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Chez les passants: fantaisies, pamphlets et souvenirs. Suivi de pages inédites

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PEINTURES DÉCORATIVES DU FOYER DE L'OPÉRA

Aujourd'hui, nous nous sommes trouvés, à l'École des Beaux-Arts, en présence d'une série de peintures conçues par le même artiste, exécutées par lui seul, et dont l'élaboration n'a pas coûté moins de neuf ou dix années de persévérance.

Il y a neuf ans, en effet, un évènement vint préoccuper le monde des peintres modernes; il s'agissait de représenter dignement l'art français dans un lieu qui, de sa nature, devait mettre l'œuvre sans cesse en lumière, le foyer du nouvel Opéra. Cette tâche venait d'être confiée à un jeune peintre, déjà presque célèbre par de brillantes mais académiques promesses, et par quelques toiles estimées, M. Paul Baudry.—Or, depuis ce temps, ce jeune homme, au su de tous les artistes, s'est confiné dans l'exécution de ce vaste ouvrage, et, aux dépens de bien des intérêts, s'est voué à la gestation exclusive de l'œuvre qu'il nous dévoile aujourd'hui.

Cette œuvre comprend trente-trois compositions exécutées avec un sentiment d'unité qui en est le caractère principal. La dernière, le plafond même du foyer, n'est pas encore terminée à cette heure.

Aux deux extrémités de la première Salle, deux toiles, de dimensions exceptionnelles, représentent l'une le Parnasse et l'autre les Poètes. Entre ces deux tableaux sont exposés dix autres peintures et dix médaillons.

Le Parnasse est un tableau conçu d'après les données allégoriques de la tradition grecque.

Apollon est descendu de son char céleste; les Heures tiennent les rênes des coursiers de lumière; à la droite du dieu, les Grâces offrent la flèche d'ivoire et la «grande» lyre; au devant, à quelque distance, Melpomène en tunique de pourpre et cuirassée de bronze, se tient appuyée sur la massue d'Hercule. Clio convoque à la fête élyséenne les génies de la Musique; Erato s'incline vers un personnage, sans doute Haydn ou Mozart; au loin, Mercure guide vers l'Empyrée un groupe de compositeurs divins: Beethoven, Gluck, Lulli, Meyerbeer, Boïeldieu, Rossini, d'autres encore et la fontaine Hippocrène épanche son onde sacrée, son enthousiasme, sur la hauteur, aux pieds d'Uranie et de Polymnie.

À droite, dans l'angle inférieur, le peintre, en manière de signature générale, n'a point jugé inopportun de nous offrir son propre portrait, entre celui de M. Charles Garnier, l'architecte du nouvel Opéra, et celui de M. Ambroise Baudry, dont le talent et les conseils ont été des plus appréciés, au point de vue architectural, dans la construction de l'édifice.

La grande composition opposée: LES POÈTES, est le parfait pendant de ce tableau.

Au centre, dans le lointain azuré, Homère est debout à l'ombre des deux ailes, étendues sur sa tête, de l'immortelle Poésie. À sa droite, Achille s'élance héroïque, svelte, aux pieds légers, étincelant, comme le type éclaireur des civilisations guerrières; à gauche sont groupés: Amphion, dont les chants savaient émouvoir jusqu'aux rochers; Hésiode, qui raconta la Nature et la gloire des Jours; puis, le divin Orphée, à la lyre enveloppée d'un vol de colombes.

Ces deux peintures présentent des qualités d'exécution de premier ordre. L'Allégorie, difficile dans les temps modernes, y transparaît simple et sans banalité. Les formes et les attitudes concourent au sentiment d'harmonie qui émane de ces groupes noblement conçus; la couleur totale concentrée dans la première toile, sur la robe de la Muse tragique, et dans la seconde sur l'armure de l'Atréïde,—est d'une haute et savante distinction. L'impression que laissent ces deux tableaux est excellente.

Les dix compositions, exposées latéralement, représentent les caractères traditionnels et les influences magiques de la Danse, de la Musique, de la Poésie et de la Beauté.

La mort d'Orphée est l'une de celles qui nous offre la plus parfaite pureté de dessin.

La Bacchante, courbant la branche de pin, pour s'en former un thyrse meurtrier, est admirable, et sa tête, renversée en la fureur fière, est d'un beau sentiment. Orphée, nous paraît-il, n'est pas revêtu de la beauté de cet éphèbe inspiré que l'on imagine à son nom, et les Ménades (dont l'une célèbre par une danse cruelle, l'agonie du grand chanteur) n'expriment peut-être pas toute la sincérité de l'emportement qu'elles devraient éprouver; mais il y a de telles élégances dans le ton et les lignes de ce tableau, qu'il mérite, malgré cela, de chaleureuses félicitations.

La sainte Cécile, écoutant les harmonies de l'Art sacré, au fond d'un rêve mystérieux, paraît religieusement comprise. La vision toutefois est trop distincte: les yeux de l'âme perçoivent des réalités, en effet, mais ces réalités sont un caractère autre que celui de la chair et du sang, proprement dits.

La peinture de Murillo, celle même de Raphaël, se sont rapprochées souvent de l'idéal à ce sujet. Est-il donc impossible aujourd'hui, sans recourir à des moyens inférieurs, de pénétrer la lumière d'une apparition de cette couleur solennelle, inquiétante et terrible qu'elle nécessite? N'avoir à sa disposition qu'un grand talent ne suffit pas pour exécuter ces sortes de sujets.

Les Corybantes exultant autour du berceau de Jupiter, l'églogue des Bergers, les supplications d'Orphée, retenant l'ombre d'Eurydice, la danse lascive de Salomé devant Hérode (toile des plus remarquables par la solidité du dessin, la vitalité des nus et des modelés et par la bonne couleur), le Saül écoutant David, et cette superbe composition intitulée l'Assaut, où les qualités de mouvement et de force sont absolument incontestables, où la précision du geste est si savamment étudiée et rendue, où le coloris, obtenu par des effets sobres et purs, est répandu si heureusement;—toutes ces toiles qui symbolisent les unes la musique sacrée ou guerrière, la pastorale, la puissance des accents enivrants, furieux et mystiques; les autres, les danses de joie et de luxure, ou celles qui surgissent, hystériques, de l'ivresse mêlée à la mort,—toutes ces peintures, disons-nous, procèdent d'un même sentiment, très sincère et très pur de l'art moderne, attestent une personnalité supérieure et, nous n'hésitons pas à le dire, une seule d'entre elles suffirait pour établir le talent et la conscience d'un vaillant artiste.

Les deux tableaux, Marsyas vaincu et le Jugement de Pâris, semblent clore cette série symbolique: l'une en figurant le triomphe de l'art céleste sur l'art grossier, qui consiste à reproduire servilement les choses de la nature, et l'autre le triomphe de la Beauté idéale, but suprême de l'Art lui-même.

Ce dernier tableau qui présentait des difficultés de tous genres, nous paraît être le meilleur à cause de la prodigieuse élégance d'expression qu'il nous offre. La Vénus, sous cette affectation de modestie, symbolise parfaitement la pensée de l'artiste, et cette apparente ingénuité est un charme artificiel et moderne qu'elle s'ajoute, et que les Grâces ne sauraient lui reprocher.

Les dix médaillons qui représentent, avec des enfants aux têtes caractéristiques, l'Histoire de la Musique dans l'Humanité, sont composés avec une recherche de simplicité, dans la couleur, qui dépasse parfois le but et qui les font ressembler à des grisailles. C'est là une tendance aussi fatale que celle de pousser la couleur à outrance, en vue de surprendre mi public irréfléchi. En craignant toujours d'user de la lumière, on s'expose à éteindre absolument la couleur. Constatons cependant beaucoup de franchise et de pureté dans la plupart de ces médaillons: l'un d'eux, surtout, Germania, nous a paru d'une inspiration charmante.

Dans la seconde Salle supérieure, ont été placés deux autres grands sujets, la Comédie et la Tragédie, entre lesquels sont exposées les Muses, au nombre de huit seulement. La neuvième, Polymnie, n'ayant point trouvé de place sur la cimaise.

La ravissante peinture représentant La Comédie est très brillamment imaginée. Rieuse, Thalie, (dont le visage veut rappeler celui d'une aimable artiste parisienne, mademoiselle Massin) vient de précipiter, à coups de verges, des hauteurs du ciel, un faune grotesque, vieux et enflammé. Celui-ci tombe, recouvert par endroits, de la peau de lion dont il s'était revêtu, et qui, par allégorie, le mord vigoureusement dans les hasards de cette chute. Le gouffre bleu, qui les reçoit, ne l'engloutira pas assez vite pour qu'une flèche définitive ne l'atteigne pas à travers l'espace. Les Ris et les Jeux, dont l'un tient son arc bien tendu sur le monstre, achèvent l'humiliation de sa déroute, au milieu des rires d'une joie moqueuse.—Toile délicieuse où se révèlent des qualités de finesse et de naturel, d'un goût élevé et original. Le raccourci du faune est dessiné de main de maître, et le coloris est d'une lumière très harmonieuse.

La composition opposée, La Tragédie, est une œuvre remarquable, bien qu'inachevée, nous semble-t-il. La Pitié, blanche sous ses voiles de gaze noire, supplie dans une attitude abandonnée du plus savant effet.

La Fureur, se précipite avec une décision superbe. La couleur et la valeur des groupes sont de premier ordre. Toile où la maîtrise d'un beau talent se reconnaît dès le premier coup d'œil.

Entre ces deux tableaux, la galerie des Muses offre un aspect des plus séduisants et des plus gracieux. Toutes sont des visages exquis, parmi lesquels les têtes d'Uranie et de Terpsichore, nous ont paru de nature à ravir plus spécialement le regard. Les costumes d'une opposition de couleur riche et nouvelle, sont drapés avec une haute distinction et un art parfait. Le lambeau de pourpre noué autour du front de Thalie, et qui rappelle le côté bohémien de ses enfants préférés,—de ceux qui vont par les routes sur le chariot de Thespis,—est un effet moderne des plus heureusement rendus. Les carnations, pour n'être pas célestes, si l'on veut, sont toutefois bien éclairées, et sévèrement peintes.

Voilà l'œuvre.

Faut-il maintenant exprimer le sentiment personnel qu'elle nous inspire? Faut-il se déclarer au point de vue de l'Art suprême des grands peintres passés, présents et à venir? Faut-il, en un mot, cesser de juger en homme du monde et statuer sur ces toiles, d'une façon plus haute en les éclairant du flambeau que toute intelligence éprise de lumière, d'enthousiasme et de beauté, sent resplendir en elle?...—Il est difficile de le faire.

Toutes les fois, et c'est le cas actuel,—qu'il s'agit, après avoir examiné avec conscience, de prononcer un verdict de quelque importance sur un ouvrage, le critique devrait être saisi d'un sentiment de défiance (non de lui-même) mais bien de l'expression qu'il sera contraint d'employer pour formuler son jugement.

En ce temps de nuances spirituelles, où les paroles ne parviennent que déformées par la diversité d'acceptions que chacun, suivant son tempérament cérébral, leur attribue, il est devenu impossible à un artiste sérieux de dire tout uniment: «Ceci est bien, ceci est mal,» et de trancher militairement, des questions devenues complexes.

Il faut d'abord nettifier ce qu'on entend par ce bien et ce mal. Autrement l'on s'expose, n'ayant pas tenu compte de ses auditeurs, à être compris parfois au rebours de sa pensée et, le plus souvent, de travers. Bref, dans la Babel des théories esthétiques modernes, il importe d'établir toujours, avant un prononcé quelconque sur une œuvre d'art, ce que l'on entend, soi-même, par cet Art Universel au nom duquel on prononce. Sinon, de quel droit, pourrait-on accepter et faire reconnaître le mandat très grave, en toute circonstance, de juger quelque chose?

Tout lecteur doit d'abord réclamer d'un critique ce que l'électeur commence par réclamer de son député: savoir, une profession de foi claire et absolue, au nom de laquelle celui-ci peut être investi du droit de défendre, d'éclaircir et de statuer.

Or, en ces conjectures, voici la nôtre:

Le Beau, c'est l'Art, lui-même: la Vérité, la sanction, le but. Hors lui, nous ne voyons plus que la Vie et ses non-valeurs intimes au-dessus desquelles l'Art a précisément pour mission de nous élever sous peine de déserter sa destinée.

Le Beau n'a rien à faire avec le Joli, qui n'élève pas, qui ne grandit pas. On peut enfler les lignes du Joli, on n'obtiendra pas de lui la plénitude; les dimensions d'une toile ne la feront pas plus étendue qu'elle n'est en réalité, et ce n'est pas de cette grandeur-là qu'il s'agit en matière d'art. Une tête de cocotte sur un torse de Michel-Ange ne me représentera jamais une muse.

Qu'est-ce donc que le Beau véritable? Et à quel signe le reconnaître?—Nous répondrons: «Si vous ne l'avez pas en vous-même, vous ne le reconnaîtrez nulle part.»—«Le beau, dit Winkelmann, est comme l'eau claire, sans couleur, odeur ni saveur particulière.» Ceci veut dire que l'impression de beauté qui se dégage d'une œuvre d'art n'est subordonnée ni au sujet que représente cette œuvre, ni même aux qualités d'exécution qu'elle peut offrir.

Le Beau est indépendant de ces contingences: il se manifeste par elles, mais il est avant tout dans l'âme de l'artiste, et il baigne, pour ainsi dire, intellectuellement l'ensemble de l'œuvre en général.

En peinture, ce sentiment qui doit émaner d'une toile, n'est renfermé ni dans le dessin, qui, suivant l'expression d'Ingres, est la probité de l'Art, ni dans la couleur qui est, suivant la pensée de Delacroix, l'âme extérieure des choses. Il est l'impression que laisse, dans l'Esprit, la vue de la composition dans son unité abstraite.

Le Beau est, de sa nature, un et infini. Ses manifestations sont aussi multiples que les étoiles du ciel. Tout sujet lui est bon: tout moyen lui est possible: toute mèche peut brûler en ce flambeau, pour produire la lumière. Les différents degrés d'intensité de cette lumière, qui a sa correspondance en chaque homme digne de ce nom, ne proviennent dans les œuvres d'art où ils apparaissent, que des différents degrés de puissance conceptive et expressive dont sont douées les âmes des artistes: voilà tout.

Ainsi, lorsqu'en peinture, par exemple, la vue d'un tableau ne nous cause pas cette magique impression où la nature apparaît comme transfigurée par l'atmosphère idéale que l'Art seul peut répandre sur les choses, nous devons, quelles que soient les habiletés de main d'œuvre et les qualités diverses du peintre, nous prémunir contre l'artiste qui l'a produite, et faire nos plus grandes réserves touchant la véritable valeur de cette toile. L'impression que laisse, non le métier, mais le style de l'œuvre, classe seule l'artiste en notre esprit.

Si donc, fortement pénétrés de ces convictions,—et elles sont, en nous, inébranlables,—nous entrons dans la Salle des Beaux-Arts, pour y connaître l'œuvre de M. Paul Baudry, le jugement que nous porterons sur elle, d'après l'impression qu'elle nous laisse, sera le suivant:

M. Baudry était, certes, tant par la nature de son talent, la sincérité et la conscience de ses efforts, toujours chercheurs, que par les garanties de jeunesse et de mérite réel, progressif, qu'il offrait, l'un des peintres les plus dignes de recevoir la tâche qui lui a été confiée. Peut-être, même, était-il le seul qui pût mener à aussi bien une telle mission. Mais il a le malheur d'exister dans une période de l'École française,—celle qui commence,—dont les tendances esthétiques, déjà pressenties en son œuvre, sont tout simplement déplorables au point de vue de l'Art magistral. L'Enthousiasme sacré, sous l'appréhension de se compromettre en tant que distinction, est enchaîné dans le cœur de l'artiste moderne.

La Beauté réelle, profonde, qui seule a le droit de pénétrer dans le Sanctuaire disparaît des conceptions générales, pour faire place à nous ne savons quelle grâce équivoque où les plus riches talents se complaisent à cœur joie. Loin d'élever le niveau des meilleurs entendements de la génération qui vient (selon le devoir unique de l'Art véritable), l'impression qu'elle laisse ne peut qu'affadir l'énergie, glacer l'imagination et même entretenir un esprit de scandale contre les tentatives plus hautes vers la pure Beauté.

Nous ne pouvons pas reprocher à M. Baudry de manquer absolument de génie. Ce serait une mauvaise guerre. Nous nous bornerons à constater la très fière élégance de son talent, sa souplesse acquise et même une certaine noblesse artistique dans le goût général de ses compositions. Mais nous constaterons aussi ce défaut grave, et même, selon nous, capital, qui devait être évité dans une œuvre de l'importance de la sienne: le manque de grandeur et, trop souvent, d'élévation dans son œuvre accomplie. Ce défaut, qui éteint son style et en pâlit toute la beauté, nous souhaitons vivement qu il s'en sépare à l'avenir, s'il est de la nature de ceux qui osent.

LA TENTATION DE SAINT ANTOINE

par Gustave Flaubert

Le grand artiste qui vient de nous donner cette œuvre encore, la Tentation de Saint Antoine a cette fois, par la double nature de sa conception, placé dans une situation fort singulière l'esprit de qui entreprend de juger ce livre avec quelque profondeur.

Il importe de nettifier tout d'abord cette situation, afin de ne point tomber dans les verdicts obscurs et irréfléchis, dans les malentendus risibles, que ce sombre Songe littéraire a suscités chez les critiques proprement dits.

Voici la trame de l'œuvre:

—Un anachorète—(saint Antoine, soit)—vieilli dans les Thébaïdes, épuisé de jeûnes, sanglant de coups de discipline, échauffé par l'esprit des lieux arides, veille un soir plus tard que de coutume. Il vient d'éprouver, pour la première fois, l'inquiétude de son destin. Il a, pour tout bien, une croix, une cabane et une cruche cassée; en un mot, tout ce qu'il faut à l'Homme, quand l'homme est digne de ce nom. Cette nuit-là, le péché se glisse au cœur du vieillard; il faiblit sous le poids des souvenirs de gloire, d'amour, de sagesse mondaine, qui hantent sa solitude.—Il est las: «Oh! seulement un petit champ!... une peau de brebis!... du lait caillé qui tremble sur un plat!»—Ce désir originel suffit: cette fissure deviendra tout à l'heure l'effrayant portail de tout l'Enfer.

Non point de l'Enfer allumé par Goya dans son terrible dessin; car, au point de vue logique, on peut dire que jamais homme ne fut moins tenté que saint Antoine, si le Diable ne lui a dépêché que de pareilles visions pour le séduire. On peut même ajouter qu'il n'est pas d'homme assez dépourvu de toute espèce de bon sens pour hésiter une seconde à devenir un saint, si l'immense horreur imaginée par Goya lui passait vivante devant les yeux, au fond de quelque désert.

Le Diable de Gustave Flaubert est plus dangereux: c'est le Satan immortel déployant sa queue de paon. Les visions enivrantes, mélancoliques, orgueilleuses, semi-divines, se brodent sur le crépuscule des nuits orientales, évoquées aux regards parfois éperdus d'Antoine. Elles défilent, objectivées par son cerveau bouillonnant, et vitalisées par la substance correspondante dont dispose l'Enfer en éveil autour de lui.

L'illusion du Saint est corroborée par l'autre illusion, dans une mystérieuse identité. La nuit est devenue une lanterne magique de proportions colossales. Voici d'abord la Reine de Saba (ces quinze pages sont le chef-d'œuvre du livre); puis les métaphysiciens, leurs dictons à la bouche; puis tous les Hérésiarques avec leur unique parole; puis les Mages, Simon, Appollonius de Thyane; puis tous les Dieux du monde, puis les bêtes des cieux, de la Terre et de la Mer, puis le Diable, sous les trait du disciple Hilarion, qui, ôtant de son front cornu ce masque, la Science, emporte l'anachorète dans les abîmes de l'espace, avec des paroles dont la profondeur triste jette comme un voile de désespoir sur les Créations.

Antoine lui échappe d'une prière, d'un regard levé vers le vrai Ciel,—vers celui qui est partout et nulle part;—et le voici retombé sur sa Montagne, entre la Mort et la Luxure, qui s'acharnent l'une contre l'autre en sœurs ennemies. Enfin, se dressent à ses côtés, le Sphynx et la Chimère!... L'attrait de l'Inaction éternelle! du Sommeil sans Rêves! de la Matière unique.—«Oh! la devenir!...» s'écrie-t-il, brisé par la Tentation.

Mais, soudain, le jour commence à luire: l'Orient s'empourpre; des nuages d'or roulent sur le ciel. L'œuvre compliquée du Prince des Ténèbres a passé comme une fumée; et, baigné de lumière, saint Antoine, les bras à l'entour de la Croix, son salut, son espérance, voit resplendir, dans le soleil levant, la face de Jésus-Christ.

—Bien.

Voici maintenant, ce que pourrait dire un chrétien très bourru relativement à l'esprit littéraire qui a présidé à la composition de l'œuvre:

—L'artiste doit conformer à leur notion les types historiques dont il se sert: autrement, qu'il n'y touche pas, il lui est facile d'en créer d'imaginaires. C'est une faute d'art capitale de se servir de la vitalité toute faite d'un personnage connu, de s'en autoriser, à priori, et de faire ensuite bon marché de ce qui constitue précisément l'âme, la nature et la vie de ce personnage, de le représenter autre, enfin, qu'il doit être. C'est là de l'ingratitude.

Tout est permis, hors cela, parce qu'alors le lecteur devient aussi indifférent que l'auteur: il ne voit, par la contradiction, qu'une sorte de mannequin. Or, dans le saint Antoine de Gustave Flaubert, je ne reconnais pas un saint, mais un homme du monde, avec une fausse barbe, et dont les paroles ne sont pas en rapport avec le cilice et la robe dont l'affuble notre auteur.

Cet homme-là n'a jamais été capable d'être seul avec Dieu.

Comment! pas une tendresse naïve, enfantine? Pas un bon sourire? Pas une gaucherie de paroles? Pas une expansion de charité chrétienne et vivifiante? À peine une sèche et courte prière, cherchée et arrachée littérairement par la situation! Pas une effusion d'amour, ardente, jaculatoire, féminine, pour le Dieu qu'il aime et dont il est aimé? Alors qu'il ne doit y avoir que cela de vrai au monde pour lui, absolument, puisqu'il est un Saint, et un grand Saint! Où est le côté «petit enfant» nécessaire, sine qua non, chez ce chrétien canonisé, bien que Jésus-Christ ait expressément dit: «Si vous n'êtes pas tout d'abord semblables à l'un de ces petits enfants, qui croient en moi, vous n'entrerez pas dans le royaume des Cieux!...» Mais saint Antoine, ici, a beau marmotter le Credo, c'est un saint artificiel sorti des ateliers de M. Renan, un saint en bétons agglomérés (système Coignet)!—Ce qui désunit l'œuvre, c'est la non-vitalité du personnage qui la supporte tout entière, et qui, d'instinct, sonne quelque peu son toc. On pourrait mettre ce saint Antoine sur un pain de Savoie ou toute autre pièce montée, avec une robe en chocolat.—L'auteur ne s'est pas pénétré, comme il le devait, de l'esprit évangélique, car un saint doit se retrouver même en ses hallucinations.

Voici maintenant ce qu'un artiste, chrétien aussi, peut répondre:

Ce livre, indépendamment de la philosophie très orthodoxe et très romaine qu'il contient en son impression définitive, étant, par mille détails, l'un des plus curieux et des plus colorés qui se soient jamais produits, il serait absurde de se montrer sévère sur le seul côté attaquable qu'il présente. Cela, dis-je, serait injuste, et témoignerait d'une mauvaise foi décidée ou d'un esprit sans valeur.

Et, d'abord, on peut retourner l'argument d'une façon bien autrement sérieuse en faveur de l'auteur, et avec plus de vérité; car il s'agit, ici, d'un très grand artiste, doué d'une magie d'expressions et d'une puissance d'étrangeté tout à fait exceptionnelles. Et je doute que ceux qui se rebellent puissent faire mieux que lui!...

Saint Antoine fut tenté (ceci est de notoriété publique) d'une façon particulièrement prodigieuse. Ce dut être, en effet, pendant quelque nuit où, fléchissant sous la lutte charnelle, il se trouvait désarmé de sa charité, abandonné de la grâce, par une haute épreuve de Dieu. Le saint Antoine de Flaubert est donc tel qu'il doit être au moment choisi.

Il fut permis alors—enjoint peut-être—au Démon de mettre en jeu tous les artifices et tous les mirages de son empire contre le Solitaire. La proie étant de celles que convoite beaucoup le chasseur des âmes, ce dernier déploya ses magnificences funèbres pour captiver le bon saint; mais les choses et les êtres qui apparurent ne devaient être, en réalité, perçus d'Antoine que suivant leurs concordances avec sa manière de les éprouver et de les concevoir. De là cette folle reine de Saba qui n'est point l'amère visiteuse du grand Roi de Judée, mais bien la diabolique et étroite idée que s'en est fait saint Antoine lui-même. Il en est de même des Mages, des Hérésiarques et des dieux grecs; d'ailleurs les six cents volumes d'Origène sont condensés dans le mot que celui-ci prononce.

Quant à l'Œuvre totale, c'est un cauchemar tracé avec un pinceau splendide, trempé dans les couleurs de l'arc-en-ciel!

Oui, ce livre est merveilleusement amusant et donne à penser. Pour l'aimer, il ne s'agit que de se priver du ridicule d'être trop difficile, voilà tout.

LE CAS EXTRAORDINAIRE DE M. FRANCISQUE SARCEY

Jusqu'à présent, j'avais dû croire que le prince des critiques était une sorte d'excellent homme, doué d'une pondération de jugements et d'une fermeté de convictions rappelant d'autres âges. De plus, il avait fait partie, en 1876, de l'un des jurys qui me décernèrent, si j'ai bonne mémoire, un prix quelconque, et je m'imaginais, entre temps, lui devoir une vague reconnaissance. J'honorais donc en lui, malgré de légères dissidences littéraires, l'un des plus sympathiques maîtres du feuilleton théâtral, un homme incapable de malveillance ou d'injustice volontaires.—Passons sur ces illusions perdues...

Au cours de son article de lundi dernier, je lis dans le Temps,—à propos de l'une de mes œuvres représentée ces jours-ci, au Théâtre-Libre, les surprenantes paroles ci-dessous imprimées:

«—Toute la critique de théâtre s'était donné rendez-vous en cette petite salle... qui était comble...

Suivent trente lignes dont le sens probable serait que la totalité des articles qui venaient de paraître à ce sujet,—soit cent vingt ou cent vingt-cinq, selon l'envoi des Agences,—n'a point passé inaperçue du signataire,—qui ajoute:

«—J'ai CRU VOIR que, sous la phraséologie des compliments de commande, TOUT LE MONDE passait condamnation sur cette œuvre... en laquelle un forçat veut tuer des bourgeois ventripotents... Elle a reçu un accueil ASSEZ FROID, même des amis de l'auteur. Et je n'en parlerai pas, car, puisqu'il est constant que l'on n'en peut rien faire, la discussion ne serait pas utile.»

Je n'ai pas à défendre mon ouvrage, qui, une fois écrit, ne m'appartient plus. Me trouvant, d'ailleurs, sous les dédains du grand critique, en compagnie de Shakespeare et de Victor Hugo, je ne pourrais, loin de récriminer, que me louer des hauteurs de plume d'un «écrivain» dont les éloges seuls sont désormais à craindre. Quelque évident et incontesté—sinon par lui—que soit le beau succès, (dont je suis très fier), de ces trois soirées d'épreuve. M. Sarcey le peut nier si bon lui semble. J'ajouterai même qu'il serait monstrueux que ce drame lui eût agréé! et qu'il n'était nullement besoin de nous «jurer» sa sincérité à cet égard. Nul n'en doutera jamais.

Mais qu'il prenne, brusquement, sur lui de revendiquer de la sorte, pour lui seul, le monopole de l'intégrité au mépris de celle de ses confrères, qu'il essaie d'insinuer, sur le ton léger de la bonhomie, que TOUS les critiques, malgré leur nombre et l'autorité de quelques-uns, ont, par une complaisance aussi humiliante que déplacée, menti hypocritement au public et à leur conscience, en affirmant, en cette œuvre, une valeur positive et en constatant son succès réel;—qu'il s'arroge ainsi sur eux, à mon sujet, une suprématie à ce point pédagogique, et jusqu'à traiter leur style de «phraséologie»,—cela dépasse quelque peu, ce semble, les droits de la Critique digne d'elle-même. Il m'est pénible de me voir l'occasion de ce manque d'égards et de cette petite calomnie envers le grand nombre d'écrivains, mes invités, auxquels je dois l'estime où ils me tiennent.—Il n'avait pas à les résumer en une interprétation malveillante et dommageable pour moi, en dénaturant leurs éloges selon les besoins de sa cause. S'il ne s'agissait encore que de moi, je n'aurais pas à m'en préoccuper,—pas même à répondre. Mais il s'agit de ceci, que des écrivains aussi soucieux, avant tout, de leur dignité que M. Sarcey peut l'être de la sienne, se trouvent traités par lui, à son sujet, de «complaisants DE COMMANDE», simplement parce qu'ils ont exprimé au public, sur mon drame, une opinion qui diffère de la sienne. Je me vois donc, cette fois, contraint de prendre M. Sarcey au sérieux et de lui adresser, au moins pour mémoire, une observation de nature à le rappeler au sang-froid et aux plus élémentaires convenances. Bref, ce n'est pas l'un de nos invités que j'ai à défendre: je suppose que celui-ci s'en acquitterait fort bien lui-même et d'un simple haussement d'épaules;—c'est leur collectivité, pour abstraite qu'elle soit, que mon devoir d'amphitryon est de faire intégralement respecter.


À vrai dire, j'espérais que, de lui-même, en se relisant, M. Sarcey rectifierait, aujourd'hui, son énormité. Je lui ai laissé régulièrement ses huit jours pour s'en apercevoir. Un mot eût suffi. Je parcours son nouveau feuilleton. Bien qu'il y parle encore du Théâtre-Libre, je n'y trouve pas ce que j'attendais. S'excuser de cette vétille?... Bah! Pourquoi faire? Il semblerait que l'idée même ne lui en est pas venue.

Cependant, j'ai sous les yeux des journaux qui me prouvent que l'illustre critique sait revenir quelquefois, de lui-même, sur les erreurs ou les écarts qui lui ont échappé. J'en dois le communiqué à deux de mes amis et parents, officiers de marine, qui les ont lus à l'étranger.

Par exemple, ces trois numéros consécutifs du journal le Gaulois, en date des 23, 24 et 25 juin 1870.—Au long d'un article intitulé les Talons ronges, M. Francisque Sarcey (ex-talon rouge lui-même, ayant longtemps signé Sarcey de Suthères, car il était né en cette localité vers 1827), avait aussi CRU VOIR que M. le comte de Nieuwerkerke, alors aux Beaux-Arts, méritait d'être redressé en toute «sincérité». Celui-ci donc lui envoya deux de ses amis qui, d'abord, ne le trouvèrent pas.—Spontanément, M. Sarcey publia, de lui-même, dès le lendemain, dans le même journal, un article intitulé Une erreur, déclarant qu'on avait surpris sa religion, il se frappait la poitrine, en jurant qu'il s'était grossièrement trompé, etc., le tout sur le ton léger des Errare humanum est qui est spécial aux natures sagaces, pressées de causer d'autre chose.—Mais M. de Nieuwerkerke ne trouvant pas la rectification suffisante, envoya ses deux amis, MM. les généraux Bourbaki et Douai, trouver chez lui, cette fois, M. Sarcey, démarche qui amena, dès le lendemain, la note suivante, insérée au Gaulois du 25, et reproduite par les autres journaux:

«Je ressens un réel chagrin d'avoir employé, a l'égard de M. le comte de Nieuwerkerke, des expressions en désaccord avec l'estime que je professe pour sa personne;—et, dans le nombre des idées émises par moi, il y en a que je n'aurais jamais du exprimer,—d'aucune façon. Car on ne doit jamais attaquer les personnes.»—(Ah! cela, c'est très vrai! du moins, à l'étourdie et sans avoir froidement pesé les conséquences possibles d'un tel acte).—«attendu que l'homme peut avoir des amis bien élevés, qui sont les nôtres.»—(?)

Signé: Francisque Sarcey.

De pointilleux esprits, à style «tortillé et précieux», pourraient inférer de ceci qu'une sorte de panique ou d'affolement a seule dicté de telles paroles. Non. Ce serait s'abuser que de le croire. M. Sarcey, je veux et dois le penser, a été «sincère» ici, comme la veille. En une ou deux précédentes rencontres, il s'était conduit comme tout le monde. Si sa prestance physique le rend un peu veule à l'épée, il sait tenir un pistolet.—Ainsi, d'après une légende, ayant eu son chapeau traversé, de part en part, en un duel à cette arme-ci, le grand critique parcourut Paris, à la bourgeoise, d'un pas tranquille et lent, durant près d'un semestre, le chef coiffé de ce glorieux chapeau: fantaisie à laquelle il dut renoncer, à la longue, sans doute à cause des rhumes de cerveau qu'entretenaient au-dessus de son crâne ce perpétuel courant d'air. Sa fermeté ne saurait donc être mise en cause dans l'aventure dont nous parlons. C'est toujours par un besoin de sincérité, cette fois héroïque, par exemple, qu'il a signé cette petite note officielle, et nul ne saurait que le louer d'avoir si publiquement reconnu que, s'il avait CRU VOIR, il avait mal vu.—Inclinons-nous donc, sans commentaires, et passons en constatant que, forts de ce précédent, nous avions le droit d'espérer, de sa part, quelques mots de regrets, d'ailleurs, tout simples et tout naturels, au sujet de son lapsus calami, comme il disait à ses élèves de Lesneven (Finistère), du temps de son professorat.


Hâtons-nous d'ajouter qu'en dehors de ces mésentendus, le prince de la Critique a continué (et continuera longtemps encore, je l'espère), de nous prouver sa sincérité, sa haute honorabilité.—Il sut quitter le Gaulois, lorsque ce journal devint un organe bonapartiste. Sa dignité ne pouvait, en effet, s'accommoder d'écrire dans une feuille d'une nuance opposée à la solidité des siennes. Il a décliné, par une austère modestie, la croix de la Légion d'Honneur. Cependant il compte, à son actif, divers travaux littéraires, savoir: 1o sa brochure si remarquable intitulée: Faut-il s'assurer? (laquelle il écrivit sur commande d'une Compagnie d'assurances, à ce que nous apprend le Dictionnaire Larousse), et, 2o, le si intéressant livre intitulé: Le Nouveau seigneur du village, où l'ascétique protecteur du féminin Conservatoire actuel cingle, du fouet de la satire et dans un accès de morale sincère, certains maires de quelques bourgades, sous le second Empire. Je regrette, même, que mes loisirs ne me permettent pas d'en offrir ici quelques citations, à rendre jalouses les ombres de Juvénal et de Tacite. Ces ouvrages, joints au ballot de ses feuilletons, justifient la considération dont l'honorent tous les esprits éclairés, et l'autorité avec laquelle il juge les œuvres des grands hommes.

Pour conclure donc, devant cette imposante personnalité,—et pour éviter, surtout, de donner à la nouvelle petite «erreur» de l'autre jour plus d'importance qu'elle ne mérite, nous dirons que si M. Francisque Sarcey, faute peut-être de s'en être aperçu, n'a pas cru devoir adresser, à ses confrères et à moi-même, les quelques mots d'excuses bien élevées auxquels nous étions en droit de nous attendre, je crois être l'interprète de tous ces messieurs, et de leur sourire, en l'en dispensant aujourd'hui.

LE SOCLE DE LA STATUE

À quoi bon la hache? Ne t'arme que d'épingles, si tu n'as pour objectif qu'un ballon.

Proverbes futurs.

Plusieurs, certes, en parcourant l'histoire suivante, apercevront, sous l'apparente fantaisie des épisodes, sous leur inévitable trivialité même, la figure du notoire personnage dont j'ai, peut-être, voulu parler. Et quelques-uns pourront s'étonner de me voir ainsi condescendre à plaisanter les débuts, le foyer natal et les origines d'un «grand homme» (estampillé tel, du moins, par des majorités négligeables).

Soit dit du fond de ma pensée, tout le premier j'estimerais comme d'un bien médiocre esprit de songer, dans l'espèce, à des ironies de cet aloi, si le prétendu «grand homme» eût été réellement autre chose que gros, sonore et stérile, s'il eût fondé ou détruit quelque chose, s'il eût laissé une œuvre quelconque,—s'il eût émis une idée nouvelle, noble et redressante, que l'on osât notifier sans sourire du tonitruant hâbleur,—sil se fût distingué, seulement, par quelque vertu militaire,—ou, même, domestique.

Mais devant le fatras de ses discours, étalés sous mes yeux, je me trouve en présence d'un tel néant que je ne puis distinguer, qu'au microscope, ce patriotique homme d'affaires puisque, malgré le volume de sa voix, je ne pourrais l'entendre qu'au microphone. En fait d'«attitude politique» on doit exiger autre chose d'un grand homme que de se tenir l'œil au ciel, une main sur le ventre et l'autre dans la poche (dans le sac, parfois) en pérorant à tue-tête, à l'aide de poumons forains, ces sordides lieux communs dont le propre est d'escroquer toujours, et par milliers, les votes et l'enthousiasme des cœurs bas, des intelligences de cabarets, des êtres sans Dieu. Personne, jamais, même parmi ses plus caudataires fervents, n'a pris au sérieux, ce chantre retors de tous les lutrins de barrière.

Tous les discours et les bronzes n'y feront rien, ni les lions à face débonnaire sous lesquels on le symbolise. L'Histoire classera ce tribun comme un hybride et mâtiné produit du vénal Danton, de l'éloquent Robert-Macaire, et du visqueux Louis Blanc.

C'est pourquoi, devant la médiocrité de cette boursouflure, n'entrevoyant, au fond de son épopée et de «l'opportunisme» louche de son apparition, que l'entité d'on ne sait quel obèse patriote «d'occasion», d'une incapacité fougueuse, j'ai cru faire acte de français en ne voulant écrire à son sujet que cette fantaisie, aussi peu «sérieuse» que sa mémoire.

En l'an de grâce 1869, un soir d'hiver, dans une de nos sous-préfectures, dix heures étant sonnées à la mairie, M. Gambade père, vieil épicier méridional, enjoignit au nommé Pacôme, son principal garçon, de fermer et boulonner, selon la coutume, les auvents du tantôt mi-séculaire magasin de denrées coloniales et autres que le dit négociant tenait, depuis un avantageux successorat, au coin d'une rue assez importante de la localité.

Pendant que Pacôme, heureux d'obéir, exécutait avec une bruyante rapidité l'ordre du patron, celui-ci, ayant quitté son tablier à bavette et empilé ses livres de caisse, saisit la lampe, «enfila» l'escalier et pénétra au premier, dans la chambre, d'ailleurs nuptiale, où l'attendait sa femme, assise en un fauteuil, au coin de l'âtre.

Mme Gambade venait de mesurer dans la théière, le noir sou-chong; elle surveillait la murmurante bouillote; deux moines, à ses pieds tiédissaient.

Les rideaux à ramages étaient soigneusement tirés devant les fenêtres.

L'époux revêtit donc une robe de chambre à pois, assura sur son chef une petite calotte de soie noire à gland, étaya ses lunettes d'argent sur ses sourcils, et s'étant plongé en son voltaire, à l'autre coin, se pencha pour ajuster ses pantoufles en recourbant péniblement un index.

Après quoi, Mme Gambade, comme on allait un peu faire salon, lui offrit un bol de la chaude infusion chinoise, toute sucrée et aromatisée de Kirsch, «de la Forêt-Noire.» L'ayant porté des deux mains à ses lèvres, il huma le délicieux breuvage à petites gorgées; puis reposa le bol sur la cheminée, avec une légère toux de satisfaction et un fort crachement sur le feu.

Il y avait un frais bouquet de violettes des bois auprès de la pendule.

Il en respira, pendant quelques secondes, l'âme naïve, toute trempée de rosée, sans doute pour oublier les senteurs qui montaient d'en bas, par les pores du plancher et qui, mêlées au parfum de cette pièce intime, y répandaient une odeur de petit-aigre, pareille à celle qui s'échapperait d'un wagon de nourrices.

Le tout accompli, Gambade père s'accota de biais, dans le fauteuil, le front appuyé à l'un des oreillards.

—A-t-on reçu des nouvelles de Paris? demanda-t-il.

—Pacôme nous montera tout à l'heure le courrier et le journal, répondit simplement Mme Gambade.

Ah! cette parole était grosse de signifiances et presque d'orages entre l'excellent couple! Unis, en effet, depuis le printemps de la vie, les époux Gambade avaient vu le ciel bénir leur hymen: bref, l'Être-Suprême leur avait accordé, bientôt, un gros garçon que Pacôme lui-même avait déclaré beau comme les amours.

—Eh! c'est un dauphin!... s'était écrié l'heureux père en saluant cette apparition.

Au dessert du repas des relevailles, la nourrice,—au milieu des détonations de l'Épernay carte blanche, qui ponctuaient des citations,—avait apporté le môme prédestiné. Celui-ci, effrayé peut-être à la vue des faces patibulaires qui entouraient la nappe, s'était mis à brailler à tue-tête.

—Eh! le gaillard est doué d'une voix de Stentor! s'était écrié, de rechef, Gambade père.

—Il ira loin! Tiens-toi, bien, Potin!... avait appuyé un flatteur, auquel, pour cette parole, échut un sourire de la jeune mère, car c'était le «Tu Marcellus eris» de la circonstance—et le mot avait chatouillé les deux époux au plus secret de leurs ambitions.

—Pas de visées trop hautes! avait toutefois remarqué M. Gambade: l'ambition, mal calculée, souvent nous perd. Messieurs, choisissons-lui plutôt un prénom.

Une vocifération générale ayant répondu, d'une manière indistincte: «Napoléon!» l'amphitryon, tout enluminé d'une fierté légitime, avait encore secoué la tête, puis, d'un air à la fois modeste et fin:

—Oh! non point que je sois hostile à cette idée!—avait-il déclaré;—non, messieurs; toutefois, je préférerais un prénom neutre et sonore... qui éveillât bien l'idée de Napoléon, si vous voulez... mais... sans casser les vitres!—Pantaléon, par exemple?

Ce ne fut qu'un cri et un toast: la nourrice emporta, tout baptisé, l'héritier présomptif.

Après l'épisode attendrissant du sevrage, le jeune Pantaléon grandit vite dans la demeure paternelle. Et quel feu-follet! Un vrai Trilby! Tantôt essayant les sucres d'orge, les réglisses, les jujubes, tantôt humectant les fruits secs d'une rosée bienfaisante, tantôt pétrissant la «castonnade» à même le tonneau.

Le reste du temps, appendu aux tabliers des garçons ou cajolé par les cordons-bleus et les chefs. C'était l'orgueil, la joie du magasin. Ah! l'enfant gâté!

Souvent, quand son père le surprenait se mouchant négligemment dans les papiers destinés à envelopper beurres et fromages, l'épicier disait: «Il faut bien que jeunesse se passe!» Où trouver, en effet, le courage de gourmander un si mutin espiègle?

Ses jeux favoris consistaient, par exemple, à s'entourer d'une douzaine de grands bonshommes en pain d'épice de son choix, qu'il s'adjoignait selon leurs coupes de figure; puis, assis au milieu d'eux, à leur parler, à leur débiter gravement de ces mille riens charmants, auxquels sa voix flexible semblait prêter une sorte de signification. En fait de jouets, il préférait les sonnettes aux tambours. À part cela, belliqueux, un vrai foudre de guerre.

Il raffolait, aussi, des petits ballons, alors très en vogue, qu'il lâchait dans les airs avec un gros cornichon dans la nacelle.

Mais son passe-temps de prédilection, c'était de dépenser une activité fiévreuse à tout bouleverser dans le magasin, de sorte qu'il fallait ensuite beaucoup de travail, pour s'y reconnaître et remettre les choses en leur place.

Car il posait alors, en évidence, dans les rayons principaux, les susdits cornichons et fruits secs, pour lesquels il manifestait un faible, et qu'il classait d'après le rassis de leur état. Puis, montrant son ouvrage à son père, il s'écriait:

—Tu verras! tu verras, papa, quand je serai grand!

Toutefois, comme l'organe, de jour en jour plus sonore, du jeune citoyen, finissait par empêcher d'entendre les additions, ses excellents parents, d'un commun accord, le fourrèrent au lycée: primo, pour qu'il y apprît à compter, à lire et à écrire; secundo, pour s'en débarrasser, car son tapage finissait par ahurir la clientèle.

Un fait assez grave se passa dès la première distribution des prix. Le jeune Pantaléon Gambade ayant obtenu le prix de Devoirs français, monta sur l'estrade, y fut accolé par une sommité et redescendit le front ceint d'une couronne de lauriers-sauce à faveur d'or. À cette vue, chose étrange, au lieu d'un rayon de joie éclairant la physionomie paternelle, une ombre parut tomber sur l'âme de Gambade père.

C'était un homme de grand sens, c'est-à-dire un homme dont la pensée était exclusivement bornée aux intérêts de son négoce. De là, l'estime dont il jouissait dans le commerce.

Il partait toujours de principes arrêtés en son esprit: «Tel père, tel fils»; «l'on chasse de race», etc. Donc, se demandait-il, en un soudain émoi, comment son fils pouvait-il être doué de facultés dont il se sentait lui, l'auteur, si essentiellement dénué? Un prix d'arithmétique, passe encore; mais de Devoirs français!! Comment cela?

Tout à coup, ses voisins virent se rasséréner son front, sur lequel ils avaient suivi avec anxiété le vol du nuage: Gambade s'était rassuré par la réflexion suivante:

—Aujourd'hui, tout se fait par protection; c'est, sans doute, quelque professeur qui, jaloux de s'ouvrir un compte chez moi, aura voulu me flatter indirectement dans ma progéniture.

Grâce à cette réflexion lumineuse, rien n'altéra plus la sérénité de Gambade père, durant le cours des humanités de son fils, malgré les prix réitérés de Pantaléon.

Un jour de vacances, par un beau soleil, comme Pantaléon s'ébattait à demi-nu, avec de jeunes amis, dans l'épicerie même, il arriva qu'au milieu de ses bonds joyeux, il tomba dans la barrique de mélasse et en sortit un peu étouffé et tout couvert de la précieuse marchandise. Tous ses petits camarades qui le connaissaient, coururent alors après lui, toutes langues dehors, dans l'espoir de recueillir ainsi quelques bribes de son inespérée déconfiture. Ce fut un chorus, une Union générale!... Il ne put se dérober, même par la fuite, à leurs caresses. Chacun s'en retourna chez soi, se félicitant de l'aubaine et de la générosité de Pantaléon.

Lorsque après l'adolescence, le jeune vainqueur eut franchi sans encombre les épreuves du baccalauréat ès-lettres et du barreau,—les examinateurs étant, cette fois, trop loin pour qu'il fût possible de prêter un intérêt quelconque à leur favoritisme,—la stupeur initiale rentra dans l'esprit de Gambade père et y devint rapidement énorme.

Partant, en effet, de ces principes: «Tel père, tel fils;—on chasse de race, etc.,» un fils dont les instincts se montraient si différents des siens propres, c'est-à-dire, de ceux que son fils eût dû avoir, le déconcertait! Pensée corrosive qui se logea dans sa quiétude comme le ver dans le fruit.

Son sommeil, d'abord s'en agita.

—Qu'as-tu? demandait Mme Gambade. Il répondait par un rire... sardonique,—sans rouvrir les yeux.—Que signifiait?... pensait-elle, en se rendormant.—Parfois il montait et descendait maintenant, sans motif,—pauvre âme en peine!

Peu à peu, ses sourcils prirent l'habitude du froncement:—«Ça, son fils??...» Parfois, distrait, et empaquetant gravement un hareng saur, il l'offrait, en clignant un œil morne, à qui demandait une botte de carottes nouvelles, (car il tenait aussi les primeurs) et c'était en tournant le dos qu'il ajoutait machinalement:—«Et avec ça?»

Son étoile pâlissait. Lorsque la patronne, en apprenant un succès oratoire de son fils, au Palais, pleurait de joie, Gambade avait, lui, des sourires d'une ineffable amertume. Dans ses rêves, il se voyait souvent écrasé par la chute d'une idole au front d'argent et aux pieds de pain d'épice. Et des nouvelles verbales de Paris lui arrivaient. Pantaléon y passait pour la coqueluche des Bohèmes, des gens sans aveu,—de lettres, en un mot. Quant à ses mœurs, il ambitionnait la gloire. Peu de femmes: il n'aimait que les «lauriers.»

Ses lettres étaient datées presque toujours d'un certain café du boulevard, que tout la gent artistique fréquentait alors; le jeune Gambade y politiquait, les matins, en donnant de la voix au point qu'à chaque instant, M. Madrure, le limonadier, le priait ou de mettre une «sourdine» ou de «déguerpir».

Gambade père répondait en missives acerbes, lui coupant les vivres.

—Et de quelle politique s'occupait-il, le blanc-bec? De fronder le gouvernement dans des feuilles de choux?... Un métier à se faire casser la pipe! Au lieu de revenir s'établir dans sa bonne épicerie paisible.

Puis, dilemme: «Tel père, tel fils: ou chasse de race, etc., etc.» Si ce n'étaient que des fredaines, pourquoi M. Pantaléon les prolongeait-il?... S'il était sérieux, comment pouvait-ce être un Gambade? Le pire était que ces frasques compromettaient encore la clientèle. On avait parlé de lui dans la localité même: de mauvaises langues;—et la pratique se méfie des denrées d'un magasin dont les patrons sont des cerveaux brûlés. Certes, Gambade père était bien connu: les errements de son fils ne pouvaient l'atteindre; mais enfin! à la longue!...

Un procès que Pantaléon avait plaidé, à propos de bottes, et gagné même, avait fait du bruit. La belle avance! Un Gambade n'était pas fait pour embrasser des métiers casuels où n'arrivent que des gens spéciaux;—spéciaux!—Que diable! on est épicier ou on ne l'est pas.

Dans l'épicerie, un fils n'est, au fond, qu'un successeur.

—Ma carrière est solide, utile et honorable, concluait Gambade père; il est temps qu'il rentre au bercail et qu'il devienne un homme...

—Bah! la politique, c'est de son âge!... répondait, joyeuse, Mme Gambade. Il jette sa gourme.

Tout ce bruit, d'ailleurs, prouvait que son fils avait du «toupet», c'est-à-dire ce que les femmes prisent le plus chez un homme (surtout lorsqu'il est, avec ça, bel homme).

Les Gambade en étaient donc là; ce fameux soir où tous deux se trouvaient en leur chambre et s'apprêtaient à se mettre au lit, pour se délasser des gros travaux de la journée.

Pacôme entra, presque aussitôt après la réponse de madame:—il apportait une lettre et un journal.

—Bon! c'est de lui! Voyons!... dit aigrement Gambade en faisant sauter l'enveloppe.

Il s'approcha de la lampe et, sourcils haussés, lunettes au front, tête en arrière, lut tout haut les lignes suivantes:

«Cher père, deux mots seulement. Tu dis que je déserte notre épicerie? Je prétends, au contraire, que grâce à moi, toute la France n'en semblera bientôt plus que la succursale. Tu me traites d'ergoteur? Soit; le mot signifie, selon moi, celui qui a des ergots.

«Donc, nouvel Étienne Marcel, je me porte à une députation de Paris. N'ayant rien de Thomas Aniello, ni de Colas Rienzi, je serai nommé.—Per che?... Parce que je sais, de manière à ne jamais l'oublier, que la Chambre est un endroit où l'on entre en disant: Citoyen,—et d'où l'on sort en disant: Monsieur;—voilà tout.»

—Député! lui! mazette, quel aplomb»!... murmura Mme Gambade.—Au fait, pourquoi pas? Lui ou un autre... pour ce qu'ils font...

—Il est fou, mais continuons! répondit simplement Gambade.

«Apprends donc, en ce jour, bon père, quels sont mes ambitieux desseins et juge s'ils sont carrés à la base.—Soit dit pour ta gouverne, un homme jadis exista, nommé Carnot, lequel, entre autres qualités, avait celle de trouver des hommes d'attaque.—Pour me distinguer de ce Carnot, je saurai m'entourer, moi, d'hommes secondaires ou nuls. Se flanquer d'hommes supérieurs? Bêtise, à moins d'être un Louis XIV: c'est l'astre se créant à lui-même d'inévitables éclipses. Un état-major médiocre, mais sûr, tout est là. Quant à la «Patrie», les nations riches se sauvant toujours très bien toutes seules, le premier venu suffit pour les représenter; le nom de tout soi-disant sauveur n'étant jamais que l'étiquette du sac.

Une fois bien assis et inféodé dans la grosse place, je laisserai tout écrire! Tout! E che mi fa? Toute diatribe, accusatrice ou non, n'est, au fond, qu'une réclame, en bon parlementarisme. Tenant en main la forte clef d'or toute-puissante du grand arbre de couche, au mouvement duquel s'annexent, subdivisés à l'infini, les millions de rouages dont l'ensemble s'appelle, en France, l'Administration, je serai, je le sens, le maître désiré, de l'humeur digestive duquel dépendra la fortune (c'est-à-dire la conscience) de tous. Avec cette clef-là, l'on se trouve, dans les vingt-quatre heures, déclaré,—c'est-à-dire être,—un «profond» politique. Ce rossignol-maître en poche, on peut donc laisser chanter à chacun sa chanson. On tourne la poignée administrative pendant les murmures. On syllabise, par intervalles, d'éloquents borborygmes, voilés de quelques-uns de ces demi-sourires éclairés qui suffisent, aujourd'hui, pour persuader un pays entier de la capacité d'un homme. «Ils chantent! Ils paieront!» comme disait un grand ministre. Avec mes républicains, il suffira toujours, pour être estimé comme honnête homme, de n'aimer que l'Humanité future en méprisant la présente.

«En France, j'ai remarqué que l'énergie, la valeur et le «caractère» des gens se mesuraient à leurs cris et à leurs dégâts.—Tu te demandes, en me lisant, si je suis éveillé?... Sache qu'un jour, bientôt, les chefs de tous les partis, non seulement me laisseront faire, mais que, grâce à l'adresse avec laquelle je saurai ménager leurs défections, ces hommes s'enorgueilliront de m'avoir tenu tête une minute,—ou fait semblant,—et que le plus clair de l'estime que leurs partisans pourront leur conserver, ne proviendra que de ces protestations apparentes, sortes de pasquinades entre eux et moi, d'ailleurs, tacitement convenues. Per che? Parce que c'est ainsi, mon cher père, que doivent se passer les choses,—à cause de la grande indifférence, vois-tu, qui coule aujourd'hui, dans toutes les veines. J'en atteste les tiennes, dont je connais le sang.

«Quant à émettre des «idées» dans mes discours... J'ai là un vieux solde (laissé au rebut, et pour compte, par d'anciennes Chambres), de mots de sept et huit syllabes: environ deux cent cinquante-sept; par exemple, les mots: gouvernemental, constitutionnel, parlementarisme, concordataire, dans cette enceinte, etc. Enfin, DEUX CENT CINQUANTE-SEPT. J'ai mis dix-huit mois à les recueillir dans tous les discours qui ont «porté» à cause, uniquement, qu'ils étaient émaillés de ce vocable. J'affirme qu'il suffit de les écrire un à un, sans se presser, sur de petits bouts de papier, tous les deux cent cinquante-sept, puis de les jeter dans un chapeau et de les remuer ensuite, d'une main légère, pour qu'ils donnent des combinaisons de phrases à perte de vue, sans qu'il soit besoin d'aucune idée autre que celles qu'ils ont l'air de représenter par eux-mêmes, pour que l'individu qui aura le sang-froid de les articuler avec le plus léger semblant de cohésion, passe immédiatement pour l'un des plus miraculeux orateurs qui aient jamais transpiré devant un auditoire.

«Pour un aigle!» mon père, pour un aigle!... Et voici pourquoi!

Plus on émet d'idées, plus on s'émiette! Moins donc on paraît sérieux, puisque on se livre dans ses idées, chacune d'elles semblant donner notre mesure!!! Donc, JAMAIS d'idées! À chaque douzaine d'années de suprématie, j'espère bien pouvoir défier le pays d'en découvrir une, mais ce qui s'appelle UNE SEULE, dans tous les discours que j'aurai prononcés. Là est, aujourd'hui, le summum de l'Art, en matière de tribune; mais si quelqu'un me le disait, JE CRIERAIS AU PARADOXE! Avec tout le pays! Et plus fort que la foule!! N'ayant pas le temps de discuter avec la niaiserie publique, je suis déterminé à être en paroles, toujours et quand même, de son avis,—comme un nommé Lycurgue m'en a donné l'exemple, autrefois. Le stock des mots ci-dessus indiqués suffit pour régir le bonheur des peuples et donner de soi, te dis-je, la plus haute opinion. Tu crois qu'il est besoin d'un secret pour agencer leur incohérence? Erreur profonde!... J'ai vu, ici, un jongleur chinois qui, en agitant un éventail, maintenait, par ce souffle incessant, une foule de petits papiers dans les airs, et qui semblaient des papillons. Place mes deux cent cinquante-sept mots sur autant de petits papiers, je les maintiendrai autour de moi de la même manière et au bruit des MÊMES applaudissements... que le jongleur ses papillons. Seulement, c'est une question de choix; moi, je jonglerai avec des électeurs: lui jongle avec des boules de papier.

«Et moi, du moins, l'on ne m'accusera pas de me répéter, car j'aurai le mérite énorme de n'avoir jamais rien dit... AFIN DE NE PAS ÊTRE MÉPRISÉ.

«Ah! certes, j'aimerais mieux me vouer à de plus nobles tâches, et le cœur m'a battu peut-être plus fort qu'à bien d'autres, à l'idée d'un grand destin. Mais à la vue des fronts, des regards et des sourires qui m'entourent, j'ai décidé qu'il faudrait être un diou pour tenter quoi que ce soit de superbe avec de tels acolytes, et que le mieux serait d'attendre, fût-ce indéfiniment, des temps plus «opportuns» pour y songer.

«Demain donc, je serai député de Paris, premier degré du Capitole dont il s'agit de ne pas effaroucher les gardiens traditionnels.

«Le moule secret de mes exodes sera celui-ci: «Frères, le Roi disait: Nous voulons; vous dites: Je veux; je viens vous dire: Il faut!... Quoi?... Qu'est-ce?... Que faut-il?... Il faut la Science!!! le Progrès!!! la Vie pour tous!!! le LIBRE développement de chacun selon ses aptitudes, dans la grande famille sociale!!! Il faut LA LUMIÈRE!!! etc. etc.» Et ces paroles toutes gonflées pour moi de puissance et d'or, je les articulerai d'un ton et d'un organe qui finiront par faire croire à la France éblouie que j'ai qualité pour les définir, les nettifier et en incarner le sens dans les actes du pays. Oubliant, dans son trouble, de me demander mes définitions et mes papiers, elle ne verra plus en moi que l'INVENTEUR MÊME, l'inventeur INESPÉRÉ, le Christophe Colomb de ces vocables vermoulus, démodés avant le Déluge, et dont la vogue est de retour. Car il est des principes qui reviennent dans l'Esprit humain avec des périodicités de comète.

«Et comme chacun croit, aujourd'hui, à ces sonorités consolantes et d'un sens TOUJOURS futur, je deviendrai le porte-voix de ces idées publiques, puisque, grâce à mon organe, je les crierai plus fort que tout le monde.

«Eh bien, je prétends suivre la vogue, la diriger! Pourquoi pas?—D'abord, j'y crois, moi, à ces principes: seulement, il s'agit de passer pour le seul qui ait la manière utile de s'en servir. Avant peu, tu apprécieras si je sais donner, toujours d'avance, à la foule, bonne opinion de ma toujours future capacité.

«En conclusion, je saurai m'arrondir au point de ressembler à mes périodes. Et ceci est d'une haute importance aujourd'hui! L'extérieur avant tout!... Le poids moral d'un discours bénéficie, en son impression sur les masses, du poids physique de l'orateur. Maigre, mes paroles paraîtraient moins «sérieuses». Gras, il me semble que je pourrais prétendre au trône, si mes convictions me le permettaient. Ah! si tu pouvais savoir jusqu'à quel terrible point ce que je te dis ici est l'unique, l'absolue, l'éternelle et triste vérité!...

À laquelle, hélas! il faut se conformer, si l'on ne veut finir pauvre, inestimé et persiflé de tout le monde. C'est le «Tue-moi ou je te tue» des temps enfin modernes.

Sur ce, «que le citoyen de l'Être» vous tienne tous deux en sa digne garde!

«Votre fils respectueux,

«Pantaléon»

P. S.—Ci-joint un compte-rendu de la dernière séance de la Redoute, séance que j'ai présidée; vous y verrez quels sont les orateurs à l'influence desquels je devrai mon élection. En fait d'engagements envers eux, je ne remplirai que... mon fauteuil.

P. G.

À cette lecture, Gambade père, retenant, d'une main sa robe de chambre et, de l'autre, brandissant la lettre, se mit à marcher à grands pas.

—Ceci pourrait être daté de Charenton, grommela-t-il, et, décidément, j'ai pour fils... un... Olibrius.

(Hélas, Gambade père ignorait qu'Olibrius lui-même fût, grâce à de toutes spéciales circonstances, un empereur romain, un maître de l'Orient sinon de l'Occident).

Il s'accroupit donc, à ce mot, en se saisissant les rotules dans les paumes, pour exhaler, avec plus d'aise, sa pitié, en un éclat de rire affreusement sarcastique,—et continua:

—Député? lui!... Qui ça? lui?... Ton gamin?... Ah!... qui s'imagine que les gens de la Capitale vont prendre au sérieux toutes ces fariboles!

—Dame! répondit la mère, tu disais toi-même, l'autre jour, que l'Empereur filait un mauvais coton... Et puisque Léon se met de l'Opposition...

—De l'Opposition!... s'écria Gambade père, mais es-tu folle!... Voilà Pantaléon qui s'«oppose» à l'Empereur, maintenant! Tiens! laisse-moi; cela fait compassion.

Et il haussait les épaules avec des saccades capables de lui luxer les omoplates.

—Lis donc plutôt ce qu'il y a sur le journal, répondit Mme Gambade, qui croyait surtout aux imprimés.

—Soit!... reprit, avec une dignité soudaine Gambade père.

Il revint à sa place, déplia la feuille parisienne, puis d'une voix solennelle, lut ce qui suit:

SALLE DE LA REDOUTE
Séance du 2 décembre 1869
Présidence du citoyen Gambade

La salle est comble, la séance s'ouvre à une heure précise.

Le citoyen P. Gambade, président, agite sa sonnette.

—Citoyens, la séance est ouverte. La parole est au citoyen Corax.

Une grosse voix à l'extrême gauche.—À la porte!

Le citoyen Corax.—Citoyens, du calme. Je m'adresse à vos intelligences. Il s'agit de replanter l'arbre social, selon la Science et le Progrès, d'une manière digne, enfin, de ce grand siècle. Assez longtemps cet arbre fut planté comme il l'est malheureusement encore! Assez longtemps ses racines se sont étiolées dans la terre, étouffées par l'Oppression et l'Obscurantisme. Il faut qu'elles bénéficient à leur tour du grand air, de l'espace libre de LA LUMIÈRE, enfin. Chacun son tour! Justice! Assez longtemps, l'orgueil de ces vains feuillages nous a donné des fruits, à regret et comme avec dédain! Assez longtemps ces branches fleuries se sont nourries, dans l'oisiveté, de la sève que patiemment élaboraient les racines!... Citoyens, nous sommes les racines!... À notre tour: Justice! Progrès! Nouveauté! En haut les racines! Osons planter maintenant les arbres la tête en bas! Oui, citoyens, par les feuillages! Biffons les vieilles routines du noir Passé! Biffons! Marchons vers l'Avenir. Plus de barbarie! En haut les racines, vous dis-je! Place au soleil! Et vous verrez quelles admirables récoltes et vendanges nous réserve alors cet Avenir! En un mot, hommes des couches inférieures, prouvons que nous savons faire fortune aussi bien (et mieux même, au besoin), que les repus des couches supérieures. Car désormais, toute la question sociale est là. L'Humanité fera le reste. C'est le but de nos séances. J'ai dit.

La grosse voix de l'extrême gauche.—À la porte! (Agitation sur plusieurs bancs.)

Le citoyen Corax.—Soyons graves. Je suis loin d'être un buveur de sang, mais raisonnons; si l'on coupait, tout d'abord, les trois cent mille têtes qui...

Une voix flûtée à droite.—Minute! Ah! mais non! Je m'oppose. En ma qualité de président de la corporation des chapeliers, je crois devoir protester contre une mesure dommageable, à tous égards, pour mes mandants.

La grosse voix de l'extrême gauche.—À la porte! Je vas t'en coller, moi, des bolivars!

(Tumulte. Le citoyen Gambade, président, agite sa sonnette.)

Le citoyen Gambade.—Le but de nos réunions ayant été clairement exposé par notre honorable collègue, le citoyen Corax, passons aux projets d'exécution.

La parole est au citoyen Bonhomet, docteur de diverses Facultés, auteur de la brochure intitulée: Capet, sa veuve, leurs crimes; et de la thèse anti-cléricale, intitulée: De l'influence de la cantharide sur le clergé de Chandernagor.

(Le citoyen Bonhomet, un grand vieillard d'aspect vénérable, monte à la tribune).

—Vois comment on obéit à Pantaléon! interrompit ici Mme Gambade.

Gambade, après une crispation nerveuse, continua:

Le citoyen Bonhomet.—Citoyens, je suis également l'auteur de la brochure intitulée: De la réhabilitation de Saint Vincent de Paul et De la laïcisation du Souverain Pontife. Mais passons. Je viens proposer une souscription nationale pour que soit élevée dans nos murs—sur le square même où s'élève encore, aujourd'hui, ce démenti à la Révolution qu'on appelle le monument de Louis Capet—une statue de granit rouge à l'homme qui fut, réellement, le plus utile à la France depuis près de cent ans. Il est étrange, en effet, qu'on élève des statues à Pierre et à Paul et qu'on oublie...

La grosse voix à l'extrême gauche.—À la porte!

Le citoyen Bonhomet, continuant, après un moment d'émoi—...et qu'on oublie, dis-je, le modeste artisan au rigide et incorruptible patriotisme duquel nous devons la disparition radicale de... certaine petite graine de tyrans qui eût été plus tard, pour nous, inéluctablement, le ferment et le brandon de perpétuelles guerres civiles.

Ah! si l'humble cordonnier dont je parle, citoyens, n'eût pas été au-dessus de toute corruption, s'il se fût écrié, comme tant d'autres: «Enrichissons-nous!» si sa virile énergie n'eût pas été à la hauteur de la mission dont il se sentait investi—et qu'il avait su comprendre, comme on dit, à demi-mot,—quelles conséquences terribles! Songez! Tant de mères en deuil, de fiancées, de veuves! Songez au sang qui se fût répandu!

Je viens donc, d'un cœur léger, demander une statue pour cet homme héroïque, dont le bon sens éclairé sut étouffer en soi toute la pitié qu'il devait ressentir envers ce dangereux enfant!... car son cœur était aussi sensible que le nôtre! N'en doutez pas, citoyens! Honorons donc celui dont le grand sens-commun sut triompher de toute tentation de compassion mal entendue! Et qui sut mener à bien, avec vigilance et persévérance, une si pénible tâche. Grâce à ses soins mortels, le jeune tyranneau confié à ses mains humanitaires, fut, sans bruit, effacé peu à peu des vivants! Citoyens, citoyens, je m'inscris, tout le premier, et voici les vingt-cinq centimes de mon obole!

Voix diverses.—De qui parlez-vous donc?

Le citoyen Bonhomet, ému, relevant la tête et avec des larmes dans la voix.—Comment! votre cœur de Français ne l'a pas encore deviné? Mais du cordonnier patriote, du grand Simon, de l'incorruptible gardien du petit Louis le dix-septième!

(Silence, pendant lequel le citoyen Bonhomet boit, paisiblement, le verre d'eau sucrée.)

La voix flutée de l'extrême droite.—Tiens! au fait, c'est une idée, cela! Il faudrait aussi proposer l'érection de la statue de Sanson, qui, à ce point de vue-là, fut encore bien plus utile... quoique préjudiciable à ma corporation... il fut...

La grosse voix de l'extrême gauche.—À la porte: Est-y têtu, que je dis, le bolivar!

Le citoyen Gambade, président, agitant la sonnette.—Citoyens, le bureau tient compte du patriotisme ardent qui ressort des paroles que vous venez d'entendre. Toutefois, la nation ne semble pas assez mûre, assez avancée, veux-je dire, pour apprécier le mâle sentiment qui les a dictées. Passons à l'ordre du jour.

Hilarité. Pendant que le bureau feuillette et compulse divers papiers, un orateur inconnu se précipite à la tribune.

L'orateur inconnu.—Ah! c'est pas tout ça! Des arbres, des statues! mince alors! As-tu fini?... Citoyens, je vote, moi, pour que les riches viennent déposer, ici, là, sur cette table, un million.... et dans les vingt-quatre heures! Ou sinon, du tabac!... Ah! ça! est-ce qu'on se fiche de nous, à la fin?

(Pendant le tumulte et les applaudissements qui accueillent ces paroles, un grand individu s'est précipité à la tribune, l'a escaladée, a tout d'abord, saisi l'orateur au collet, et l'étranglant à moitié, l'a couché sur la table, en renversant, pendant la lutte, le verre d'eau et la carafe.)

Le nouvel orateur, d'une voix terrible, où l'on reconnaît, à l'instant, le timbre de celle qui criait: «À la porte!»—Ah! canaille! coquinace! gredin de réactionnaire! (Il maintient, d'un poing, la tête du préopinant contre la table, puis, se redressant, l'œil étincelant et s'adressant à l'Assemblée, en frappant la table de son autre poing étendu devant lui à la Mirabeau).—Comment! dans les vingt-quatre heures!!! C'est TOUT DE SUITE, citoyens, TOUT DE SUITE!!!... qu'il faut que les riches viennent cracher ici leur million!—Et que ça ne traîne pas!...

La voix flutée de l'extrême droite.—À la porte! (Rires, hurlements, agitation à gauche.)

Le citoyen Gambade, président, secouant la sonnette.—Citoyens, ceci n'est plus du parlementarisme. Qu'on fasse sortir les deux interrupteurs qui ont amené ce regrettable incident.

(On se rue à la tribune d'où l'on arrache les deux orateurs que l'on pousse hors de la salle, malgré leurs vociférations inintelligibles.)

Le citoyen Gambade se levant.—Citoyens, voici une heure stérilement dépensée dans cette enceinte. À la prochaine réunion, l'ordre du jour. Je viendrai, personnellement, vous soumettre ma profession de foi.—La séance est levée.

(Il se couvre. Applaudissements. Profonde sensation à droite. M. Gambade, reconduit par ses assesseurs, est chaudement félicité pour sa bonne tenue au fauteuil.)

—Pristi! comme ils vont, là-bas! murmura Mme Gambade émerveillée. Tu verras qu'il sera nommé.

Gambade jeta le journal par terre, violemment.

—Ta! ta! ta! ta! s'écria-t-il: ne comprends-tu pas que pour cette chambrée de propres-à-rien et de péroreurs, qui feraient mieux d'aller cirer des bottes, il y a dans la capitale, des millions d'hommes sérieux et capables qui, en deux minutes, perceront ton gros écervelé et ne te le nommeront pas plus député que le Grand-Turc?... Voilà bien les femmes!—D'où diantre voudrais-tu que ton fils eût des capacités que je n'ai pas?—Où les aurait-il prises? En avons-nous jamais eu quelque vent? Veux-tu que je te dise? Eh! bien, c'est un garçon qui va se couler, tomber à plat comme une omelette soufflée, avec toutes ces calembredaines! Et voilà tout! Il faut qu'il revienne! Il le faut! Il n'est que temps. Je vais l'en sommer dès demain et il sait que j'ai la tête près du bonnet! Dès demain!—Je te dis que si cette feuille était connue ici, toute la clientèle de la Maison, qui est conservatrice, irait se fournir chez les Levertumier. Voilà le grave de toutes ces escapades. Gros-Jean comme devant, qu'on rentre dans la mélasse! C'est le positif. D'ailleurs, je me fais vieux. Et, dans le commerce, la clientèle avant tout! Tiens, tu sais si je donne dans les mômeries? Eh! bien, si j'étais malade... diable m'emporte, à cause de la clientèle, je ferais venir un calotin!—Là-dessus, prends tes moines et dormons. Demain, il fera jour!... Député!... lui!... Ah! j'en rirai longtemps!...

Comme l'excellent homme, réellement consterné, achevait sa véhémente sortie, un brouhaha de clameurs, mêlées à des piétinements de passants qui accouraient, se fit entendre sous les fenêtres, dans la rue. On distinguait les cris de: Vive le père Gambade!...

L'épicier pâlit et n'osa entrouvrir les rideaux.

—Est-ce que la ville tout entière, bégaya-t-il, vient nous donner un charivari, à propos des scandales politiques de Pantaléon? Ô fils désastreux, ma boutique est perdue!

Mais soudain, la porte de la chambre s'ouvrit et Pacôme présenta, dans l'entrebâillement, sa face rougeaude. Il rayonnait, essoufflé.

—Patron! patron! vous ne savez pas? Ils disent comme ça, dans les rues, que M. Pantaléon est nommé député! C'est affiché à la mairie. Une dépêche! et officielle, encore! De Paris! venue tout à l'heure! Et en voici une autre pour vous, avec les journaux du soir qui le disent!...

À ces paroles, Gambade recula, comme si un chat furieux lui eût sauté aux narines.

—Va-t'en! cria-t-il d'une voix rude.

Pacôme, abasourdi de l'accueil, se retira.

Le vieil épicier était resté comme hébété, foudroyé!...—Quelque chose d'extraordinaire se passait en lui. D'un geste rapide, il rompit le télégramme qui ne contenait que ces quatre mots:—Ça y est!... Pantaléon;» puis ouvrit un journal qu'il parcourut d'un coup d'œil hagard.

Après un grand mouvement de paupières, il regarda de travers Mme Gambade, qui, oppressée par un accès de joie énorme, le regardait aussi sans pouvoir parler.

—Malheureuse!... balbutia, tout d'un coup, Gambade, en bondissant sur elle: tu m'as trompé!!! avoue! avoue moi que—ce n'est pas mon fils!

—Monsieur Gambade! Est-ce que tu deviens fou, toi-même, à la fin!... cria la pauvre femme:—bois un verre de rhum, ça te remettra. Eh! bien, quoi? Il est député: et puis, après? Pourquoi pas?... Aujourd'hui?...—Moi, je trouve ça tout naturel.

Mais il arpentait la chambre.

—Député? lui!... pour de vrai!... murmurait-il. Comment! Lui? lui?... Et ce serait mon fils? Allons donc! Allons donc! À d'autres!

Il se laissa tomber dans son voltaire, en s'éventant avec son mouchoir. Il contemplait les tisons:

—Il me semble que je suis comme une poule qui a couvé, par mégarde, un œuf de canard, et qui voit ensuite, son soi-disant poussin se diriger tranquillement vers l'eau.

Mme Gambade, le trouvant plus calme, lui versa un second bol de thé.

L'épicier, perdu en des conjectures, creusait maintenant, tous ses souvenirs, pour s'expliquer le phénomène. Il cherchait à se rappeler les noms des jeunes godelureaux du monde élégant qui hantaient autrefois sa boutique et papillonnaient autour de sa femme. Infructueux efforts! Nul indice d'infidélité. Et, cependant, ces instincts de grandeur, cette rapide fortune, cette outrecuidance, cette réussite, surtout! (Oh! cette réussite!...) l'étourdissaient.

—Attendons quelques marchés de l'État! pensait-il. Si Pantaléon sait, alors, tirer, comme on dit, son épingle du jeu, peut-être reconnaîtrai-je mon sang.

Mais les gazettes du lendemain allaient acclamer avec des sonorités de grosses caisses, le coup de maître de son putatif rejeton! Il fallait prendre un parti à la hâte. Et que croire? Qu'opter? Le digne libre-penseur, se sentant envahi par l'inconnu, ne clignait plus qu'un œil trouble.

Son inquiétant silence eût fini par blesser réellement Mme Gambade, si l'excellente femme, le connaissant, n'eût fait la part du désarroi mental de son époux. D'ailleurs, elle était tellement saisie, elle aussi, par la puissante nouvelle, que tout le reste ne lui semblait plus que «de la camelotte.»

Maintenant, Gambade père, plongé dans sa rêverie, avait donné un autre tour à ses recherches. Il passait en revue les cas médicaux de parturitions et gestations extraordinaires, envies, particularités d'atavisme, etc., qui lui revenaient à l'esprit. Il se remémorait les monstres qu'il avait vus dans les baraques foraines, aux réjouissances publiques, «et qui étaient pourtant nés de parents ordinaires et naturels.» Une bonne demi-heure se passa de la sorte.

Tout à coup, se frappant le front, il poussa un cri. Sans transition, tombant aux genoux de sa femme épouvantée cette fois, il lui embrassait les mains comme aux beaux jours de la noce et des roses d'antan. Une forte allégresse intérieure l'éclairait.

—J'y suis! s'écria-t-il enfin; ah! ventrebleu! saperlipopette! je comprends! j'y suis! Ne m'en veuille plus, ma bonne femme! Mais, tu sais... le premier moment... dame! Il y avait de quoi troubler un industriel! Enfin, maintenant, j'y suis! Oui, c'est bien mon fils!—Au fond, j'en étais sûr... Mais je viens, seulement, tout à l'heure, de comprendre pourquoi il est comme ça.

Tous les deux se regardèrent en silence.

—Rappelle-toi, continua l'épicier, d'un ton maintenant froid et logique, rappelle-toi la mort de Levertumier père!... Nous étions amis, alors, eux et nous:—on commençait. Nous fûmes donc invités à l'enterrement, ainsi qu'au repas funèbre qui s'en suivit. Il pleuvait. Tout cela donnait des idées solennelles. De plus, au point de vue pratique, cette mort nous tombait comme une aubaine, une occasion, enfin: car les funérailles attristent la pratique. On vint chez nous—et plusieurs de ses meilleurs clients, que je fis servir d'une manière ample, nous restèrent. J'avais donné mes ordres, dès la veille, à Pacôme, là-dessus. Tu vois que j'étais aussi dans des idées diplomatiques.—Comme on avait parlé sur la tombe, j'avais la tête pleine d'idées de discours. Or, le repas se prolongea fort tard, vu la pluie, si fidèle est ma mémoire. Si bien que, ma foi! les idées de libations se succédèrent... on était jeune!... Enfin, tu te rappelles qu'au lever de table, nous étions tous deux un peu partis, comme on dit, dans les vignes du Seigneur; nous avions notre plumet! Nous rentrâmes donc bras-dessus, bras-dessous, roucoulant comme deux tourtereaux et avec des idées de verve et d'entrain!... Il fallait voir!... Or, fais attention! les idées, au fond, ça passe dans le sang!—De retour ici, dans notre chambre chaude, j'ai souvenance qu'une fois le casque à mèche au front et la lampe soufflée, ma foi, dame... si fidèle est toujours ma mémoire... je te dis que le gaillard date de cette nuit là! Or, Henri IV, une autorité et qui s'y connaissait, l'a formellement dit: «L'homme de génie n'est tout bonnement que celui qui naît avec un verre de vin dans le cerveau!» Je partage, moi, les idées de ce monarque... sur ce point là, du moins. Donc, j'ai découvert la seule explication scientifique possible de mon fils.—Au lieu d'être ce qu'il eût sans doute été (s'il eût daté seulement du lendemain), un épicier honnête et tranquille comme son père, Pantaléon est solennel, diplomatique, discoureur, bon buveur et plein d'un entrain triomphant! Réfléchis maintenant. Vois-tu? Sens-tu? Comprends-tu, enfin, ma pensée? «Tel père, tel fils! on chasse de race!»

—Ah! oui!... dit, en riant, Mme Gambade; tu veux dire que, s'il est toujours en tête des autres, c'est qu'il a hérité de notre plumet?

—Voilà le mot! répliqua Gambade père en se relevant et en recommençant à marcher dans la chambre, pendant que sa femme se mettait paisiblement en devoir de remplir à nouveau d'eau bouillante les deux moines.

—Député! j'ai fait un député! grommelait-il à voix basse. Décidément, je pardonne de grand cœur à cette canaille de Levertumier. Ses obsèques m'ont porté bonheur! Que Pantaléon devienne amiral, général ou évêque, à présent qu'il a mis le pied dans l'étrier, rien ne m'étonnera plus de sa part. J'ai la clef de l'énigme! Et, au fait, puisqu'il a le plumet, il pourrait bien arriver—à TOUT!... s'écria brusquement Gambade, en s'arrêtant court, comme effrayé d'une idée soudaine qui lui avait traversé l'esprit.

—Dame!... aujourd'hui!... murmura Mme Gambade radieuse, en fourrant dans la couche les deux moines.—À moins que la France... ne se méfie de son nouveau sauveur!...

Il y eut un moment de profond silence.

—Qui sait? conclut le père Gambade, pensif, les yeux comme perdus dans l'Avenir et d'une voix que sa femme ne lui connaissait pas.

LA COURONNE PRÉSIDENTIELLE

Compte-rendu des dernières déterminations prises par les deux Chambres réunies en Assemblée-Nationale, à Versailles.

I
L'ORDRE DU JOUR

Les fortuites circonstances qui ont amené la démission, sans cesse atermoyée d'ailleurs, de M. le Président de la République française ayant paru démontrer qu'en dépit de toutes prévisions, la solidité même de ce mode de gouvernement n'était plus inébranlable, ses représentants ne pouvaient tarder à comprendre qu'une mesure exceptionnelle de sécurité publique devait être prise en toute hâte,—«à l'effet de paralyser, d'avance, les espoirs et menées possibles des Prétendants aux aguets des péripéties de la crise actuelle.

L'occasion solennelle du Congrès n'étant pas de celles que l'on dût laisser échapper, voici la question préalable qu'il s'agissait d'envisager froidement:

1o—D'une part, les Princes, par leurs incessants manifestes, se sont acquis, on peut le dire, un certain renom de réformateurs libéraux, progressistes, aux visées à la fois fermes et sages, éclairées par de persévérantes études. On les sait doués, personnellement, du courage traditionnel chez les leurs; chacun d'eux semblerait donc l'idéal du prince moderne, acceptable. Néanmoins, le parti républicain persiste à se méfier officiellement de leur sincérité.

2o—D'autre part, il est non moins constant que, dès son érection à la Présidence, M. Jules Grévy non seulement avait fait PREUVE, lui, de toutes ces qualités, mais encore qu'il y joignait la clairvoyance de l'âge, une pratique affermie par l'expérience et sa capacité de magistrat bien trituré aux affaires:—vertus qui, sur la foi d'un prétexte quelconque, n'ont pu conjurer son éviction.

La situation politique se trouvant donc, pour tout président futur,—(sauf de futiles questions domestiques)—exactement la même que lors de l'avènement de M. Grévy au Pouvoir exécutif,—(car nul homme, en France, n'oserait, en vérité, s'autoriser d'une auréole, d'un halo même, de plus parfaite honorabilité que celle qu'eut toujours et que gardera, probablement, dans l'Histoire, M. Jules Grévy),—quel serait donc, au point de vue d'une garantie supérieure de stabilité, le surplus, la plus-value dans la quotité de leur apport, qu'offriraient, à la nation, les Prétendants... (au cas, bien entendu, où la France pourrait juger opportun de s'en préoccuper)!...

La Couronne!—ou, plutôt, son ombre, puisque les diamants mêmes en sont liquidés.

Certes, aux yeux d'une énorme minorité, la couronne de France est encore loin d'être une non-valeur: elle pèse son poids, et, si léger que d'aucuns le supposent, il pourrait encore suffire, hélas! à faire pencher, bientôt peut-être, l'un des plateaux de la balance.—Eh bien! pour obvier aux sentimentales exigences de ceux qui tiennent encore pour important ce hochet symbolique, une proposition des plus anormales, rédigée, sous forme d'hypothèse loyale, en vue d'en finir, d'une façon radicale, avec les factions qui nous divisent, a été déposée sur le bureau des deux Chambres:

«Si,—pour forcer l'union, tant désirée, des partis, et maintenir l'exubérante prospérité publique,—l'Assemblée nationale osait décréter, simplement, une bonne fois, d'ANNEXER, avec une liste civile convenable, cette même couronne (à titre d'attribut purement honorifique) aux fonctions présidentielles?...

«Ce serait peut-être «l'on ne sait quoi» d'indispensable que tous désirent obscurément pour, s'il se peut, relustrer le prestige un peu terni de la Présidence.

«Si, par voie de suffrage universel, la transmission de ce bandeau civique, tacitement héréditaire aussi, de présidents à présidents, était, à l'avenir, affectée à leur charge?... Si la vue de cet objet inoffensif, sur la forme duquel nos derniers maniaques du Passé se plairaient à reposer leurs regards leur était offerte, de temps à autre, sur les fronts provisoires de nos chefs d'État?... Si, en un mot, le Président de demain, dans le but de faire face aux nécessités éventuelles, et pour parer au salut presque compromis de la République, était mis en demeure d'accéder, pour L'EXEMPLE, à cette opportune concession, jusqu'à s'en assimiler, par esprit de conciliation, le convenu prestige,—(de même qu'au nom de la Constitution il accepterait de s'assimiler tous les autres insignes et privilèges afférents au royal ou dictatorial pouvoir),—ne serait-il pas, alors, évident que les Princes, pour libéraux, radicaux, républicains et progressistes qu'ils puissent être, N'AYANT PLUS RIEN À OFFRIR QUE L'ON N'EUT DÉJÀ, se verraient, désormais, comme prétendants, sans raison d'être?»

Certes, pareille imagination devait sembler, de prime abord, à ce point... étrange... que son rejet, sans discussion, et à peine accompagné d'un vague sourire, s'annonçait comme tout indiqué. C'est, en France, le sort des plus pratiques, des plus sérieuses initiatives, jusqu'à ce que la réalisation, puis l'habitude, en aient consacré l'autorité.

Autant eût valu proposer de peigner le cheval de bronze.

Point donc ne fûmes-nous surpris de la silencieuse stupeur au milieu de laquelle fut notifiée cette idée... non plus que du presque immédiat et sympathique acquiescement que nos mandataires lui ont témoigné, après quelque réflexion, par ces touchants bravos dont retentissent encore les voûtes versaillaises. Si habitués que nous soyons au fantastique,—surtout en nos congrès,—(notamment depuis la fameuse discussion du Quorum, au début de laquelle députés et sénateurs, d'après les comptes-rendus officiels, s'abordèrent en imitant divers cris d'animaux), la réelle valeur de cette combinaison devait, en effet, saisir bien vite les esprits. Car, malgré l'apparence, le convenu même, de son absurdité (c'est-à-dire de sa nouveauté), c'était bien la motion la plus pratiquement sage, on en conviendra, que nos délégués eussent proposée depuis longtemps.

LE PROJET DE LOI

Un texte de projet de loi fut donc élaboré sur-le-champ: le voici, dans toute son officielle rigidité:

«Article premier.—Le chef de l'État devra porter, désormais, comme insigne de la judicature suprême, l'ornement de tête communément appelé diadème ou couronne avec le titre de prince de l'Ordre.

«Art. 2e.—Il aura la faculté de ne ceindre cet emblème exceptionnel que dans les grandes solennités nationales et publiques.

«Art. 3e.—La présente loi, sous réserve de l'acceptation de l'intéressé, sera promulguée dans les trois jours qui suivront son adoption par les deux Chambres.

Chose vraiment imprévue! Les membres de la Droite se sont montrés les plus zélés, les plus éloquents même, comme on va le voir, en faveur de ce projet—qui, cependant, semble si bien fait pour anéantir leurs dernières espérances. L'Extrême-Gauche a rivalisé d'émulation avec eux; de sorte que le centre et la majorité qui, d'abord, avaient mis en avant la proposition, ont fini par devenir hostiles au projet qu'ils avaient eux-mêmes présenté; ce qui s'explique par le besoin de contradiction qui fait le fond de la nature humaine.

Peut-être bien, aussi, grâce à une soudaine méfiance.

La loi, malgré eux, a passé! enlevant, quand même, leurs suffrages.

Mais lorsqu'il s'est agi de procéder à l'élection d'un nouveau chef de l'État, au cas de la définitive démission de M. Grévy, un incident des plus bizarres s'est produit.

Se couvrant de raisons troubles, évasives, pusillanimes, oiseuses, même, à l'estimé du Congrès,—chacun des candidats à la Présidence a cru devoir décliner l'honneur d'être le premier à se laisser ceindre le front du libéral diadème!... Sans se prononcer contre cette mesure, aucun d'eux n'a paru tenir à prêcher d'exemple, à servir, en un mot, de précédent pour ses successeurs!—L'Assemblée se trouvait donc prise en ce dilemme:

Ou renoncer à cet utile et séduisant projet de loi,—ou se passer de Président, «cette cinquième roue au carrosse», comme disait autrefois M. Grévy.

Le statu quo menaçait de se prolonger, lorsqu'un sénateur de l'un des centres, M. Jules Simon, dont nous ne pouvons que résumer l'éloquent discours, émit la solution suivante:

«—Bien que volontairement démissionnaire, ou tout comme, M. Grévy paraît ne quitter qu'à regret son poste souverain. Ce n'est, après tout, que pour des mésentendus, dont il est assez peu responsable, qu'il est tombé dans la disgrâce du pays, et que, par suite, nous lui avons témoigné quelque froideur.

«Devant les graves difficultés, déclarées même insurmontables, qui se présentent, lieu ne serait-il pas d'écarter bien des scrupules,—vains peut-être—et ne nous souvenant plus que des longues et prospères années que nous devons à son gouvernement,—de soumettre à sa haute sagesse, l'embarras politique où nous nous voyons?... Qui sait! Alors que tous reculent, peut-être accepterait-il de se dévouer, lui, jusqu'au sacrifice de sa chère simplicité, pour affermir cette fois à jamais la République;—peut-être saisirait-il encore cette occasion suprême de prouver à la France à quel point elle s'est récemment abusée!...»

«Dans le cas où nous n'aurions pas en vain compté sur son désintéressement en cette circonstance, il va sans dire qu'en présence de ce service exceptionnel, la nation tout entière, en la sympathique indulgence qu'elle lui garde quand même, oublierait, sans nul doute les griefs, d'ailleurs très vagues, qu'elle croit avoir contre lui... et dont certain divorce, au besoin suivi de bannissement, suffirait à faire disparaître les dernières traces.—Par ce coup d'État pacifique, par ce 2 Décembre permis; par cette diversion victorieuse, M. Jules Grévy redeviendrait possible. Et le Congrès apaisé, refusant d'accepter la démission des pouvoirs du Président, celui-ci pourrait continuer d'occuper la charge qu'il aime jusqu'à l'expiration légale de son mandat.»

Ce discours, écouté par le Congrès tout entier avec la plus grande attention a d'abord été suivi de quelques instants d'une sorte de comateux silence, tant la stupeur qu'il causa fut profonde. Bientôt, toutefois, une soudaine explosion de clameurs terribles, de trépignements, vociférations même,—inexprimable—éclata; les fameux cris d'animaux de la discussion du Quorum se rénovèrent. Les interjections les plus triviales se sont croisées;—et c'est alors que le Centre gauche, effrayé de son œuvre, a fait brusquement volte-face et s'est montré d'une hostilité inconcevable au projet que lui-même avait présenté.

«—Démarche inutile, inepte! Qu'est-ce que cette nouvelle insanité?—Au petit local!

«—Y a-t-il un médecin, ici?

«—Jamais Grévy n'acceptera d'être un coronoïde.

«—Un hippoglotide rostral, civique, oval ou mural!

«—Ce n'est pas sérieux!...

«—Nous retenons la démission promise.

«—On ne veut plus de lui, d'ailleurs, même à ce prix.

«—Ne rénovons pas le roi Lear!

«—On ne discute pas l'absurde!

«—Ne brusquons rien, tout s'arrange, tout s'arrange! N'agissons plus qu'avec maturité!...

«—Oui, tout s'arrange: tout s'arrange!

«—Il maintiendra plutôt la résignation de ses pouvoirs.

«—Qu'il n'a nullement résignés!

«—Eh! eh! qui sait! L'on peut toujours tenter une démarche prémonitoire, officieuse, à l'effet de le pressentir sur...

«—Allons donc! Ous qu'est mon gendre!»

Cette inqualifiable grossièreté a donné, pour ainsi dire, le signal à l'ouragan des onomatopées:

«—Hou! hou!—Boussbouss!—Ah! ha!—Da, da!—Gna-gna fou-fou!—Gaga!—Maboul!—Zut!—À l'ours!—Au rancart!—À la lanterne!—»

Nouvelle et, cette fois, immense explosion de cris, imitant,—avec bonheur, même,—ceux de diverses familles, catégories et groupes de l'Animalité; c'est-à-dire bubulants, grouïnants, canquetants, coraillants, ucubérants, coquelicants, cacardants, coucouants, crêtelants, fringottants, glougloutants, huïssants, margottants, gloussants, stridulants, tirelants, trompettants et tutubérants.—(D'ailleurs, aucun rugissement).

«M. Paul de Cassagnac, de son banc, abaissant la main sur ses yeux, et cherchant à discerner les mutins.—Les ménageries foraines, se trouvent-elles donc à ce point débordantes, en Versailles, que quelques-uns de leurs hôtes semblent s'être réfugiés au Congrès de France?»

À ces paroles peu parlementaires, l'effroyable tumulte devient tel qu'on n'entend ni la sonnette du Président de l'Assemblée, ni le rappel à l'ordre.

Cependant le calme s'étant graduellement rétabli, l'on a commencé à échanger des phrases syllabisées.

Après une controverse générale à laquelle ont participé la plupart des commissaires, le débat s'est circonscrit et concentré entre l'un des ducs les plus écoutés de la Droite et l'un des sénateurs notoires du centre gauche.

Nous nous bornerons à donner l'extrait ci-après de ce colloque saisissant:

À LA TRIBUNE

Le Duc.—«Parmi les objections qu'on nous a opposées, il en est une en vertu de laquelle on espère établir que tout emblème n'est, au fond, qu'une parure oiseuse, une sorte de frivolité. Quelque valeur qu'on puisse accorder à cette opinion, nul ne saurait contester, sans nier l'évidence, quelle n'est professée, jusqu'à ce jour que par une excessive minorité des habitants de notre planète. Donc, pour l'immense majorité de nos semblables, j'ai le droit d'affirmer que la Couronne est, en Europe, le complément réglementaire du costume officiel d'un Chef d'État moderne. Elle est d'uniforme. S'en dispenser n'est que jouer au travesti. Tout élu de Dieu ou du Peuple, pour ne point faire tache dans le tableau, doit se soumettre à l'usage de la ceindre. L'on doit être correct et d'ordonnance,—de son siècle enfin. Le Progrès, basé sur l'éclectisme, nous prescrit de ne rien exclure d'utile ou d'opportun. Toute omission de diadème au front d'un Chef d'État, n'est qu'une infraction de l'irrégularité la plus choquante, un manque de tenue qu'aucune arrière-pensée avouable ne saurait justifier. Une parure de plus ou de moins n'augmenta ni ne diminua jamais la valeur intrinsèque de personne et l'on peut porter une couronne sans cesser d'être un homme supérieur. Il y a même quelques exemples du fait, de Sésostris à Salomon, de Salomon à Marc-Aurèle, de Marc-Aurèle à Charlemagne, de Charlemagne à Saint Louis, de Saint Louis à Bonaparte,—Si, à l'aide d'un grave sourire, on pense pouvoir éluder cette nécessité, l'on risque, au moins, de passer pour une sorte d'original, de don Quichotte qui veut s'afficher en frondant des exigences de la mode.—Dès lors, si l'on persiste en ces allures, la chose devient une affectation d'inconvenance qui refroidit insensiblement l'indulgence initiale des sourires. Lorsqu'on ne peut se distinguer que par une sorte de négligence, du goût le plus contestable, l'on finit par gêner tout le monde, sinon soi-même. Concluons: le manque systématique de diadème n'étant qu'une protestation négative, ne saurait constituer un brevet de capacité suffisant pour légitimer les pouvoirs conférés au Chef d'une nation.»

Le sénateur.—«Nous répondrons tout bonnement que la couronne est l'emblème officiel d'une tradition incompatible avec les principes républicains, dont nous avons fait serment de sauvegarder en tout et partout l'intégrale dignité.»

Le duc.—«En ce cas, dans quel but avoir naguère envoyé un ambassadeur extraordinaire au Couronnement d'un empereur, pour féliciter en son auguste personne le triomphe d'un principe ennemi des vôtres? Pour attester une alliance? Oh! croyez-nous, les mesures de courtoisie de ce genre n'ont de sens qu'entre gens couronnés, chacun deux ne venant féliciter dans l'autre que la consécration solennelle d'un principe supérieur en un passant de plus. Si c'est uniquement de la santé de l'empereur Alexandre III que M. Waddington est allé s'enquérir à Moscou, ce n'était pas la peine de se déranger ni de grever le budget d'une dépense inutile. Si c'est en simple curieux,—n'espérant contempler dans le Tsar qu'une sorte de roi nègre,—que ce diplomate a tenu à faire ce voyage, ne pouvait-il risquer l'aventure à ses frais et remplir sa mission sous un modeste incognito?... Mais si c'est vraiment en représentant de la France républicaine qu'il a dû parader dans ces fêtes, c'est qu'alors les principes de 89 sentent déjà leur Moyen-Âge! Car, en vérité, la «Convention,» devant la seule proposition d'un tel mandat, n'aurait probablement répondu qu'en allégeant d'emblée de la tête le courtisan malavisé qui s'en fut fait le promoteur.»

Le sénateur.—«Il est des intérêts internationaux dont la juste importance prime, de nos jours, l'apparente valeur de ces vains scrupules. Les rois ont reconnu la République française... et les relations, entre voisins, sont obligatoires.—Histoire ancienne tout cela.»

Le duc.—«Les rois, monsieur le sénateur, ne peuvent pas plus reconnaître la République que la République ne peut reconnaître les rois. C'est un simulacre auquel se prête l'étranger par une politique aussi dédaigneuse qu'intéressée. Et puisque les conservateurs actuels de la République se résolvent, par esprit soi-disant de patriotisme, à de tels compromis, qu'ils systématisent, au moins leur illogisme! Qu'ils concilient, à la fois leur austérité et leurs intérêts en soumettant M. le Chef de l'État à l'innocente formalité de se couronner comme tout le monde!»

Le sénateur.—«Monsieur le duc, il est au moins paradoxal de prétendre que, sous prétexte de régularité, l'honorable Président de la République française doive s'affubler d'une couronne, emblème, disons-nous, d'une sorte de souveraineté que nous répudions.»

Le duc.—«La République ne proclame-t-elle pas la souveraineté du Peuple, et la plus haute expression du suffrage universel n'est-elle pas représentée par M. Grévy? Si donc le signe officiel du Pouvoir exécutif brillait sur le front du Président, le peuple n'y pourrait reconnaître que la majesté de son propre droit et se sentirait couronné lui-même de son élu. En d'autres termes, pourquoi M. Grévy reculerait-il ici, devant son devoir, pour la première fois de sa vie?»

Le sénateur.—«Les puissances regarderaient une telle cérémonie comme un acte insensé, et la France en deviendrait ridicule.»

Voix diverses, au centre gauche.—«C'est une fumisterie!... Vous parlez en fumiste!»

Le duc, souriant et se détournant.—«Oh! ceci, Messieurs, ne me blesse pas. Le fumiste? C'est, de nos jours, un médecin salubre qui empêche les cheminées malsaines d'empoisonner, à de certaines heures, jusqu'à la mort, les habitants de la maison. (Vers M. Ribot).—La France ridicule, disiez-vous? Alors qu'elle donnerait au monde ce magnifique exemple, le sacre d'un Honnête homme? Un tel sacre rappellerait, au contraire, celui de saint Louis.»

Le sénateur.—«M. Grévy est un citoyen modeste, dédaigneux de tout apparat.»

Le duc.—«Nul plus que moi, Monsieur, ne rend à ce digne vieillard, qu'accable un presque immérité malheur, l'hommage qui lui est dû.»

«Je veux même croire que si ses seuls intérêts étaient en cause, il préférerait sa démission à la couronne. Mais il s'agit des nôtres, encore une fois, et c'est là ce qui change la thèse. Il s'agit d'une simple mesure de tranquillité publique.»

«Ah! ça, quel homme serait-ce donc, selon vous, pour qu'on n'en dût pas attendre un sacrifice de plus à son pays? Bien que son caractère l'élevât, je pense, au-dessus des faiblesses de nos vanités, est-ce que M. Jules Grévy ne s'est pas résigné, déjà, à revêtir nombre d'insignes afférents à la dignité de Chef d'État?... Le grand cordon de la Légion d'Honneur, par exemple?... Hâtons-nous d'ajouter, à sa louange, qu'il en a fait peu de montre et qu'il le porte plus volontiers dans sa poche, un peu comme un commissaire de police porte son écharpe. Ayant remarqué, sans doute, que ses administrés les plus contempteurs de nos titres sont souvent plus âpres à... quêter... celui de chevalier, il revêt, parfois cet insigne, afin de pouvoir, pour ainsi dire, leur en délivrer des fragments honorifiques.—Quoi qu'il en soit, cette concession de sa part constitue un précédent sérieux, une force de chose jugée,—par lui. Le diadème, dans l'espèce actuelle, est de même nature que le Grand-cordon... ou la Toison-d'Or.»

Le sénateur en souriant et après avoir consulté du regard ses collègues.—À la rigueur, puisque vous y mettez cette insistance... je le veux bien...—Toutefois, je serais curieux de savoir ce qu'en pensera M. le comte de Paris!»

Le duc, souriant aussi.—«En quoi voulez-vous que cela l'occupe! Ne sait-il pas bien, Lui, n'avoir nul besoin de porter, matériellement, une couronne pour que tout royaliste, jusqu'à la mort, en aperçoive quand même, sur son front, l'auguste rayonnement?»

Un sénateur, un peu surpris.—Mais,—mais ce royalisme que vous-même représentez officiellement en cette enceinte...»

Le duc.—«Eh bien?»

Le sénateur.—«Comment le conciliez-vous...»

Le duc.—«Il est des instants graves où le souci de la tranquillité du public peut entraîner à des actes de trop généreux enthousiasme!... Demain, peut-être, serait-il trop tard pour en profiter.»

La discussion pouvant être considérée comme épuisée on est passé au vote et à la stupeur générale, l'unanimité de la Commission s'est prononcée en faveur du projet.—On a procédé aussitôt à la nomination d'un rapporteur, et il va sans dire que le grand leader du centre gauche a obtenu tous les suffrages.—Aussitôt après, a été désignée la délégation chargée de se présenter le lendemain à l'Élysée.

—Mais l'émotion, dans Paris, a été considérable lorsque le bruit s'est répandu de cette importante détermination et lorsqu'on a su qu'une délégation de la Commission mixte s'était présentée le matin même, au palais de l'Élysée, pour soumettre ce vœu du Parlement à l'appréciation du Président de la République.

AU PALAIS DE L'ÉLYSÉE

10 heures du matin.

Entouré de sa maison militaire et civile, M. Jules Grévy a reçu, dans le grand salon d'honneur du palais, les Commissaires délégués, avec l'affabilité courtoise qui lui est habituelle.

À peine si l'on pouvait lire sur ses traits la fatigue causée par la rédaction du message qu'il nous prépare.

Le rapporteur de la Commission a pris immédiatement la parole et a donné lecture du rapport approuvé par la totalité de la Commission.

(Nous devons à la gracieuseté d'un sténographe de nos amis le texte authentique de cette allocution que nous croyons devoir livrer aux méditations de nos lecteurs).

L'honorable rapporteur s'est exprimé en ces termes:

«Monsieur le Président,

«Convaincus que vous ne sauriez être indifférent à tout ce qui peut concourir au prestige de la France, aux destinées de laquelle vous présidez encore, nous avons l'espoir que vous accueillerez avec faveur les hautes considérations qui ont dicté la démarche que nous faisons auprès de vous.

«Si nous avons craint, un instant, que la modestie de vos goûts ne s'effarouchât d'un surcroît de dignités, nous n'avons point tardé à nous rassurer en songeant, en nous souvenant, que vous êtes de ces hommes qui ne sauraient hésiter à sacrifier à un intérêt général la simplicité de leurs louables habitudes.

«L'heure n'est-elle point venue d'envisager enfin, sans illusions, le rôle exact de notre pays dans le concert européen?

«Si nous jetons les yeux autour de nous, quel est le spectacle qui s'offre aux regards les plus désintéressés? De tous côtés, de l'Orient à l'Occident, il faut bien se l'avouer, la France se voit entourée de nations chez lesquelles la forme monarchique semble devoir encore prédominer. Quelque pénible que soit cette constatation, il est impossible de nier que le prestige de la royauté n'exerce sur les peuples voisins une influence considérable. Tout récemment encore, n'avons-nous pas vu un peuple de près de cent millions d'âmes s'exalter, s'associer avec enthousiasme, à la consécration du pouvoir absolu, temporel et spirituel, d'un impérial souverain?...

«À coup sûr, l'autorité de ce Chef d'État n'était pas moindre AVANT cette grande cérémonie. Il régnait, il gouvernait et disposait, autant qu'à présent, de la destinée de ses sujets. De prime abord, cette consécration eût donc dû sembler superflue et ce souverain s'en fût certainement dispensé, pour plusieurs motifs, s'il n'eût senti... qu'il avait à respecter non seulement un usage traditionnel, mais encore à contenter les croyances naïves—les préjugés même,—d'une immense majorité humaine qui ne trouve la justification de son dévouement, de son respect, de son obéissance que dans la contemplation d'un symbole[2].

«C'est donc pour accomplir une formalité haute et simple que cet homme, au mépris de tous périls, s'est revêtu des insignes de sa dignité.

«Est-ce que la fonction d'un despote absolu aurait droit à s'entourer de plus de respect que celle d'un magistrat gouvernant un peuple libre? S'il est un attribut de nature à provoquer, chez la plupart des hommes, cette intime déférence, en vertu de quoi priverait-on toute une nation de la faculté de manifester, elle aussi, la plénitude de son hommage?... Qu'importe qu'une élite ombrageuse dédaigne comme superflus les signes extérieurs de toute investiture, si la presque totalité des êtres, incapable de s'élever à ces notions d'austérité, s'enorgueillit, d'instinct, du signe suprême qu'elle attache sur le front du premier de ses élus? Que ce soit une faiblesse, nous n'oserions le contester.—Quel mortel n'a point les siennes? Il n'en est que de plus ou moins légitimes. Qui ne sacrifie, journellement, aux habitudes générales, aux usages reçus, aux modes consacrées? Quels sont ceux qui ne subissent même l'esclavage de ces modes, la tyrannie du respect humain? Qu'obtient en général celui qui se soustrait, de parti pris, aux conventions, aux usages, aux coutumes en vogue, si ce n'est un renom de pure excentricité? Et ce besoin de se singulariser, ayant pour résultat d'attirer sur soi l'attention, ne constitue-t-il pas une sorte de vanité... supérieure, sans contredit, à celle de l'homme qui se vêt, par exemple, qui se costume enfin comme tout le monde et réalise la suprême distinction dans le simple fait de n'être point remarqué?... Enfin, puisque les prétendants actuels au trône constitutionnel de France n'ont qu'une couronne de plus à faire valoir pour menacer l'ordre établi, n'est-il pas légitime de se l'assimiler au nom de la sécurité publique?

«Cette dernière considération a paru si concluante, si péremptoire à tous les membres de la Commission qu'elle a mis à néant les objections, d'ailleurs timides, qui s'étaient élevées dans son sein. Comment admettre, en effet, que le chef vénérable de notre pays ne cherchât, à son insu, dans l'excès de sa simplicité, qu'une occasion d'exciter les curiosités vaines, de fomenter la critique, de favoriser l'indécision ou les manifestes des princes, de froisser d'augustes susceptibilités internationales, d'attiser la malignité et, sinon de provoquer le scandale, du moins d'entraver à la longue le mouvement d'adhésion à la forme gouvernementale que nous ne devons nous-mêmes, après tout, qu'aux seules prédilections du Suffrage universel!...

«En conséquence, nous espérons, Monsieur le Président, que vous apprécierez les motifs irréfragables sur lesquels s'est étayé le projet de loi que nous soumettons à votre approbation, et nous sommes persuadés que vos scrupules à ceindre, parfois, votre front d'une couronne ne sauraient l'emporter sur le besoin si louable et si vif, chez vous, de passer inaperçu.

«En quoi l'accessoire d'une suprême dignité serait-il, après tout, plus inutile ou plus méprisable que cette dignité elle-même? La valeur de cette considération finale n'échappera pas à votre esprit sagace et judicieux.»

Aussitôt le prononcé de ce discours, un murmure approbateur accueillit la conclusion de ce remarquable rapport, dans la rédaction duquel on peut deviner, aisément, une de nos brillantes plumes académiques.

M. Jules Grévy a répondu:

«Messieurs les Commissaires.

«Le soin que le Parlement croit devoir prendre de ma dignité, surtout dans les pénibles circonstances que je traverse, ne saurait me trouver insensible. Quelque inattendue que soit la proposition qui m'est faite, si incompatible, si contraire à ma nature qu'elle paraisse, je ne crois pas devoir me dispenser, par déférence pour la représentation nationale, d'en prendre acte et d'y réfléchir. Croyez, Messieurs, que je suis touché de cette marque nouvelle de sollicitude de la part des Grands Corps de l'État. Quel que soit les résultats de mes réflexions, je n'oublierai pas que l'intérêt seul de la République doit dicter ma détermination.»

Les membres de la Commission se sont retirés fort satisfaits de l'accueil présidentiel et pleins d'espoir dans l'heureuse issue de leur démarche.

AU CONGRÈS

Après avoir rendu compte à l'Assemblée nationale, en permanence, du résultat de leur visite au Palais de l'Élysée, les Commissaires se sont réunis quelques instants dans leur bureau, pour un dernier échange de vues. S'étant vite aperçus qu'il ne leur restait à délibérer, jusqu'à nouvel ordre, sur aucune question, même accessoire, ces messieurs, toutefois, économes du temps, ont cru devoir se communiquer (à titre confidentiel et sous forme, en quelque sorte, d'innocente récréation), les diverses idées que pouvait leur suggérer leur imagination touchant le cérémonial probable des fêtes prochaines du Sacre.

La causerie, générale quoique intime, n'a pas tardé à s'animer sous le choc d'un certain nombre de propositions insolites.

L'honorable M. de Gavardie, par exemple, s'est écrié tout à coup:

«—Quelque désireux que je sois de maintenir la concorde qui règne, par hasard, entre nous, je serais charmé d'apprendre quelle sera l'attitude de mes amis de la Droite si le Gouvernement, par exemple, avait l'intention de contraindre le clergé à participer à cette cérémonie, dans la cathédrale.»

«—En pareil cas, a répondu M. Chesnelong, nous demanderions que Monseigneur l'Archevêque de Paris et ses suffragants ne se rendissent au temple que traînés par la force publique.»

Un membre de l'Extrême-Gauche, en conciliateur, a brusquement interrompu:

«—Afin d'éviter un aussi fâcheux éclat, ne serait-il pas plus sage d'interdire simplement au clergé l'accès de Notre-Dame?

«—Jamais le peuple français, s'est écrié quelqu'un, ne croira, vous dis-je, à la valeur d'une consécration où n'officieraient aucuns ministres en habits sacerdotaux!

«—Si l'on proscrit le costume ecclésiastique, s'est écrié un chevau-léger, j'exige que le laïque le soit également!»

À cette hyperbolique motion, une légère rougeur envahit le front de la plupart de nos honorables.

«—Est-ce qu'à vos yeux, Monsieur, la nudité serait seule de mise?»

À ce moment M. Jules Simon est intervenu:

«—S'il n'y a que cette difficulté, rien n'est plus facile que de la tourner, en priant quelques citoyens de bonne volonté, à défaut des membres autorisés du Conseil, de revêtir les vêtements pontificaux, alors surtout que nous avons la presque certitude que Monseigneur Richard se fera un plaisir de mettre sa garde-robe à la disposition de qui de droit.»

Cette façon imprévue de ménager toutes les susceptibilités a paru si heureuse, que M. Chesnelong lui-même n'a pas cru devoir en blâmer, outre mesure, la singularité, vu l'urgence.

Dès lors, les interruptions se sont entre-croisées, avec cette aimable désinvolture, cette bonne humeur, ce nonchaloir de bonne compagnie qui sont l'apanage reconnu de l'esprit français.

Au milieu du désordre général s'échappe un flot de phrases décousues, tronquées, dont voici quelques lambeaux:

«—Moi, dit l'un, je propose que des salves, tirées par nos meilleurs invalides, annoncent l'aurore de ce beau jour!

«—Il serait même convenable que la rue Legendre se soit vue débaptisée dans la nuit par M. Mesureur.

«—Cela va sans dire.—Mais il est une question plus grave!...

«—Laquelle? Laquelle?

«—Qui donc placera la Couronne sur le front du Président?

«—Je m'en charge! hurle une voix menaçante.

«—C'est trop d'abnégation. Elle ne saurait être, ce semble, conférée que par un homme dont l'âge, le puissant génie politique et oratoire, les hasardeuses et lointaines entreprises coloniales, enfin l'autorité morale sont reconnus de tous.

«—Messieurs, occupons-nous, un peu, des divertissements publics!

«—Ceux consacrés par l'usage ne sont-ils pas suffisants?

«—Sans doute...—Cependant, sait-on quelle sera l'attitude des ambassadeurs des puissances étrangères...

«—Pourvu que le Corps diplomatique soit invité à monter sur les mâts de Cocagne, il est permis de compter au moins sur sa neutralité bienveillante.

«—Alors il est décidé que l'on n'ira pas jusqu'à Reims?

«—Non, cela sentirait, un peu trop, le moyen-âge: contentons-nous de Notre-Dame.

«—Je demande qu'une estrade, d'une hauteur inusitée, soit réservée aux membres du Congrès.

«—Pourquoi pas un ballon captif?

«—La Droite n'y voit pas d'inconvénient.

«—La Gauche non plus, Monsieur!...

«—Et l'élément féminin, quel rôle jouera-t-il?

«—Les demoiselles de l'Opéra ne pourraient-elles ébaucher un pas sur le parvis de Notre-Dame?

«—Vous allez un peu loin!

«—Mettons que le patriotisme m'égare.

«—Quant aux dangers, M. le préfet de police, à l'instar de son collègue moscovite, aura passé la nuit dans la cathédrale, en compagnie de ses plus fins limiers, pour s'assurer que des pois fulminants n'auront pas été placés sous le fauteuil présidentiel par des mains intransigeantes.

«—Oui! la plus franche cordialité sera de rigueur!...»

À ces paroles, le brouhaha devient assourdissant au point qu'il n'est possible de discerner qu'un enchevêtrement de syllabes incohérentes.—Cependant, M. Clémenceau:

«—Après le café, vers midi, défilé, recueilli, du cortège. Dans Notre-Dame, illuminée au gaz, un prône laïque sera débité par le R. P. Loyson. La Marseillaise, suppléant au Te Deum suranné, sera dite officiellement, à l'orgue, par M. Paulus. Quelques cris prophétiques, arrachés par le feu de cet hymne,—par exemple: «À Pékin! À Pékin!...» pourront être proférés alors, pour la forme, par quelques membres vénérables du Centre gauche.—Religieux spectacle, qui, aidé de quelques paroles édifiantes de MM. Tirard et Léon Say, ne manquera pas d'opérer de miraculeuses conversions. Le Sacre sera terminé par un motet au dieu Terme. Au retour du cortège, des reposoirs, avec poëles à la papa, seront dressés de distance en distance.»

À quoi, M. Chesnelong:

«—Après une sieste due à quelque fatigue, le Prince de l'Ordre devra comme le Tsar, se mêler au peuple, en partager les jeux:—entrer, par exemple, incognito, dans quelque logis ambulant de somnambule extra-lucide, laquelle ne manquera pas de lui dire:—«Vous êtes comme l'oiseau sur la branche;» ou: «Vous allez recevoir la visite d'un homme de campagne!» ou: «Vous êtes sur le point de partir pour un grand voyage.»

«—De retour à l'Élysée, après la Marche aux flambeaux, il pourra s'écrier comme Titus: ce sacre... est le plus beau jour de ma vie!

«—Et le lendemain! quel prestige! quelle résurrection! Quelles Pâques fleuries dans tous les cœurs. Voici renaître, avec le luxe de la Cour, les affaires, le crédit, la confiance, le Commerce, les nobles enthousiasmes, la foi, le succès, l'avenir! Tout respire la joie, l'allègement, la force d'un pays qui reconnaît, enfin, son PÈRE!

«—Oui, puisque, comme l'a si judicieusement déclaré M. Adolphe Thiers, la France est, avant tout, centre gauche.»

Sur ces touchantes conclusions, MM. les Commissaires se décident à rentrer dans l'enceinte de l'Assemblée.

Le Congrès, tout entier, se réjouissait. Monseigneur Freppel, fort ému regrettait au milieu d'un groupe de l'Extrême-Droite que le décret n'eût pas été voté du 10 au 12 juillet, alléguant la solennité du 14, où d'après son opinion, il eût été très utile que M. Grévy portât une première fois l'insigne de sa dignité.

MM. de Freycinet et Barodet semblaient peu éloignés de partager cet avis. Dans un groupe formé de M. le duc de la Rochefoucault-Doudeauville, de M. Bocher et de M. Chesnelong, qui venait de les rejoindre, l'on devisait à voix basse; au style des sourires on devinait qu'une joie recueillie les animait.

Seul, M. Jules Ferry semblait distrait, comme si la question l'eût peu intéressé; cependant on lui avait donné à entendre qu'à titre d'Homme d'État tout particulier, presque exceptionnel même, il lui serait conféré, naturellement, l'office quasi sacerdotal de poser la couronne sur la tête du récipiendaire.

Ce nonobstant, il paraissait somnoler.

Sur ces entrefaites, quelques objections se sont élevées,—non sur le fond mais sur la forme,—entre M. Paul de Cassagnac et M. de Baudry-d'Asson à propos de cette question jetée, soudain, par le surprenant M. Colfavru:

«—Est-ce la couronne impériale ou la royale que devra ceindre M. Jules Grévy?»

Une discussion vive s'est engagée à ce sujet et les membres de toutes nuances de la Chambre se sont tellement passionnés pour cette alternative, que chacun considérait comme une sorte d'injure si l'on ne choisissait pas la couronne dont le symbolisme répond le mieux à ses préférences.

Il serait erroné toutefois de supposer que les représentants des divers partis monarchiques aient apporté, dans ces débats, une arrière-pensée.

Mais, comme la discussion s'éternisait, que les esprits semblaient prêts à s'aigrir et que la discorde menaçait de détruire l'entente provisoire de tous, M. Jules Ferry, se réveillant au bruit et mis au fait de l'incident, demanda la parole.

Par un de ces traits éblouissants qui attestent le remarquable talent de ce grand politique, il venait de trouver, au rouvrir des yeux, un merveilleux moyen terme dont l'énoncé a ramené le calme. Il a eu, en un mot, l'idée ingénieuse, acclamée à l'instant, d'introduire dans la loi l'amendement suivant sous forme d'article additionnel, ainsi conçu:

Art. IV.—«À défaut de la Tiare, le chef de l'État devra porter, à tour de rôle, tantôt la couronne impériale, tantôt la couronne royale,—ce qui donnera satisfaction, successivement, aux doubles exigences des partis monarchiques sans porter atteinte à l'indifférence des républicains pour l'un ou l'autre de ces ornements accessoires.»

Inutile d'ajouter que la joie épanouit aussitôt tous les visages, tous les cœurs. Devant cet accord imprévu et dans la crainte qu'un nouvel incident ne changeât l'étrangeté contagieuse de cette union en une zizanie irrémédiable, le Président du Congrès a immédiatement proposé et fait adopter, aux applaudissements unanimes, le renvoi de la séance, à neuf heures trois quarts.

LA SÉANCE DE NUIT

Dès neuf heures, tous les membres du Congrès sont à leurs bancs. Dans l'attente de l'événement décisif, sur l'heureuse issue duquel personne n'élève même un doute, les conversations particulières sont rares et discrètes.

Au milieu de ce silence religieux qui plane, d'ordinaire, en ces sortes de circonstances, M. Maurice Rouvier, chef du Cabinet, montant à la tribune, donne lecture du Message présidentiel suivant:

«Messieurs les sénateurs, Messieurs les députés,

«—Quelques spécieuses que soient les raisons qui m'ont été présentées, au nom de l'Assemblée nationale, au sujet d'une superfétation dans les attributs de ma charge, je ne les ai pas jugées assez concluantes pour me décider à porter une marque décorative qui pourrait laisser supposer au pays une variante inopportune dans mes goûts et mes idées.

«Que le Congrès veuille bien en recevoir tous mes regrets, avec le maintien de ma démission.»

«Le Président de la République française,

«Jules Grévy.»

L'étonnement est porté à un tel degré que toutes les bouches en restent béantes et qu'à peine s'élèvent quelques cris—inarticulés, d'ailleurs, au point de déconcerter les sténographes. De telle sorte que celui d'entre eux à l'obligeance duquel nous devons le communiqué de ces lignes, hésitant à les contresigner, nous ne croyons devoir livrer que sous toutes réserves, au public, ce document extraordinaire.

L'INCIDENT FINAL

minuit 1/2.

Le bruit court qu'après le vote de l'ultimatum «La mettre ou se démettre!!!», députés et sénateurs de toutes nuances, impatients d'avoir, aussi, leur nuit du 4 août ou, tout au moins, jaloux de parodier le désintéressement de leurs pères (putatifs) de 89, en faisant abandon, sur l'Autel de la Patrie, de leurs prérogatives parlementaires, se sont précipités pêle-mêle, d'un commun élan sur le bureau présidentiel, pour offrir, à l'envi, sinon leurs propres démissions, du moins celles de leurs collègues.—Et la séance a été levée ex abrupto, au milieu d'un enthousiasme d'autant plus indescriptible que chacun essayait en vain d'en chercher le fondement et la justification.

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