Chevalier de Mornac: Chronique de la Nouvelle-France (1664)
«Le parti le plus nombreux, j'en étais avec mon seul et dernier fils que j'avais retrouvé à Tohotaenrat, fut se retirer dans l'île que nous appelons Ahoendoé et que les robes noires nommèrent Saint-Joseph. Elle repose dans le grand lac Huron à l'entrée de la baie de Matchedash.[41]
[Note 41: Cette île, située dans la baie Géorgienne, porte aujourd'hui le nom de Charity ou de Christian Island. Ou y voit encore les restes d'un fort de pierre que les jésuite y firent alors bâtir pour protéger les Hurons.]
«Dans l'automne nous étions là six ou huit mille misérables manquant de tout. Nos maux augmentèrent quand vint l'hiver. On vit des hommes, des femmes et des enfants décharnés se traîner de cabane en cabane comme des squelettes vivants pour y demander quelque chose à manger.
«Il en mourut bientôt par douzaine tous les jours. Les survivants manquant de plus en plus de vivres, se mirent à déterrer les morts pour s'en nourrir. Une maladie aida l'oeuvre de la famine. Avant le printemps la moitié des exilés de l'île Ahoendoé étaient morts. Mon dernier fils atteint de la maladie horrible mourut entre mes bras, comme le printemps s'annonçait par la fonte des neiges. Je n'avais plus de famille et j'allais rester seul sur la terre!
«Quand les glaces furent fondues sur le lac, beaucoup de survivants affamés traversèrent vers la terre ferme pour y cher leur subsistance.
«Mais les Iroquois les y guettaient encore et les massacrèrent tous.
«On apprit dans le même temps que la nation des Tionnontates, chez laquelle plusieurs de nos familles s'étaient réfugiées l'automne précédent, avait été attaquée durant l'hiver par nos ennemis communs qui avaient détruit la bourgade Etarita (Saint-Jean) après en avoir massacré les femmes, les vieillards et les enfants un jour que tous les guerriers étaient absents, à la recherche des Iroquois.
«La terreur fut alors à son comble et les robes noires qui avaient courageusement partagé tous nos malheurs, nous offrirent de nous emmener avec eux pour nous conduire près du fort de Québec, où nous serions assurément en sûreté.
«Nous n'étions plus que trois cents, et nous les suivîmes jusqu'à Stadaconna, quittant pour toujours la terre où les os de nos aïeux et de nos proches allaient dormir abandonnés dans l'oubli.
«La grande nation des Ouendats avait disparu et la plus petite peuplade des Iroquois dominait et se faisait craindre au loin sur le territoire du Canada.
«Mes frères s'établirent dans la longue île qui regarde Québec. Quelque temps je demeurai avec eux. Mais poursuivi par les sourds et injustes reproches d'avoir attiré sur leurs têtes des malheurs, qu'ils auraient pu éviter en suivant mes conseils, je les quittai tout à fait pour venir ici habiter et travailler avec mon frère le visage pâle (Joncas) que j'avais autrefois rencontré en ami dans nos regrettés pays de chasse.
«Maintenant le Renard-Noir est le seul de sa famille sur la terre, et quand vient le soir il va souvent s'asseoir sur le bord du grand fleuve en songeant à ceux qui ne sont plus et qu'il aima tant. Quelquefois le chef disparaît durant de longs mois et mon ami, le visage pâle, ne sait plus ce que je suis devenu. Un bon jour, pourtant, le Renard-Noir reparaît sous ce toit. Le front du chef est alors plus serein; son coeur bat plus vite à la vue de quelque scalp sanglant qu'il rapporte et qu'il s'en va cacher en un endroit connu de lui seul. Il y en a onze qui sèchent en ce lieu secret. Depuis que j'ai quitté pour toujours le pays de mes pères, onze guerriers Iroquois ont été trouvés morts aux environs de leurs bourgades. Moi seul sait comment ils ont été tués pour venger mes onze fils, et moi seul sais quelles ont été leurs souffrances dernières.
Il me manque encore une chevelure; celle-là doit être consacrée à la mémoire de Fleur-d'Étoile. Je l'ai réservée pour la dernière. C'est le scalp d'un grand chef qu'il me faut. Quand ce trophée sera suspendu à côté des autres, le Renard-Noir pourra mourir en paix.»
Le langage figuré du Huron, dont je n'ai pu imiter partout l'originalité de crainte de n'être pas assez clair dans la narration des fait strictement historiques, tenait encore les auditeurs sous le coup de l'émotion pénible produite par un aussi triste récit, quand Mornac, l'oeil en feu, la moustache hérissée, se leva soudain.
Rapide comme l'éclair, il ouvrit la fenêtre de sa main gauche et saisit de sa droite l'un des ses pistolets dont il fit feu en visant vers la palissade.
Cela fut si prompt que les hommes se trouvèrent debout et que les femmes jetèrent leur cri, comme l'air frais du dehors chassait à l'intérieur de la maison la fumée de la poudre, et que le bruit de la détonation roulait sous les sonores arceaux de la forêt voisine.
Pendant le moment de silence qui suivit ce brouhaha, on crut entendre, venant du dehors, un léger cri de douleur qui répondit au coup de feu, puis la chute d'un corps pesant sur le sol.
—Sandious! dit froidement Mornac, je savais bien, moi, qu'il y avait un individu sur la palissade. Aussi ne l'ai-je pas manqué!
—Mille démons! Monsieur, fit Joncas en accourant à la fenêtre, après qui diable en avez-vous?
—M. le chevalier a cru voir quelqu'un qui tentait d'escalader la palissade ou de regarder par dessus, repartit Jolliet en secouant la tête pour chasser le bourdonnement que le coup de pistolet, tiré à quelques pouces de sa figure, lui causait dans les oreilles.
—Sandis! reprit Mornac, j'ai entendu tellement parler, depuis mon arrivée, des sauvages, des ruses et d'embûches iroquoises que je n'ai pu m'empêcher de montre à cet indiscret qui se promenait sur la cime des palissages, que nous sommes ici sur nos gardes!
—Mon fils a le sang bouillant, dit le Renard-Noir, et ses nerfs sont prompts à se tendre. Je vais aller voir au dehors si j'apercevrai quelque chose. Éteignez cette lumière.
Le chef saisit son tomohâk qu'il avait déposé dans un coin de la chambre, s'assura que son couteau était à sa ceinture, tandis que Joncas décrochait son fusil tout chargé et suspendu à l'une des poutres du plafond.
—Je vas aller avec vous, dit Joncas au Renard-Noir.
—Non! que mon frère reste ici avec les autres pour défendre les femmes.
J'irai seul.
Le sauvage souffla la chandelle, enjamba le rebord de la fenêtre, se laissa glisser jusqu'à terre et disparut en rampant sur le sol dans la direction où Mornac avait tiré.
En ce moment, celui qui eût été en dehors de l'enceinte de pieux, aurait pu voir comme des ombres qui, après avoir longé la palissade, s'enfonçaient à deux arpents de l'habitation, sous le dôme sombre et silencieux du bois.
Mais ni le Renard-Noir ni les autres, dans la maison ne pouvaient apercevoir ces fantômes qui fuyaient sans aucun bruit.
Dans la maison régnait le plus grand silence. L'obscurité y aurait été aussi profonde, si le feu du foyer n'eût jeté, de temps à autre, quelques éclairs blafards sur les murs blanchis à la chaux. A ces lueurs intermittentes apparaissaient dans la pénombre deux groupes distincts: près de la fenêtre, Mornac, Jolliet, Joncas, Vilarme et le garçon de ferme, tous armés et prêts à la défense; au fond, près du feu de l'âtre qui les éclairait à demi, la femme de Joncas et Mme Guillot, à genoux et les mains jointes, et devant elles, Jeanne de Richecourt debout, calme et digne comme Diane, la fière déesse.
Au dehors, les chiens hurlaient comme des enragés.
On vit, après quelques minutes d'attente, un corps noir qui se glissait du côté de la maison et faisait entendre un sifflement sourd et doux.
—Arrêtez! fit Joncas en retenant le bras de Mornac déjà disposé à tirer son second coup de feu. C'est le Renard-Noir!
Celui-ci apparut l'instant d'après aux abords de la fenêtre et se hissa dans la maison.
—Rien, dit-il.
—Rien! s'écria Mornac d'un air incrédule.
—Que mon frère aille voir, s'il en doute.
—Vous vous serez trompé, chevalier, dit Jolliet pour rassurer les femmes.
Et il donna un coup de coude à Mornac.
Celui-ci comprit et répondit:
—Probablement.
Après avoir parlé quelque temps de l'alerte causée par Mornac, il fut décidé que Mme Guillot et Jeanne gagneraient leur chambre et que la femme de Joncas se coucherait aussi mais que les hommes passeraient la nuit à veiller. Mme Guillot vint embrasser son fils et souhaiter le bonsoir à ses hôtes, tandis que Jeanne donnait sa main à baiser à son cousin et à Jolliet, et faisait une froide révérence à Vilarme.
Quand les hommes furent restés seuls, ils se rapprochèrent du foyer dont ils ravivèrent le feu près duquel ils s'assirent en silence.
Seul, près de la fenêtre refermée, le Huron faisait le guet.
On n'avait pas rallumé la chandelle, pour être moins en vue. Tout bruit s'éteignit peu à peu dans la maison. Au dehors, rien ne troublait le silence nocturne, à part quelques grondements furtifs des chiens, et les miaulements sauvages d'un hibou qui se plaignait au loin dans la nuit.
CHAPITRE VII
SURPRISE
La nuit et la matinée qui suivirent s'écoulèrent sans autre incident digne de remarque. Aussi, rejoignons-nous nos personnages au commencement de l'après-midi du lendemain de leur arrivée à la Pointe-à-Lacaille.
Ils venaient de dîner et se dirigeaient tous, en sortant de l'enceinte de palissades qui entourait la maison, ver un champ de blé dont on avait commencé la moisson le matin même.
Joncas, le fusil en bandoulière et une faucille à la main, battait la marche avec sa femme. Après eux venaient le Renard-Noir et Jean Couture, le garçon de ferme, également armés et pourvus de fourches, de faucilles et de râteaux. Mme Guillot appuyée sur le bras de son fils, Jeanne avec Mornac et enfin Vilarme les suivaient à la file.
Malgré ce qu'on avait pu lui dire, Mornac n'avait pas voulu se charger d'un mousquet; et il disait à Jolliet qui le précédait:
—Vous voyez bien, mon jeune ami, qu'il est inutile de s'embarrasser d'armes pesantes. N'avons-nous point passé toute la matinée au dehors sans être inquiétés?
—C'est vrai, répondit Jolliet. Mais vous étions tous sur nos gardes, et si quelque ennemi rôdait aux environs, il a dû remarquer que nous étions prêts à le recevoir. Dans ce pays, monsieur le chevalier, c'est à l'heure où l'on s'y attend le moins que l'on est attaqué.
—Bah! la forêt d'à côté est trop paisible pour recéler des maraudeurs, et je suis maintenant convaincu que j'ai été victime, hier soir, de mon imagination échauffée par vos récits de surprises et de combats et que je vous ai causé de vaines alarmes. D'ailleurs mordious! avec ma bonne lame et cette paire de pistolets, je ne craindrais pas, à moi seul, dix de vos canailles d'Iroquois.
Mornac accompagna ces paroles d'un de ces gestes superbes que je ne connais qu'à mon ami Faucher de Saint-Maurice. Jolliet était trop poli pour relever la gasconnade de son hôte.
Le champ où nos connaissances se dispersèrent, selon leurs occupations ou leur agrément, s'étendait, sur une largeur de trois arpents jusqu'à L'accore qui le séparait du fleuve. A partir de la rivière à Lacaille en remontant le bord du Saint-Laurent, le terrain cultivé pouvait avoir cinq arpents de longueur, et se composait: d'abord, d'une partie ensemencée de fèves, de pois et de légumes, ensuite d'une lisière nue où l'on avait fait les foins quelques semaines auparavant, et enfin, toujours en amont, d'un champ de blé qui longeait le bois terminant le domaine.
Les travailleurs se mirent à l'ouvrage. Joncas et sa femme, agenouillés sur le sol, coupaient hardiment, tandis que Jean Couture Retournait et entassait le grain abattu dans la matinée. Le Renard-Noir appuyé la plus grande partie du temps sur une longue fourche, donnait quelquefois un coup de main au garçon de ferme; mais on voyait à l'air dédaigneux du Huron que ce genre de travail lui déplaisait. On sait que chez les Sauvages c'étaient les femmes qui cultivaient les champs de maïs et faisaient la moisson; les hommes ne s'occupaient que de chasse et de guerre.
Jolliet et sa mère tâchaient de se rendre utiles. Mme Guillot coupait de son mieux des poignées de longs fétus de paille qui s'affaissaient sur le sol chargés de leurs lourds épis jaunes, et son fils liait en gerbes le grain suffisamment sec.
Jeanne de Richecourt, sa jolie main passée sous le bras de son cousin Mornac, se promenait avec lui dans l'espace libre le plus rapproché du bois, celui où la moisson était déjà faite. Vilarme, tout en feignant de s'occuper, les quittait à peint du regard ou de l'ouïe; ce qui paraissait agacer horriblement Mornac.
—Je vous en prie, lui disait Jeanne à voix basse, avec une légère pression de la main sur l'avant-bras du chevalier, je vous en prie, contenez-vous! Souvenez-vous que je n'ai plus que vous au monde pour me protéger!… Je sais bien que c'est enrageant d'avoir toujours sur nos talons cet homme au regard sinistre… Mais bien qu'il nous épie de la sorte depuis notre départ de Québec, soyez certains que nous trouverons l'occasion de nous parler librement… Mon Dieu que j'ai hâte d'ouïr les confidences que vous m'avez promises à son sujet!
—Ma chère cousine, répondit à demi-voix Mornac, c'est un récit bien triste et qui vous fera frémir d'horreur et pleurer beaucoup, hélas… Mais le voici qui se rapproche encore! Ah! sang de dious (pardon mademoiselle) quelle envie j'ai de lui donner de mon épée au travers du corps!…
—Allons nous asseoir sur ce tronc d'arbre renversé, dit Jeanne à voix haute, nous verrons mieux le paysage.
—En effet, c'est un fort bel endroit, interrompit M. de Vilarme; et si vous me le permettez, je vais me reposer un instant avec vous. Je suis peu habitué aux travaux des champs et me sens fatigué par la chaleur.
Mlle de Richecourt sentit le bras du chevalier trembler de colère.
Elle jeta un regard suppliant à son cousin.
—C'est par trop fort, Vilarme maudit! pensa Mornac. Et mordious! si tu n'es pas aussi lâche que scélérat tu te battras avec moi ce soir ou cette nuit!
Le tronc d'arbre sur lequel ils s'assirent avait été abattu sur la lisière du bois et tout près de l'accore, de sorte qu'ils se trouvaient tous les trois très rapprochés du fleuve et de la forêt, mais éloignés de plus d'un arpent des moissonneurs.
Entre les nuages grisâtre qui couvraient le ciel, perçait, de temps à autre, un pâle rayon de soleil. Bien que la température ne fût pas encore froide, un léger vent du nord qui faisait frissonner quelquefois la surface de l'eau, annonçait la prochaine venue de la saison des pluies.
Le fleuve étendait au loin ses ondes légèrement agitées par la brise du large, et se confondait, en bas, à l'horizon, avec les nues grises qui descendaient jusqu'à l'eau en roulant sur la cime et le flanc des montagnes bleues que l'on voit descendre et disparaître dans l'enfoncement de la baie Saint-Paul.
Sur la rive, la sombre dentelure des arbres se détachait du ciel blanchâtre et s'élevait avec progression en remontant jusqu'à la rivière à Lacaille, de l'autre côté de laquelle on apercevait, à une dizaine d'arpents de distance les habitants des deux autres fermes de l'endroit, aussi occupés aux travaux de la moisson.
Au proche, le champ de blé ondoyait sous le vent et les épis froissés rendaient un bruissement doux et triste.
Vers la gauche des grands oiseaux de mer se poursuivaient avec des cris rauques en effleurant la crête de longues lames que la marée montante poussait sur la grève, où elles se brisaient avec un clapotis monotone.
Jeanne, silencieuse, laissait ses yeux errer sur cette scène qui, bien qu'elle ne manquât pas de grandeur, était empreinte d'une vague tristesse.
Mornac et Vilarme ne disaient rien non plus; mais peu sensibles, en ce moment du moins, aux beauté de la nature, ils n'écoutaient que le bruit de leur coeur agité par la colère et la haine.
Ils étaient donc tous les trois absorbés dans leurs réflexions, lorsque Jean Couture vint à eux pour demander à M. de Vilarme un râteau que celui-ci tenait à la main.
Jean n'était plus qu'à trois pas du tronc d'arbre et regardait en face le bois auquel Mlle de Richecourt, Mornac et Vilarme tournaient le dos, lorsque l'épouvante contracta les traits du valet qui poussa un cri de terreur.
Des hurlements horribles firent alors trembler la forêt, et prompts comme la foudre, dix Sauvages nus bondirent hors du bois.
Un coup de pied dans le dos envoya rouler à cinq pas Vilarme qui fut désarmé, garrotté en moins de dix secondes. Jean n'avait pas eu le temps d'armer le mousquet qu'il portait, que déjà il était aussi terrassé et lié.
Seul Mornac eut le temps de se défendre.
Le premier Iroquois qui s'approcha de lui reçut une balle au coeur et tomba roide mort.
Un second pistolet déchargé à bout portant dans la tête d'un autre
Sauvage lui fit jaillir hors du crâne la cervelle et la vie.
Puis Mornac fit trois pas en arrière, dégaina son épée et tomba en garde.
Les cheveux au vent, l'oeil en feu, il était superbe.
D'abord surpris par la mort rapide de leurs deux compagnons, les
Iroquois avaient entouré le chevalier.
Mornac s'escrimait bravement d'estoc et de taille, quand il reçut un coup de crosse entre les épaules.
Il tomba et se sentit solidement attaché aux quatre membres.
Sans s'occuper de l'autre groupe des moissonneurs, les Iroquois rentrèrent aussitôt dans le bois avec leurs prisonnier, Mornac, Vilarme et Jean, et entraînèrent aussi les corps des deux guerriers tués.
Leur chef, Griffe-d'Ours, ou la Main-Sanglante, s'enfuyait le premier.
Il emportait dans ses bras Jeanne paralysée par l'épouvante.
L'attaque avait été si prompte que lorsque Joncas, Jolliet et le Renard-Noir avaient songé à se servir de leurs mousquets, il n'en était déjà plus temps, vu le danger qu'il y aurait eu à tirer sur le groupe confus de leurs amis et des Iroquois.
D'un coup d'oeil, Joncas avait vu le nombre supérieur des assaillants et la prompte défaite de Vilarme, de Jean et du chevalier. Il songea aussitôt à sa femme et à Mme Guillot et voyant la lutte impossible en plein champ, il cria brusquement à Jolliet:
—Aux palissades et sauvez Madame!
Puis il avait entraîné sa femme vers la maison.
Pendant deux secondes Jolliet hésita entre sa mère et Jeanne qui se débattait, quelques pas plus loin, entre les bras de son sauvage ravisseur.
Mais l'amour filial fut le plus fort et le jeune homme battit en retraite avec Mme Guillot, vers l'enceinte palissadée.
Indécis un instant aussi, le huron suivit Jolliet et Joncas.
Comme ils refermaient tous les trois la porte des palissades avec la promptitude et la force que leur donnait le danger pressant, les Iroquois venaient de disparaître avec leurs captifs dans les profondeurs des bois.
Quand la porte fut refermée, Jolliet s'écria en regardant Joncas:
—Nous sommes des lâches, pour ne les avoir point défendus!
—Et votre mère et ma femme, ne devions-nous pas les sauver avant tout?
—Eh bien! courons sus aux Iroquois, maintenant! et à nous trois nous pouvons encore délivrer nos amis!
—Tu l'aimes donc bien, elle, lui dit doucement sa mère dont les yeux étaient pleins de larmes.
—Mon Dieu! mon Dieu! s'écria le jeune homme avec un sanglot déchirant qui s'en alla mourir dans la forêt voisine où résonnait encore le dernier cri des ravisseurs.
CHAPITRE VIII
UNE HORRIBLE NUIT
Après une course furieuse à travers le bois, les Iroquois s'arrêtèrent sur la grève, vingt arpents à l'ouest de la rivière à Lacaille, avec leurs captifs et les deux cadavres de leurs compagnons. En un instant ils mirent leurs pirogues à l'eau, y couchèrent les deux morts ainsi que les prisonniers bien garrottés, et se mirent à remonter le fleuve à toute vitesse.
Ils ramèrent pendant près de deux heures à force de bras, jusqu'à ce qu'ils eussent un peu dépassé la Pointe de Saint-Vallier.
La marée commençait alors à baisser, ce qui donnait aux rameurs beaucoup de peine à remonter le courant. Sue les ordres de Griffe-d'Ours, les canots obliquèrent à droite pour relâcher à la petite île Madame sise au milieu du fleuve, à une courte distance du pied de l'île d'Orléans.
Il pouvait être trois heures.
Les Iroquois se concertèrent entre eux après être débarqués. Puis ils prirent les deux cadavres, et poussant devant eux les captifs, s'enfoncèrent un peu dans l'intérieur de l'île.
A une couple d'arpents du rivage, ils s'arrêtèrent, et Griffe-d'Ours dit aux prisonniers après les avoir débarrassé de leurs liens:
—Si les face pâles refusent d'obéir et font mine de se sauver, nous les tuerons tout de suite comme des chiens qu'ils sont. Les blancs vont creuser ici un trou pour y enterrer les deux guerriers qu'ils ont tués. Le corps des braves ne doit pas rester exposé à la voracité des bêtes et des oiseaux de proie.
Les Iroquois désignèrent le lieu précis et la grandeur de la fosse et firent signe à Jean de commencer à creuser.
Celui-ci se mit à l'oeuvre.
Mlle de Richecourt, assise à quelques pas de distance, s'efforçait de paraître calme; mais on voyait à l'agitation de son sein qu'elle était plus qu'émue.
Lorsque vint le tour de Mornac, les Sauvages lui firent signe de remplacer Jean.
Un éclair brilla dans l'oeil du chevalier. Mais sa cousine lui fit signe de se résigner. D'ailleurs, à la vue de l'hésitation que Mornac venait de manifester, Griffe-d'Ours s'était rapproché de lui en brandissant son tomohâk. Cet argument produisit un effet immédiat, et, tout bon gentilhomme qu'il fût, Mornac dut se soumettre.
Peu habitués à ce dur travail et mal pourvus d'outils, les captifs mirent plus de deux heures à creuser la terre, et le soir était venu quand ils eurent fini.
Les Iroquois placèrent leurs deux camarades dans la fosse qu'ils eurent soin de recouvrir de grosses pierres pour empêcher les bêtes fauves de déterrer les cadavres.
Ensuite ils garrottèrent de nouveau les captifs qui voyant bien que toute résistance était inutile, se laissèrent attacher.
Les Sauvages redescendirent avec eux vers la grève, et là, hors des atteintes de la marée, ils allumèrent un grand feu près duquel ils prirent leur repas du soir.
Quand ils eurent fini; ils se parlèrent avec animation durant quelques minutes.
Les prisonniers qu'ils regardaient souvent virent bien qu'il s'agissait d'eux, quoiqu'ils ne comprissent pas un mot au langage des Iroquois.
Ceux-ci se levèrent et vinrent examiner les captifs l'un après l'autre. Après avoir regardé Mornac et Vilarme avec attention, ils finirent par s'arrêter d'un commun accord en face de Jean Couture. Leur résolution fut bien vite prise et Griffe-d'Ours dit au pauvre valet:
—Le jeune visage pâle paraît le plus faible des trois, et le moins capable de supporter les fatigues du voyage. Il va mourir cette nuit.
Le malheureux garçon se jette aux genoux du chef qu'il embrasse en le suppliant de lui faire grâce. Ses gémissements lamentables n'émeuvent nullement l'Iroquois qui repousse l'infortuné d'un coup de pied et répond froidement:
—J'ai dit.
Jean est encore à genoux quand l'un des Sauvages s'approche de lui par derrière, saisit le valet par les cheveux, appuie l'un de ses genoux sur le dos de la victime, tire de sa gaine un couteau à scalper dont il lui enfonce dans la tête la pointe tranchante qui décrit un cercle rapide autour du crâne. Puis le Sauvage retient entre ses lèvres le couteau d'où le sang dégoutte, saisit à pleines mains la chevelure du malheureux, que d'un seul effort il arrache violemment avec la peau.
L'infortuné pousse un hurlement de douleur et reste étendu sans remuer sur le sol.
Jeanne jette un cri d'horreur et perd connaissance.
Oubliant que ses pieds sont attachés Mornac veut s'élancer sur les bourreaux. Mais il tombe tout de son long par terre; ce qui fait rire les Sauvages aux larmes.
Après avoir relevé Mornac et l'avoir placé de manière à ce qu'il ne perdit rien de ce qu'il allait advenir, les Iroquois ramassèrent la victime évanouie qu'ils ranimèrent en lui jetant de l'eau froide à la figure. Puis ils l'adossèrent contre un petit arbre auquel il fut solidement attaché.
Ces préparatifs terminés, l'un des Sauvages saisit des charbons ardents au milieu de brasier et les déposa avec beaucoup de soin sur le crâne sanglant et dénudé du jeune homme. Celui-ci tout en recommandant son âme à Dieu, se mit à pousser des cris pitoyables qui ne devaient finir qu'avec sa vie.
Ce qui précède n'était qu'un prélude, et alors commença une de ces scènes épouvantables, dont l'atroce barbarie ne serait point croyable aujourd'hui, si nos annales n'en étaient pas remplies avec l'attestation des témoins les plus véridiques.
Tandis que deux Iroquois accroupis sur le sol, coupaient avec leurs couteaux les orteils de la victime, d'autres lui arrachaient les ongles des doigts de la main, mais lentement afin que le supplicié sentit bien chaque nouvelle souffrance.
Quand les pieds et les mains du jeune homme ne furent plus qu'une plaie vive, Griffe-d'Ours écarta ses compagnons. D'un tour rapide de son couteau, il cerna le pouce du misérable, vers la première jointure; puis, le tordant, il l'arracha de force avec le muscle qui se rompit au coude, tant la violence du coup était grande.
Et tandis que le pauvre garçon jetait d'horribles clameurs, le chef avec un sourire de satisfaction, suspendit à l'oreille du patient ce pouce ainsi tiré avec le nerf, en guise de pendant-d'oreille.
Il continua de lui arracher ainsi tous les doigts l'un après l'autre, pendant que ses camarades enfonçaient à mesure, dans ces plaies, des esquilles de bois qui devaient lui faire éprouver des tortures de plus en plus atroces; car ses cris redoublèrent encore.[42]
[Note 42: Ce fait est rapporté dans les relations des Jésuites de 1660.]
Satisfait de la dextérité qu'il avait montrée Griffe-d'Ours céda sa place à un autre.
Celui-ci s'approcha doucement et coupa, tour à tour, le nez, les lèvres et les joues de sa victime. Puis avec un raffinement de démon, il lui arracha les deux yeux, les laissa pendre sur la figure ensanglantée et plaça dans chaque orbite vide un tison ardent.
Animés par la vue du sang, tous ces barbares voulurent en avoir leur part de jouissances, et chacun se mit à cribler le captif de coups de couteau.
Quand son corps ne fut plus qu'une masse de chair saignantes, quant leur imagination diabolique fut à bout d'expédients de tortures, ils entassèrent des branches mortes aux pieds du supplicié, y mirent le feu et, se tenant tous par la main, se mirent à danser en rond avec des cris de joie.
C'était une horrible scène.
Le vent s'était élevé et soufflait fortement du large avec la marée montante.
Ses sifflements se mêlaient au grand bruit des vagues qui se brisaient sur les rochers de l'île avec de rauques clameurs; tandis que des cris sinistres de huards s'élevaient au loin dans la nuit orageuse, comme l'écho des affreuses lamentations de la victime.
Pleinement éclairés par la lueur du feu, huit démons nus dansaient une ronde effrénée autour de l'arbre qui retenait le pauvre Jean. Souvent renouvelés dans ses orbites, les tisons ardents jetaient une sanglante lueur sur la face mutilé du supplicié dont les yeux pendaient sinistrement à la place des joues, tandis que les dents, découvertes par suite de l'absence des lèvres, grimaçaient un rire effroyable.
En ce moment Jeanne de Richecourt reprit connaissance et ses yeux égarés s'arrêtèrent sur ce spectacle infernal. Ce qu'elle vit était tellement horrible qu'elle s'évanouit de nouveau; et, si courte que fût cette vision, elle était tellement épouvantable qu'elle se grava pour toujours dans sa mémoire.
En lâche qu'il était, Vilarme, la figure d'un jaune livide, tremblait de tous ses membres.
Quant à Mornac, on voyait la violente crispation de ses mâchoires sous ses joues pâlies; et les muscles des ses bras, fortement tendus sous les liens qui le retenaient attaché, témoignaient des vains efforts qu'il faisait pour s'élancer sur les bourreaux.
A mesure que le feu, après avoir consumé les jambes, montait en rongeant les parties plus vitales du corps, les cris du martyr diminuaient d'intensité. Il ne proféra plus bientôt que des gémissements douloureux qui semblaient être la lugubre symphonie à laquelle le grand bruit triste du vent et des vagues servaient d'accompagnement.
La vie du jeune homme dura pourtant longtemps encore; et, pendant longtemps la ronde satanique tournoya rapide et hurlante autour de la victime.
Mornac épuisé par les efforts considérables qu'il avait faits pour rompre ses liens, était tombé dans une espèce d'engourdissement qui ressemblait au sommeil. A travers les brumes de cette somnolence, il entrevoyait le cercle horrible qui tournait, tournait infatigable; et au centre cette effrayante figure penchée sur un corps entr'ouvert d'où pendaient les entrailles et fléchissant à moitié sur les longs os des jambes dépouillées de leurs chairs.
C'était un indicible cauchemar.
Enfin, la flamme ayant gagné le dessous des bras, les liens d'écorces, qui retenaient encore le supplicié debout prirent feu, se rompirent, et le corps s'affaissa dans le brasier avec un dernier sanglot d'agonie…
Il était deux heures du matin et les Iroquois rassasiés dans leur cruauté songèrent au départ. Le vent tombait et bien que la mer fut un peu grosse, ils voulaient profiter de la marée montante pour passer devant Québec à la faveur des ténèbres.
Jeanne, toujours évanouie, fut placée au fond d'un canot. Quant à Mornac et à Vilarme, on les coucha, tout garrottés en d'autres pirogues, après leur avoir bien recommandé de ne point bouger. Comme il leur était impossible de nager, ils seraient noyés du coup, leur dit Griffe-d'Ours, si les canots venaient à chavirer.
Et quelques instants, tout fut près pour le départ, et la petite flottille quitta l'île Madame.
La tête relevée et appuyée sur la pince d'avant du canot de Griffe-d'Ours, Mornac entrevit pendant quelque temps le brasier qui projetait sur l'îlot ses lueurs mourantes. Au milieu des charbons ardents qui pétillaient sous la brise, on distinguait le corps noir et informe du pauvre Jean Couture.
Peu à peu, à mesure que les canots remontaient le fleuve, en route pour le pays des Iroquois, le feu s'éteignit ou disparut dans l'éloignement.
CHAPITRE IX
BOURREAUX ET VICTIMES
On peut se figurer le serrement de coeur qu'éprouvèrent les captifs, lorsqu'ils passèrent devant Québec. Bien que la nuit touchât à sa fin, le jour n'était pas encore assez avancé pour qu'on les pût remarquer de la ville où la plupart des habitants dormaient encore.
Griffe-d'Ours, afin de prévenir toute tentative de fuite, avait dit aux prisonniers qu'il casserait la tête au premier qui ouvrirait la bouche pour crier à l'aide. Aussi les malheureux ne purent-ils que jeter un regard d'angoisse sur cette ville qu'ils ne reverraient peut-être plus.
En longeant la rive opposée, les Iroquois passèrent inaperçus devant
Sillery et le Cap-Rouge.
A part le poste des Trois-Rivières, trente lieues en amont de Québec, les deux rives du fleuve étaient alors désertes et inhabitées jusqu'à l'embouchure du Richelieu, les captifs n'avaient presque plus, maintenant, aucune chance d'être délivrés.
Arrivés à l'endroit où se trouve aujourd'hui la Pointe-aux-Trembles, les Iroquois prirent terre pour se reposer, manger et tourmenter un peu leurs prisonniers.
Ils commencèrent d'abord par dépouiller Mornac et Vilarme de tous leurs habits. Mais comme il fallut délier ceux-ci pour les déshabiller, ce ne fut pas sans conteste que Mornac se lassa faire. D'un coup de poing vigoureusement asséné, le Gascon envoya rouler à cinq pas le premier Iroquois qui voulut porter la main sur lui. Celui-ci se releva furieux, au milieu des rires de ses compagnons et voulut s'élancer, le casse-tête au poing, sur le chevalier désarmé. Mornac allait être assommé lorsque les autres Sauvages s'interposèrent.
—Pour l'amour de Dieu! mon cousin, cria Jeanne d'une voix suppliante, ne les irritez pas! Souffrez tout par amitié pour moi. Que deviendrai-je donc, s'ils vous tuent!
Et la pauvre enfant se voila la figure de ses deux mains pour cacher son angoisse et sa honte.
Vilarme s'était déjà laissé dépouiller.
Mornac obéit à sa cousine et jeta lui-même tous ses habits aux Sauvages qui se les partagèrent ainsi que ceux de Vilarme et s'en revêtirent grotesquement. L'un avait un chapeau, l'autre un haut-de-chausse, celui-ci un pourpoint, celui la un baudrier, le cinquième des manchettes de point. Les deux derniers auxquels les bottes en entonnoir étaient étaient échues en partage ne purent pas les garder longtemps, car elles leur blessaient les pieds. Ils eurent soin, pourtant de ne pas les rendre aux prisonniers, d'abord pour les forcer de marcher pieds nus, et partant de les faire souffrir, et ensuite pour s'en parer eux-mêmes quand ils arriveraient triomphants à leur bourgade.
On jeta deux méchants lambeaux de peau d'orignal aux prisonniers qui s'en couvrirent le mieux qu'ils purent.
—Tu sembles t'apercevoir, chien de face pâle, que mes frères seuls se sont partagé vos vêtements. Outre que je dédaigne ces vils oripeaux des Français, la part qui me revient vaut bien mieux que vos habits et vous-mêmes. Ma prise à moi, face pâle que je hais, c'est la vierge blanche que tu aimes. Entends-tu?
Au regard ardent que le Sauvage jeta à mademoiselle de Richecourt, Mornac pâlit et serra les poings. Ce qu'il entrevoyait était si terrible pour la pauvre enfant que le gentilhomme sentit les larmes lui monter au yeux. Et lui, l'homme de cap et d'épée, le Gascon railleur, le bretteur, le coureur de ruelles, l'esprit fort, leva les yeux au ciel et pria Dieu de sauver la jeune fille et de prendre plutôt sa propre vie en échange.
Quand on est heureux et jeune, on peut oublier Dieu; mais dans l'infortune, on finit toujours par recourir à celui-là qui seul peut faire avorter les desseins les plus pervers.
Tandis que l'on garrottait de nouveau Mornac et Vilarme, Griffe-d'Ours s'approcha de Mlle de Richecourt et lui dit:
—La vierge pâle a-t-elle entendu? Elle m'appartient et sera la femme du chef.
Jeanne de Richecourt qu'on avait toujours laissée libre de ses mouvements se leva droite, fière et belle comme Jeanne-d'Arc devant ses juges, et d'un mouvement prompt comme la pensée, tirant de son corsage le poignard qui ne la quittait jamais, elle en dirigea la pointe ver son coeur et s'écria:
—Écoute-moi bien, monstre! Au premier geste que tu fais pour me toucher, je me tue!
Griffe-d'Ours recula, étonné, stupéfait! Les femmes qu'il avait vues jusqu'à ce jour ressemblaient si peu à cette noble et superbe créature, qu'il en fut tout ébloui. Et le farouche homme des bois subit aussitôt la domination que la femme du grand monde exerce sur tous ceux qui l'entourent.
Honteux du charme invincible et mystérieux qui étreignait et paralysait sa volonté, il baissa la tête et alla s'asseoir à quelque distance.
Jeanne s'affaissa de nouveau sur le sol en revoilant son visage de ses belles mains et resta plongée dans un silencieux abattement.
Les Sauvages prirent leur repas qui consistait en sagamité et en poisson fumé.
Tant que leur faim ne fut pas satisfaite, ils ne donnèrent rien à manger aux prisonniers, excepté à Jeanne. Griffe-d'Ours lui porta quelque nourriture qu'elle refusa malgré qu'elle n'eût rien pris depuis la veille.
Quand les Iroquois se furent rassasiés, ils s'approchèrent de Mornac et de Vilarme avec les restes du repas.
Les Sauvages se sentaient en belle humeur, et ce leur fut un prétexte pour tourmenter les captifs. Comme ceux-ci n'avaient pas l'usage de leurs mains, il fallait qu'on leur donnât leur nourriture. Au lieu de la leur mettre à la bouche, les Iroquois la laissaient tomber à terre et leur jetaient à la place des charbons enflammés qui brûlèrent affreusement les lèvres des deux malheureux.
Au premier contact du feu, Vilarme poussa un hurlement.
Mornac ne dit rien. La seule idée qu'il se trouvait en présence d'une femme lui aurait fait souffrir mille morts plutôt que de desserrer les dents.
On continua de les tourmenter pendant plus d'une heure. Ceux-ci leur tiraient les cheveux, ceux-là la barge. Les uns les piquaient avec des bâtons pointus, d'autres les brûlaient avec des tisons ardents ou des pierres rougies au feu.
Ils arrachèrent deux ongles des doigts de la main gauche à Mornac avec leurs dents et lui brûlèrent dans le fourneau d'une pipe les extrémités des doigts ainsi affreusement endolories.
Bien que le chevalier souffrit d'une manière atroce, il ne poussa pas une plainte.
Les lamentations de Vilarme redoublaient au contraire à mesure que les tourments devenaient de plus en plus forts. Aussi les bourreaux s'acharnèrent-ils d'avantage contre lui. Ils lui mutilèrent toute la main gauche dont ils lui coupèrent la première phalange des cinq doigts.
Quand les Sauvages mirent fin à leur jeu barbare, afin de se rembarquer, Mornac, qui s'était contenu jusque là, lâcha la plus belle bordée de jurons qui soit jamais sortie de la bouche d'un enfant de la Gascogne.
—Sandious! tonnerre de Dieu! Mille millions de tonnerres! s'écria-t-il. Puisse le diable éventrer ces maudits, et les étrangler, mordious! avec leurs propres boyaux.
Puis s'arrêtant, il se tourna vers Mlle de Richecourt et lui dit:
—Pardonnez-moi, ma cousine, car cela me soulage vraiment. Voyez-vous, je me sens les nerfs agacés et j'éprouve un impérieux besoin d'exhaler ma mauvaise humeur d'un façon un peu plus virile que M. de Vilarme.
Celui-ci malgré les souffrances qu'il endurait encore, ressentit cette injure et répondit:
—Ah! chevalier de malheur! nous aurons à causer un peu dès que nous serons libres!
—Sandis! à vos ordres, mon brave, repartit Mornac et j'espère avoir avant longtemps la satisfaction de vous enfoncer six pouces de fer entre les côtes.
Les Iroquois mirent fin à cette altercation en transportant les prisonniers dans les canots qui recommencèrent à remonter le courant du fleuve.
La partie du Saint-Laurent sur laquelle les captifs voyageaient alors différait beaucoup de celle qu'ils avaient parcourue en descendant de Québec à la Pointe-à-Lacaille. Le grand fleuve qui, en bas de l'île d'Orléans, prend aussitôt des airs d'Océan, se rétrécit tout à coup vis-à-vis de Québec où il n'a guère qu'un tiers de lieue de large. Bien que sa largeur augmente ensuite au-dessus de la ville, elle ne dépasse plus une lieue et demie, en exceptant les lacs formés par son cours.
Au lieu des hautes Laurentides qui, en bas de la capitale dominent majestueusement les grandes eaux du fleuve, les captifs n'apercevaient plus que les bords peu escarpé et assez rapprochés montant et s'abaissant à droite et à gauche.
Si la scène y perdait en grandeur, elle y gagnait certainement au point de vue pittoresque.
Tourmenté dans son cours, le fleuve allait se tordant en sinuosités capricieuses, en arrière et en avant des voyageurs. Là, ils croyaient le voir se terminer brusquement en cul-de-sac coupé par un muraille de rochers grisâtres; ici ses eaux calmes s'en allaient mourir, comme celle d'un lac sur des grèves sablonneuses dans l'enfoncement desquelles on apercevait les hauts arbres de la forêt silencieuse. Ailleurs, les rives s'arrondissaient en coteaux pour s'aplanir plus loin en immenses prairies jaunissantes sous le soleil d'automne. Çà et là des rivières ou des ruisseaux entrecoupaient la ligne onduleuse des deux rives. Ils venaient verser dans le fleuve, sombre et profond, leurs eaux babillardes dont le joyeux murmure résonnait à l'ombre des noyers sur les troncs moussus desquels des vignes sauvages grimpaient en festons.
Partout sur ces paysages sévères ou riants régnait la grande solitude des forêts vierges dont les bruits sauvages ne parviennent même pas à l'oreille des voyageurs qui tenaient le milieu du fleuve et ne pouvaient entendre ni les cris des bêtes fauves ni le chant des oiseaux.
Je ne saurais m'astreindre à décrire chacun des incidents qui marqua le voyage depuis la Pointe-aux-Trembles jusqu'aux Trois-Rivières devant lesquelles ils passèrent inaperçus, le quatrième soir, pour entrer bientôt dans les eaux calmes du lac Saint-Pierre.
Après avoir parcouru ce lac dans sa plus grand longueur qui est de sept à huit lieues, les Sauvages s'arrêtèrent dans l'une des premières îles du Richelieu et y passèrent la nuit dont une bonne partie fut employée à caresser les prisonniers Mornac et Vilarme. Un nouveau supplice auquel les Iroquois s'arrêtèrent cette nuit-là fut de faire marcher les deux captifs pieds nus sur des cendres chaudes sous lesquelles des bâtons pointus avaient été planté en terre.
Mornac, toujours fier et railleur, supporta ce genre de tourment avec un calme stoïque et à Vilarme qui ne cessait de geindre il recommanda la patience, lui disant que c'était un excellent remède contre les cors aux pieds.
On s'engagea le lendemain dans l'archipel du Richelieu. Malgré leurs inquiétudes et leurs souffrances, les captifs ne purent s'empêcher d'admirer les ravissants paysages qui se déroulaient sous leurs yeux et changeaient d'aspect à chaque instant.
Séparées par une infinie variété de canaux, ces îles de différentes grandeurs s'étendaient aussi loin que la vue pouvait porter. Elles formaient une continuelle succession de prairies couvertes de pruniers rouges et de fruits sauvages, et puis d'îlots ombragés par de grands arbres autour desquels des vignes s'enroulaient amoureusement. Ici un rocher noirâtre opposait au courant son front de pierre et sortait de l'eau sa tête limoneuse comme celle d'un amphibie. Tout à côté une petite île étalait à la surface de l'eau un parterre émaillé des fleurs les plus charmantes. Plus loin, c'était comme une large table couverte de baies de toutes sortes: bluets, framboises, mûres, groseilles rouges, blanches et bleues, au-dessus desquels se balançaient de petits arbres chargés de merises, et des poires sauvages. Quelques-unes de ces îles étaient si rapprochées que les voyageurs passaient entre elles sous un berceau formé par la cime des arbres qui se tendaient fraternellement la main au-dessus de l'eau bleue de fleuve.
Jetez sur tous ces feuillages, les couleurs les plus vives que l'automne, ce grand artiste, ait sur sa palette, depuis le vert pâle et foncé, le jaune clair et brillant, jusqu'au rouge-feu; peuplez ces mystérieuses retraites de castors et de loutres au riche pelage et qui fendent rapidement le fil de l'eau pour se sauver d'une île à l'autre; embusquez derrière l'énorme pin sombre la tête curieuse d'un orignal qui regarde un moment passer la flottille et bondit soudain au plus épais du fourré qu'il écarte d'un coup de sa ramure; suspendez sur toutes ces branches d'arbres des nids d'oiseaux de toute espèce, et d'où s'échappe un concert de chants multiples qui se croisent et se mêlent au doux froissement des feuilles, et vous aurez une vision de ce spectacle enchanteur qui ravissait même des captifs s'acheminant vers le poteau de mort.
Après une autre station faite à l'endroit où M. de Sorel devait, un an ou deux plus tard, rebâtir le fort de Richelieu élevé par M. de Montmagny et 1642 et alors abandonné, Griffe-d'Ours et ses guerriers quittèrent le fleuve pour s'engager dans la rivière des Iroquois ou Richelieu.
Au bout de deux jours de navigation, ils s'arrêtèrent au-dessous de rapides qu'il était impossible de remonter en canots. Les Sauvages cachèrent leurs pirogues sous des arbres renversés et des broussailles, au lieu même où M. de Chambly devait bientôt construire le fort Saint-Louis.
Les Iroquois chargèrent ensuite les deux prisonniers de tout le bagage qu'ils pouvaient porter, et eux-mêmes prenant le reste, la petite caravane s'enfonça dans les bois.
Alors commença pour les captifs la plus rude épreuve de leur voyage. Bien que la rivière soit navigable trois lieues au-dessus des rapides de Saint-Jean, les Sauvages qui avaient laissé, en venant, d'autres pirogues à l'embouchure du lac Champlain, préféraient se rendre à pied jusque là. C'était une marche de six grandes journées.
A l'exception de Mlle de Richecourt que l'autorité de Griffe-d'Ours avait empêché d'être maltraitée et dépouillée de ses vêtements, les captifs, blessés, faibles, mal nourris, presque nus, chargés en outre de plus de bagage qu'ils n'en pouvaient porter, devaient se frayer un passage à travers la forêt, par des chemins non battus, parmi les pierres, les ronces, les fondrières, l'eau et tous les embarras imaginables que connaissent ceux-là seuls qui ont un peu couru les bois.
Privés de leurs chaussures, les pieds nus et encore endoloris par les brûlures qu'ils avaient subies, Mornac et Vilarme souffrirent les tortures atroces dans les premières heures de marche. Qu'on se figure de malheureux gentilshommes dont la plante des pieds n'a jamais foulé nue le sol, et obligés de marcher forcément, au pas de gymnastique, en pleine forêt vierge, sur les cailloux et les branches sèches, lorsque leurs pieds saignaient encore des blessures infligées deux ou trois jours auparavant par les Sauvages.
Au milieu de la première journée, Vilarme épuisé s'abattit sur le sol où il resta étendu sans connaissance. Les Iroquois tombèrent sur lui à grands coups de bâtons, le rappelèrent à la vie et le forcèrent à continuer de marcher ainsi jusqu'au soir.
Plutôt que de se faire rosser de la sorte, Mornac se dit qu'il mourrait debout et en marchant!
Le soir vint enfin. Tandis que Mlle de Richecourt se jetait épuisée, mourante de fatigue, sur un tas de feuilles sèches, Mornac et Vilarme furent chargés d'aller chercher le bois et l'eau et de faire la cuisine.
On leur jeta quelques bouchées, puis on les lia chacun à un arbre, à une telle distance du feu qu'ils ne pouvaient en ressentir la chaleur.
La pluie vint à tomber et comme on était à la fin de septembre où les nuits commencent à être froides et que les deux prisonniers étaient à peu près nus, ils passèrent la nuit à grelotter. L'immense fatigue qu'ils éprouvaient leur aurait peut-être procuré quelque sommeil, malgré le froid et l'orage; mais on avait serré leurs liens si fort que la souffrance qu'ils en ressentaient ne leur laissait pas un seul instant de repos.
Vers le milieu de la nuit, Vilarme s'en plaignit à l'un des Sauvages. Il n'en obtint d'autre soulagement que de voir ses liens serrés davantage.
—Cadédis! lui dit Mornac, vous n'avez pas de chance, M. de Vilarme; et vous admettrez que ma persistance à tout endurer sans me plaindre me vaut un peu plus d'égards.
Jeanne de Richecourt, blottie, non loin de Mornac, sous des peaux que Griffe-d'Ours lui avait procurées, frissonnait de froid et de peur. Au moindre mouvement qui agitait le cercle des Sauvages couchés en rond autour du feu, elle se mettait soudain sur son séant et jetait autour d'elle des regards chargés d'angoisse. Mais, comme nous l'avons dit, elle avait subjugué Griffe-d'Ours, et quant aux autres Sauvages elle n'en avait rien à craindre.
Dès les premiers pas qu'il fit, Mornac ne retint qu'à force d'une incroyable énergie les sanglots de douleur que ses pieds enflés, meurtris et ensanglantés, lui arrachaient presque.
Au bout de vingt pas, Vilarme tomba. On le releva à coups de bâton.
Peu à peu cependant la force du mal engourdit leurs pieds, et ils allèrent ainsi jusqu'au soir, marchant comme des automates, laissant des gouttes de leur sang à chaque buisson, à toutes les pierres et aux branches mortes qui remplissaient le sentier.
Comme la nuit approchait et qu'il n'avait rien mangé depuis le matin, Mornac sentit ses jambes de dérober sous lui et tomba en traversant un ruisseau. Il était tellement chargé, son pauvre corps était si las, l'eau si invitante et la vie tellement insupportable, que le gentilhomme eut un instant l'idée d'en finir et de se laisser aller sous l'onde.
Un dernier regard qu'il voulut jeter à sa cousine, comme un adieu suprême, lui remit le courage au coeur.
—C'est sur moi seul qu'elle peut compter pour se tirer des périls qui l'environnent, pensa-t-il en faisant un énorme effort qui l'aida à se relever.
Il en était temps, car déjà ses bourreaux saisissaient de grosses pierres pour les lui jeter.
On se demandera comment Mlle de Richecourt pouvait endurer autant de fatigue. Qu'on se rappelle d'abord qu'elle n'avait pas à marcher pieds nus comme ses compagnons d'infortune, et qu'elle n'avait pas été torturée comme eux. Ensuite elle sentait que si elle avait le malheur de rester en arrière, loin de Mornac et des autres Sauvages et seule avec Griffe-d'Ours, elle était perdue. Aussi s'était-elle dit qu'elle suivrait les autres tant qu'elle aurait un souffle de vie.
Et elle allait toujours, montant, descendant, trébuchant, reprenant pied, tombant et se relevant aussitôt. Mais sa tête était en feu et la fièvre dévorait tous ses membres.
La nuit suivante, les captifs dormirent un peu; ce qui leur rendit assez de force pour continuer leur pénible voyage. Au bout de la sixième journée, ils arrivèrent sur les bords du lac Champlain.
Les Sauvages retrouvèrent leurs canots qu'ils avaient habilement cachés sous les halliers, et les lancèrent sur le grand lac des Iroquois auquel Champlain a laissé son nom.
D'abord étroit et bordé de rives assez basses à son embouchure, le lac allait s'élargissant peu à peu devant les voyageurs, tandis que ses rives s'élevaient ainsi en le dominant plus loin de falaises escarpées.
La petite troupe campa le soir dans l'île au Chapon et le lendemain sur celle des Vents.
Vers le midi de la troisième journée, comme ils arrivaient par le milieu du lac, qui peut avait en cet endroit une douzaine de lieues de large, on aperçut au loin, à l'Occident et au Midi, de hautes montagnes qui élevaient là-bas, au-dessus des sombres forêts, leurs sommets presque toujours couverts de neige.
Griffe-d'Ours montra celle du Midi aux prisonniers, et leur dit que c'était par là que tendait leur voyage, et que là s'élevaient les cabanes d'Agnier où les captifs seraient brûlés.
—Ce gaillard a réellement des procédés fort-délicats! pensa Mornac.
Après avoir passé la nuit suivante sur l'île aux Cèdres et avoir couché le lendemain sur la terre ferme, à l'endroit où le fort Saint-Frédérique devait s'élever plus tard, les Iroquois naviguèrent encore une journée jusqu'à la décharge du lac Saint-Sacrement où ils firent une nouvelle halte de nuit.
Le lendemain il faillait faire un portage de cinq à six lieues pour tourner la décharge et gagner les bords du lac Saint-Sacrement, que les Sauvages appelaient Andiatarocté (lieu où le lac se ferme.) Comme on allait se mettre en marche, Mlle de Richecourt se leva comme les autres. Mais son visage était empourpré. Un instant ses yeux hagards se levèrent au ciel; puis ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps, et elle s'affaissa évanouie sur le sol.
—Il faut porter la vierge blanche, dit Griffe-d'Ours à Mornac et à
Vilarme.
Et il fit signe aux Sauvages de se charger des effets que portaient les deux captifs.
Un brancard fut improvisé, Jeanne installée dessus, et tous, les Iroquois leur bagage et leurs canots sur l'épaule, Mornac et Vilarme chargés de leur précieux fardeau, se mirent en marche.
Retardée par le transport de la malade la petite troupe mit deux jours à faire les quelques lieues qui les séparaient de lac Saint-Sacrement.
Pendant ce temps, saisie d'une fièvre et d'un délire ardents, Jeanne se tordit sur le brancard avec des gémissements pitoyables.
Mornac qui ne pouvait rien faire pour calmer les souffrances de la jeune fille, marchait, marchait toujours, et tout en la portant jetait sur elle des regards pleins de larmes. Par moments il lui semblait être sous le coup d'un pénible cauchemar, et il se demandait si le ciel pouvait réellement permettre que des chrétiens souffrissent de semblables calamités.
Enfin le matin de la quatrième journée, on rembarqua dans les canots qui gagnèrent en un jour l'extrémité sud-ouest du lac Saint-Sacrement. Ici se terminait le voyage par eau, mais il restait encore, sous des circonstances ordinaires, quatre longues journées de marche avant d'arriver au grand Village des Agniers.
La maladie de Mlle de Richecourt allait encore prolonger le voyage, car
Jeanne était de plus en plus faible et consumée par une fièvre intense.
Une fois leurs canots cachés sur le rivage de la terre ferme, les Iroquois reprirent leur bagage sur leurs épaules et s'engagèrent dans un sentier assez bien tracé qui aboutissait loin devant eux à la bourgade d'Agnié.
Vilarme ayant voulu se mettre à la tête de la civière sur laquelle
Mornac et lui portaient la jeune fille, le chevalier lui dit sèchement:
—Prenez l'autre bout, monsieur.
—Et pourquoi plutôt moi que vous?
—Parce que vous n'êtes pas digne de regarder les traits de cette pauvre enfant.
—Ah! prenez garde s'écria Vilarme pâle de colère; s'il est quelqu'un ici qui ne soit pas digne de regarder Mlle de Richecourt, ce doit être vous, chevalier de Mornac. Oui, vous, qui ne vous contentant pas d'être ivrogne, avez fait boire, lors de votre arrivée à Québec, ce chef iroquois qui, dans son ivresse, insulta la jeune fille qu'il apprit ainsi à convoiter et qu'il a relancée ensuite jusqu'à la Pointe-à-Lacaille! Ce que je dis ici, je le sais pour l'avoir appris à Québec, le soir même de votre escapade.
—Je me suis déjà fait ce reproche, M. de Vilarme, répondit Mornac en baissant la tête, et je pleure chaque jours avec des larmes de sang cette étourderie qui va peut-être causer sa perte. Mais, ajouta-t-il en relevant les yeux sur Vilarme avec une fierté dédaigneuse et terrible, cette légèreté, cette folie commise par moi, m'était-il possible d'en prévoir les affreuses conséquences? Tandis que vous Vilarme, ne sentez-vous pas la furie des remords déchirer tout votre être en contemplant la victime que les suites de votre forfait ont réduite en ce déplorable état.
Comme Vilarme feignait d'ouvrir ses petits yeux louches, d'un air interrogateur, Mornac indigné s'écria:
—Moi aussi, je sais tout, assassin!
A ce mot terrible, Vilarme rugit et s'élança les poings fermés sur
Mornac.
Mais deux vigoureux coups de bâton que l'un des Iroquois lui asséna sur le dos firent tomber sa rage, et il s'en alla prendre le pied du brancard en grinçant des dents.
Il devait y avoir un affreux secret entre ces deux hommes qui se haïssaient au point de voir leur inimitié persister jusque dans la navrante détresse où ils étaient tombés. Car l'extrême infortune a pour effet d'adoucir les animosité et de rapprocher les malheureux.
Dans la suite, lorsque Mornac aurait voulu se rappeler les incidents qui marquèrent leur pénible pèlerinage à travers la forêt qui séparait le lac Saint-Sacrement du village d'Agnié, il ne les entrevoyait plus qu'à travers un voile épais qui ne laissait à ses souvenirs que ces traits confus qui nous restent à la suite d'un rêve fatigant. Il se revoyait portant cette civière sur laquelle sa cousine gisait affaissée et mourante. Il se souvenait encore des remords qui étreignaient son coeur en songeant que sa folle inconséquence avait causé tous les tourments qui anéantissaient presque tant de jeunesse et de beauté. Il revoyait Vilarme, l'infâme Vilarme, qui portait l'avant du brancard en lui tournant le dos. En arrière et au devant d'eux, huit sauvages, à demi-nus, les escortaient de leur surveillance active et de leur incessante cruauté. Puis les grands arbres de la forêt, dont les feuilles mortes et à demi tombées jonchaient la terre, défilaient longtemps, bien longtemps, à droite et à gauche sur les bords du sentier.
Voici pourtant un souvenir qu'il conserva vivace jusqu'à la mort, et qui jetait comme un gai rayon de soleil sur cette nuit sombre de son passé.
Après plusieurs journées de marche, des Sauvages inconnus étaient venus au-devant de la caravane en poussant de grands cris qui avaient tiré Mornac de l'espèce d'abrutissement où la fatigue et la souffrance le tenaient plongé. Ces nouveaux venus avaient accompagné quelque temps les prisonniers en poussant des hurlements féroces et les regardant avec des yeux terribles de menaces, lorsque tous débouchèrent de la forêt dans une clairière au centre de laquelle on apercevait, à distance sur les bords de la rivière Mohawk qui se jette dans l'Hudson une grande bourgade Iroquoise.
Ce village formait un long parallélogramme entouré de palissades, et de chaque côté duquel s'étendait une rangé de cabanes.
Griffe-d'Ours fit arrêter la petite troupe, donna l'ordre à Mornac de à Vilarme de déposer le brancard à terre et leur dit avec un cruel sourire:
—Avants que mes frères blancs soient brûlés, ce qui ne tardera guère, nous voulons, comme c'est notre coutume lorsque nous amenons des prisonniers à nos villages, vous donner le plaisir de bien vous sentir vivre encre une fois. Nos frères de la bourgade sont avertis de notre arrivée triomphante. Les voici qui sortent du village et qui s'avancent à notre rencontre. Ils vont se ranger sur deux lignes qui viendront finir ici. Les face pâles entreront ainsi glorieusement dans Agnié entre deux rangs de guerriers. Seulement chacun de nous est armé d'un bâton, et mieux les hommes pâles pourront courir, moins ils recevront de coups.
On voyait s'avancer en effet toutes la population de la bourgade, hommes, femmes, enfants vieillards, tous jetant des hurlements qui faisaient trembler la forêt.
—Ah! ce sont là vos usages, messieurs les Iroquois! pensa Mornac. Eh bien! sang de dious! nous allons voir se le dernier des Mornac se laissera rosser impunément de la sorte!
Dans un clin-d'oeil, un double haie s'était formée sur une longueur de trois ou quatre arpents, et les Iroquois lançaient des cris d'impatience et demandaient qu'on leur livrât les prisonniers.
Deux des sauvages de l'escorte étaient restés derrière les captifs pour les pousser l'un après l'autre entre les deux formidables rangées d'hommes.
Mornac était le plus jeune et le plus alerte des deux. Aussi fut-il gardé pour la fin, pour la bonne bouche, comme on dit, et l'on poussa de force Vilarme dans le terrible entonnoir. A peine y fut-il entré que les coups commencèrent à pleuvoir, de droite et de gauche, comme grêle sur tout le corps du misérable. On ne voyait qu'une nuée de bâtons qui s'élevaient, s'abaissaient, tournoyaient et tombaient, et, au milieu des deux haies grouillantes et hurlantes, Vilarme qui courait à toutes jambes. Un fois il s'abattit sur le sol: une vieille femme qui n'avait pas la force de lever son bâton, lui en avait barré les jambes. Le malheureux fut tellement roué de coups que la douleur lui rendit la force de se relever aussitôt et de s'enfuir vers l'entrée du village où Mornac le vit disparaître au milieu d'un nuage de pierres.
Sans attendre qu'on l'invitât poliment à entrer dans ce gouffre, Mornac bondit en avant.
Griffe-d'Ours qui n'avait pas voulu se priver de ce charmant plaisir de la réception, se tenait le premier sur les rangs. Tout entier au bonheur de voir maltraiter Vilarme, le Sauvage se penchait en avant pour regarder plus loin, lorsque Mornac tomba sur lui comme une trombe et lui arracha son bâton, et d'un coup de poing envoya rouler l'Iroquois à trois pas. Puis brandissant ce gourdin en homme qui connaît toutes les ressources de l'escrime, le chevalier assomma deux autres sauvages en un tour de main, rompit l'une des deux lignes et, rapide comme l'ouragan, prit en dehors de la haie vivante sa course dans la direction du village.
Il avait bien songé d'abord à s'enfuir vers les bois. Mais la pensée de laisser sa cousine à la merci des barbares l'avait retenu.
—Après tout, s'était-il dit avec cette confiance inébranlable que tout gascon place en sa bonne étoile, qui sait si je ne me tirerai point d'affaire, une fois rendu sain et sauf dans le giron de cette aimable populace?
Le brouhaha était indescriptible. Les deux haies s'étaient rompues et chacun courait sus à Mornac.
Mais celui-ci doué de la plus belle paire de jambes qui aient arpenté les terres de Gascogne, courait plus vite qu'aucun des poursuivants. Ses pieds touchaient à peine au sol. Il volait.
Lorsqu'on le serrait de trop près, le terrible bâton dont il était armé tournoyait en sifflant, et le vide se faisait aussitôt devant lui.
Les hommes se bousculaient, culbutaient et criaient, tandis que les enfants et les femmes lançaient des pierres au fugitif qui les esquivait presque toutes.
—Quel dommage que je n'aie pas le temps de m'arrêter pour rire, se disait-il. Ça doit être drôle!
En quelques secondes, il arriva sans encombre à la porte des palissades qui entouraient le village et qu'il franchit sain et sauf, grâce au merveilleux moulinet de son gourdin. Il courut toujours devant lui dans l'espèce de rue qui séparait les deux rangées de cabanes, jusqu'à ce qu'il fut arrivé au milieu de la bourgade, où il aperçut un échafaud qui s'élevait à six pieds au-dessus du sol.
Il prit son élan et sauta dessus.
Là, dominant la foule rugissante qui s'était engouffré sur ses pas dans le village, il passa sous le bras gauche le bâton qui lui avait si bien servi, et croisant fièrement ses bras sur sa poitrine.
—Fils de tes noble aïeux, tu es le premier Mornac qui a jamais fui devant l'ennemi. Mais je veux que le diable m'emporte si tu n'as pas en ce moment les honneurs de la victoire!
CHAPITRE X
OU LE CHEVALIER ROBERT DU PORTAIL DE MORNAC
S'ESTIMA FORT HEUREUX D'ÉCHANGER
L'ILLUSTRE NOM DE SES ANCETRES CONTRE CELUI DE Castor-Pelé
Toute la population du village entourait en criant l'échafaud sur lequel Mornac s'était réfugié et d'où il dominait, calme et superbe, cette mer de têtes hideuses qui ondulaient à ses pieds.
—Pouah! sont-ils laids ces bandits-là! se disait le Gascon. Cela valait bien la peine de quitter la cour et les belles marquises de Paris, pour venir aussi loin terminer mes jours au milieu d'une si vilaine population! Car il ne faut pas te faire d'illusion, mon petit Mornac, ces gens-là m'ont l'air fort mal disposés à ton égard, et je crois que tu vas bientôt passer un mauvais quart-d'heure.
Le cris redoublaient à chaque seconde. C'était un concert infernal de vociférations.
—Allons! le moment est venu grommela Mornac. Il te faut mourir, mon vieux, mais mourir comme un soldat, au milieu de la mêlée. Ah! mordious, si j'avais seulement mon épée, les belles estafilades et les grands coups d'estoc et de taille dont je pourfendrais ces marauds! N'importe! ajouta-t-il en reprenant le bâton dans sa main droite, je vais toujours bien, avec cette arme de manant, fêler encore quelques caboches… Et ma pauvre cousine! Ah bah! c'est la plus heureuse de nous trois. Elle va mourir de sa belle mort, car cette fièvre qui la dévore va certainement l'emporter.
En ce moment un Sauvage essayait de monter sur l'échafaud, en arrière de
Mornac.
Celui-ci l'aperçut du coin de l'oeil, se retourna et lui asséna un grand coup. L'iroquois aurait eu le crâne fracassé, s'il n'eût penché la tête. Mais il n'en reçut pas moins le coup sur l'épaule droite. Ce qui le fit lâcher prise et retomber en beuglant.
Les sauvages semblaient hésiter et Mornac se demandait s'ils n'allaient pas de crainte de l'approcher, lui tirer à distance une flèche ou quelque arquebusade. Il se réjouissait déjà de mourir sans trop de souffrance, quand il sentit l'échafaud se dérober sous ses pieds. Il perdit l'équilibre et roula par terre.
Deux Sauvages s'étaient glissés sous la plate-forme et avaient abattu deux des quatre pieux sur lesquels elle reposait. Avant que le malheureux gentilhomme pût se relever il était entouré, maintenu à terre et garrotté.
L'échafaud fut relevé en un clin-d'oeil et Mornac hissé dessus. Tandis qu'on l'attachait à l'un des deux poteaux qui dominaient la plate-forme, on apporta Vilarme qu'on venait de retrouver blotti sous un ouigouam. Le misérable était tellement couvert de contusions que c'était grande pitié de le voir.
Lorsqu'on eut lié Vilarme à l'autre poteau, Griffe-d'Ours s'approcha de
Mornac et lui dit:
—Mon frère est agile et brave.
—N'est-ce pas? repartit Mornac. Et cet oeil qui te sort de la tête en témoigne visiblement.
Oui, reprit le chef. Mais nous allons voir si tu conserveras ta fierté dans les tourments. Tout à l'heure nos jeunes gens vont commencer à te caresser. Cela durera longtemps; car ceux qui veulent t'éprouver sont nombreux. Ensuite, tu seras brûlé. Mais auparavant, comme c'est l'usage des guerriers, tu vas chanter ta chanson de mort.
—Au fait! pourquoi pas? dit Mornac. Autant vaut chanter que se lamenter inutilement.
Et d'une voix mâle il entonna cette chanson de bravache:
Je suis un cadet de Gascogne
Né d'un père très-fortuné
Qui, sandis! viveur sans vergogne,
Mourut bel et bien ruiné
Il ne me laissa rien pour vivre
Qu'un donjon moussu que le vent
Ébranlait, tandis que le givre
Sur mon lit descendait souvent.
Mais j'avais du courage en l'âme
Et j'eus bientôt pris mon parti;
Des aïeux décrochant la lame
Pour guerroyer je suis parti.
Je devins soldat d'aventure,
Marchant le jour sous le harnais
Ayant le ciel pour couverture
La nuit lorsque je m'endormais.
Or, par un beau jour de bataille,
Je m'en allai si loin, fauchant
A grands coups d'estoc et de taille,
Qu'officier fus fait sur le champ.
Plus tard, de simple volontaire,
Grâce à maints coups de bon aloi,
Je passai brillant mousquetaire
Pour veiller auprès de mon roi.
Le jour aux pieds des grandes dames,
J'étais vraiment fort glorieux
Car j'enflammais toutes leurs âmes
Du regard brûlant de mes yeux.
Cadédis! au Louvres la Garde
Sait mêler le doux au devoir!
Souventes fois on se hasarde
A courir Paris vers le soir.
Longeant dans l'ombre la muraille
J'avisais quelque frais minous
Et criais au manant: «Canaille,
Au large! ou je te fends, bourgeois!»
Après amoureuse aventure
Trouvant le cabaret fermé,
Je frappais sur la devanture
De ma dague le point armé.
Dedans la taverne fumeuse
J'entrais m'asseoir près d'un soudard
Qui de ma vie aventureuse
Jadis partagea le hasard.
Nous vidions plus d'un plein grand verre
Et causions jusqu'au lendemain,
Nos éperons grinçant par terre
Et le front perdu dans la main.
De la sorte coulait ma vie:
Je savais narguer le malheur
En évitant toute autre envie
Que pouvait gâter mon bonheur.
Champ trop restreint pour la victoire
J'ai quitté le vieux continent,
Pour promener un peu ma gloire
De l'Orient à l'Occident.
Je disais: «Que la mort m'attrape,
Là-bas, je m'en ris! si vainqueur,
Dans une bataille, elle frappe
Son sire et maître droit au coeur.»
Allez, moricauds, qu'on apprête
Le bûcher qui me doit brûler
Et que l'on convoque à la fête
Tous les porte-flèches d'Agnier.
Tête de bouc, farfadet, gnome,
connu sous le nom d'Iroquois
Viens donc voir comme un gentilhomme
Laisse échapper le sang gaulois!
Venez, bourreaux, prenez la hache
Et le couteau, le feu, le fer
Entourez-moi que je vous crache
Mon mépris, truands de l'enfer!
Tout le temps que dura la chanson de Mornac, les Sauvages s'étaient tenus cois autour de lui. Le sang-froid du Gascon en imposait à ces hommes pour qui le courage était la plus grande vertu.
Aussi l'acclamèrent-ils quand il eut fini.
Griffe-d'Ours qui se tenait au premier rang lui dit:
—Nos guerriers sont contents de toi. Ils vont te prouver tout de suite en te torturant avec toute l'attention que mérite un capitaine. Nous ne négligerons rien pour te rendre les honneurs qui sont dus à ton courage.
Des jeunes gens armés de couteaux vinrent à Mornac en se disputant à qui commencerait à le tourmenter.
Le gentilhomme les regardait avec un sourire dédaigneux accroché au bout de sa moustache, et rassemblait toutes ses forces pour mourir en homme de coeur, lorsque, sur un signe de Griffe-d'Ours, les jeunes hommes s'arrêtèrent.
La foule se fendait devant une vieille femme qui s'approchait de l'échafaud en traînant ses pieds affaiblis par l'âge. Arrivée au lieu du supplice, elle s'arrêta et se mit à parler d'une voix chevrotante.
On l'écoutait en silence.
N'entendant pas un mot d'Iroquois, Mornac ne la comprenait point.
—Peste soit de la vieille bavarde! murmura-t-il. Pourquoi s'en vient-elle ainsi prolonger mon agonie?
Voici ce que disait pourtant le vieille femme:
—C'est en vain que j'ai cherché mon fils, le Castor-Pelé, parmi les guerriers qui ont amené ces captifs. Ne le reconnaissant pas d'abord au milieu du parti qui revenait avec Griffe-d'Ours, j'ai cru que mes yeux vieillis ne pouvaient plus reconnaître mon fils chéri. Hélas! ma vue n'est que trop bonne et ne m'avait point trompée. Le soutien de ma vieillesse est resté là-bas et dors sous la terre des Français. Que vais-je devenir, moi qui suis maintenant seule au monde? Qui m'apportera le bois pour entretenir le feu de ma cabane? Qui pour soutenir les derniers jours de ma douloureuse existence, ira chasser dans les bois le caribou rapide et pêcher le poisson sur les lacs lointains? Personne! et je devrai mourir de faim, si les vieillards du conseil, les guerriers et les jeunes gens ne me permettent pas d'adopter ce visage pâle pour mon fils.
Elle montra Mornac de sa vielle main ridée.
Un murmure désapprobateur courut dans la foule et les jeunes gens désappointé brandirent leurs couteaux d'un air décidé. Griffe-d'Ours ne paraissait pas un des moins déterminés à se défaire de Mornac. Les raisons ne lui en manquaient pas.
Le plus vieux des anciens de la nation qui se tenait au bas de l'échafaud dit alors:
—Depuis quand les jeunes gens d'Agnié refusent-ils de se soumettre aux usages établis? La mère de Castor-Pelé veut adopter le jeune visage pâle pour remplacer son fils tué sur le sentier de guerre, que sa volonté soit satisfaite. Jeunes hommes, détachez le prisonnier. Il est libre.
Les jeunes gens rengainèrent leurs couteaux et se mirent à délier
Mornac.
Celui-ci l'air ébahi, les regardait faire, et se demandait quel genre de tourment allait remplacer ceux qu'il venait d'éviter.
Ses liens étant tombés, comme il ne bougeait point, Griffe-d'Ours lui dit froidement:
—Si le visage pâle comprenait le langage des Iroquois, il saurait qu'il est libre. Cette femme qui vient de parler t'adopte pour son fils que tu as tué; c'est la coutume. Va-t'en habiter avec elle et montre-toi aussi bon fils que le Castor-Pelé dont tu porteras désormais le nom. Seulement sache bien que si tu essayes de te sauver, rien alors ne saurait te soustraire au supplice du feu.
—Vive Dieu! s'écria Mornac, en sautant à bas de l'échafaud, j'ai tout de même une fameuse chance, cadédis! Que le diable m'emporte si je n'embrasse pas cette vieille qui, toute laide qu'elle est, ne m'en a pas moins sauvé la vie.
Et il sauta au cou de la vieille femme qui se laissa faire.
—Hein! grommela-t-il en desserrant aussitôt les bras; c'est malheureux que maman sauvage sente autant l'huile rance. Je m'habituerai difficilement à son odeur maternelle.
Frustré dans leur espoir de torturer Mornac, les jeunes gens s'étaient tournés du côté de Vilarme, et leurs allures laissaient voir au misérable qu'il allait payer pour deux. Aussi était-il jaune de peur; les dents lui claquaient dans la bouche.
Déjà l'un des sauvages s'était emparé de la main droite du malheureux et se préparait à la transpercer avec la pointe d'un couteau quand la foule s'ouvrit encore pour laisser passer une autre femme encore plus laide et repoussante. Cinq ou six enfants sales et nus la suivaient; elle en portait un autre à la mamelle.
—Je viens d'apprendre, dit-elle avec des sanglots vrais ou feints, que le compagnon de ma vie, le Serpent-Vert, a été tué par les Français! Me voilà seule désormais, seule avec les enfants qu'il m'a laissés! Que mon ouigouam va me sembler désert! L'hiver approche, et je n'ai rien dans ma cabane pour nourrir mes enfants durant la saison des neiges. Nous allons tous périr de faim!…
Ici elle s'arrêta, car ses pleurs redoublaient.
—Donnez-lui le Français! s'écria une voix railleuse; et quelqu'un dans la foule désigna Vilarme du doigt.
Un formidable éclat de rire accueillit cette proposition. La digne épouse de Serpent-Vert passait à bon droit pour la femme la plus acariâtre du village. C'était une vraie furie que la Corneille, et comme le Serpent-Vert avait toujours eu la réputation d'un mari souvent battu, pas un guerrier de la tribu n'aurait voulu remplacer le défunt, même pour une douzaine d'arquebuses toutes neuves.
—Donnons-lui le Français! répétèrent en choeur les jeunes gens.
Et ils s'empressèrent de délier Vilarme avec une célérité qui indiquait clairement que l'infortuné ne faisait qu'éviter un genre de supplice pour en subir un autre plus insupportable encore.
Pour se bien venger d'un homme on ne ferait vraiment pas mieux dans le pays le plus civilisé.
Vilarme levait pourtant au ciel des yeux rayonnants de joie.
Griffe-d'Ours lui dit:
—Face pâle, ne te réjouis pas trop vite! Peut-être qu'avant la nouvelle lune tu viendras te soumettre de toi-même au poteau de la torture afin qu'on mette fin à ton supplice. Pour ma part, j'aimerais mieux être scalpé et brûlé dix fois à petit feu que d'être le mari de la Corneille. Va, chien, et que le bras de ta compagne te soit léger.
Mornac avait parfaitement saisi le sens de cette scène par la pantomime des acteurs; et comme on conduisait Vilarme en triomphe au ouigouam de la Corneille, le Gascon dit à son compagnon de captivité:
—Mes respects à madame votre épouse, et veuillez embrasser pour moi votre intéressante famille, ajouta-t-il en désignant les enfants morveux de Serpent-Vert.
—Vous me payerez avant longtemps tous vos sarcasmes! gronda Vilarme qui lui montra le poing.
La mère adoptive de Mornac le conduisit dans sa cabane. Quand elle y fut entrée sûre qu'ils étaient seuls, elle regarda Mornac avec douceur, fit le signe de la croix et dit, tout bas, en français:
—Je suis chrétienne.
Et son air semblait ajouter:—Comme telle je te pardonne la mort de mon fils.
Ce qui était vraiment sublime ou milieu d'un peuple qui ne pratiquait rien moins que le pardon des injures.
Le chevalier surpris voulut l'interroger. Mais elle ne savait de français que ces trois mots seulement.
Cette pauvre femme avait été baptisée par le père Jogues, torturé en premier lieu lors de sa captivité chez les Agniers en 1612 et assassiné par eux, quatre ans plus tard, dans l'un des villages Iroquois, où il avait été envoyé en ambassade par M. de Montmagny.
Une heure après, Mornac achevait de dévorer un énorme morceau de venaison que la bonne vieille lui avait donné, quand des cris perçants, suivis de grands éclats de rire, l'attirèrent au dehors.
Un rassemblement de Sauvages entourait le ouigouam de la Corneille.
Mornac s'approcha et se mêla au cercle des curieux.
Madame de Vilarme, les cheveux épars sur le dos comme l'une des Euménides, un pied appuyé sur la tête de son nouvel époux qu'elle avait renversé par terre (car c'était une maîtresse femme que la Corneille) le rossait à grand coup de bâtons.
François de Vilarme ne voulut jamais avouer le motif qui avait si déplorablement terminé sa courte lune de miel.
—Tonnerre de Gascogne! pensa Mornac en regagnant le ouigouam de la bonne vieille, voici bien la plus grande calamité à laquelle j'ai jamais échappé.
CHAPITRE XI
OÙ IL EST ENCORE QUESTION DU CASTOR-PELÉ
Griffe-d'Ours avait fait transporter Jeanne de Richecourt dans la cabane de la Perdrix-Blanche.
La Perdrix-Blanche, soeur de Griffe-d'Ours, devais son nom à son teint moins cuivré que celui des autres femmes de sa race. Elle venait de perdre son mari, tué dans une expédition de guerre, et habitait seule avec deux enfants, un ouigouam rendu désert par la mort du guerrier.
Jeanne en proie à une fièvre inflammatoire des plus ardentes fut suspendue plusieurs jours entre la vie et la mort. Enfin la force de la jeunesse, et peut-être l'absence de tout médecin, triomphèrent de la maladie, et trois semaines après son arrivée au village d'Agnié elle était en convalescence.
Plusieurs fois, Mornac s'était glissé jusqu'à elle et lui avait prodigué les consolations et les secours qu'il était en son pouvoir de lui donner. Dans ses courtes visites à sa cousine, il lui fallait pourtant user d'une extrême prudence. Car un jour, Griffe-d'Ours l'avait vu sortir du ouigouam de la Perdrix-Blanche et lui avait dit qu'il le tuerait s'il le revoyait encore entrer dans la cabane où logeait la vierge pâle.
Griffe-d'Ours lui-même n'avait pas encore tenté de revoir la jeune fille. Mornac le savait, et jusqu'à ce jour il était resté tranquille, prêt pourtant à agir à la première occasion.
Quant à Vilarme, il faut croire que Griffe-d'Ours l'avait signalé à la vigilance de la corneille ou que celle-ci était fort jalouse. A peine le malheureux remplaçant du Serpent-Vert faisait-il un pas hors de la cabane de sa moitié que cette dernière l'y faisait rentrer à grand coups de bâtons. Vilarme avait d'abord voulu regimber, mais il avait toujours eu le dessous dans ses luttes avec la Corneille, une fière femme, je vous le jure, et maintenant il filait doux.
On était aux premiers jours de novembre. Jeanne de Richecourt encore faible, reposait assise sur une eau d'ours, dans un coin de la cabane.
Il lui avait fallu beaucoup d'énergie pour supporter les incommodités de la vie sauvage qui étaient des plus grossières quoi qu'en aient écrit Châteaubriand et bien d'autres.
D'abord, pour une femme délicatement élevée et malade, c'était une triste nourriture que de l'anguille fumée, des bouillons impossibles à la chair de chien, et d'autres salmigondis sans sel et sans épices, ainsi que des galettes de farine de maïs grossièrement moulu ou plutôt pilé dans des mortiers.
Nos peuplades sauvages avaient peu d'égards pour leur estomac et ne connaissaient point les douceurs de la table. La chair de chien faisait leurs délices, et encore n'en mangeaient-ils pas souvent vu qu'on la réservait pour les grands galas. Quant à la venaison ils n'en mangeaient, pour ainsi dire que dans leurs expéditions de chasse ou de guerre. Le sauvage, indolent, ne prenait pas la peine de sortir du village, en temps ordinaires, pour se procurer de la venaison fraîche. On faisait une, deux grandes chasses par an, et toute la viande que en provenait était aussitôt fumée et convertie en pémican. L'on vivait là-dessus durant la plus longue partie de l'année.
Pour ce qui est de leurs cabanes, elles étaient de la plus grande malpropreté. Les punaises et les puces y avaient le droit de cité le mieux établi, et les chiens, sales, hargneux et voraces, y étaient presque les égaux des maîtres avec lesquels ils couchaient pêle-mêle et mangeaient habituellement. Bien que les Iroquois, dont le nom voulait dire faiseurs de cabanes, se logeassent mieux que les autres Sauvages, leurs habitations n'avaient guère d'autres commodité que de les mettre à l'abri des plus graves intempéries des saisons.
Leurs ouigouams avaient ordinairement quatre-vingt pieds de longueur, vingt-cinq ou trente de large et vingt de haut, quelquefois plus et souvent moins encore. Ces cabanes étaient couvertes d'écorces de bouleau, ou de bois blanc. A droite et à gauche régnait à l'intérieur une estrade d'environ neuf pieds de largeur sur un pied d'élévation; elle servait de lit. Le feu se faisait entre ces deux estrades, et la fumée sortait par une ouverture pratiquée au milieu du toit et qui laissait voir le firmament. J'allais dire le ciel, mais un assez grave inconvénient causé par cette cheminée primitive, m'en empêche: lorsqu'il neigeait et que le vent venait à rafaler à l'intérieur, c'était un vrai supplice que d'être obligé d'y rester. La fumée devenait alors tellement suffocante qu'il fallait mettre la bouche contre terre pour respirer, tant ces acres vapeurs saisissaient à la gorge, au nez et aux yeux.
Le jour où nous rejoignons Mlle de Richecourt sous le ouigouam de la Perdrix-Blanche, comme le vent soufflait par rafales, la fumée aveuglait la pauvre enfant dont les yeux et la gorge était en feu.
Elle mangeait tristement une fade sagamité de maïs et disputait avec peine à deux gros chiens, l'écuelle où ceux-ci s'efforçaient de porter le museau. Malgré ces désagréments, sa pensée était plutôt arrêtée sur sa situation morale que sur ses souffrances physiques.
Grâce à la hardiesse de Mornac qui ne craignait pas d'exposer sa vie chaque jour pour venir la rassurer, Jeanne savait que Griffe-d'Ours n'avait encore osé tenter contre elle. Mais maintenant que la santé lui revenait, quel horrible sort l'attendait donc?
Instinctivement elle passa la main sous la peau d'ours qui lui servait de natte, et s'assura que son petit poignard y était encore. Sa figure se rasséréna au contact du stylet qu'elle avait réussi à dérober aux regards de la Perdrix-Blanche.
—Si je suis obligée de m'en servir, pensait-elle, Dieu voudra bien me pardonner.
Elle était plongée dans ces réflexions, quand la peau qui fermait l'entrée du ouigouam s'écarta lentement. La Perdrix-Blanche étant sortie depuis quelques moments, Jeanne, qui s'était recouchée, pensa que c'était elle qui revenait, et ne s'en troubla pas. Mais, tout à coup elle aperçut, à quelques pieds de son lit, Griffe-d'Ours qui la regardait.
Elle se mit sur son séant et sa main frémissante alla chercher le stylet caché sous la peau d'ours; mais elle se garda bien pourtant de le laisser voir.
—Tant que la vierge blanche a été bien malade, dit Griffe-d'Ours, le chef n'a pas voulu pénétrer jusqu'à elle, de peur d'augmenter son mal. Mais la Perdrix-Blanche m'a dit que la vierge pâle est mieux et je suis venu lui dire que je m'en réjouis.
Jeanne effrayée n'osait rien dire de peur d'irriter l'Iroquois qu'elle fixait de ses grands yeux bruns fatigués par la fièvre, quand elle s'aperçut que la portière du ouigouam s'entr'ouvrait pour laisser passer doucement une curieuse figure de sauvage. Cette tête avait bien les cheveux relevés sur le sommet du crâne, avec une plume au milieu, à la manière iroquoise, mais ils n'étaient pas rasés au-dessus du front et des tempes; les joues étaient peintes de couleurs voyantes, mais sillonnées contrairement aux autres sauvages, de longues moustaches en croc. C'était bien la plus drôle de tête de guerrier des Cinq Cantons!
Apparemment qu'elle n'avait rien qui pût effrayer; car à sa vue, Jeanne sembla rassurée et feignit de regarder Griffe-d'Ours avec la plus grande indifférence.
Celui-ci tournait le dos à la portière et ne pouvait remarquer l'intrus.
—Ma soeur paraît encore faible, reprit l'Iroquois; je vois qu'il nous faut retarder notre mariage de quelques jours.
Jeanne frémit.
L'homme qui se tenait à la porte de la cabane brandit silencieusement son couteau.
Ce geste dut remettre complètement Mlle de Richecourt, car elle leva sur
Griffe-d'Ours ce regard fier que celui-ci en pouvait supporter.
Il baissa les yeux et dit:
—Le chef reverra la vierge blanche encore une fois avant que d'en faire sa femme.
Comme il se retournait pour gagner la porte de la cabane, la tête du mystérieux personnage avait disparu.
Jeanne était encore sous la pénible impression que venait de lui causer cette visite importune, quand la portière s'écarta de nouveau et la curieuse tête tatouée apparut encore une fois.
L'homme entra après avoir jeté un furtif coup d'oeil au dehors.
—Le Castor-Pelé, guerrier de la tribu de l'ours, présente ses hommages à très-haute demoiselle de Richecourt, dit-il en s'approchant de la jeune fille avec un profond salut.
—Vous serez toujours fou, mon cousin, dit Jeanne à Mornac. Vous riez de tout, même dans les situations les plus sérieuses.
—Conserver son sang-froid et sa gaîté dans les plus grands périls est le meilleur moyen de les surmonter tous, repartit Mornac. Mais dites donc, charmante cousine, comment trouvez-vous le chevalier du Portail de Mornac en son nouveau costume de guerrier iroquois?
—Superbe en vérité! répondit Jeanne qui éclata de rire.
Mornac était complètement métamorphosé. Guêtres de peau de daim, large ceinture dont les franges retombaient presque jusqu'au genou, couteau à scalper, tomohâk, collier de griffes et dents de bêtes fauves, rien ne manquait à son accoutrement. Mais ces damnées moustaches faisaient, au milieu de tout cela, l'effet le plus comique!
—Le Castor-Pelé est un grand guerrier! dit-il en se drapant à l'espagnole dans la large peau de castor qui lui tombait des épaules.
—Oui, et le plus grand Gascon des bords de la Garonne.
—Ah! pour ça, ma cousine, c'est dans le sang, voyez-vous. Et sur mon âme, sans vous faire injure, je crois que vous en avez un peu dans les veines!
Si je me déguise ainsi, c'est pour plaire à nos gardiens. Savez-vous que je commence à être populaire au milieu d'eux. En cela, j'ai mon but, croyez-moi bien.
Il se fit en ce moment un grand bruit au dehors.
Mornac prêta l'oreille.
—Je me sauve, dit-il, on pourrait s'apercevoir que nous sommes ensemble. Main se craignez rien je veille sur vous.
Il s'esquiva.
Quand il fut sorti de la cabane il aperçut le crieur qui parcourait toutes les rues pour convoquer le Conseil. Chacun accourait au centre du village et Mornac fit comme les autres.
Tous les hommes au-dessous de soixante ans se tenaient en plein air, tandis que les vieillards entraient dans cabane du conseil pour y délibérer.
Pendant tout le temps que siégea le conseil, la foule garda le plus profond silence au dehors.
Au bout d'une demi-heure, l'orateur sortit de la cabane et s'avança vers les jeunes gens qui le renfermèrent au centre d'un cercle qu'ils composèrent en s'asseyant en rond.
L'orateur rendit compte de la délibération.
A la fin de chaque période l'assemblée criait à tue-tête:
—Andeya!
Ce qui voulait dire:
Mornac assis comme les autres, regardait cette scène d'un air ahuri.
Quand l'orateur eut fini de parler, il rentra dans les rangs.
Alors Griffe-d'Ours, son tomohâk à la main, s'avança au milieu du cercle, suivi de deux ou trois hommes qui plantèrent au centre un poteau près duquel ils s'assirent, en battant une mesure rapide sur une espèce de cymbale.
Griffe-d'Ours se mit alors à danser à droite et à gauche et entonna un chant énergique.
Quand il était hors d'haleine, il s'arrêtait, frappait un coup de massue sur le poteau, puis reprenait sa danse et son chant.
—Je donnerais bien ma bourse vide, dit Mornac à demi voix, pour savoir ce que tout cela veut dire.
Son voisin, qui baragouinait quelques mots de français l'entendit et lui dit:
—Griffe-d'Ours… partir aujourd'hui avec ses jeunes gens pour rencontrer les Mohicans [43] qui veulent nous attaquer.
[Note 43: Les Mohicans étaient les ennemis jurés des Iroquois. Ils habitaient entre l'Hudson et l'Océan.]
—Bonté du ciel! pensa Mornac, notre chance continue à nous favoriser. Si l'expédition dure plusieurs jours, ma cousine aura le temps de se rétablir et nous filerons! Car, mordious! je commence à m'ennuyer ici!
L'assemblée se dispersa. Tandis que les guerriers qui devaient suivre Griffe-d'Ours couraient à leur cabane pour faire leurs préparatifs de départ, Mornac s'en alla flâner en dehors de l'enceinte du village. Il allait de ci de là, fièrement drapé dans son manteau de fourrures, bayant aux grues et songeant à singulière destiné qui le métamorphosait de la sorte, lorsque soudain, il entend des cris, et voit, à quelque distance une femme qui se tord les bras de désespoir et semble appeler à l'aide.
Il accourt et reconnaît la Perdrix-Blanche qui se tient sur les bords de la rivière Mohawk en remplissant l'air de ses cris.
D'un geste désespéré elle lui montre son enfant, âgé de cinq ou six années, qui se débat au milieu de la rivière assez profonde en cet endroit.
L'enfant avait déjà deux fois enfoncé sous l'eau et venait de reparaître à la surface.
En un clin d'oeil, Mornac se débarrassa de son manteau, de sa ceinture et de se guêtres, et s'élança dans la rivière.
Emporté par le courant et suffoqué par l'eau qu'il avait avalée, le malheureux enfant allait disparaître pour la troisième et dernière fois, lorsque Mornac, bon nageur, le rejoignit, le saisit par les cheveux, le ramena au rivage et le déposa vivant dans les bras de la Perdrix-Blanche.
La pauvre mère, éperdue de joie se jeta aux pieds de Mornac, et se mit à lui embrasser les genoux en murmurant de douces paroles qu'il aurait bien voulu comprendre.
Puis elle prodigua ses soins à l'enfant.
—Je crois bien, sandis! pensa le Castor-Pelé, en remettant ses guêtres et sa ceinture, que je viens de me faire une alliée fidèle et dévouée.
CHAPITRE XII
UNE SOMBRE HISTOIRE
Le soir du même jour, Mornac veillait seul auprès du feu dans le ouigouam de sa mère adoptive.
A demi couché sur la peau de bison, les mains croisées sur les genoux, les yeux fixés sur l'ouverture du toit, par où les étincelles s'échappaient pétillantes et s'en allaient s'éteindre dans l'air, après avoir un instant brillé comme les étoiles qui scintillaient dans le coin du ciel visible par la déchirure du toit de la cabane, le chevalier suivait le vol de sa rêverie capricieuse comme la fumée du brasier.
Il en était à se demander comment l'ombrageux Griffe-d'Ours avait pu se décider à le laisser en arrière, et libre de voir Mlle de Richecourt autant qu'il le désirait. Pourquoi le chef n'avait-il pas songé à l'emmener avec ses jeunes gens et l'éloigner du village? C'est ce que Mornac ne pouvait s'expliquer.
S'il eût mieux connu les chef iroquois, cet oubli eût moins excité sa surprise.
La grande passion des Iroquois était la guerre; quant à l'amour, vu qu'ils n'en connaissaient point les délicatesses platoniques et qu'ils considéraient l'abus des jouissances physiques comme énervantes et fatales aux guerriers, ils n'en usaient que fort modérément. Ce petit peuple de conquérants, qui, dans l'espace de tout un siècle, fit trembler l'Amérique du Nord du retentissement de ses armes, avait, à défaut d'instincts plus généreux, l'intelligence de la férocité, et surtout le besoin de ménager ses forces afin de faire face aux nombreux ennemis qui l'entouraient de toutes parts.
Si telles étaient les idées du gros de la nation iroquoise, on conçoit sans peine que Griffe-d'Ours, que ses exploits avaient fait nommer chef à un âge assez peu avancé, et auquel ses cruautés avaient mérité le surnom de Main-Sanglante, estimait bien plus les ardentes émotions de la bataille que les «gentils combats d'amour», comme disaient les trouvères de la vieille Europe.
Aussi, à peine avait-il su que les quatre autres cantons iroquois se disposaient à envoyer des partis contre les Mohicans leurs plus redoutables ennemis, que Griffe-d'Ours avait oublié sa belle captive, Mlle de Richecourt, ainsi que Mornac et Vilarme, pour ne plus songer qu'à choisir des jeunes gens et à les bien armer en guerre. Le temps pressait, et le soir même il était parti, gonflant sa forte poitrine des âcres senteurs de la forêt en songeant à la bonne odeur du sang des vaincus.
Mornac en était encore à chercher la solution de ce problème, quand une ombre s'interposa entre lui et la lumière du feu. Il se leva et reconnut la Perdrix-Blanche.
Celle-ci le prit par la main, l'attira doucement vers la porte de la cabane et lui fit signe de la suivre.
Le village était plongé dans l'obscurité. Complet y eût été le silence, si l'on n'eût entendu, de ci et de là, un chant bizarre et monotone, les frais éclats de rire de quelque jeune fille, et les aboiements de certains chiens répondant aux échos de leur propre voix que leur renvoyait la forêt sonore.
En quelques secondes la Perdrix-Blanche arriva à son ouigouam où elle fit entrer Mornac qu'elle conduisit auprès de Mlle de Richecourt.
Jeanne était assise sur son lit en peau d'ours. Elle tendit la main au chevalier, et lui dit de s'asseoir à côté d'elle sur la longue estrade qui régnait autour de la cabane.
Tandis que la Perdrix-Blanche prenait place tout près du grand feu qui flambait au milieu du ouigouam, mademoiselle de Richecourt dit au chevalier:
—Je ne sais, en vérité, si les attentions de cette femme cachent quelque piège, ou si elles sont sincères; mais depuis midi, elle ne cesse de m'accabler de prévenances. Voyant que je paraissais triste, elle me fit signe, il y a un instant, qu'elle allait chercher quelqu'un; et voilà qu'elle vous amène ici. Il est vrai que son frère est parti ce soir.
—Je crois pouvoir vous donner la clef de ce mystère, répondit Mornac avec un sourire. J'ai sauvé, ce matin, l'un des enfant de cette femme, au moment qu'il était en train de se noyer. C'est sans doute la reconnaissance qui la pousse à agir ainsi.
—Mais racontez-moi donc ce sauvetage?
Le chevalier se rendit au désir de Jeanne et lui dit en terminant.
—Vous voyez que j'ai gagné cette femme à notre cause, et que nous pourrons au besoin compter sur elle.
—Un bienfait n'est jamais perdu, chevalier.
—Non certes, et surtout celui-là qui me va permettre de m'approcher plus souvent de vous belle dame.
—Belle! je ne le dois être guère. Le manque de miroir ne m'a pas permis de constater les ravages que la maladie causés chez moi; mais je suis sûre que je suis affreuse.
—Affreuse! s'écria le galant gentilhomme qui mit un genou en terre et s'empara de la main blanche de la jeune fille en dévorant du regard ses traits pâlis mais toujours beaux. Je vous jure, ma cousine, que vous êtes bien la plus adorable femme qui soit au monde. Et j'ajouterais la plus adorée, se je craignais que vous ne prissiez ce dire pour une gasconnade; ce dont, sur mon honneur, je serais fort malheureux!
Je prie le lecteur de croire que le chevalier était bien sincère. Car, il le faut avouer en toute conscience, ce pauvre Mornac était amoureux de sa cousine.
Jeanne se sentit rougir sous le regard ardent du jeune homme, et lui retira doucement sa main en disant:
—Mon cousin veuillez reprendre votre place et ne me plus conter fleurette. Nous avons à nous occuper ce soir de choses bien plus sérieuses, trop sérieuses même, j'en ai peur.
—Que voulez-vous dire, fit Mornac qui se rassit tout honteux de voir sa déclaration si froidement accueillie. Le gaillard avait toujours été fort entreprenant auprès des femmes, et moi, son historiographe, je dois à la vérité d'avouer qu'il avait rarement trouvé de cruelles.
—Ne vous souvenez-vous donc pas, chevalier, que vous m'avez promis de me dévoiler la funeste influence que Vilarme a sur ma vie.
—Oh! Vous êtes trop faible encore, mademoiselle, pour résister aux pénibles émotions que ce récit vous causerait. Il vaut mieux attendre que vous soyez parfaitement rétablie.
—Attendre encore! Non pas. Voici la première occasion qui nous est offerte de causer librement; nous en devons profiter. Ce secret terrible me pèse; et le sentir étreindre plus longtemps mon coeur me causera plus de mal que d'en voir se révéler toute l'horreur.
—Ma chère Jeanne, n'insistez pas, je vous prie, fit Mornac en serrant la main de sa cousine.
—Si, monsieur, j'insiste! répliqua mademoiselle de Richecourt qui se dégagea vivement.
—Soit, puisque vous l'exigez. Mais je vous supplie, d'avance, de me pardonner si je suis forcé, par la vérité des faits, de faire douloureusement vibrer les cordes les plus sensibles de votre coeur.
D'un léger signe de tête Jeanne donna son assentiment.
Après un recueillement qui dura quelques minutes, Mornac commença dans ces termes:
—Une allée avant la mort du défunt roi Louis XIII, mademoiselle de Boisbriant, de Kergalec passait pour l'une des plus ravissantes filles d'honneur de notre bien-aimée reine-mère, Anne-d'Autriche, que Dieu veuille nous conserver longtemps encore.[44]
[Note 44: Anne-d'Autriche devait mourir en 1666.]
«Outre les charmes de sa personne elle avait de la fortune, et se trouvait orpheline et fille unique. Il était notoire qu'elle avait de grands biens en Bretagne. Vous pouvez vous figurer qu'elle ne manquait pas d'adorateurs. Tous les beaux muguets de la cour s'empressaient autour d'elle et l'accablaient de leurs déclarations plus ou moins intéressées, mais toutes des plus passionnées. Ce que je vous en dis je ne le sais que pour l'avoir entendu raconter par la suite; car je n'étais alors qu'un enfant.
«Parmi les gentilshommes les plus assidus auprès de mademoiselle de Kergalec, le comte de Richecourt et le baron de Vilarme étaient les plus empressés.
«Vous vous rappelez combien votre père, mon oncle vénéré avait la tournure et les traits distingués; et vous savez aussi bien que moi si Vilarme a dans tout son être quelque chose de sinistre et de repoussant. Mais il avait de la fortune et le comte de Richecourt ne possédait que les grâces de sa personne, de grandes qualités morales et son épée pour tous biens. Aussi d'aucuns, les jaloux, disaient-ils que Vilarme l'emporterait peut-être sur son séduisant rival.
«Votre mère avait l'âme trop belle et le goût trop délicat pour réaliser cette prédiction maligne. Les hommages du comte de Richecourt furent agréés, le mariage fixé et annoncé, et M. de Vilarme éconduit, paraît-il, assez lestement.
«Jaloux, haineux et malappris autant qu'un Turc, Vilarme insulta publiquement le comte pour le forcer de se battre. Celui-ci, dont la bravoure était proverbiale, se garda bien de ne point relever le gant, et la rencontre eut lieu à Saint-Germain et 1613.
«Vilarme reçut en pleine poitrine un grand coup d'épée qui le cloua au lit pour plusieurs mois.
«Sur ces entrefaites eut lieu le mariage du comte de Richecourt et de mademoiselle de Kergalec.
«Quelque temps après Vilarme quitta la France, mais non sans proférer de terribles menaces contre les nouveaux époux qui venaient de partir pour la province et s'en étaient allés passer la belle saison de leur jeunesse et de l'année en leur château de Kergalec, sur les rives brumeuses de la Bretagne.»
—Ici ma narration commence à toucher des faits d'une extrême délicatesse, et je vous prie encore une fois, ma chère cousine, de vouloir bien me pardonner ce que le récit en pourrait offrir de blessant pour votre affection filiale.
«Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion, soit dans ce pays ou en France, de remarquer combien il en est peu qui sont heureux en ménage. En ma qualité de garçon, de militaire et de mauvais sujet (j'avoue ce dernier défaut en toute sincérité de coeur) j'ai pu remarquer, moi, que le nombre des mariages malheureux est effrayant pour ceux qui songent à s'aventurer dans ce périlleux état. N'est-il pas alarmant en effet de constater que les quatre-vingt-dix centièmes des conjoints étaient peu faits l'un pour l'autre, lorsque la mystérieuse lumière de la lune de miel s'étant évanouie, les époux ont vu briller au jour du réveil de leurs illusions, les riches défauts dont chacun voit l'autre subitement orné? Car autant on a besoin de dissimuler, de faire rentrer les angles de ses imperfections, avant le conjugo, autant, après, lorsque la familiarité de la vie commune amène ce laisser-aller fatal aux illusions des amoureux. C'est alors qu'arrivent les regrets traînant après eux la longue et lourde chaîne des douloureuses misères de la vie conjugale. Le mal est irrémédiable, et de ce jour l'inanité du bonheur terrestre est irrévocablement constatée par les conjoints. Voilà ce que je connais du mariage, voilà ce que vous en savez sans doute vous-même, ma chère cousine, et ce que chacun en peut apprendre. Eh bien! ce qui m'a toujours émerveillé c'est de voir que, tous les jours, des gens aussi bien renseignés que nous, s'y laissent prendre, comme nous y serons un jour sans doute pris nous-mêmes, tout des premiers!
—Parlez pour vous seul, je vous en prie, dit Jeanne avec un sourire préoccupé, et continuez votre récit sans allonger cette digression sarcastique.
—Une couple d'années, pendant lesquelles vous naquîtes, s'écoulèrent assez calmes pour les deux époux qui après quelques mois passés en leur château de Kergalec, étaient retournés à la cour où, grâce à l'influence de la comtesse sur la reine-mère, votre père avait obtenu une charge importante.
«Bientôt cependant, on sut qu'il y avait du froid entre les deux époux; non pas qu'on s'en aperçut en public, le comte et la comtesse étant trop gens du monde pour en rien laisser voir au dehors. Cette rumeur, venue on ne sait d'où, s'accrut pourtant, grandit; et, grâce aux observations préjugés des malveillants, les plus indifférents gestes du comte et de sa femme purent donner quelque crédit à ce bruit qui n'avait d'abord été qu'un soupçon.
«Pardonnez-moi de vous révéler des faits douloureux que vous avez dû sans doute ignorer jusqu'à ce jour. Mais ce fait reconnu de l'incompatibilité d'humeur de vos parents, qui ne rencontre dans presque tous les ménages et, par conséquent, n'offre rien d'extraordinaire, devait avoir par la suite une telle influence sur la destinée du comte et la vôtre, qu'il me faut vous le divulguer en y appuyant même un peu.
«En 1648, les troubles de la Fronde ayant éclaté, votre père, avec les princes et un grand nombre de seigneurs, prit parti contre le Mazarin. Cet Italien, ministre de France, vil, avare et rusé, devait nécessairement déplaire à un gentilhomme français fier, libéral et franc comme l'était le comte. Aussi votre père fut-il un des premiers à se déclarer contre lui. Bien mal lui en prit pourtant. Lorsque la faction des frondeurs fut vaincue, les chefs, princes, ducs, évêques et autre, eurent soin de faire accepter leur rentrée en grâce, comme une condition expresse de leur soumission; et, ainsi qu'il advient toujours en ces sortes de cabales, la colère du vainqueur tomba sur les coupables de second rang. Votre père fut enveloppé dans la disgrâce que la plupart des seigneurs de sa conditions avaient encourue, et obligé de quitter la cour avec sa femme, en 1652, pour s'en aller habiter leur château de Kergalec.
—Je me souviens du voyage, interrompit Jeanne rêveuse. J'avais alors neuf ans, et mon père en passant par Nantes, me laissa dans un couvent pour y faire mon éducation. Le château de Kergalec n'étant éloigné que de quelques lieues, il était facile à ma mère de venir m'y visiter souvent. Hélas! je n'en devais sortir, quelques années plus tard, que sous de bien tristes circonstances!
Mornac continua.
«Le comte et la comtesse menèrent dès lors une vie assez retirée; lui, chassant tout le jour en la compagnie d'un vieux serviteur, ou passant de longues heures sur la mer. Au pied de la falaise que baignent les vagues et qui supporte les murs du château de Kergalec, une petite embarcation se détachait souvent de la côte pour aller bercer au loin le comte avec ses mélancoliques rêveries.
«La comtesse ne sortait guère de son appartement où sa camériste, Julia, faisait presque toute sa société.[45]
[Note 45: La comtesse qui avait été attachée à la cour d'Anne-d'Autriche pouvait appeler sa femme de chambre camériste qui est le nom que les femmes espagnoles de qualité donnent à leurs suivantes.]
«Comme le comte et sa femme n'échangeaient avec la noblesse du voisinage que les visites obligatoires et que l'on connaissait le genre de vie qu'ils menaient tous deux, on prit leur taciturnité pour du dédain, et tous les hobereaux des environs, afin de s'en venger, se mirent à dénigrer hautement leurs illustres voisins de Kergalec. Les commentaires une fois partis allèrent bon train, et, à l'aide des rumeurs qui étaient venues de Paris, vos parents passèrent bientôt pour faire un fort mauvais ménage. Ce qui était faux. Car enfin, si la différence de leur humeur empêchait le comte et sa femme de sympathiser, ils avaient tous deux trop de tact et de savoir-vivre pour se causer d'inutiles désagréments.
«Six années s'écoulèrent ainsi, sans apporter de changements dans la vie du comte et de la comtesse de Richecourt.
«Un soir du mois d'avril 1659, le comte rentra fort pâle au château. Il était sorti seul pour aller voir, du haut de la falaise, le soleil se coucher dans la mer. En revenant par une allée du parc qui séparait le château de la côte, un coup de feu avait éclaté soudain dans la solitude du bois et le silence du soir, et une balle était venue couper la plume de son chapeau.
«Le comte qui ne se connaissait pas d'ennemis, crut que ce devait être une balle égarée de quelque braconnier et dès le lendemain n'y pensa plus.
«Quelques jours après, votre père ayant voulu s'aventurer sur la mer, son embarcation sombra à quelques brasses de la côte. Le comte était bon nageur et put gagner aisément le rivage. A la marée basse, on retrouva l'embarcation qui s'était enfoncée droit sous la vague. On examina la chaloupe afin de voir quelle avait pu être la cause de cet accident et l'on s'aperçut qu'un trou de tarière avait été fraîchement percé sous la ligne de flottaison. Cette fois, l'intention perfide d'un ennemi était évidente, et le comte comprit qu'on en voulait à ses jours.
«Immédiatement, il fit à la tête de ses gens, une battue de son domaine. Mais à l'exception de quelque cerf dix cors, de deux sangliers solitaires et d'un vieux loup à tête grise, fauves qu'on força de sortir de leurs tanières, on ne découvrit aucun indice de la présence d'un malfaiteur.
«Le comte fut obligé, le lendemain, d'aller passer une couple de jours à
Nantes pour retirer quelque argent de chez son notaire.
Le soir du départ de son mari, la comtesse était assise dans l'enfoncement d'une fenêtre, assez profond pour former une chambre à lui seul. Du haut de la tourelle où était situé son appartement, elle dominait les arbres du parc et regardait tristement tomber la nuit sur l'océan.
«De noirs nuages voilaient l'horizon. Le vent soufflait du large et chassait vers la côte de grosses vagues qui venaient se briser sur les rochers avec des plaintes attristantes.
«Peu à peu les nuées sinistres se confondant avec les ténèbres, une nuit sépulcrale s'étendit sur la mer dont les grande voix s'élevaient mugissante et terrible du fond de l'obscurité.
«A l'intérieur du château régnait le plus complet silence. Assise sur un tabouret, à quelque distance de sa maîtresse, Julie, sa suivante, regardait rêveuse et comme effrayée les lueurs rougeâtres qui partaient de l'immense cheminée où flambait la moitié d'un arbre, et dansaient fantastiques et solennelles, comme les esprits des anciens preux de Kergalec, sur les hautes boiseries du chêne noircies par la poussière des siècles.
«Depuis plus d'une heure, madame de Richecourt, dominée par le funèbre aspect de cette nuit orageuse, n'avait échangé aucune parole avec sa camériste. Maintenant que la nuit lui cachait la mer, elle prêtait une oreille inquiète au bruit du vent dans les grands arbres dont les troncs noueux gémissaient sous la rafale, aux pieds du vieux donjon. Le froissement des branches dépouillées de leurs feuilles, montait jusqu'au faîte de la tourelle, sinistres comme le cliquetis des os de squelettes.
«Soudain la flamme d'un faste éclair déchira l'horizon en illuminant d'une éblouissante lumière l'immense étendue des flots tourmentés, la sombre dentelure des falaises, le fouillis des arbres du parc et la haute tour carrée du centre du manoir qui s'ébranla sous un éclatant coup de tonnerre dont le dernier grondement s'en fut s'éteindre dans les souterrains du château.
«Les deux femme se signèrent, tandis que la pluie s'abattait par torrents sur la toiture.
«—Voici l'orage, prions! dit la comtesse.
«La camériste se rapprocha de sa maîtresse et toutes deux, la figure perdue dans leurs mains commencèrent à haute voix une longue prière.
«Le vent redoublait. Les girouettes rouillées criaient et tournaient affolés sur les toits qui craquaient sous l'effort de la tourmente.
«Au milieu des tous ces bruits tumultueux, la camériste crut entendre, comme le grincement d'une clef dans la serrure d'une porte depuis longtemps condamnée, dans un coin sombre de la chambre.
«—Bah! je me trompe, pensa-t-elle après un un instant de réflexion. Cette porte ne s'ouvre jamais. Ce sont les girouettes qui se plaignent là-haut sur leurs tiges de fer.
«Éblouie par les éclairs, elle remit entre ses mains sa tête qui s'était un instant relevée pour prêter attention au bruit, et continua de répondre aux prières de sa maîtresse.
«Le vacarme de la tempête qui augmentait à chaque instant de fureur, les empêcha d'entendre un second grincement de fer. C'était celui d'une porte roulant sur ses gonds oxydés par le temps, le défaut d'usage et l'humidité.
«Si les deux femmes n'avaient pas fermé les yeux, elles auraient vu sans doute une porte dérobée s'ouvrir l'entement dans la pénombre pour laisser passer un homme qui, après avoir écouté et regardé dans l'enfoncement de la fenêtre où se trouvait la comtesse et sa suivante, traversa toute la pièce à pas furtifs et s'en alla verrouiller la porte d'entré ordinaire.
«Le bruit des verrous et de la clef frappa pourtant l'oreille des deux femmes qui se levèrent en même temps et poussèrent un cri d'effroi en voyant un homme masqué s'élancer au devant d'elles, un poignard à la main.»
—Oh! mon Dieu! s'écria Jeanne en saisissant éperdue, les mains de
Mornac, dites-moi bien vite que ce n'était pas lui…?
—Qui, lui…? fit Mornac frappé de la terreur convulsive, effrayante, qui tordait tous les membres de la jeune fille.
—Mon… père…! balbutia Jeanne tremblante, dont le regard levé au ciel sembla demander pardon à quelque absent.
—Votre père! s'écria Mornac. Mais, ma pauvre Jeanne, quel atroce soupçon!… Qui jamais a pu faire naître en vous une telle pensée? C'est affreux!
—Ah! ce n'était pas lui! Ce n'était pas vrai! éclata mademoiselle de Richecourt en se mettant à genoux. Merci, mon Dieu! merci! Et vous, cher bon père, pardon, mille fois pardon à votre trop crédule enfant!
—Mais en vérité, ma chère Jeanne, je ne comprends pas que personne ait été assez stupide ou méprisable pour vous avoir laissé entrevoir les soupçons aussi atroces qu'injustes qui planèrent sur le comte de Richecourt après cette funeste nuit.
—Vilarme! c'est Vilarme lui-même qui me dit, un jour où je refusais de l'épouser, il y a deux ans, que mon père était…
—Oh! le monstre! qu'il soit maudit! cria Mornac. Ecoutez plutôt la fin de cette horrible histoire.
Ici, Jeanne et le chevalier crurent entendre quelque bruit à la porte du ouigouam. Mornac alla écarter la portière de peau de loup et regarda au dehors. La nuit était sombre. Il sortit, fit le tour de la cabane et ne vit personne. Il est vrai que les ouigouams étaient si rapprochés que c'était chose facile que de se glisser et de se cacher près des cabanes avoisinantes.
Le cavalier retourna vers sa cousine et s'efforça de la rassurer.
—Je suis certaine qu'il était là et nous écoutait! dit Jeanne.
—Tant mieux! Il saura que je le connais et que je veille sur vous!
—Mais s'il allait vous tuer!…
—Bah! cadédis! il a déjà essayé et n'a pu réussir. Nous avons le poignet aussi solide pour nos ennemis que pour ceux qui nous sont chers! Mais je finis ce récit que vous m'avez exigé.
«L'homme masqué bondit au-devant des deux femmes, leur barra le passage, garrotta et bâillonna la camériste en un tour de main, après l'avoir menacée de l'égorger si elle jetait un cri. Puis s'approchant de la comtesse qui avait reculé jusqu'à la fenêtre et grelottait de terreur, l'homme arracha son masque et s'écria:
«—Me reconnaissez-vous, madame de Richecourt?…
«Un éclair livide, qui brûla les carreaux de vitre, tomba en plein sur la face pâle du baron de Vilarme.
«La comtesse tremblait tellement qu'elle n'aurait jamais pu proférer une parole.
«—Oui, vous le reconnaissez, n'est-ce pas, cet homme que non-seulement contente de repousser, vous avez autrefois accablé de vos superbes dédains; cet homme que son trop heureux rival blessa d'un coup presque mortel, quelques jours avant votre mariage; cet homme qui après avoir parcouru le monde pour tâcher de vous oublier, a traîné par tout le globe le feu de l'amour et de la haine qui lui rongeait le coeur! Oui, me voici, madame la comtesse, terrible comme la vengeance, inexorable comme la mort! Car, vous allez mourir comtesse de Richecourt! De vous, maintenant que vous avez appartenue à un homme que j'exècre, je ne veux rien autre chose que la vie. J'ai appris avec joie que vous n'étiez pas heureuse avec ce beau mignon de cour que vous m'avez préféré dans le temps. Mais comme il est trop gentilhomme pour vous rendre vraiment malheureuse, vous ne souffrez pas assez au gré de mes désirs! Je veux vous sentir frissonner sous ma main dans les convulsions de l'agonie! Quant au comte, votre époux trois fois maudit, il aura son tour. Allons! madame, recommandez-vous à Dieu.
«Il est une chose que les nobles femmes estiment plus cher que la vie, c'est leur honneur. La comtesse voyant que le sien ne courait aucun danger, s'agenouilla et pria. Les filles des preux savent mourir.
«Vilarme contempla un instant cette pâle figure de femme tour à tour éclairée par les lueurs incessantes du feu et les éclairs intermittents du dehors. Il grimaça un sourire de démon. Il bondit sur sa victime, l'enleva, la jeta sur un lit, saisit un oreiller, l'appuya sur le visage de la comtesse et pesa dessus de tout son poids, pour étouffer l'infortunée.
«A la clarté du brasier et des éclairs, la camériste éperdue vit le pauvre corps de la comtesse se tordre sur son lit en d'effroyables convulsions. Elle poussa quelques rauques sanglots sous cet horrible oreiller, ses membres palpitèrent dans un suprême effort et ce fut tout.
«Longtemps Vilarme resta courbé, hideux, sur l'oreiller, épiant chacun des derniers frissonnements de sa victime. Quand il fut bien sûr qu'elle était morte, il alluma un flambeau, regarda, satisfait la figure bleuie de la trépassée et s'avança du côté de la camériste.»
—Ah! mon Dieu! fit mademoiselle de Richecourt qui étendit les bras et s'affaissa évanouie.
Mornac et la Perdrix-Blanche qui avait remarqué, sans y rien comprendre, l'émotion que le récit du chevalier produisait sur la jeune fille, s'empressèrent de lui prodiguer leurs soins.
Jeanne reprit bientôt connaissance.
—Je savais bien, dit Mornac à mademoiselle de Richecourt, que vous ne pourriez pas supporter l'émotion d'une aussi horrible histoire. Mais aussi, pourquoi avez-vous tant insisté?
La jeune fille ne put répondre et se mit à pleurer.
Quand ses larmes l'eurent un peu soulagée, elle supplia tellement Mornac de terminer son récit, qu'il ne put s'y refuser. D'ailleurs ce qu'il lui restait à dire était moins pénible que ce qui précédait.
«Vilarme s'approcha donc de la camériste et lui dit:
«—Maintenant, ma belle suivante, à nous deux. Écoute-moi. Si tu me veux jures sur le Christ que tu vas suivre en tous points mes instructions, je vais te faire grâce.
Il alla décrocher un crucifix qui pendait au mur, délia les mains de la camériste, lui ôta le bâillon qui étouffait sa voix et lui dit:
«—Fais serment de répéter à tous, partout et toujours que, pendant que tu dormais dans l'antichambre de ta maîtresse, selon ta coutume, celle-ci est morte, sans doute, d'un coup de sang; qu'effrayée par le bruit de l'orage, tu es entrée au milieu de la nuit chez la comtesse et que tu l'as trouvée sans vie.
«Comme la pauvre fille hésitait, Vilarme leva son poignard.
«—Je le jure! s'écria-t-elle, terrifiée.
«—A mon tour, reprit froidement Vilarme, je te jure que si jamais un seul mot des évènements de cette nuit sort de tes lèvres, tu mourras de ma main! Fussé-je sur le banc des accusés que j'irais te poignarder en face de mes juges. Je te le jure sur le Dieu mort sur la croix!
Il délia les pieds de la suivante, enleva les cordes dont il l'avait garrottée et disparut.[46]
[Note 46: A quelque lecteur, le récit de cet horrible meurtre semblera peut-être d'abord disparate et choquant, dans ce tableau où nous avons tâché de peindre la vie civilisée à côté de la vie sauvage. Mais en y réfléchissant davantage, on verra que j'ai voulu montrer à côté de la barbarie des Iroquois, que notre civilisation relative n'a pu étouffer entièrement, chez les peuples réunis en société, ce germe de cruauté qui existe dans l'homme; et que le siècle qui produisit la Brinvilliers, empoisonneuse de trop célèbre mémoire, exécutée en 1676 pour avoir successivement tué son père, ses deux frères et sa soeur, pouvait bien aussi donner naissance à un Vilarme. A ce sujet notre civilisation progressive du dix-neuvième siècle ne doit pas être plus fière d'une époque toute remplie du nom de Tropman.]
«Le lendemain le comte, arrivant à Kergalec, apprit la mort de sa femme. Il s'en montra fort affecté et pleura longtemps auprès de la morte. Comme j'étais en garnison à La Rochelle, il m'envoya une lettre de faire part me priant d'assister aux funérailles de la comtesse. Je n'eus pas l'honneur de vous y voir.»
—Hélas! j'étais malade, dit mademoiselle de Richecourt et les médecins avaient défendu de me laisser sortir. Je n'appris la perte cruelle que je venais de faire lorsque je fus complètement rétablie, plusieurs jours après la sépulture de ma pauvre mère. Ce fut mon père lui-même qui, les larmes aux yeux, me vint annoncer cette fatale nouvelle.
«Je passai quelques jours au château continua Mornac, et retournai ensuite rejoindre ma compagnie à La Rochelle. Six ou huit mois plus tard, je reçus du comte une lettre qu'un de ses serviteurs me vint apporter à franc-étrier. Mon oncle me conjurait de me rendre en toute hâte auprès de lui. Je sollicitai un cour congé d'absence, je sautai en selle, et quelques heures plus tard le galop de mon cheval résonnait dans l'avenue du château de Kergalec.
«Je trouvai le comte à écrire son testament. Il m'en fit lui-même la remarque.
«—Si vous me voyez aussi sérieusement occupé, me dit-il, c'est que je me bats de duel demain matin. Je vous ai fait demander pour me servir de témoin.
«—Mais avec qui vous battez-vous.
«—Avec le baron de Vilarme
«—M'est-il permis de vous en demander la raison?
«—C'est tellement horrible, mon pauvre ami, me dit le comte en comprimant un sanglot que je ne sais comment m'y prendre pour vous le répéter. Autant vaut pourtant vous le dire sans périphrases; ce sera moins long. Hier, dans une chasse où je me trouvais avec quelques gentilshommes du voisinage, le baron de Vilarme laissa à entendre que ne paraissais m'être consolé bien vite de la mort de ma femme. Je lui fis remarquer l'inconvenance de ses paroles. Il répliqua qu'il y avait des propos bien plus inconvenants encore qui circulaient sur mon compte. Je lui criai de rétracter ses paroles ou de s'expliquer. Poussé à bout, il me dit que l'on m'accusait d'avoir… étranglé ma femme! Oh! n'est-ce pas que c'est atroce! Cet homme qui fut autrefois mon rival n'a jamais pu me pardonner d'avoir eu les préférences de la comtesse. Je lui jetai mon gant de chasse à la figure et nous nous battons à mort demain matin.»
«Vous comprenez, ma chère cousine, toute l'infernale méchanceté de Vilarme. Non content d'avoir assassiné votre mère, il voulait perdre le comte de réputation et le flétrir à tout jamais du sceau d'une accusation infâme. Il savait la froideur qui existait depuis plusieurs années entre vos parents, ainsi que la jalousie que leur portaient les hobereaux du voisinage, et s'était dit sans doute, que l'accusation dont il chargeait votre père prendrait de fortes racines dans un tel terrain.»
—Mais, s'écria Jeanne, c'est un démon incarné que cet homme!
—C'est un beau spécimen de scélérat. Mais pour être l'esprit malin, je ne le crois pas. Si vous aviez voulu me laisser le provoquer, il y aurait plusieurs semaines que j'en aurais purgé la terre.
«Le lendemain matin nous traversâmes le parc, suivis seulement d'un vieux serviteur de confiance et d'un chirurgien des environs qui donnait depuis longtemps ses soins à la famille.
«C'était une brumeuse et froide matinée de décembre. Nous descendîmes sur le bord de la mer, à l'endroit choisi pour la rencontre.
«La mer grise, fouettée par le vent du nord, se ruait en hurlant sur les sombres crans de la côte. Quelques mouettes, aussi matinales que nous, battaient lourdement de l'aile en rasant les flots, et, luttant contre la brise, jetaient leur cris rauques au vent. Un ciel morne et bas pesait sur l'océan et semblait écraser la falaise qui surplombait, à plus de cent pieds de hauteur, la grève où nous étions. Ce lieu triste, désolé, était bien choisi pour y mourir sans regretter l'existence. Car il semble qu'il en doit plus coûter de quitter la vie par un beau soleil et dans une prairie émaillée de fleurs, que dans un endroit sauvage et sous un ciel terne d'hiver.
«Nous étions les premiers arrivés.
«Durant un bon quart d'heure nous attendîmes. Le comte était calme et se promenait de long en large avec moi, afin d'entretenir la circulation, car l'air était très-vif.
«—Mon cher neveu, me dit-il tout à coup, promettez-moi de remplir mes dernières volontés si je suis tué. Je vous fais mon exécuteur testamentaire. Après l'horrible accusation qui est cause de ce duel, je n'oserais jamais vous prier de marier ma fille; mais au moins promettez-moi de la protéger.»
—Je vous avouerez, ma cousine, que l'idée d'épouser une petite pensionnaire de couvent, que je ne connaissais que pour l'avoir vue lorsqu'elle n'avait encore que trois ou quatre ans, me souriait fort peu. Joint à cela que j'avais alors la plus grande répulsion pour le mariage.
—Ah! fit Jeanne, et maintenant?
—Maintenant, ma bien-aimée cousine, fit Mornac en mettant un genou en terre et en essayant de baiser la main de mademoiselle de Richecourt, je vous assure que mes dispositions sont tout à fait opposées.
—C'est fort heureux pour vous, dit Jeanne avec ironie, en lui retirant sa main. Que répondîtes-vous à mon père?
—Que je lui jurais de toujours vous considérer comme ma soeur. Veuillez bien remarquer que par là je n'entendais nullement exclure de mon coeur tout sentiment plus tendre. Seulement, je… me réservais de réfléchir et de vous voir auparavant.
—Vous êtes fort galant, en vérité. Veuillez poursuivre.
«Le baron de Vilarme arriva, suivi du chevalier de Kergarouët, son témoin. On mesura les épées, les combattants mirent justaucorps et pourpoint bas, et, sur le signal que nous en donnâmes, commença le plus furieux des combats singuliers auxquels j'ai jamais assisté.
«Le comte et le baron étaient à peu près d'égale force à l'escrime. Pendant plusieurs minutes leurs épées, toujours prêtes à la parade, tournoyèrent sans relâche avec d'innombrables cliquetis.
«Après plusieurs feintes inutiles, Vilarme ayant voulu lier le fer de son adversaire, celui-ci dégagea vivement sa lame, se fendit à fond, et d'un coup droit en prime, blessa le baron à la poitrine. Vilarme prompt comme l'éclair, riposta par un coup de seconde qui atteignit le comte en bas de la cinquième côte.
«Les deux adversaires ainsi touchés ne rompirent pas d'une semelle et retombèrent simultanément en garde, les yeux comme rivés à la pointe ensanglantée de leurs armes.
«Dans les quelques passes qui suivirent, ils se touchèrent encore à plusieurs reprises. On voyait bien qu'ils ne se donnaient presque plus la peine de parer, et qu'animés par la vue du sang de l'un et de l'autre, tous deux ne songeaient plus qu'à tuer son ennemi.
«Le combat durait depuis vingt minutes, et leurs bras lassés et affaiblis par la perte du sang, arrivaient plus lentement à la parade et à la riposte, quand, par un vigoureux coup fouetté, l'épée du comte de Richecourt écarta en tierce la lame du baron et s'enfonça dans sa poitrine. Vilarme grièvement atteint chancela; mais avant de s'abattre, il eut encore la force de porter une vigoureuse botte en quinte à M. de Richecourt qui en eut la cuisse percée de part en part.
«Tous les deux, hors de combat, tombèrent en même temps.
«—Sois maudit! s'écria Vilarme en crachant une gorgée de sang.
«—Dieu vous pardonne, baron, répondit M. de Richecourt.
«Tandis que nous transportions le comte au château, M. de Kergarouët emmenait Vilarme évanoui.
«Votre père n'avait aucune blessure mortelle, et lorsque je le quitta, quelques jours après, il était en bonne voie de guérison. Hélas! je ne devais plus le revoir. A peine étais-je de retour à La Rochelle que la compagnie, dans laquelle j'étais guindon, reçut l'ordre de s'en aller immédiatement à Paris. Je fus bien surpris d'apprendre quelques mois plus tard, que votre père avait subitement quitté la France avec vous, et sans dire à personne où vous alliez.»
—En effet ce départ fut des plus subits. Mon père qui m'avait fait sortir du couvent pour prendre soin de lui et le consoler, me dit un soir de me préparer à laisser le château et le pays dès le lendemain. Il me donna pour raison qu'un gentilhomme avec lequel il s'était battu menaçait de mourir. Mon père avait grand'peur d'être inquiété.
—Oui, ce pauvre comte, qui se trouvait assez mal avec Mazarin depuis les troubles de la Fronde, craignait sans doute d'être accusé d'un double meurtre; d'autant plus que Vilarme avait de l'influence auprès de Mazarin. Vîntes-vous directement au Canada?
—En droite ligne. Un vaisseau qui faisait voile de La Rochelle nous reçut à son bord. Mais la traversée fut si longue et difficile que mon malheureux père qui n'était pas encore parfaitement rétabli, vit ses blessures se rouvrir pour ne plus se refermer. Quelques mois après son arrivée à Québec, il en mourut, ajouta Jeanne les yeux humides de larmes. Sur son lit de mort, il me recommanda de mener une vie retirée et d'éviter la rencontre des personnes qui seraient récemment arrivées de France. Après avoir passé deux années au couvent des Ursulines, je sortis dans le monde, et oublieuse des conseils de mon pauvre père, dont je ne pouvais deviner l'importance, je me laissai entraîner dans le tourbillon des plaisirs. J'en devais être cruellement punies. Je connus ce Vilarme aussitôt son arrivée. Remarquez bien que non seulement je ne l'avais jamais vu en France, mais que jamais même je ne l'avais entendu nommer; ceux qui m'entouraient là-bas et qui le connaissaient ayant le plus grand intérêt à ne m'en point parler. A peine fût-il à Québec qu'il me fit une cour assidue. Je le trouvais si vieux, si laid et si désagréable que je finis par le lui dire, un jour que nous étions seuls chez Mme Guillot, qu'il devait bien s'apercevoir qu'il perdait son temps auprès de moi et qu'il m'obsédait. Oh! si vous aviez vu le regard foudroyant qu'il me lança. Il me serra le poignet avec rage et me dit sourdement à l'oreille que si je refusais de l'épouser, il publierait dans le pays que mon père avait assassiné ma mère, et qu'ainsi la mémoire de mon père serait souillée. Vous pouvez vous figurer dans quel état ces effroyables paroles me plongèrent. Depuis ce jour, le monstre me suivit partout en me menaçant tout bas. Il y avait plus d'un an que durait cette sourde persécution qui aurait fini par me tuer, lorsque vous êtes arrivé.
—Quel être abominable! s'écria Mornac. Avoir assassiné la mère—causé la mort du père, et vouloir encore épouser la fille! c'est bien la plus horrible vengeance qu'il est possible d'imaginer.
—Et, Dieu seul sait les souffrances que le misérable me réservait…! Mais vous ne m'avez pas dit, chevalier, comment vous parvîntes à savoir que Vilarme était l'auteur de l'assassinat de ma malheureuse mère, meurtre dont la seule camériste fut témoin.
—Ah! voici, c'est toute une histoire. Lors du mariage de Marie-Thérèse d'Espagne avec notre jeune roi, en 1660, ma compagnie faisait partie de l'escorte qui avait été chercher la royale épousée à la frontière. Comme nous entrions dans Paris et qu'il nous fallait défiler lentement, vu la foule immense qui encombrait les rue, je remarquai une jeune femme, fort pâle, qui avait fait des efforts inouïs pour fendre la foule afin d'arriver jusqu'au cortège royal. A peine eut-elle percé jusqu'au premier rang que, au risque de se faire broyer sous les pieds des chevaux, elle approcha de moi en me tendant un billet. Etonné je me penchai sur le cou de ma monture et saisit la missive. La jeune femme dont la figure ne m'était pas inconnue, rentra dans la foule grouillante et disparut.
Dès que je pus prendre connaissance de cette lettre, je lus: «Pour l'amour de Dieu! rendez-vous ce soir à la maison des Trois-Pistolets, rue Traversière. Une personne désire ardemment vous y voir.»[47]
[Note 47: Avant le numérotage qui ne remonte pas au delà du dix-huitième siècle, la plupart des maisons de Paris étaient désignées par des enseignes.
«Le nom de la rue Traversière lui venait de ce qu'elle passait à l'endroit même où la pucelle d'Orléans, qui sondait avec sa lance l'eau du fossé dans l'espoir de passer jusqu'au mur avec les troupes de Charles VII, eut les deux cuisses percées d'un trait d'arbalète.» Curiosités de l'Histoire du Vieux Paris, par le bibliophile Jacob. (Paul Lacroix.)]
—Je croyais déjà à quelque bonne fortune…
—Je me doutais que alliez le dire, interrompit mademoiselle de
Richecourt.
Mornac se mordit les lèvres.
—J'avoue, continua-t-il que ce fut ma première pensé. Mais la fin du billet me détrompa tout aussitôt.
«Il s'agit de l'honneur et de la vie, peut-être, de personnes qui vous sont chères.»
—Aussitôt que je fus libre, j'accourus à l'endroit indiqué. Quand je me fus nommé, on me conduisit auprès de la jeune femme qui m'avait remis le billet. Je la trouvai au lit, exténuée. Elle avait l'air d'une personne mourante.
—Vous êtes bien monsieur le chevalier du Portail de Mornac? me dit-elle.
—Certainement, madame. Mais, moi, bien que j'aie déjà eu l'honneur de vous rencontrer quelque part, je ne me remets pas votre nom.
—Vous m'avez vue deux fois au château de Kergalec: la première fois lors des funérailles de la comtesse de Richecourt, et la seconde quand vous avez passé quelques jours eu manoir, après le duel de M. le Comte avec le baron de Vilarme. J'étais la camériste de madame, dont Dieu veuille avoir l'âme en sa sainte garde.
—Auriez-vous des nouvelles du comte et de sa fille? demandai-je vivement.
—Non, hélas! Je vous ai fait venir, Monsieur, afin de vous faire les confidences les plus étranges, et les plus effrayantes révélations auxquelles vous puissiez vous attendre.
Après s'être recueillie, elle me raconta la sombre histoire que vous savez et me dit en terminant:
«—Les poignantes émotions par lesquelles je passai pendant la nuit du meurtre, la responsabilité du terrible secret que j'avais à garder, les malheurs dont je fus ensuite témoin, le duel du comte avec Vilarme et dont j'appris la cause, l'exil de mon malheureux maître et de sa fille ont miné ma santé. En moins d'une année, j'ai vu ma vie s'en aller graduellement. Me voyant condamnée, n'ayant plus à craindre que Dieu devant qui je vais bientôt paraître, j'ai résolu de faire ces révélations avant que de mourir; et comme vous êtes le seul proche parent que je connaisse à la famille de Richecourt, j'ai voulu vous rendre le dépositaire du secret qui rend toute une famille malheureuse. Seulement, comme je n'ai que peu de jours à vivre, je vous prie de ne point divulguer à personne, avant ma mort, (à moins que des raisons graves ne vous y contraignent) les confidences que je viens de vous faire. Quand je ne serai plus, ajouta-t-elle en tirant un papier de dessous son oreiller, voici qui témoignera partout de la culpabilité de Vilarme. Tout le récit du meurtre est écrit et signé de ma propre main.»
Je revis cette femme encore une fois avant sa mort qui arriva six mois après.
—Et ce témoignage écrit, l'avez-vous encore? demanda Jeanne avec anxiété.
—Il ne m'a jamais quitté jusqu'à mon arrivée au Canada où je suis venu et pour refaire une carrière brisée là-bas par la perte totale d'une fortune qui n'a jamais été bien considérable, et pour tâcher de vous retrouver M. le comte et vous. Car la camériste, avant de mourir, m'avait laissé à entendre qu'elle vous croyait émigrés en Amérique et spécialement au Canada. Je voulais vous emporter ce document à le Pointe-à-Lacaille; mais je l'oubliai dans ma valise, à l'auberge du Baril-d'Or, à Québec. Ça été fort heureux, car si je l'avais eu sur moi, ces maudits Sauvages me l'auraient enlevé.
Ici Mornac fut interrompu par un grand cri suive de coups et d'imprécations qui s'élevèrent à la porte de la cabane.
Il sortit et reconnut Vilarme aux prises avec Corneille, et put se convaincre que celle-ci avait surpris son époux écoutant à la porte du ouigouam, et qu'elle était tombée sur lui à l'improviste.
Quand elle eut entraîné Vilarme sous le domicile conjugal qui retentit quelque temps au loin de coups et de hurlements, Mornac retourna auprès de sa cousine et lui dit:
—Vous aviez raison, Vilarme nous écoutait. J'ai besoin de me tenir sur mes gardes.
—Mon Dieu, chevalier, j'ai une horrible peur de cet assassin, et je vous supplie de ne point me laisser seule ici avec cette jeune femme. Que ferions-nous toutes deux, si ce monstre allait échapper à la surveillance de la Corneille et se glisser jusqu'à nous?…
—Ecoutez, je m'en fais aller chercher des peaux dans la cabane de ma mère adoptive, les unes pour me servir de lit, les autres afin d'élever entre nous une espèce de cloison qui nous fera à chacun une chambre séparée. Jusqu'au retour de Griffe-d'Ours je coucherai toutes les nuits en travers de la porte du ouigouam. De sorte que celui qui voudra entrer devra me passer sur le corps.
—Merci, fit Jeanne, maintenant je vais vous demander un sacrifice. Si vous me trouvez trop exigeante, dites-le moi sans ambages, et j'agirai seule. Vous concevez que, placée entre le chef iroquois et le meurtrier de ma mère, je n'ai plus de recours qu'en la fuite la plus prompte et de soutien qu'en vous. Consentirez-vous, aussitôt que les forces me seront rendues, à vous enfuir avec moi?
—Or ça! mais vous croyez donc que je m'amuse bien ici, moi? Mais, ma chère Jeanne, je suis à jamais votre esclave. Seulement, il va falloir attendre quelques jours, car vous ne sauriez aller loin dans l'état de faiblesse où vous êtes encore.
—Laissez-moi faire, dit mademoiselle de Richecourt d'un air déterminé. Dès demain je me lèverai pour commencer, avec modération, à me préparer à de plus grandes fatigues. Oh! ne craignez rien, je ne ferai point d'imprudence. Entre nous, sachez que j'aurais pu me lever depuis plusieurs jours. Mais vous comprenez que je n'étais pressée d'afficher ma guérison aux yeux du chef des Iroquois.
Une heure après, tous deux, séparés plus encore par le respect du gentilhomme que par la cloison fragile qu'il avait élevée entre eux, s'endormaient, Jeanne pleine d'espérance et Mornac grommelant tout bas:
—Elle m'a défendu de provoquer Vilarme et j'ai promis de lui obéir. Mais le cas ou lui me provoquerait n'a pas été prévu. C'est cela, il m'insultera demain et je le tuerai enduite. De la sorte Jeanne n'aura rien à dire.
Sur cette résolution, que nous ne pouvons certes point désapprouver, le chevalier fit mine de pousser un coup de pointe, son bras engourdi ne se leva qu'avec peine et retomba pour rester immobile près de sa tête ensommeillée.
CHAPITRE XIII
LE DUEL
Le lendemain matin, lorsque le chevalier de Mornac ouvrit les yeux, il aperçut la figure menaçante du baron de Vilarme qui le regardait par la portière entr'ouverte du ouigouam de la Perdrix-Blanche.
—Vous vouliez m'étrangler?
—Insolent! Il faut que l'un de nous deux meure!
—Je n'y ai point d'objection, pourvu que ce ne soit pas moi.
—Oh! c'en est trop! cria Vilarme.
—Doucement, monsieur; plus bas, s'il vous plaît! N'allez pas réveiller celle qui a autant besoin de sommeil que d'oubli. Allons causer un peu plus loin.
Vilarme suivit Mornac qui s'arrêta au milieu de village.
En se retournant vers le baron, le chevalier vit que celui-ci levait un long couteau de chasse, dont il allait le poignarder par derrière.
—Toujours chevaleresque, ce cher baron! dit Mornac qui saisit le poignet de Vilarme le lui tordit si violemment le bras que le couteau lui échappa et tomba par terre.—Vous disiez donc?
—Damnation! rugit Vilarme.
—Vous êtes bien laid, fait ainsi, dit Mornac en mettant son pied sur le poignard. Et je ne m'étonne pas que vous ayez toujours eu peu de succès auprès des femmes! Ce devrait être, en ce cas, une fort aimable personne, et Monsieur votre père a dû filer d'heureux jours à ses côtés.
Vilarme était tellement en colère qu'il ne pouvait plus parler. Sa bouche écumait et des sifflements rauques grondaient dans sa gorge.
—J'étouffe! cria-t-il enfin.
—Tiens! mais savez-vous que ce genre de mort vous conviendrait à merveille en votre qualité d'étouffeur!
—De par le diable, Monsieur, finissons-en!
—Volontiers, mais de quelle manière? je vous préviens qu'il n'y a jamais eu de bourreau ni de pendu dans ma famille, de sorte que j'aurais la plus grande répugnance à vous enserrer le col de la corde que vous avez des mieux méritée.
Vilarme voulut s'élancer pour frapper Mornac au visage. Mais celui-ci que le tenait toujours par le bras, le maintint à distance en lui disant:
—Jamais votre main d'assassin ne touchera ma figure! Entendez-vous?
Maintenant, que voulez-vous?
—Que nous nous battions, de par Satan!
—A coups de couteau, de tomohâk ou de flèches?
—Ah! finissez vos absurdes plaisanteries, dit Vilarme hors de lui, ou je croirai que vous êtes un lâche, et que vous voulez éluder le combat!
Mornac le regarda avec un sourire méprisant.
—Lorsqu'il arrive quelquefois, dit-il qu'un brave gentilhomme reçoit cette insulte d'un manant, il ne la relève point et laisse à ses valets le soin de châtier le rustre à coups de bâton. Que vous ferai-je donc à vous, meurtrier qui me voulez salir de votre bave? Si nous étions en pays civilisé je vous livrerais au bourreau, et j'aurais le plaisir de voir comment vous sauriez supporter le supplice de la roue? Mais ici, que faire?… Comme il est dangereux que vous viviez plus longtemps, je daigne me souvenir que vos pères furent gentilshommes, et veux bien consentir à purger la terre du dernier des Vilarme. Écoutez! continua Mornac en contenant toujours le baron furieux qui tournait autour de lui comme un loup enchaîné, je sais où sont nos épées. Deux des Sauvages qui nous ont pris les ont accrochées, en guise de trophée, au poteau de leur cabane. Il s'agit de les avoir. Venez avec moi. Seulement, avant de nous battre, laissez-moi vous dire qu'il va falloir user de ruse. Comme nos gardiens n'aimeraient peut-être pas nous voir nous couper la gorge tout de bon, nous feindrions une simple passe-d'armes, un assaut courtois, ce dont je sais comment les prévenir. Quelques jeunes gens m'ont demandé l'autre jour de leur montrer à servir de l'arme blanche. Nous allons leur donner à l'instant le spectacle d'une joute qui sera fort de leur goût. Laissez-moi faire. Seulement, s'il vous plaît, rengainez ce cure-dents.
Vilarme subjugué, ramassa l'arme que Mornac lui poussait du pied, la remit dans sa gaine et suivit le chevalier.
L'heure était assez avancée pour que les Sauvages fussent levés et hors de leurs cabanes.
Mornac alla droit à un groupe de jeunes gens qui s'exerçaient au saut de à la course pour se détirer les membres et se réchauffer sous l'air piquant du matin.
En quelques gestes, Mornac leur indiqua que, si on leur prêtait des épées à Vilarme et à lui-même, tous les deux donneraient à l'instant aux spectateurs une idée de la manière de s'en servir.
La jeunesse d'Agnier comprit, poussa des cris de joie et courut aux cabanes où les épées étaient suspendues.
—Maintenant, dit le chevalier au baron, veuillez sur l'expression de votre physionomie. Quittez un peu cet air farouche pour une mine plus riante. Bien, comme cela. Mordious! baron, vous avez bien le sourire le plus faux dont le diable ait jamais orné la bouche d'un homme. Ah çà! n'allons pas nous fâcher encore, et reprendre ces façons d'ogre affamé. Bon! voici nos armes.
Mornac saisit avec empressement son épée dont il fit plier la bonne lame en appuyant la pointe sur le sol tandis qu'il pesait sur la poignée.
—C'est bien toi, ma vieille! Je reconnais là ton vaillant fer de Saint-Étienne, [48] qui plie toujours et ne casse jamais. Et la vôtre, baron, est-elle aussi en ordre? Oui, bien. Dirigeons-nous vers cet échafaud où nous avons failli être brûlés vifs à notre arrivée. Nous grimperons dessus pour être plus à l'aise. Les spectateurs se tiendront au bas, de sorte que nous pourrons ferrailler en toute liberté. Drôle de duel, tout de même! Les témoins n'y feront pas défaut!
[Note 48: Endroit renommé en France, au XVIIe siècle pour ses quincailleries et ses armes.]
La foule grossissait à vue d'oeil; car l'on savait que les deux blancs allaient s'escrimer à l'arme blanche, spectacle fait pour réjouir une peuplade de guerriers.
Quand les deux hommes furent installés sur l'estrade, Mornac dit à
Vilarme.
—Attention, maintenant. Avant de tomber en garde, faisons tous les saluts d'usage à l'académie.
Leur épée dans la main gauche, la poitrine effacée, le corps droit, la tête haute, ils se regardèrent un instant, frappèrent deux fois le sol du pied droit en signe d'appel, portèrent la main droite à leur épée qu'ils saisirent en l'amenant ensemble à leur bouche. Les deux lames décrivirent en sifflant un double cercle à droite et à gauche, et les deux combattants se fendirent en tombant en garde.
—Allez! cria Mornac.
Le baron que la rage dévorait ne se fit pas prier, et, pendant plusieurs minutes, son épée enveloppa Mornac en des centaines de cercles de feu.
Calme, bien campé sur ses jambes, se couvrant de son arme, l'oeil au guet, le poignet ferme et preste, Mornac para toutes ces bottes rapides sans rompre d'une semelle.
Lorsque le baron fatigué s'arrêta un instant pour prendre à son tour la défensive, notre Gascon s'écria:
—Eh! sandis! nous avons tus deux été à bonne école! Vous avez là certain petit coup de seconde d'un effet assez surprenant… lorsqu'on ne le connaît pas. Je me flatte cependant de vous montrer mieux tout à l'heure. Vous concevez bien qu'il ne faut pas en finir tout de suite. Ce serait priver ces braves gens de leur dû. Voyez un peu comme cela les amuse.
La foule qui grouillait à leur pieds ne se sentait pas d'aise. Chacun des coups portés et parés l'enthousiasmait.
Tout en parlant Mornac tâtait son adversaire qui arrivait assez lestement à la parade.
—Pour un homme de votre âge, dit le chevalier entre une feinte de seconde et une estocade de prime, vous avez encore le poignet ferme. Du reste ça ne m'étonne pas, on doit avoir les nerfs solides quand on fait le métier d'étrangler ses connaissances. Tiens! votre riposte de quarte n'était pas mal. Seulement elle a l'inconvénient de vous découvrir. Voyez-vous? si j'avais voulu en profiter, vous auriez maintenant six pouces de fer entre les côtes. Pour en revenir à ce que nous disions tout à l'heure vous avez un vigoureux poignet. Que ne vous en êtes-vous servi pour couper la respiration à cette chère madame de Vilarme. Mais, pardon, j'ai oublié de vous demander comment elle se porte ce matin, cette charmante Corneille?
—…Oh! là! là! mais c'est fort gentil à voir que ces quatre feintes de tierce, de quarte, de seconde et de prime se terminant par une botte de quinte. Savez-vous que si mon épée n'eût été là, vous me touchiez! Oui, mordious!
Les coups se succédaient avec une rapidité merveilleuse et aucun d'eux n'était encore blessé. Un oeil exercé aurait vu pourtant que Mornac ménageait Vilarme. Évidemment le chevalier était plus souple, plus leste, plus prompt et plus fort que le baron déjà un peu appesanti par l'âge. Son sang-froid le servait aussi contre l'irritation de Vilarme qu'il avait soin d'exciter encore.
En bas de l'échafaud, les cris de joie et d'admiration, les trépignements des spectateurs tenaient du délire. Jamais ils ne s'étaient vus à pareille fête.
—Maintenant, fit Mornac dont l'épée supporta fermement deux ou trois coups fouettés du baron, attention, Vilarme. Avant que voter pouls n'ait battu cinq fois, je vais avoir l'honneur, le piètre honneur, de trouer votre vilaine peau en deux endroits différents; à la cuisse et sous le sein droit. Hop! d'une et de deux! s'écria triomphalement Mornac dont l'épée tournoya d'abord en deux feintes de couronnement et s'enfonça tour à tour dans les endroits désignés par une botte de quinte, aussitôt suivie d'un coup droit en prime.
Vilarme lâcha son épée, jura et tomba.
Le sang ruisselait d'entre les lèvres de ses deux blessures.
La foule stupéfaite poussa un grand cri et Mornac croisa les bras avec un sourire des plus aimables.
—Que Satan t'étrangle! cria Vilarme.
—Merci, et puissiez-vous bientôt le rejoindre. Vous lui ferez un fier compagnon!
On emporta le baron à moitié évanoui sous le ouigouam de la Corneille qui, en voyant son époux si maltraité, croassa comme l'oiseau dont elle portait le nom.
Quelques regards de travers furent bien lancés à Mornac, mais on ne l'inquiéta pas autrement.
Les Sauvages n'avaient pas de lois pour la punition des offenses, et se chargeaient individuellement du soin de se venger. Le duel de Mornac et du baron ne sortait donc pas de leurs habitudes. D'ailleurs ce ne devait pas être pour des Iroquois un grand sujet de peine que de voir des Français d'entr'égorger.
En regagnant son ouigouam, Mornac de disait:
—Je l'aurais achevé, si je ne m'étais retenu. J'aurais bien fait, peut-être. Car ce diable d'homme est capable d'en revenir. Les bandits de cette espèce ont la vie si dure!
CHAPITRE XIV
OU L'AMOUR L'EMPORTE DUR LA HAINE
Trois semaines plus tard, à la tombée de la nuit, Mornac sortait de sa cabane et se dirigeait vers le ouigouam de la Perdrix-Blanche.
Le ciel était sans étoiles, l'atmosphère lourd et chargé de vapeurs. Pas un souffle de vent n'agitait les branches desséchées de la forêt dont les arbres immobiles étendaient leurs grands bras morts au-dessus de la terre couverte d'une légère couche de neige.
Il y avait dans l'atmosphère je ne sais quoi de pénible et sinistre. La nature semblait saisie d'une de ces vagues torpeurs qui précèdent presque toujours les cataclysmes et les grandes commotions du globe.
Influencé à son insu par cette torpeur qui étreignait la nature inanimée, Mornac grommelait à part soi:
—J'éprouve un singulier malaise. C'est comme s'il y avait du malheur dans l'air. Bah! deviendrais-je superstitieux par hasard?… Allons, sandis! pas d'enfantillages. Et, puisque l'heure est venue, en avant!
Il ouvrit la portière du ouigouam et entra.
Mlle de Richecourt l'attendait auprès du feu.
La Perdrix-Blanche était assise dans un coin de la cabane et ne paraissait rien voir.
—Vous êtes prêt, mon cousin, demanda Jeanne.
—A vos ordres, comme vous voyez.
—Partons-nous tout de suite?
—Attendons quelques instants encore que chacun, dans le village, dorme ou soit retiré chez soi. Vous sentez-vous tout à fait rétablie, et croyez-vous pouvoir affronter les fatigues de notre long voyage?
—Depuis trois semaines que je suis debout et que je prends tous les jours un exercice forcé, il me semble être dans la meilleure des conditions possibles pour fuir.
Ils restèrent quelque temps silencieux, songeant à la grave démarche qu'ils allaient faire.
—A la grâce de Dieu! dit enfin Jeanne en se levant. Partons.
—Partons! fit Mornac que se pencha hors de la cabane. Tout est coi dans la bourgade.
Mademoiselle de Richecourt se rapprocha de la Perdrix-Blanche et lui serra la main en signe d'adieu.
Celle-ci leva de grands yeux tristes sur Jeanne et reporta ses regards sur l'enfant que Mornac avait sauvé quelques semaines auparavant.
—J'ai tort de vous laisser partir. Mais avant tout je suis mère et me souviens.
Mornac lui donna aussi une chaleureuse poignée de main. Puis il souleva la portière, s'effaça pour laisser passer sa cousine, lui offrit le bras, et tous deux firent joyeusement les premiers pas vers la liberté.
Après avoir marché quelque peu dans la grande rue qui coupait en deux le village, ils obliquèrent à droite, et, loin de gagner la porte des palissades, fermée à cette heure, ils se glissèrent à côté de la cabane de la mère adoptive de Mornac jusqu'à l'enceinte qui entourait la bourgade. Mornac avait, à la tombée du jour, arraché l'un des pieux et l'avait fixé de manière à ce qu'il se pût ôter facilement pour leur livrer passage.
Le chevalier enlevait tout à fait ce pieu de chêne, quand il aperçut une ombre qui semblait sortir de terre et qui cria:
—Je vous y prends, beaux déserteurs, et nous allons voir!…
L'homme n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Mornac lui asséna un grand coup du lourd bois de chêne qu'il venait d'arracher, et étendit l'intrus par terre où il resta évanoui sous la violence du choc.
—Si je ne viens pas à bout de te tuer, corbeau de malheur! dit le chevalier, ce ne sera pas ma faute!
C'était Vilarme qui, à demi guéri de ses blessures, s'était glissé du côté de la cabane qu'habitait Mlle de Richecourt au moment où Mornac et sa cousine venaient de sortir. Vilarme encore faible avait voulu s'opposer inopinément à leur fuite.
—Vite, fuyons! dit Mornac. Ce gredin peut avoir donné l'éveil.
Mais rien ne bougeait aux environs, et les deux fugitifs s'enfoncèrent paisiblement dans la campagne.
Pauvres enfants! ils s'en allaient joyeux, elle fuyant l'opprobre et lui l'esclavage, confiants en Dieu, insouciants du lendemain, mais à peine vêtus, sans autres armes qu'un coûtera et qu'un arc dont il savait à peine se servir et sans autres provisions que quelques livres de sagamité. N'importe, ils fuyaient, cela suffisait à leurs aspirations du moment, et ils ne s'inquiétaient pas le moins du monde des pistes que leurs pieds laissaient visibles derrière eux dans la mince couche de neige tombée durant le jour.
Ils avaient bien marché près d'une heure dans la direction du lac Saint-Sacrement, lorsqu'ils entendirent en avant d'eux un grand bruit de voix et de pas.
—Cachons-nous! dit Mornac.
Ils sortirent du sentier pour se blottir sous des broussailles en arrière de gros arbres qui bordaient le chemin tracé dans la forêt. Bientôt ils entrevirent une centaine de Sauvages qui se dirigeaient du côté d'Agnier.
Le coeur battait si fort aux fugitifs qu'il leur semblait que le bruit de ces palpitations allait trahir leur présence.
Mais le parti de guerre, à la tête duquel était Griffe-d'Ours, continua sa marche et les dépassa sans les remarquer. Bientôt les voix et les pas se perdirent dans l'éloignement.
—Griffe-d'Ours! dit Mlle de Richecourt à Mornac. Mon Dieu! que nous somme partis à temps!
—C'est vrai! fit Mornac en se levant, nous avons une fière chance! Dépêchons-nous de continuer notre route afin de mettre, d'ici au point du jour, la plus grande distance possible entre le village et nous.
Tous deux, les pieds trempés et refroidis par l'eau de neige, mais le coeur réchauffé par la joie du succès et le feu sacré de l'espérance, continuèrent à cheminer sous les hauts arbres et dans la nuit morne.
Les guerriers de Griffe-d'Ours se rapprochaient triomphalement du village. L'expédition avait réussi, et ils hâtaient le pas pour annoncer plus vite aux leurs la bonne nouvelle.
Quand ils furent en vue d'agnier, ils tirèrent, du fond de leurs poitrines, de grands cris de joie qui, doublés par les échos de la forêt allèrent s'abattre bruyamment sur la bourgade endormie où chacun fut sur pied en un moment.
Hommes, enfants, femmes et vieillards, tous vinrent au-devant des vainqueurs en les acclamant de mille cris d'allégresse.
Comme Griffe-d'Ours entrait dans le village, il aperçut un homme qui se traînait sur les genoux et les mains en gémissant.
Cet homme arrivé près du chef se souleva péniblement, et, la figure souillée de sang et de boue, dit en français:
—Ils sont partis!
—Qui?… balbutia Griffe-d'Ours.
—Mornac et la jeune fille.
—Oh! malheur à toi, face pâle!
—J'ai voulu les empêcher de fuir et il m'a frappé.
—Quand?
—Cette nuit même.
—Tu le hais donc aussi?
—Oui. Il a voulu me tuer deux fois!
—Et elle, l'aimes-tu, face pâle?
—Je l'aimais, chef. Mais maintenant je la hais!
—Vrai?
—Oh! bien vrai!
—Par où les oiseaux se sont-ils envolés?
—Venez avec moi.
Vilarme tremblant, faible et soutenu par la seule rage de son coeur, guida Griffe-d'Ours vers l'endroit où la palissade forcée avait livré passage aux fugitifs.
—Dix hommes et des torches! cria Griffe-d'Ours.
Des flambeaux de bois résineux sont allumés et les traces des fugitifs apparaissent aux yeux ravis du chef qui, suivi de ses hommes, s'élance dans la plaine en suivant les pistes toutes fraîches.
Appuyé sur la palissade, la figure livide et souillé, Vilarme qui voyait la lumière des torches dessiner au loin, sur la neige, les ombres allongées et mouvantes des poursuivants, disait avec un sourire de démon:
—O vengeance! ne vaux-tu pas mieux encore que l'amour?
Mlle de Richecourt et le chevalier de Mornac allaient toujours marchant vers l'inconnu.
—Quand je pense que nous sommes sauvés! disait la jeune fille à son cousin.
—Oui, grâce à Dieu, ma chère Jeanne!
Et Mornac pressait légèrement sous le sien l'avant-bras de sa cousine. Celle-ci le laissait faire, et je ne crois pas que son coeur en palpitât moins vite.
—Mais, savez-vous, continuait le chevalier, que c'est un bien rude et long voyage que nous entreprenons.
—Regrettez-vous déjà de l'avoir commencé?
—Oh! Jeanne!
—Eh bien! alors?
—Mais ne sentez-vous pas que si ma sollicitude s'inquiète, ce n'est que pour vous seule? J'ai tant peur que vous ne puissiez pas résister aux fatigues et…
—Et après…
—Si vous alliez retomber malade, et… mourir.
—Mourir! Dites-moi donc, Robert, ne me vaudrait-il pas encore mieux mourir que d'être restée là-bas?
—Ah! c'est vrai!
—Eh bien! donc, à la grâce de Dieu! fit Jeanne en levant ses beaux yeux vers le ciel. Mais… n'avez vous pas senti?
—Quoi?
—Il m'a semblé que le sol tremblait sous mes pieds. Tiens!
—Vous avez raison!… pourtant je ne sens déjà plus rien.
—Oui, c'est fini; seulement une légère secousse. Savez vous que les tremble-terre ont été fréquents depuis l'année passée. Oh! mais… avez-vous entendu?
—Quoi!… encore?
—Non! des bruissements de pas derrière nous! Oh! voyez! des lumières!
Mon Dieu! on nous poursuit! Nous sommes perdus!
Mornac entraîna la jeune fille en dehors du sentier, et tous les deux se tapirent derrière une touffe de broussailles.
Il était temps. Déjà la lueur des torches se projetait sur le sentier jusqu'à l'endroit qu'ils venaient de quitter, et montait jusqu'au faîte des arbres qui semblaient étonnés de se voir si brusquement éclairés.
En avant de ses hommes, penché sur le sol comme un chien qui flaire la piste du cerf, Griffe-d'Ours suivait les traces laissées par les pieds imprudents des fugitifs.
Au lieu où Mornac et Jeanne s'étaient jetés hors du sentier,
Griffe-d'Ours leva la tête, poussa un cri et sauta dans le fourré.
Jeanne sentit son coeur vibrer comme la corde d'un luth prête à casser.
Mornac tira son couteau de chasse.
Griffe-d'Ours l'aperçut. Les deux hommes bondirent l'un sur l'autre et s'étreignirent ensemble.
Il y eut deux cris, deux éclairs, suivis d'une lutte terrible.
Les deux combattants roulèrent sur la neige qui se teignit de sang.
Mornac était seul contre plus de dix.
Les lâches se ruèrent tous sur lui et le garrottèrent. Une longue blessure éraflait son flanc gauche. Le couteau de l'Iroquois avait heureusement glissé sur les côtes.
Griffe-d'Ours se releva en portant la main à son épaule droite d'où le sang coulait en abondance.
—Le bras du visage pâle n'entamera plus la chair d'un chef, dit-il froidement. Le jeune homme va mourir cette nuit même, comme je le lui avais dit. Il sera brûlé pour avoir tenté de s'enfuir. Et la vierge pâle sera enfin ma femme. Au village!
Deux guerriers soulevèrent Mornac pour l'emporter.
Griffe-d'Ours s'approcha de Mlle de Richecourt.
—Arrière de moi! cria-t-elle.
Et ce regard dominateur qui avait déjà fait courber le front du guerrier, s'en fut encore brûler l'oeil de l'Iroquois qui n'en put supporter la fierté magnétique.
—Que la vierge blanche marche donc devant moi, dit-il.
Jeanne passa superbe à côté de lui, en l'écrasant de toute l'expression de mépris dont la fille des comtes de Richecourt aurait su accabler ce sauvage bandit, sous les lambris dorés du château de Kergalec.
Griffe-d'Ours se mit à la suivre en tremblant de rage, de faiblesse et d'amour.
—Oh! cette femme! quelle force inconnue a-t-elle donc en elle-même? pensait-il, pour que moi, Griffe-d'Ours, la Main-Sanglante, je tremble devant un seul de ses regards, comme l'oisillon sous l'oeil ardent de l'aigle! Que l'amour de cette femme doit être puissant! Sa haine est si forte!
Les tristes pensées qui agitaient l'âme des captifs! S'être sentis si près de la liberté et voir tout-à-coup leurs liens se resserrer plus fortement que jamais!
—Cette fois-ci, c'en est pardieu fait de moi! grommelait Mornac. Et ma pauvre cousine!… Elle qui, je crois, commençait à m'aimer!… Aussi bien faut-il que je sois l'être le plus infortuné de la création!
—Vous nous avez donc abandonnés, mon Dieu! soupirait Jeanne. Oh! veuillez me pardonner, alors; mais je serai morte avant que le souffle de ce bandit effleure ma figure… Mon malheureux cousin qu'ils vont torturer, et par ma faute! Il me semblait qu'il m'aimait un peu! Et moi qui, tout en feignant de n'en rien croire, faisais les plus doux rêves d'avenir! Mon Dieu! mon Dieu! avions-nous donc consommé notre part de jouissances terrestres! et sommes-nous déjà mû pour la mort? Pourtant je suis si jeune et j'ai tant souffert!
De grands cris accueillirent les captifs, lorsqu'ils rentrèrent au village.
Des centaines de torches éclairaient la bourgade.
En un instant le sort de Mornac fut décidé.
Il fut poussé vers un poteau planté sur une éminence qui s'élevait à l'extrémité du village et y fut solidement attaché.
—Avant de t'offrir en victime au Dieu de la guerre, dit Griffe-d'Ours à
Mornac, on va faire ta toilette de mort.
Deux Iroquois préposés à cet apprêt funéraire, apportèrent les couleurs et se mirent à peinturlurer Mornac des pieds à la tête.
Tandis que l'un lui teignait la jambe droite en rouge, l'autre bariolait sa cuisse gauche du plus vif indigo. Et ainsi de suite en remontant vers la poitrine et la face. Après quelques minutes, tout le corps du chevalier offrait aux yeux des spectateurs les nuances variées de l'arc-en-ciel.
—C'est pourtant bien assez de mourir par le feu, grommelait le Gascon, sans être attifé d'une aussi ridicule manière. Il y a, sandious de singulières destinées dans certaines familles! Qui aurait cru, par exemple, lorsque j'étais à Paris, il y a quelques mois à peine, que le dernier descendant de cette grande lignée des Mornac, dont plusieurs chefs moururent en Palestine, casque en tête, bardés de fer et la lance au poing, qui aurait cru que le dernier petit-fils des ces preux palatins finirait burlesquement ses jours au milieu de pareils moricauds, nu comme Adam et bigarré tel que les fous des anciens rois de France! Heureusement que je suis le dernier de ma race; car ma mémoire inspirerait peu de respect à ceux qui auraient à porter mon nom. O mes aïeux! si l'on peut rire encore par delà l'huis du tombeau, vos mâchoires dégarnies doivent se détendre largement sous vos crânes vides à l'ébouriffant aspect de votre dernier rejeton!
Sa toilette funèbre terminée, l'on entoura le chevalier de fagots de bois sec. On eut soin pourtant de les placer à quelques pieds du supplicié, afin que le feu ne le rôtît qu'à distance et qu'il fût plus longtemps à souffrir. Souvent, les victimes ainsi calcinées à petit feu, mettaient une couple de jours à mourir.
A en juger par l'art minutieux avec lequel on disposa le bûcher autour de Mornac, le malheureux en avait bien pour deux ou trois journées à sentir ses chairs roussir et se carboniser sous l'action lente du feu avant que d'exhaler son âme avec son sanglot suprême de souffrance.
Lorsque le dernier fagot eut été disposé sur la pile de bois qui entourait, à cinq ou six pieds de distance, la victime jusqu'à la hauteur des hanches, on abaissa les torches allumées, et, tout aussitôt les langues de flammes se mirent à lécher le dessous du bûcher, tandis que le bois sec crépitait sous les étreintes du feu.
Durant les quelques minutes qui suivirent, une épaisse fumée s'éleva en voilant la lumière.
A demi suffoqué par cette âcre senteur, Mornac éternuait, toussait et crachait les jurons le plus énergiques de son répertoire.
—Je voudrais pardieu bien savoir un peu… pouah! ce que j'ai pu faire à la Providence… pour qu'elle me ballotte ainsi… mordious!… de supplice en torture!
Les bourreaux riaient aux larmes.
Bientôt la flamme claire sortit victorieuse du bûcher, et, grondant s'éleva de plusieurs en enserrant le supplicié dans un cercle de feu.
Secoués par le vent de larges banderoles de flamme flottaient autour de la victime qui voyait leurs replis flamboyants se dérouler jusqu'à son corps pour l'éteindre en des caresses mortelles.
Cette scène terrible éclairée par ce brusque surcroît de lumière, avait comme un reflet des spectacles de l'enfer, lorsque les murs ardents de la fournaise éternelle se rougissent sous l'action de la flamme ranimée par le supplice de quelque nouveau damné.
Au centre de l'impitoyable cercle de feu, dominant la foule qui ondoyait au pied du tertre où s'élevait le bûcher, apparaissait Mornac, le front contracté par la douleur qu'il commençait à ressentir, les yeux chargés d'éclairs, mais gardant toujours aux lèvres ce dédaigneux sourire qui ne le devait quitter qu'après son dernier sarcasme et son dernier soupir.
En bas, aux pieds de la victime, s'étendait une mer de têtes hideuses, grouillantes et hurlantes, sinistrement éclairées par la lueur du bûcher et du feu des torches, que traversaient pourtant de larges traînées de brouillard qui, cette nuit-là, pesait lourdement sur la terre. Ainsi comprimée la lumière qui s'élevait du sol semblait arrêtée par la voûte basse te visqueuse de quelque souterrain de l'enfer.
En jetant un coup d'oeil de mépris sur cette foule cruelle qui s'enivrait de son supplice, Mornac aperçut au premier rang Vilarme qui n'eut pas plus tôt rencontré son regard qu'il s'écria:
—Eh bien! chevalier de malheur, nous avons notre tour à ce qu'il paraît! Comment allez-vous là-haut? Chaudement, n'est-ce pas! Je suis bien vengé. Sache que c'est moi qui ai dénoncé votre fuite à Griffe-d'Ours!
—Dans ce cas, baron de Vilarme! cria Mornac, que le dernier mot d'un gentilhomme ajoute à ton titre connu d'assassin celui bien mérité de traître et de lâche! Maintenant que l'honnête homme t'a flétri, laisse le chrétien qui va mourir prier Dieu de te pardonner tes méfaits comme je te pardonne moi-même.
Vilarme lui montra le poing en signe de défi.
Mornac tourna la tête afin de ne plus voir l'exécrable face du bandit triomphant.
Tout-à-coup l'expression de la figure de chevalier changea. De dure et railleuse qu'elle était, elle prit tout aussitôt l'empreinte d'un profond attendrissement.
Il venait d'apercevoir Jeanne, sa cousine bien-aimée, Jeanne qui levait vers lui ses grands yeux noirs pleins d'angoisse et de larmes.
Oh! ce qu'ils se dirent ces deux regards qui se croisèrent en ce moment! Rendre ce qu'ils contenaient de détresse, de regret et d'amour, demanderait des mots d'une telle énergie que jamais langue humaine n'en pourrait inventer d'assez forts.
—Grand Dieu! s'écria Mornac, se sentir ainsi aimer pour la première fois et mourir!…
Il se roidit dans ses liens comme pour les casser, mais s'arrêta soudain.
Un grondement étrange et sourd courait sous ses pieds.
Était-il causé par la foule? Et pourquoi?
La multitude s'était tue, et l'on n'entendait plus aucun bruit de voix.
C'était comme un frémissement de la terre et, qui parti de loin se rapprochait rapidement.
Ce fut bientôt comme le grondement du tonnerre, et l'on entendit les rochers des montagnes voisines, rugueuses arêtes du globe, frémir et s'entrechoquer sur leurs bases.
Dans la forêt les arbres secoués sur leurs racines haletaient et craquaient.
Brusquement remués par cette puissante commotion, les fagots du brasier se mirent à rouler de toutes parts au bas du tertre. Le feu diminua d'intensité, et Mornac en ressentit aussitôt un grand soulagement.
Sans être terrifiée par cette effroyable convulsion de la nature et semblant, au contraire, en retirer une inspiration subite, Jeanne de Richecourt profita du mouvement rétrograde de la foule pour s'élancer vers le bûcher.
Chancelant sur le sol qui vacillait, et sans craindre le feu du brasier, elle s'élança, bondit et vint tomber tout à côté de Mornac dans l'espace libre laissé entre lui et le feu.
Dans l'effort qu'elle fit pour franchir la barrière de flamme, le cordon que retenait ses cheveux roulés sur le sommet de la tête se rompit, et sa chevelure, sa luxuriante chevelure brune se répandit et roula par torrent sur ses épaules.
Passant autour du cou de son cousin son beau bras ferme et nu qui avait aussi rompu les attaches de la manche de sa robe, elle s'arrêta frémissante auprès de lui qui tremblait à la fois de bonheur, et de peur pour la noble femme qui exposait ainsi ses jours.
—Robert! dit-elle, mourons ensemble!
—O Jeanne! ma Jeanne! bien-aimée! dit Mornac en faisant des efforts inouïs pour rompre ses liens et enserrer la taille flexible que se cambrait vers lui. Avant que je meure, oh! laisse-moi te dire que je t'aime comme je n'ai jamais aimé femme au monde!
—Je vous crois, Robert! et moi aussi je vous aime, tout comme vous m'aimez! Jamais homme n'a senti battre mon coeur si près du sien. Jamais mes lèvres n'ont été effleurées par la bouche d'un homme! Eh bien, voici les miennes qui vous demandent et vous donnent le baiser des fiançailles… des fiançailles de la mort!
Sue la terre qui craquait éperdue sous ses pieds, en face de cette multitude ébahie, devant le regard des hommes comme sous l'oeil de Dieu qui voyait leur agonie, Mlle de Richecourt approcha ses lèvres des lèvres brûlantes de Mornac, et leurs bouches s'unirent en un baiser suprême, comme si leurs âmes eussent dû s'éteindre aussitôt pour s'élancer au ciel.
Leur corps eut comme un frémissement spasmodique, et un instant leurs yeux se fermèrent comme aveuglés par le rayonnement de leur félicité.
Mais cela n'eut que la durée d'un éclair.
Comme si elle eut puisé une force nouvelle en ce baiser à la fois chaste et brûlant, Mlle de Richecourt redressa sa taille un instant affaissée, puis se tourna vers la foule des Sauvages stupéfaits qui croyaient voir à chaque instant la terre ébranlée s'écrouler dans un immense effondrement. Sans quitter de son bras gauche le cou de son fiancé, elle étendit sa droite sur la foule et cria d'une voix vibrante:
—Au nom du Dieu vivant, arrêtez ce supplice!
Les entrailles de la terre, agitées ainsi qu'en mal d'enfant, grondaient toujours et semblaient vouloir faire éclater leur gigantesque enveloppe, comme pour en faire jaillir un monde et le lancer dans l'espace.
Épouvantés par ce fracas immense, les Sauvages superstitieux furent frappé d'étonnement à la vue de cette femme superbe et impassible sur le globe en démence, et la prenant pour un génie courroucé qui commandait aux éléments de détruire la terre, ils se prosternèrent à ses pieds.
Oh! c'est qu'elle était belle aussi!
Éclairée par le brasier, sa noble taille se découpait en lignes harmonieuses et hardies sur le ciel noir, et, sous son front altier, sous ses grands yeux étincelants, sous sa bouche fière et son gracieux col ombragé par de luxuriants cheveux, on voyait sa gorge, seule agitée, bondir et rebondir sur sa forte poitrine.
C'était, ce qu'ils ne connaissaient pas, ces barbares enfants des bois, c'était la grande dame dans tout le splendide éclat de la jeunesse et dans le feu de l'action d'un dévouement surhumain. C'était la digne fille des anciens preux de la vieille France. C'était la vierge forte, fière et sublime, c'était le chef-d'oeuvre de Dieu!
Profitant de la stupeur des Sauvages, Jeanne tira de son corsage le stylet tranchant qu'elle y portait toujours, et coupa d'une main ferme les liens qui retenaient Mornac attaché.
—Maintenant, dit-elle d'une voix brève et saccadée par l'émotion, écartez ces fagots embrasés. Lorsque nous aurons sauté par-dessus, descendons gravement le tertre et traversons la foule à pas lents. Ce tremblement de terre nous sauvera.
—Oh! sublime Jeanne! ne voyez-vous pas que c'est vous seule qui m'aurez sauvé!
—Non pas moi seule, Robert, mais bien Dieu lui-même.
Mornac devenu libre de ses mouvements, renversa, écarta du pied les tisons ardents, franchit avec Jeanne cette barrière de feu et descendit avec elle vers les Iroquois.
Le grondement souterrain semblait s'éloigner et les trépidations du sol diminuer d'intensité.
—Passage! dit Mlle de Richecourt en étendant d'un geste superbe sa main sur la multitude prosternée.
La terre ne frémissait plus qu'à peine.
La foule s'ouvrit devant Jeanne digne et radieuse comme Béatrix traversant, suivi de Dante, les sombres retraites du purgatoire.
La commotion du sol cessa tout à fait et l'on entendit les derniers roulements souterrains aller se perdre et mourir au loin dans les montagnes.