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Champlain

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POUR UN GRAND FRANÇAIS

On l'a dit cent fois, si la France est capable, souvent, des grandes initiatives, rarement elle en recueille le bénéfice: nos départs sont beaux, nos arrêts sont brusques. Que de belles découvertes, dues à l'un des nôtres, ont été exploitées par nos rivaux!

Dans tous les domaines, cette discontinuité, ce décousu des efforts se retrouve, et notre âge ne diffère pas, en cela, des âges précédents. Brazza, pendant vingt ans, nous entraîne à sa suite: une imagination prévoyante, une vaillance indomptable secouent la torpeur publique; l'heureuse adaptation des actes coloniaux en Afrique et des actes diplomatiques en Europe constitue rapidement un empire qui relie l'Algérie au Congo. Quinze ans passés, son œuvre semblait oubliée, négligée.

Comment cet enthousiasme de la veille peut-il se résoudre en ce détachement du lendemain? Étrange loi de nos alternatives, caprices funestes de notre histoire ballottée, sans cesse, de l'engouement à l'abandon.

Trois grands Français (je ne veux parler aujourd'hui que de ceux-là) ont été, en Amérique, des initiateurs: Champlain, Jacques de Liniers, F. de Lesseps; Champlain dans le Nord, Liniers dans le Sud, Lesseps au centre. Les États-Unis, la République Argentine, le canal de Panama ont, à leurs origines, une pensée française, une volonté française.

Tandis que la République Argentine nous réapprend le nom de Liniers, les États-Unis restaurent la gloire de Champlain; demain, il faudra bien parler de Lesseps, quand on inaugurera la seconde grande voie maritime que son génie a créée.

De ces trois noms, le plus grand peut-être est celui de Champlain: il fut à la fois un fondateur et un initiateur.

Le Canada lui doit l'existence; Québec célébra, il y a douze ans, la mémoire de l'homme qui, ayant pleinement connaissance de ce qu'il faisait, posa la première pierre de la métropole française en Amérique.

Il eut aussi «les grands desseins et les vastes pensées». Homme d'action, il fut un homme d'imagination. Il rêva l'établissement, au profit de la France, d'une immense domination couvrant le continent américain, du Canada à la Louisiane et à la Floride, par la vallée du Mississipi: ce n'était ni plus ni moins que l'idée de la future République des États-Unis; mais, dans la pensée de Champlain, il s'agissait d'une «Amérique française».

Dès la première page de son livre (aujourd'hui si rare et si recherché des bibliophiles), livre qu'il dédiait au cardinal de Richelieu, seul capable de le comprendre, Champlain expliquait sa pensée en termes d'une clarté saisissante. «Il faudrait, écrivait-il, en 1632, que, sous le règne du roi Louis le Juste, la France se vît enrichie d'un pays dont l'étendue excède plus de seize cents lieues en longueur et, en largeur, plus de cinq cents, et cela sur un continent qui ne laisse rien à désirer par la bonté de ses terres et pour l'utilité qu'on en peut tirer tant pour le commerce du dehors que pour la douceur de la vie au dedans... la communication des grandes rivières et lacs qui sont comme des mers traversant ces contrées rendent une si grande facilité à toutes les découvertes dans le profond des terres qu'on pourrait aller de là aux mers de l'Occident, de l'Orient, du Septentrion et s'étendre même jusques au Midy.»

Quand je citais cette page en 1898, j'ajoutais: «Seize cents lieues sur cinq cents! ce sont des proportions sur lesquelles on ne travaille plus guère maintenant qu'en Afrique!»

Probablement les métropoles qui s'éléveront un jour sur les rives de la Sangha, de l'Oubanghi et du Congo célébreront Brazza, comme les États-Unis s'apprêtent à glorifier Champlain.

Il y a quelques mois, notre ambassadeur à Washington, M. J. Jusserand, signalait au ministère des Affaires étrangères la fréquence des commémorations françaises aux États-Unis. Il annonçait notamment l'érection prochaine, sur les bords du lac Champlain, d'un monument consacré à la mémoire de notre compatriote, et il demandait au gouvernement de faire en sorte que la France ne fût pas trop «absente» de ces manifestations si honorables pour elle.

Le ministère des Affaires étrangères s'est adressé au Comité France-Amérique et c'est celui-ci qui a fait à son tour appel au public.

N'était-il pas désirable, en effet, n'était-il pas convenable que la France n'ignore pas absolument ce qui se fait pour elle? Qu'elle oublie les services, passe! les peuples ont le droit d'être ingrats; mais qu'elle néglige les bons procédés, voilà ce qui serait inexcusable. Un manque de savoir-vivre est pire qu'une faute. Puisque l'Amérique du Nord ou, pour parler plus exactement, les États de New-York et de Vermont veulent se souvenir, nous obstinerons-nous à oublier?

Le monument en construction est admirablement adapté aux lieux et aux titres de l'homme qu'il s'agit de célébrer: c'est, à l'extrémité du lac découvert par Champlain et qui porte son nom, un phare projetant sa lumière sur les eaux dont ses yeux d'Européen contemplèrent les premiers, l'immense étendue vide et sauvage et qui sont, maintenant, parcourues par la flotte des grands paquebots, peuplées par une fourmilière d'hommes.

Un massif de maçonnerie, une couronne de colonnes portant une terrasse, et tout en haut, la lanterne du phare, tels sont, de la base au sommet, les membres de cette puissante architecture. Du massif de maçonnerie surgit un rostre, au-dessus duquel Champlain se tient debout comme un pilote.

Que peut faire, que doit faire la France? Quelle pierre, digne d'elle, apportera-t-elle au monument? Il n'y a qu'une solution, c'est que cette pierre soit précieuse...

Nous sommes allés chez Rodin. On sait à quel point son nom est populaire en Amérique. Le sculpteur magnifique dont la renommée rayonne sur le monde n'a nulle part de plus fervents admirateurs. Nous avons parcouru les salons de l'hôtel Biron, ces nobles salons nus et pleins de génie d'où la barbarie administrative est en train d'expulser la gloire et, parmi tant d'œuvres où l'admiration s'épuise, nous avons découvert (c'est le mot juste, car la fière modestie du maître le signalait à peine) un buste en bronze: la France.

Imaginez l'émotion de cette rencontre. Nous cherchions une image, un symbole, j'oserai dire une signature de notre pays pour l'envoyer là-bas, et nous trouvions la France elle-même, une mignonne France pleine de grâce, de vivacité et de courage, une jeune femme française aux narines frémissantes, aux joues pleines, au menton délicat et volontaire, au regard loyal, mutin et brave, une jeune femme où se résument nos Clotilde, nos Blanche, nos Henriette et nos Jeanne, coiffée de ses cheveux comme d'un casque, armée de sa parure comme d'une cuirasse. Nous cherchions une pensée française et nous trouvions l'image même de la France.

C'est cette figure que nous envoyons là-bas pour qu'elle soit mise près du monument de Champlain. Devant le massif de maçonnerie, une architecture légère, un édicule, qui serait comme une châsse de pierre, abriterait le buste et l'isolerait, et ainsi l'art français apporterait son offrande toute simple, et toute belle et s'associerait à la puissante commémoration américaine.

L'idée parut juste et digne—digne du gouvernement et de l'ambassade qui nous l'ont confiée, digne de l'homme qui fut, il y a trois siècles, le champion de notre pays, digne de la République-sœur, et la France a souscrit cette carte de visite qui sera portée là-bas en son nom.

L'inauguration du monument a lieu, en 1912; une délégation française va remettre au comité d'érection le bronze de Rodin. Le temps pressait. Le bronze, qui demandait quelques remaniements, a été vite achevé et la pensée du maître a fait de l'ensemble une chose délicate et fière, une fleur de France fleurant bon l'art, au pied du colossal monument. Il faut de l'argent, un peu: mais il faut surtout une hâte réfléchie pour éviter à la fois une faute de goût et un manque d'exactitude. Le Figaro nous a ouvert ses colonnes; le Temps, le Matin, la presse parisienne nous ont aidés et notre appel aux amis de l'Amérique et aux amis de la France a trouvé écho et succès.

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