'heure réputée la dernière pour un malade ne soit pas la première de son rétablissement. Mademoiselle Dietrich n'a pas voulu être votre compagne dans la vie: risquera-t-elle de s'engager à vous dans le cas éventuel d'une mort toujours incertaine?
»Je parlais ainsi pour lui donner une espérance dont il ne voulait pas et que je n'ai pas. Il m'a montré des yeux mon chapeau et la porte.
»—Vous voulez que j'aille le lui demander tout de suite?
»Il a fait de la main un oui impatient, et me voici; mais, pour fixer votre esprit dans cette situation difficile, je vous ai apporté la Consultation signée des autorités de la science. Vous voyez que le malheureux est condamné, et qu'en acceptant l'offre suprême du pauvre Jacques, vous ne risquez pas de devenir sa femme autrement que devant la Loi.
»J'ai demandé à M. de Valbonne pourquoi Jacques avait ce désir étrange de me donner son nom. Quant à sa fortune, ajoutai-je, je n'en voulais pas frustrer sa famille, étant bien assez riche par moi-même, et le titre de madame et de marquise n'avait aucun lustre à mes yeux de fille émancipée, de bourgeoise satisfaite de ses origines.
«—Vous avez tort de dédaigner les avantages que le monde prise au premier chef, a repris l'ami de Jacques, vous aimez l'indépendance, l'éclat et le pouvoir. Votre importance actuelle, qui est considérable, sera décuplée par la position qui vous est offerte.
»—Ce n'est pas de cela qu'il faut me parler; c'est du bien que je peux faire à notre pauvre ami. Vous connaissez toutes ses pensées. Il prétendait devant moi n'être pas sensible au ridicule de sa position d'aspirant perpétuel; il me trompait peut-être?
»—Il y était cruellement sensible. La vivacité de sa souffrance vous montre la persistance de sa passion. J'ai la certitude que sa mort serait adoucie par la réparation qu'il est en votre pouvoir de lui donner devant le monde.
«—En ce cas, j'accepte.
»—Cela est beau et grand de votre part! Irai-je trouver monsieur votre père?
»—Allons-y ensemble, je suis sûre de son consentement.
» Nous avons parlé à mon père. Il a cédé pour d'autres motifs que les miens. Il croit que ma réputation a souffert des assiduités trop évidentes du marquis, et que ma complaisance à les supporter de préférence à celles de beaucoup d'autres a fait dire de moi que je voulais garder mon indépendance au prix de ma vertu. Ceci n'a rien de sérieux pour moi. Il n'est personne que la calomnie des bas-fonds ne veuille atteindre. Quand on est pure, on danse sur ces volcans de boue; mais mon père s'en tourmente: raison de plus pour que je cède. Voilà, ma Pauline; puisque c'est une bonne action à faire, il ne faut pas hésiter, n'est-ce pas ton avis?
Ce n'était pas beaucoup mon avis. Je trouvais dans cette bonne action quelque chose de féroce, la nécessite pour Césarine de trembler au moindre mieux qui se manifesterait dans l'état de son mari. Si, contre toutes les prévisions, il guérissait, ne le haïrait-elle pas, et si, sans guérir, il languissait durant des années, ne regretterait-elle pas la tâche ingrate qui lui serait imposée?
Elle s'offensa de mes doutes et me répondit avec hauteur que je ne l'avais jamais connue, jamais estimée.
—Ceci, me dit-elle, est la suite de certaines rêveries que j'ai eu le tort d'entretenir en toi pour le plaisir de discuter et de taquiner. Tu as fini par te persuader que je voulais épouser monsieur ton neveu et à présent tu crois que si j'en épouse un autre, mon coeur sera déchiré de regrets. Ma bonne Pauline, ce roman a pu t'exalter, tu aimes les romans; mais celui-ci a trop duré, il m'ennuie. S'il te faut des faits pour te rassurer, je te permets d'admettre que j'ai toujours aimé M. de Rivonnière, et que j'ai eu le droit de le faire attendre.
Du moment qu'elle croyait annuler par une négation tranquillement audacieuse tout ce qu'elle avait dit à son père et à moi, je n'avais rien à répliquer. Les bans furent publiés. J'en informai Paul, qui ne montra aucune surprise. Il voyait souvent M. de Valbonne, qui s'était pris d'amitié pour lui et lui témoignait une entière confiance. Il était donc au courant et il approuvait Césarine. Il me raconta alors l'explication qu'elle était venue lui donner et me fit comprendre qu'il y avait eu un peu de ma faute dans le rôle ridicule qu'il avait failli jouer auprès d elle. J'en fus mortifiée au point de m'en vouloir à moi-même, de me persuader que Césarine s'était moquée de mes terreurs, qu'elle n'avait eu pour Paul qu'une velléité de coquetterie en passant, et qu'au fond elle avait toujours aimé plus que tout, le marquisat de M. de Rivonnière.
Ainsi c'était pour elle victoire sur toute la ligne. Personne ne se méfiait plus d'elle, ni chez elle, ni chez Paul, ni dans le monde.
La faiblesse extrême du marquis s'était dissipée durant les délais obligatoires. Le mal avait changé de nature. Le poumon était guéri, on permettait au malade de parler un peu et de passer quelques heures dans un fauteuil. La maladie prenait un caractère mystérieux qui déroutait la science. Le sang se décomposait. La tête était parfaitement saine malgré une fièvre continue, mais l'hydropisie s'emparait du bas du corps, l'estomac ne fonctionnait presque plus, les nuits étaient sans sommeil. Il montrait beaucoup d'impatience et d'agitation. On ne songeait plus qu'à le deviner, à lui complaire, à satisfaire ses fantaisies. Sa famille avait perdu l'espérance et ne cherchait plus à le gouverner.
Le mariage déclaré, la soeur et le beau-frère, qui avaient compté sur l'héritage pour leurs enfants, furent très-mortifiés et dirent entre eux beaucoup de mal de Césarine. Elle s'en aperçut et les rassura en faisant stipuler au contrat de mariage qu'elle n'acceptait du marquis que son nom. Elle ne voulait être usufruitière que de son hôtel dans le cas où il lui plairait de l'occuper après sa mort. Dès lors la famille appartint corps et âme à mademoiselle Dietrich. Le monde se remplit en un instant du bruit de son mérite et de sa gloire.
La veille de la signature de ce contrat, c'était en juin 1863, il y eut un autre contrat secret entre Césarine et le marquis, en présence de M. de Valbonne, de M. Dietrich, de son frère Karl Dietrich, de M. Campbel et de moi, contrat bizarre, inouï, et qui ne pouvait être garanti que par l'honneur du marquis, son respect de la parole jurée. D'une part, le marquis, avec une générosité rare, exigeait que Césarine ne cessât pas d'habiter avec son père. Il ne voulait pas l'avoir pour témoin de ses souffrances et de son agonie. Il ne lui permettait qu'une courte visite journalière et un regard d'affection à l'heure de sa mort. D'autre part, dans le cas invraisemblable où il guérirait, il renonçait au droit de contraindre sa femme à vivre avec lui et même à la voir chez elle, si elle n'y consentait pas. Les deux clauses furent lues, approuvées et signées. On se sépara aussitôt après. Le marquis mettait sa dernière coquetterie à ne pas être vu longtemps dans l'état de dépérissement et d'infirmité où il se trouvait.
Comme il n'était pas transportable, il fut décidé que le mariage aurait lieu à son domicile; le maire de l'arrondissement, avec qui l'on était en bonnes relations, promit de se rendre en personne à l'hôtel Rivonnière; le pasteur de la paroisse fit la même promesse. Ce fut le seul déplaisir de la soeur et de la tante du marquis. On avait espéré que Césarine abjurerait le protestantisme. Le marquis s'était opposé avec toute l'énergie dont il était encore capable à ce qu'on lui en fit seulement la proposition. Il avait déclaré qu'il n'était ni protestant ni catholique, et qu'il acceptait le mariage qui répondrait le mieux aux idées religieuses de sa femme. À vrai dire, Césarine en était au même point que lui; mais le mariage évangélique lui constituait un triomphe sur cette famille qu'elle voulait réduire par sa fermeté et dominer par son désintéressement.
On n'invita que les plus intimes amis et les plus proches parents des deux parties à la cérémonie. Le marquis voulut que Paul fût son témoin avec le vicomte de Valbonne.
Nous devions nous réunir à midi à l'hôtel Rivonnière. Césarine arriva un peu avant l'heure; elle était belle à ravir dans une toilette aussi riche en réalité que simple en apparence; elle s'était composé son maintien doux et charmant des grandes occasions. Elle n'avait pour bijoux qu'un rang de grosses perles fines. Son fiancé lui avait envoyé la veille un magnifique écrin qu'elle tenait à la main. Quant à lui, il ne paraissait pas encore. Pour ne pas le fatiguer, le médecin avait exigé qu'il ne sortit de sa chambre qu'au dernier moment.
Césarine alla droit à madame de Montherme, sa future belle-soeur, qui entrait en même temps qu'elle; elle lui présenta l'écrin en lui disant:
—Prenez ceci pendant que nous sommes entre nous et cachez-le; ce sont les diamants de votre famille que je vous restitue. Vous savez que je ne veux rien de plus que votre amitié.
Quand Paul entra avec M. de Valbonne, j'observai Césarine, et je surpris cette imperceptible contraction des narines qui, pour moi, trahissait ses émotions contenues. Elle était dans une embrasure de fenêtre, seule avec moi. Paul vint nous saluer.
—À présent, lui dit-elle en souriant, votre ennemie n'est plus. Vous n'avez pas de raison pour en vouloir à la marquise de Rivonnière. Voulez-vous que nous nous donnions la main?
Et quand Paul eut touché cette main gantée de blanc, elle ajouta:
—Je vous donne le bon exemple, je me marie, moi! J'épouse celui qui m'aime depuis longtemps. Je sais une personne à qui vous devez encore davantage….
Paul l'interrompit:
—Je vois bien, lui dit-il, que vous êtes encore mademoiselle Dietrich, car voilà que vous recommencez à vouloir faire le bonheur des gens malgré eux.
—Ce serait donc malgré vous? Je ne vous croyais pas si éloigné de prendre une bonne résolution.
—C'est encore, c'est toujours mademoiselle Dietrich qui parle; mais l'heure de la transformation approche, la marquise de Rivonnière ne sera pas curieuse.
—Alors si elle reçoit les leçons qu'on lui donne avec autant de douceur que mademoiselle Dietrich, elle sera parfaite?
—Elle sera parfaite; personne n'en doute plus.
Il la salua et s'éloigna de nous. Ce court dialogue avait été débité d'un air de bienveillance et de bonne humeur. Paul semblait tout réconcilié; il l'était, lui, ou ne demandait qu'à l'être. Quant à elle, on eût juré qu'elle n'avait rien dans le coeur de plus ou de moins pour lui que pour ses amis de la troisième ou quatrième catégorie.
Celles des personnes présentes qui n'avaient pas vu le marquis depuis quelque temps ne le croyaient pas si gravement malade. Quelques-unes disaient tout bas qu'il avait exagéré son mal en paroles pour apitoyer mademoiselle Dietrich et la faire consentir à un mariage sans lendemain, qui aurait au moins un surlendemain. On changea d'avis, et l'enjouement qui régnait dans les conversations particulières fit place à une sorte d'effroi quand le marquis parut sur une chaise longue que ses gens roulaient avec précaution. Il eût pu se tenir quelques instants sur ses jambes, mais il lui en coûtait de montrer qu'elles étaient enflées, et il s'était fait défendre de marcher. Bien rasé, bien vêtu et bien cravaté, il cachait la partie inférieure de son corps sous une riche draperie; sa figure était belle encore et son buste avait grand air, mais sa pâleur était effrayante; ses narines amincies et ses yeux creusés changeaient l'expression de sa physionomie, qui avait pris une sorte d'austérité menaçante. Césarine eut un mouvement d'épouvante en me serrant le bras; elle l'avait vu plus intéressant dans sa tenue de malade; cette toilette de cérémonie n'allait pas à un homme cloué sur son siége, et lui donnait un air de spectre. M. Dietrich conduisit sa fille auprès de lui, il lui baisa la main, mais avec effort pour la porter à ses lèvres; ses mains, à lui, étaient lourdes et comme à demi paralysées.
Le maire prenait place et procédait aux formalités d'usage. Césarine semblait gouverner ses émotions avec un calme olympien; mais, quand il fallut prononcer le oui fatal, elle se troubla, et fut prise de cette sorte de bégaiement auquel, dans l'émotion, elle était sujette. Le maire, qui avait fait tous les avertissements d'usage avec une sage lenteur, ne voulut point passer outre avant qu'elle ne fût remise. Il n'avait pas entendu le oui définitif; il était forcé de l'entendre. La future semblait indisposée, on pouvait lui donner quelques instants pour se ravoir.
—Ce n'est pas nécessaire, répondit-elle avec fermeté, je ne suis pas indisposée, je suis émue. Je réponds oui, trois fois oui, s'il le faut.
Que s'était-il passé en elle?
Pendant la courte allocution du magistrat, M. de Valbonne, debout derrière le fauteuil où Césarine s'était laissée retomber, lui avait dit rapidement un mot à l'oreille, et ce mot avait agi sur elle comme la pile voltaïque. Elle s'était relevée avec une sorte de colère, elle s'était liée irrévocablement comme par un coup de désespoir; et puis, durant le reste de la formalité, elle avait retrouvé son maintien tranquille et son air doucement attendri.
Le pasteur procéda aussitôt au mariage religieux, auquel quelques femmes du noble faubourg ne voulurent assister qu'en se tenant au fond de l'appartement et en causant entre elles à demi-voix. Césarine fut blessée de cette résistance puérile et pria le pasteur de réclamer le silence, ce qu'il fit avec onction et mesure. On se tut, et cette fois on entendit le oui de Césarine bien spontané et bien sonore.
Que lui avait donc dit M. de Valbonne? Ces trois mots: Paul est marié! Il l'était en effet. Pendant que les nouveaux époux recevaient les compliments de l'assistance, mon neveu s'approcha de moi et me dit:
—Ma bonne tante, tu as encore à me pardonner. J'ai épousé Marguerite hier soir à la municipalité. Je te dirai pourquoi.
Il ne put s'expliquer davantage; Césarine venait à nous souriante et presque radieuse.
—Encore une poignée de main, dit-elle à Paul. La marquise de Rivonnière vous approuve et vous estime. Voulez-vous être son ami, et permettrez-vous maintenant qu'elle voie votre femme?
—Avec reconnaissance, répondit Paul en lui baisant la main.
—Eh bien! me dit-il quand elle se fut tournée vers d'autres interlocuteurs, tu t'étais trompée, ma tante, et j'étais, moi, fort injuste. C'est une personne excellente et une femme de coeur.
—Parle-moi de ton mariage.
—Non, pas ici. J'irai vous voir ce soir.
—À l'hôtel Dietrich?
—Pourquoi non? Serez-vous dans votre appartement?
—Oui, à neuf heures.
Les invités, avertis d'avance par le médecin, se retiraient. Le marquis semblait si fatigué que M. Dietrich et sa fille lui témoignèrent quelque inquiétude de le quitter.
—Non, leur dit-il tout bas, il faut que vous partiez à la vue de tout le monde, les convenances le veulent. Je vous rappellerai peut-être dans une heure pour mourir.—Et comme Césarine tressaillait d'effroi:
—Ne me plaignez pas, lui dit-il de manière à n'être entendu que d'elle, je vais mourir heureux et fier, mais bien convaincu que ce qui pourrait m'arriver de pire serait de vivre.
—Voici une parole plus cruelle que la mort, reprit Césarine, vous me soupçonnez toujours….
Et lui, parlant plus bas encore:
—Vous serez libre demain, Césarine, ne mentez pas aujourd'hui.
C'est ainsi qu'ils se quittèrent, et, le soir venu, il ne mourut pas; il dormit, et Dubois vint nous dire de ne pas nous déranger encore, parce qu'il n'était pas plus mal que le matin.
—Seulement, ajouta Dubois, il a voulu faire plaisir à sa soeur, il a reçu les sacrements de l'Église.
—Que me dites-vous là? s'écria Césarine, vous vous trompez, Dubois!
—Non, madame la marquise, mon maître est philosophe, il ne croit à rien; mais il y a des devoirs de position. Il n'aurait pas voulu qu'à cause de son mariage on le crût protestant; il a fait promettre à M. de Valbonne de mettre dans les journaux qu'il avait satisfait aux convenances religieuses.
—C'est bien, Dubois, vous lui direz qu'il a bien fait.
—Quel homme décousu et sans règle! me dit-elle dès que Dubois fut sorti. Cette capucinerie athée me remplirait de mépris pour lui, s'il n'avait droit en ce moment à l'absolution de ses amis encore plus qu'à celle du prêtre. Il ne sait plus ce qu'il fait.
—Mon Dieu, tu le hais, ma pauvre enfant, il fera bien de mourir vite!
—Pourquoi? il peut vivre maintenant tant qu'il lui plaira. Je ne suis plus capable de haine ni d'amour, tout m'est indifférent. Ne crois pas que je regrette le lien que j'ai contracté; tu sais très-bien qu'il n'engage ni mon coeur ni ma personne. Si, contre toute prévision, le marquis revenait à la santé, je ne lui appartiendrais pas plus que par le passé.
—Aurait-il assez d'empire sur ses passions pour te tenir parole?
—La promesse qu'il a signée a plus de valeur que tu ne penses, elle me serait très-favorable pour obtenir une séparation.
—Tu avais consulté d'avance?
—Certainement.
Nous n'échangeâmes pas un mot sur le compte de Paul. Elle reçut des visites de famille, et j'allai passer dans mon appartement le reste de la soirée avec mon neveu, qui m'y attendait déjà.
—Voici, me dit-il, ce qui s'est passé, ce que je te cache depuis une quinzaine. Il est bon de résumer ici dans quels termes j'étais avec M. de Rivonnière au lendemain du duel. Il m'avait accusé en lui-même, et auprès de ses amis probablement, d'aspirer à la main de mademoiselle Dietrich. En me voyant défendre mon honneur au nom de ma maîtresse et de mon enfant, il s'était repenti de son injustice, et il m'estimait d'autant plus qu'il ne voyait plus en moi un rival. Pourtant il lui restait un peu d'inquiétude pour l'avenir, car il a pensé à l'avenir durant les quelques jours où son état s'est amélioré. Il m'a envoyé M. de Valbonne qui m'a dit:
«—Vous m'avez presque tué mon meilleur ami, vous en avez du chagrin, je le sais, vous voudriez lui rendre la vie. Vous le pouvez peut-être. La femme qu'il aime passionnément aime un autre que lui. À tort ou à raison, il s'imagine que c'est vous. Si vous étiez marié, elle vous oublierait. Ne comptez-vous pas épouser celle pour qui vous avez si loyalement et si énergiquement pris fait et cause?
«J'ai répondu que cette fantaisie de mademoiselle Dietrich pour moi m'avait toujours paru une mauvaise plaisanterie, répétée de bonne foi peut-être par les personnes que le marquis avait eu le tort de mettre dans sa confidence.
«—Mais si ces personnes ne s'étaient pas trompées? reprit M. de
Valbonne.
«—Je n'aurais qu'un mot à répondre: je ne suis pas épris de mademoiselle Dietrich, et je ne suis pas ambitieux.
»—Cette simple réponse, venant de vous, nous suffit, reprit le vicomte. À présent nous permettez-vous de vous exprimer quelque sollicitude à l'endroit de Marguerite?
»—À présent que les fautes sont si cruellement expiées, je permets toutes les questions. J'ai toujours eu l'intention d'épouser Marguerite le jour où je l'aurais vengée. Je compte donc l'épouser dès que j'aurai amené mademoiselle de Nermont, qui est ma tante et ma mère adoptive, à consentir à cette union. Elle y est un peu préparée, mais pas assez encore. Dans quelques jours probablement, elle me donnera son autorisation.
»—Le marquis croit savoir qu'elle ne cédera pas facilement, à cause de la famille de Marguerite.
»—Oui, à cause de sa mère, qui était une infâme créature; mais cette mère est morte, j'en ai reçu ce matin la nouvelle, et le principal motif de répugnance n'existe plus pour ma tante ni pour moi.
»—Alors, reprit le vicomte, faites ce que votre conscience vous dictera. Vous voici en présence d'un homme que vous avez mis entre la mort et la vie, que le chagrin et l'inquiétude rongent encore plus que sa blessure, et qui aurait chance de vivre, s'il était assuré de deux choses qui ne dépendent que de vous: la réparation donnée et le bonheur assuré à la femme qui lui a laissé un profond remords; la liberté, la raison rendues à l'esprit troublé de la femme qu'il aime toujours malgré le mal qu'elle lui a fait. Ne répondez pas, réfléchissez.»
J'ai réfléchi en effet. Je me suis dit que je ne devais consulter personne, pas même toi; pour faire mon devoir. J'ai écrit le lendemain à M. de Valbonne que mon premier ban était affiché à la mairie de mon arrondissement. Il est accouru à mon bureau, m'a embrassé et m'a supplié de laisser ignorer le fait à Césarine. Pour cela, il fallait vous en faire un secret, ma bonne tante, car mademoiselle Dietrich est curieuse et vous prend par surprise. Maintenant, pardonnez-moi, approuvez-moi et dites que vous m'estimez, car ce n'est pas un coup de tête que j'ai fait: c'est un sacrifice au repos et à la dignité des autres, à commencer par mon enfant. Vous savez que je ne me suis pas laissé gouverner par la passion, et que je n'ai point de passion pour Marguerite. C'est aussi un sacrifice fait à un homme que j'ai eu raison de tuer, mais que je n'en suis pas moins malheureux d'avoir tué, car il n'en reviendra pas, j'en suis certain, et sa femme sera bientôt veuve. Enfin c'est aussi un peu un sacrifice à la dignité de mademoiselle Dietrich. Sa prétendue inclination pour moi, dont j'ai toujours ri, était pourtant un fait acquis dans l'intimité de M. de Rivonnière, grâce à l'imprudence qu'il avait eue de confier sa jalousie à d'autres que M. de Valbonne. Si je n'étais pas marié, on ne manquerait pas de dire que la belle marquise attend son veuvage pour m'épouser. Le faux se répand vite, et le vrai surnage lentement. J'ai été très-cruel envers cette pauvre personne, à qui j'aurais dû pardonner un instant de coquetterie suivi de puérils efforts pour dissiper mes préoccupations. Tout cela est à jamais effacé par notre double mariage. J'ai reconnu que votre élève avait des qualités réelles qui font contrepoids à ses défauts; j'imagine qu'elle a renoncé pour toujours à me faire du bien. Elle en trouvera tant d'autres qui s'y prêteront de bonne grâce! D'ailleurs je ne suis plus intéressant. Mon patron vient de m'associer à une affaire qui ne valait rien et que j'ai rendue bonne. Mes ressources sont donc en parfait équilibre avec les besoins de ma petite famille. Marguerite est heureuse, la Féron est repentante et pardonnée, Petit-Pierre a recouvré l'appétit; il a deux dents de plus. Embrasse-moi, marraine, dis que tu es contente de moi, puisque je suis content de moi-même.
Je l'embrassai, je l'approuvai, je lui cachai le secret chagrin que me causait son mariage avec une fille si peu faite pour lui, quelque dévouée qu'elle pût être. Je lui cachai également le plaisir que j'éprouvais de le voir délivré du malheur de plaire à Césarine. Il ne voulait plus croire à ce danger dans le passé. Je l'en croyais préservé dans l'avenir: nous nous trompions tous deux.
Dès le lendemain, un mieux très-marqué se manifesta chez le marquis, et sa soeur ne manqua pas d'attribuer ce miracle à la vertu du confesseur. Césarine et son père le virent un instant, comme il était convenu. Il refusa de les laisser prolonger cette courte entrevue, après quoi il prit à part M. de Valbonne et lui exposa la situation de son esprit.
—Je crois sentir que je vivrai, lui dit-il; mais ma guérison sera longue, et je ne veux pas être un objet d'effroi et de dégoût pour ma femme. Je voudrais ne la revoir que quand j'aurai recouvré tout à fait la santé. Pour cela il faudrait obtenir qu'elle passât l'été à la campagne.
—Êtes-vous encore jaloux?
—Non, c'est fini. Césarine est trop fière pour songer à un homme marié, et cet homme est trop honnête pour me trahir. Je suis certain qu'elle m'aimerait si je n'étais pas un fantôme dont la vue l'épouvante quelque soin qu'elle prenne pour me le cacher. Elle voudra ne pas quitter Paris, si j'y reste; elle serait blâmée. Il faut donc que je m'en aille, moi, que je disparaisse pour un an au moins; il faut qu'on me fasse voyager. Dites à mon médecin que je le veux. Il vous objectera que je suis encore trop faible. Répondez-lui que je suis résolu à risquer le tout pour le tout.
Le médecin jugea que l'idée de son client était bonne; la vue de sa femme le jetait dans une agitation fatale, et l'absence, le changement d'air et d'idées fixes pouvaient seuls le sauver; mais le déplacement semblait impossible. Si on l'opérait tout de suite, il ne répondait de rien.
M. de Valbonne était énergique et regardait l'irrésolution comme la cause unique de tous les insuccès de la vie. Il insista; le départ fut résolu. On l'annonça bientôt à Césarine, qui offrit d'accompagner son mari, il refusa et le pauvre Rivonnière, emballé avec son lit dans un wagon, partit pour Aix-les-Bains aux premiers jours de juillet. De là, il devait, en cas de mieux, aller plus loin; voyager jusqu'à la guérison ou à la mort, telle était sa pensée. M. de Valbonne l'accompagnait avec un médecin particulier.
Césarine passa encore quelques jours à Paris. Son père était impatient de retourner à Mireval; elle le fit attendre. Avant de quitter le monde pour six mois, il lui importait de dire à chacun quelques mots justes sur sa situation, qui semblait étrange et faisait beaucoup parler. Au fond, elle éprouvait, au milieu de ses secrètes amertumes, un petit plaisir d'enfant à se voir posée en marquise et à montrer à l'aristocratie de naissance qu'elle l'honorait au lieu de la déparer. Elle s'était composé un rôle de veuve résignée et vaillante qu'elle jouait fort bien. Elle n'avait, disait-elle, que très-peu d'espoir de conserver son mari; elle avait fait tout ce qu'elle pouvait faire pour lui sauver la vie. Ce n'était point un caprice de générosité, un moment de compassion. Elle l'avait toujours considéré et traité comme son meilleur ami. Elle s'était toujours dit que, si elle se décidait au mariage, ce serait en faveur de lui seul. Il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'elle eût accepté son nom; mais elle n'avait accepté que cela, elle tenait à le faire savoir. Elle répéta ce thème sous toutes les formes à trois cents personnes au moins dans l'espace d'une semaine, et quand elle se trouva suffisamment bien posée, elle me dit:
—En voilà assez, je n'en puis plus. Toute l'Europe sait maintenant pourquoi je suis marquise de Rivonnière. Il n'y a que moi qui ne le sache plus.
Je la comprenais à demi-mot, mais je feignais de ne plus la comprendre. Je savais bien pourquoi elle avait consenti à ce mariage. Elle ne comptait pas sur celui de Paul, elle voulait le rassurer, le ramener par la confiance et l'amitié. Elle avait calculé que six mois au plus suffiraient à lui rendre sa liberté et à lui faire conquérir l'amour. Elle avait tout préparé pour éloigner Paul de Marguerite en feignant de vouloir l'unir à elle. Paul avait haï la femme qui s'offrait; il s'éprendrait de celle qui se refusait jusqu'à lui en vanter une autre. Elle avait réussi à détruire sa méfiance, mais non à empêcher son mariage, et elle n'avait plus d'autre partie à jouer que de paraître charmée du prix auquel elle avait obtenu ce résultat. Mais que ce prix était cruel, et comme elle le maudissait sous son air royalement ferme! J'admirai sa force, car moi seule pus surprendre ses moments de désespoir et ses larmes cachées. Son père ne se douta de rien. Il ne pouvait rien empêcher, rien racheter; il était désormais inutile de rien lui dire. Le reste de la famille se réjouissait de la haute position acquise par Césarine, et Helmina donnait vingt ordres inutiles par jour pour avoir la joie de dire:—Prévenez madame la marquise. Ses jeunes cousines Dietrich partageaient un peu cette vanité. L'aînée était mariée, la cadette fiancée; la petite Irma disait:
—Mes soeurs épousent des bourgeois. Elles sont furieuses! Moi, je veux un noble ou je ne me marierai pas.
Bertrand ne disait absolument rien. Il savait trop son monde; mais quand Césarine, après avoir annoncé qu'elle avait faim, repoussait son assiette sans y toucher, ou quand, après avoir commandé gaiement une promenade, elle donnait d'un air abattu l'ordre de dételer, il me regardait, et ses yeux froids me disaient:
—Vous auriez dû faire sa volonté; elle mourra pour avoir fait celle des autres.
* * * * *
IV
Nous quittâmes enfin Paris le 15 juillet, sans que Césarine eût revu Paul ni Marguerite. Mireval était, par le comfort élégant du château, la beauté des eaux et des ombrages, un lieu de délices, à quelques heures de Paris. M. Dietrich faisait de grands frais pour améliorer l'agriculture: il y dépensait beaucoup plus d'argent qu'il n'en recueillait, et il faisait de bonne volonté ces sacrifices pour l'amour de la science et le progrès des habitants. Il était réellement le bienfaiteur du pays, et cependant, sans le charme et l'habileté de sa fille il n'eût point été aimé. Son excessive modestie, son désintéressement absolu de toute ambition personnelle imprimaient à son langage et à ses manières une dignité froide qui pouvait passer aux yeux prévenus pour la raideur de l'orgueil. On l'avait haï d'abord autant par crainte que par jalousie, et puis sa droiture scrupuleuse l'avait fait respecter; son dévouement aux intérêts communs le faisait maintenant estimer; mais il manquait d'expansion et n'était point sympathique à la foule. Il ne désirait pas l'être; ne cherchant aucune récompense, il trouvait la sienne dans le succès de ses efforts pour combattre l'ignorance et le préjugé. C'était vraiment un digne homme, d'un mérite solide et réel. Son manque de popularité en était la meilleure preuve.
Césarine s'affectait pourtant de voir qu'on lui préférait des notabilités médiocres ou intéressées. Elle l'avait beaucoup poussé à la députation, dont il ne se souciait pas, disant que certaines luttes valent tous les efforts d'une volonté sérieuse, mais que celles de l'amour-propre sont vaines et mesquines.
Cependant une question locale d'un grand intérêt pour le bien-être des agriculteurs du département s'étant présentée à cette époque, il se laissa vaincre par le devoir de combattre le mal, et, au risque d'échouer, il se laissa porter. Césarine se chargea d'avoir la volonté ardente qui lui manquait en cette circonstance. Elle avait peut-être besoin d'un combat pour se distraire de ses secrets ennuis. Son mariage lui donnait droit à une initiative plus prononcée, et M. Dietrich, qui depuis longtemps n'avait résisté à sa toute puissance que dans la crainte du qu'en dira-t-on, abandonna dès lors à la marquise de Rivonnière le gouvernement de la maison et des relations, qu'il avait cherché à rendre moins apparent dans les mains de mademoiselle Césarine. Les nombreux clients qui peuplaient les terres du marquis, et qui avaient beaucoup à se louer de l'indulgente gestion de son intendant, avaient eu peur en apprenant le mariage et l'absence indéfinie de leur patron. Ils avaient craint de tomber sous la coupe de M. Dietrich et d'avoir à rendre compte de beaucoup d'abus. Quand ils surent et quand ils virent que Césarine ne prétendait à rien, qu'elle n'allait pas même visiter les fermes et le château de son mari, il y eut un grand élan de reconnaissance et de joie. Dès ce moment, elle put disposer de leur vote comme de celui de ses propres tenanciers.
Mireval avait été jusque-là une solitude. M. Dietrich s'était réservé ce coin de terre pour se recueillir et se reposer des bruits du monde. Césarine, respectant son désir, avait paru apprécier pour elle-même les utiles et salutaires loisirs de cette saison de retraite annuelle. Cette fois elle déclarait qu'il fallait en faire le sacrifice et ouvrir les portes toutes grandes à la foule des électeurs de tout rang et de toute opinion. M. Dietrich se résigna en soupirant, la jeune marquise organisa donc un système de réceptions incessantes. On ne donnait pas de fêtes, disait-on, à cause de l'absence et du triste état du marquis; et puis on en donnait qui semblaient improvisées lorsque le courrier apportait de bonnes nouvelles de lui, sauf à dire d'un air triste le lendemain que le mieux ne s'était pas soutenu.
J'aimais beaucoup Mireval, je m'y reposais du temps perdu à Paris. Je ne l'aimai plus lorsque je le vis envahi comme un petit Versailles ouvert à la curiosité. Dans toute agglomération humaine, la médiocrité domine. Ces dîners journaliers de cinquante couverts, ces réjouissances dans le parc, cet endimanchement perpétuel, me furent odieux. Je ne pouvais refuser d'aider mademoiselle Helmina dans ses fonctions de majordome; son activité ne suffisait plus à tout. Le marquisat de sa nièce lui avait porté au cerveau, elle ne trouvait plus rien d'assez magnifique ou d'assez ingénieux pour soutenir le lustre d'une position si haute. Je n'avais plus d'intimité avec Césarine. Depuis le mariage de Paul et le sien, ses lèvres étaient scellées, sa figure était devenue impénétrable. Elle ne se portait pas bien, c'était pour moi le seul indice d'une grande déception supportée avec courage. Je dois dire que, durant cette période d'efforts pour oublier sa blessure ou pour la cacher, elle fut vraiment la femme forte qu'elle se piquait d'être, et que, tout en l'admirant, je sentis se réveiller ma tendresse pour elle, la douleur que me causait sa souffrance, le dévouement qui me portait à l'alléger en lui sacrifiant mes goûts et ma liberté.
J'avais à peine le temps d'écrire à Paul. Il m'écrivait peu lui-même. Il avait un surcroît de travail pour se mettre au courant de ses nouvelles attributions. Sa femme était heureuse, son enfant se portait bien. Il n'avait, disait-il, rien de mieux à souhaiter. M. de Valbonne écrivait à M. Dietrich une fois par semaine pour le tenir au courant des alternances de mieux et de pire par lesquelles passait M. de Rivonnière. Il supportait mieux les déplacements que le repos, il parcourait la Suisse à petites journées. Césarine paraissait prendre beaucoup d'intérêt à ces lettres, mais M. Dietrich seul y répondait. La marquise cachait avec peine l'insurmontable aversion que lui inspirait désormais M. de Valbonne.
Au bout de deux mois de lutte, Césarine l'emporta, et son père fut élu à une triomphante majorité. Elle avait déployé une activité dévorante et une habileté délicate dont on parlait avec admiration. On vécut encore quelques jours de ce triomphe, qui n'enivrait pas M. Dietrich et qui commençait à désillusionner la marquise, car beaucoup de ceux qu'elle avait conquis avec tant de peine montraient de reste qu'ils ne valaient pas cette peine-là et n'avaient guère plus de coeur que des chiffres. Elle se sentit alors très fatiguée et très-souffrante. M. Dietrich, qui ne l'avait jamais vue malade depuis son enfance, s'effraya beaucoup et la reconduisit à Paris pour consulter.
Nous nous retrouvâmes donc à l'hôtel Dietrich tout à fait calmes et à peu près seuls; tout le Paris élégant était à la campagne ou à la mer. Nous touchions à la mi-septembre, et il faisait encore très-chaud. Le marquis allait décidément mieux. Césarine voyait s'éloigner indéfiniment la recouvrance de sa liberté; elle y était assez résignée, et son père espérait qu'elle aurait un jour quelque bonheur en ménage. L'engagement qu'avait pris son gendre de ne jamais la réclamer pour sa femme lui paraissait une délicatesse dont la marquise le tiendrait quitte en le revoyant guéri, soumis et toujours épris.
La consultation des médecins dissipa nos craintes. Césarine n'avait que l'épuisement passager qui résulte d'une grande fatigue. On lui conseilla de passer le reste de la belle saison, tantôt sur sa chaise longue, dans l'ombre fraîche de ses vastes appartements, tantôt en voiture un peu avant le coucher du soleil, de prendre du fer, du quinquina, et de se coucher de bonne heure. Elle se soumit d'un air d'indifférence, se fit apporter beaucoup de livres et se plongea dans la lecture, comme une personne détachée de toutes les choses extérieures; puis elle prit des notes, entassa de petits cahiers, et un beau matin elle me dit:
—Durant ces jours de loisir et de réflexion, tu ne sais pas ce que j'ai fait? J'ai fait un livre! Ce n'est pas un roman, ne te réjouis pas; c'est un résumé lourd et ennuyeux de quelques théories philosophiques à l'ordre du jour. Cela ne vaut rien, mais cela m'a occupée et intéressée. Lire beaucoup, écrire un peu, voilà un débouché pour mon activité d'esprit; mais, pour que cela me fasse vraiment du bien, il faut que je sache si cela vaut la peine d'être dit et celle d'être lu; j'ai écrit à ton neveu pour le prier de me donner son avis, et je lui ai envoyé mon manuscrit, puisque sa spécialité est de juger ces sortes de choses. Je ne tiens pas à être imprimée, je tiens seulement à savoir si je peux continuer sans perdre mon temps.
—Et il t'a répondu?…
—Rien, sinon qu'il avait pris connaissance de mon travail et qu'il n'avait guère le temps de m'en faire la critique dans une lettre, mais qu'en un quart d'heure de conversation il se résumerait beaucoup mieux, et qu'il se tenait à mes ordres pour le jour et l'heure que je lui fixerais.
—Et tu as fixé….
—Aujourd'hui, tout à l'heure; je l'attends. Comme de coutume, Césarine m'avertissait à la dernière minute. Toute réflexion eût été superflue, deux heures sonnaient. Paul était très-exact; on l'annonça.
J'observai en vain la marquise, aucune émotion ne se trahit; elle ne lui reprocha point de n'avoir pas tenu sa promesse de venir la voir; elle ne s'excusa point de n'avoir pas tenu celle qu'elle avait faite de revoir Marguerite. Elle ne lui parla que littérature et philosophie, comme si elle reprenait un entretien interrompu par un voyage. Quant à lui, calme comme un juge qui ne permet pas à l'homme d'exister en dehors de sa fonction, il lui rendit ainsi compte de son livre:
—Vous avez fait, sans paraître vous en douter, un ouvrage remarquable, mais non sans défauts; au contraire; les défauts abondent. Cependant, comme il y a une qualité essentielle, l'indépendance du point de vue et une appréciation plus qu'ingénieuse, une appréciation très-profonde de la question que vous traitez, je vous engage sérieusement à faire disparaître les détails un peu puérils et à mettre en lumière le fond de votre pensée. L'examen des effets est de la main d'un écolier et prend infiniment trop de place. Le jugement que vous portez sur les causes est d'un maître, et vous l'avez glissé là avec trop de modestie et de défiance de vous-même. Refaites votre ouvrage, sacrifiez-en les trois quarte; mais du dernier quart composez un livre entier. Je vous réponds qu'il méritera d'être publié, et qu'il ne sera pas inutile. Quant à la forme, elle est correcte et claire, pourtant un peu lâchée. J'y voudrais l'énergie froide, si vous voulez, mais puissante, d'une conviction qui vous est chère.
—Aucune conviction ne m'est chère, reprit Césarine, puisque j'ai fait ce travail avec indépendance.
—L'indépendance, reprit-il, est une passion qui mérite de prendre place parmi les passions les plus nobles. C'est même la passion dominante des esprits élevés de notre époque. C'est, sous une forme nouvelle, la passion de la liberté de conscience qui a soulevé les grandes luttes de vos pères protestants, madame la marquise.
—Vous avez raison, dit-elle, vous m'ouvrez la fenêtre, et le jour pénètre en moi. Je vous remercie, je suivrai votre conseil; je referai mon livre, j'ai compris, vous verrez.
Il allait se retirer, elle le retint.
—Vous avez peut-être à causer avec votre tante, lui dit-elle. Restez, j'ai affaire dans la maison. Si je ne vous retrouve pas ici, adieu, et merci encore.
Elle lui tendit la main avec une grâce chaste et affectueuse en ajoutant:
—Je ne vous ai pas demandé des nouvelles de chez vous, j'en ai; Pauline vous dira que je lui en demande souvent.
Je trouvai inutile de dire à Paul qu'elle ne m'en demandait jamais. Mon rôle n'était plus de le prémunir contre les dangers que j'avais cru devoir lui signaler l'année précédente. Je devais au contraire lui laisser croire qu'ils étaient imaginaires et accepter pour moi le ridicule de cette méprise. Je pensai devoir seulement lui demander s'il ne craignait pas d'éveiller la jalousie du marquis en venant voir sa femme.
—Je suis si éloigné de vouloir lui en inspirer, répondit-il, que je n'ai même pas songé à lui; mais, si vous craignez quelque chose, je puis fort bien ne pas revenir et vous prendre pour intermédiaire des communications qui s'établissent entre madame de Rivonnière et moi à propos de son livre.
—Ton devoir serait peut-être d'en écrire à M. de Valbonne pour le consulter.
—Je trouverais cela bien puéril! Me poser en homme redoutable quand je suis marié me semblerait fort ridicule en même temps que fort injurieux pour cette pauvre marquise, que vous jugez un peu sévèrement. Supposez que vous ne vous soyez pas trompée, ma tante, et qu'elle ait eu réellement, dans un jour de rêverie extravagante, la pensée de s'appeler madame Gilbert; elle est à coup sur fort enchantée maintenant d'avoir une position plus conforme à ses goûts et à ses habitudes. Faudrait-il éterniser le souvenir d'une fantaisie d'enfant, et, si l'on fouillait dans le passé de toutes les femmes, n'y trouverait-on pas des milliers de peccadilles aussi déraisonnables qu'innocentes! De grâce, ma tante, laissez-moi oublier tout cela et rendre justice à la femme intelligente et bonne qui rachète, par le travail sérieux et la grâce sans apprêt, les légèretés ou les rêveries de la jeune fille.
Devais-je insister? devais-je avertir M. Dietrich, alors absent pour six semaines? devais-je inquiéter Marguerite pour l'engager à se tenir sur ses gardes? Évidemment je ne pouvais et ne devais rien faire de tout cela. J'avais depuis longtemps perdu l'espérance de diriger Césarine; je n'étais plus sa gouvernante. Elle s'appartenait, et je ne m'étais pas engagée avec son mari à veiller sur elle. Il n'y avait pas d'apparence qu'il fût jamais en état de tirer vengeance d'un rival, et Paul avait désormais assez d'ascendant sur lui pour détruire ses soupçons. D'ailleurs Paul voyait peut-être plus clair que moi; Césarine, éprise de graves recherches et peut-être ambitieuse de renommée, ne songeait peut-être plus à lui.
Il la revit plusieurs fois, et peu à peu ils se virent souvent. M. Dietrich les retrouva sur un pied de relations courtoises et amicales si discrètes et si tranquilles, qu'il n'en conçut aucune inquiétude et ne jugea pas convenable d'en instruire M. de Valbonne dans ses lettres. L'automne arrivait, il se proposait de faire voyager un peu sa fille; mais elle était parfaitement guérie et trouvait à Paris la solitude dont elle avait besoin pour travailler. Elle paraissait si calme et si heureuse qu'il consentit à attendre à Paris auprès d'elle l'ouverture de la session parlementaire. Césarine n'aimait plus le monde, et il était de bon goût qu'elle vécût dans la retraite. Son cortège de prétendants l'avait naturellement abandonnée. Elle rechercha parmi ses anciens amis les personnes graves occupées de science ou de politique. Aucun beau jeune homme, aucune femme à la mode ne reparut à l'hôtel Dietrich. Paul, avec sa mise modeste et son attitude sérieuse, ne déparait pas cet aréopage de gens mûrs convoqué autour des élucubrations littéraires et philosophiques de la belle marquise. Il prenait plaisir aux discussions intéressantes que Césarine avait l'art de soulever et d'entretenir. Il y faisait très-bonne figure quand on le forçait à y prendre part. Il avait déjà dans ce monde-là des relations qui devinrent plus intimes. On y faisait grand cas de lui; on en fit davantage en le voyant plus souvent et moins contenu par sa discrétion naturelle. Césarine réussissait à le faire briller malgré lui et sans qu'il s'aperçût de l'aide qu'elle lui donnait.
À la fin de l'hiver, leur amitié établie sans crise et sans émotion, elle l'engagea à lui amener Marguerite. Il refusa et lui dit pourquoi. Marguerite était trop impressionnable, trop peu défendue par l'expérience et le raisonnement, pour sortir de la sphère où elle était heureuse et sage.
Au printemps, Paul, dont la position s'améliorait chaque jour, avait pu louer, à une demi-heure de Paris, une petite maison de campagne où sa femme et son enfant vivaient avec madame Féron, sans qu'elles fussent forcées de beaucoup travailler. Il allait chaque soir les retrouver, et chaque matin, avant de partir, il arrosait lui-même un carré de plantes qu'il avait la jouissance de voir croître et fleurir. Il n'avait jamais eu d'autre ambition que de posséder un hectare de bonne terre, et il comptait acheter l'année suivante celle qui lui était louée. Il pouvait désormais quitter son bureau à cinq heures; il dînait à Paris et venait souvent nous voir après. Dès que les pendules marquaient neuf heures, quelque intéressante que fût la conversation, il disparaissait pour aller prendre le dernier train et rejoindre sa famille. Quelquefois il acceptait de dîner avec nous et quelques-unes des notabilités dont s'entourait la marquise.
Un jour que nous l'attendions, je reçus un billet de lui.
«Je suis effrayé, ma tante, disait-il; Marguerite me fait dire que
Pierre est très-malade; j'y cours. Excusez-moi auprès de madame de
Rivonnière.»
—Prends ma voiture et cours chez mon médecin, me dit Césarine, emmène-le chez ton neveu. Je t'accompagnerais si j'étais libre; je te donne Bertrand, qui ira chez les pharmaciens et vous portera ce qu'il faut.
Je me hâtai. Je trouvai le pauvre enfant très-mal, Paul au désespoir, Marguerite à peu près folle. Le médecin de l'endroit qu'on avait appelé s'entendit avec celui que j'amenais. L'enfant, mal vacciné, avait la petite vérole. Ils prescrivirent les remèdes d'usage et se retirèrent sans donner grand espoir, la maladie avait une intensité effrayante. Nous restions consternés au tour du lit du pauvre petit, quand Césarine entra vers dix heures du soir, encore vêtue comme elle l'était dans son salon, belle et apportant l'espoir dans son sourire. Elle s'installa près de nous, puis elle exigea que Marguerite et Paul nous laissassent toutes deux veiller le malade. La chambre était trop petite pour qu'il fût prudent d'encombrer l'atmosphère. Elle se déshabilla, passa une robe de chambre qu'elle avait apportée dans un foulard, s'établit auprès du lit, et resta là toute la nuit, tout le lendemain, toutes les nuits et les jours qui suivirent, jusqu'à ce que l'enfant fût hors de danger. Elle fut vraiment admirable, et Paul dut, comme les autres, accepter aveuglément son autorité. Elle avait coutume de soigner les malades à Mireval, et elle y portait un rare courage moral et physique. Les paysans la croyaient magicienne, car elle opérait le miracle de ranimer la volonté et de rendre l'espérance. Ce miracle, elle le fit sur nous tous autour du pauvre enfant. Elle était entrée dans cette petite maison abîmée de douleur et d'effroi, comme un rayon de soleil au milieu de la nuit. Elle nous avait rendu la présence d'esprit, le sens de l'à-propos, la confiance de conjurer le mal, toutes conditions essentielles pour le succès des meilleures médications; elle nous quitta, nous laissant dans la joie et bénissant son intervention providentielle.
Je dus rester quelques jours encore pour soigner Marguerite, que le chagrin et l'inquiétude avaient rendue malade aussi. Césarine revint pour elle, ranima son esprit troublé, lui témoigna un intérêt dont elle fut très-fière, rassura et égaya Paul, qui, à peine remis d'une terreur, retombait dans une autre, se fit aimer de madame Féron, avec qui elle causait des choses les plus vulgaires dans un langage si simple que la femme supérieure s'effaçait absolument pour se mettre au niveau des plus humbles. Cette séduction charmante me prit moi-même, car, dans nos entretiens, elle ne donnait plus de démenti confidentiel à sa conduite extérieure. Je me persuadai qu'elle était absolument guérie de son orgueil et de sa passion. Je ne craignis plus d'enflammer Paul en partageant l'admiration qu'il avait pour elle. Sa reconnaissance et son affection devenaient choses sacrées; une prévision du danger m'eût semblé une injure pour tous deux. Et pourtant la marquise avait réussi là où avait échoué Césarine. Elle avait amélioré le sort de Paul, car, sans qu'il pût s'en douter, elle avait pesé, par l'intermédiaire de son père, sur les résolutions de M. Latour. Celui-ci, ayant éprouvé quelques pertes, voulait restreindre ses opérations. En lui prêtant une somme importante, M. Dietrich l'avait amené à faire tout le contraire et à charger Paul d'une affaire assez considérable. Elle avait ainsi donné du pain à l'enfant et du repos à la mère, elle avait été le médecin de l'une et de l'autre; elle s'était emparée de la confiance, de l'affection, voire des secrets de la famille. Tout ce que Paul avait juré de soustraire à sa sollicitude, elle le tenait, et, loin de s'en plaindre, il était heureux qu'elle l'eût conquis.
Une seule personne, celle qui jusque-là avait été la plus confiante, Marguerite, sans autre lumière que son instinct, devina ou plutôt sentit la fatalité qui l'enveloppait; elle le sentit d'autant plus douloureusement qu'elle adorait la belle marquise et ne l'accusait de rien. Sa jalousie éclatait d'une manière tout opposée à celle que nous avions redoutée. Un jour, je la trouvai en larmes, et, bien que j'eusse quelque ennui à écouter ses plaintes, je fus forcée de les entendre.
—Voyez-vous, me dit-elle, vous me croyez heureuse; eh bien! je le suis moins qu'avant ce mariage tant désiré. Je m'instruis un peu. Paul a un peu plus de temps pour s'occuper de moi, et il croit me faire grand bien en m'apprenant à raisonner. Cela me tue au contraire, car voilà que je comprends un tas de choses dont je ne me doutais pas, et toutes ces choses sont tristes, toutes me blessent ou me condamnent. Il ne peut pas me parler de ce qui est bien ou mal sans que je me rappelle le mal que j'ai fait et la répugnance qu'il doit avoir pour mon passé. Il me dit bien que je dois l'oublier, puisque tout est réparé; mais qu'est-ce qui a réparé? C'est lui, au risque de sa vie, en prenant la vie d'un autre et en me refaisant un honneur avec du sang. Il est bon, il s'est mis à plaindre celui qu'il détestait, et la pitié qu'il a pour son ennemi le rend triste quand il entend dire qu'il mourra. S'il m'aimait assez pour s'en consoler! Mais voilà ce qui ne se peut pas. Ce n'est pas le tout d'être jolie femme et d'aimer à la folie; il faut encore avoir de l'esprit et de l'instruction pour ne pas ennuyer un homme qui en a tant! Moi, quand je demandais le mariage, je ne savais pas ça. Je croyais qu'il devait se plaire avec moi et son enfant, et je lui disais toujours:
«—Où seras-tu plus aimé et plus content qu'avec nous?»
Il n'a jamais été contre, car il me répondait: «—Tu vois bien que je ne me trouve pas mieux ailleurs, puisque je ne vous quitte jamais que je n'y sois forcé.» Aujourd'hui pourtant il pourrait dîner avec nous tous les jours, et c'est bien rare qu'il revienne ici avant neuf heures et demie du soir. Il ne voit plus Pierre s'endormir. Il le regarde bien dans son petit lit, et le matin il le porte dans le jardin et le dévore de caresses; mais je le regarde à travers le rideau de ma fenêtre, et je lui vois des airs tristes tout d'un coup. Je me figure même qu'il a des larmes dans les yeux. Si j'essaye de le questionner, il me répond toujours avec sa même douceur et me gronde avec sa même bonté; cependant il a l'air sévère malgré lui, et je vois qu'il a de la peine à se retenir de me dire que je suis une ingrate. Alors je lui demande pardon et ne lui dis plus rien: j'ai trop peur de le tourmenter; mais il me reste un pavé sur le coeur. Je chante, je ris, je travaille, je remue pour me distraire. Ça va bien tant que l'enfant est éveillé et que je m'occupe de lui; quand il ferme ses yeux bleus, le ciel se cache. Madame Féron s'en va dormir, aussi tout de suite. Paul m'a défendu de lui faire des confidences; elle aime à causer, et mon silence l'ennuie. Je reste seule, j'attends que mon mari soit rentré; je prends mon ouvrage et je me dis:
«—Deux heures, ça n'est pas bien long….»
Cela me paraît deux ans. Je ne sais pas pourquoi ces deux heures-là, qu'il pourrait nous donner et qu'il ne nous donne presque plus, me rendent folle, injuste, méchante. Je rêve des malheurs, des désespoirs; si je ne craignais pas d'éveiller mon petit, je crierais, tant je souffre. Je regarde à la fenêtre comme si je pouvais voir par-dessus la campagne ce que Paul fait à Paris…. Et pourtant, je le sais, il ne fait pas de mal; il ne peut faire que du bien, lui! Je sais qu'il va souvent chez vous, c'est bien naturel: vous êtes pour lui comme sa mère. Quand il rentre, je lui demande toujours s'il vous a vue. Il répond oui, il ne ment jamais…. S'il a vu la belle marquise, s'il y avait du grand monde chez elle, s'il est content d'être revenu auprès de moi; il sourit en disant toujours oui. Il me fait raconter tout ce que le chéri a fait et dit dans la journée, à quels jeux il s'est amusé, ce qu'il a bu et mangé; enfin il paraît heureux de parler de lui, et je n'ose pas parler de moi. Je me cache d'avoir souffert. Quelquefois je suis bien pâle et bien défaite, il ne s'en aperçoit pas, ou, s'il y prend garde, il ne devine pas pourquoi. Je voudrais lui tout dire pourtant, lui confesser que je m'ennuie de vivre, que par moments je regrette qu'il m'ait empêchée de mourir. J'ai peur de lui faire de la peine, d'augmenter celle qu'il a, car il en a beaucoup, je le vois bien, et peut-être est-il plus à plaindre que moi….
Ce jour-là, Marguerite ne me laissa entrevoir aucune jalousie contre la marquise; mais une autre fois ce fut à Césarine elle-même qu'elle se révéla.
Quelques semaines s'étaient écoulées depuis la maladie de l'enfant. Césarine venait le voir tous les dimanches et passait ainsi avec Paul et moi une partie de cette journée, que Paul consacrait toujours à sa famille. Dans la semaine, il avait repris l'habitude de dîner à l'hôtel Dietrich le mardi et le samedi, et d'y venir passer une heure le soir presque tous les jours. C'était là le gros chagrin de Marguerite, je le trouvais injuste. Je n'en avais point parlé à Paul, espérant qu'elle prendrait le sage parti de ne pas vouloir l'enchaîner si étroitement; il était bien assez esclave de son devoir. Un peu de loisir mondain n'était-il pas permis à cet homme d'intelligence condamné à la société d'une femme si élémentaire?
Pourtant je commençais à m'inquiéter de son air souffreteux et de l'abattement où il m'arrivait souvent de la surprendre. La marquise s'en apercevait fort bien, et si elle ne la questionnait pas, c'est qu'elle savait mieux qu'elle-même la cause de son chagrin. Marguerite avait besoin d'être questionnée; comme tous les enfants, elle ne savait que devenir quand on ne s'occupait pas d'elle. Parler d'elle-même, se plaindre, se répandre, se vanter en s'accusant, se faire juger, se repentir, promettre et recommencer, telle était sa vie, et depuis que la Féron n'était plus sa confidente, depuis que Paul, marié avec elle, lui inspirait une sorte de crainte, elle amassait des tempêtes dans son coeur.
Comme nous étions toutes les trois dans son petit jardin, Paul se trouvant occupé dehors, elle rompit la digue que lui imposait notre absence de curiosité.
—Paul s'est donc bien amusé hier soir chez vous, nous dit-elle d'un ton assez aigre, qu'il a manqué le train et n'est rentré qu'à onze heures, à pied, par les sentiers?
—En vérité, lui dit Césarine, est-ce que vous avez été inquiète?
—Bien sur que je l'ai été. Un homme seul comme ça sur des chemins où on ne rencontre que des gens qui rôdent on ne sait pourquoi! Vous devriez bien me le renvoyer plus tôt. Quand il n'arrive pas à l'heure, je compte les minutes; c'est ça qui me fait du mal!
—Chère enfant, reprit Césarine avec une douceur admirable, nous nous arrangerons pour que cela n'arrive plus. Nous gronderons Bertrand quand les pendules retarderont.
—Vous pouvez bien les avancer d'une heure, car il prend tant d'amusement chez vous qu'il m'en oublie.
—On ne s'amuse pas chez nous, Marguerite; on est très-sérieux au contraire.
—Justement; c'est sa manière de s'amuser, à lui; mais vous ne me ferez pas croire que vous ne receviez pas quantité de belles dames?
—C'est ce qui vous trompe. Il ne vient plus de belles dames chez moi.
—Il y a vous toujours, et vous en valez cent.
—Fort aimable; mais vous ne pouvez pas être jalouse de moi?
Marguerite regarda la marquise en face avec une sorte de terreur, puis elle se courba sous le regard limpide et profond qu'elle interrogeait. Elle se mit aux genoux de Césarine, prit ses mains et les baisa.
—Ma belle marquise, lui dit-elle, vous savez que vous êtes mon bon dieu sur la terre. Vous m'avez fait marier, car c'est à vous que je dois ça, j'en suis sûre. Je vous dois la vie de mon enfant et aussi sa beauté, car sans vous il aurait été défiguré. Quand je pense quels soins vous avez pris de lui sans être dégoûtée de ce mal abominable, sans crainte de le prendre, sans me permettre d'y toucher, sans vous soucier de vous-même à force de vous soucier des autres! Oui, bien sûr, vous êtes l'ange gardien, et je ne pourrai jamais vous dire comme je vous aime; mais tout ça ne m'empêche pas d'être jalouse de vous. Est-ce que ça peut être autrement? Vous avez tout pour vous, et je n'ai rien. Vous êtes restée belle comme à seize ans, et moi, plus jeune que vous, me voilà déjà fanée; je sens que je me courbe comme une vieille, tandis que vous vous redressez comme un peuplier au printemps. Vous avez, pour vous rendre toujours plus jolie, des toilettes qui ne me serviraient de rien, à moi! Quand même je les aurais, je ne saurais pas les porter. Quand je mets un pauvre bout de ruban dans mes cheveux pour paraître mieux coiffée, Paul me l'ôte en me disant:
«—Ça ne te va pas, tu es plus belle avec tes cheveux.»
Mais ils tombent, mes cheveux. Voyez! j'en ai déjà perdu plus de la moitié, et, quand je n'en aurai presque plus, si je m'achète un faux chignon, Paul se moquera de moi. Il me dira:
«—Reste donc comme tu es! Ça n'est pas tes cheveux que j'aime, c'est ton coeur.»
C'est bien joli, cela, et c'est vrai, c'est trop vrai. Il aime mon coeur, et il ne fait plus cas de ma figure; il y est trop habitué. L'amitié ne compte pas les cheveux blancs quand ils se mettent à pousser. Il m'aimera vieille, il m'aimera laide, je le sais, j'en suis fière; mais c'est toujours de l'amitié, et je m'en contenterais, si j'étais bien sûre qu'il n'est pas capable de connaître l'amour. Il le dit. Il jure qu'il ne sait pas ce que c'est que de s'attacher à une femme parce qu'elle a de beaux yeux ou de belles robes….
—Je crois, dit Césarine en souriant d'une façon singulière, qu'il vous dit la vérité.
—Oui, ma marquise; mais quand, avec les belles robes et les beaux yeux, et toute la personne magnifique et aimable, il y a le grand esprit, le grand savoir, la grande bonté, tout ce qu'un homme doit admirer…. Tenez! il n'est pas possible qu'il ne vous aime pas d'amour, voilà ce que je me dis tous les soirs quand il est chez vous et que je l'attends.
—Ce que vous vous dites là est très-mal, répondit Césarine sans montrer aucune autre émotion qu'un peu de mécontentement. Voyons, ma pauvre Marguerite, êtes-vous sans conscience et sans respect des choses les plus saintes? Croyez-vous que, si votre mari avait la folie d'être épris de moi, je ne m'en apercevrais pas?
—Peut-être, ma marquise! Ne me grondez pas. Qui peut savoir? Paul est si drôle, si différent des autres! Je sais bien, moi, que tout le monde n'est pas comme lui. Il y en a qui ne savent rien cacher: des gens qui ne le valent pas, mais qui sont plus ouverts, plus passionnés, dont on connaît vite le bon et le mauvais côté. On n'est pas longtemps trompé par eux: ils vont où le vent les pousse; mais Paul avec sa raison, son courage, sa patience, on ne peut rien savoir de lui!
—Il me semble, reprit Césarine avec une ironie dont Marguerite ne sentit pas toute la portée, que vous faites ici une étrange allusion au passé. Il semblerait que, tout en mettant votre mari beaucoup au-dessus du mien, vous ayez au fond du coeur quelque regret d'une passion moins pure, mais plus vive que l'amitié.
Marguerite rougit jusqu'aux yeux, mais sans renoncer à s'épancher sur un sujet trop délicat pour elle. Je voyais en présence les deux natures les plus opposées: l'une résumant en elle tout l'empire qu'une femme est capable d'exercer sur les autres et sur elle-même; l'autre absolument dépourvue de défense, capable de raisonner et de réfléchir jusqu'à un certain point, mais forcée, par la nature de ses impressions, de tout subir et de tout révéler.
—Vous avez raison de vous moquer de moi, reprit-elle; ce n'est pas joli de se souvenir d'un vilain passé, quand on a le présent meilleur qu'on ne mérite; mais à vous, est-ce que je ne peux pas parler de tout? Voyez donc si je n'ai pas sujet d'être jalouse de vous! Pour qui est-ce que j'ai été trompée et quittée? Vous pensez bien que je le sais à présent. Quoique Paul ne m'en ait jamais voulu parler, il a bien fallu que quelque parole lui échappât. Votre marquis vous aimait depuis longtemps; c'est par dépit qu'il m'a recherchée, c'est pour retourner à vous qu'il m'a plantée là. Ce qui m'est arrivé une fois peut m'arriver encore. C'est peut-être mon sort que vous me fassiez tout le mal et tout le bien de ma vie.
—Vous déraisonnez tout à fait, Marguerite, lui-dis-je. Vous oubliez que la marquise de Rivonnière ne s'appartient plus; vous lui manquez de respect, vous outragez votre mari! J'admire la patience avec laquelle mon amie vous écoute et vous répond, je me demande ce que Paul penserait de vous, s'il pouvait vous entendre.
—Ah! s'écria-t-elle épouvantée, si vous le lui répétez, je suis perdue.
—Je ne veux pas vous perdre, je ne veux pas surtout le rendre malheureux en le forçant à regretter son mariage.
Marguerite pleurait amèrement. La marquise la consola et l'apaisa avec une douceur maternelle, en me disant que j'avais tort de la gronder, qu'il fallait persuader et non brusquer les enfants malades. Marguerite sanglota à ses pieds, la couvrit de caresses, lui demanda pardon, jura cent fois de ne plus être folle, et, entendant revenir Paul, s'enfuit au fond du jardin pour qu'il ne vit pas ses larmes.
Mais il les vit, s'en affecta et m'écrivit le lendemain la lettre suivante:
«Ma pauvre Marguerite est malade, malade d'esprit surtout. Je l'ai confessée, je sais qu'elle a dit des choses insensées à madame de Rivonnière. Je sais aussi que madame de Rivonnière est trop saintement sage pour voir en elle autre chose qu'une pauvre enfant à plaindre, à soigner, à guérir. Je sais qu'elle y serait toute résignée, qu'elle en aurait la patience, et que sa pitié serait inépuisable; mais ici, qu'elle me le pardonne, ma fierté ou plutôt ma discrétion d'autrefois reparaît. Je ne dois imposer qu'à moi-même le soin de guérir ma malade. Je crois que ce sera très-facile. Il suffit que je m'abstienne pendant quelque temps de rester à Paris le soir. Je vais m'arranger pour vous présenter quelquefois mes respects vers cinq heures, puisqu'on vous trouve à cette heure-là, et je me priverai des bonnes causeries de l'après-dînée. Priez madame de Rivonnière d'être moins parfaite, c'est-à-dire d'être un peu sévère et de feindre de bouder ma compagne pendant une semaine ou deux. Il ne faut pas que l'enfant s'habitue à offenser impunément ce qu'au fond du coeur elle chérit et respecte. Ne vous tourmentez pas, ma tante, je sais aussi soigner les enfants et je ne me fais pas un malheur des puériles contrariétés de la vie. Mes respects très-profonds à notre amie, mes tendresses à vous.
«Paul»
—Il aura beau faire pour le cacher, me dit Césarine, à qui je communiquai cette lettre. Il est bien malheureux, ton Paul! Il cède, et ce sera pire. Il prend la patience pour la force. Cette pauvre femme ne changera pas; elle ne croira jamais aux autres parce qu'elle a perdu le droit de croire à elle-même. Aucune femme, si puissante qu'elle soit, ne se relèvera jamais entièrement d'une chute, et, quand elle est faible, elle ne se relève pas du tout. Il y a au fond de ce malheureux coeur une amertume que rien ne peut en arracher. La faiblesse dont elle rougit, elle souhaite ardemment de la constater chez celles qui n'ont point à rougir. Si elle pouvait la surprendre chez moi, en même temps que furieuse et désespérée, elle serait triomphante d'une joie lâche et mauvaise. Je te le disais bien que Paul ne pouvait pas épouser cette fille, et tu le sentais bien aussi! Elle lui fera cruellement expier sa grandeur d'âme.
—Ne crains-tu pas qu'il ne t'en arrive autant? Ne t'es-tu pas mariée sans amour, par un mouvement de générosité?
—Je me suis mariée avec un mort, ce n'est pas la même chose, et j'ai pris mes précautions pour que ce mort ne revive pas avec moi. Je n'ai point fait acte de sensiblerie. J'ai cru frapper un grand coup, et je l'aurais frappé, si Paul n'eût brisé mon ouvrage en épousant sa maîtresse!…
Je n'osais demander l'explication de ces paroles mystérieuses, tant je craignais de voir Césarine repousser le piédestal sur lequel elle était remontée; mais elle était lasse de se taire, l'expansion de la pauvre Marguerite avait rompu le charme; la sérénité de la déesse était troublée par cet incident vulgaire. Césarine, tout comme Marguerite, avait besoin de parler, elle parla malgré moi.
—Tu ne veux pas comprendre? reprit-elle irritée de mon silence.
—Non, lui dis-je; j'aime mieux croire.
—Cruelle, comme il y a longtemps que tu ris du châtiment que tu crois m'être infligé par la destinée! Tu me crois vaincue et brisée, n'est-ce pas? Eh bien! tu te trompes, je ne le suis pas, je ne le serai jamais. J'ai voulu être aimée de Paul Gilbert; je le suis!
—Tu mens! m'écriai-je; son amitié pour toi est aussi sainte que tous les autres sentiments de sa vie.
—Et qui donc voudrait qu'il en fût autrement? répondit-elle en se dressant dans sa plus écrasante fierté. T'es-tu jamais imaginé que je voulais le rendre adultère et descendre à l'être moi-même?
—Non, certes; mais tu crois peut-être troubler sa raison, torturer son coeur et ses sens….
—Je ne m'abaisse pas à savoir s'il a des sens et si mon image les trouble. Je vis dans une sphère d'idées et de sentiments où ces malsaines préoccupations ne pénètrent pas. Je suis une nature élevée, je vis au-dessus de la réalité; tu devrais le savoir, et je trouve qu'en l'oubliant tu te rabaisses plus que tu ne m'offenses. J'ai voulu être la plus noble et la plus pure affection de Paul en même temps que la plus vive. Crois-tu que j'aie échoué?
—Si tu n'as pas échoué, tu as accompli une oeuvre de malheur et de destruction. Se mettre à la place de la femme légitime dans le coeur et la pensée de l'époux, retirer soi-même, à celui qu'on a choisi, la place qu'il doit occuper dans le coeur et dans la pensée de sa femme, c'est commettre, dans la haute et funeste région que tu prétends occuper, un double adultère qui n'a pas besoin du délire des sens pour être criminel. C'est se jouer froidement des liens de la famille, c'est renverser les notions les plus vraies et se créer un code de libres attractions en dehors de tous les devoirs. C'est un échafaudage de sophismes, de mensonges à sa propre conscience, et tout cela prémédité, raisonné, travaillé, me semble odieux; voilà mon jugement, et si tu ne peux le supporter sans colère, quittons-nous. Tu t'es trop dévoilée, je ne t'estime plus; je m'efforcerai de ne plus t'aimer….
—Comme tu deviens irritable et intolérante! répondit-elle froidement; voyons, calme-toi, tu me dis mes vérités avec fureur, tu me forces à te dire les tiennes de sang-froid. Il se peut que je sois romanesque, mais je prétends l'être avec dignité, avec succès, et faire triompher dans ma vie ces prétendus sophismes dont je saurai faire des vérités; toi, pauvrette, tu ne comprends rien ni à l'amour, ni au devoir, ni à la famille. N'ayant jamais été aimée, tu as cru que toute la vertu consistait à n'aimer point; tu t'en es tirée avec dignité, je le reconnais; tu n'as donné à personne le droit de te trouver ridicule; c'est tout ce que tu pouvais faire. Quant à la science du coeur humain, tu ne pouvais pas l'acquérir, n'ayant pas l'occasion de l'étudier sur toi-même. Tu as pris tes notions dans les idées sociales, c'est-à-dire dans le code du convenu. Tu ne peux pas voir par-dessus ces vaines barrières, tu n'es pas assez grande! Il te semble que ce qui est arrangé est sacré, que je dois à l'homme à qui j'ai juré fidélité mon âme tout entière, de même que Paul, selon toi, doit tout son coeur, toute sa pensée à Marguerite. Eh bien! cela est faux, paradoxal, illusoire, impossible. C'est la convention hypocrite du monde qui dit ces choses-là et ne les pense pas. On ne me trompe pas, moi! J'ai très-bien compris qu'en m'engageant à M. de Rivonnière, dont je ne veux pas être la femme, j'avais fait voeu de chasteté, parce que je ne dois pas le forcer à donner son nom aux enfants d'un autre. Il l'a compris aussi, puisqu'en s'engageant sur l'honneur à me respecter, il a fait acte de confiance absolue dans ma loyauté. Paul n'a pas non plus trompé Marguerite, bien que la convention fût toute autre. Il lui a toujours refusé l'impossible enthousiasme que la pauvre sotte voudrait lui inspirer. Il lui a donné sa protection, qu'il lui devait, et ses sens, dont je ne suis pas jalouse. Elle est sa ménagère, sa femelle et ne peut être que cela. Elle n'est ni sa femme parce qu'elle n'est pas son égale devant Dieu, ni son amante parce qu'elle avilit l'amour dans ses appréciations misérables. Il ne peut pas l'aimer. Ce que l'homme de bien ne peut pas faire, c'est le mal, et ce qui avilit l'âme, ce qui rétrécit le coeur et l'esprit, c'est l'amour mal placé. Tu veux qu'il aime cette femme! Ta conscience te crie que tu mens, car elle te choque et te froisse toi-même; tu le lui fais sentir plus durement que moi. Tu veux que j'aime ce demi-sauvage déguisé en paladin que j'ai épousé pour montrer à Paul que je n'avais pas de sens? Si j'aimais ce Rivonnière, qui, malgré ses belles manières et sa bonne éducation, est, à un autre échelon social, le pendant de l'élémentaire Marguerite, je serais vraiment avilie; mais je n'ai pas le goût des choses basses: j'aime mon mari comme Paul aime sa femme. Ce sont deux personnes d'une autre variété de l'espèce humaine que la variété à laquelle nous appartenons. Des convenances extérieures nous ont forcés à nous les associer dans une certaine limite, lui pour avoir des enfants, moi pour n'en point avoir. Ce que nous leur devons, c'est le contraire de l'amour; Paul doit la paternité, moi la virginité. Pourquoi souffrirait-il de mon état de neutre, quand il m'est indifférent qu'il soit procréateur avec une autre? Notre lien, c'est l'intelligence; notre fraternité, c'est la pensée; notre amour c'est l'idéal. Nous nous aimons, et tu n'y peux rien, va! Dis-lui maintenant tout ce que ta maladroite prudence te suggérera contre moi: il n'y croira plus, il ne te comprendra même pas; essaye, je veux bien, quitte-moi, va vivre avec lui en lui disant que tu as horreur de ma perversité. Il te recevra à bras ouverts, mais tu liras à toute heure cette réflexion dans ses yeux attristés: ma pauvre tante est folle, cela me met sur les bras deux malades à soigner!
M'ayant ainsi terrassée, elle s'en alla tranquillement écrire à Paul qu'elle l'approuvait infiniment de ménager les souffrances de sa compagne, qu'elle respectait son désir de ne pas la revoir de quelque temps, mais qu'elle ne pouvait se résoudre à paraître fâchée, vu qu'elle pardonnait tout à la mère de l'adorable petit Pierre.—Puis trois pages de post-scriptum pour demander l'opinion de Paul sur quelques ouvrages à consulter.—La correspondance était entamée. Ses réponses remplirent tous les loisirs de Paul, car elle sut l'obliger à lui écrire tous les soirs où il s'était condamné à ne plus aller chez elle.
Un matin, Marguerite tomba chez nous à l'improviste. Paul l'avait amenée à Paris pour acheter quelques objets nécessaires à leur enfant, et elle s'était échappée pour voir sa marquise; elle la suppliait de ne pas la trahir.
—Je sais bien que je désobéis, ajouta-t-elle; mais je ne peux pas vivre comme cela sans vous demander pardon. Je sais que vous ne m'en voulez pas, mais je m'en veux, moi, je me déteste d'avoir été si insolente et si mauvaise avec vous. Je ne le serai plus, vous êtes si grande et Paul est si bon! Quand il a vu comme je me tourmentais de vos lettres, il me les a montrées. Je n'y ai rien compris, sinon que vous l'approuviez de rester avec moi, et que vous m'aimiez bien toujours. À présent écoutez. Je ne peux pas accepter le sacrifice qu'il me fait de travailler dans une petite chambre sans air aux heures où il pourrait vous dire tout ce qu'il vous écrit, dans vos beaux salons, avec vous pour lui répondre et faire sortir son grand esprit, qui étouffe avec moi. Non, non, je ne veux pas le rendre malheureux et prisonnier; je le lui ai dit, il ne veut pas le croire, c'est à vous de le ramener chez vous. Écrivez-lui que vous avez besoin de lui, il n'a rien à vous refuser.
—Ce ne serait pas vrai, répondit Césarine. Je n'ai pas besoin de le voir pour achever mon travail. C'est pour l'acquit de ma conscience que je le consulte: quand j'aurai fini, je lui soumettrai le tout; mais cela peut se communiquer par écrit.
—Non, non, ce n'est pas la même chose! Il a besoin de parler avec vous, il s'ennuie à la maison. Qu'est-ce que je peux lui dire pour l'amuser? Rien, je suis trop simple.
Marguerite avait l'habitude de s'humilier afin qu'on lui fît des compliments pour la relever à ses propres yeux. Elle était fort avide de ce genre de consolations. Césarine ne le lui épargna pas, mais avec une si profonde ironie au fond du coeur que la pauvre femme la trouva trop indulgente pour elle, et lui répondit:
—Vous dites tout cela par pitié! vous ne le pensez pas, vous êtes bonne jusqu'à mentir. Je vois bien que je vous lasse et vous ennuie, je ne reviendrai plus; mais vous pouvez me faire du bien de loin. Rappelez Paul à vos dîners et à vos soirées, voilà tout ce que je vous demande.
—Alors vous n'êtes plus jalouse, c'est fini?
—Non, ce n'est pas fini, je suis jalouse toujours. Plus je vous regarde, plus je vois qu'il est impossible de ne pas vous aimer plus que tout; mais, quelque idiote que je sois, j'ai plus de coeur et plus de force que vous ne pensez, plus que Paul lui-même ne le croit. Vous le verrez avec le temps. Je suis capable d'aimer jusqu'à me faire un devoir, une vertu et peut-être un bonheur de ma jalousie.
—C'est très-profond ce qu'elle dit là, observa Césarine dès qu'elle se retrouva seule avec moi. Elle exprime à sa manière un sentiment qui la ferait très-grande, si elle était capable de l'avoir. Aimer Paul jusqu'à me bénir de lui inspirer l'amour qu'il ne peut avoir pour elle, ce serait un sacrifice sublime de sa personnalité farouche; mais elle aime à se vanter, la pauvre créature, et si par moments elle est capable de concevoir une noble ambition, il ne dépend pas d'elle de la réaliser. Ce ne sont point là travaux de villageoise, et ce n'est pas en battant la lessive qu'on apprend à tordre son coeur comme un linge pour l'épurer et le blanchir.
—Qui sait, grande Césarine? Il y a une chose que savent quelquefois ces natures primitives, et que vos travaux métaphysiques et autres ne vous apprendront jamais….
—Et cette chose, c'est….
—C'est l'abnégation.
—Qu'est-donc que ma vie alors? Je croyais n'avoir pas fait autre chose que de sacrifier tous mes premiers mouvements….
—À quoi? À la volonté de réussir en vue de toi-même. La volonté d'échouer pour qu'un autre triomphe, tu ne l'auras jamais. Cela est bien plus au-dessus de toi que de Marguerite.
—Tu vas faire d'elle une martyre, une sainte? Nouveau point de vue!
—Ce qu'elle vient de faire en te priant de lui garder son mari tous les soirs, aux heures où elle s'inquiète et s'ennuie, est déjà assez généreux. Tu ne daignes pas y prendre garde, moi j'en suis frappée.
—Il n'y a pas de quoi; Paul s'ennuie avec elle, elle l'a dit; elle a peur qu'il ne s'ennuie trop et ne cherche quelque distraction moins noble que ma conversation.
—Tu cherches à la rabaisser; tu es peut-être plus jalouse d'elle qu'elle ne l'est de toi.
—Jalouse, moi, de cette créature?
—Tu la hais, puisque tu l'injuries.
—Je ne peux pas la haïr, je la dédaigne.
—Et toute cette bonté que tu dépenses pour la charmer et la soumettre, c'est l'hypocrisie de ton instinct dominateur.
—La pitié s'allie fort bien avec le dédain, elle ne peut même s'allier qu'avec lui. La souffrance noble inspire le respect. La pitié est l'aumône qu'on fait aux coupables ou aux faibles.
Césarine s'attendait à voir revenir Paul le soir même. Il ne revint pas, et, quelque sincère que fût le repentir de Marguerite, il ne reparut à l'hôtel Dietrich que rarement et pour échanger quelques paroles à propos du livre dont les premières épreuves étaient tirées. Il approuvait les changements que l'auteur y avait faits, mais il ne me cachait pas que ces améliorations ne réalisaient point ce qu'il avait attendu d'une refonte totale de l'ouvrage. Césarine n'avait pas atteint, selon lui, le complet développement de sa lucidité. Il n'osait pas l'engager à recommencer encore, et, comme je lui reprochais de manquer à sa probité littéraire accoutumée, il me répondit:
—Je ne crois pas y manquer, je ne vois pas pourquoi la marquise de Rivonnière serait obligée de faire un chef-d'oeuvre; c'est ma faute de m'être imaginé qu'elle en était capable. Ce qu'elle m'a demandé, je l'ai fait; j'ai dit mon opinion, j'ai signalé les endroits mauvais, les endroits excellents, les endroits faibles. J'ai discuté avec elle, je lui ai indiqué les sources d'instruction et les sujets de réflexion. Ce qu'elle désirait, disait-elle, c'était de faire un travail très-lisible et un peu profitable; elle est arrivée à ce but. Je suis convaincu encore qu'avec plus de maturité elle arriverait à un résultat vraiment sérieux; mais son entourage ne lui en demande pas tant; elle se fait illusion sur le mérite de son oeuvre, comme il arrive à tous ceux qui écrivent, ou bien elle est douée d'une extrême modestie et se contente d'un médiocre effet. Je n'ai pas le droit d'être plus sévère et plus exigeant qu'elle ne l'est pour elle-même. Si on lit peu son livre, si on n'en parle que dans son cercle, ce ne sera point un obstacle à un livre meilleur par la suite.
J'aimais toujours Césarine malgré nos querelles, qui devenaient de plus en plus vives, et je l'aimais peut-être d'autant plus que je la voyais se fourvoyer. Il devenait évident pour moi que Paul n'avait pas pour elle l'amitié enthousiaste, absorbante, dominant tout en lui, qu'elle se flattait de lui inspirer. Il était capable d'une sérieuse affection, d'une reconnaissance volontairement acquittée par le dévouement; mais la passion n'éclatait pas du tout, et il ne semblait nullement éprouver le besoin que Césarine et Marguerite lui attribuaient de s'enflammer pour un idéal.
Déçue bientôt de ce côté-là, que deviendrait la terrible volonté de Césarine, si elle ne pouvait se rattacher à la gloire des lettres? Je n'étais pas dupe de son insouciante modestie. Je voyais fort bien qu'elle aspirait aux grands triomphes et qu'elle associait ces deux buts: le monde soumis et Paul vaincu par l'éclat de son génie. J'aurais souhaité qu'à défaut de l'une de ces victoires elle remportât l'autre. Je tâchai de l'avertir, et avec le consentement de Paul je lui fis connaître son opinion. Elle fut un peu troublée d'abord, puis elle se remit et me dit:
—Je comprends; mon livre imprimé, il croit que j'oublierai le conseil utile et le correcteur dévoué. Il veut prolonger nos rapports d'intimité: il a raison; je ne l'oublierais pas, mais j'aurais moins de motifs pour le voir souvent. Dis-lui que j'ai reconnu la supériorité de son jugement; qu'il arrête le tirage; je recommencerai tout. Dis-lui aussi que cela ne me coûte pas, s'il me croit capable de faire quelque chose de bon.
Tant de sagesse et de douceur, dont il ne m'était plus permis de lui dire la cause véritable, désarma Paul, et fit faire à Césarine un grand pas dans son estime; mais plus ce sentiment entrait en lui, plus il paraissait s'y installer pur et tranquille. Césarine ne s'attendait pas à l'obstination qu'il mit à rester chez lui le soir; on eût dit qu'il s'y plaisait. J'allais le voir le dimanche.
—Marguerite va moralement beaucoup mieux, me disait-il. J'ai réussi à lui persuader qu'il m'était plus agréable de lui faire plaisir que de me procurer des distractions en dehors d'elle. Au fond, c'est la vérité; certes sa conversation n'est pas brillante toujours et ne vaut pas celle de la marquise et de ses commensaux; mais je suis plus content de la voir satisfaite que je ne souffre de mes sacrifices personnels. Mon devoir est de la rendre heureuse, et un homme de coeur ne doit pas savoir s'il y a quelque chose de plus intéressant que le devoir.
Marguerite se disait heureuse. N'étant plus forcée de travailler pour vivre, elle lisait tout ce qu'elle pouvait comprendre et se formait véritablement un peu; mais elle était malade, et sa beauté s'altérait. Le médecin de Césarine, qui la voyait quelquefois, me dit en confidence qu'il la croyait atteinte d'une maladie chronique du foie ou de l'estomac. Elle savait si mal rendre compte de ce qu'elle éprouvait, qu'à moins d'un examen sérieux auquel elle ne voulait pas se prêter, il ne pouvait préciser sa maladie. J'avertis Paul, qui exigea l'examen. La tuméfaction du foie fut constatée, l'état général était médiocre; des soins quotidiens étaient nécessaires, et on ne pouvait se procurer à la campagne tout ce qui était prescrit. La petite famille alla s'établir rue de Vaugirard dans un appartement plus comfortable que celui de la rue d'Assas et tout près des ombrages du Luxembourg. Paul vint nous dire qu'il était désormais à nos ordres à toute heure. Il avait un commis pour tenir son bureau et n'était plus esclave à la chaîne. Il avait fait gagner de l'argent; ses relations le rendaient précieux à M. Latour. Il arrivait beaucoup plus vite qu'il ne l'avait espéré à l'aisance et à la liberté. On se vit donc davantage, c'est-à-dire plus souvent, mais sans que Paul prolongeât ses visites au delà d'une heure. Il était véritablement inquiet de sa femme, et quand il ne la soignait pas chez elle, il la soignait encore en la promenant, en cherchant à la distraire; elle désirait vivement revoir sa marquise pour lui montrer, disait-elle, qu'elle était redevenue bien raisonnable. Césarine engagea Paul à la lui amener dîner, avec le petit Pierre, promettant de les laisser partir à l'heure du coucher de l'enfant. Elle y mit tant d'insistance qu'il céda. Ce fut une grande émotion et une grande joie pour Marguerite. Elle mit sa belle robe des dimanches, sa robe de soie noire, qui lui allait fort bien; elle se coiffa de ses cheveux avec assez de goût. Elle fit la toilette de petit Pierre avec un soin extrême, Paul les mit dans un fiacre et les amena à six heures à l'hôtel Dietrich. Césarine avançait son dîner pour que l'enfant ne s'endormit pas avant le dessert. Elle n'avait invité personne à cause de l'heure indue, c'était un vrai dîner de famille. M. Dietrich vint serrer les mains de Paul, saluer sa femme et embrasser son fils, puis il alla s'habiller pour dîner en ville.
Césarine s'était résignée à communier, comme elle disait, avec la fille déchue; mais elle n'en souffrait pas moins de l'espèce d'égalité à laquelle elle se décidait à l'admettre. Il y avait plus d'un mois qu'elle ne l'avait vue; elle fut frappée du changement qui s'était fait en elle. Marguerite avait beaucoup maigri, ses traits amincis avaient pris une distinction extrême. Elle avait fait de grands efforts depuis ce peu de temps pour s'observer, et ne plus paraître vulgaire; elle ne l'était presque plus. Elle parlait moins et plus à propos. Paul la traitait non avec plus d'égards, il n'en avait jamais manqué avec elle, mais avec une douceur plus suave et une sollicitude plus inquiète. Ces changements ne passèrent pas inaperçus. Césarine reçut un grand coup dans la poitrine, et en même temps qu'un sourire de bienveillance s'incrustait sur ses lèvres, un feu sombre s'amassait dans ses yeux, la jalousie mordait ce coeur de pierre; je tremblai pour Marguerite.
Il me sembla aussi que Marguerite s'en apercevait, et qu'elle ne pouvait se défendre d'en être contente. Le dîner fut triste, bien que le petit Pierre, qui se comportait fort sagement et qui commençait à babiller, réussit par moments à nous dérider. Paul eut été volontiers enjoué, mais il voyait Césarine si étrangement distraite qu'il en cherchait la cause, et se sentait inquiet lui-même sans savoir pourquoi. Quand nous sortîmes de table, il me demanda tout bas si la marquise avait quelque sujet de tristesse. Il craignait que le jugement porté sur son livre, ne lui eût, par réflexion, causé quelque découragement. Césarine entendait tout avec ses yeux: si bas qu'on pût parler, elle comprenait de quoi il était question.
—Vous me trouvez triste, dit-elle sans me laisser le temps de répondre; j'en demande pardon à Marguerite, que j'aurais voulu mieux recevoir, mais je suis très-troublée: j'ai reçu tantôt de mauvaises nouvelles du marquis de Rivonnière.
Comme elle ne me l'avait pas dit, je crus qu'elle improvisait ce prétexte. La dernière lettre de M. de Valbonne à M. Dietrich n'était pas de nature à donner des inquiétudes immédiates. J'en fis l'observation. Elle y répondit en nous lisant ce qui suit:
«Mon pauvre ami m'inquiète chaque jour davantage. Sa vie n'est plus menacée, mais ses souffrances ne paraissent pas devoir se calmer de si tôt. Il me charge de vous présenter ses respecte, ainsi qu'à madame de Rivonnière.
«Vicomte de Valbonne»
Cette lettre parut bizarre à Paul.
—Quelles sont donc, dit-il, ces souffrances qui ne menacent plus sa vie et qui persistent de manière à inquiéter? Est-ce que M. de Valbonne n'écrit jamais plus clairement?
—Jamais, répondit Césarine. C'est un esprit troublé, dont l'expression affecte la concision et n'arrive qu'au vague; mais ne parlons plus de cela, ajouta-t-elle avec un air de commisération pour Marguerite: nous oublions qu'il y a ici une personne à qui le souvenir et le nom de mon mari sont particulièrement désagréables.
Paul trouva cette délicatesse peu délicate, et avec la promptitude et la netteté d'appréciation dont il était doué, il répondit très-vite et sans embarras:
—Marguerite entend parler de M. de Rivonnière sans en être froissée.
Elle ne le connaît pas, elle ne l'a jamais connu.
—Je croyais qu'elle avait eu à se plaindre de lui, reprit Césarine en la regardant pour lui faire perdre contenance, et certes elle sait que je ne plaide pas auprès d'elle la cause de mon mari en cette circonstance.
—Vous avez tort, ma marquise, répondit Marguerite avec une douceur navrée; il faut toujours défendre son mari.
—Surtout lorsqu'il est absent, reprit Paul avec fermeté. Quant à nous, les offenses punies n'existent plus. Nous ne parlons jamais d'un homme que j'ai eu le cruel devoir de tuer. Celui qui vit aujourd'hui est absous, et la femme vengée n'a plus jamais lieu de rougir.
Il parlait avec une énergie tranquille, dont Césarine ne pouvait s'offenser, mais qui faisait entrer la rage et le désespoir dans son âme. Marguerite, les yeux humides, regardait Paul avec le ravissement de la reconnaissance. Je vis que Césarine allait dire quelque chose de cruel.
—L'enfant s'endort, m'écriai-je. Il ne faut pas vous attarder plus longtemps. Votre fiacre est en bas. Prends M. Pierre, mon cher Paul, il est trop lourd pour moi….
En ce moment, Bertrand vint annoncer que le fiacre demandé était arrivé, et il ajouta avec sa parole distincte et son inaltérable sérénité:
—M. le marquis de Rivonnière vient d'arriver aussi.
—Où! s'écria Césarine comme frappée de la foudre.
—Chez madame la marquise, répondit Bertrand avec le même calme; il monte l'escalier.
—Nous vous laissons, dit Paul en prenant le bras de Marguerite sous le sien et son enfant sur l'autre bras.
—Non, restez, il le faut! reprit Césarine éperdue.
—Pourquoi? dit Paul étonné.
—Il le faut, vous dis-je, je vous en prie.
—Soit, répondit-il en reculant vers le sofa, où il coucha l'enfant endormi, et fit asseoir Marguerite auprès de lui.
Césarine craignait-elle la jalousie de son mari et tenait-elle à lui faire voir qu'elle recevait Paul en compagnie de sa femme, ou bien, plus préoccupée de son dépit que de tout le reste, se trouvait-elle vengée par une nouvelle rencontre de Marguerite avec son séducteur sous les yeux de Paul? Peut-être était-elle trop troublée pour savoir ce qu'elle voulait et ce qu'elle faisait; mais, prompte à se dominer, elle sortit pour aller à la rencontre du marquis. Nous l'entendîmes qui lui disait de l'escalier à voix haute:
—Quelle bonne surprise! Comment, guéri? quand on nous écrivait que vous étiez plus mal….
—Valbonne est fou, répondit le marquis d'une voix forte et pleine, je me porte bien; je suis guéri, vous voyez. Je marche, je parle, je monte l'escalier tout seul….
…Et entrant dans l'antichambre qui précédait le petit salon, il ajouta:
—Vous avez du monde?
—Non, répondit Césarine, entrant la première; des amis à vous et à moi qui partaient, mais qui veulent d'abord vous serrer les mains.
—Des amis? répéta le marquis en se trouvant en face de Paul, qui venait à lui. Des amis? je ne reconnais pas….
—Vous ne reconnaissez pas M. Paul Gilbert et sa femme?
—Ah! pardon! il fait si sombre chez vous! mon cher ami!…
Il serra les mains de Paul.
—Madame, je vous présente mon respect.
Il salua profondément Marguerite.
—Ah! mademoiselle de Nermont! Heureux de vous revoir.
Il me baisa les mains.
—Vous me paraissez tous en bonne santé.
—Mais vous? lui dit Paul.
—Moi, parfaitement, merci; je supporte très-bien les voyages.
—Mais comment arrivez-vous sans vous faire annoncer? lui dit Césarine.
—J'ai eu l'honneur de vous écrire.
—Je n'ai rien reçu.
—Quand je vous dis que Valbonne est fou!
—Mon cher ami, je n'y comprends rien. Pourquoi se permet-il de supprimer vos lettres?
—Ce serait toute une histoire à vous raconter, histoire de médecins déraisonnant autour d'un malade en pleine révolte qui ne se souciait plus de courir après une santé recouvrée autant que possible.
—Vous arrivez d'Italie? lui demanda Paul.
—Oui, mon cher, un pays bien surfait, comme tout ce qu'on vante à l'étranger. Moi je n'aime que la France, et en France je n'aime que Paris. Donnez-moi donc des nouvelles de votre jeune ami, M. Latour?
—Il va fort bien.
—M. Dietrich est sorti, à ce qu'on m'a dit; mais il doit rentrer de bonne heure. Madame la marquise me permettra-t-elle de l'attendre ici?