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Chevalier de Mornac: Chronique de la Nouvelle-France (1664)

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CHAPITRE XV

LE FANTÔME DE LA GROTTE

A une distance d'un quart de lieue du grand village d'Agnier s'élevait le cimetière particulier de la bourgade.

Lorsqu'un Iroquois mourait, son cadavre était mis dans une espèce de cercueil formé de grosse écorces, et élevé sur quatre poteaux, en plein air. Pendant huit ou dix années, on continuait d'en user ainsi avec tous les défunts, à mesure qu'ils décédaient, et on les déposait tous, les uns à côté des autres, à plusieurs pieds au dessus du sol.

Tous les dix ans venait la fête des morts. Les habitants du même village descendaient alors ces bières, et enveloppaient les ossements de leurs proches dans des pelleteries précieuses.

Puis le pays entier était solennellement convoqué sur un même point.

Chacun emportait des présents destinés parents décédés. C'était ordinairement des colliers des haches et des chaudières de cuivre.

On creusait une grande fosse commune que l'on tapissait de peaux de castor, et les ossements y étaient déposés en grande pompe, avec les présents offerts. Après avoir placé au-dessus des nattes et des écorces, on les recouvrait de terre, et l'on dressait une clôture de pieux tout autour de ce vaste tombeau pour le mettre à l'abri des profanateurs.[49]

[Note 49: Voir Bressany.]

A deux arpents du cimetière aérien et particulier d'Agnier s'étendait u rocher couvert d'arbustes touffus. Par suite de quelque commotion terrestre, la base du rocher s'était fendue et avait, en se séparant, formé une caverne sans issue qui s'étendait à une trentaine de pieds de profondeur. Brusquement séparées à leur base, dans une largeur de quinze pieds, les parois de la grotte étaient retombées l'une sur l'autre, à la partie supérieure, de manière à former un angle dont la pointe faisait le toit de la caverne.

A cause du voisinage immédiat du champ des morts, les habitants d'Agnier ne pénétraient jamais dans cette grotte dont l'entrée se cachait d'ailleurs au regard sous un massif de broussailles.

A l'heure où Mornac, attaché au poteau de supplice, semblait près de dire à la vie un éternel adieu, si, bravant la crainte instinctive que vous eût inspiré la proximité du cimetière dont les muets habitants dormaient immobiles sur leurs sarcophages aériens rendus encore plus fantastiques par l'obscurité de la nuit, vous eussiez bravement écarté les broussailles qui formaient l'entrée de la grotte, vous auriez pu voir, au fond de la caverne, à la lueur pâle d'un tout petit feu, un homme assis par terre, les coudes sur les genoux et la tête perdue dans les deux mains.

Qui veillait donc ainsi, seul en cet endroit solitaire, à une heure aussi avancée?

Était-ce le spectre de quelque Iroquois décédé qui venait réchauffer ses pauvres os glacés par la mort et la bise d'hiver?

OU bien encore l'âme frissonneuse d'un malheureux Huron tué dans les environs d'Agnier, et jeté dans la caverne, en revenant à cette heure des fantômes se plaindre du destin cruel qui l'avait fait périr loin des rives aimés du lac Huron?

Car elle gémissait cette ombre assise auprès du feu discret, et vous auriez vu ses épaules se soulever fréquemment par des sanglots étouffés.

On sait qu'après la mort, notre âme ne doit plus ranimer le corps que lorsque la trompette des archanges aura sonné là-haut la résurrection de toutes les races humaines disparues. Or, en l'examinant bien, vous auriez remarqué que ce corps faisait ombre sur la paroi de la caverne, car il s'interposait entre le feu et le mur de la grotte.

Ce ne pouvait donc être un spectre; car évidemment il n'eût pu arrêter la lumière, tout comme le corps opaque et lourd qu'il nous faut traîner si misérablement ici-bas.

Son costume vous eut ensuite indiqué que c'était un blanc et non quelque sauvage habitant des bois.

Cet homme était français et jeune. En l'écoutant bien, vous l'auriez entendu murmurer:

—Qu'il me tarde de savoir ce qu'elle est devenue?… Ces barbares l'ont-ils respectée? Est-elle morte ou vit-elle encore dans un état pire cent fois que la mort?… Horrible incertitude, quand donc cesseras-tu de déchirer mon coeur?…

Ces paroles, lectrice timorée, qui frissonnez de peur au seul nom de fantôme, vois doivent rassurer tout à fait. Elles vous disent clairement que le personnage mystérieux de la grotte est un jeune amoureux qui soupire après l'objet de ses voeux absents. Rien de moins surnaturel, et c'est je pense, un titre à ce que vous vous rapprochiez de lui avec toute la sympathie qu'il mérite.

D'ailleurs, madame, l'air est froid au dehors, et franchement, pas plus que vous je n'aime à voir cette longue et funèbre rangée de morts se découper sinistrement sur le ciel blafard, du haut de ces échafauds dont les longs pieds grêles se dressent eux-mêmes au-dessus du sol comme autant de spectres menaçants.

Nous entrons donc.

Votre pied, si léger qu'il soit, belle dame, vient de froisser une branchette. Ce bruit presque imperceptible éveille l'attention du jeune homme qui n'est pas—veuillez bien lui pardonner cette faiblesse,—tellement absorbé dans ses tristes pensées, qu'il puisse oublier le dangereux voisinage de l'endroit où il se trouve.

Son visage inquiet se tourne de notre côté Mais il n'aurait garde de nous voir. Comme il craint une surprise, il se saisit de son mousquet et accourt à l'entrée de la grotte.

Nous nous effaçons pour le laisser passer. Il se penche en dehors et scrute du regard les abords de la caverne.

Il se convainc bientôt qu'il est en sûreté, puisqu'il retourne prendre sa place et sa position d'amoureux en peine.

N'importe, nous avons eu le temps d'apercevoir ses traits, et c'est à peine si nous avons pu retenir un cri de surprise en reconnaissant notre jeune ami Louis Jolliet.

On se rappelle la profonde affliction du jeune homme lors de l'enlèvement de Mlle de Richecourt, à la Pointe-à-Lacaille, par Griffe-d'Ours et sa bande. Il aurait voulu courir immédiatement sus aux ravisseurs. Mais la prudence de Joncas et les larmes de sa mère l'avaient forcé de dévorer dans l'inaction les désespoirs qui déchiraient son coeur.

Le coup était trop soudain et trop fort pour le pauvre garçon qui était aussitôt tombé dans un état de marasme effrayant.

A la vue de la grande douleur du jeune homme, Joncas, plus ému qu'il ne le voulait faire paraître, lui dit:

«—Ecoutez, monsieur Louis, soyez raisonnable. C'est impossible aujourd'hui de poursuivre les Iroquois. Nous serions forcés de laisser votre mère et ma femme seules ici et sans protection, exposées aux violences d'autres faillis chiens d'Iroquois.

«Dans une journée ou deux nous aurons fini la moisson. Nous en chargerons notre chaloupe et le grand bateau que j'ai bâti, l'hiver tout exprès pour emporter notre grain à Québec.

«Tandis que vous remonterez le fleuve avec ces embarcations, le Renard-Noir et moi explorerons, au moyen du canot d'écorce, la grève et les îles où nous trouverons probablement quelques traces du passage des Iroquois. Pendant ce temps vous resterez au milieu du fleuve avec madame et ma femme afin de les protéger en cas d'attaque.

«Une fois arrivés à la ville nous les y laisserons en sûreté pour aller ensuite avec vous sauver mademoiselle et les autres. Il en sera temps encore, car les Sauvages vont certainement emmener avec eux, dans leur pays, mademoiselle Jeanne, monsieur de Mornac et ce baron de Vilarme dont la figure, entre nous, ne me plaît pas beaucoup. Il n'y a que ce pauvre Jean Couture dont j'ai grand'peur qu'ils ne se défassent immédiatement, vu qu'ils n'ont pas d'intérêt à le garder vivant comme Mlle Jeanne et les deux messieurs, que leur position rend précieux comme otages. Vous savez comme moi qu'il arrive assez rarement que les Sauvages tuent tout de suite les personnes de distinction qu'ils ont pu prendre en vie et capables de les suivre. Il préfèrent les garder dans leurs villages pour les échanger contre les prisonniers que nous leur faisons aussi quelquefois.»

—Mais mademoiselle de Richecourt?

—Soyez tranquille à son égard. Tant qu'il restera un souffle de vie à ce jeune gentilhomme qui est son cousin, elle n'aura rien à craindre. Il m'a l'air assez déterminé pour tenir tous ces bandits à distance.

Jolliet secoua tristement la tête en montrant combien il était peu convaincu par ce raisonnement spécieux dont le bon Joncas s'efforçait de le consoler.

Il fallait bien se rendre; et la main tremblante de sa mère, qui vint s'appuyer sur son épaule fit taire les élans de la passion que Jolliet sentait bondir en lui.

—Tu l'aimes bien plus que moi! lui dit Mme Guillot dont les yeux pleins de larmes se fixèrent sur les traits décomposés de son fils.

Celui-ci ne put répondre, et, pour cacher ses larmes se jeta dans les bras de sa mère.

Deux jours plus tard, deux embarcations, les voiles déployées, sortaient de la rivière à Lacaille. Jolliet conduisait le bateau. La chaloupe était dirigée par la femme de Joncas et Mme Guillot.

Quant à Joncas et au Renard-Noir, ils venaient de s'enfoncer dans le bois, à l'endroit où les Iroquois et les captifs avaient disparu, deux jours auparavant.

Les deux embarcations doublaient la Pointe-à-Lacaille, lorsqu'un cri partit du rivage et attira l'attention de Louis Jolliet.

Il aperçut ses deux amis qui lui faisaient signe de les aller chercher sur la rive.

Les ancres furent jetées au fond de l'eau, et Jolliet se rendit à terre sur le canot d'écorce de Renard-Noir.

—C'est ici qu'ils se sont embarqués, lui dit Joncas. Voyez-vous leurs pistes dans le sable. Ils sont partis trop à la hâte pour les effacer.

Jolliet se baissa vers le sol et reconnut, entre toutes les autres, l'empreinte légère du petit pied de Jeanne.

Il s'agenouilla sur la grève et embrassa cette trace en la mouillant de ses larmes.

—Pardonnez-moi, dit-il ensuite à Joncas en se relevant, mais c'est tout ce qui me reste d'elle!

—A votre âge j'en aurais fait autant.

—Lorsque Fleur-d'Étoile courait, jeune fille, sur les bords du grand lac, le Renard-Noir baisait la tige des fleurs qu'elle avait courbées sur son passage; et le chef indien n'en rougissait point de honte, repartit le Huron qui jeta un regard plein de bonté sur Louis Jolliet.

Les trois hommes s'embarquèrent dans le canot et gagnèrent les deux embarcations ancrées à quelques arpents de la rive. Puis ils continuèrent leur course, Jolliet guidant les deux embarcations à voiles, tandis que le Renard-Noir et Joncas rasaient avec la pirogue tantôt la rive sud, tantôt le bord des îles qui dorment au fil de l'eau en remontant jusqu'à la capitale.

Ce fut ainsi qu'ils trouvèrent sur l'île Madame les restes demi consumés du pauvre Jean Couture qu'ils emportèrent avec eux pour les déposer en terre sainte.

Les pistes laissées sur le sable de la petite anse où les Iroquois s'étaient rembarqués montraient clairement qu'ils avaient continué de remonter le fleuve. Toutes étaient tournées vers le haut de la rivière.

—Vous voyez que je ne m'étais trompé, dit Joncas à Jolliet. Ils n'ont sacrifié que ce pauvre Jean Couture et sont repartis pour leur pays avec les autres. Ayez bon espoir, monsieur Louis. Nous les rejoindrons avant longtemps.

Nos voyageurs arrivèrent à la ville au milieu de la nuit suivante.

L'émoi fut grand dans la capitale quand on connut le triste évènement; et M. de Mésy qui apprit la détermination de Jolliet et de ses deux compagnons à se rendre au pays des Iroquois, les fit mander tous trois en son château Saint-Louis et leur offrit quelques soldats pour les accompagner.

Joncas refusa en disant:

—Vous ne sauriez, monseigneur, nous donner une troupe assez considérable pour aller attaquer ouvertement les Iroquois dans leurs villages. Les quelques hommes que vous nous offrez nous nuiraient plutôt que de nous aider. C'est la ruse seule, ou à peu près, dont nous allons nous servir pour délivrer nos gens. A ce compte-là, le chef huron, M. Jolliet et moi réussirons mieux tout seuls. Notre petit nombre nous permettra de nous tenir caché dans les environs des bourgades iroquoises et attirer moins l'attention. Nous nous remercions donc, monseigneur, de votre bonne offre à laquelle nous sommes pourtant fort sensibles.

Au besoin, Joncas, qui avait fait tous les métiers, savait assez bien tourner une phrase.

Le moment du départ arrivé, Mme Guillot se pendit au cou de son fils en pleurant.

—Mère chérie, lui dit Jolliet pour l'apaiser, croyez bien que j'en suis désolé non moins que vous, mais il le faut pourtant. Ne l'aimerais-je pas que ce serait encore un devoir pour moi d'aller sauver de l'ignominie celle que vous avez accueillie sous votre toit, et à laquelle vous avez servi de mère pendant plusieurs années. Je suis un homme maintenant, et je dois secourir mes semblables au péril de ma vie.

—Oui, dit Mme Guillot en souriant au milieu de ses pleurs, tue en effet devenu un homme; je ne m'en aperçois que trop, hélas! eu changement de ton affection filiale en un autre sentiment dont je ne me puis empêcher d'être jalouse.

—Que voulez-vous, ma mère? Outre que je ne saurais me défendre de suivre les lois de la nature, je ne fais qu'obéir à celles de Dieu lui-même. N'a-t-il pas dit quelque part: «L'homme quittera son père et sa mère pour suivre…»

—Sa compagne. Oui, mon fils. Mais elle ne l'est pas.

—Elle le sera peut-être un jour.

—Si elle ne t'aimait pas et méprisait tes avances.

—O mère! ne dites point cela. Je me tuerais.

—Louis!

—Pardon! mère, oh! mille fois pardon! Mais bénissez-moi, plutôt que de me pousser à proférer des paroles aussi condamnables et priez Dieu de me ramener bientôt dans vos bras avec elle que j'aime et que vous aurez peut-être avant longtemps une double raison d'appeler votre fille.

Mme Guillot étendit ses mains tremblantes sur le front de son fils et lui dit:

—Tu es un bon coeur et, après tout je n'en suis que plus fière de te voir agir ainsi. Va, que Dieu t'accompagne et protège ton retour.

Jolliet la serra une dernière fois dans ses bras et s'élança au dehors où Joncas et le Renard-Noir l'attendaient.

Je ne m'arrêterai pas à raconter tous les incidents qui signalèrent leur voyage.

Grâce à l'habileté de l'ancien coureur des bois et du chef Huron, il leur fut bientôt facile de retracer la marche du parti de Griffe-d'Ours.

Ils campèrent aux mêmes endroits où les Iroquois s'étaient arrêtés et purent constater, par diverses observations dues à perspicacité, que leurs amis étaient vivants.

A chacune de ces précieuses découvertes le coeur de ce pauvre Jolliet bondissait de joie, et sa pensée réjouie courait d'avance au devant de celle qui, sans le savoir, avait emporté la meilleure partie de cette âme ardente de jeune homme.

Un accident imprévu vint pourtant le replonger bientôt dans un affreux découragement.

En faisant le portage nécessité par les rapides auxquels on donna plus tard le nom de M. de Chambly, Jolliet qui était chargé ainsi que ses deux compagnons, perdit pied sur une roche humide et tomba en se donnant une forte entorse. Quand il voulut se relever, la douleur le fit chanceler de nouveau, et, malgré les efforts les plus héroïques, il lui fut impossible de marcher plus loin.

—Je vous en supplie, mes amis, dit-il alors à ses compagnons, laissez-moi seul ici, et allez les sauver! Vous me reprendrez en revenant.

—Oui, tout de suite, réplique Joncas. Pour que vous soyez pris et massacré par les Iroquois ou mangé par les bêtes sauvages. C'est un malheur que ce retard, mais enfin nous ne pouvons vous écouter. Nous allons vous soigner et quand vous serez en état de nous suivre nous continuerons nos recherches. En attendant éloignons-nous de ce sentier et cherchons un abri quelque part.

Je laisse au lecteur le soin de compter les larmes que Jolliet dut répandre et les soupirs qu'il poussa pendant les trois semaines qu'il lui fallut rester dans l'inaction la plus complète.

Enfin, grâce aux compresses d'herbes et de plantes sauvages, et encore plus, je crois, au soin que prit Joncas de ne point laisser le jeune homme tenter de faire un seul pas avant le temps voulu, les trois compagnons se remirent en marche au bout de vingt-deux jours.

Pour ne point fatiguer Louis Jolliet et aussi de crainte de tomber inopinément sur quelque parti d'Iroquois à mesure qu'ils approchaient du pays de ces derniers, les trois amis n'avancèrent plus dès lors que très-lentement. Ils mirent près de deux semaines à franchir le court espace qui les séparait de la grande bourgade d'Agnier près de laquelle ils rôdèrent durant plusieurs journées avant de s'assurer que les captifs y étaient détenus.

Une fois certains que c'était sur ce point que devaient se concentrer leurs opérations, le Renard-Noir conduisit Joncas et Jolliet dans la caverne où nous avons retrouvé le pauvre amoureux.

Le chef huron connaissait cette grotte dans laquelle il avait trouvé refuge assuré à chacune de ces sanglantes expéditions qu'il avait faites tous les ans dans les cantons iroquois, depuis la mort de Fleur-d'Étoile.

Ce fut là qu'ils développèrent leur plan et s'en partagèrent les moyens d'exécution.

Le matin du soir où nous avons quitté Mornac encore une fois miraculeusement sauvé de la mort, pour retrouver Jolliet, Joncas était parti afin d'aller faire quelques achats indispensables au fort d'Orange qui n'était distant que de quelques lieues du grand village d'Agnier.

Quant au chef huron, il devait en ce moment rôder non loin du village, puisqu'il y avait plus de deux heures qu'il avait quitté la caverne quand nous y avons pénétré.

Jolliet était donc là, seul avec ses pensées, seul avec ses craintes, seul avec son amour ignoré.

Il songeait, d'abord aux dangers sans nombre que Jeanne devait courir; à la sauvage violence de Griffe-d'Ours; aux desseins pervers qu'il avait cru deviner depuis longtemps sous le masque de Vilarme.

Avait-elle pu éviter les pièges…?

Puis il pensait à Mornac et son coeur se crispait à la seule idée qu'elle aimait déjà le chevalier.

Et lui-même pourrait-elle l'aimer jamais?

Oh! non, sans doute. En supposant qu'elle eût quelque inclination pour lui, pourraient-ils échapper aux Iroquois et regagner Québec au milieu des périls de toutes sortes, et des rigueurs de l'hiver qui allait commencer?

En face de ces problèmes insolubles le découragement le reprenait avec plus de vigueur que jamais.

Tant qu'il avait été loin de Jeanne et qu'il ne s'était agi que de travailler à la sauver, son courage ne s'était pas démenti. Mais maintenant qu'il la savait vivante (car la veille encore, il l'avait aperçue à distance) maintenant que le moment de l'action était venu et qu'il allait falloir agir, les forces lui manquaient.

Était-ce donc lâcheté de sa part ou simplement faiblesse physique ou morale?

Non. C'est qu'il lui manquait la foi des amants, que est la certitude d'être aimé et qui, comme sa soeur en religion, peut transporter des montagnes. Et plus l'instant suprême approchait, et moins il avait la certitude de voir jamais son affection payée de retour.

Au moment où nous l'avons retrouvé, il en était arrivé à cette période d'abattement où à force de raisonnements absurdes avec soi-même, on en vient à se croire encore plus malheureux qu'on ne l'est en réalité.

Pour nous servir d'une expression toute moderne et empruntée au langage des rapins des ateliers parisiens: il broyait du noir.

Il descendait donc rapidement au fond des abîmes du désespoir, lorsqu'un grand bruit souterrain le tira de la torpeur où il était plongé.

Il releva la tête et prêta l'oreille à cette rumeur immense qui semblait venir des entrailles du globe.

Bientôt le sol se prit à trembler sous ses pieds, tandis que le rocher dans lequel était creusé la grotte gémissait en craquant de toutes parts.

Il comprit aussitôt que c'était un tremblement de terre.

Son premier mouvement, celui de l'instinct de la conservation poussa
Jolliet à s'élancer hors de la grotte.

Mais un éclair de raisonnement brilla dans son oeil et fut suivi d'un sourire amer qui plissa sa lèvre pâle.

—Bah! à quoi bon fuir la mort! se dit-il. Si elle veut de moi, elle saura me trouver tout aussi bien au dehors que dans les flancs de ce rochers!

Il se rassit au milieu du vacarme épouvantable de la montagne en démence.

Au-dessus de sa tête, les rochers secoués rudement se heurtaient l'un contre l'autre et claquaient comme les dents d'un homme empoigné par la frayeur.

Autour de lui, de toutes parts, retentissait l'effroyable grondement des larges pans de roc qui se frottaient l'un sur l'autre et mugissaient comme des meules énormes de quelque moulin de géants.

Ce fracas qui semblait répondre au trouble de son coeur, enivra Jolliet. Le front haut, l'oeil hardi et la bouche fière, il restait impassible, lui être impuissant et faible, au centre de ces gigantesques bouleversements.

Un craquement plus sec et rapproché attira pourtant son attention et son oeil se leva dans la direction de ce bruit plus distinct.

L'une des parois qui formait, en rejoignant l'autre, la voûte de la caverne venait de se fendre en deux et un gros quartier de granit s'en détachait bruyamment et s'affaissait vers le sol, à mi-chemin entre Jolliet et la sortie de la grotte.

—Si j'allais rester enseveli vivant au fond de la caverne! pensa-t-il, mort affreuse et inutile pour celle que j'aime!

Il bondit sous le rocher qui glissait et se retourna à l'entrée de la grotte en regardant derrière lui.

L'énorme pierre s'arrêta dans sa chute et resta suspendue à quatre pieds au dessus du sol, formant une arche sous laquelle on pouvait encore passer pour aller au fond de la caverne.

Au-dessus, la voûte s'était refermée et si les dernières commotions du sol n'en avaient encore détaché de petits fragments de pierre et des poignées de terre qui ruisselaient jusqu'à ses pieds, Jolliet aurait pu croire qu'il venait d'avoir un terrible cauchemar.

Le tremblement de la terre diminuait, et le fracas s'éloignait aussi.

Ce ne fut bientôt plus qu'un bruissement lointain comme celui du vent qui s'enfuit sur la cime des arbres. Et, plus rien que le silence, mais un silence d'autant plus étrange que le bruit qui l'avait précédé avait été colossal.

Jolliet mit la tête hors de la caverne.

Un calme indicible pesait sur la nature entière qui après cet immense effort paraissait fatiguée, épuisée, évanouie, morte comme ses morts qui dormaient tout auprès sur leurs sarcophages aériens.

Longtemps Jolliet, énervé lui-même demeura immobile en promenant des regards vagues sur la plaine sombre.

A quoi pensait-il? Nous ne saurions le dire et lui-même l'ignorait sans doute.

Il y avait plus d'une heure qu'il était là, pensif, sans pensées distinctes, lorsqu'il fit un mouvement machinal pour saisir don mousquet.

Il venait d'entendre un bruit.

Sa main ne rencontra que le vide. L'arme était restée au fond de la caverne.

Il n'avait pas le temps de se glisser sous la pierre nouvellement suspendue pour aller chercher son mousquet, et il tira de sa ceinture un long et pesant pistolet ainsi qu'une mèche allumée, tout prêt à faire feu.

Une forme noire se mouvait à quelque distance et se rapprochait de la grotte.

L'inconnu siffla deux fois comme un serpent qui se dresse.

Jolliet baissa son arme.

L'autre le rejoignit. C'était le Renard-Noir.

CHAPITRE XVI

RUSES

Nous avons quitté le chevalier de Mornac et Jeanne de Richecourt descendant du bûcher où le Gascon avait failli périr, et traversant tous deux la foule stupéfaite.

Ils avaient laissé derrière eux la multitude encore de prosterné, et arrivaient près de la cabane de la Perdrix-Blanche, lorsqu'un Sauvage qui s'était jusque-là tenu caché en arrière du ouigouam, à la faveur de l'obscurité, vint à leur rencontre, tout en jetant des regards furtifs autour de lui.

Comme Jeanne surprise faisait un pas en arrière pour éviter quelque soudaine attaque, l'inconnu dit rapidement à voix basse et en français.

—Que la jeune fille blanche et le vaillant jeune homme ne craignent rien! je suis le Renard-Noir.

—Le Renard-Noir!

—Lui-même. Il est venu pour vous sauver tous les deux. Que le jeune homme me montre son ouigouam afin que j'aille l'y trouver pour y préparer votre fuite. Si le Grand Esprit nous assiste, vous serez libres demain.

—Pourquoi pas tout de suite? demanda Jeanne avec anxiété.

—La vierge pâle nous perdrait tous par trop de hâte. Il faut attendre.
Où est le ouigouam de mon fils?

—Là, fit Mornac en désignant du doigt sa cabane. D'ailleurs vous n'aurez qu'à me suivre. Après avoir laissé Mlle de Richecourt ici, je m'en vais m'y rendre immédiatement.

—Mon fils est-il seul dans sa cabane?

—Non, j'habite avec une vieille et bonne femme qui m'a sauvé une première fois de la mort en m'adoptant pour son fils.

—Une vieille femme!

—Oui, et chrétienne.

—Chrétienne! Oah! T'aime-t-elle?

—Elle m'est tout dévouée.

—Oah! bien. Va m'attendre dans sa cabane.

Le Renard-Noir, qui voyait la foule s'ébranler et s'avancer de leur côté, disparut en rampant dans l'ombre.

—Quoi! vous allez me quitter! dit Jeanne qui serra avec angoisse le bras de son cousin.

—Oui, ma chère Jeanne; je crois que cela vaut mieux pour nous deux. Vous comprenez que Griffe-d'Ours doit être dans une terrible rage de me voir encore vivant. S'il m'aperçoit avec vous, sa jalousie va le porter à quelque acte immédiat de violence. Rentre sous le ouigouam de la Perdrix-Blanche. Elle vous aime assez pour vous protéger contre les entreprises de son frère. S'il y a, du reste, quelque danger pour vous, appelez-moi. J'aurai l'oeil au guet, et, avec l'aide du Renard-Noir, notre ami, j'aurai facilement raison de notre ennemi commun.

Jeanne écarta la portière de la cabane.

Au même instant un bruit léger de pas se fit entendre derrière eux. Mornac et sa cousine se retournèrent et aperçurent la Perdrix-Blanche qui s'avançait aussi pour entrer dans son ouigouam.

La jeune iroquoise jeta sur Mornac un regard joyeux qui signifiait combien elle était contente de voir le sauveur de son enfant encore une fois sain et sauf.

Mornac la salua comme si elle eût été marquise et s'éloigna autant pour éviter Griffe-d'Ours que pour aller faire quelque toilette; ce qui n'était pas sans nécessité. Car les Sauvages et le feu ne lui avait guère laissé d'autres vêtements que les tatouages dont on l'avait grotesquement barbouillé. Heureusement qu'il faisait nuit. Il courut à sa cabane, répondit à l'étreinte de la vieille femme toute heureuse de le voir encore en vie, et se lava de pied en cap pour faire disparaître les couleurs qui bariolaient tout son corps.

L'épiderme, rougi la chaleur du bûcher, lui cuisait fort, et en certains endroits il s'en allait par lambeaux. Encore, le Gascon pouvait-il s'estimer heureux d'avoir sauvé sa chair et ses os.

Le bruit s'éteignit peu à peu dans le village, et tout y était paisible quand Mornac eut fini de se débarbouiller.

Il en était à se couvrir de vêtements plus chrétiens lorsque la portière du ouigouam s'écarta doucement pour laisser passer le Renard-Noir.

La vieille femme qui venait de se coucher se mit sur son séant et resta bouche béante, lorsqu'elle aperçut le Huron.

Le Renard-Noir s'avança vers elle, lui dit quelques mots que Mornac ne comprit pas, et, en terminant, fit le signe de la croix.

La vieille parut aussitôt rassurée.

—Le chef a fait entendre à la vieille mère, dit-il ensuite au chevalier, qu'il est ton ami qu'il ne veut aucun mal à cette femme et que lui aussi est chrétien. Elle est satisfaite. Je n'ai rien à craindre. Parlons.

—A vous ordres, chef.

—Que mon fils me dise d'abord pourquoi on l'avait attaché au bûcher quand je suis entré dans la bourgade?

Mornac raconta en quelques mots sa malheureuse tentative de fuite avec mademoiselle de Richecourt.

Le Huron sourit plusieurs fois au récit de cette imprudente escapade et repartit:

—Il faut que mon fils soit bien inexpérimenté pour avoir agi de la sorte et qu'il connaisse bien peu les hommes de ce pays pour avoir cru leur échapper aussi facilement. N'importe, le jeune homme est brave. Je l'ai bien vu lorsqu'il était sur le bûcher. Aussi allais-je me dévouer pour lui et tâcher de couper ses liens et de m'enfuir avec lui. Mais le grand bruit que les esprits ont fait en secouant la terre, et le dévouement de la belle vierge blanche m'ont devancé. Je vais essayer de vous faire fuir, moi, en y mettant toute la ruse d'un vieux chef. L'autre homme à la face pâle, où est-il?

—Vilarme?

—Oui.

—Ne nous inquiétons pas de lui, et puisse-t-il rester ici où il est bien plus à sa place qu'en pays civilisé. A moins que vous n'aimiez mieux que je le tue avant de partir.

Le chef huron ouvrit de grands yeux en découvrant cette haine mortelle qui lui semblait exister entre Vilarme et Mornac.

Celui-ci qui s'en aperçut, exposa en quelques mots au Renard-Noir les méfaits du mécréant.

Le Huron repartit:

—C'est un chien enragé. Il faudra s'en défaire. Avez-vous d'autres amis dans le village que la vieille femme d'ici?

La Perdrix-Blanche, qui est la propre soeur de Griffe-d'Ours. J'ai sauvé son enfant. Il se noyait. Depuis ce temps elle semble beaucoup adorer mademoiselle de Richecourt. Elle connaissait notre fuite de ce soir et n'en a rien dit à personne. Sans la trahison de ce maudit Vilarme…

—Oah! bien, elle nous aidera encore. Le chef va l'aller voir tout de suite. Que le jeune homme attende mon retour.

Il sortit et gagna, à pas de loup, le ouigouam de la Perdrix-Blanche.

Il tria la peau qui servait de porte et regarda à l'intérieur.

Les deux femmes étaient seules.

Le Renard-Noir entre.

Mademoiselle de Richecourt le reconnut; mais la Perdrix-Blanche ne put retenir un cri.

—Que la jeune femme n'ait point peur. Le Huron ne lui veut pas de mal. Il est l'ami de la jeune vierge pâle et du jeune homme blanc qui a sauvé ton enfant prêt de se noyer. Es-tu bien reconnaissante au jeune homme.

La mère jeta un regard de feu de ses grands yeux noirs sur l'enfant qui dormait dans un coin de la cabane et répondit:

—S'il fallait mourir pour lui, je quitterais volontiers la vie.

—Tu peux le sauver à moins de cela. Écoute. Tu connais la croyance commune aux Sauvages au sujet des maladies et de certains rêves fâcheux. Ainsi que le soin qu'ils prennent d'en détourner le cours et l'accomplissement. Demain fais venir tes parents et tes amis et annonce-leur que tu es malade et que tu as rêvé, pendant la nuit, que tu étais menacée de mort. Tu demanderas qu'on fasse un festin à tout manger pour apaiser la colère de l'esprit. On ne pourra point te refuser. Le soir, pendant que tout le village sera plongé dans les jouissances du grand repas, je ferai évader la vierge blanche et son ami. La jeune femme consent-elle?

La Perdrix-Blanche réfléchit un instant et répondit:

—Si le guerrier huron veut promettre qu'il ne fera aucun mal à mon frère Griffe-d'Ours, j'obéirai.

L'oeil fauve de Renard-Noir étincela; son bras eut un mouvement nerveux.
Néanmoins il répondit:

—Il y a bien longtemps que le chef huron veut se venger de Griffe-d'Ours. Mais ma vengeance attendre et je n'entreprendrai rien encore contre ton frère. J'ai dit.

—Alors, tu seras obéi.

—Fais donc que le festin ait lieu demain soir?

—Demain, à la tombée du jour aura lieu le grand repas.

—La jeune femme a un bon coeur et le Grand Esprit lui en tiendra compte un jour.—Mademoiselle, dit-il ensuite en se tournant vers Jeanne qui écoutait tout sans rien comprendre, prenez garde, d'ici à demain, d'irriter Griffe-d'Ours pour qu'il ne porte pas sur vous des mains violentes. Soyez prudente et tranquille. Mes frères blancs, le vieux coureur des bois et le jeune fils de la dame que vous appelez votre mère, veillent avec moi de loin sur vous; demain, peut-être, vous serez libre.

La jeune fille lui serra la main.

Lui, entendant du bruit au dehors, disparut aussitôt.

Une minute plus tard et il se serait rencontré avec Griffe-d'Ours qui entre dans le ouigouam, et fit un geste de mécontentement à la vue de la Perdrix-Blanche qui veillait à côté de mademoiselle de Richecourt.

—Ma soeur la vierge blanche s'ennuie donc beaucoup dans mon village puisqu'elle a voulu le quitter sans m'attendre pour me faire ses adieux, dit-il d'un ton railleur.

Mademoiselle de Richecourt ne répondit point.

—La belle jeune fille regrettait peut-être mon absence, continua l'Iroquois en redoublant d'ironie; et voilà pourquoi elle a voulu aller sans doute au devant de moi avec son jeune ami qui semble se moquer trop de la mort. Pour vous éviter par la suite autant de trouble et pour vous retenir au village, vous allez devenir la femme du chef. Quant au jeune guerrier, votre ami, il est brave et me suivra dans mes expéditions. Le chef est fatigué ce soir, et la vierge blanche ne l'est pas moins. Aussi les cérémonies de notre union n'auront pas lieu cette nuit, mais pendant la suivante.

Il contempla un instant Jeanne pour saisir l'impression que ces paroles produiraient sur sa physionomie.

Celle-ci ne leva pas seulement les yeux et resta impassible.

—J'ai dit, acheva le chef avec une énergie d'expression qui marquait sa décision irrévocable.

Et il sortit du ouigouam.

Le Renard-Noir avait rejoint Mornac.

—La Perdrix-Blanche consent à nous aider, dit-il au chevalier qui l'attendait avec impatience. C'est une bonne femme. J'ai vu dans ses yeux qu'elle ne mentant pas et que son coeur t'est sincèrement dévoué. Maintenant, mon fils, écoute-moi bien. Demain, durant le jour, à l'approche du grand festin, tu verras entrer dans le village un homme qui a longtemps couru les bois et qui connaît toutes les ruses des sauvages. Il sera déguisé. Prends garde de le reconnaître pour un ami: c'est Joncas. Feins de l'avoir jamais vu. Il apportera de l'eau-de-feu pour échanger contre des pelleteries, des mocassins et des raquettes qui nous serviront pendant notre fuite à Stadaconna; l'hiver est proche. Tu comprends que l'eau-de-feu devra couler à flots dans le grand repas à tout manger. Tu assisteras à ce festin et tu agiras comme les autres. Tâche de faire boire Griffe-d'Ours pour qu'il s'endorme. Toi, prend garde.

—Sois tranquille, mon vieux, interrompit Mornac en souriant. Je suis, sur ce sujet, de force à tenir tête à n'importe quel gaillard du village.

—Bon! L'obscurité venue, tu t'assureras que tous, ou à peu près, sont engourdis par la viande et l'eau-de-feu, sauve-toi doucement et viens aussitôt sous ce ouigouam. Je t'attendrai ici avec mes deux camarades. As-tu compris?

—Parfaitement.

—Bien. Oh! évite de rencontrer, durant le jour, la vierge blanche: Griffe-d'Ours aura moins de soupçons. Sans qu'on te remarque fais savoir à la jeune fille de s'habiller et de se chausser chaudement. Il commence à faire froid dans les bois. A présent je m'en vas. Sois prudent.

Il vit en sortant qu'il tombait une petite pluie froide et serrée.

—Bon! dit-il, voilà qui va effacer la trace de mes pas en fondant la neige.

Et il s'éloigna sans bruit pour aller rejoindre Louis Jolliet qui l'attendait avec impatience dans la grotte du champ des morts.

CHAPITRE XVII

OÙ IL EST PARLÉ D'UN CHARLATAN, ET D'UN MARCHAND D'ORANGE QUI VENDAIT TOUTES AUTRES CHOSES QUE DES FRUITS DE MÊME NOM

Le lendemain, des le matin, il y avait grande rumeur dans la cabane de la Perdrix-Blanche.

Les parents et les amis de la jeune femme y étaient accourus en apprenant qu'elle était malade.

Le ouigouam était plein de gens qui, tout ainsi que les commères de nos pays civilisés, donnaient sur la présente maladie les opinions et les conseils les plus opposés.

Assise à côté d'elle, Jeanne feignait de soigner la malade. Celle-ci, de temps à autre, laissait échapper quelques plaintes, tout en racontant un rêve pénible qu'elle avait eu durant la nuit et qui lui présageait sa fin prochaine.

—Le Jongleur! Où est-il? Qu'on aille chercher le Jongleur! Lui seul a la vertu de guérir toutes sortes de maux en parlant aux bons et aux mauvais Esprits.

Averti aussitôt, le jongleur vint et dit en entrant:

—Si le méchant Esprit est ici, nous le ferons bien vite déloger!

Cela avec une grande suffisance. Puis avec un de ces airs graves et recueillis que nos plus importants médecins lui auraient envié, il s'approcha de la malade.

Je n'avancerai pas qu'il lui prît le pouls; car je doute fort que la découverte de la circulation du sang, faite seulement en 1628 par le célèbre Harvey, fût encore parvenue à la bourgade d'agnier. Cependant je puis affermer qu'il fit subir à la malade une foule de questions et jeta sur elle un ce ces coup-d'oeils de connaisseur comme en ont nos médecins les mieux posés.

—Le cas est grave, dit-il en sortant, et j'ai besoin de me retirer à l'écart pour parler à l'Esprit.

Il se fit élever sur le champ une espèce de tente à côté du ouigouam et s'y installa seul. On l'entendit bientôt qui chantait, dansait et hurlait comme un possédé. Quelquefois pourtant il s'arrêtait et semblait prêter l'oreille à quelque interlocuteur invisible auquel il répondait en l'accablant d'injures, et en le sommant de quitter tout de suite le corps de la malade.

Au bout d'une heure de ce fatigant manège il revint tout en sueur auprès de sa patiente, et tel qu'un médecin qui s'informe des effets apéritifs de sa rhubarbe et de son séné, il lui demanda si maintenant elle ne se sentait pas mieux.

Pour toute réponse la Perdrix-Blanche changea ses plaintes en cris douloureux qui convainquirent l'assistance que le mal augmentait rapidement.

De plus en plus sérieux le jongleur se pencha sur sa patiente et lui saisit le bras qu'il se mit à lui sucer. Tirant avec sa langue quelques osselets qu'il avait tenus cachés dans sa bouche, il s'écria:

—Prends courage! ces os qui sortent de ton corps sont un signe que je viens d'en arracher la maladie. Mais pour que tu sois guérie plus vite, et afin de conjurer les effets du vilain rêve que tu as fait, il convient d'envoyer, sur l'heure tes parents et tes amis à la chasse aux élans et aux orignaux pour manger ce soir de ces sortes de viandes dont dépend ta guérison.

C'était tout profit que les jongleurs que d'ordonner ainsi un festin à tout manger où ils s'en donnaient à gogo.

Ces sortes de repas étaient d'ailleurs tellement dans les usages établis que la Perdrix-Blanche n'avait pas même eu la peine de demander celui que le jongleur s'était empressé d'ordonner.

Griffe-d'Ours était dans le ouigouam de sa soeur. Sa qualité de Plus proche parent de la malade lui faisait un devoir de se mettre à la tête du parti de chasse. Aussi eut-il un instant de défiance. Mais sa soeur se plaignait toujours, et il ne pouvait refuser de tout faire en sa puissance pour contribuer à sa guérison. Il sortit donc aussitôt de la cabane en donnant l'ordre aux plus habiles chasseurs de se préparer à le suivre.

Avant d'aller lui-même prendre ses armes, il avisa deux jeunes guerriers, en posta un à l'entrée de la cabane, et lui enjoignit d'en défendre l'entrée à Mornac et à Vilarme et de casser la tête à celui des deux qui voudrait y entrer. Mlle de Richecourt ne devait pas non plus avoir la liberté de sortir du ouigouam avant le retour du chef.

Le second factionnaire eut pour consigne d'épier Vilarme et surtout
Mornac et de les empêcher au besoin de sortir du village.

Tous deux ne devaient être relevés de faction qu'au retour du parti de chasse.

Malheureusement pour le chef iroquois ses précautions étaient tardives et inutiles, car Mornac avait pu, tout à loisir, le matin même, se mêler à la foule qui avait envahi le ouigouam de la Perdrix-Blanche, et faire part à sa cousine des instructions de Renard-Noir. Peu lui importait donc ensuite d'être épié, ce dont il s'aperçu bientôt du reste.

Pour ce qui est de Vilarme il fut la seule victime de la méfiance de Griffe-d'Ours; car le baron, dont la figure sinistre annonçait ce jour-là quelque mauvais dessein, parut fort désappointé d'être menacé d'un coup de tomohâk, lorsqu'il voulut pénétrer dans la cabane qui abritait Mlle de Richecourt.

Il était passé midi, le parti des chasseurs avait depuis longtemps disparu sous les bois dont les feuillages desséchés jonchaient la terre durcie par la gelée.

Le village était paisible, le temps sombre et froid forçant les Iroquois à rester sous les ouigouams, où l'on faisait un grand feu, si l'on en jugeait par les gros flocons de fumée blanche qui s'en échappaient en spirales ouatées.

L'on n'entendait seulement que quelques imprécations suivies de coups, qui partaient du ouigouam de la Corneille. Chacun savait que c'était pour elle une habitude de battre régulièrement tous les jours le baron de Vilarme, son mari adoptif, et l'on ne s'en inquiétait pas davantage.

Seul dans la cabane de la bonne et vieille femme qui lui avait une fois sauvé la vie, Mornac s'occupait tranquillement de ses petits préparatifs de départ, sans s'inquiéter aucunement de celui qui, caché dans une cabane voisine, épiait sa sortie et ne pouvait pourtant savoir ce que le Gascon faisait chez soi.

Sur les trois heures de l'après-midi un Iroquois qui sortait de sa cabane aperçut un canot remontant la rivière Manhatte. Il était dirigé par un seul homme et venait du côté du village.

Le Sauvage poussa un cri guttural. Plusieurs autres sortirent aussitôt de leurs ouigouams.

Le premier leur indiqua le canot du doigt. Ils s'élancèrent aussitôt hors de l'enceinte du village.

Arrivés sur le bord de la rivière, ils reconnurent que c'était un homme blanc qui montait l'embarcation.

En quelques minutes celui-ci gagna la rive où se tenait le groupe auquel il adressa la parole en hollandais.

Les Iroquois qui commerçaient avec les habitants de la
Nouvelle-Hollande, leurs alliés, lui souhaitèrent la bienvenue.

L'homme débarqua en leur demandant:

—Avez-vous des fourrures et des raquettes? L'hiver approche et j'ai besoin de ces effets.

—Tu en trouveras au village. Que nous apportes-tu en échange?

—De la poudre et de l'eau-de-feu.

—De l'eau-de-feu! Oah! viens avec nous.

—Aidez-moi à porter ces barils.

On enleva le tout en un tour de main, tandis que l'étranger prenait n long mousquet couché à l'arrière du canot et le jetait négligemment sur son épaule. Tout en suivant les Sauvages il soufflait, pour en raviver la flamme sur une longue mèche allumée qui s'enroulait près de la lumière de son arquebuse.

Arrivé au milieu du village il s'arrêta et fit signe de déposer les barils à terre.

—Allez me chercher des peaux de castor, de renard et de buffle, des raquettes et des souliers de peau de daim, dit-il en s'appuyant d'un air résolu sur le canon de son mousquet.

Mornac attiré par le mouvement de va et vient sortit de son ouigouam et vint se mêler au groupe de Sauvages qui entouraient l'homme blanc.

Joncas et lui se reconnurent aussitôt.

Mais tous les deux se regardèrent froidement comme s'ils ne s'étaient jamais vus.

Joncas qui avait couru longtemps les bois et qui, comme trappeur avait eu des relations fréquentes avec les habitants de la Nouvelle-Hollande parlait assez bien la langue de cette population. Muni d'une forte somme que Mme Guillot lui avait remise il s'était rendu à Orange après avoir laissé ses deux compagnons dans la grotte du champ des morts.

Au fort d'Orange il s'était procuré un canot, un baril de poudre, quatre d'eau-de-vie et s'était embarqué avec ces marchandises sur la rivière Manhatte qu'il avait remontée jusqu'au grand village d'Agnier.

Quand on eut entassé à l'envi aux pieds du faux marchand des paquets de pelleteries de toutes sortes, des souliers de peau de caribou et des raquettes, il se mit à choisir ce qui lui convenait et à discuter les prix avec toute l'âpreté d'un véritable commerçant.

Ces négociations durèrent une bonne heure au bout de laquelle on entendit des cris de triomphe qui partaient de la bordure du bois.

C'était le parti de chasseurs qui revenait chargé de gibier.

Griffe-d'Ours s'informa de la cause du rassemblement qui s'était fait au milieu du village et s'approcha comme les autres de Joncas qui le regarda d'un oeil indifférent et qu'il ne reconnut point.

—Quelles sortes de marchandises mon frère a-t-il donc apportées? demanda l'Iroquois à Joncas.

—De la poudre et de l'eau-de-feu, chef.

—De l'eau-de-feu! s'écria Griffe-d'Ours dont les traits s'animèrent aussitôt. Il ne nous manquait plus que cela pour notre festin, dit-il aux siens.

—Nous y avons pensé, répondirent les Sauvages, et chacun, ce soir, en aura sa part.

—Oah! repartit Griffe-d'Ours avec satisfaction. Notre frère blanc partagera-t-il avec nous le grand repas à tout manger?

—Je le voudrais bien, répondit Joncas, mais je dois être de retour à
Orange durant la nuit, et il faut que je parte tout de suite.

—Mon frère est libre de s'en aller quand il voudra.

Joncas s'inclina sans répondre, et, ces échanges faits, demanda qu'on l'aidât à emporter ses emplettes jusqu'au canot.

On s'empressa de l'obliger.

Quand il eut placé ses effets sur l'embarcation, il salua de la main tous ceux qui l'avaient escorté, s'assit à l'arrière de sa pirogue que se mit à descendre aussitôt le courant et disparut au prochain détour de la rivière.

Joncas suivit ainsi le fil de l'eau près d'une demi-lieue au dessous de la bourgade. Là, bien sûr qu'on ne pouvait plus le voir et qu'il n'était pas épié, il s'orienta. Sur la rive gauche il reconnut un gros arbre qu'il avait remarqué. A trois reprises il imita le cri strident et cassé du martin-pêcheur.

Du massif d'arbres qui bordaient la rive le même signal répondit au sien, et Joncas poussa son canot vers le bord qu'il atteignit en quelques coups d'aviron.

La tête et le corps nu d'un Sauvage sortirent d'une touffe de broussailles.

—Le Renard-Noir est-il fatigué de m'attendre? demanda Joncas.

—Un vrai Huron ne connaît pas la fatigue, répondit fièrement le
Sauvage. Mon frère a-t-il réussi?

—Oui. L'eau-de-feu coulera pendant le festin ce cette nuit.

Andeya! (Voilà qui est bien.)

—Cachons le canot sous ces branchages et dépêchons-nous d'emporter tout cela.

Dix minutes plus tard il s'enfonçaient dans la forêt.

Chargés d'effets, ils n'allaient que lentement et vu qu'il leur fallait tourner au loin le village pour ne pas être aperçus, l'obscurité du soir descendait sur la forêt quand ils pénétrèrent dans la grotte. Jolliet les y attendait le mousquet au poing tout en prêtant l'oreille aux rumeurs inaccoutumées qui venaient de la bourgade.

—Il paraît que les réjouissances ont commencé là-bas et que mon eau-de-vie dégourdit ces gredins, remarqua Joncas. Tout va bien, monsieur Louis, et il est probable que, cette nuit vos amis seront libres. Mais, dites-moi donc un peu, cette caverne a bien changé de façon, depuis que je suis parti. Pourquoi cette pierre coupe-t-elle maintenant le souterrain en deux?

Jolliet lui exposa que ce quartier de roc s'était affaissé pendant le tremblement de terre de la nuit précédente.

Joncas s'en approcha et hocha plusieurs fois la tête.

—Enfin! dit-il, prenons d'abord une bouchée. Nous porterons ensuite ces fourrures et ces souliers au fond de la caverne, avant de nous glisser vers le village.

Pendant leur frugal repas, ils discutèrent de nouveau le plan qu'ils avaient formé pour l'évasion des captifs. L'on ne se leva que lorsque chacun eut sa part de l'exécution bien marquée d'avance.

Le Renard-Noir se pencha un instant hors de la grotte et prêta l'oreille aux rumeurs confuses de la nuit.

—Le festin est commencé, dit-il, le village est plus paisible.

—Dépêchons-nous alors, repartit Joncas; la nuit est assez faite pour que nous nous approchions de la bourgade. Glissez-vous au fond de la caverne avec M. Jolliet. Vous recevrez les ballots à mesure que je vais vous les passer.

Jolliet et le Huron se traînèrent sur les genoux et les mains, sous la pierre menaçante et Joncas se mit à leur pousser les marchandises qu'il s'était procurées à Agnier. Ses deux compagnons les tiraient de leur côté pour les placer ensuite au fond de la grotte.

Il ne restait plus qu'un gros paquet de fourrures. Joncas que se hâtait et ne voulait point perdre de temps à le défaire crut que ce dernier pourrait passer comme les autres. Il l'introduisit sous la pierre. Le ballot n'y pouvait entrer qu'avec effort.

Joncas s'arc-bouta sur le sol et poussa fortement. Jolliet et le
Renard-Noir tiraient aussi vers eux.

Le ballot passa, mais non sans arracher une couche de terre et de cailloux d'une des parois de la grotte, immédiatement au-dessous de la pierre.

—Hein! fit Joncas, en se traîna à son tour sous l'arche sombre pour rejoindre ses amis, cela a passé tout juste.

Son corps se trouvait dans la partie intérieure de la grotte; mais par malheur, en passant, il accrocha du bout de son pied une pierre qui, seule, retenait faiblement le rocher suspendu.

Un craquement sourd retentit. Joncas bondit vers le fond de la grotte, tandis que l'énorme roche s'affaissait avec fracas sur le sol en bouchant tout à fait l'entrée de la caverne.

Trois cris d'angoisse qui n'en firent qu'un seul éclatèrent dans le souterrain sourd.

Sans se parler, les trois hommes se ruèrent d'un commun élan sur cette muraille de granit pour profiter du mouvement qu'elle avait encore afin de la renverser sur elle-même.

Le rocher ne s'en enfonça que plus avant dans la terre et garda une terrible immobilité.

—C'est par ma faute! malédiction, rugit Joncas. Et eux qui nous attendent!

—Le Grand-Esprit les abandonne, dit froidement le Sauvage.

Et il s'assit consterné.

La première pensée de ces trois hommes dévoués avait été pour leurs amis qu'ils ne pouvaient plus secourir.

La seconde, plus poignante, plus atroce encore, leur montra la mort horrible qui les attendaient eux-mêmes dans les entrailles de ce rocher fermé sur eux comme le marbre d'un tombeau.

CHAPITRE XVIII

UN GALA IROQUOIS

Dans la cabane de Griffe-d'Ours, la plus grande du village, étaient réunis ce soir-là trois cents guerriers Iroquois.

Il n'y avait pas de femmes avec eux, car elles faisaient généralement leurs festins à part.

Le vacarme était à son comble. La danse dont la coutume faisait toujours précéder un grand repas, tirait à sa fin et acquérait un entrain, un délire, une furie à donner le vertige.

Chacun avait d'abord dansé seul en célébrant les exploits de ses ancêtres et les siens propres. Cela avait duré deux heures.

Maintenant l'assemblée tout entière se tenait par la main et tournait en sautant avec des hurlements de joie, dans une ronde échevelée.

Sous le vaste ouigouam à demi éclairé par des méchantes torches de bois résineux, on voyait tournoyer une longue chaîne d'hommes aux mains enlacées. Ils étaient nus et ainsi frénétiques et hurlants, ils avaient l'air, dans cette demi obscurité, de démons célébrant quelque saturnale dans l'abîme maudit.

Mêlée à cette foule délirante vous auriez pu distinguer, à chaque tour de la ronde, une figure étrange, au milieu de laquelle une longue moustache en croc produisait le plus curieux effet parmi les tatouages dont les joues étaient bigarrées. Le corps que surmontait cette drôle de figure n'aurait pas moins attiré votre attention par les gambades extravagantes auxquelles il se livrait. A force d'adresse et de dislocation, sa danse prenait un caractère tellement original et fantastique que tous ceux qui le pouvaient bien apercevoir riaient aux larmes.

Que l'on veuille bien m'en croire ou non, mais, sur mon âme, c'était le chevalier du Portail de Mornac qui se livrait, à sa manière, au noble exercice de la danse.

—Ah! grommelait-il entre deux gambades, vous vous croyez forts en gymnastique. Eh bien! sauvages que vous êtes, je m'en vais vous montrer un peu, moi, ce que peut faire un cadet de Gascogne après deux ans d'assiduité à l'académie de Paris. Tra-deri-dera! chantait-il en effleurant du bout du pied l'oeil de son voisin de droite. Zim-la-hi-to, paf!

Et son talon s'en allait caresser le menton de son suivant de gauche.

Tout cela avec des cabrioles, des gestes et des sauts impossibles.

Savez-vous quelle était la pensée dominante de tous ceux qui le regardaient C'est qu'il eût vraiment été dommage de brûler complètement la veille un si joyeux diable qui, après tout ne causait de mal à personne et faisait rire tout le monde.

La vitesse de la ronde augmentait. Ce n'était plus une danse, c'était une course folle, furibonde.

Le sang fouetté par ce violent exercice, le cerveau échauffé par le tournoiement rapide et prolongé, les danseurs étaient pris de vertige; et la bande hurlante allait de plus en plus vite.

Mornac en était arrivé à ne pouvoir plus battre le moindre entrechat et c'est à peine s'il avait la satisfaction de lancer parfois son pied dans le nez d'un voisin. Il était soulevé, entraîné, balayé comme un fétu de paille.

Enfin il sentit le vertige l'empoigner à son tour.

Étourdi, ébloui, aveuglé, il se laissa tout à fait aller à l'élan général et ferma les yeux.

Longtemps il fut ballotté sans presque lui laisser toucher du pied la terre.

Il était déjà navré, étouffé presque par le manque d'air et la vélocité du mouvement, lorsqu'enfin la longue chaîne circulaire des danseurs, oscillant deux ou trois fois sur elle-même, se rompit et s'abattit de ci de là, haletante, épuisée, stupide.

Mornac qui n'avait plus la volonté de se retenir à rien, roula plusieurs fois sur le sol, mais d'une si burlesque façon que ceux qui le purent voir exécuter cette dernière cabriole, se tinrent les côtes à deux mains pour les empêcher de voler en éclats par la force du rire.

Le Gascon que s'en aperçut en revenant à soi, se dit:

—Je crois, sandis! que je joue passablement mon rôle et que le
Renard-Noir serait content de moi s'il me pouvait voir.

Les danseurs se relevaient l'un après l'autre, encore étourdis et essoufflés lorsque Griffe-d'Ours qui avait le premier recouvré ses esprits, s'écria:

—Vous êtes tous invités au banquet!

—Ho! ho! répondirent les assistants qui coururent chercher leurs ouragans ou écuelles d'écorce et leurs mikouannnes ou cuillers de bois, qu'ils avaient, en entrant, déposées dans la cabane.

Ils vinrent aussitôt se placer autour de vingt-cinq grande chaudières où bouillaient ou rôtissaient les viandes du festin.

S'il me fallait énumérer toutes les pièces de gibier et les poissons qui cuisaient dans ces chaudières et qui devaient être dévorés durant la nuit par ces trois cents diables d'affamés enragé, je n'en finirais plus et vous ne me croiriez pas ou seriez épouvantés.

Qu'il me suffise de dire qu'il y avait deux ours, dix castors, huit chiens, cent soixante-dix poissons énormes et de toutes espèces, et une infinité de volatiles depuis l'oie et le canard sauvage jusqu'aux plus petits oiseaux; sans compter les lièvres et les écureuils. Le tout cuisant à la fois, pêle-mêle, sans sel et sans épices.

Chacun des convives renversa son plat devant soi, et tous s'assirent en rond autour des chaudières, les jambes retirées sous le corps.

Griffe-d'Ours ordonna de descendre les chaudières qu'il fit mettre devant lui et dit à haute voix.

—Hommes qui êtes ici assemblés, c'est moi qui fais le festin.

Ce à quoi ils répondirent tous du fond de leur poitrine:

—Hô!

—De chair de castor.

—Hô-ô-ô!

—De chair de chien.

—Hô-ô-ô-ô!

—De gibier et de poisson.

—Hô-ô-ô-ô-ô!

Griffe-d'Ours, le distributeur, s'arma d'une longue et large cuiller et recueillit la graisse qui flottait sur le bouillon, à la surface de chaque chaudière. De cette huile chaude il remplit un grand plat d'écorce, en prit le premier plusieurs gorgées qu'il but avec autant de satisfaction apparente que si c'eût été du meilleur vin, et passa à ses convives le plat dont tour eurent leur part.

Puis Griffe-d'Ours prit les écuelles de chacun et se mit à distribuer les viandes le plus largement possible, passant à tour de rôle les ouragans biens garnis mais sans regarder qui il servait. Car toutes les parties du cercle que formaient les convives étaient aussi courbées et par conséquent aussi nobles les unes que les autres, il n'y avait point de préséance à observer.

Il tirait à l'aide d'un bâton pointu, des quartiers entiers de venaison qu'il distribuait à chacun, réservant néanmoins pour ses amis les morceaux les plus friands qu'il leur présentait, comme marque de faveur, au bout du bâton.

A l'un auquel il passait la tête d'un castor, que l'on considérait chez eux comme la partie la plus délicate de cet animal, il disait:

—Mon cousin, voici ta tête.

A l'autre, en lui offrant une épaule d'ours, il disait encore:

—Mon cousin, voici ton épaule.

Personne ne songeait à se choquer de ces préférences qui étaient en usage.

Lorsque chacun fut servi, Griffe-d'Ours s'assit à son tour mais sans rien prendre pour lui-même.

Son voisin de droite, choisit les meilleurs morceaux parmi ce qui restait et les lui présenta en disant:

—Chef, voilà ton mets.

A l'énumération de chacun desquels Griffe-d'Ours avait soin de répondre à son tour:

—Hô-ô!

A mesure qu'on avait été servi, le silence avait grandi de plus en plus dans la cabane. On ne parlait que le moins possible dans les festins à tout manger. Il n'y avait pas de temps à perdre.

Bientôt l'on n'entendit plus que le bruit des mâchoires qui déchiraient à belles dents d'énormes bouchées de chair; ou les susurrations des bouches avides aspirant le suc des viandes fumantes.

La grande bataille des estomacs était commencée.

Que le lecteur me pardonne cette scène d'un réalisme effréné. Mais le festin était chez les sauvages une des plus grandes solennités, et je ne saurais la passer sous silence alors que nous sommes entrés dans la grande bourgade d'Agnier que pour étudier de près les moeurs de ses habitants.

Et qu'on n'aille pas croire que je charge ce tableau de couleurs impossibles. Si l'on veut voir jusqu'où allait la gloutonnerie bestiale des Sauvages, on n'a qu'à consulter les Relations des Jésuites (1634) où j'ai puisé les idées d'une partie du présent chapitre. L'on verra que j'ai dû rester en deçà de la description du révérend chroniqueur, surtout quant à ce qui a trait aux suites de la voracité des convives.

Pendant une heure ce fut vraiment incroyable de voir l'énorme quantité de victuailles qui disparut des ouragans pour s'engloutir dans ces trois cents estomacs d'une effrayante élasticité.

A chaque instant retentissaient ces cris:

—J'ai fini ma tête

—Hô-ô! disait Griffe-d'Ours en recevant une écuelle vide. Eh bien! voici ton jambon.

Et il renvoyait une cuisse d'ours.

—J'ai fini mon épaule hurlait un second qui jetait un regard glorieux sur les autres convives.

—Hô-ô-ô! voici ta jambe.

Et l'ouragan retournait à l'infatigable mangeur avec un quartier de chien.

Il y avait une heure que durait cette goinfrerie. Mornac, que Griffe-d'Ours avait, par bonheur, assez maigrement servi pour lui montrer qu'il ne l'estimait guère, s'escrimait tant bien que mal sur une carcasse de lièvre qu'il grignotait du bout des dents, mais sans s'arrêter pour ne point froisser la susceptibilité des convives. De temps à autre il jetait un regard sur Griffe-d'Ours et Vilarme qui avait été forcé d'assister au festin. Mais ce n'étaient que de furtifs coups-d'oeil. Il ne voulait point paraître préoccupé.

Son attention fut attiré bientôt sur l'un des plus hardis mangeurs que venait, avec une évidente satisfaction, de renvoyer son écuelle au distributeur pour la troisième fois. Un murmure approbateur des convives avait accueilli cette demande et l'héroïque mangeur souriait béatement sous les regards d'admiration qui tombaient sur lui de toutes parts.

Il était tout rouge, non de modestie, veuillez m'en croire, mais de gourmandise surabondamment satisfaite. Ses yeux pleuraient et de petits ruisseaux de graisse lui coulaient doucement sur le menton.

La bouche encore pleine, il bégaya ces mots à plusieurs reprises:

—En vérité je mange! En vérité je mange!

—Cap de dious! qui pourrait en douter! pensa Mornac, car il commençait à comprendre quelques mots d'iroquois. Voilà bien un rude gaillard qui aurait pu tenir tête à Gargantua et à Grandgousier dont parle Messire le joyeux curé de Meudon! Quel appétit, cadédis! Voyons un peu comment il s'y va prendre pour attaquer ce troisième service. Oh! l'ogre! Sa faim redoublerait-elle à mesure qu'il dévore, comme Anthée qui, dit-on, reprenait de nouvelles forces à chaque fois qu'il touchait la terre!

L'entrain du mangeur était en effet incroyable.

—Voilà toute ta jambe, lui avait dit Griffe-d'Ours en lui faisant parvenir un gigot de chien.

L'autre s'en était emparé à deux mains par un bout et déjà sa bouche et ses dents faisaient leur devoir de l'autre.

—Corne du diable! se dit Mornac émerveillé, il me semblerait lui voir jouer de la flûte s'il n'allait un peu trop fort pour avoir longtemps bonne haleine!

Cette idée lui parut drôle et il ne put s'empêcher de rire.

Ses voisins levèrent la tête.

Griffe-d'Ours le regarda en fronçant les sourcils.

—Qu'est-ce donc qui cause la grande joie du visage pâle? demanda-t-il à
Mornac.

Celui-ci vit qu'il avait fait une sottise et son esprit inventif tâcha de détourner aussitôt l'orage que son inconvenance pouvait attirer sur lui.

—Je pensais, chef, dit-il que je prenais tout en mangeant une gorgée d'eau-de-feu. Et il me semblait que cela augmentait mon appétit en égayant mes esprits. Cette seule idée m'a fait rire.

Il y eut un éclair dans l'oeil de Griffe-d'Ours.

—Le blanc a raison, dit-il aux convives. Il prétend que l'eau-de-feu nous ferait manger davantage et nous rendrait joyeux. Où est l'eau-de-feu?

—L'eau-de-feu! Où est l'eau-de-feu? crièrent tous les autres avec un tel entrain que la cabane en trembla.

—Voilà que ça mord! pensa Mornac.

Son regard se croisa avec celui de Vilarme qui lui parut soudain plus méfiant. Quelques convives sortirent sur le champs et revinrent avec les barils d'eau-de-vie dont l'un avait déjà été ouvert et à moitié vidé avant le repas. Ce qui avait causé l'excitation peu ordinaire de la danse.

On vida le reste du premier baril dans un grand plat d'écorce à même lequel le chef but d'abord à longs traits et les autres convives après lui.

Ensuite de quoi le festin continua.

Les mâchoires reprirent leur rude besogne avec plus d'entrain que jamais. Seulement, au bout de quelques minutes, l'eau-de-vie agissant, les langues se mirent aussi de la partie et les conversations s'engagèrent.

Isolées d'abord, elles firent le tour du cercle comme une traînée de poudre qu'on enflamme, et devinrent aussitôt générales.

Dix minutes s'étaient à peine écoulées que Griffe-d'Ours se leva pour obtenir le silence.

—Que mes frères n'oublient pas, dit-il que nous avons encore de l'eau-de-feu, et que cela aide à avaler les viandes du festin.

—Hô-ô! vociférèrent les autres. Nous avons encore de l'eau-de-feu, qu'on nous en donne!

Le second quart fut défoncé, le plat rempli et vidé de nouveau deux fois de suite.

Cela va bien! pensa Mornac qui avait donné comme les autres son accolade à l'énorme coupe.

—Il me regarde curieusement, pensa le Gascon. Se douterait-il de quelque chose? Malheur à lui dans ce cas! Je le tuerai!

Tandis que les conversations s'engagent de nouveau pour devenir de plus en plus bruyantes, profitons du tumulte afin de nous rendre un peu compte des réflexions de Vilarme.

Dans l'après-midi, on se souvient qu'il avait encore reçu une verte correction de la Corneille, son acariâtre moitié. Cette scène avait eu lieu juste avant l'arrivée de Joncas au village et la honte avait empêché Vilarme de sortir si tôt après, bien que le brouhaha causé par la venue du marchand eût éveillé son attention.

Mais le tumulte créé par le retour du parti de chasse avait donné le dernier coup d'éperon à sa curiosité, et, la Corneille étant déjà sortie de sa cabane pour aller se joindre au groupe qui entourait le marchand, Vilarme s'était décidé d'en faire autant de son côté. Mais comme il arrivait près de la foule, Joncas avait déjà tourné le dos pour sortir du village.

Vilarme ne l'ayant pas vu en face n'avait heureusement pu reconnaître le
Canadien sous son déguisement.

Cependant les allures de Mornac pendant la danse et le repas, la proposition détournée du Gascon touchant l'eau-de-vie, lui donnaient à penser.

N'y aurait-il pas encore perfidie là-dessous? se disait Vilarme tout en feignant de manger. Cela me sembles suspect. Et ce festin même, n'est-ce pas la Perdrix-Blanche qui l'a ordonné ou fait commander? Elle était bien portante hier. Et aujourd'hui la voici subitement malade… Cela louche. Il y a du Mornac là-dessous. S'il veut encore s'enfuit avec sa belle parente, nous verrons à entraver leurs desseins. Mais moi-même que fais-je ici? Ma position n'est-elle pas intolérable? Méprisé de Griffe-d'Ours, en butte à ses soupçons, haï de Mornac et de sa cousine, berné par les Sauvages, maltraité ignominieusement par cette femme maudite qui semble avoir pour mission de me faire expier ce lâche assassinat que j'ai commis autrefois sur une femme, n'ai-je pas aussi, moi, de seul recours qu'en la fuite? Fuir, c'est cela! Fuyons, nous aussi. Qui, mais Mornac que je laisse avec elle que j'aime? Car c'est une vraie fatalité, mais je l'aime cette fille de ma victime. Sa fortune n'est pas à dédaigner non plus! Que faire?…

Longtemps il resta plongé dans ses réflexions, et tellement absorbé qu'il en oubliait de manger.

Mornac qui s'en aperçut se dit:

—Voilà Vilarme qui délibère avec lui-même. Il doit ruminer quelque vilainie. Attention!

—C'est cela, continuait de penser Vilarme. Sans plus tarder j'agirai ce soir même. Mettant à profit quelque bonne occasion je m'esquiverai d'ici pour me glisser inaperçu jusqu'à la cabane que Mlle de Richecourt habite. Il n'y a plus maintenant de sentinelle à la porte de son ouigouam. Je m'en suis convaincu avant d'entrer dans celui-ci. Tandis que le chef Iroquois et ce maudit Mornac seront tranquillement ici je pénétrerai sans obstacle jusqu'à la jeune fille qui me sera livrée sans défense… Cette nuit je tuerai Mornac et après que je l'aurai vaincue, la belle ne sera que trop aise encore de s'enfuir avec moi pour éviter les brutalités de Griffe-d'Ours et les horreurs de la vie sauvage.

Ce petit plan n'est pas bête! Ayons l'oeil au guet et choisissons bien le moment pour ne pas manquer notre sortie.

—De l'eau-de-feu! qu'on nous en donne! criaient les convives.

Le plat d'écorce rempli jusqu'aux bords, circula de nouveau tout autour du cercle des Sauvages dont l'ivresse se trahit bientôt par les gestes et les poses les plus désordonnées.

Ceux qui avaient vidé leur assiette s'étendaient sans façon sur le dos et se laissaient aller aux premiers bercements de l'ivresse et à la somnolence stupéfiante causée par la quantité de viandes qu'ils avaient avalées.

Les autres ayant à coeur de terminer leur tâche continuaient à lutter bravement contre les dégoûts que leur causait leur goinfrerie et contre les premières vapeurs de l'ivresse qu'ils sentaient planer sur leur cerveau comme un épais brouillard.

—Que je sois pendu, pensa Mornac, si plusieurs d'entre eux ne crèvent pas comme des canons trop chargés. Les sales animaux! Et dire, pourtant, qu'un gentilhomme, de toute bonne lignée qu'il soit, se met dans un état semblable pour avoir pris trop de vin! Mornac, mon bon, ceci est une frappante leçon pour toi qui souvent, hélas! a par trop coudoyé Messire Bacchus. Un homme qui se respecte doit avoir horreur de se mettre en une aussi abjecte condition, et je jure, dès ce moment de ne plus boire! Quand je dis ne plus boire, j'entends ne plus en abuser. Car pour ce qui est de se gaudir le coeur avec un verre ou deux du divin jus de la treille, en face d'un bon et loyal ami, je ne vois pas qu'un honnête homme puisse trouver à redire. Mais m'avilir encore à l'instar de ces brutes, jamais! Je me le jure à moi-même et me prends la main à cet effet.

Le plat d'écorce fut encore rempli.

Quelques-uns de ceux qui s'étaient couchés se relevèrent pour boire encore une fois et se recouchèrent aussitôt. Plusieurs n'eurent pas la force de s'asseoir et retombèrent inertes après quelques vains efforts.

Cette dernière lampée en acheva d'autres qui avaient tenu bon jusque-là et qui s'affaissèrent à côté de leurs compagnons.

Mornac remarqua avec inquiétude que Griffe-d'Ours n'avait fait qu'effleurer, cette fois, la coupe du bord de ses lèvres.

—Diable! qu'est-ce que cela veut dire? pensa le Gascon. Ce gredin aurait-il l'intention de ne se point griser? Se souvient-il qu'il a promis à Jeanne de la forcer à l'épouser cette nuit? Irait-il prévenir notre dessein de fuite? L'heure avance, damnation! et Vilarme qui m'épie!

—Cette solennité est bien choisie pour célébrer mon mariage avec la vierge blanche se disait Griffe-d'Ours. C'est au milieu de ses guerriers réunis qu'un chef doit prendre femme. C'est bon, je vas aller chercher la vierge pâle sous son ouigouam et l'amener ici. Je ne me sens pas encore assez hardi pour la contraindre à m'écouter. Cette femme fière a tant de puissance dans son oeil noir. Si je prenais quelques gorgées de plus d'eau-de-feu. Je me suis ménagé jusqu'à présent.

Il fit signe qu'on lui passa la coupe.

Mornac le couvait des yeux.

Vilarme qui les observait tous les deux vit leur attention détournée. Il se leva et sortit de la cabane sans être remarqué.

Après avoir bu Griffe-d'Ours sembla concentrer ses forces pour ranimer son courage.

Il se mit debout, non sans quelques efforts et se dirigea vers la porte du ouigouam en titubant un peu.

Il pouvait être alors dix heures du soir.

—Mon Dieu! pensa Mornac, pourvu que mes amis soient arrivés! Mais
Vilarme n'est plus là! Malédiction!

S'il n'eût écouté que l'inspiration du moment il aurait bondi au dehors.
La prudence le retint.

Il attendit que Griffe-d'Ours fut sorti du ouigouam pour le quitter à son tour.

Les entrées et sorties des convives étaient assez ordinaires pendant un festin pour qu'on ne prît pas garde à l'absence de quelques-uns.

En mettant son pied fiévreux hors de la cabane, Mornac aperçut Griffe-d'Ours qui le précédait de quelques pas, et plus loin, tout près du ouigouam de la Perdrix-Blanche, une ombre qui se mouvait dans la nuit.

Mornac réfléchit que ce devait être Vilarme et passa immédiatement derrière la cabane du festin pour gagner la sienne inaperçu en faisant un détour.

Son coeur battait à rompre sa poitrine.

—Oh! malheur à vous, mécréants! grondait-il tout en se faufilant entre les ouigouams silencieux et sombres, malheur à vous! Mes amis sont là qui m'attendent impatients. Nous sommes de force à lutter contre vous deux!

Il atteignit sa cabane dont il écarta la portière d'une main fébrile.

La hutte était plongée dans une obscurité presque complète. Quelques tisons à demi éteints brillaient faiblement au milieu de la cabane plongée dans l'ombre à ces extrémités. Le silence n'y était interrompu que par les ronflements de la vieille qui dormait dans un coin.

—Ne seraient-ils pas arrivés! fit Mornac en se penchant avec anxiété sur les charbons pour en raviver le feu.

La flamme jaillit sous le souffle ardent du jeune homme qui jeta un coup d'oeil rapide autour de lui.

Il ne vit que la vieille qui dormait toute recoquillée sur son galetas.

—Personne! Oh! le ciel nous hait donc! Et bien! puisque le temps est venu, allons mourir!

Il se pencha vers l'endroit où il couchait habituellement, tira de sous son lit une hache et un long couteau de chasse que la vieille lui avait procurés durant le jour, rejeta le tison allumé dans le brasier, et bondit hors du ouigouam.

CHAPITRE XIX

TERREURS MORTELLES

En proie aux angoisses les plus poignantes, Mlle de Richecourt avait passé la journée auprès du grabat de la Perdrix-Blanche.

Terrifiée par la promesse que Griffe-d'Ours lui avait faite de la prendre pour femme le soir même, elle avait alternativement prié et pleuré tout le jour. Le moment de la fuite se trouvait si rapproché de l'heure terrible dont le chef Iroquois l'avait menacée, les chances d'une évasion si précaires et si hasardées qu'elle avait fait d'avance le sacrifice de sa vie, bien décidée de prévenir le déshonneur par une mort volontaire. A force de songer aux probabilités de sa fin prochaine, elle en était arrivée, vers le soir, à une tranquillité relative qui se pouvait expliquer moins par la force de la volonté que par un affaissement nerveux amené par l'excitation extrême qu'elle avait ressentie la veille et le jour même.

Pendant le festin, auquel nous venons d'assister, elle était donc là, près du galetas de la Perdrix-Blanche endormie. Elle, assise, immobile, sa figure pâlie appuyée sur sa main gauche, le regard triste et vague, les lèvres décolorées, mais contractées et portant l'expression d'une décision irrévocable.

Ainsi pâle et sans mouvement, à peine éclairée par les lueurs ternes du feu qui allait s'éteignant au milieu de la cabane, la demoiselle de Richecourt ressemblait à ces blanches statues de marbre, assises éplorées sur les tombeaux des châtelaines, ses aïeules, qui reposaient dans la chapelle funéraire du château de Kergalec.

A mesure que l'heure fatale approchait, la conscience semblait lui revenir et des frissons nerveux passaient par tout son être au moindre bruit, tout comme la calme surface d'un lac frémit au plus petit souffle de vent.

Il est si bon de vivre, après tout, lorsque l'on n'a que vingt ans à peint et qu'on est doué par Dieu de la richesse et de tous les dons personnels qui semblent promettre un prochain avenir de félicité! Comment ne pas sentir des regrets amers de quitter une vie toute parsemée d'illusions dorées et de séduisantes promesses dont on n'a pas pu constater encore la cruelle inanité. Sentir circuler dans ses veines un sang jeune et généreux et se dire: Dans une heure, en moins de temps peut-être, mon coeur fait pour aimer et pour battre sur une âme amie arrêtera soudain ses pulsations vivifiantes. Cette exubérance de vie que je sens bouillonner en moi, se calmera subitement pour se geler sous le souffle de glace de l'éternelle immobilité! Oh! les malheureux qui ont éprouvé ces atroces tourments ont dû bien souffrir et Dieu qui juge tout, leur aura su pardonner peut-être un désespoir inspiré par une destinée aussi cruelle.

Jeanne était donc froide en apparence, mais le coeur plein d'émotion, prêtant l'oreille aux mille bruissements nocturnes, elle se demandait s'il était bien vrai que la mort fût proche ou s'il lui restait encore une espérance de salut.

Des pas furtifs, qui se rapprochaient évidemment du ouigouam, vinrent tout à coup répondre à son coeur comme un choc dont les vibrations vont frapper sur un endroit sonore.

Elle se redressa, la gorge palpitante, ses lèvres sèches entr'ouvertes et le regard plein d'une anxiété terrible.

—Oh! si c'était mes amis! pensa-t-elle.

A mesure que les pas devenaient plus distincts, les palpitations de son coeur se faisaient plus pressées et frappaient comme des coups de marteau dans sa tête.

Celui qui s'approchait allait entrer.

Qui allait-elle voir apparaître?

Question de vie ou de mort.

Ses deux mains se croisèrent sur sa poitrine qui bondissait convulsivement.

A la porte une main se montre.

La portière s'agita, s'ouvrit.

Jeanne poussa un cri de terreur.

C'était Vilarme.

Souriant, il s'avança vers la jeune fille épouvantée.

Elle avait été tellement absorbée par la seule pensée du terrible Griffe-d'Ours qu'elle avait oublié les dangereuses poursuites du baron. Au lieu du péril prévu, un autre inattendu, mais aussi terrible, se dressait tout à coup devant elle, sans empêcher en aucune sorte les approches aussi périlleuses du premier.

—Vous me paraissez bien émue, Mademoiselle, dit l'affreux homme.

Furtivement, Jeanne glissa sa main droite dans les plis de sa robe, et ne répondit pas.

—Vous me haïssez donc beaucoup! continua-t-il d'un ton douloureux et peiné.

Vous vous trompez un peu, Monsieur, répondit Jeanne en s'efforçant de raffermir sa voix. C'est plus que de la haine que je ressens pour vous, c'est de l'horreur!

Vilarme pâlit.

—Et le chef iroquois, reprit-il trouve donc un peu plus de grâce devant vous?

A son tour Jeanne pâlit encore, malgré que cela eût paru d'abord impossible.

—Il est rumeur qu'il vous doit épouser cette nuit.

Mlle de Richecourt ne répondit pas.

Malgré la position périlleuse où elle se trouvait, elle semblait prêter l'oreille à quelque bruit du dehors.

Elle avait cru entendre un nouveau bruissement de pas.

—Écoutez! Mademoiselle, continua Vilarme qui se rapprocha de la jeune fille. Le temps presse, les instants sont précieux; chaque seconde vaut une année. Vous êtes menacée du plus effroyable sort qui peut atteindre une femme de votre caste. Vous, la femme d'un brutal Iroquois! Il y a de quoi vous glacer le sang dans les veines. Encore une fois veuillez m'écouter. N'oubliez pas que si j'ai tué votre mère, ce fut, après tout, par amour. Je vous aime comme je l'ai aimée, avec passion, rage et furie! Voulez-vous être ma femme? Nous allons fuir ensemble…

Le regard que Mademoiselle de Richecourt laissa tomber sur l'infâme était tellement chargé de dégoût et d'horreur qu'il comprit quelle immense répulsion il causait à Jeanne.

Mais cet homme qui avait, innée en lui, la furie du crime, s'écria:

—Eh bien, tu l'auras voulu!

Et il s'élança pour saisir la jeune fille qui sauta par dessus le corps de la Perdrix-Blanche. Celle-ci réveillée se mit sur son séant. Vilarme allait franchir à son tour ce frêle obstacle lorsque la portière s'écarta soudain.

Un homme bondit à l'intérieur.

Le casse-tête qu'il brandissait tournoya en sifflant et s'abattit sur la tête de Vilarme.

Le crâne du misérable vola en éclat par la cabane avec des lambeaux sanglants de cervelle qui jaillirent jusque sur la robe de Jeanne.

Sans un cri, Vilarme s'abattit sur le sol, la tête fracassée, vide, ruisselant de sang, hideux.

Il était mort.

—Griffe-d'Ours! s'écria Jeanne avec une angoisse inexprimable.

Le chef iroquois se pencha sur le cadavre de Vilarme qu'il poussa du pied.

—Le chef a bien fait, dit-il, de venir chercher sa femme que ce chien convoitait. Il était temps! La vierge blanche est-elle prête? Mes guerriers m'attendent pour assister à notre mariage.

Pour toute réponse Jeanne brandit le stylet qui ne l'avait point quitté, afin de s'en frapper au coeur.

Mais en appuyant sur sa jambe droite et en avançant sa poitrine pour donner plus de force au coup qu'elle se voulait porter, son pied glissa sur un fragment encore chaud de la cervelle de Vilarme et la pauvre Jeanne tomba à la renverse en laissant échapper son arme.

Griffe-d'Ours bondit sur elle et lui enserra les poignets de ses mains puissantes.

—Mon Dieu, je suis perdue! cria-t-elle.

Griffe-d'Ours repoussa brusquement de sa main gauche la Perdrix-Blanche qui voulait s'interposer entre lui et Jeanne qu'il releva de sa main droite.

Au même instant Mornac s'élançait à son tour dans le ouigouam.

A l'apparition subite de ce nouvel ennemi, Griffe-d'Ours lâcha la jeune fille, ressaisit son tomohâk qu'il avait laissé tomber, et courut au devant du chevalier.

Tous deux, l'arme haute, s'arrêtèrent à trois pas de distance.

Ils se brûlaient du regard.

—Chiens de faces pâles! vous voulez donc tous mourir par ma main ce soir! gronda Griffe-d'Ours.

Son terrible casse-tête se leva, tournoya de nouveau pour tuer.

Mornac fit un écart, évita le coup, lança sa hache d'armes de toutes ses forces sur la poitrine nue du sauvage.

Celui-ci avait aussi deviné l'attaque et diminua l'intensité du choc en se détournant un peu.

Néanmoins le sauvage chancela, car la massue de Mornac lui avait déchiré, broyé fort avant les chairs de la poitrine.

Le chevalier tira son long couteau de chasse et s'avança pour en percer son ennemi qui le prévint en lui saisissant le bras d'une main et la gorge de l'autre.

Il y eut un instant de crispation terrible dans les muscles du corps de ces deux hommes.

Doué d'une force physique supérieure à celle du chevalier, Griffe-d'Ours lui tordit le bras si violemment que Mornac dut laisser tomber son couteau.

Le Sauvage enserra de ses deux mains le cou du pauvre chevalier qu'il renversa sous lui.

Mornac voulut enfoncer aussi ses doigts crispés dans la gorge de l'Iroquois.

Celui-ci qui était tombé à genoux sur la poitrine du jeune homme, fit un bond qui le débarrassa de cette étreinte; et puis appuyant ses deux genoux sur chacun des bras de Mornac pour paralyser ses mouvements, il resserra lui-même l'étau d'acier de ses cinq doigts.

Mornac réduit à l'impuissance et à la merci de son ennemi voulut crier.

Il râla.

Sa figure empourprée bleuit. Ses yeux injectés de sang lui sortirent presque de leur orbite.

Jeanne vit qu'il allait être étouffé, ramassa son stylet, et accourut pour en frapper Griffe-d'Ours.

La Perdrix-Blanche à vue de son frère en danger, se jeta au devant de
Jeanne, et, plus forte qu'elle, l'empêcha d'avancer.

Épuisé, étranglé, suffoqué, Mornac sentit peu à peu sa vie s'en aller.

Il fit un dernier et immense effort pour se débarrasses de
Griffe-d'Ours.

Deux fois son corps se roidit, sauta en soulevant le Sauvage cramponné à son cou.

Deux fois il retomba sur le col avec un bruit mat et désespérant.

Alors ce pauvre Mornac s'aperçut qu'il allait mourir.

Il ne vit plus que des éclairs devant ses yeux. Ses oreilles furent ébranlées comme si tout un carillon de cloches lui eût sonné dans la tête.

Il lui sembla que sa poitrine allait éclater.

Un frémissement suprême courut par tout son corps.

Et puis il ne bougea plus….

CHAPITRE XX

VENGEANCE ET CARNAGE

Pour ne pas entendre le dernier râle de l'infortuné Mornac, nous sommes forcés de retourner dans la grotte du champ des morts où pourtant, d'autres sanglots d'agonie nous attendent peut-être aussi.

Le premier assaut de découragement subi, les trois hommes ensevelis dans la caverne songèrent à faire l'impossible pour sortir de cet affreux tombeau.

Après de nouveaux efforts contre l'épaisse muraille dont la pierre nouvellement tombée de la voûte fermait la sortie de la caverne, après s'être bien convaincus qu'ils ne pourraient jamais renverser ce lourd quartier de roc, ils songèrent à trouver une autre issue.

—Chef, dit Joncas au Renard-Noir, appuyez-vous contre ce côté de la caverne. Je vas vous monter sur les épaules pour tâter un peu la voûte.

Le Huron s'exécuta et Joncas lui grimpa sur le dos.

Avec la crosse de son fusil le Canadien se mit à sonder le roc.

A partir du fond il frappa partout dans le toit rugueux de la caverne.

Partout retentissait un bruit mat qui témoignait de l'épaisseur de la pierre.

A mesure que le Sauvage changeait de position pour permettre à Joncas de sonder plus loin, l'espoir s'éteignait dans l'âme des trois malheureux.

Jolliet surtout faisait mal à voir.

Affaissé sur le sol, la tête baissée, il semblait tout à fait résigné à mourir, ne paraissant plus avoir aucune espérance à réaliser sur terre.

Lorsque la crosse du fusil de Joncas frappa près de l'endroit de la voûte qui s'était refermé sur l'énorme quartier de roc dont la grotte était bouchée, la pierre rendit un son plus sonore.

Joncas frappa de nouveau.

Un éclair de satisfaction illumina sa figure.

Tenez-vous ferme sur vos jambes, dit-il au Huron.

—Y êtes-vous?

—Oui.

Le Canadien serra fortement son arme par le canon, en appuya la crosse contre la voûte et se mit à pousser.

La résistance fut d'abord considérable.

Puis Joncas sentit que la pierre cédait, cédait.

Il redoubla d'efforts, tant qu'enfin il aperçut en levant la tête une étoile qui scintillait dans le ciel par l'étroite ouverture.

Il se laissa glisser à terre et jeta un cri de joie.

Nous somme sauvés, dit-il.

Jolliet le regarda ébahi.

Il n'était plus fait à l'idée de sortir vivant de la caverne.

—Aidez-moi, reprit Joncas, à entasses ici nos ballots de fourrures, afin que nous puissions nous dessus tous les trois et pousser cette pierre que je viens de soulever. Vite!

Les trois amis réunirent leurs forces et firent glisser une grosse pierre qui, descellée par l'éboulis que le tremblement de terre avait causé, formait comme une trappe naturelle.

L'ouverture pouvait largement laisser passer un homme.

Joncas sortit le premier et fit entendre une prudente exclamation de joie lorsqu'il s'aperçut que cette pierre pouvait se replacer et s'ôter à volonté.

—Mille tonnerres! dit-il, tout cela va tourner, en fin de compte, à notre avantage. Et ainsi renfermé dans la caverne, jamais on ne pourra nous y trouver. Mais partons, nous sommes bien en retard!

—Arrête! dit le Huron. Il faut faire disparaître les traces de notre passage par ici.

Il rejeta à l'intérieur quelques parcelles de pierre et de terre qu'ils avaient déplacées en soulevant la trappe. Ensuite il descendit jusqu'au pied du rocher, à l'entrée naturelle de la grotte.

Il en écarta les broussailles de la caverne, alluma une esquille de bois et se mit à effacer jusqu'à la moindre trace de leur séjour en cet endroit.

Au bout d'un quart-d'heure, il grimpa sur le faîte du rocher et rejoignit ses compagnons qui l'attendaient assis sur le bord de la trappe béante.

Le Sauvage descendit dans la grotte, s'assura que les ballots de pelleteries étaient bien placés au bas de l'ouverture, afin que ses amis et lui pussent au besoin se précipiter tête baissée dans le souterrain, s'ils étaient suivis de trop près.

Toutes ces précautions prises, il remonta près de Joncas de de Jolliet et tous trois commencèrent à se glisser sans bruit vers le village.

La célébration du festin et l'heure avancée leur permirent de pénétrer sans être aperçus dans la bourgade.

Quand ils arrivèrent dans le ouigouam de Mornac, celui-ci venait de le quitter depuis quelques minutes à peine.

Ne l'y trouvant point, ils se dirigèrent guidés par le Renard-Noir, qui en connaissait la situation, vers le ouigouam de la Perdrix-Blanche.

Il entr'ouvrit la portière et regarda à l'intérieur.

Il se rejeta brusquement en arrière, dit quelques mots rapides à l'oreille de ses deux compagnons.

D'un commun élan ils tombèrent tous les trois dans la cabane comme une trombe: Joncas sur Griffe-d'Ours, qui tenait encore Mornac à la gorge, et le Huron sur la Perdrix-Blanche.

En un clin d'oeil Griffe-d'Ours et sa soeur étaient garrottés et bâillonnés sans avoir eu le temps de jeter un cri.

Mornac, qui pour n'être pas mort n'en aurait valu guère mieux une minute plus tard, ressentit au milieu de sa pamoison, un soulagement extraordinaire.

—Je dois être mort! pensa-t-il Voilà que c'est fini pour moi!

Comme il lui sembla qu'on s'agitait furieusement sur son corps:

—Cadédis! ajouta-t-il, suis-je donc déjà dans l'enfer que mille diables piétinent sur mon cadavre!

Quand il reprit tout à fait ses esprits, il aperçut Griffe-d'Ours et la
Perdrix-Blanche ficelés dans un coin comme des momies.

Jolliet était à genoux aux pieds de Mlle de Richecourt dont les yeux, levés vers le ciel, remerciaient éloquemment Dieu de sa délivrance inespérée.

Quant à Joncas et au Renard-Noir, penchés sur Mornac étendu par terre, ils regardaient avec un affectueux intérêt la vie lui revenir.

Le Gascon s'assit, secoua la tête pour chasser le sang que la strangulation y avait fait affluer, de dit à ses amis:

—Vous pouvez vous vanter d'être arrivé à temps. Encore une minute et c'en était fait du dernier des Mornac!

—Chut! parlez plus bas, fit Joncas. Êtes-vous blessé?

—Heu!… non, répondit Mornac en se tâtant.

Il se remit sur pied.

—A présent il n'y a pas de temps à perdre, reprit Joncas.
Allons-nous-en.

Le Renard-Noir s'approcha de la Perdrix-Blanche et lui dit à demi-voix, de manière à être entendue de Griffe-d'Ours:

—Tu vois que je tiens ma parole. Ton frère ne mourra pas encore. Mais avant longtemps il me reverra. Alors malheur à lui! Entends-tu Ours féroce, je vengerai sur toi la mort de Fleur-d'Étoile et de mes fils que tu as massacrés. Car je sais que c'est toi qui les as tués. J'ai dit.

Il resserra les liens de Griffe-d'Ours et de sa soeur et leur assujettit solidement dans la bouche le bâillon qui les empêchait de crier.

Comme il se relevait il aperçut un homme qui gisait, le crâne fracassé, dans l'ombre, et que ni lui ni ses compagnons n'avaient encore remarqué.

Il le traîna par les pieds jusqu'au feu. Joncas, Jolliet et lui ne purent retenir un cri de surprise et de pitié lorsqu'ils reconnurent Vilarme.

—Qui donc l'a mis dans ce triste état? demanda Joncas.

—Le chef sauvage, répondit Mornac, il venait de l'assommer quand je suis entré. C'est une sale besogne qu'il a épargnée au bourreau.

—Il avait assez vécu! remarqua sentencieusement le Renard-Noir.

—Baron de Vilarme, dit Mlle de Richecourt qui s'approcha du cadavre, au nom de ma mère que vous avez assassinée, je vous pardonne tout le mal que vous avez fait à ma famille ainsi qu'à moi-même. Dieu veuille vous pardonner aussi!

Ils sortirent tous furtivement de la cabane et prêtèrent l'oreille avant d'avancer.

Tout était tranquille.

Les luttes dont le ouigouam de la Perdrix-Blanche avait été le théâtre s'étaient faites si rapides et tellement par surprise, que les acteurs n'avaient pas eu le temps de jeter un cri qui pût être entendu.

—Fuyons! dit Joncas à voix basse. Et vous, chef, montrez-nous le chemin à suivre.

Le Renard-Noir se mit à la tête des fugitifs qui traversèrent le village comme des fantômes.

Arrivé près des palissades dont Mornac avait encore eu soin d'arracher des pieux, le Renard-Noir s'arrêta.

—Guides-les à ton tour, dit-il alors à Joncas. Tu connais maintenant le chemin comme moi.

—Vous êtes donc bien décidé, lui demanda le Canadien.

—Un chef ne change pas de résolution quand elle est prise. Ma vengeance n'est pas satisfaite. J'ai promis d'épargner Griffe-d'Ours mais non les autres.

—Si vous êtes surpris?

—Ne crains rien pour moi. Pour vous autres je ne compromettrai pas votre sûreté. J'attendrai que vous ayez eu le temps d'atteindre la grotte avant de commencer mon rude travail. Si je suis surpris et poursuivi de trop près, je me laisserai prendre et tuer plutôt que d'indiquer votre cachette en fuyant vers vous. J'ai dit.

Joncas vit que la détermination du chef huron était bien arrêtée.

Il ne répliqua rien et se mit en marche suivi des autres.

—Qu'est-ce que le chef veut donc faire ici? lui demanda Mornac.

—Chut! nous n'avons pas le temps de bavarder, dit Joncas. Je vous conterai cela quand nous serons à l'abri.

Le Renard-Noir les vit disparaître dans la nuit. Pendant un quart-d'heure il resta immobile, les yeux fixés sur la plaine vers l'endroit où les fugitifs avaient disparu.

Cet espace de temps écoulé il tourna le dos à la palissade, rampa vers le ouigouam de Griffe-d'Ours où avait eu lieu le festin.

Il en écarta doucement la portière et regarda en dedans.

Le silence n'y était troublé que par des ronflements. Il est vrai qu'ils étaient sonores et sortaient de trois cents poitrines.

Tous les convives gorgés de viandes et d'eau-de-vie s'étaient endormis auprès de leurs écuelles vides.

Sous le chaudières les feux s'étaient éteints et les flambeaux qui avaient éclairé le repas il n'en restait plus qu'un seul qui brûlât encore.

Le huron regarda fixement les convives pour en bien voir la position.

Il s'assura que son tomohâk et son couteau jouaient aisément dans leur gaine.

Hardiment il pénétra dans la cabane, marcha droit au flambeau allumé, s'en saisit, le jeta par terre et l'éteignit sous son pied.

Il écouta un instant.

—Personne n'a bougé, se dit-il. Ils dorment tous.

Alors il tira son couteau à scalper, se dirigea à tâtons, vers le premier dormeur qu'il saisit à la gorge pour l'empêcher de crier.

Froidement, à trois reprises, il lui enfonça son couteau dans le coeur jusqu'à la garde.

Le malheureux eut deux ou trois soubresauts convulsifs. Son voisin dérangé dans son lourd sommeil fit entendre quelques grognements, mais ne se réveilla pas.

Le Renard-Noir scalpa le premier en un tour de main, accrocha sa chevelure sanglante à sa ceinture et passa au second dormeur.

Comme l'autre il l'étrangla de sa main gauche et de sa droite lui perça le coeur et le scalpa en moins d'une minute.

Le troisième eut le même sort.

Alors échauffé par ce succès, emporté par l'ardeur de la vengeance, enivre par l'odeur du sang répandu, le Sauvage oublia sa prudence.

Il ne se sentait plus satisfait d'égorger aussi froidement ses victimes, son bras impatient de frapper et de rencontrer une résistance animée. Et il lui asséna un coup terrible de sa massue en plein visage.

A demi assommé l'Iroquois poussa un cri rauque.

Mais ce fut le dernier.

D'un second coup le Huron lui broya la cervelle.

Le cinquième à moitié réveillé par le cri d'agonie de son voisin fut tout à fait tiré de son sommeil par le poids du corps de Renard-Noir qui, par mégarde, lui marcha sur la main.

Le Huron qui avait les yeux habitués à l'obscurité, le vit se mettre se mettre sur son séant.

Il le frappa en plein crâne.

L'Iroquois jeta un cri épouvantable et se jeta sur ses voisins comme pour chercher leur protection.

Le Renard-Noir voulut l'achever et redoubla ses coups. Mais il faisait trop noir pour viser sûrement. Atteint à l'épaule l'iroquois se mit à pousser des hurlements terribles en criant à l'aide.

Réveillés par ce vacarme tous les dormeurs furent en un instant sur pied.

Le Renard-Noir se jeta par terre à côté du blessé tandis que d'autres tisonnent les feux pour se procurer de la lumière.

On s'agite, on se croise, on se heurte en maugréant.

Enfin la lumière jaillit d'un brandon d'écorce, brille et répand ses lueurs par la cabane.

On accourt vers le blessé qui hurle toujours.

Mais à la vue du carnage, en apercevant quatre cadavres sanglants, plus un blessé quasi-mort, les Iroquois reculent d'abord épouvantés et remplissent la cabane d'un cri commun de vengeance.

—Ce sont les visages pâles qui ont fait le coup! Mort aux visages pâles!

—Griffe-d'Ours, notre chef, où est-il?

—Ils ont enlevé le chef! Courons après eux! Et tous s'élancent hors du ouigouam.

—Massacrons la vierge pâle! s'écrie l'un d'eux.

—Tuons-la! Elle paiera pour les autres en attendant!

On se rue dans la cabane de la Perdrix-Blanche que l'on trouve seule, garrottée à côté de Griffe-d'Ours.

Dès que celui-ci se sent libre il pousse une exclamation de joie et de rage.

—Que chacun de mes frères s'arme! commande-t-il, et qu'on vienne me joindre au milieu du village!

Un quart d'heure après, Griffe-d'Ours et ses guerriers sortaient de la bourgade et se lançaient au pas de course, à la poursuite des fugitifs.

CHAPITRE XXI

A BON CHAT BON RAT

Le Renard-Noir qui avait pu s'esquiver inaperçu rejoignit les fugitifs dans la grotte du champ des morts.

Dès qu'il se fut assuré que ses amis étaient sains et saufs, il remonta sur le rocher afin de constater la direction que les Iroquois allaient prendre pour courir après les fugitifs.

Il n'y avait pas un quart-d'heure qu'il était ainsi en observation, lorsqu'il entendit un bruit confus de voix qui venait du village. Bientôt après il entrevit, au milieu des ténèbres, une longue file d'hommes qui sortait de la bourgade.

Lorsqu'il l'eut vue serpenter et disparaître au loin dans la plaine, il descendit rejoindre ses compagnons et leur dit:

Les guerriers de la bourgade viennent d'en partir et se sont lancés à notre poursuite dans la direction du lac Champlain.

—Nous sommes en sûreté pour le moment, dit Joncas. Ils ne reviendront pas avant, au moins une journée, lorsqu'ils seront bien sûrs que nous n'avons pas pris cette direction ou que nous avons su leur échapper.

—Pour n'être pas surpris quand ils reviendront, reprit le Renard-Noir, mes frères et moi devrons faire la garde, en haut du rocher. Au moindre danger, celui qui veillera rentrera dans la caverne en tirant la pierre au-dessus de l'ouverture. Dormez tranquilles, le Renard-Noir va veiller le premier.

Il monta reprendre sa faction.

Bien qu'ils fussent à l'étroit dans la caverne les fugitifs pouvaient cependant y tenir tous. Les hommes se serraient les uns près des autres afin de laisser plus de place à Mlle de Richecourt à laquelle avait été cédé un assez large espace au fond de la grotte.

L'obligation où ils étaient de se tenir presque les uns sur les autres avait l'avantage de les préserver du froid, car ils n'osaient allumer de feu, de peur d'attirer de ce côté l'attention des ennemis.

L'air ne leur faisait pas défaut, même quand la trappe était refermée, vu qu'il en arrivait suffisamment par certaines fissures, à peine perceptible, qui traversaient la voûte.

Les fugitifs ne dormirent guère pendant cette première nuit qu'ils passèrent à causer à voix basse et à s'entretenir des événements qui s'étaient accomplis depuis leur séparation.

Jolliet écoutait dans un silence extatique le timbre harmonieux de la voix de Jeanne et, du fond de son coeur, remerciait Dieu qui lui avait permis de la revoir et de contribuer à la sauver.

Cette nuit passée dans un souterrain plongé dans une obscurité profonde, avec la menace incessante d'un danger imminent, cette nuit employée à recueillir d'une oreille avide des paroles étrangères à son amour, et que la jeune fille proférait comme un souffle, fut peut-être pour Jolliet la plus belle de sa vie toute entière.

Il s'en souvint toujours, et longtemps après, il revoyait encore ce petit coin du ciel bleu qu'il apercevait cette nuit-là par l'étroite ouverture de la grotte, avec une brillante étoile qui frissonnait dans la nuit froide et qui lui semblait alors comme un gage infaillible d'espérance.

Lorsque le jour parut, le Renard-Noir descendit dans la caverne et
Joncas alla monter la garde à son tour.

Les autres, fatigués et quelque peu rassurés maintenant, s'endormirent comme l'étoile du matin allait s'éteindre dans les premières lueurs pâles de l'aurore.

Quand ils se réveillèrent il faisait grand jour et Mornac allait remplacer Joncas comme factionnaire.

Je ne m'arrêterai pas aux menus incidents de ce jour et de la nuit suivante qui se passèrent dans une immobilité monotone et dans une attente anxieuse.

Vers le milieu de la seconde journée, Jolliet qui était posté en sentinelle sur le sommet du rocher se pencha sur l'ouverture et dit:

—Attention! voici le parti de guerre qui revient!

—Que mon fils descende tout de suite, dit le Renard-Noir; je m'en vais prendre sa place.

Quand le chef eut regagné son poste d'observation, il put voir en effet Griffe-d'Ours et sa troupe qui rentraient au village. Ils paraissaient harassés et abattus.

Au bout d'une heure le Huron remarque un grand mouvement qui se faisait dans la bourgade.

Il redoubla d'attention et vit bientôt la population toute entière sortir du village et se diriger du côté de la caverne.

Le Renard-Noir se glissa à plat ventre jusqu'à l'ouverture de la grotte, exposa la situation en peu de mots, enjoignit le plus stricte silence, passa son mousquet à Joncas afin de n'être pas embarrassé en cas d'alerte et rampa de nouveau jusqu'à son poste d'observation.

Le coeur des fugitifs battait bien fort.

Les ennemis s'en venaient ils explorer les alentours du village et visiter la caverne…

Soudain ils virent le jour s'obscurcir au-dessus de l'ouverture dans laquelle s'engagea le corps de Renard-Noir.

Il descendit avec la rapidité de l'éclair, tira la trappe dans son cadre naturel et la referma avec le plus grand soin.

Ensuite il se pencha vers ses compagnons et leur dit tout bas:

—Si l'un de nous remue, nous sommes morts!

Les respirations s'arrêtèrent haletantes et un silence sépulcral régna dans la caverne.

Voici ce qui arrivait.

Griffe-d'Ours était revenu au village, exaspéré de n'avoir pu rejoindre ses prisonniers.

On n'attendait que le retour des guerriers pour donner la sépulture aux cinq malheureux que le Renard-Noir avait massacrés. Aussi une heure après son arrivée, Griffe-d'Ours et ses gens de guerre escortaient-ils leurs compagnons morts jusqu'au cimetière aérien qui avoisinait la grotte.

La cérémonie des funérailles terminée, Griffe-d'Ours qui pensait toujours aux prisonniers envolés et surtout à sa belle captive, eut une inspiration subite en promenant ses regards autour de lui.

—Puisque nous n'avons pu les rejoindre au loin, pensa-t-il, qui sait s'ils ne sont pas restés tout près du village?

Il songea à la caverne comme un lieu propice à la retraite.

Il communiqua sa pensée à ses principaux guerriers et se dirigea vers la grotte qui n'était distante du champ des morts que d'une couple d'arpents.

Il écarta les broussailles qui masquaient l'entrée naturelle et horizontale de la caverne et regarda.

Comme il ne voyait rien remuer à l'intérieur il tira son couteau de sa gaine et pénétra résolument dans la grotte, suivi de près par ses compagnons.

Quoiqu'il fut rarement venu dans la caverne il la connaissait assez pour être surpris de se voir arrêté au milieu par cette barrière infranchissable du roc nouvellement tombé de la voûte.

Il cria à ceux qui étaient restés dehors de lui apporter une torche.
L'un d'eux grimpa dur le rocher pour dépouiller un petit cèdre de son
écorce afin de faire un flambeau que l'on passa bientôt tout allumé à
Griffe-d'Ours.

Le chef examina fort attentivement l'épaisse muraille de pierre qui bouchait complètement la grotte.

Pour s'assurer de sa solidité, lui et ses compagnons se lancèrent dessus de toutes leurs forces.

Les fugitifs tremblants de frayeur entendaient tout de l'autre côté.

Le bruit des pas de ceux qui marchaient sur le sommet du rocher, résonnait aussi sourdement au-dessus de leurs têtes.

Qu'on se figure leurs transes mortelles en songeant combien ils étaient persuadés que le moindre indice pouvait les trahir et qu'une fois découverts, c'en était absolument fait d'eux tous!

Après d'inutiles efforts pour faire bouger l'énorme pierre, quand il eut tout bien examiné, Griffe-d'Ours constata que le récent tremblement de terre avait ainsi bouleversé la grotte.

Ne connaissant pas d'autre issue à la caverne et grâce aux précautions du Renard-Noir à faire disparaître toute trace du séjour de Joncas, de Jolliet et de lui-même en ce lieu, Griffe-d'Ours en sorti.

Mais son esprit soupçonneux l'éperonnait toujours et il grimpa sur le rocher.

Pendant quelque temps les fugitifs, plutôt morts que vivants, l'entendirent rôder au-dessus d'eux.

Tous les hommes, Joncas en tête, l'arquebuse au poing se tenaient prêts à vendre chèrement leur vie. Mlle de Richecourt, agenouillée au fond de la caverne priait pour tous.

Enfin il leur sembla que le bruit des pas s'éloignait et ils n'entendirent bientôt plus rien.

Un doute terrible vint pourtant troubler aussitôt la joie qu'ils allaient éprouver.

Si les Iroquois avaient quelque soupçon de leur présence et s'étaient avisés de poster un espion aux alentours ou sur le rocher, les fugitifs ne se trahiraient-ils pas eux-mêmes par le moindre bruit ou lorsqu'ils tenteraient d'ouvrir la trappe…

Cette idée que Joncas souffla dans l'oreille de ses compagnons les glaça de frayeur, et deux heures durant ils restèrent, sans oser remuer dans les plus fatigantes positions.

Enfin, n'entendant rien au dehors, Joncas dit:

La nuit doit être proche à présent. Prenons une bouchée, sans bruit, afin de nous préparer à partir à la faveur des ténèbres.

Ils mangèrent en silence, l'oreille au guet et le coeur palpitant d'inquiétude.

Lorsqu'ils eurent fini, le Renard-Noir dit:

—Prenez vos armes et tenez-vous prêts. Le chef va sortir le premier pour explorer les environs.

Il poussa doucement la trappe. Mais avant de se montrer la tête dehors il attendit un peu. Comme rien n'indiquait que ce mouvement avait été remarqué, il sortit.

Il fut absent un quart-d'heure qu'il passa à visiter avec soin les alentours.

L'arquebuse au bras, la mèche haute et allumée, le poignard entre les dents, les autres attendaient son retour avec une anxiété facile à comprendre.

Enfin la silhouette du Renard-Noir apparut par l'ouverture et le Sauvage leur dit:

—Montez!

Les provisions de bouche, les fourrures, les vêtements, les raquettes et les armes furent d'abords sortis.

Ensuite Mornac prit dans ses bras sa fiancée qu'il éleva jusqu'à la portée des bras de Joncas. Celui-ci qui était dehors aida Jeanne à prendre pied sur la plate-forme extérieure.

Enfin Mornac et Jolliet sautèrent à leur tour hors de la caverne.

Chacun prit sa part du bagage et quand on fut bien assuré qu'on n'oubliait rien, la trappe fut soigneusement refermée avant de se mettre à la tête de la petite caravane, le Renard-Noir prêta l'oreille un instant du côté de la bourgade.

—Ils dorment tous, dit-il. Allons.

Et par un sentier détourné qui leur faisait éviter le chemin tracé par les Iroquois, ils s'enfoncèrent dans l'épaisseur du bois.

Ils firent si grande diligence et la route prise par le Renard-Noir abrégeait tant leur course qu'ils se trouvèrent au point du jour sur les bords du lac Saint-Sacrement.

Ils eurent soin de s'assurer qu'on ne les y épiait point. Puis Joncas et le Renard-Noir retirèrent leur canot de la cache où ils l'avaient laissé en venant et le lancèrent à l'eau.

Malgré que la saison fut avancée et que la gelée eut assez durci la terre pour que les fugitifs ne craignissent point d'avoir laissé derrière eux des traces accusatrices, il n'y avait pas encore de glace sur le lac.

Ce qui allait leur donner un immense avantage et leur permettre de faire un partie du voyage en canot et de doubler au moins ainsi la vitesse de leur fuite.

Tout le bagage fut embarqué en dix secondes, Mlle de Richecourt enveloppée dans une chaude peau de bison et couchée à l'avant de la pirogue.

Les quatre hommes saisirent les avirons et lancèrent en avant le canot qui se mit à fendre l'eau calme du lac, avec la rapidité du saumon qui s'enfuit.

Le jour commençait à poindre et laissait entrevoir les flocons de brume qui flottait sur le lac et au milieu desquels le canot passait comme un éclair à travers les nuages.

Les fugitifs coururent ainsi sans relâche pendant toute la matinée.

Ils prirent terre à midi, près de la décharge du lac, entrèrent dans le bois, un peu à l'écart du sentier que l'on suivait habituellement entre les deux lacs et firent halte pour se réconforter par un bon repas.

Une heure après, leur bagage et leur canot sur l'épaule ils commençaient le portage qu'il leur fallait faire pour gagner le lac Champlain.

Jeanne sentant ses forces s'accroître par la joie de la délivrance et l'espoir d'un salut prochain. Elle suivait bravement ses sauveurs qui marchaient pourtant en toute hâte. Il est vrai que le chevalier lui donnait la main et l'aidait à franchir les mauvais pas.

La nuit était descendue sur le bois lorsqu'ils arrivèrent sur les bords du lac Champlain.

Bien que chacun tombât de fatigue, il fut résolu qu'on gagnerait sans plus tarder l'Île-aux-Cèdres, sise à six lieues de distance, et où l'on serait plus en sûreté pour passer la nuit.

La pirogue fut remise à flot et les rameurs se courbèrent de nouveau sur leurs avirons qui plongèrent avec ensemble dans l'eau noire et profonde.

Pas un d'eux ne rompait le grand silence de la solitude, et Jeanne chaudement couchée au fond de la pirogue, s'endormit à la cadence monotone des avirons, et aux joyeux glouglous de l'eau qui glissait avec rapidité sur le flanc mince et sonore du canot d'écorce.

Elle ne s'éveilla que lorsqu'on eut abordé à l'Île-aux-Cèdres.

Il était minuit.

Le Renard-Noir s'empressa d'aller explorer l'îlot pour s'assurer que personne autre qu'eux n'y campait cette nuit-là.

L'on mangea de grand appétit et chacun se prépara à dormir de la manière la plus confortable Vu la crainte qu'ils avaient d'être poursuivis et le danger qui les empêchait de faire du feu, les fourrure leur étaient de la plus grande utilité.

Le Huron, infatigable, se chargea de la première veille tandis que ses compagnons, roulés dans leurs couvertures, s'endormaient sous les branches protectrices d'un petit bosquet de cèdres. Appuyé sur le canon de son arquebuse, le Huron prêtait l'oreille au moindre bruit et promenait ses regards autour de l'île sur les ondes calmes où se miraient, frileuses, quelques rares étoiles qui, l'une après l'autre, disparurent en arrière de gros nuages sombres dont le ciel fut bientôt voilé.

—Demain la neige nouvelle blanchira la forêt, pensa le chef, et peut-être ne pourrons nous pas aller bien loin sur le lac, si la gelée devient plus forte.

Deux heures plus tard Joncas se réveilla, secoua ses membre engourdis par le sommeil et le froid, et remplaça le Renard-Noir.

A ces hommes de fer une couple d'heures de sommeil suffisaient pour parer à la fatigue de plusieurs journées.

Le Huron prit la place de Joncas et s'endormit à son tour.

Lorsqu'il se réveilla, à l'aurore, une neige épaisse tombait sur le sol.
D'un saut il fut debout, regarda le ciel et le lac et dit à Joncas:

—L'hiver!

—Oui. Nous n'irons pas bien loin sur le lac. A peine pourrons nous faire encore une journée de marche par eau.

—La glace est prise sur les bords! Partons vite!

Ils éveillèrent leurs compagnons, déjeunèrent à le hâte et descendirent sur la plage de l'îlot.

Pendant la nuit la glace s'était formée sur une largeur de trente pieds. On la cassa à coups de pierres et d'aviron afin de frayer un passage à la fragile pirogue.

La neige tombait épaisse et serrée, formant à la surface du lac une sorte d'écume qui s'épaississait à vue d'oeil.

Nous n'irons pas loin sans couper le canot, dit Joncas. Si nous rasions la terre en cas d'avarie?

Le Sauvage fit un signe affirmatif et la pirogue inclina vers la rive gauche du lac Champlain.

Ils firent à peu près quatre lieues et demie de la sorte. Mais arrivés dans la Baie de Corlar, un peu au-delà des Îles des Quatre-Vents, le Renard-Noir et Joncas jugèrent plus prudent de prendre terre.

Il était temps, car l'écorce du canot était presque entièrement coupée tout le long de la ligne de flottaison.

—Le sort en est jeté! dit en maugréant le Canadien; voici un canot fini.

—Mon frère et moi pourrions facilement en faire un autre, repartit le Huron, mais il ne nous servirait pas. Ma soeur et mes frères doivent se résigner à faire par terre le reste du voyage jusqu'à Montréal.

—Ce ne sera ni court ni commode, par les bois et dans cette saison de l'année, reprit Joncas.

—A la grâce de Dieu! dit doucement Jeanne. Il nous a trop bien protégés jusqu'ici pour nous abandonner maintenant. Quant à moi je suis remplie de courage et vous verrez que je serai vaillante à vous suivre.

Mornac et Jolliet montraient, par leur attitude déterminée, qu'ils étaient prêts à tout.

—Avant de nous éloigner, remarqua Joncas il faut disparaître ce canot qui révélerait notre passage par ici.

Les avirons furent attachés sous les bancs, et quelques coups de couteau donnés dans le fond du canot que l'on poussa du pied, après l'avoir rempli de pierres assujetties à l'intérieur par des liens d'écorce.

La pirogue, vigoureusement lancée, parcourut une trentaine de pieds vers le large, s'emplit et s'enfonça dans l'eau profonde.

—Voilà, fit Joncas! A présent nous n'avons plus à jouer des bras, mais bien plutôt des jambes. Dépêchons-nous de quitter les bords du lac. Il neige encore et dans une heure nos pistes seront recouvertes. Une fois en plein bois nous ne serons pas mal. Le Iroquois auront bien le diable au corps s'ils nous rejoignent!

On rechargea les bagages, et la petite caravane s'engagea dans la forêt pour commencer ses longes et fatigantes pérégrinations vers Montréal.

Vingt-deux grandes lieues les séparaient de Ville-Marie.

En pleine forêt vierge, sans aucun chemin tracé, dans cette mauvaise saison de l'année, avec une femme qui ne pouvait marcher aussi vite et se fatiguait plus tôt que des hommes, c'était un voyage de sept à huit jours.

Nous ne suivrons pas les fugitifs jour par jour dans leur marche longue, difficile et monotone. Ils partaient dès l'aurore, marchaient jusqu'à midi, s'arrêtaient une couple d'heures pour dîner et donner le temps à Mlle de Richecourt de se reposer, et se remettaient en route pour jusqu'à la tombée de la nuit. Alors on campait. Le Renard-Noir et Joncas, avec la dextérité de coureurs de bois, élevaient en quelques minutes une cabane de branches de sapin qui les mettait tous à l'abri des intempéries de la saison. On allumait un grand feu tout auprès, l'on mangeait un morceau de venaison provenant de quelque bon coup fait durant le jour. Après avoir causé un peu, l'on s'endormait protégé par la sentinelle qui veillait l'arme au bras, et sous la garde de Dieu.

Le lendemain l'on recommençait.

Un soir, les fugitifs n'étaient plus qu'à deux jours de marche de Montréal, Jolliet s'étant senti plus fatigué que d'habitude et son tour de faire la garde devant arriver sur le minuit, il s'endormit d'assez bonne heure, comme ses compagnons causaient encore autour du feu.

Il dormait depuis une couple d'heures lorsqu'il fut réveillé par un murmure de voix qui bourdonnait près de lui.

Le Canadien et le Huron dormaient profondément.

Seuls Mornac et Mlle de Richecourt causaient à demi-voix, Jeanne assise et enroulée dans la peau de buffle qui lui servait de lit et de couverture, et le chevalier debout en face d'elle, appuyé sur son arquebuse, le buste éclairé par la flamme brillante du feu et ressortant sur le fond du bois sombre.

Malgré lui Jolliet prêta l'oreille.

—Comment! vous refuseriez ma main! disait Mlle de Richecourt d'un ton de surprise douloureuse.

—O Jeanne! répondit Mornac, comment pouvez-vous croire une pareille chose! Non ma chère et bien-aimée Jeanne, je ne refuse pas votre main. Certes! bien au contraire! Mais vous savez combien je suis fier; sans cela je ne serais pas votre cousin. Or je ne veux pas que l'on puisse dire que le chevalier de Mornac, pauvre et sans ressource, a épousé sa riche cousine afin de vivre des revenus de sa femme. Écoutez, Jeanne. Je veux seulement remettre notre mariage à l'été, voici pourquoi. Il nous va falloir passer tout l'hiver à Montréal vu que les communications sont maintenant interrompues entre Ville-Marie et Québec. Nous ne pourrons retourner à la capitale que dans le mois de mai prochain. Ce n'est qu'à Québec seulement que je puis avoir la chance d'acquérir quelque emploi digne de nous deux. Or, dès que j'aurai obtenu une position sortable, je vous demanderai, à genoux de vouloir bien faire à jamais mon bonheur.

—Mais, Robert, les chances de vie sont si précaires en ce pays. Nous pourrions bien être repris et tués avant d'arriver à Québec.

—Si je meurs avant l'été, ma chère Jeanne, reprit Mornac en souriant, mais d'un air décidé, j'aurai du moins la consolation de ne pas vous laisser veuve; quoique, par ma foi! vous feriez bien la plus gentille et intéressante veuve de toute la Nouvelle-France.

Jeanne vit qu'il était décidé. Elle soupira et ne répliqua point.

Jolliet crut que son coeur allait se briser et un douloureux sanglot se fit jour entre ses lèvres.

Mornac pensa qu'il faisait quelque rêve fatiguant et que c'était un service à rendre à son ami que de l'éveiller.

—Hé! Monsieur Jolliet! lui dit-il en le secouant, vous êtes en train, je crois, d'avoir le cauchemar!

L'autre feignit de s'éveiller.

—Est-ce mon tour de garde? demanda-t-il au chevalier, tout en détournant son visage baigné de larmes.

—En effet! répondit Mornac, je l'oubliais!

—Il est donc bien heureux, lui, pensa Jolliet, pensa Jolliet, puisqu'il peut oublier!

Et puis à voix haute:

—C'est bien, je me lève.

Mornac se coucha et s'endormit bientôt le coeur rempli des plus douces espérances, tandis que, à deux pas, Jolliet, pour la même cause qui rendant le chevalier si joyeux, avait, lui, du désespoir tant que son âme en pouvait contenir.

Vers la tombée du second jour, on arriva en face de Ville-Marie. Comme la rive sud du fleuve n'était pas habitée en cet endroit, il fallut encore, cette nuit-là coucher en plein air.

Joncas eut soin de camper bien en vie de la ville, d'allumer un fort grand feu et de faire ses signaux une partie de la nuit, ne doutant pas qu'on ne les vit de l'île et qu'on ne vînt à leur secours aussitôt que le jour aurait paru.

En effet le lendemain matin le gouverneur, M. de Maisonneuve leur envoya deux canots de bois qui se frayèrent un passage à travers les glaces et amenèrent les fugitifs sains et saufs à Ville-Marie.

Leur arrivée causa grande joie dans la petite ville, car l'enlèvement, par les Sauvages, de Mlle Richecourt et du chevalier de Mornac avait fait sensation dans toute la colonie.

Jeanne alla demander asile à Mlle Mance qui l'accueillit avec la plus grande bonté.

M. de Maisonneuve reçut Mornac, Jolliet, Joncas et le chef huron avec courtoisie, et accepta l'offre de leurs services pour l'hiver. Il était facile de trouver à s'occuper dans une ville naissante, et les amis n'eurent pas le temps de s'ennuyer jusqu'au retour du printemps.

Durant toute la saison des neiges, comme Jolliet avait soin de dissimuler le chagrin qui le dévorait, il n'y eut que le Renard-Noir qui parut soucieux.

Dans un moment d'abandon il dit un jour à Joncas:

—Nous avons laissé derrière nous, dans Agnié, quelqu'un qui est de trop parmi les vivants. Il faut qu'il meure, par cette main, et avant longtemps. Car le chef se fait vieux et son bras commence à faiblir!

CHAPITRE XXII

A LA RESCOUSSE

Dans l'après-midi du trentième jour de juin de l'année suivante (1665) les soixante-dix maisons de Québec étaient complètement vides de leurs habitants qui, en revanche, affluaient dans les rues de petite ville et remplissait les airs de leurs cris de Joie.

Quelle était donc la cause de cette allégresse et quelle grande fête célébrait-on ce jours là?

Ce qui causait les transports des habitants de la capitale n'était rien moins que l'arrivée de Mgr. Le Vice-Roi de la Nouvelle-France, M. le marquis de Tracy, et d'une partie du régiment de Carignan.

La solennité que l'on célébrait ce jour-là était la fête de la délivrance de la colonie à la rescousse de laquelle le roi de France envoyait enfin les plus abondants secours.

Dix jours auparavant, le 19 de juin, le vaisseau de le Gagneur était arrivé avec les quatre premières compagnies du régiment de Carignan, qui, dans cette belle après-midi du trente juin, faisait la haie aux abords de la grande église et dans la côte de Lamontagne, avec quatre autres compagnies débarquées le matin même du vaisseau qui avait amené M. le marquis de Tracy.

Tout à coup l'on entendit, venant de la basse-ville, le son martial des tambours qui battaient aux champs, et les cris aigus du fifre qui montaient en trilles joyeuses par-dessus le fort des Hurons.

Mgr. le Vice-Roi venait de mettre pied à terre.

A ce signal impatiemment attendu, M. le bedeau de la cathédrale se pendit à la corde de la grosse cloche, tandis que, mêlant leurs voix plus grêles et plus précipitées à celles de leur doyennes, les cloches du Séminaire, du collège des Jésuites, des Ursulines et de l'Hôtel-Dieu entonnaient aussi l'hymne de la réjouissance.

En face de la grande église, dans un petit groupe à part, se tenaient plusieurs de nos connaissances que le lecteur sera sans doute fort aise de trouver saines et sauves à Québec.

D'abord, au premier rang étaient Mme Guillot et son fils, Louis Jolliet ainsi que Mlle de Richecourt, appuyée sur le bras de son cousin, le chevalier de Mornac; derrière eux se tenaient Joncas avec son ami le Renard-Noir et maître Jacques Boisdon, le propriétaire de l'auberge du Baril-d'Or. Il hébergeait en ce moment Mornac avec Joncas et le Huron arrivés de Montréal depuis une quinzaine de jours.

—J'aimerais mieux, disait Mornac à sa cousine, la voix mâle du canon que le caquetage de ces cloches!

—Pourquoi ne tire-t-on pas l'artillerie? demanda Jeanne.

—Il paraît que Monseigneur le Vice-Roi, par un excès de modestie, assez rare par ma foi chez les militaires, a su qu'on se préparait à lui faire une réception magnifique et a refusé tous ces honneurs. Mais voici le cortège qui s'approche.

On entendit le bruit des acclamations qui montaient et gagnaient de plus en plus la rue de l'église, à mesure que Monseigneur et sa suite avançaient.

Tout à coup, tournant l'angle de la demeure de l'évêque, apparurent vingt-quatre gardes à cheval.

Pour honorer son représentant, Louis XIV avait voulu que les gardes de
M. de Tracy portassent les couleurs royales.

Aussi était-ce merveille que de voir l'or et l'argent ruisseler sur leurs riches uniformes de velours et de satin.

Quant aux chevaux, splendidement caparaçonnés, joyeux de se sentir enfin libres sur la terre ferme après une longue traversée, ils s'en venaient piaffant avec ardeur et grâce, en rongeant impatiemment le mors dont ils tachetaient, sans souci, l'or et l'argent massifs.

Après les fiers vingt-quatre gardes, venaient quatre pages non moins richement vêtus que les premiers.

Enfin, suivi de ses laquais, apparut le Vice-Roi lui-même. C'était un beau vieillard à l'air martial et imposant. Le poing droit appuyé sur la hanche, à la royale, le panache blanc de son large chapeau tout galonné d'or effleurant son épaule, il contenait de sa main gauche son nerveux coursier et s'avançait en saluant les colons qui l'acclamaient à l'envi.

A côté de lui se tenait M. Le chevalier de Chaumont, son ami et protégé, qui fut plus tard ambassadeur de France à Siam.

Le resplendissant soleil de juin, qui tombait en plein sur toutes les splendeurs du cortège et sur le brillant acier des armes des soldats de Carignan, faisait jaillir mille gerbes de lumière qui scintillaient comme un foyer de flamme dans tout le parcours de la rue de l'église.

—Sapreminette! s'écria la voix grasse de Jacques Boisdon, sapreminette, que c'est beau!

En ce moment, M. le bedeau qui venait de passer la corde de la cloche à un aide, lequel sonnait à son tour à force de reins et de bras, laissa voir sa figure béate entre les deux battants de la porte de l'église. Il l'ouvrit toute grande et l'on pût apercevoir Monseigneur de Laval vêtu pontificalement et accompagné de son clergé. Arrivés près du seuil, tous s'arrêtèrent et attendirent gravement l'arrivée du Vice-Roi.

Celui-ci, aidé de M. de Chaumont qui s'était empressé de descendre de cheval, mit pied à terre en face du portail. Il mit bas son chapeau de feutre dont la longue plume traînait par terre et entra, tête nue dans l'église.

L'évêque le salua avec grande dignité lui présenta de l'eau bénite et le mena proche du choeur à la place qu'on avait préparée sur un prie-Dieu.

Mais, disent les relations du temps, M. de Tracy, quoique malade et affaibli de fièvre, se mit à genoux sur le pavé sans vouloir même se servir du carreau qui lui était offert.

Les grandes voix de l'orgue éclatèrent alors et se mirent à se rouler amoureusement sous les arceaux de la voûte en mêlant leur harmonie au chant solennel du Te Deum.

Lorsqu'il fallut sortir de l'église, Monsieur l'évêque vint reprendre Monseigneur de Tracy et le reconduisit, au milieu de la foule qui avait encombré l'église à la suite du cortège, jusqu'à la porte, dans le même ordre et avec les mêmes honneurs qui l'avaient reçu en entrant.[50]

[Note 50: Voir le Journal et les Relations des Jésuites, l'Histoire de l'Hôtel-Dieu de Québec, etc.]

Toujours au son des cloches et au bruit des vivats de la population, le
Vice-Roi remonta à cheval et se dirigea vers le château Saint-Louis.

M. de Mésy, le gouverneur, n'était plus là pour l'y recevoir, étant mort quelques semaines auparavant, le septième jour de mai.

Son humilité et sa charité pour les pauvres lui avaient fait demander d'être enterré avec eux dans le cimetière de l'Hôtel-Dieu. On avait fait élever sur sa fosse une grande croix qu'on y voyait encore au temps où la Mère Juchereau de St. Ignace écrivait son Histoire de l'Hôtel-Dieu de Québec, c'est-à-dire vers 1716.

Du moins le vieux capitaine n'avait pas eu à subir l'affront de l'enquête que M. de Courcelles, le nouveau gouverneur qui n'était pas encore arrivé, était chargé de faire contre lui au sujet de ses différents avec le Conseil-Supérieur.

A peine rendu au château du Fort, M. de Tracy dut recevoir la députation des notables de la ville, ainsi que celles des Hurons et des Algonquins qui se montrèrent des plus empressé à lui faire leur cour.

Ces derniers accompagnèrent leurs compliments de présents à leur manière. M. de Tracy prit beaucoup de plaisir à leurs discours. Il leur répondit fort obligeamment par un interprète et leur promit de les secourir et de les protéger contre les Iroquois de tout son pouvoir, dès que les troupes attendues de France seraient toutes arrivées. Mais comme le reste du régiment pouvait tarder à venir, il promit aux Sauvages, nos alliés, de leur donner, sous peu de jours, un certain nombre d'hommes pris dans les huit compagnies déjà rendues à Québec, afin de commencer tout de suite à construire la série de forts que l'on voulait élever sur les bords de la rivière Richelieu, pour contenir les Iroquois dans leur pays.

Quelques jours après, Mornac qui brûlait du désir de présenter ses hommages au Vice-Roi, mais qui avait prudemment attendu que le marquis fût remis de ses fatigues et, en conséquence mieux disposé à l'entendre, le chevalier du Portail de Mornac se faisait annoncer chez Monseigneur de Tracy.

Il avait eu soin de se munir de tous ses papiers de famille, qui étaient restés dans sa valise, à l'hôtellerie du Baril-d'Or, et témoignaient de sa bonne vieille noblesse.

C'était tout ce qui lui restait en héritage de ses aïeux, mais certes! c'était beaucoup pour lui.

M. de Tracy reçut le chevalier gracieusement et voulut ouïr sur le champ les aventures de Mornac, dont on lui avait déjà parlé.

Comme bien on le pense, le Gascon ne se fit pas prier et déploya dans son récit une verve et un entrain qui lui gagnèrent aussitôt la sympathie du Vice-Roi.

—Je crois que je vais pouvoir vous être utile, lui dit M. de Tracy, lorsque le chevalier prit congé de lui.

A quelques jours de là, Mornac, que le marquis avait fait mander par le capitaine des gardes, ne faisait qu'un bond du château Saint-Louis à la demeure de Mme Guillot.

Quand on l'eut introduit auprès de Mlle de Richecourt, il s'écria joyeusement:

—Victoire, belle cousine, victoire! Monseigneur vient de me nommer lieutenant à la place d'un officier de Carignan, mort durant la traversée!

—Oh! quel bonheur pour nous deux, Robert! repartit Mlle de Richecourt dont la figure prit aussitôt le plus grand air de félicité.

—Hélas! ma bonne Jeanne, un regret vient pourtant se glisser entre nous et cet heureux évènement. C'est que j'ai reçu l'ordre de partir demain matin avec ma compagnie pour aller commencer la construction des forts sur le Richelieu.

—Ah!… et notre mariage…!

—Retardé, ma pauvre amie, forcément retardé!

—Encore!… Mon Dieu! Robert, que tous ces délais me semblent de mauvais augure! N'allez-vous pas courir maints dangers dans cette expédition? Et s'il allait vous arriver malheur. Ah! j'en mourrais!

—Voyons! ma chère Jeanne, lui dit Mornac en pressant une main qu'on ne lui refusait plus maintenant, voyons mon amie, soyez raisonnable! Quels dangers puis-je coureur de la part des Iroquois, au milieu de ma compagnie de braves soldats qui ont guerroyé contre les Turcs et ont eu maille à partir avec des hommes autrement redoutables que ces moricauds de Sauvages. Loin de craindre, je me sens heureux d'aller me promener en triomphateur dans ces mêmes régions qui m'ont vu, l'an dernier, passer ignominieusement enchaîné comme un vil captif. Le blason des Mornac a reçu alors une tache qui ne peut être lavée que dans le sang iroquois. Soyez tranquille, ma bonne Jeanne. Vous me reverrez en deux ou trois mois, et alors…

Un long baiser chaudement appliqué dans la petite main de Mademoiselle de Richecourt, compléta la phrase interrompue.

Jeanne secoua la tête et dit tristement:

—J'ai été si peu favorisée jusqu'aujourd'hui par le sort, qu'il me semble que la mauvaise fortune tient pour toujours son oeil jaloux sur moi, et que je ne dois m'attendre qu'à des mécomptes et des malheurs!

Le lendemain, 23 juillet, toute la ville était encore en l'air. Drapeaux et musique en tête, quatre compagnies du régiment de Carignan, suivies d'une autre composée de volontaires que commandait le sieur de Repentigny, descendaient du château du Fort à la basse ville et défilaient, de la façon la plus martiale, au milieu de la population pressée sur leur passage.

Un parti considérable de Hurons et d'Algonquins les accompagnait, arrivés à l'Anse-des-Mères tous s'arrêtèrent et l'embarquement commença.

Plus d'un baiser, des centaines de chaleureuses poignées de main, furent échangés entre ceux qui restaient et ceux qui allaient partir.

Vers les dix heures du matin, les troupes et les volontaires étaient embarqués sur de grands bateaux qui, sur le champ, mirent à la voile suivi d'une flottille de canots d'écorce montés par les Sauvages alliés.

Les voiles se gonflèrent sous la pesanteur du vent, les avirons plongèrent ensemble de chaque côté des pirogues et la flottille s'ébranla.

Sur le dernier bateau, debout près du grand mat, son large chapeau de feutre incliné sur l'oreille gauche, la plume au vent, le poing sur la hanche, un mouchoir noué à la garde de son épée qu'il élevait en l'air en le livrant à la brise, se tenait le chevalier de Mornac.

Joncas et le Renard-Noir étaient assis à ses pieds sur un banc du bateau.

A terre, debout sur un cran de roche, Mlle de Richecourt apparaissait isolée de la foule qui couvrait le rivage. Comme elle élevait le bras pour agiter son écharpe en signe d'adieu, son buste superbe hardiment cambrées détachait vivement du fond bleuâtre de l'eau.

A l'apercevoir ainsi belle et attristée par le départ de son fiancé, les galants gentilshommes tout remplis de souvenirs mythologiques alors en vogue, la comparaient à Calypso, la splendide déesse, disant du haut des rochers de son île un éternel adieu à son amant Ulysse lorsque la haute mer va l'emporter loin d'elle.

L'une après l'autre les embarcations poussées par le vent et la marée favorable, disparurent derrière le promontoire élevé du Cap-aux-Diamants.

Le mouchoir de Mornac et l'écharpe de Mlle de Richecourt échangèrent un dernier signe d'intelligence… et les amants se trouvèrent seuls chacun de son côté; lui s'acheminant vers le sombre inconnu, elle se penchant sur soi-même pour se consumer en une longue et peut-être éternelle attente.

La flottille avait déjà disparu depuis longtemps temps, que Jeanne restait encore immobile et les yeux fixés sur le haut du fleuve.

La voix de Louis Jolliet la tira de ses tristes réflexions.

—Désirez-vous monter maintenant à la haute ville? lui demandait le jeune homme.

Jolliet lui offrit le bras qu'elle accepta comme celui d'un frère, et ils reprirent silencieusement le chemin de la haute ville.

Au milieu de la monté, Jolliet, qui ne paraissait pas moins attristé que
Mademoiselle de Richecourt, lui dit avec quelque hésitation:

—J'ai, Mademoiselle, un service à vous demander.

—Mais qu'est-ce donc? parlez? lui dit la jeune fille en sortant de sa rêverie.

—Je vous prie de vouloir bien préparer ma mère à la nouvelle de mon entrée en religion. Dans quelque jours je serai chez les Jésuites.

—Vous!

—Oui, moi, répondit Jolliet avec tant de sanglots dans la voix que Jeanne comprit qu'il y avait quelque chose d'étrange dans cette brusque détermination.

Elle regarda le jeune homme et vit que ses yeux étaient pleins de larmes.

—Le monde est trop rempli de déceptions! murmura Jolliet

—Au fait, pour moi je n'ai guère à m'en louer! repartit Mademoiselle de
Richecourt. Mais vous, que parlez-vous de déceptions?

Le jeune homme se garda bien de répondre, et ils disparurent derrière l'angle de la palissade du fort des Hurons: elle pensant à Mornac et déplorant les cruelle péripéties qui ne cessaient de traverser sa vie; lui pleurant sur son pauvre méconnu et sur sa chère jeunesse qu'il allait volontairement enfouir au cloître, loin du monde qui pourtant, naguère encore lui paraissait si beau.

CHAPITRE XXIII

LE DERNIER COMBAT

Les troupes que nous avons vues partir de Québec pour remonter le fleuve, arrivèrent aux Trois-Rivières juste à temps pour délivrer cette place de la crainte des Iroquois qui étaient venus y faire leurs courses accoutumées et avaient déjà tué quelques habitants.

Le vent contraire empêcha, pendant quelques jours, les troupes alliées de remonter le lac St. Pierre. Enfin le vent favorable ayant repris, l'expédition se remit en marche et débarqua, dans les premiers jours d'août, à l'embouchure de la rivière Richelieu. M. de Sorel, le commandant, avait pour mission de rebâtir le fort élevé à cet endroit par M. de Montmagny vingt-cinq années auparavant.

L'on se mit à l'ouvrage sans perdre de temps afin de terminer les travaux au commencement de l'automne.

La construction du fort alla merveilleusement, M. de Sorel sachant mettre au besoin la main à la cognée pour donner l'exemple à ses hommes.

Pendant ce temps plusieurs autres compagnies du régiment de Carignan—elles venaient d'arriver de France avec le gouverneur M. de Courcelles et M. l'Intendant Talon—s'arrêtèrent en passant à l'embouchure du Richelieu, pour y saluer les amis, et, après une journée de repos remontèrent la rivière des Iroquois. M. de Chambly et le colonel de la Salières s'en allaient élever deux autres forts, l'un au pied des rapides de Chambly et l'autre trois lieues plus haut.

On était au milieu de septembre et la construction du fort de Richelieu ou de Sorel était très-avancée. L'on n'avait pas été une seule fois inquiété par les Iroquois qu'on avait raison de croire retranchés chez eux dans la crainte que les Français n'allassent les y attaquer.

Un soir que les travaux du jour étaient terminés et que chacun était retiré au dedans des retranchements en bois dont la charpente extérieure était achevée, M. de Sorel causait avec le chevalier de Mornac et quelques officiers près d'un grand feu qui flambait au milieu du fort.

La nuit était sereine et le silence, au loin, n'était troublé que par le majestueux bruissement des larges eaux du fleuve et les cris nasillard des canards et des outardes sauvages dont les bandes nombreuses, arrivées depuis quelques jours des régions du golfe, se pour suivaient par les airs après avoir pris leurs ébats journaliers dans le dédale des îles du Richelieu.

Agitée par la brise du soir la flamme du brasier secouait son panache éclatant par-dessus l'enceinte du fort, jetait de fauves lueurs sur les bois avoisinants et projetaient, par une éclaircie d'arbre, une longue traînée de lumière qui se répandait sur l'embouchure de Richelieu et s'en allait mourir au loin dans les eaux sombres.

—Eh bien! Messieurs, disait M. de Sorel aux officiers, nous avons lieu d'être satisfaits, car j'espère que le fort sera terminé à la fin du mois.

—Vous n'êtes pas le moins à louer de la prompte terminaison des travaux, dit Mornac.

—Ce dont il faut se réjouir le plus, reprit M. de Sorel, c'est de n'avoir pas été dérangés par les Iroquois.

—C'est en effet fort heureux que nous n'ayons pas eu ces moricauds dans les jambes; leur présence aurait beaucoup entravé les travaux. Cependant, pour ma part, je regrette qu'il ne s'en soit pas montrée quelque bande. J'ai certain différend à régler avec ces bandits pour la manière discourtoise dont ils m'ont traité l'an dernier.

—Veuillez bien croire, mon cher chevalier que je ne serais guère fâché, au fond, de faire moi-même connaissance avec des guerriers qui sont la terreur de ce pays. Il me semble que des soldats de Carignan feraient voir beau jeu à des Sauvages! Pourtant je ne puis que me féliciter d'avoir terminé nos travaux sans avoir perdu un seul de mes hommes.

En ce moment on entendit le qui-vive de la sentinelle qui veillait à la porte du fort.

—France et Sorel! répondit de dehors une voix dont l'accent normand n'était pas inconnu à Mornac.

Quelques instants après l'officier de service s'approcha du groupe dont faisait partie M. de Sorel, et dit au commandant que Joncas, le coureur des bois, désirait lui parler.

—Qu'il vienne, dit M. de Sorel.

Suivi du Renard-Noir le Canadien s'approcha.

—Qu'y a-t-il? demanda le capitaine.

—Il y a mon commandant, que le chef huron et moi en faisant dans les environs, notre battue de chaque soir, nous avons remarqué plusieurs pistes d'Iroquois.

Un léger mouvement de surprise parcourut le groupe.

—Sont-elles nombreuses?

—L'obscurité est trop forte pour en bien déterminer le nombre. Nous n'avons pas osé faire de lumière de crainte d'être surpris par les ennemis. Pourtant nous sommes sûrs qu'ils sont au moins une trentaine.

—Crois-tu qu'ils soient en ce moment près de nous?

—Leurs pistes sont toutes fraîches. Ils ont du s'approcher, à une portée de pistolet, il n'y a pas une demi-heure. Mais apparemment qu'ils sont rentrés dans le bois; car nous avons fait le tour du fort sans rencontrer personne.

—C'est bon! Officier de service?

—Commandant…

—Donnez d'ordre qu'on double les gardes à la porte et qu'on place une sentinelle à chacun des quatre bastions du fort. Faites ensuite charger les mousquets et les mettre en faisceaux, les mèches allumées. Que les hommes se couchent tout habillé pour être prêts en cas d'alerte!

Trois heures après, à part les sentinelles qui veillaient, l'arme au bras, à la porte et aux quatre coins du fort, chacun dormait profondément.

Le silence régnait sur les bois et le fleuve. De temps à autre l'on entendait pourtant le souffle discret du vent dans les feuilles, murmure léger comme un soupir de femme endormie.

Le feu allumé au centre du fort avait beaucoup diminué d'intensité. La flamme allait s'abaissant toujours, et, de plus en plus dépourvue de vigueur à mesure qu'elle manquait d'aliments, elle s'affaissait par degré. Peu à peu elle tomba au-dessous du niveau des courtines du fort et ses lueurs cessèrent d'éclairer les arbres d'alentour et d'aller scintiller au loin sur les eaux.

De haut panache qu'elles étaient d'abord les flammes ne furent bientôt plus que des aigrettes rouges que la brise faisait trembloter, jusqu'à ce qu'enfin, sur ces tisons à moitié carbonisés, l'on n'aperçût plus que de petites langues de feu qui léchaient doucement le bois, et disparaissaient pour se montrer encore l'instant d'après, comme ces feux-follets capricieux que l'on voit se jouer le soir au-dessus des marécages.

Les gardes postées à la porte, et les sentinelles de trois des bastions, allaient et venaient sur le parapet pour ne pas se laisser saisir par la fraîcheur du soir.

Seule dans le terre-plein du bastion de l'ouest, la sentinelle s'était arrêtée. Les deux mains sur la gueule de son arquebuse, les reins appuyés contre le rempart, dans l'angle flanqué, c'est à dire dans la partie la plus saillante du bastion, le soldat rêvait en laissant errer ses regards sur la forêt assombrie.

A quoi songeait-il? A la patrie sans doute; à sa mère, à sa fiancée peut-être, qui, dans ce moment égrenaient probablement là-bas, à son intention, leur chapelet au coin du feu de leur chaumière.

Comme son regard plongeait dans l'obscur fouillis d'arbres, à cinquante pieds du fort, il lui sembla tout à coup voir une ondulation du sol, sur une étendue assez considérable de terrain. Ce mouvement uniforme et peu prononcé ressemblait à celui de la poitrine d'une personne qui dort.

Le soldat se frotta les yeux pour mieux voir. Mais l'obscurité était si épaisse qu'il ne put rien distinguer autre chose.

Même il lui sembla que ce mouvement ne se produisait plus.

Tandis qu'il se demandait s'il n'était pas le jouet de quelque illusion d'optique, il était toujours appuyé sur le rempart, et tournait le dos à l'angle de l'épaule du bastion ainsi qu'à la courtine du fort.

Pourtant si le soldat eût fait quelques pas dans le terre-plein vers la gorge du bastion, et qu'il se fût tant soit peu penché sur le rempart, à gauche, il eût vu, à l'extérieur du fort, un homme qui, s'accrochant dans les interstices des pièces de la charpente qu'on n'avait pas encore eu le temps de revêtir de planches unies, montait, montait doucement dans l'angle formé par la courtine et le flanc du bastion.

Sa tête apparut par-dessus le rempart. Ses dents serrées mordaient la lame d'un long couteau à scalper.

A mesure que ses pieds s'élevaient, l'homme courbait son visage et sa poitrine sur la partie supérieure du rempart qu'il enjamba doucement et sans être vu.

Il se laissa glisser sans bruit jusqu'au parapet, et, silencieux comme une ombre, rampa vers la sentinelle.

Le soldat qui croyait voir maintenant l'ondulation du sol recommencer et s'accentuer davantage en se rapprochant, pensa qu'il valait mieux donner l'alarme. Il soufflait sur sa mèche allumée afin d'en raviver la flamme, quand cinq doigts de fer tenaillèrent sa gorge. Puis il ressentit un coup violent à la poitrine et le froid horrible d'une lame d'acier qui lui perçait le coeur.

La mère et la fiancée qui veillaient là-bas, au coin du feu, dans une chaumière de France, durent sentir à l'âme, en cet instant, une poignante douleur.

Sans pousser un seul cri, le malheureux tomba mort.

L'assassin lui ôta son mousquet et s'appuya, comme l'était auparavant la sentinelle, dans l'angle le plus avancé du bastion.

Il se pencha quelque peu par-dessus le rempart et imita deux fois avec sa langue les stridulations de la sauterelle.

Vingt, trente, quarante hommes lui apparurent au pied du bastion que les premiers arrivés se mirent à escalader sans le moindre bruit.

Une dizaine de têtes surmontées de la houppe particulière aux Sauvages, se montraient déjà à l'affleurement du rempart, lorsque l'un de ceux qui montaient ainsi, en mettant la main dans un des interstices des poutres de l'escarpe, fit choir une tarière qu'un ouvrier y avait oubliée. L'instrument tomba la pointe la première en plein sur la tête de l'un des assiégeants qui attendaient en bas.

Celui-là jeta un cri et s'affaissa sur le sol.

La sentinelle qui montait la garde sur le bastion d'en face entendit ce bruit, épaula son arme et tira.

Avec la détonation un hurlement épouvantable ébranla la forêt.

C'était le cri de guerre de Griffe-d'Ours.

Mornac, l'un des premiers à s'éveiller, reconnut ce redoutable signal de combat du chef agnier.

—Aux armes! aux armes! criait-on de toutes parts.

Les dix Iroquois qui avaient déjà escaladé le fort s'étaient rués en avant le tomohâk au poing.

M. de Sorel et les officiers couchaient sous un appentis élevé au milieu d fort et tout près du feu. Comme ils s'élançaient tous au dehors, les Sauvages tombèrent, la hache levée, sur eux.

Le petit groupe d'officiers rompit de trois pas pour éviter la première attaque.

—A moi, Carignan! cria M. de Sorel d'une voix de tonnerre.

Et sans attendre davantage, il chargea, avec les quelques officiers de la compagnie, les assaillants qui, surpris de cette brusque résistance reculèrent de quelques pas à leur tour.

Les coups portaient mal au milieu des ténèbres.

—Nous allons nous massacrer les uns les autres, si ce feu n'est pas rallumé! s'écria M. de Sorel entre deux estocades portées à un Sauvage qui le serrait de trop près.

—Je m'en charge, dit Mornac. Il prit son élan pour bondir auprès du feu.

Attendez-nous, monsieur! cria en arrière la grosse voix de Joncas, et laissez-moi faire!

Le Canadien et son fidèle ami, le Renard-Noir, vinrent se placer de chaque côté du chevalier.

Tous trois, tête baissée, s'élancèrent au milieu des assaillants qui s'interposaient entre et le feu.

Leur élan fut irrésistible et il firent leur trouée.

Pendant que Mornac et le Renard-Noir faisaient face aux ennemis, Joncas remua du pied les tisons encore ardents qui restaient, saisit un sapin sec qui se trouvait sur un amas de bois à brûler et le jeta sur le brasier.

Les Iroquois comprirent que le feu qui allait éclairer le combat leur serait désavantageux, et tombèrent ensemble sur les trois braves.

Le sapin s'embrasa tout d'un coup en jetant une éclatante lumière.

Griffe-d'Ours reconnut Mornac, poussa un cri de rage et brandit son tomohâk.

Le Gascon fit un saut de côté en portant une estocade en prime au chef iroquois. Mais celui-ci, d'un coup de revers de sa hache, cassa l'épée à quelques pouces de la garde.

Mornac désarmé s'élança sur le Sauvage et lui arracha son tomohâk. Alors tous les deux se saisirent à bras le corps et roulèrent sur le sol.

En ce moment les soldats et les Sauvages alliés, Hurons et Algonquins, arrivaient à la rescousse du commandant et se jetaient sur les assaillants, passant tous par-dessus Mornac et Griffe-d'Ours qui se déchiraient par terre avec leurs ongles et leurs dents.

Le Renard-Noir et Joncas voulurent secourir le chevalier, mais le flot des soldats les rejeta en avant, au milieu de l'ardente mêlée.

Les Iroquois qui avaient maintenant tous escaladé le fort, se trouvaient une quarantaine à l'intérieur des retranchements.

M. de Sorel, à la tête des siens, charge avec furie.

Pendant quelques minutes le combat est terrible.

Les coups de crosses répondent aux coups de tomohâk, fendent les crânes, fracassent les membres. Le sang pleut partout. Animés par son odeur âcre les hommes deviennent féroces et hurlent comme des bêtes fauves qui s'entre-dévorent.

Le Iroquois inférieurs en nombre, et qui avaient pensé prendre les Français par surprise—cela serait arrivé sans la chute de la tarière,—n'ont ni l'habitude ni la force de lutter longtemps en ligne rangée contre des soldats bien disciplinés.

Aussi leur faut-il bientôt battre en retraite et laisser, contre leur coutume, leurs blessés et leurs morts au pouvoir de l'ennemi.

Ils sautent par-dessus le rempart et disparaissent au milieu du bois.

Griffe-d'Ours et Mornac en roulant alternativement l'un sur l'autre, n'avaient pu se saisir de leurs dagues et continuaient à s'entre-déchirer par terre à belle dents. Griffe-d'Ours vit la défaite et la fuite des siens. IL fit un suprême effort, renversa sous lui le chevalier, lui saisit les deux poignets d'une main, et de l'autre lui prit les cheveux à poignée et se mit à traîner Mornac réduit à l'impuissance, en gagnant le rempart dans un endroit désert et opposé à celui où tous les combattants s'étaient postés.

Le Sauvage monta sur le parapet en soulevant Mornac pour l'entraîner en bas avec lui.

Il enjambait déjà le rempart, lorsque le chevalier enroula ses jambes autour d'une pièce de bois qui gisait sur le parapet.

—Sandious! grommela le Gascon, tu m'arracheras plutôt les bras duc corps, mais du moins mes jambes resteront ici!

Griffe d'Ours tira de toutes ses forces. Mornac sentit les angles de la poutre lui entrer dans les chairs, mais ne bougea point.

—Tu mourras ici, si tu le préfères, vociféra l'Iroquois, mais tu mourras!

Il tira son couteau, se pencha sur Mornac et leva son arme. Mais il n'eut pas le temps de frapper; il se sentit saisir par derrière.

Griffe-d'Ours lâcha Mornac et voulut sauter dans le fossé. Mais une main de fer le retenait à la gorge.

Il brandit son couteau et frappa, en se retournant, son adversaire à la poitrine. Celui-ci chancela, mais tint bon.

C'était le Renard-Noir.

Griffe-d'Ours allait lui porter un second coup, lorsque Mornac, Joncas et trois Hurons se jetèrent sur le chef agnier qu'ils renversèrent sur le parapet.

Pendant qu'ils s'efforçaient de le lier, Griffe-d'Ours accablait ses ennemis d'injures, et les mordaient comme un dogue enragé.

Enfin on se rendit maître de lui et on le garrotta.

—Êtes-vous blessé? demanda Joncas à Mornac.

—Non, seulement quelques morsures de ce chien et bon nombre d'égratignures dont il ne paraîtra rien dans trois jours.

—Et vous, chef? dit le Canadien au Renard-Noir.

Celui-ci était appuyé sur la courtine. Il pressait de sa main gauche le côté droit de sa poitrine d'où l'on vit le sang couler.

—Le couteau de l'Iroquois… répondit-il d'une voix émue.

—Vite, le chirurgien! s'écria Mornac qui partit en courant.

Les nôtres restaient maîtres du terrain.

—Qu'on fasse une décharge générale! commanda M. de Sorel.

Les soldats montèrent sur le parapet, épaulèrent leurs armes et firent feu de toutes parts.

Cent éclairs entourèrent le sommet du fort comme une ceinture de feu.

Les balles sifflèrent à travers les feuilles et parmi les branches des arbres, et l'on entendit les cris d'épouvante des fuyards qui s'enfonçaient au loin dans la forêt.

On ranima le feu pour se reconnaître et compter les pertes.

Outre la sentinelle que l'on trouva poignardée dans le bastion de l'ouest, deux soldats avaient été tués. Dix autres étaient blessés, mais légèrement.

Quinze Iroquois étaient restés hors de combat au dedans du fort.

Le reste de la nuit fut employé à panser les blessés et à se remettre des fatigues de la bataille.

Au jour M. de Sorel, qui s'était retiré sous l'appentis, fut réveillé par l'officier de service. Celui-ci venait l'avertir que les Hurons et les Algonquins étaient en train de brûler le chef Iroquois.

Le commandant se leva à la hâte et sortit. Il aperçut les Sauvages alliés groupés autour de Griffe-d'Ours, et occupés à le lier à un poteau qu'ils venaient de planter au milieu du fort.

M. de Sorel s'approcha d'eux et les supplia de laisser vivre le chef iroquois.

Les Sauvages gardèrent d'abord le silence et puis, sur le signal qu'en donna le Renard-Noir qui était assis sur une poutre, ils se mirent à murmurer.

Le commandant voulut insister et leur représenter combien leur coutume était barbare à l'égard de leur prisonniers de guerre.

Le Renard-Noir se leva, bien qu'avec peine, s'avança vers M. de Sorel et lui dit d'une voix creuse te tremblante:

—Le capitaine blanc sait-il que cet homme—il montrait Griffe-d'Ours impassible—a massacré ma femme et six de mes fils? Ignores-tu que cet Iroquois à tué de ses propres mains les robes noires Echon et Achiendase?[51] Ne sais-tu pas qu'il a causé la ruine entière de ma nation? Et moi-même qui combattais pour vous la nuit dernières, il m'a frappé d'un coup mortel. Cet homme doit mourir!

[Note 51: Les Pères Brébeuf et Lalemant.]

—Il doit mourir! répétèrent les Sauvages alliés d'un ton qui n'admettait pas de réplique.

Devant leur attitude décidée M. de Sorel vit bien qu'il fallait céder.

Il n'aurait pas été prudent de se brouiller avec ces Sauvages.

—Eh bien! s'écria-t-il, que son sang retombe sur vous; mais comme ce fort est la propriété du roi de France, et que mon maître ne permet pas de pareilles atrocités chez lui, emmenez le prisonnier hors des retranchements!

Les Sauvages saisirent Griffe-d'Ours par les épaules et les pieds, et sortirent de l'enceinte.

Le Renard-Noir se leva pour les suivre; mais ses forces le trahirent et il chancela.

Joncas qui était à côté de lui l'empêcha de tomber et lui dit:

—Pourquoi mon frère veut-il s'obstiner à rester debout? Le chirurgien a dit que vous en reviendriez peut-être en gardant un repos absolu.

—L'homme aux petits couteaux ne sait pas ce qu'il dit. Je sens que je dois mourir avant que le soleil monte droit au-dessus des arbres. Et tu crois, visage pâle, que le chef huron voudra bien expirer couché sur le dos, comme une femme, tandis que son ennemi mortel palpitera sous le couteau de mes frères! Ah! tu ne peux point lire dans le coeur d'un vrai Huron si tu crois que le Renard-Noir n'aura pas la force d'aller voir le beau feu rouge manger les chairs et griller les os de la Main-Sanglante!

Joncas essaya doucement de le faire asseoir; mais le Huron lui dit d'un air à fendre le coeur:

—Seul ami qui me restes au monde, est-ce donc toi qui vas m'arracher le bonheur suprême de repaître mes yeux mourants de l'agonie du meurtrier de ma famille!…

Le coureur des bois passa son bras derrière le dos du Sauvage, et, le soutenant ainsi, sortit du fort avec lui.

L'astre du jour se levait radieux et poudroyait à travers les arbres.

—Oh! le bon soleil! murmura le Renard-Noir, et que le dernier de mes jours est beau!

Il y avait, à quelque pas du fort, un tertre d'une vingtaine de pieds de superficie et qui s'élevait de cinq ou six pieds au-dessus du niveau du sol. Cet endroit fut choisi pour le supplice.

Tandis qu'on plantait un poteau sur cette petite éminence, le
Renard-Noir dit aux Hurons:

—Je désire scalper le prisonnier moi-même, ce sera la dernière chevelure que mes mains débiles enlèveront!

Bien qu'on eût murmuré contre lui, lors des désastres de la nation, le chef huron vu sa bravoure et sa qualité de grand chef, jouissait encore d'une grande considération parmi les siens.

On lui fit donc place en le regardant avec curiosité. Car l'état de faiblesse où il semblait être ne paraissait pas devoir lui permettre de scalper la victime.

Le Renard-Noir parut faire un effort suprême et se dégagea du bras de Joncas qui l'avait toujours soutenu. Il fit trois pas vers Griffe-d'Ours, lui cerna la peau du crâne d'un coup de la pointe de son couteau à scalper, saisit la chevelure à deux mains et tira violemment dessus. Mais ses forces le trahirent et il s'affaissa à genoux auprès de sa victime.

ON vit le sang couler à travers les bandages qui couvraient la blessure du Huron.

Joncas s'avança pour le relever et l'entraîner à l'écart.

Le Renard-Noir lui jeta un regard de reproche et se releva seul en chancelant.

Le canadien le laissa faire.

Le Huron appuya son pied gauche sur l'épaule de Griffe-d'Ours, raidit tous ses muscles et donna un coup terrible sur la chevelure qui lui resta dans les mains avec la peau du crâne toute dégouttante de sang.

Mais, épuisé par cet effort et manquant tout à coup de point d'appui le chef huron tomba à la renverse.

Joncas le reçut dans ses bras.

Griffe-d'Ours ne poussa pas une plainte. On ne vit remuer aucun des muscles de son visage.

Avec un mépris extrême il regarda le Huron et lui dit:

—D'un seul coup de couteau la Main-Sanglante a tellement affaibli le bras du Huron qu'il ne lui reste pas plus de force qu'à celui d'une femme! Quand je scalpai Fleur-d'Étoile et tes file je leur enlevai la chevelure du premier coup!

A ces horribles souvenirs le Renard-Noir sentit la rage brûler son coeur. Il fit un mouvement pour repousser Joncas et se jeter sur Griffe-d'Ours. Mais un éclair de réflexion le retint.

—Non! murmura-t-il, je suis à bout de force et mourrais avant lui. Mon frère, dit-il à Joncas, assieds-moi sur cet arbre renversé que je voie tout.

Le poteau était solidement planté sur le point culminant du tertre. On releva Griffe-d'Ours pour l'y attacher.

Alors on commença à torturer le chef iroquois. Les uns lui coupaient des lambeaux de chair avec leurs couteaux ou lui désarticulaient les doigts, d'autres lui appliquaient des tisons sur ces plaies sanglantes. Celui-ci lui jetait des cendres chaudes dans les yeux ou lui ouvrait les mâchoires avec une lame de couteau pour lui faire entrer de force dans la bouche un charbon enflammé. Ceux-là promenaient par tout son corps des flambeaux allumés.

Griffe-d'Ours impassible au milieu des tortures semblait désirer, au contraire, d'aiguillonner la rage de ses bourreaux.

—Allez donc, chiens! disait-il avec un mépris écrasant, où avez-vous appris à tourmenter un guerrier? Vous n'y entendez rien! Oh! si vous m'aviez vu caresser vos parents, lorsque nous détruisîmes vos bourgades sur les bords du grand lac!

Ces paroles redoublaient la frénésie des Hurons.

Enfin, quand tout le corps du chef iroquois ne fut plus qu'une plaie vive, les Sauvages entassèrent du bois à ses pieds et mirent le feu au bûcher.

Alors, on vit griller les chairs de Griffe-d'Ours et la graisse couler en grésillant sur son corps ensanglanté.

A cette vue la figure du Renard-Noir brilla d'un éclair de bonheur. Et lui qui, tantôt, chancelait entre les bras de Joncas, dit avec ravissement:

—Cela me réchauffe!

Mais tout à coup le feu ayant monté entre le poteau et la victime, brûla les liens qui l'y retenaient attachée.

Griffe-d'Ours tomba en plein au milieu des flammes.

Un moment il y demeure affaissé

On le croit mourant. Mais soudain il se redresse, saisit dans chacune de ses mains meurtries deux brandons enflammés, se lève et les lance au milieu des spectateurs ébahis.

A peine revenus de leur étonnement ceux-ci lui jettent tous les projectiles qui leur tombent sous la main. Pierres, haches, tisons pleuvent sur lui. Il leur répond de même et repousse les assaillants qui veulent escalader le tertre.

C'est une horrible lutte!

En se baissant il glisse et tombe de nouveau dans le feu.

Chacun se précipite sur lui pour le maintenir dans le brasier. Mais l'Iroquois se roule dans les flammes, se débarrasse de toute étreinte, bondit encore une fois sur ses pieds, et, armé de deux tisons enflammés, se jette tête baissée sur ses ennemis qui, épouvantés, fuient devant cet homme terrible.

En poursuivant la cohue Griffe-d'Ours passa devant le Renard-Noir qui lui barra les jambes et le fit tomber.

Les autres revinrent et se jetèrent sur le chef iroquois.

Le Renard-Noir riait d'un rire muet.

On maintint Griffe-d'ours à terre, et, en quatre coups de hache on lui coupa les pieds et les mains, et on le rejeta dans les flammes.

Anéanti un instant par l'ébranlement nerveux que lui avait causé cette quadruple amputation, l'Iroquois resta sans bouger au milieu de brasier.

Mais tout à coup, ô horreur! on vit ce corps mutilé déchiré, brûlé, s'agiter encore, se rouler sur lui-même et se soulever à demi sur ces tisons ardents; et là, montrant à nu son crâne sanglant, son corps incrusté de cendres chaudes et de charbons ardents qui sifflaient au contact des flots de sang que l'on voyait ruisseler sur tout son être, se traîner dans les flammes et cracher une dernière insulte sur ses bourreaux interdits.

C'était épouvantable.[52]

[Note 52: Cette scène paraît invraisemblable et, pourtant, elle n'est que la reproduction d'un épisode analogue raconté par le Père Jérôme Lalemant.]

Un coup de feu partit du fort. Une balle siffla au milieu des Sauvages et s'en alla fracasser la tête de Griffe-d'Ours qui, cette fois, retomba sans vie.

Surexcité par cette scène affreusement émouvante, le Renard-Noir s'était levé debout.

Quand le projectile fit éclater la tête du chef iroquois, le Huron s'écria d'une vois tonnante:

—Fleur-d'Étoile, et vous, ô mes enfants! je pois maintenant vous rejoindre dans le pays des ombres, car vous êtes enfin vengés!

Un flot de sang lui jaillit par la bouche et il tomba roide mort.

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