Césarine Dietrich
—Oui certainement, mon ami. Avez-vous dîné?
—J'ai dîné, merci.
Paul échangea encore quelques paroles insignifiantes et polies avec le marquis et Césarine avant de se retirer. L'arrivée foudroyante de M. de Rivonnière avait amené un calme plat dans la situation. Il était doux, content, presque bonhomme. Il n'était ému ni étonné de rien, c'est-à-dire qu'il était redevenu du monde comme s'il ne l'eût jamais quitté. Il revenait de la mort comme il fût revenu de Pontoise. Il se retrouvait chez sa femme, devant son rival et son meurtrier, en face de la femme dont il avait payé la possession de son sang, tout cela à la fois, sans paraître se souvenir d'autre chose que des lois du savoir-vivre et des habitudes d'aisance que comporte toute rencontre, si étrange qu'elle puisse être. L'impassibilité du parfait gentilhomme couvrait tout.
Mal avec sa conscience, Césarine avait été un moment terrifiée; mais, forte de quelque chose de plus fort que l'usage du monde, forte de sa volonté de femme intrépide, elle avait vite recouvré sa présence d'esprit. Toutefois elle éprouvait encore quelque inquiétude de se trouver seule avec son mari, et elle me pria de rester, m'adressant ce mot à la dérobée pendant qu'on allumait les candélabres.
—Enfin, dit le marquis quand Bertrand fut sorti, je vous vois donc, madame la marquise, plus belle que jamais et avec votre splendide rayon de bonté dans les yeux. Vrai, on dirait que vous êtes contente de me revoir! La figure de Césarine n'exprimait pas précisément cette joie. Je me demandai s'il raillait ou s'il se faisait illusion.
—Je ne réponds pas à une pareille question, lui dit-elle en souriant du mieux qu'elle put; c'est à mon tour de vous regarder. Vrai, vous êtes bien portant, on le jurerait! Qu'est-ce que signifient donc les craintes de votre ami, qui parlait de vous comme d'un incurable!
—Valbonne est très-exalté. C'est un ami incomparable, mais il a la faiblesse de voir en noir, d'autant plus qu'il croit aux médecins. Vous me direz que j'ai sujet d'y croire aussi, étant revenu de si loin. Je ne crois qu'en Nélaton, qui m'a ôté une balle de la poitrine. La cause enlevée, ces messieurs ont prétendu me délivrer des effets, comme s'il y avait des effets sans cause; au lieu de me laisser guérir tout seul, ils m'ont traité comme font la plupart d'entre eux, de la manière la plus contraire à mon tempérament. Quand, il y a un an bientôt, j'ai secoué leur autorité pour faire à ma tête, je me suis senti mieux tout de suite. Je suis parti; trois jours après, je me sentais guéri. Il m'est resté de fortes migraines, voilà tout; mais j'en ai eu deux ou trois ans de suite avant d'avoir l'honneur de vous connaître, et je m'en suis débarrassé en ne m'en occupant plus, Valbonne, en m'emmenant cette fois-ci, m'avait affublé d'un jeune médecin intelligent, mais têtu en diable, qui, mécontent de me voir guérir si vite, rien que par la vertu de ma bonne constitution, a voulu absolument me délivrer de ces migraines et les a rendues beaucoup plus violentes. Il m'a fallu l'envoyer promener, me quereller un peu avec mon pauvre Valbonne, et les planter là pour ne pas devenir victime de leur dévouement à ma personne.
—Les planter là! dit Césarine; vous n'êtes donc pas revenu avec eux?
—Je suis revenu tout seul avec mon pauvre Dubois, qui est mon meilleur médecin, lui! Il sait bien qu'il ne faut pas s'acharner à contrarier les gens, et quand je souffre, il patiente avec moi. C'est tout ce qu'il y a de mieux à faire.
—Et les autres, où sont-ils?
—Valbonne et le médecin? Je n'en sais rien; je les ai quittés à Marseille, d'où ils voulaient me faire embarquer pour la Corse, sous prétexte que j'y trouverais un climat d'été à ma convenance. J'en avais accepté le projet, mais je ne m'en souciais plus. J'ai confié à Dubois ma résolution de venir me reposer à Paris, et nous sommes partis tous deux, laissant les autres aux douceurs du premier sommeil. Ils ont dû courir après nous, mais nous avions douze heures et je pense qu'ils seront ici demain.
—Tout ce que vous me contez là est fort étrange, reprit Césarine; je ne vous savais pas si écolier que cela, et je ne comprends pas un médecin et un ami tyranniques à ce point de forcer un malade à prendre la fuite. Ne dois-je pas plutôt penser que vous avez eu la bonne idée de me surprendre, et que vous n'avez pas voulu laisser à vos compagnons de voyage le temps de m'avertir?
—Il y a peut-être aussi de cela, ma chère marquise.
—Pourquoi me surprendre? à quelle intention?
—Pour voir si le premier effet de votre surprise serait la joie ou le déplaisir.
—Voilà un très-mauvais sentiment, mon ami. C'est une méfiance de coeur qui me prouve que vous n'êtes pas aussi bien guéri que vous le dites.
—Il est permis de se méfier du peu qu'on vaut.
Pendant que Césarine causait ainsi avec son mari, j'observais ce dernier, et, d'abord émerveillée de l'aspect de force et de santé qu'il semblait avoir, je commençais à m'inquiéter d'un changement très-singulier dans sa physionomie. Ses yeux n'étaient plus les mêmes; ils avaient un brillant extraordinaire, et cet éclat augmentait à mesure que, provoqué aux explications, il se renfermait dans une courtoisie plus contenue. Était-il dévoré d'une secrète jalousie? avait-il un reste ou un retour de fièvre? ou bien encore cet oeil étincelant, qui semblait s'isoler de la paupière supérieure, était-il la marque ineffaçable que lui avait laissée la contraction nerveuse des grandes souffrances physiques?
En ce moment, Bertrand entra pour dire au marquis que Dubois était à ses ordres.
—Je comprends, répondit M. de Rivonnière: il veut m'emmener. Il craint que je ne sois fatigué, dites-lui que je suis très-bien et que j'attends M. Dietrich.
Puis il reprit son paisible entretien avec sa femme, la questionnant sur toutes les personnes de son entourage et ne paraissant pas avoir perdu la mémoire du moindre détail qui pût l'intéresser. Son oeil étrange m'étonnait toujours; il ne sembla entendre la voix de Dubois dans la pièce voisine. Je me levai comme sans intention, et je me hâtai d'aller le questionner.
—Il faut que madame la marquise renvoie M. le marquis, répondit-il à voix basse; c'est bientôt l'heure de son accès.
—Son accès de quoi?
Dubois porta d'un air triste la main à son front.
—Quoi donc? des migraines?
—Des migraines terribles.
—Qui l'abattent ou qui l'exaspèrent?
—D'abord l'un, et puis l'autre.
—Est-ce qu'il y a du délire?
—Hélas oui? Ces dames ne le savent donc pas?
—Nous ne savons rien.
—Alors M. de Valbonne a voulu le cacher; mais à présent il faut bien qu'on le sache ici. C'est un secret à garder pour le monde seulement.
—Est-ce qu'il a la fièvre dans ces accès de souffrance et d'exaltation?
—Non, c'est ce qui fait que j'espère toujours.
—C'est peut-être ce qui doit nous inquiéter le plus. Tranchons le mot,
Dubois; votre maître est fou?
—Eh bien! oui, sans doute, mais il l'a déjà été deux fois, et il a toujours guéri. Est-ce que mademoiselle croit qu'il était dans son bon sens quand il a séduit et abandonné la pauvre fille?…
—C'est la femme de mon neveu à présent.
—Ah! j'oubliais; pardon, je n'ai que du bien dire d'elle, un ange d'honnêteté et de désintéressement. M. le marquis n'eût pas commis cette faute-là dans son état naturel, et plus tard, quand il prenait des déguisements pour surveiller les démarches de mademoiselle Dietrich, je voyais bien, moi, qu'il n'avait pas sa tête. Il souffrait la nuit, comme il souffre à présent, et il n'avait pas ses journées lucides comme il les a.
—Est-ce qu'il est fou furieux la nuit?
—Furieux, non, mais fantasque et violent. Avec moi, il n'y a pas de danger. Il me résiste, il se fâche, et puis il cède. Il ne me maltraite jamais. Tout autre l'exaspère. Il avait pris son médecin en aversion et M. de Valbonne en grippe. Je lui ai conseillé de quitter Marseille, où son état ne pouvait pas rester caché, et je lui ai donné pour raison qu'on le soignait mal. On le soignait très-bien au contraire; mais, quand un malade est irrité, il faut changer son milieu et le distraire avec d'autres visages. J'ai donné rendez-vous pour ce soir à son ancien médecin: je veux qu'il le voie dans sa crise; mais c'est vers neuf heures que cela commence, et il faut décider madame la marquise à le renvoyer. Je ne crois pas qu'il lui résiste; il l'aime tant!
—Il l'aime toujours?
—Plus que jamais.
—Et il n'est plus jaloux d'elle?
—Ah! voilà ce que je ne sais pas; mais je crains qu'il ne me cache la vraie cause de son mal.
—De qui donc serait-il jaloux?
—Toujours de la même personne.
Un coup de sonnette sec et violent nous interrompit. Je rentrai au plus vite au salon en même temps que Bertrand; Dubois se tenait sur le seuil avec anxiété.
—M. le marquis veut se retirer, nous dit Césarine avec précipitation.
C'était comme un ordre irrité qu'elle donnait à son mari de s'en aller.
Le marquis éclata de rire; ce rire convulsif était effrayant.
—Allons donc! dit-il, je n'ai pas le droit d'attendre mon beau-père chez ma femme? Je l'attendrai, mordieu, ne vous en déplaise! Qu'on me laisse seul avec elle; je n'ai pas fini de l'interroger!
—Bertrand, s'écria Césarine, reconduira M. le marquis à sa voiture.
Elle s'adressait d'un ton de détresse au champion dévoué à sa défense dans les grandes occasions. Il s'avançait impassible, prêt à emporter le marquis dans ses bras nerveux, lorsque Dubois s'élança et le retint. Il prit le bras de son maître en lui disant:
—Monsieur le marquis m'a donné sa parole de rentrer à neuf heures, et il est neuf heures et demie.
Le marquis sembla s'éveiller d'un rêve, il regarda son serviteur en cheveux blancs avec une sorte de crainte enfantine:
—Tu viens m'ennuyer, toi? lui dit-il d'un air hébété; tu me payeras ça!
—Oui, à la maison, je veux bien; mais venez.
—Vieille bête! je cède pour aujourd'hui; mais demain….
Dubois l'emmena sans qu'il fit résistance. Bertrand les suivit, toujours disposé à prêter main-forte au besoin. Nous restâmes muettes à les suivre tous trois des yeux; puis, ayant vu le marquis monter dans sa voiture, Bertrand revint pour nous dire:
—Il est parti.
—Bertrand, lui dit Césarine, s'il arrive à M. de Rivonnière de se présenter encore chez moi en état d'ivresse, dites-lui que je n'y suis pas et empêchez-le d'entrer.
—M. le marquis n'est pas ivre, répondit Bertrand de son ton magistral, et, d'un geste expressif et respectueux, m'engageant à tout expliquer, il se retira.
—Qu'est-ce qu'il veut dire? s'écria Césarine.
—Tu crois, lui dis-je, que ton mari s'enivre?
—Oui certes! il est ivre ce soir, ses yeux étaient égarés. Pourquoi nous as-tu laissés ensemble? Je t'avais priée de rester. À peine étions-nous seuls, qu'il s'est jeté à mes genoux en me faisant les protestations d'amour les plus ridicules, et quand je lui ai rappelé les engagements pris avec moi, il ne se souvenait plus de rien. Il devenait méchant, idiot, presque grossier…. Ah! je le hais, cet homme qui prétend que je lui appartiens et à qui je n'appartiendrai jamais!
—Ne le hais pas, plains-le; il n'est pas ivre, il est aliéné!
Elle tomba sur un fauteuil sans pouvoir dire un mot, puis elle me fit quelques questions rapides. Je lui racontai tout ce que m'avait dit Dubois; elle m'écoutait, l'oeil fixe, presque hagard.
—Voilà, dit-elle enfin, une horrible éventualité qui ne s'était pas présentée à mon esprit,—être la femme d'un fou! avoir la plus répugnante des luttes à soutenir contre un homme qui n'a plus ni souvenir de ses promesses ni conscience de mon droit! Combattre non plus une volonté, mais un instinct exaspéré, se sentir liée, saine et vivante, à une brute privée de raison! Cela est impossible; une telle chaîne est rompue par le seul fait de la folie. Il faut faire constater cela. Il faut que tout le monde le sache, il faut qu'on enferme cet homme et qu'on me préserve de ses fureurs! Je ne peux pas vivre avec cette épouvante d'être à la merci d'un possédé; je n'ai fait aucune action criminelle pour qu'on m'inflige ce supplice de tous les instants. Ah! ce Valbonne qui me hait, comme il m'a trompée! Il le savait, lui, qu'il me faisait épouser un fou! Je dévoilerai sa conduite, je le ferai rougir devant le monde entier.
M. Dietrich rentrait, elle l'informa en peu de mots, et continua d'exhaler sa colère et son chagrin en menaces et en plaintes, adjurant son père de la protéger et d'agir au plus vite pour faire rompre son mariage. Elle voulait le faire déclarer nul, la séparation ne lui suffisait pas. M. Dietrich, accablé d'abord, se releva bientôt lorsqu'il vit sa fille hors d'elle-même. S'il la chérissait avec tendresse, il n'en était pas moins, avant tout, homme de bien, admirablement lucide dans les grandes crises.
—Vous parlez mal, ma fille, lui dit-il, et vous ne pensez pas ce que vous dites. De ce que Jacques a des nuits agitées et des heures d'égarement, il ne résulte pas qu'il soit fou, puisqu'un pauvre vieux homme comme Dubois suffit à le contenir et vient à bout de cacher son état. Nous aurons demain plus de détails; mais pour aujourd'hui ce que nous savons ne suffit pas pour provoquer la cruelle mesure d'une séparation légale. Songez qu'il nous faudrait porter un coup mortel à la dignité de celui dont vous avez accepté le nom. Il faudrait accuser lui et les siens de supercherie, et qui vous dit qu'un tribunal se prononcerait contre lui? En tout cas, l'opinion vous condamnerait, car personne n'est dispensé de remplir un devoir, quelque pénible qu'il soit. Le vôtre est d'attendre patiemment que la situation de votre mari s'éclaircisse, et de faire tout ce qui, sans compromettre votre fierté ni votre indépendance, pourra le calmer et le guérir. Si, après avoir épuisé les moyens de douceur et de persuasion, nous sommes forcés de constater que le mal s'aggrave et ne laisse aucun espoir, il sera temps de songer à prendre des mesures plus énergiques; sinon, vous serez cruellement et justement blâmée de lui avoir refusé vos soins et vos consolations.
Césarine, atterrée, ne répondit rien, et passa la nuit dans un désespoir dont la violence m'effraya. Je n'osai la quitter avant le jour; je craignais qu'elle ne se portât à quelque acte de désespoir. Cette fois elle ne posait pas pour attendrir les autres, elle se retenait au contraire, et n'eut point d'attaque de nerfs; mais son chagrin était profond, les larmes l'étouffaient, elle jugeait son avenir perdu, sa vie sacrifiée à quelque chose de plus sombre que le veuvage, l'obligation incessante d'employer son intelligence supérieure à contenir les emportements farouches ou à subir les puériles préoccupations d'un idiot méchant à ses heures, toujours jaloux et osant se dire épris d'elle.
Le châtiment était cruel en effet, mais c'est en vain qu'elle me le présentait comme une injustice du sort. Elle avait épousé ce moribond, moitié par ostentation de générosité, moitié pour se relever aux yeux de Paul, un peu aussi pour être marquise et indépendante par-dessus le marché.
Le lendemain, M. Dietrich alla dès le matin voir son gendre. Il le trouva endormi et put causer longuement avec Dubois et le médecin qui avait passé la nuit à observer son malade. Le résumé de cet examen fut que le marquis n'était ni fou ni lucide absolument. Il avait les organes du cerveau tour à tour surexcités et affaiblis par la surexcitation. Quelques heures de sa journée, entre le repos du matin, qui était complet, et le retour de l'accès du soir, pouvaient offrir une parfaite sanité d'esprit, et nulle consultation médicale dressée avec loyauté n'eût pu faire prononcer qu'il était incapable de gérer ses affaires ou de manquer d'égards à qui que ce soit. Il avait causé avec lui après l'accès et l'avait trouvé bien portant de corps et d'esprit. Il ne jugeait point qu'il eût jamais eu le cerveau faible. Il le croyait en proie à une maladie nerveuse, résultat de sa blessure ou de la grande passion sans espoir qu'il avait eue et qu'il avait encore pour sa femme.
Là se présentait une alternative sans issue. En cédant à son amour, Césarine le guérirait-elle? S'il en était ainsi, n'était-il pas à craindre que les enfants résultant de cette union ne fussent prédisposés à quelque trouble essentiel dans l'organisation? Le médecin ne pouvait et ne voulait pas se prononcer. M. Dietrich sentait que sa fille se tuerait plutôt que d'appartenir à un homme qui lui faisait peur, et dont elle eût rougi de subir la domination. Il se retira sans rien conclure. Il n'y avait qu'à patienter et attendre, essayer un rapprochement purement moral, en observer les effets, séparer les deux époux, si le résultat des entrevues était fâcheux pour le marquis; alors on tenterait de le faire voyager encore. On ne pouvait s'arrêter qu'à des atermoiements; mais en tout cas, jusqu'à nouvel ordre, M. Dietrich voulait que l'état du marquis fût tenu secret, et Dubois affirmait que la chose était possible vu les dispositions locales de son hôtel et la discrétion de ses gens, qui lui étaient tous aveuglément dévoués.
Deux heures plus tard, M. de Valbonne, arrivé dans la nuit, venait s'entretenir du même sujet avec M. Dietrich: M. de Valbonne était absolu et cassant. Il n'aimait pas Césarine, pour l'avoir peut-dire aimée sans espoir avant son mariage. Il la jugeait coupable de ne pas vouloir se réunir à son ami, et quand M. Dietrich lui rappela le pacte d'honneur par lequel, en cas de guérison, Jacques s'était engagé à ne pas réclamer ses droits, il jura que Jacques était trop loyal pour songer à les réclamer; c'était lui faire injure que de le craindre.
—Pourtant, dit M. Dietrich, il a fait hier soir une scène inquiétante, et dans ses moments de crise il ne se rappelle plus rien.
—Oui, reprit Valbonne, il est alors sous l'empire de la folie, j'en conviens, et si sa femme n'eût été la cause volontaire ou inconsciente de cette exaltation en le gardant sous sa dépendance durant cinq ans, elle aurait le droit d'être impitoyable envers lui; mais elle l'a voulu pour ami et pour serviteur. Elle l'a rendu trop esclave et trop malheureux, je dirai même qu'elle l'a trop avili pour ne pas lui devoir tous les sacrifices, à l'heure qu'il est.
—Je ne vous permets pas de blâmer ma fille, monsieur le vicomte. Je sais qu'en épousant votre ami contre son inclination, elle n'a eu en vue que de le relever de l'espèce d'abaissement où tombe dans l'opinion un homme trop soumis et trop dévoué.
—Oui, mais les devoirs changent avec les circonstances: Jacques était condamné. La réparation donnée par mademoiselle Dietrich était suffisante alors et facile, permettez-moi de vous le dire; elle y gagnait un beau nom….
—Sachez, monsieur, qu'elle n'était pas lasse de porter le mien, et rappelez-vous qu'elle n'a pas voulu accepter la fortune de son mari.
—Elle l'aura quand même, elle en jouira du moins, car elle y a droit, elle est sa femme; rien ne peut l'empêcher de l'être, et la loi l'y contraint.
—Vous parlez de moi, dit Césarine, qui entrait chez son père et qui entendit les derniers mots. Je suis bien aise de savoir votre opinion, monsieur de Valbonne, et de vous dire, en guise de salut de bienvenue, que ce ne sera jamais la mienne.
M. de Valbonne s'expliqua, et, la rassurant de son mieux sur la loyauté du marquis, il exprima librement son opinion personnelle sur la situation délicate où l'on se trouvait. Si Césarine m'a bien rapporté ses paroles, il y mit peu de délicatesse et la blessa cruellement en lui faisant entendre qu'elle devait abjurer toute autre affection secrète, si pure qu'elle pût être, pour rendre l'espoir, le repos et la raison à l'homme dont elle s'était jouée trop longtemps et trop cruellement.
Il s'ensuivit une discussion très-amère et très-vive que M. Dietrich voulut en vain apaiser; Césarine rappela au vicomte qu'il avait prétendu à lui plaire, et qu'elle l'avait refusé. Depuis ce jour, il l'avait haïe, disait-elle, et son dévoûment pour Jacques de Rivonnière couvrait un atroce sentiment de vengeance. La querelle s'envenimait lorsque Bertrand entra pour demander si l'on avait vu le marquis. Il l'avait introduit dans le grand salon, où le marquis lui avait dit avec beaucoup de calme vouloir attendre madame la marquise. Bertrand avait cherché madame chez elle, et, ne l'y trouvant pas, il était retourné au salon d'honneur pour dire à M. de Rivonnière qu'il allait la chercher dans le corps de logis habité par M. Dietrich; mais le marquis n'était plus là, et les autres domestiques assuraient l'avoir vu aller au jardin. Dans le jardin, Bertrand ne l'avait pas trouvé davantage, non plus que dans les appartements de la marquise. Il était pourtant certain que M. de Rivonnière n'avait pas quitté l'hôtel.
M. Dietrich et M. de Valbonne se mirent à sa recherche; Césarine rentra dans son appartement, où le marquis s'était glissé inaperçu et l'attendait; elle eut un mouvement d'effroi et voulut sonner. Il l'en empêcha en se plaçant entre elle et la sonnette.
—Écoutez-moi, lui dit-il, c'est pour la dernière fois! Je connais trop votre maison pour y errer à l'aventure. Je voulais parler à votre père, j'ai pénétré tout à l'heure dans son cabinet, j'ai entendu votre voix et celle de Valbonne. J'ai écouté. Un homme condamné a le droit de connaître les motifs de sa sentence. J'ai appris une chose que j'ignorais, c'est que je suis fou, et une chose dont je voulais encore douter, c'est que votre indifférence pour moi s'était changée en terreur et en aversion. Je suis bien malheureux, Césarine; mais je vous absous, moi, d'avoir fait sciemment mon malheur. Vous n'avez jamais connu l'amour et ne le connaîtrez jamais, c'est pourquoi vous ne vous êtes pas doutée de la violence du mien. Vous n'avez jamais cru qu'on en pût devenir fou; vous avez toujours raillé mes plaintes et mes transports. C'est assez souffrir, vous ne me ferez plus de mal. Puissiez-vous oublier celui que vous m'avez fait et n'en jamais apprécier l'étendue, car vous auriez trop de remords! Je vous les épargne, ces reproches, car, aliéné ou non, je me sens calme en ce moment comme si j'étais mort. Adieu. Si j'étais vindicatif, je serais content de penser que votre passion du moment est de réduire un autre homme que vous ne réduirez pas. Il vous préférera toujours sa femme. Je l'ai vu tantôt, je sais ce qu'il pense et ce qu'il vaut. Vous souffrirez dans votre orgueil, car il est plus fort de sa vertu que vous de votre ambition; mais je ne suis pas inquiet de votre avenir; vous chercherez d'autres victimes, et vous en trouverez. D'ailleurs ceux qui n'aiment pas résistent à toutes les déceptions. Soyez donc heureuse à votre manière; moi, je vais oublier la funeste passion qui a troublé ma raison et avili mon existence.
J'étais entrée chez Césarine dès les premiers mots du marquis. Il se dirigea vers moi, prit ma main qu'il porta à ses lèvres sans me rien dire, et sortit sans se retourner.
Inquiète, je voulais le suivre.
—Laissons-le partir, dit Césarine en faisant signe à Bertrand, qui se tenait dans l'antichambre et qui suivit le marquis. Il se rend justice à lui-même. Ses reproches sont injustes et cruels, mais je n'y veux pas répondre. À la moindre excuse, à la moindre consolation que je lui donnerais, il me reparlerait de ses droits et de ses espérances. Laissons-le rompre tout seul ce lien odieux.
Bertrand revint nous dire que M. de Rivonnière était remonté dans sa voiture et avait donné l'ordre de retourner chez lui.
—Dubois l'a-t-il accompagné ici?
—Non, madame la marquise. Dubois veille M. le marquis toutes les nuits, il dort le jour; mais M. de Valbonne, qui n'avait pas encore quitté l'hôtel, est monté en voiture avec M. de Rivonnière.
—N'importe, Bertrand, allez savoir ce qui se passe à l'hôtel
Rivonnière; vous viendrez me le dire.
Bertrand obéit en annonçant mon neveu.
—Venez, s'écria Césarine en courant à lui; donnez-moi conseil, jugez-moi, aidez-moi, j'ai la tête perdue, soyez mon ami et mon guide!
—Je sais tout, répondit Paul. Je viens de voir M. Dietrich. Il ne songe qu'à vous préserver. Vous ne songez pas non plus à autre chose. Le conseil que vous donnerait ma conscience, vous ne le suivriez pas.
—Je le suivrai! répondit Césarine avec exaltation.
—Eh bien! demandez votre voiture et courez chez votre mari, car je l'ai vu sortir d'ici d'un air si abattu que je crains tout. Il m'a serré la main en passant, et son regard semblait m'adresser un éternel adieu.
—J'y cours, dit Césarine en tirant la sonnette.
—Mais ce n'est pas tout d'aller lui donner quelques vagues consolations, reprit Paul. Il faut rester près de lui, il faut le veiller dans son délire, il faut le distraire et le rassurer à ses heures de calme. S'il veut quitter Paris, il faut le suivre; il faut être sa femme, en un mot, dans le sens chrétien et humain le plus logique et le plus dévoué.
—Ah!… voilà… ce que vous conseillez? s'écria Césarine en portant convulsivement un verre d'eau froide à ses lèvres desséchées et frémissantes, c'est vous qui me dites d'être la femme de M. de Rivonnière!
—Et pourquoi, reprit-il, ne serait-ce pas moi? Je suis le plus nouveau et le plus désintéressé de vos amis; vous me consultez, je ne me serais pas permis, sans cela, de vous dire ce que je pense.
—Ce que vous pensez est odieux: une femme ne doit pas se respecter, elle doit se donner sans amour comme une esclave vendue?
—Non, jamais; mais si elle est noblement femme, si elle a du coeur, si elle plaint le malheur qu'elle a volontairement causé, elle fait entrer l'amour dans la pitié. Qu'est-ce donc que l'amour, sinon la charité à sa plus haute puissance?
—Ah oui! vous pensez cela, vous! vous voulez que j'aime mon mari par charité comme vous aimez votre femme….
—Je n'ai pas dit par charité, j'ai dit avec charité. J'ai invoqué ce qu'il y a de plus pur et de plus grand, ce qui sanctifie l'amour et fait du mariage une chose sacrée.
—C'est bien, dit Césarine tout à coup froide et calme, vous avez prononcé, j'obéis….
Elle sortit sans me permettre de la suivre.
—Oui, c'est bien, Paul, dis-je à mon neveu en l'embrassant: toi seul as eu le courage de lui tracer son devoir!
Mais il repoussa doucement mes caresses, et, tombant sur un fauteuil, il éclata d'un rire nerveux entrecoupé de sanglots étouffés.
—Qu'est-ce donc? m'écriai-je, qu'as-tu! es-tu malade? es-tu fou?
—Non, non! répondit-il avec un violent effort sur lui-même pour se calmer, ce n'est rien. Je souffre, mais ce n'est rien.
—Mais enfin… cette souffrance…. Malheureux enfant, tu l'aimes donc?
—Non, ma tante, je ne l'aime pas dans le sens que vous attachez à ce mot-là; elle n'est pas mon idéal, le but de ma vie. Si elle le croit, détrompez-la, elle n'est même pas mon amie, ma soeur, mon enfant, comme Marguerite; elle n'est rien pour moi qu'une émouvante beauté dont mes sens sont follement et grossièrement épris. Si elle veut le savoir, dites-le-lui pour la désillusionner; mais, non, ne lui dites rien, car elle se croirait vengée de ma résistance, et elle est femme à se réjouir de mon tourment. Cela n'est pourtant pas si grave qu'elle le croirait. Les femmes s'exagèrent toujours les supplices qu'elles se plaisent à nous infliger. Je ne suis pas M. de Rivonnière, moi! Je ne deviendrai pas fou, je ne mourrai pas de chagrin, je ne souffrirai même pas longtemps. Je suis un homme, et jamais une convoitise de l'esprit ni de la chair, comme disent les catholiques, n'a envahi ma raison, ma conscience et ma volonté. Le conseil que je viens de donner m'a coûté, je l'avoue. Il m'a passé devant les yeux des lueurs étranges, mon sang a bourdonné dans mes oreilles, j'ai cru que j'allais tomber foudroyé; puis j'ai résisté, je me suis raillé moi-même, et cela s'est dissipé comme toutes les vaines fumées qu'un cerveau de vingt-cinq ans peut fort bien exhaler sans danger d'éclater. Ne me dites rien, ma tante, je ne suis pas un héros, encore moins un martyr; je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger, comme porte la consigne du sage: aussi la prudence, le point d'honneur, le respect de moi-même, me sont-ils aussi familiers que les émotions de la jeunesse. Je donne la préférence à ce qui est bien sur ce qui ne serait qu'agréable. Le devoir avant le plaisir, toujours! et, grâce à ce système, tout devoir me devient doux…. À présent parlons de Marguerite, ma bonne tante; cela me touche, me pénètre et m'intéresse beaucoup plus. Elle n'est pas bien et m'inquiète chaque jour davantage. On dirait qu'elle me cache encore quelque chose qui la fait souffrir, et que je cherche en vain à deviner. Venez la voir un de ces jours, je vous laisserai ensemble et vous tâcherez de la confesser. Je m'en retourne auprès d'elle. Puis-je boire le verre d'eau qui est là? Cela achèvera de me remettre.
Il prit le verre, puis, se souvenant que Césarine agitée y avait trempé ses lèvres, il le reposa et en prit un autre sur le plateau en disant avec un sourire demi-amer, demi-enjoué:
—Je n'ai pas besoin de savoir sa pensée, je la sais de reste.
—Tu crois la connaître?
—Je l'ai connue, puis je m'y suis trompé. Après l'avoir trop accusée, je l'ai trop justifiée; mais tout à l'heure, quand elle m'a dit:
«—C'est vous qui me conseiller d'être la femme d'un autre?»
J'ai compris son illusion, son travail, son but. Déjà je les avais pressentis hier dans son attitude vis-à-vis de Marguerite, dans son sourire amer, dans ses paroles blessantes; elle n'est pas si forte qu'elle le croit, elle ne l'est du moins pas plus que moi. Et pourtant je ne suis pas un héros, je vous le répète, ma tante; je suis l'homme de mon temps, que la femme ne gouvernera plus, à moins de devenir loyale et d'aimer pour tout de bon! Encore un peu de progrès, et les coquettes, comme tous les tyrans, n'auront plus pour adorateurs que des hommes corrompus ou efféminés!
Il me laissa rassurée sur son compte, mais inquiète de Césarine. Je n'osais la rejoindre; je demandai à voir M. Dietrich, il était sorti avec elle.
Bertrand vint au bout d'une heure me dire, de la part de la marquise, que M. de Rivonnière était calme et qu'elle me priait de venir passer la soirée chez lui à huit heures. Je fus exacte. Je trouvai le marquis mélancolique, attendri, reconnaissant. Césarine me dit devant lui dès que j'entrai:
—Nous ne t'avons pas invitée à dîner parce qu'ici rien n'est en ordre. Le marquis nous a fait très-mal dîner; ce n'est pas sa faute. Demain je m'occuperai de son ménage avec Dubois, et ce sera mieux. En revanche, nous avons fait une charmante promenade au bois, par un temps délicieux; tout Paris y était.
Elle était si tranquille, si dégagée, que j'eus peine à cacher ma surprise.
—Prends ton ouvrage, si tu veux, ajouta-t-elle, tu n'aimes pas à rester sans rien faire. Mon père était en train de nous raconter la séance de la chambre.
M. Dietrich continua de parler politique au marquis, voulant peut-être s'assurer de la lucidité de son esprit, mais procédant avec lui comme s'il n'en eût jamais douté. Je vis que c'était une cure consciencieusement entreprise. Le marquis écoutait avec une sorte d'effort, mais répondait à propos. De temps en temps il paraissait éprouver quelque anxiété en regardant la pendule. Le malheureux, depuis qu'il se savait réputé fou, semblait avoir conscience de son mal et en redouter l'approche.
Il s'observa sans doute beaucoup, car il triompha de l'heure fatale, et arriva jusqu'à près de dix heures sans perdre sa présence d'esprit et sans paraître souffrir. Alors il tomba dans une sorte d'abattement méditatif, répondit de moins en moins aux paroles qu'on lui adressait, et finit par ne plus répondre du tout.
—Je vois que vous souffrez beaucoup, lui dit Césarine; vous allez vous coucher, nous resterons au salon jusqu'à ce que vous dormiez. Nous jouerons aux échecs, mon père et moi. Si vous ne dormez pas, vous viendrez nous trouver.
Il répondit par un vague sourire, sans qu'on sût s'il avait bien compris. Dubois l'emmena. M. Dietrich se glissa dans une pièce voisine de la chambre à coucher de son gendre; il voulait écouter et observer les phénomènes de l'accès, Dubois laissa les portes ouvertes sous la tenture rabattue.
Césarine, restée au salon avec moi, allait et venait sans bruit. Bientôt elle m'appela pour écouter aussi. Le marquis souffrait beaucoup et se plaignait à Dubois comme un enfant. Le brave homme le réconfortait, lui répétant sans se lasser:
—Ça passera, monsieur, ça va passer.
La souffrance augmenta, le malade demanda ses pistolets, et ce fut une exaspération d'une heure environ, durant laquelle il accabla Dubois d'injures et de reproches de ce qu'il voulait lui conserver la vie; mais il n'avait pas l'énergie nécessaire pour faire acte de rébellion, la souffrance paralysait sa volonté. Tout à coup elle cessa comme par enchantement, il se mit à déraisonner. Il parlait assez bas; nous ne pûmes rien suivre et rien comprendre, sinon qu'il passait d'un sujet à un autre et que ses préoccupations étaient puériles. Nous entendions mieux les réponses de Dubois, qui le contredisait obstinément; à ce moment-là il ne craignait plus de l'irriter:
—Vous savez bien, lui disait-il, qu'il n'y a pas un mot de vrai dans ce que vous me dites. Vous êtes à Paris et non à Genève; l'horloger n'a pas dérangé votre montre pour vous jouer un mauvais tour. Votre montre va bien, aucun horloger n'y a touché.
Nous entendîmes le marquis lui dire:
—Ah! voilà! tu me crois fou! c'est ton idée!
—Non, monsieur, répondit le patient vieillard. Je vous ai connu tout petit, je vous ai, pour ainsi dire, élevé: vous n'êtes pas fou, vous ne l'avez jamais été; mais vous étiez fort railleur, et vous l'êtes encore; vous me faisiez un tas de contes pour vous moquer de moi, et c'est une habitude que vous avez gardée. Moi, je me suis habitué à vous écouter et à ne rien croire de ce que vous me dites.
Le marquis parla encore bas; puis, distinctement et raisonnablement:
—Mon ami, dit-il, je sens que ma tête va tout à fait bien, et que je vais dormir; mais il faut que tu me rappelles ce que j'ai fait hier, je ne m'en souviens plus du tout.
—Et moi, je ne veux pas vous le dire, parce que vous ne dormiriez pas. Quand on veut bien dormir, il faut ne se souvenir de rien et ne penser à rien. Allons, couchez-vous; demain matin, vous vous souviendrez.
—C'est comme tu voudras; pourtant j'ai quelque chose qui me tourmente: est-ce que j'ai été méchant tantôt?
—Vous! jamais!
—Je ne t'ai pas brutalisé pendant que je souffrais?
—Cela ne vous est jamais arrivé que je sache.
—Tu mens, Dubois! Je t'ai peut-être frappé?
—Quelle idée avez-vous là, et pourquoi me dites-vous cela aujourd'hui?
—Parce qu'il me semble que je me souviens un peu, à moins que ce ne soit encore un rêve; rêve ou non, embrasse-moi, mon pauvre Dubois, et va te coucher; je suis très-bien.
Un quart d'heure après, nous entendîmes sa respiration égale et forte; il dormait profondément, Dubois vint nous trouver.
—M. le marquis est sauvé, nous dit-il. Il n'a pas encore conscience du bien que vous lui avez fait; mais il l'éprouve, son accès a été plus court et plus doux de moitié que les autres jours; continuez, et vous verrez qu'il ira de mieux en mieux; c'est le chagrin qui l'a brisé, le bonheur le guérira, je n'en doute plus.
M. Dietrich lui demanda si c'était la première fois que le marquis avait une vague conscience de ses emportements.
—Oui, monsieur, c'est la première fois, vous voyez que son bon coeur se réveille, et comme il m'a embrassé, le pauvre enfant! C'est comme quand il était petit.
Il était quatre heures du matin, Dubois avait fait préparer pour nous l'appartement qu'occupait madame de Montherme lorsqu'elle venait soigner son frère; elle ignorait son retour, et passait l'été à Rouen, où son mari avait des intérêts à surveiller.
Nous prîmes donc du repos, et nous pûmes assister en quelque sorte au réveil du marquis en nous tenant dans la pièce d'où nous l'avions écouté durant la nuit. Il éveilla Dubois à neuf heures, et se jetant à son cou:
—Mon ami, lui dit-il, je me souviens d'hier, j'ai été bien cruellement éprouvé! J'ai appris que j'étais fou et que ma femme avait peur de moi; mais ensuite elle est venue au moment où de sang-froid j'étais résolu à me faire sauter la cervelle. Elle a été bonne comme un ange, son père excellent; ils n'ont pas voulu discuter avec moi. Ils m'ont traité comme un enfant, mais comme un enfant qu'on aime. Ils m'ont pris, bon gré, mal gré, dans leur voiture, et ils m'ont promené à travers toutes les élégances de Paris, pour bien montrer que j'étais guéri, pour faire croire que je n'étais pas aliéné, et que ma femme prétendait vivre avec moi. Cela m'a fait du mal et du bien; je vois qu'elle se préoccupe de ma dignité, et qu'elle veut sauver le ridicule de ma situation. Je lui en sais gré; elle agit noblement, en femme qui veut faire respecter le nom qu'elle porte. Elle me fait encore un plus grand bien, elle détruit ma jalousie, car, en feignant d'être à moi, elle rompt avec les espérances qu'elle a pu encourager. Il n'y a qu'un lâche qui accepterait ce partage même en apparence, et l'homme que je soupçonnais de l'aimer malgré lui est homme de coeur et très-orgueilleux; tout cela est bon et bien de la part de ma femme et de son père, et aussi de cette excellente Nermont, qui a toujours donné les meilleurs conseils.
—Monsieur ne sait pas qu'ils ont passé la nuit ici, et qu'ils y sont encore?
—Que me dis-tu là? Malheur à moi! ils m'ont vu dans mon accès!
—Non, monsieur, mais ils auraient pu vous voir. Vous n'avez pas eu d'accès.
—Tu mens, Dubois; j'en ai toutes les nuits! Valbonne l'a avoué; j'ai bien entendu, je me souviens bien! Ma femme a voulu s'assurer de la vérité, elle sait à présent que je ne suis plus un homme, et qu'elle ne pourra jamais m'aimer!
Césarine entra en l'entendant sangloter. Elle le trouva en robe de chambre, assis devant sa toilette et pleurant avec amertume. Elle l'embrassa et lui dit:
—Votre folie, c'est de vous croire fou; vous n'en avez pas d'autre. Nous avons été trompés, vous avez votre raison. Qu'elle se trouble un peu à certaines heures de la nuit, c'est de quoi je ne m'inquiète plus à présent. Je me charge de vous guérir en restant près de vous pour vous consoler, vous distraire et vous prouver que je n'ai pas de meilleur et de plus cher ami que vous.
—Restez donc! répondit-il en se jetant à ses genoux. Restez sans crainte et guérissez-moi! Je veux guérir; il faut que l'homme dont vous vous êtes déclarée la femme en vous montrant en public avec lui ne soit pas un insensé ou un idiot. Je vous serai soumis comme un enfant, et ma reconnaissance sera plus forte que ma passion, car je n'oublierai plus mes serments, et ce que j'ai juré, je le tiendrai; soignez donc votre ami, votre frère, jusqu'à ce qu'il soit digne d'être votre protecteur.
C'était là que Césarine avait voulu l'amener, c'était en somme ce qu'elle pouvait faire de mieux, et elle l'avait fait avec vaillance. Elle s'installa chez son mari et me pria d'y rester avec elle. M. Dietrich retourna chez lui, et vint tous les jours dîner avec nous. Bertrand passa les nuits à surveiller toutes choses, toujours prêt à contenir le malade s'il arrivait à la fureur, bien que Dubois ne fût ni inquiet ni fatigué de sa tâche. En très-peu de jours, les accès, toujours plus faibles, disparurent presque entièrement, et tout fit présager une guérison complète et prochaine. On fit des visites, on en rendit; un bruit vague de démence avait couru. Toutes les apparences et bientôt la réalité le démentirent.
Je voyais Marguerite assez souvent, et je n'étais pas aussi rassurée sur son compte que sur celui du marquis. Elle allait toujours plus mal; minée par une fièvre lente, elle n'avait presque plus la force de se lever. Paul voyait avec effroi l'impuissance absolue des remèdes. Après une consultation de médecins qui par sa réserve aggrava nos inquiétudes, Marguerite vit malgré nous qu'elle était presque condamnée.
—Écoutez, me dit-elle un jour que nous étions seules ensemble, je meurs; je le sais et je le sens. Il est temps que je parle pendant que je peux encore parler. Je meurs parce que je dois, parce que je veux mourir; j'ai commis une très-mauvaise action. Je vous la confie comme à Dieu. Réparez-la, si vous le jugez à propos. J'ai surpris une lettre qui était pour Paul; je l'ai ouverte; je l'ai lue, je la lui ai cachée, il ne la connaît pas! Seulement laissez-moi vous dire qu'en faisant cette bassesse j'avais déjà pris la résolution de me laisser mourir, parce que j'avais tout deviné; à présent lisez.
Elle me remit un papier froissé, humide de sa fièvre et de ses larmes, qu'elle portait sur elle comme un poison volontairement savouré. C'était l'écriture de Césarine, et elle datait d'une quinzaine.
«Paul, vous l'avez voulu. Je suis chez lui. Je le sauverai; il est déjà sauvé. Je suis perdue, moi, car dès qu'il sera guéri, je n'aurai plus de motifs pour le quitter et pour réclamer ma liberté. Il faudra que je sois sa femme, entendez-vous? Son amour est invincible; c'est sa vie, et, s'il perd encore une fois l'espérance, il se tuera. Vous l'avez voulu, je serai sa femme! Mais sachez qu'auparavant je veux être à vous. Vous m'aimez, je le sais, nous devons nous quitter pour jamais, nos devoirs nous le prescrivent, et nous ne serons point lâches; mais nous nous dirons adieu, et nous aurons vécu un jour, un jour qui résumera pour nous toute une vie. Je vous ferai connaître ce jour de suprême adieu, je trouverai un prétexte pour m'absenter, un prétexte qui vous servira aussi. Ne me répondez pas et soyez calme en apparence.»
Je relus trois fois ce billet. Je croyais être hallucinée, je voulais douter qu'il fût de la main de Césarine. Le doute était impossible. La passion l'avait terrassée, elle abjurait sa fierté, sa pudeur; elle descendait des nuées sublimes où elle avait voulu planer au-dessus de toutes les faiblesses humaines; elle se jugeait d'avance avilie par l'amour de son mari; elle voulait se rendre coupable auparavant. Étrange et déplorable folie dont je rougis pour elle au point de ne pouvoir cacher à Marguerite l'indignation que j'éprouvais!
La pauvre femme ne me comprit pas.
—N'est-ce pas que c'est bien mal? me dit-elle en entendant mes exclamations. Oui, c'est bien mal à moi d'avoir intercepté une lettre comme celle-là! Que voulez-vous? je n'ai pas eu le courage qu'il fallait. Je me suis dit:
«—Puisque je vais mourir!»
Il l'aime, elle le lui dit. Il me trompe par vertu, par bonté, mais il l'aime, c'est bien sûr. S'il ne le lui a pas dit, elle l'a bien vu, et moi aussi d'ailleurs je le voyais bien…. Pauvre Paul, comme il a été malheureux à cause de moi! comme il s'est défendu, comme il a été grand et généreux! J'ai eu tort de lui cacher son bonheur. Il n'en eût pas profité tant que j'aurais vécu; c'est pour cela qu'il faut que je me dépêche de partir. Je reste trop longtemps; chaque jour que je vis, il me semble que je le lui vole. Ah! j'ai été lâche, j'aurais dû lui dire:
«—Laisse-moi encore quelques semaines pour bien regarder mon pauvre enfant; je voudrais ne pas l'oublier quand je serai morte! Va donc à ce rendez-vous, ce ne sera pas le dernier: vous vous aimez tant que vous ne saurez pas si vous êtes coupables de vous aimer; seulement ne me dis rien. Laisse-moi croire que tu n'iras peut-être pas. Pardonne-moi d'avoir été ton fardeau, ton geôlier, ton supplice; mais sache que je t'aimais encore puisqu'elle ne t'aime, car je meurs pour que tu aies son amour, et elle n'eût pas fait cela pour toi….»
Elle parla encore longtemps ainsi avec exaltation et une sorte d'éloquence; je ne l'interrompais point, car Paul était entré sans bruit. Il se tenait derrière son rideau et l'écoutait avec attention. Il voulait tout savoir. De son côté, elle m'avouait tout.
—Vous me justifierez quand je n'y serai plus, disait-elle; faites-lui connaître que, si je ne suis pas morte plus tôt, ce n'est pas ma faute. J'ai fait mon possible pour en finir bien vite: tous les remèdes qu'on me présente, je les mets dans ma bouche, mais je ne les avale que quand on m'y force en me regardant bien. La nuit, quand on dort un instant, je me lève, je prends froid. Si on me dit de prendre de l'opium, j'en prends trop. Je cherche tout ce qui peut me faire mal. Je fais semblant de ne pouvoir dormir que sur la poitrine, et je m'étouffe le coeur jusqu'à ce que je perde connaissance. Je voudrais savoir autre chose pour me faire mourir!
—Assez, Marguerite! lui dit Paul en se montrant. J'en sais assez pour te sauver, et je te sauverai; tu le voudras, et nous serons heureux, tu verras! Nous oublierons tout ce que nous avons souffert. Montre-moi cette lettre dont tu parles, et ne crains rien.
Il lui prit doucement la lettre, la lut sans émotion, la jeta par terre et la roula sous son pied.
—C'est une lettre infâme! s'écria-t-il; c'est une insulte à mon honneur! Comment, j'aurais tendu la main à son mari après le duel, j'aurais accepté ses excuses, pardonné à son repentir, conseillé le mariage, et après le mariage le rapprochement, tout cela pour le tromper, pour posséder sa femme avant lui et m'avilir à ses yeux plus qu'il n'était avili aux miens par sa conduite envers toi! Tiens, cette femme est plus folle que lui, et sa démence n'a rien de noble. C'est l'égarement d'une conscience malade, d'un esprit faux, d'un méchant coeur. Je devrais la haïr, car son but n'est pas même la passion aveugle: elle a espéré me punir des conseils sévères que je lui ai donnés en mettant dans ma vie ce qu'elle jugeait devoir être un regret poignant, éternel. Eh bien! sais-tu ce que j'eusse fait vis-à-vis d'une pareille femme, si ni Jacques de Rivonnière, ni ma tante, ni toi, n'eussiez jamais existé? J'aurais été à son rendez-vous, et je lui aurais dit en la quittant:
—Merci, madame, c'est demain le tour de quelque autre; je vous quitte sans regret!
Mais supposer que j'aurais avec elle une heure d'ivresse au prix de mon honneur et de ta vie, ah! Marguerite, ma pauvre chère enfant, tu ne me connais donc pas encore? Allons, tu me connaîtras! En attendant, jure-moi que tu veux guérir, que tu veux vivre! Regarde-moi. Ne vois-tu pas dans mes yeux que tu es, avec mon Pierre, ce que j'ai de plus cher au monde?
Il alla chercher l'enfant et le mit dans les bras de sa mère.
—Vois donc le trésor que tu m'as donné; dis-moi si je peux ne pas aimer la mère de cet enfant-là? Dis-moi si je pourrais vivre sans elle? Mettons tout au pire; suppose que j'aie eu un caprice pour cette folle que tu as toujours beaucoup plus admirée que je ne l'admirais, serait-ce un grand sacrifice à te faire que de rejeter ce caprice comme une chose malsaine et funeste? Faudrait-il un énorme courage pour lui préférer mon bonheur domestique et l'admirable dévouement d'un coeur qui veut s'étouffer, comme tu dis, par amour pour moi? Non, non, ne l'étouffé pas, ce coeur généreux qui m'appartient! Suppose tout ce que tu voudras, Marguerite: admets que je sois un sot, une dupe vaniteuse, un libertin corrompu, un traître, je ne croyais pas mériter ces suppositions; mais au moins ne suppose pas qu'en te voyant désirer la mort j'accepte le honteux bonheur que tu veux me laisser goûter…. Allons, allons, lui dit-il encore en voyant renaître le sourire sur ses lèvres décolorées, relève-toi de la maladie et de la mort, ma pauvre femme, ma seule, ma vraie femme! Ris avec moi de celles qui, prétendant n'être à personne, tomberont peut-être dans l'abjection d'être à tous. Ces êtres forcés sont des fantômes. La grandeur à laquelle ils prétendent n'est que poussière: ils s'écroulent devant le regard d'un homme sensé. Que la belle marquise devienne ce qu'elle pourra, je ne me soucierai plus de redresser son jugement; j'abdique même le rôle d'ami désintéressé qu'elle m'avait imposé; je ne lui répondrai pas, je ne la reverrai pas, je t'en donne ici ma parole, aussi sérieuse, aussi loyale que si, pour la seconde fois, je contractais avec toi le lien du mariage, et ce que je te jure aussi, c'est que je suis heureux et fier de prendre cet engagement-là.
Huit jours plus tard, Marguerite, docile à la médication et rassurée pour toujours, était hors de danger. On faisait des projets de voyage auxquels je m'associais, car mon coeur n'était plus avec Césarine: il était avec Paul et Marguerite. Je ne fis aucun reproche à Césarine de sa conduite et ne lui annonçai pas ma résolution de la quitter. Il eût fallu en venir à des explications trop vives, et après l'avoir tant aimée, je ne m'en sentais pas le courage. Elle continuait à soigner admirablement bien son mari, il était ivre de reconnaissance et d'espoir. M. Dietrich était fier de sa fille; tout le monde l'admirait. On la proposait pour modèle à toutes les jeunes femmes. Elle réparait les allures éventées de sa jeunesse et l'excès de son indépendance par une soumission au devoir et par une bonté sérieuse qui en prenaient d'autant plus d'éclat; elle préparait tout pour aller passer l'automne à la campagne avec son mari.
L'avant-veille du jour fixé pour le départ, elle écrivit à Paul:
«Soyez à sept heures du matin à votre bureau, j'irai vous prendre.»
Paul me montra ce billet en haussant les épaules, me pria de n'en point parler à Marguerite, et le brûla comme il avait brûlé le premier. Je vis bien qu'il avait un peu de frisson nerveux. Ce fut tout. Il ne sortit pas de chez lui le lendemain.
Craignant que Césarine, déçue et furieuse, ne sût pas se contenir, je m'étais chargée de l'observer, voulant lui rendre ce dernier service de l'empêcher de se trahir. Elle sortit à sept heures et fut dehors jusqu'à neuf; elle revint, sortit encore et revint à midi; elle voulait retourner encore chez Latour après avoir déjeuné avec son père. Je l'en empêchai en lui disant, comme par hasard, que j'allais voir mon neveu, qui m'attendait chez lui.
—Est-ce qu'il est gravement malade? s'écria-t-elle hors d'elle-même.
—Il ne l'est pas du tout, répondis-je.
—J'avais à lui parler de mon livre, je lui ai écrit deux fois. Pourquoi n'a-t-il pas répondu? Je veux le savoir, j'irai chez lui avec toi.
—Non, lui dis-je, voyant qu'il n'y avait plus rien à ménager. Il a reçu tes deux billets et n'a pas voulu y répondre. Ils sont brûlés.
—Et il te les a montrés?
—Oui.
—Ainsi qu'à Marguerite!
—Non!
—Voilà tout ce que tu as à me dire?
—C'est tout.
—Il a voulu nous brouiller alors, il m'a condamnée à rougir devant toi!
Il croit que je supporterai ton blâme!
—Tu ne dois pas le supporter, je vais vivre avec ma famille.
—C'est bien, répliqua-t-elle d'un ton sec; et elle alla s'enfermer dans sa chambre, d'où elle ne sortit que le soir.
Je fis mes derniers préparatifs et mes adieux à M. Dietrich sans lui laisser rien pressentir encore. Je prétextais une absence de quelques mois en vue du rétablissement de ma nièce. Nous étions à l'hôtel Dietrich, où Césarine avait dit à son mari vouloir passer la journée pour préparer son départ du lendemain; elle en laissa tout le soin à sa tante Helmina, et, après avoir été toute l'après-midi enfermée sous prétexte de fatigue, elle vint dîner avec nous; elle avait tant pleuré que cela était visible et que son père s'en inquiéta; elle mit le tout sur le compte du chagrin qu'elle avait de quitter la maison paternelle et nous accabla de tendres caresses.
Le lendemain, elle partait seule avec son mari, et j'allai m'établir rue de Vaugirard. Comme je quittais l'hôtel, je fus surprise de voir Bertrand qui me saluait d'un air cérémonieux.
—Comment, lui dis-je, vous n'avez pas suivi la marquise?
—Non, mademoiselle, répondit-il, j'ai pris congé d'elle ce matin.
—Est-ce possible? Et pourquoi donc?
—Parce qu'elle m'a fait porter avant-hier une lettre que je n'approuve pas.
—Vous en saviez donc le contenu?
—À moins de l'ouvrir, ce que mademoiselle ne suppose certainement pas, je ne pouvais pas le connaître; mais, à la manière dont M. Paul l'a reçue en me disant d'un ton sec qu'il n'y avait pas de réponse, et à l'obstination que madame la marquise a mise hier à vouloir le trouver dans son bureau, à son chagrin, à sa colère, j'ai vu que, pour la première fois de sa vie, elle faisait une chose qui n'était pas digne, et que sa confiance en moi commençait à me dégrader. Je lui ai demandé à me retirer; elle a refusé, ne pouvant pas supposer qu'un homme aussi dévoué que moi pût lui résister. J'ai tenu bon, ce qui l'a beaucoup offensée; elle m'a traité d'ingrat, j'ai été forcé de lui dire que ma discrétion lui prouverait ma reconnaissance. Elle m'a parlé plus doucement, mais j'étais blessé, et j'ai refusé toute augmentation de gages, toute gratification.
J'approuvai Bertrand et montai en voiture, le coeur un peu gros de voir Césarine si humiliée; le tendre accueil de mes enfants d'adoption effaça ma tristesse. Nous passâmes l'été à Vichy et en Auvergne, d'où nous ramenâmes Marguerite guérie, heureuse et splendide de beauté, le petit Pierre plus robuste et plus gai que jamais. Je pus constater par mes yeux à toute heure que Paul était heureux désormais et qu'il ne pensait pas plus à Césarine qu'à un roman lu avec émotion, un jour de fièvre, et froidement jugé le lendemain. Quant à la belle marquise, elle reparut avec éclat dans le monde l'hiver suivant. Son luxe, ses réceptions, sa beauté, son esprit, firent fureur. C'était la plus charmante des femmes en même temps qu'une femme de mérite, coeur et intelligence de premier ordre. Nous seuls, dans notre petit coin tranquille, nous savions le côté vulnérable de cette armure de diamant; mais nous n'en disions rien et nous parlions fort peu d'elle entre nous. Marguerite, malgré le jugement sévère porté sur cette idole par son mari, était toujours prête à la défendre et à l'admirer; elle ne pouvait pas oublier qu'elle devait la vie de son fils à sa belle marquise. Paul lui laissa cette religion d'une âme tendre et généreuse. Pour mon compte, cette absence de haine dans la jalousie me fit aimer Marguerite, et reconnaître qu'elle ne s'était pas vantée en disant que, si elle était la plus simple et la plus ignorante de nous tous, elle était la plus aimante et la plus dévouée.
Je me suis plu à raconter cette histoire de famille à mes moments perdus. Quel sera l'avenir de Césarine? Son père et son mari, que je vois quelquefois, après de vains efforts pour me ramener chez eux, paraissent les plus heureux du monde; elle seule me tient rigueur et n'a pas fait la moindre démarche personnelle pour se rapprocher de moi. Peut-être se ravisera-t-elle; je ne le désire pas. Les sept années que j'ai passées auprès d'elle ont été sinon les plus pénibles, du moins les plus agitées de ma vie.
Depuis deux ans, Paul ne l'a revue qu'une seule fois, le mois dernier, et voici comment il me raconta cette entrevue fortuite:
—Hier, comme j'étais à Fontainebleau pour une affaire, j'ai voulu profiter de l'occasion pour faire à pied un bout de promenade jusqu'aux roches d'Avon. En revenant par le chemin boisé qui longe la route de Moret, tout absorbé dans une douce rêverie, je n'entendis pas le galop de deux chevaux qui couraient derrière moi sur le sable. L'un deux fondit sur moi littéralement, et m'eût renversé, si, par un mouvement rapide, je ne me fusse accroché et comme suspendu à son mors. La généreuse bête, qui était magnifique, par parenthèse—j'ai eu assez de sang-froid pour le remarquer—n'avait nulle envie de me piétiner; elle s'arrêtait d'elle-même, quand un vigoureux coup de cravache de l'amazone intrépide qui la montait la fit se dresser et me porter ses genoux contre la poitrine. Je ne fus pas atteint, grâce à un saut de côté que je sus faire à temps sans lâcher la bride.
«—Laissez-moi donc passer, monsieur Gilbert! me dit une voix bien connue avec un accent de légèreté.
»—Passez, madame la marquise, répondis-je froidement, sans perdre mon temps à lui adresser un salut qu'elle ne m'eût pas rendu.
»Elle passa comme un éclair, suivie de son groom, laissant un peu en arrière le cavalier qui l'accompagnait, et qui n'était autre que le vicomte de Valbonne.
»Il s'arrêta, et, me tendant la main:
»—Comment, diable, c'est vous? s'écria-t-il: j'accourais pour vous empêcher d'être renversé, car je voyais un promeneur distrait qui ne se rangeait pas devant l'écuyère la plus distraite qui existe. Savez-vous qu'un peu plus elle vous passait sur le corps?
»—Je ne me laisse pas passer sur le corps, répondis-je. Ce n'est pas mon goût.
»—Hélas! reprit-il, ce n'est pas le mien non plus! À revoir, cher ami, je ne puis laisser la marquise rentrer seule dans la ville.»
Et il partit ventre à terre pour la rejoindre.—J'en savais assez.
—Quoi, mon enfant? que sais-tu?
—Je sais que le pauvre vicomte, tout rude qu'il est de manières et de langage, est devenu, en qualité de cible, mon remplaçant aux yeux de l'impérieuse Césarine, qu'il a été moins heureux que moi, et qu'elle lui a passé sur le corps! J'ai vu cela d'un trait à son regard, à son accent, à ses trois mots d'une amertume profonde. On lui fait expier son hostilité par un servage qui pourra bien durer autant que celui du marquis, c'est-à-dire toute la vie. Rivonnière est heureux, lui; il se croit adoré, et il passe pour l'être. Valbonne est à plaindre, il trahit son ami, il est humilié, il finira peut-être mal, car c'est un homme sombre et mystique.
Sais-tu, ma tante, ajouta Paul, que cette femme-là a failli me faire bien du mal, à moi aussi? Je peux te le dire à présent. J'étais plus épris d'elle que je ne te l'ai jamais avoué. Je ne me suis pas trahi devant elle; mais elle le voyait malgré moi, c'est ce qui t'explique l'audace de ses aveux, et les rend, je ne dis pas moins coupables, mais moins impudents. Où en serais-je si je n'avais pas eu un peu de force morale? Ne m'a-t-elle pas mis au bord d'un abîme? Si j'ai failli perdre ma pauvre femme, n'est-ce pas parce que, ébloui et troublé, je manquais de clairvoyance et m'endormais sur la gravité de sa blessure? On n'est jamais assez fort, crois-moi, et ne me reproche plus d'être un homme dur à moi-même. Si Marguerite n'eût été sublime dans sa folie, j'étais perdu. Je la laissais mourir sans voir ce qui la tuait. Elle avait sujet d'être jalouse. J'avais beau être impénétrable et invincible, son coeur, puissant par l'instinct, sentait le vertige du mien.
Tout cela est passé, mais non oublié. La belle marquise eût été fort aise hier de me voir rouler honteusement dans la poussière, sous le sabot de son destrier. Et moi, je me souviens pour me dire à toute heure: Ne laisse jamais entamer ta conscience de l'épaisseur d'un cheveu.
Aujourd'hui, 5 août 1866, Paul est l'heureux père d'une petite fille aussi belle que son frère, M. Dietrich a voulu être son parrain. Césarine n'a pas donné signe de vie, et nous lui en savons gré.
Je dois terminer un récit, que je n'ai pas fait en vue de moi-même, par quelques mots sur moi-même. Je n'ai pas si longtemps vécu de préoccupations pour les autres sans en retirer quelque enseignement. J'ai eu aussi mes torts, et je m'en confesse. Le principal a été de douter trop longtemps du progrès dont Marguerite était susceptible. Peut-être ai-je eu des préventions qui, à mon insu, prenaient leur source dans un reste de préjugés de naissance ou d'éducation. Grâce à l'admirable caractère de Paul, Marguerite est devenue un être si charmant et si sociable que je n'ai plus à faire d'effort pour l'appeler ma nièce et la traiter comme ma fille. Le soin de leurs enfants est ma plus chère occupation. J'ai remplacé madame Féron, que nous avons mise à même de vivre dans une aisance relative. Quant à nous, nous nous trouvons très à l'aise pour le peu de besoins que nous avons. Nous mettons en commun nos modestes ressources. Je fais chez moi un petit cours de littérature à quelques jeunes personnes. Les affaires de Paul vont très-bien. Peut-être sera-t-il un jour plus riche qu'il ne comptait le devenir. C'est la résultante obligée de son esprit d'ordre, de son intelligence et de son activité; mais nous ne désirons pas la richesse, et, loin de le pousser à l'acquérir, nous lui imposons des heures de loisir que nous nous efforçons de lui rendre douces.
Nohant, 15 juillet 1870.