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Chez les passants: fantaisies, pamphlets et souvenirs. Suivi de pages inédites

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AU GENDRE INSIGNE

«—Ah! ça, Monsieur l'homme de bon sens, là-bas,—qui nous raillez de si haut,—comment! vous,—devant le groupe duquel, depuis tant d'années, se sont inclinés les drapeaux des armées de France, vous qui receviez du Trésor, de toutes parts, plus d'or que l'on en voudrait thésauriser, vous aviez, hier, les riches palais, les vieux châteaux, les jardins de l'État, les forêts légendaires, pour vous reposer de vos labeurs de gouvernant! Et dans vos caves, les plus précieux crus des vins de France, vous aviez les meutes joyeuses, les chevaux de race! Et dans vos bals étouffants, où vous faisiez montre d'une si sage économie, les plus brillantes parmi les plus belles ne vous parlaient, officiellement, qu'avec leurs plus engageants sourires, souvent même, à voix basse.—Très basse, en effet!—Vous aviez le vaste pouvoir, l'on vous avait remis le soin de veiller sur la patrie toujours vivante, de veiller sur son vieil honneur, dont je sens en ce moment que ma voix tremble. Et l'on ne vous demandait, en échange de tous vos apanages, que de vous occuper un peu, entre temps, de ce peuple—si candide qu'il vous regrettera peut-être,—et de son morceau de pain.

«—Si vous vouliez agir en princes fainéants,—il vous devait sembler naturel, au moins, de jouir de cette profusion, (presque sacrée puisqu'elle n'est pas aux enchères) de tant de choses, si enviables, si grandissantes, si belles!—Elles étaient palpables, ces choses! Ce n'étaient pas des rêves!

«—Eh bien non. Vous aviez, paraît-il, d'autres soucis! Vous ne pouviez posséder ces splendeurs, tout en les détenant, parce que vous leur étiez aussi étrangers qu'elles sont étrangères pour vous, et que nul ne possède que ce qu'il peut éprouver. Entre vos mains, ineptement cupides, ce n'étaient que des feuilles sèches.—Et vous aviez jusqu'au renom sans ombre! jusqu'aux garanties d'une durée stable de votre toute puissance, dans le sentiment public.

«—Mais quel était donc cet étrange souci qui vous obsédait au point de mépriser toutes ces hautes joies? Quel était ce passe-temps si digne, si sage, si captivant que vous préfériez à la jouissance de toutes ces choses?

«En France, pour sceptiques, hélas que nous soyons devenus, l'on gardait encore une dernière déférence pour une... toute petite, mais belle, frivolité: ce bout de ruban rouge, qu'après tout le sang de nos troupes empourpre d'une lueur d'honneur... qu'il gardera malgré d'oubliables menées!

«Votre premier devoir était de ne le délivrer qu'à ceux-là qui ont bien fait,—et qui pouvaient en être justement fiers.

«Eh bien, le passe-temps qui vous souriait de préférence, c'était de chercher à ternir et discréditer, en vue d'un lucre inutile, ce dernier insigne, encore pur, à l'intégrité duquel il était bien permis de tenir un peu.

«Non! non! ceci décèlerait un tel aveuglement, que, malgré l'immense rumeur, mon esprit se refuse à y croire.—Ne venez-vous pas de nous parler de «poètes»? Eh bien, comme tel, je préfère ne vous accuser que de cette effrayante maladresse par laquelle vous avez donné, au pays dont vous étiez chargé de diriger les actuels destins, l'impression triste, du trafic de cette chose sacrée. Cela suffit, pour qu'on puisse juger de votre si pratique valeur, de votre si haute capacité, et même de votre prétendu bon sens.

«Mais, si vos preuves de supérieure intelligence se réduisent, ainsi, à faire échouer et s'effondrer, comme stérile, entre vos mains, la presque toute-puissance sur une sellette de Tribunal correctionnel ou de Cour d'Assises, je ne vois pas bien, je l'avoue, en quels motifs vous puisez le droit de traiter avec des sourires de dédain, ces gens de pensée, littérateurs ou poètes, soit!—dont vous parliez de si haut tout à l'heure.

«Car, à la fin des fins, vaincus dans notre commerce, dans notre politique et dans nos armes, ce n'est qu'en leurs œuvres que nous ne sommes pas vaincus, puisque les nations les pillent et les admirent! et nous les envient!

«Ces hommes n'ont que des mots, des ombres, des chimères, des rêves à leur disposition pour créer ce qui nous élève et ce qui les grandit:

«Et, pendant qu'ils accomplissent leur fonction, sans avoir même l'idée de se plaindre, vous escamotez tout le reste, le tangible, gens pratiques!—(alors que ce reste, ainsi capté, vous est en réalité de si peu de valeur)!—Soit!—mais sachez au moins que vous ne leur ôterez pas ceci, qu'avec rien ceux-là maintiennent ou s'efforcent de maintenir un peu de gloire à leur patrie,—et que vous, avec la toute-puissance, dis-je, vous ne pourrez créer que ce qui nous dégrade—et ce qui vient de vous abaisser.»

L'AVERTISSEMENT[3]

En Bretagne, c'était, il y a trente ans, notre coutume d'écoliers de tracer, en haut de nos devoirs, ces trois caractères: «V. H. V!» Cela signifiait: «Vive Henri V!» Il semblait à nos imaginations d'enfants que la page en était plus belle.

Nous n'effeuillâmes la déclinaison de Rosa, la rose, qu'en dessinant, autour de la leçon transcrite, de ces héraldiques fleurs de lis dont le sommet tient du fer de lance.

Aux promenades, les marchands ambulants nous offraient de ces emblèmes en or ou en argent—et nous nous privions pour en acheter toujours.

Les murs, les pupitres, les arbres de la cour de récréation, le chevet de nos lits, au-dessous du bénitier, présentaient aux regards des inspecteurs l'un ou l'autre de ces signes symboliques. Nous recélions aussi, dans nos livres de prières et de classes, à titre de signets, des images du descendant de Saint Louis; elles s'y confondaient avec celles des saints et des martyrs.

La nuit, lorsque passait dans nos songes la vision du roi de France, il y apparaissait comme un homme d'un visage noble et souriant, de blanc vêtu, entouré de lumière.

Dans nos jeux, s'il s'élevait une contestation et que l'un d'entre nous prononçât le nom du roi, les querelles s'apaisaient: il semblait qu'IL se trouvait soudain au milieu de nous et nous réconciliait de son bon sourire, en nous appelant: «Mes enfants.»

Un jour—je me souviens!—sur le déclin d'une belle journée, l'un des miens et moi, nous étions seuls dans l'avenue d'un manoir aux environs de Vannes. Nous attendions, auprès de la grille, l'heure de la rentrée, en saluant, d'une vieille chanson royale, le tomber du soir.

Au-dessus de nos têtes, mille derniers ramages, dans les radieuses feuillées trouées de feu, accompagnaient—(car les oiseaux de Bretagne savent le nom du roi),—cet air dont nos bonnes nourrices, braves chouannes de jadis! nous avaient bercés douze ans plus tôt.

Un passant du grand chemin s'arrêta et nous dit en ricanant:

—Mais, il n'a pas d'enfants, votre roi!...

—Eh bien! et nous? lui répondis-je naïvement.

Sur quoi Tinténiac ramassa simplement des pierres.

—À quoi bon?... dis-je, en arrêtant son bras: va, laisse passer les passants.

Nous demandions souvent aux prêtres de nos lycées,—et ceux qui survivent aux journées de Patay et de Coulmiers doivent ressentir, à ce rappel, un long serrement de cœur:

—Pourquoi n'allons-nous pas LE chercher?

Et alors les bons pères nous répondaient:

—Chut! petits amis; IL viendra lorsque Dieu voudra.

Nous ne comprenions pas bien pourquoi nous devions baisser la voix en parlant du roi légitime de France, ni sous quel prétexte il nous était interdit de nous enorgueillir de notre bonne cause. Cela passait notre entendement naturel.

Certes, les Mémoires de Cléry nous avaient plongés dans une indignation froide et terrible; certes, la descente de la lampe dans le caveau d'ossements du Champ des martyrs nous avait fait étendre, en silence, nos mains droites, pour une bénédiction qui était un serment; certes, les pélerinages sur ces places publiques où tombèrent les têtes de tant des nôtres nous avaient déjà durci le regard; mais ce Chut! de nos dignes «recteurs» avait la vertu douloureuse de troubler la piété de notre impression. Cet excessif intérêt que l'on prenait «de notre santé», nous semblait un contre-sens à la fois humiliant et risible.

Et nous nous disions, d'un coup d'œil, en leur taisant notre étonnement:

—Soit. Quand nous serons grands, nous irons LE prendre et nous saurons bien LE ramener avec nous.

Comme dans la légende lyrique de Richard Cœur-de-Lion, nous avions tous l'âme chevaleresque de Blondel.

Les soirs de promenade en forêt, soit dans la Brocéliande, soit dans Bois-du-jour-bois-de-la-nuit, après avoir dîné dans quelque clairière, à l'ombre de ces chênes dont les hauts branchages avaient, autrefois, béni les chevaliers d'Armor s'exilant pour la croisade, ou nous avaient fourni les fermes lances du Combat des Trente, nous revenions, en chantant, toujours en chœur, une romance aujourd'hui ancienne,—douce, naïve, haute et pure comme notre fidélité: «Vers les rives de France!»

—Ah! je suis sûr qu'aucun d'entre nous ne l'a oubliée, malgré les lourdes années subies!... Elle personnifiait le retour du roi. C'était d'une mélancolie poignante et, cependant, qui nous semblait tout illuminée d'avenir:

«Sur les vagues grises,
De suaves brises
Embaument les airs
Du parfum des mers;
Là bas, une grève...
—N'est-ce pas un rêve,
Pour nos yeux ravis?..
Non, c'est le pays!»


Ainsi, dès l'enfance, nous avions pris ce fatal pli de pensées de ne songer au roi qu'avec cette sorte d'espoir attristé qui, s'augmentant des années, produit les inactions crédules, s'il n'aide à la durée de l'exil.

S'en remettre à ce point aux décrets de Dieu, n'est-ce pas oublier qu'il n'ouvre qu'à ceux qui frappent?

Bientôt l'espérance devient platonique, le dévouement, plutôt verbal qu'effectif, quelque bonne que soit la volonté dont on se vante: l'habitude s'aggrave, dans les âmes, de ne pressentir les retours que toujours au futur, dans le vent d'on ne sait quelles miraculeuses aurores!—Et ce futur finit par ne pouvoir jamais être que de l'amer présent qui se perpétue.

Pour peu que l'on réfléchisse, l'impression que cause, au pays, la nonchalance attendrie des partisans d'un prince proscrit, n'éloigne ou ne rapproche-t-elle pas, en réalité, la distance qui sépare cet exilé de sa patrie? Le peuple, aux colères méritées, s'écrie, en montrant les irrésolus: «Écoutez-les!»

—N'est-ce pas là l'exil?

Oui, toute mélancolie, en s'invétérant, dégénère en résignation coupable et devient d'une contagieuse faiblesse, car elle change en rêveries les projets puissants et, par excès de sagesse ou de sensibilité, s'épargne les efforts sacrés des fières initiatives.

Bien plus. En toute cause, une sorte de communion s'établit entre le chef et les soldats. De ce courant de songeries morbides, créé par toute une génération d'aussi paisibles partisans, se dégagent, à la longue, d'incessantes influences qui, contraires à l'esprit des hautes aventures, n'ont pour effet que d'assombrir l'adversité de Celui qui les inspire.

Tôt ou tard, lorsque ces influences, qui tendent nécessairement vers lui, l'ont enveloppé de leurs mornes effluves, il s'alanguit lui-même sous leur oppression secrète.

Alors sonnent les heures des soupirs étouffés et des longs silences!—Enfin, s'unissant aux siens pour ne subir plus qu'un mirage, il s'immobilise, hélas! en de vaines contemplations!

De roi devient pareil à ce pêcheur des légendes dans les filets prédestinés duquel, par une nuit de bonheur, les Destinées jetèrent la suprême perle. L'ayant offerte aux riches de son pays, qui la marchandèrent toujours, il préféra—plutôt que de la céder à un prix moindre que son estimable valeur—la rejeter, mystiquement, dans la mer!

Et, tout à coup, lorsque les indolences d'une expectative éternelle ont efféminé, usé, sinon attiédi, l'élan natal des soldats d'une grande cause, il arrive souvent qu'au milieu des toasts, où l'on s'attarde en vœux souriants, en discours et en regards levés au ciel, la Mort surgit, Dieu étant lassé d'attendre l'aide indispensable et sacrée de l'homme.

Philosophie de gardien du sérail que celle qui, alors, murmure pour assourdir le meâ culpâ de la conscience: «C'était écrit!»—Propos mensonger et sans profondeur! Car les pensées incorporées en toutes choses par leur intime correspondance, devancent les événements. Conseillères hâtives du Destin, elles font l'avenir ou propice ou funeste,—et, librement épousées de nos esprits, fixent, de concert avec notre vouloir, l'indécision de la Fortune.

D'où il suit que les illusions engendrent les tristes réalités.


C'était avec joie, quand même! et aussi haut que si le sceptre eût rayonné dans sa main tranquille, et comme des gens qui ne tiennent pas à mourir dans leurs lits,—qu'il fallait nous habituer, dès notre jeune âge, à parler du roi de France! À la longue cette incantation sagace eût anéanti l'exil.—Et qui sait, même, si ceux-là dont le dévouement s'épuise à déplorer l'injuste sort d'un prince, à leur insu, n'attirent pas sur lui un surcroît de malheur?

Et comment les pensées moroses d'un ensemble d'hommes n'auraient-elles pas cette occulte énergie, alors qu'en de simples entourages d'objets inanimés les événements futurs, comme s'ils se dégageaient de la physionomie des choses, concordent toujours avec les impressions que semblaient évoquer, déjà, les formes mêmes de ces objets?

—Considérez, par exemple, l'ameublement d'un salon Louis XVI. Entrez, seul—et laissez venir en votre esprit les pensées que suggère le style des objets environnants. Contemplez-les avec attention, de l'horloge aux tapisseries. Regardez fixement ces urnes cinéraires sur lesquelles tombent, en plis désolés, ces longs voiles, ce sablier d'or, au coin de la pendule; ces dossiers en médaillons revêtus d'étoffes aux couleurs systématiquement éteintes? Ces peintures trop charmantes, aux tons crépusculaires, où des oiseaux s'envolent si loin dans le soir, où des fleurs semblent si près de se faner, à peine écloses, où les féminins sourires paraissent empreints d'une grâce si mystérieusement triste:—et dites si, sur toutes ces choses, ne semble pas être tombée, dès leur mélancolique survenance, la fine poussière ensevelissante des siècles!

Ici, tout est présage: tout annonce une fin, un déclin, une inévitable disparition. Comment la noblesse d'un règne s'est-elle plu, durant un quart de siècle, à vivre en l'usage, l'aspect, sous le regard, enfin, de semblables objets!...—Aveugles, ceux qui n'ont pas remarqué l'intime expression de ces meubles pâles! Sourds, ceux qui n'ont pas entendu le silencieux avertissement qui résulte de leur présence! Sunt lacrymæ rerum!... il fallait que ce sablier doré laissât couler son sable idéal! Et que tombât ce crépuscule! Et que l'heure de toute cette fin sonnât à ce cadran coquet et sombre! Et que chacun de ces longs voiles essuyât des yeux en deuil! Et que ces urnes cinéraires continssent des cendres.

Oui, ces objets appelaient leurs terribles correspondances, leurs continuations, leurs prolongements, pour ainsi dire, en une plus concrète réalité. Ils projetaient, d'avance, l'Histoire que leurs lignes semblent, aujourd'hui, avoir prophétisée! Car les décrets du Destin s'incarnent, peu à peu, en tout ce qui nous environne, et l'Homme ne fait qu'attirer par mille chaînons ce qui lui arrive.

Ainsi, cette nuit, dans le trouble où nous avaient jeté les funèbres bulletins de Frohsdorf, j'écrivais, au bruit d'une fête publique, ces lignes consternées.

Mais... voici qu'un rayon de soleil, soudain, chasse l'ombre qui pesait sur nos pensées! Que signifie ce tintement de cloches de Pâques? J'entends des voix amies qui crient la bonne nouvelle!—Qu'est-ce donc? Est-ce que l'enfant du miracle serait aussi l'homme du miracle?

—Lisez! disent-elles: et rassurons-nous! Un Français revient à la vie! La Saint-Henri est de joyeux augure! Adieu l'anxiété! Élevons nos verres en l'honneur de notre roi, dont la convalescence présage la résurrection!


Puisque, selon l'ancienne coutume, le plus obscur convive qui porte une santé doit l'accompagner d'un vœu cordial, je dirai:

—Sire, alleluia! que ce toast soit le premier qui sonne votre retour sur le sol natal! À vous boivent ceux-là que console de toutes les épreuves la seule grandeur de leur cause et qui trouvent la récompense de leurs sacrifices dans cette grandeur sauvegardée! S'il eût fallu à la Providence que l'âme du roi de France entrât, du fond de l'exil, dans la sainte lumière, la hauteur de notre tristesse eût été digne de votre souveraine intégrité, puisque Votre Majesté ne douta jamais de notre foi.

Avec vous, cependant, avec vous, disparaissaient l'éclair de chevalerie, le droit aux obéissances désintéressées, la sanction des élans généreux, l'étendard des traditions sublimes. Ensevelie dans la blancheur de votre linceul, la Royauté se fût endormie, pour nous, dans les plis de notre unique drapeau. Mais ne nous eût-elle légué que cette gloire de lui être demeurés, quand même, fidèles jusqu'au dernier moment, fiers encore de cet héritage, nous eussions porté noblement le deuil de nos vieilles espérances.

Donc,—plaise à Dieu que cet Avertissement nous devienne salutaire! Et qu'il soit, enfin, pour tous, Monseigneur, comme l'un de ces sursauts définitifs, après lesquels... on se réveille!

PAGES RETROUVÉES

POÈMES DU PARNASSE

I
À UNE GRANDE FORÊT

Ô pasteurs! Hesperus à l'Occident s'allume;
Il faut tenter la cime et les feux de la brume!
Un bois plutonien couronne ce rocher,
Et je veux, aux lueurs des astres, y marcher!
Ma pensée habita les chênes de Dodone;
La lourde clef du Rêve à ma ceinture sonne,
Et, détournant les yeux de ces âges mauvais,
Je suis un familier du Silence—et je vais!...
Souffles des frondaisons, Esprits du lieu sauvage,
Flottez, âcres senteurs de l'herbe après l'orage!
Gommes d'ambre, coulez sur le tronc rouge et vert
Des arbustes!... chevreuils, partez, sous le couvert!
Puisque le cri d'éveil qui sort des nids de mousses—
(Grâce au minuit des bois)—charme les femmes douces,
Ô Muse! en cet exil sacré fuyons tous deux!
Aquilons, agitez les pins sur les aïeux,
Qu'ils reposent en paix sous vos lyres obscures!
Sur les lierres, tombez, ô pleurs d'or des ramures!...
Miroir du rossignol, la Source de cristal,
Bruissante, reluit sur le sable natal!
C'est l'heure où le dolmen fait luire entre ses brèches
Des monceaux, aux tons d'or fané, de feuilles sèches.
La clairière s'emplit de visages voilés.
Au loin brillent les ifs, par la lune emperlés.
Brume de diamants, l'air fume! Les fleurs, l'herbe
Et le roc sont baignés dans le voile superbe!...
Gloire aux œuvres des cieux! Livrez-moi vos secrets,
Germes, sèves, frissons, ô limbes des forêts!...

II
ESQUISSE À LA MANIÈRE DE GOYA

Admirons le colosse au torride gosier
Abreuvé d'eau bouillante et nourri de brasier,
Cheval de fer que l'homme dompte!
C'est un sombre coup d'œil, lorsque, subitement,
Le frein sur l'encolure, il s'ébranle fumant
Et part sur ses tringles de fonte.

Le centaure moqueur siffle aux défis lointains
Du vent, voix de l'espace où s'en vont nos destins!
Le dragon semble avoir des ailes;
Et, tout fier de porter des hommes dans son flanc,
Il fait flotter sur eux son grand panache blanc
Et son aigrette d'étincelles!

Et les talus boisés qui bordent son chemin,
Montagnes et rochers, tourbillon souverain!...
Les champs décrivent des losanges;
Il passe, furieux, éperonné d'éclairs,
Son arome insolite imprègne au loin les airs
D'une odeur de sueurs étranges.

Quand il fait lourdement onduler ses wagons,
Le soir, dans la campagne, avec un bruit de gonds,
Fauve cyclope des ténèbres,
On croit voir, léthargique, une hydre du chaos
Qui revient sous la lune, étirant ses grands os
Et faisant valoir ses vertèbres.

C'est le monstre prévu dans les temps solennels;
C'est un enfer qui roule au fond des noirs tunnels
Avec sa pourpre et ses tonnerres;
Et les rouges chauffeurs qui la nuit sont debout,
Chacun sur la fournaise où sa chaudière bout,
Semblent des démons ordinaires.

Quand ses réseaux ceindront ce globe illimité
Sans honte nous pourrons aimer la Liberté:
Ils le savent, les capitaines!
Après avoir pesé la gloire, dans nos mains,
Nous allons trouver mieux que le sang des humains
Pour nous fertiliser les plaines!

Ô mort! tout se transforme et rien ne se corrompt,
Et tous les éléments de la Terre seront
Les éléments de notre gloire;
Les pôles se joindront dans le cercle idéal:
Courage, char macabre, auguste et boréal!
Éclaireur de la route noire!...

LES DANAÏDES
HYPERMNESTRA

Argos, en l'an mil neuf cent quatre-vingt-seize avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire il y a environ quatre mille ans, dressait dans l'Hellade ses hauts remparts cyclopéens, construits depuis plus d'un siècle, déjà, par Inakkhos. S'il faut admettre les calculs de la science actuelle, il y aurait de fortes raisons de croire que les Pelasges, aïeux des Grecs, ne furent autres que les Chananéens, chassés par Josué,—par le terrible Ioschuah, chef des Hébreux, qui tua trente-deux rois, incendia deux-cent-trois villes, fit passer au fil de l'épée, les femmes, les enfants, les mulets, les ambassadeurs, les vieillards et les otages, suspendit, sur une bataille, la lumière du soleil, fut le successeur de l'Échappé-des-Eaux et s'endormit avec ses pères, rassasié de jours et satisfait.

Les Pelasges, en effet, apparaissent brusquement, sur ce point de la carte terrestre qu'on appelle la Grèce septentrionale, au moment chronologique où les concordances de l'Histoire Sainte avec les suppositions de la Science historique établissent les victoires définitives du Peuple de Dieu sur les nations qui habitaient la Terre Promise. Or, où se sont réfugiées ces peuplades qui fuyaient l'épée dévastatrice de Ioschuah? Nombreuses, épouvantées, nomades, quel point plus naturel que le nord de la Macédoine, de la Thrace et de l'Epire pouvaient-elles choisir que celui-là même, disons-nous, qui s'offrait à leurs pas errants?—Des indices de toute espèce, des similitudes et les oppositions de langage entre le grec ancien et l'hébreu se présentent, immédiatement, dans la recherche de la philologie à ce sujet. Le Iavan hébraïque signifie l'Ionie.

Les curieuses recherches de l'abbé Deschenais, et, tout récemment, le texte découvert sur les pylônes de Karnak par M. Mariette, et qui remonte à dix-huit cents ans avant Jésus-Christ, les études de science géographique de Brugsch sur les temps pharaoniques, sont à peu près concluants à cet égard. Les derniers rapports sur l'Exode et la marche des Israélites, rapports qui ont causé une sensation dans le monde savant, semblent accorder, péremptoirement, les textes de la Bible avec les documents égyptiens. Le travail sur les nômes de Misraïm identifiés avec les noms grecs ptolémaïques, travail entrepris d'après les monnaies et les textes d'Edfou, vient d'être accueilli avec le plus grand honneur au Collège de France.

La Bible et l'historien Hérodote se rapprochent de plus en plus aux yeux de la science et lorsqu'il s'agit de plonger dans les traditions fabuleuses, il est utile de consulter l'un et l'autre. Trois ou quatre siècles avant la fondation d'Athènes par l'Égyptien Cécrops, Argos florissait.

C'était la capitale d'une vaste contrée, fertile et charmante entre toutes celles du Péloponèse, l'Argolide. Six villes fortes, ses dépendances, l'entouraient: Trézène, Mycènes, Tirynthe, Nauplie, Hermiona, Epidaure. Au-dessus d'elle, Corinthe, Sicyone, et les villes des fondeurs de métaux, des forgerons et des ciseleurs;—à l'est se déroulaient les plaines et les vallées d'olivier de l'Arcadie; à ses pieds, l'aride et sombre Laconie, où devaient s'élever les murs de Sparte. Couchée tout au long de la mer Égée, l'Argolide était une seconde Terre Promise pour cette troupe de pasteurs phéniciens, égyptiens et arabes, selon quelques historiens, mais, en réalité, d'une race et d'une origine non définies, qui vint, sous la conduite d'Inakkhos, s'y installer il y a trente-huit siècles.

La Fable atteignant ici la nuit des âges—(et cette nuit s'appelle un horizon passé d'une quarantaine de siècles, comme on le voit)—il serait même difficile de savoir si l'homme nommé Inakkhos a existé, ou si c'est bien cet aventurier égyptien, ce nautonier, ce Pelasge fuyard, qui dirigea l'expédition et prit possession de l'Argolide. La Fable lui donne pour fille la fameuse Io, la génisse adorée de Jupiter, l'aïeule d'Hercule, la contemporaine de Prométhée, s'il faut en croire Eschyle,—et pour fils Phoroneüs, chef peu célèbre qui lui succéda après soixante ou soixante-dix ans de règne.

Mais il y a aussi en Argolide le fleuve Inakkhos, qui pourrait bien être le prête-nom du Chananéen, quel qu'il soit, d'où est sortie la nation argienne. De plus, si nous rapprochons cette tradition d'Io de la ville même d'Argos, nous trouverons une singulière ressemblance entre ce nom et celui du gardien de la génisse sacrée, à savoir Argus (appelé aussi Argos, le constructeur du navire Argo), le pasteur aux cent yeux; et sa surveillance symbolique s'expliquerait alors parfaitement, même sans la nouvelle fable de ses cent yeux transportés par Junon sur la queue du paon céleste: ce serait le fleuve même, entourant de tous côtés l'Argolide.

Donc, vers l'an 1570 avant Jésus-Christ, régnaient sur la Basse Égypte deux frères, les pharaons Danaos et Egyptus;—celui-ci était sans doute l'Ekhorëos d'Hérodote.—Danaos, ou, pour prendre les désinences actuelles, Danaüs, à la suite d'un différend mystérieux qui s'éleva entre lui et son frère, conçut le projet de l'assassiner. Il fut déjoué par la vigilance des gardes et, contraint de fuir, il s'embarqua suivi de quelques voiles fidèles. Alors commença pour lui une existence errante.

Au moment de quitter le Delta, ce prince, fils de Bélus et d'Anchinoë, avait cinquante filles. Il n'omit point de les emmener sur ses vaisseaux.

Suivant divers historiens, il visita Rhodes, où les vents contraires l'obligèrent à s'arrêter; il y laissa une statue de Minerve en reconnaissance de son salut, et remit à la voile, cherchant un royaume.

Il atteignit bientôt sain et sauf, la côte du Péloponèse où il fut reçu avec hospitalité par Gelanor, roi d'Argos.

Gelanor, de la dynastie des Inakkhides, était récemment monté sur le trône, et les premières années de son règne avaient été signalées par de fréquentes querelles avec ses sujets. Danaüs profita de l'impopularité de Gelanor pour lui persuader une abdication en sa faveur. Quelques auteurs prétendent même, forts du précédent fratricide de Danaüs, que celui-ci, en récompense de l'accueil qu'on lui avait fait, usurpa, d'un coup de main la couronne de son hôte et relégua ce dernier en exil;—peut-être même l'assassina, car la fin de ce monarque est demeurée inconnue.

Quoi qu'il en soit, en Gelanor s'éteignit la dynastie des Inakkhides, et la race des Bélides commença en la personne du royal aventurier Danaüs.

Le peuple Argien, à l'avènement de Danaüs, avait soutenu l'usurpateur, ayant cru voir dans un dessèchement inattendu des sources et des fontaines d'Argolis la manifestation du courroux de Neptune contre la race impie d'Inakkhos. Cette circonstance, dont l'artificieux Égyptien sut tirer parti, lui valut le trône, car il apparut comme un sauveur étranger, d'une race amie des immortels et à la prière duquel les naïades épancheraient de nouveau, dans le creux des vallées et des torrents, leurs urnes salutaires.

L'histoire ne dit pas si le phénomène se produisit d'une façon immédiate; mais, une fois installé dans les palais d'Argos, entouré de sa garde et de quelques rudes esclaves bien armés, Danaüs se sentit, selon toute apparence, suffisamment maître de l'Argolide pour s'en remettre au hasard au sujet du fléau qui avait inquiété ses sujets. Ses filles firent creuser des puits, et ce fut tout. Quelques avantages remportés sur les voisins de Messénie achevèrent de consolider son gouvernement.

Les succès de Danaüs parvinrent au pharaon, qui était demeuré en Égypte. Celui-ci, par une singularité que la tradition se borne à constater sans commentaire, avait cinquante fils, cousins des cinquante filles du roi d'Argos.

Soit pour jeter, par les liens d'une parenté plus étroite, un oubli définitif sur la tentative meurtrière dont autrefois Danaüs s'était rendu coupable envers lui; soit qu'il crût voir dans le nombre même de leurs enfants, tous d'un sexe opposé, quelque ordre voilé des dieux, le pharaon envoya vers son frère une ambassade, à l'effet d'obtenir le consentement à cinquante alliances entre leurs cent enfants.

Le vindicatif usurpateur du trône de Gelanor hésita longtemps à répondre, nourrissant des projets qu'une vieille rancune lui inspirait. La magnanimité de son frère lui semblait un outrage; mais, se sentant plus faible, il atermoyait. Pressé, toutefois, par les envoyés du pharaon, dont les sollicitations à cet égard semblaient prendre un caractère menaçant, il dut se résoudre à consulter ses filles. Les Danaïdes, jalouses de se montrer dignes du ressentiment où les avait élevées leur père, refusèrent formellement cette union générale, et donnèrent pour prétexte, aux ambassadeurs d'Égypte, qu'une telle mesure leur semblait impie.

La réponse ayant été transmise au roi de Delta, celui-ci sentit s'éveiller en son cœur les mauvais souvenirs du passé. Décidé, cette fois, à la vengeance ou à la paix définitive, il leva, sans délai, une forte et nombreuse armée. Le commandement des cinquante vaisseaux qui la transportèrent en Grèce fut confié à ses cinquante fils, et il fut décidé qu'ils ne reviendraient pas sans avoir enlevé les filles de Danaüs ou sans en avoir fait leurs épouses, soit de bon gré, soit par la force.

L'histoire a conservé les noms des cinquante Danaïdes et ceux des cinquante égyptiens leurs fiancés. Les filles de Danaüs s'appelaient: Hypermnestra, Théano, Autonoë, Sthénélea, Callidia, Stygné, Boycéa, Actœa, Agavea, Adianta, Automaté, Autoléa, Rhodié, Shée, Rhodéa, Callice, Celeno, Cercestris, Cleodora, Chrysippa, Cléopâtre, Clité, Dioxippa, Electra, Amymoné, Anaxybia, Asteria, Eraté, Aditéa, Eurydice, Evippéa, Evippé, Glaucé, Glaucippé, Gorgé, Gorgophoneïa, Hippodamia, Hyppoméduse, Hyperia, Iphiméduse, Mnestra, Neso, Ocypeteïa, Ocmé, Pircea, Podarceïa, Pharté, Pilargé, Hippodamia la cadette et Hippodiceïa.

Les cinquante Ægyptides étaient: Lyncéos, Ménélas, Daïphron, Daïphros, Polictor, Pandion, Periphas, Lycus, Archelaüs, Encelade, Busiris, Euryloque, Cissée, Hyperbios, Agenor, Chèté, Chtonios, Dorion, Phantès, Chrysippos, Clitos, Egyptus, Sthénélos, Hippolyte, Peristhènes, Argios, Chalcedon, Imbros, Alcménon, Bromios, Alus, Dryas, Agaptolémos, Potamon, Ister, Protée, Hippotoüs, Diagorite, Hippocryste, Enchénor, Lampos, Agios, Melachus, Eurydamos, Arbelus, Idmon, Œnée, Idas et Lyxus.

II

Sous les poutres de cèdre où pendaient des draperies de laine noire, filées par les orgueilleuses vierges, des lits de fourrure étaient dressés, dans le palais de Danaüs. C'était le jour des noces, car il avait fallu céder aux phalanges égyptiennes et aux cinquante guerriers qui étaient entrés dans l'Argolide.

Le vieux roi, tordant sa barbe blanche, avait convoqué à l'aurore toute sa pâle postérité, car un oracle avait prédit qu'il serait tué par l'un de ses gendres. Après avoir communiqué à ses filles ce décret des dieux, il s'était penché à l'oreille de chacune d'elles. Il leur avait parlé à voix basse, exigeant sans doute quelque promesse terrible. Elles avaient répondu en étendant leurs deux mains vers la Terre, attestant les puissances infernales, le Styx même,—serment que les dieux ne sauraient enfreindre sans châtiment,—d'obéir à la mystérieuse injonction de leur père. Celui-ci, se courbant alors vers le coffre d'airain où ses capitaines pensaient sans doute qu'il renfermait ses trésors, en avait tiré cinquante glaives, que ses filles, baissant la tête en signe d'acquiescement, avaient cachés sous leurs tuniques nuptiales, brodées de fleurs d'oliviers et de dessins d'or, selon le mode pélasgique.

Tout le jour, sur les remparts, les acclamations du peuple en fête avaient salué l'entrée des bruns princes, aux armures étincelantes, qui avaient, l'un après l'autre, franchi les portes de la ville. Ils arrivaient, avec les images de leurs dieux sculptés sur leurs longs boucliers; le visage rasé et découvert, le pschent au front, la vipère d'or, insigne royal, entre-croisant leur chevelure haute et crépue. Les trompettes de guerre, les lourdes cymbales de bronze, les flûtes, les tambours recouverts d'une peau quelconque, probablement humaine, les syrinx des pasteurs, mêlaient leurs sons étranges aux chants déjà mesurés, des hommes d'Argos; on les accueillait avec des hymnes, en triomphateurs; on agitait des palmes; les autels consacrés aux dieux des cabires-forgerons et aux divinités cyclopéennes ruisselaient du sang de l'hécatombe propitiatoire. Le culte de Cérès Themisphore avait été enseigné aux filles de la Grèce par les Danaïdes. Et d'autres vierges guidaient chacun des fiancés vers les fiancées, qui, entourées des guerriers de leur pays, attendaient, debout, sur les gradins de pierre du palais argien, ces époux violents. Danaüs, immobile au seuil de la salle royale, attendait aussi, désarmé et solitaire, devant la table du festin.

Ils entrèrent dans la haute demeure, et chacun, la flamme d'orgueil dans les yeux, se choisit, parmi les cinquante sœurs, l'épouse qu'il désira. Puis, après le baiser d'hyménée, les présents offerts, les cent un convives prirent place sur les sièges d'ivoire, autour de la table où fumaient les viandes d'agneaux et de sangliers.

Les esclaves versaient les vins de Thrace et de Messénie dans les cratères ciselés; et c'étaient des vins couleur d'or, aux dures saveurs, qui enivrent vite. Les enfants d'Egyptus pâlissaient de joie, l'amour triomphant leur allumait les veines, et les tourbillons des parfums qui brûlaient sur les trépieds de la salle, bleuissaient l'air où sonnaient des bruits de baisers pareils à des chants d'oiseaux.

Danaüs, les yeux fermés, comme perdu en des visions de vengeance, souriait. Derrière lui, deux esclaves, couverts de lames d'airain, tenaient sur leurs épaules une double hache et les regardaient, immobiles.

Cependant, les Danaïdes ne tendaient pas leurs lèvres silencieuses à leurs époux. Leurs visages étaient si sombres, que leurs bouches étaient comme des roses dans la nuit. Les Égyptiens ne remarquaient pas, ou prenaient pour une coutume virginale, cette réserve de leurs femmes. L'ivresse passionnée et les vapeurs des vins étrangers troublaient leurs cœurs et leurs esprits. Lorsque les fruits grecs et les gâteaux de miel apparurent, les chanteurs et les rapsodes entrèrent et, sous les colonnes de marbre sonore, dirent les joies de la jeunesse et le bonheur des amours héroïques. Ils s'accompagnaient de lyres longues, sans plectres, et recourbées comme des arcs, avec sept cordes différentes.

Ils invitèrent les couples à offrir les libations aux dieux.

On se dressa, entrelacés, les coupes hautes, saluant Jupiter. Les teints dorés des Égyptides et les pâleurs cependant consanguines des filles de Danaüs formaient des couples disparates, sur lesquels, obliquement, tombait la lumière de l'amour et de la vie. Un seul, celui des deux aînés, Lyncéos et Hypermnestra, semblait être l'exception favorisée des dieux de cette troupe de maris et de femmes hostiles, rassemblés par la violence.

Ils étaient séparés, ceux-là, par le vieux roi, car c'était l'honneur consenti par les deux redoutables familles, que les aînés fussent d'avance si naturellement unis que les paroles captivantes de fiancé à fiancée devinssent inutiles. Ils étaient l'exemple. Ils étaient ceux que l'on imite, par nécessité. Les autres jeunes gens pouvaient éprouver des joies personnelles,—ceux-là devaient être, avant tout, la raison légale et nationale de la libre volupté des quarante-neuf autres couples: ils étaient le premier anneau de cette longue chaîne.

Et, cependant, bien que le vieillard s'interposât entre le prince Lyncéos et celle que le Destin avait donnée à celui-ci, une expression d'attente naïve et de tendresse s'échangeait entre eux à chaque prétexte fourni par les rapsodes, et, lorsqu'il fallut adjurer, dans la libation sacrée, la voix d'Hypermnestra fut le fidèle écho de celle du guerrier. De telle sorte que les voix railleuses des autres épouses semblèrent attester Proserpine, et le chien de l'Erèbe, en prononçant le nom du Maître des Empyrées.—Les coupes, toutefois, ayant été renversées sur la table nuptiale, il s'éleva des déclamations forcenées, poussées par les prêtres de Mercure, qu'on avait oubliés. Ceux-ci, réclamant, au nom du roi d'Égypte, qui avait ourdi cette multiple union, furent accueillis favorablement par les mâles qui jetèrent le vin une seconde fois.

Le soir vint. Les cinquante couples se retirèrent dans les chambres nuptiales. Et la dernière torche cessa de briller sous les avenues de térébinthes des jardins du palais. Lorsque, sous le ciel plein d'étoiles, la moitié de la nuit se fut écoulée, un cri terrible auquel répondirent quarante-huit autres uniques et lugubres, épouvanta le silence et les ténèbres. Tout à coup, sanglantes, chacune tenant d'une main la tête d'un homme et de l'autre une lampe d'or, apparurent dans la salle du roi Danaüs quarante-neuf des épouses de la journée qui, jetant les têtes coupées aux pieds du vieux monarque, lui crièrent:

—Père! le serment est tenu. Reçois les têtes de ceux qui sont entrés dans nos couches; ils n'en sortiront que pour le bûcher.

Danaüs leva les yeux sur ses filles sans répondre:

—Hypermnestra!... dit-il.—où es-tu?

Mais Hypermnestra n'était point parmi ses sœurs; et, les esclaves envoyés trouvèrent la chambre déserte; clémente, elle avait aimé celui que le sort lui avait choisi et qui était Lyncéos. Elle s'était enfuie avec lui, et cachée dans une habitation lointaine.

Le lendemain, Hypermnestra amenée devant le tribunal du Roi, le peuple et les guerriers la déclarèrent innocente malgré la transgression de son serment; de sorte que Danaüs dut céder, et l'épouse miséricordieuse fut rendue à son époux.

Le caractère de ce singulier tyran était l'irrésolution et la faiblesse, mêlée d'une fougue brusque dans les coups de main et les crimes. Lorsqu'il vit son peuple, ses prêtres et ses soldats interdits de la soudaineté et de la témérité de cet égorgement, il redevint politique: il accorda la vie par une terreur plus immédiate que celle qui avait été suscitée en lui par l'oracle relatif à l'un de ses gendres. Il se réserva d'ailleurs, sans aucun doute de creuser plus tard un piège mortel à l'époux d'Hypermnestra; le principal était de conjurer, sur l'heure, l'esprit de révolte qui s'éveillait autour de lui. Ce fut donc évidemment par lâcheté, non par miséricorde, qu'il se rendit à la prière de ses sujets et laissa échapper Lyncéos. Hypermnestra fit élever alors un temple à la Persuasion, en reconnaissance du salut que lui avait attiré la simplicité de son discours devant ses juges, et les circonstances qui l'avaient favorisée.

Cependant il fallait purifier les épouses criminelles du meurtre qu'elles avaient commis; les prêtres de Minerve et de Mercure n'y faillirent point: ce qui signifie qu'au nom de la Sagesse politique et de la duplicité qu'elle nécessite, les filles de Danaüs furent absoutes par la nation aryenne. Toutefois, elles ne pouvaient demeurer veuves. Le roi d'Argos institua, sur le champ, des jeux gymniques, auxquels il invita la jeunesse des Sept-Villes de l'Argolide: le premier vainqueur choisissait, et ainsi de suite jusqu'à la dernière. Les futurs époux des Danaïdes furent même dispensés des présents que, selon l'usage, le gendre devait offrir à son beau-père. Danaüs, par la popularité, la liberté de ces fêtes, où tous pouvaient concourir, cherchait à effacer des esprits, la sombre impression que le crime avait laissée, sans doute, et qu'il ne dépendait pas exclusivement des dieux de faire oublier. Les compétiteurs furent nombreux. Automaté et Shée furent choisies par les fils d'Achæus; les autres échurent à divers jeunes gens de toute caste, qu'elles firent princes argiens.

Comme à l'avénement de leur père, jadis, et dans les circonstances de sécheresse particulière dont il s'était servi pour parvenir au trône, elles avaient fait creuser quatre puits dont elles avaient doté la ville d'Argos, le peuple, charmé de voir qu'elles avaient préféré prendre leur époux dans les rangs des fils de sa patrie, même au prix du meurtre de leurs cousins d'Égypte, voulut leur rendre les honneurs divins; mais comme il allait mettre à exécution cette pensée, survint Lyncéos, qui, ayant rallié les armées de ses frères, mit le siège devant Argos, la prit, et fit périr Danaüs et les quarante-neuf épouses implacables qui avaient tué ses frères.

De telle sorte que les honneurs divins ne furent rendus qu'aux mânes des Danaïdes.

III

Les dieux, cependant, ne ratifièrent point (s'il faut en croire Apollodore, Euripide et quelques poètes) le pardon qui avait été conféré aux filles de Danaüs par les ministres de Minerve et de Mercure.

Elles furent exilées dans les plaines qui s'étendent au bord du Tartare: là, près d'un torrent, les Danaïdes sont condamnées à remplir éternellement un tonneau percé, qui ne garde jamais une seule goutte de l'eau qu'elles puisent en vue d'accomplir la sentence de Jupiter.

Il est possible, au point de vue historique, que cette tradition soit encore une allégorie,—une sorte d'allusion aux quatre puits insuffisants qu'elles avaient fait creuser, lors de la sécheresse qui avait désolé l'Argolide.

Mais le symbole que renferme la nature du châtiment des Danaïdes nous semble, au point de vue de la morale politique, l'un des plus admirables que nous ont transmis les temps anciens.

Ce symbole est assez transparent pour que tout commentaire soit superflu. Il n'est point de passion mauvaise qui ne trouve son allégorie dans l'usage de ce supplice. La haine, la luxure, l'envie, l'orgueil changent le cœur de l'homme en autant d'urnes sans fond que l'homme essaie toujours en vain de combler. Les poètes n'ont point manqué de traiter sous toutes les formes depuis Eschyle, l'histoire des Danaïdes.

Parmi ceux des modernes qui ont été le plus heureusement inspirés à ce sujet, nous devons citer un sonnet de l'un de nos jeunes poètes, M. Sully-Prudhomme, qui a su découvrir un côté, touchant dans l'expiation de ces épouses infidèles. Voici les vers de cette conception ingénieuse:

Toutes portant l'amphore, une main sur la hanche,
Théano, Callidie, Amymone, Agavé,
Esclaves d'un labeur sans cesse inachevé,
Courent du puits à l'urne où l'eau vaine s'épanche.

Hélas! le grès rugueux meurtrit l'épaule blanche
Et le bras faible est las du fardeau soulevé:
«Monstre, que nous avons nuit et jour abreuvé,
Ô gouffre, que nous veut ta soif que rien n'étanche?»

Elles tombent, le vide épouvante leur cœur,
Mais la plus jeune alors, moins triste que ses sœurs,
Chante et leur rend la force et la persévérance.

Tels sont l'œuvre et le sort de nos illusions:
Elles tombent toujours et la jeune Espérance
Leur dit toujours: «Mes sœurs, si nous recommencions.»

Certes, c'est là une impression miséricordieuse, qui distrait un moment de la pensée du meurtre ancien commis par cette innocente condamnée qui parle avec tant d'insinuation. Mais la morale incommutable de l'histoire des Danaïdes est que celles-là, parmi les femmes, qui, sous un prétexte encore sacré, se laisseront aller à quelque imitation adoucie et lointaine de leurs quarante-neuf devancières d'Argos, comprendront vite, sous l'inévitable châtiment des jours, ce que signifient ces paroles: Le tonneau des Danaïdes.

LADY HAMILTON

I

L'exquise et ténébreuse créature, dont il faut retracer la vie, fut douée de tous les charmes inexprimables qui tourmentent l'imagination des rêveurs. Les médaillons du temps et les miniatures où lady Hamilton est représentée dans les attitudes intimes qui exaltaient l'affection de son mari, dissipaient l'ennui d'une reine passionnée et ravivaient les sympathies de quelques perverses admiratrices, justifiant les louanges enthousiastes qu'elle a inspirées aux brillants esprits de son époque.

Toutefois, à l'aspect de cette délicate et funeste beauté, on déplore les fatalités de milieu qui favorisèrent, dès l'enfance, les instincts corrupteurs et les précoces dépravations de cette femme d'aventures.

Emma Harte ou, s'il faut tout dire, Emma Lyonna (car elle fut ainsi appelée par Marie-Caroline de Sicile), naquit vers 1760, en Angleterre, dans un village du comté de Chester, et fut placée par les soins maternels, en qualité de servante, chez une bourgeoise de Londres. Elle avait alors seize ans.

Deux mois après son entrée chez cette dame de mœurs paisibles, comme l'extraordinaire beauté d'Emma produisait dans le ménage des troubles inconnus, sa pieuse maîtresse, après s'être emportée, lui signifia de s'en aller sur l'heure.

La pauvre enfant se réfugia le soir même dans une taverne d'artistes de la Cité. L'on s'accorde à penser (et lady Hamilton l'a depuis affirmé elle-même) qu'elle avait conservé jusqu'alors toute son innocence. Elle versa donc le porter, le whisky, ouvrit et ferma les devantures de ce bar, fit bonne mine aux habitués, et, après avoir charmé ses hôtes, quitta cet établissement.

Nous la retrouvons en 1778 fille de chambre chez une lady qui lui laissait plus de liberté. Emma Harte sentit alors s'éveiller en elle le goût des théâtres, des oripeaux, des parades illuminées, et s'exerçait à déclamer, dans sa chambre, les rôles qu'elle avait entendus la veille. Une occasion se présenta bientôt de mettre en pleine lumière les séductions de sa personne et de ses talents ingénus. Elle joua devant quelques jeunes gens, et l'un d'eux, transporté d'une admiration violente, l'enleva.

Elle vécut avec ce jeune homme et lui fut dévouée au point que dans une presse exécutée sur la Tamise, où il avait été compris et incarcéré, elle vint trouver le capitaine John Willet Payne, et en obtint la mise en liberté de son amant. Plus tard, Emma Harte, qui se souvenait, ne fut pas étrangère à la nomination que reçut sir Payne; mais, à l'époque où elle obtint de lui cette grâce, elle crut devoir déjà le récompenser en lui accordant ses faveurs.

Peu de temps après, elle fut enlevée, derechef, par le chevalier Featherstonehough, qui l'entretint d'une façon magnifique; elle s'habitua dès lors à mener une existence de luxe et de plaisirs et, quand le chevalier, après cinq ou six mois, l'abandonna brusquement, ce dut être pour elle une chose plus que jamais pénible de se retrouver dans un dénuement qu'elle avait oublié.

Elle se fit courtisane, et, réduite à chercher du pain, le soir, dans les ruelles sombres qui avoisinent Saint-Paul; courant, glacée, par le brouillard, sous le beffroi de l'église, coudoyée par les voleurs qui marchent dans le vent, la charmante fille dut alors entendre plusieurs fois tomber sur elle de hasardeux minuits. Ce fut alors qu'elle fit la rencontre d'un certain sir Graham, docteur en médecine, ou plutôt sorte de charlatan des plus habiles, et qui avait imaginé le plus étrange commerce.

II

Sir Graham avait installé dans une somptueuse demeure un appartement d'un ordre spécial. À travers des cloisons de bois sonores, des musiques s'y faisaient entendre: des courants électriques, dont les conducteurs étaient dissimulés avec soin, passaient autour des meubles et notamment sur une estrade, où était dressé un «lit céleste». Et le docteur Graham avait établi toutes ces choses dans un but humanitaire, mais au moins original. C'était le rendez-vous de ces époux envers lesquels la nature s'était montrée peu prodigue ou qui, par suite de dissidences domestiques ou d'incompatibilité d'humeur, en étaient venus à négliger les devoirs les plus sacrés du mariage.

En ce séjour, grâce à la science et aux adjuvants de toute nature que mettait en œuvre ce nouveau Fontanarose, les causes les plus désespérées triomphaient et les joies de la réconciliation faisaient oublier les mécomptes antérieurs. Ainsi, par les soins du bon docteur se raffermissaient des liens parfois prêts à se rompre.

Sir Graham, pour assurer le succès de son entreprise, avait souvent recours à des apparitions: il comprit à l'aspect d'Emma Harte tout le parti qu'il pouvait tirer de tant d'avantages.

Incontinent donc, il l'engagea dans l'affaire qu'il dirigeait. Elle accepta de jouer, auprès du «lit céleste», sous des voiles légers et transparents, le rôle de la déesse Hygie, celle qui présidait à la santé chez les Gentils. Il prétendit que la vue d'Emma suffisait pour guérir. L'on se demande comment sir Graham put amasser une fortune énorme en s'en tenant à ce programme: il y a donc lieu de croire qu'il en dépassa les termes. Il y eut une affluence extraordinaire; les riches ennuyés de Londres et des comtés environnants accoururent pour admirer la mystérieuse jeune fille. Les artistes les plus célèbres vinrent immortaliser ses traits expressifs et ses poses de charmeresse. Romney, entre-autres, en devint éperdument épris, l'arracha, par un nouvel enlèvement, au digne docteur, et multiplia les portraits de la déesse Hygie.

Mais Emma le quitta bientôt pour un amant de haut parage, sir Charles Grenville, l'un des descendants de la famille de Warwick et qui était le neveu de sir William Hamilton.

Elle se sentit, dès lors, emportée vers des destinées plus brillantes.

Et, soit par un attachement plus sincère que ceux qu'elle avait ressentis jusqu'alors, soit par de profonds calculs d'ambition, soit par lassitude de sa vie désordonnée, elle changea totalement de conduite et d'usage, et sut persuader à sir Grenville qu'elle n'avait jamais cessé d'être ce qu'on est convenu d'appeler un ange. Elle eut de lui trois enfants. Sir Charles se déterminait à l'épouser, lorsqu'il songea que ses revers de fortune ne lui permettaient pas d'être imprévoyant. Il lui restait la ressource de s'adresser à sir William Hamilton et, connaissant les qualités insinuantes et persuasives d'Emma, le jeune homme l'envoya vers lui comme une ambassadrice éplorée, à cette fin d'obtenir un secours d'argent, tout d'abord, et ensuite le consentement de la famille à son mariage. À partir de cet instant, l'étoile de cette femme sortit des ombres et commença de resplendir d'un insolite éclat sur l'Italie et l'Angleterre.

Emma Harte, était, à cette époque, une femme de vingt-huit ans. Les portraits la représentent d'une taille svelte, d'un visage délicieux encadré de magnifiques cheveux blonds, et pâle comme les cygnes du nord. L'expression de ses yeux bleus et enfoncés est quelque chose d'étrange qui opprime le souvenir. Les récits du temps ajoutent que c'était l'une des plus gracieuses femmes du monde entier, et que le son de sa voix pénétrait le cœur d'une façon irrésistible. Ses manières étaient d'une distinction parfaite, et les talents divers qu'elle avait su acquérir à travers les hasards de sa vie en faisaient une véritable enchanteresse.

Sir Hamilton, en accueillant la fiancée de son neveu, fut immédiatement subjugué par Emma Harte. Il s'empressa de subvenir aux désastres qui avaient frappé sir Grenville, et ne voulut point se séparer de l'ambassadrice. Saisi d'une passion exceptionnelle, non seulement il refusa le consentement du mariage que son neveu lui demandait, mais trois mois après, en 1791, il épousa lui-même la jeune miss. Or, sir William Hamilton était frère de lait du roi Georges IV, pair et ambassadeur d'Angleterre.

Emma Harte, maintenant lady Hamilton, sut, par la réserve de son maintien, se faire recevoir à la cour d'Angleterre, et, quand les fonctions de son mari, l'amenèrent dans le royaume des Deux-Siciles, elle excita immédiatement la sympathie la plus douce dans le cœur de la reine Caroline-Marie. Celle-ci l'associa, bientôt, à toutes ses fêtes, et à ses soupers intimes, où Emma, se rappelant les poses qu'elle avait essayées chez sir Graham et devant Romney, les recommença devant la reine, en y ajoutant les danses du Châle et de la Bacchante qui transportèrent d'admiration et de plaisir sa royale amie.

Jusque-là l'existence de lady Hamilton s'était passée à conquérir l'amour de ceux qui l'approchaient: lassée d'allumer des passions qui ne suffisaient plus à la distraire, elle résolut de dominer politiquement et de diriger les intrigues compliquées et dangereuses de la cour de Naples. Lorsqu'elle se fut rendu compte de l'influence toute spéciale qu'elle pouvait exercer sur l'esprit de la reine Marie, elle sentit qu'elle devait s'illustrer au milieu des évènements qui menaçaient et leur imposer le pli de sa volonté.

En effet, la situation politique était des plus extraordinaires. Ferdinand IV, roi des Deux-Siciles et de Jérusalem, ayant épousé Marie-Caroline d'Autriche, avait presque totalement résigné entre les mains de la reine, le soin des affaires. Une clause de son contrat de mariage stipulait d'ailleurs qu'à la naissance du premier enfant, la reine aurait voix délibérative au Conseil. Elle avait donné le jour au duc François de Calabre et à l'archiduchesse Clémentine. Le roi, depuis longtemps, ne conservait plus que le fantôme de son autorité: c'était un homme d'une faiblesse et d'une incapacité rares, qui préférait passer le temps en parties de chasse ou en rendez-vous de plaisir.

D'autre part, quelques années après son mariage, la reine avait distingué, dans une revue navale, un officier de marine nommé Joseph Acton qui était devenu bientôt son favori. C'était un Français, né à Besançon. Son père était un obscur médecin d'Irlande. Doué d'un esprit énergique et aventureux, Acton s'était fait remarquer déjà par un succès militaire: il avait sauvé, dans l'expédition de Charles III contre les Barbaresques, la vie de cinq mille Espagnols et leurs vaisseaux.

Ce fait d'armes l'avait mis en renom auprès de la reine Marie.

Six mois après sa présentation à la cour, il remplissait, dans l'État, le poste le plus élevé, celui de premier ministre, après l'éloignement de son prédécesseur, le marquis de Tannucci, dont il avait promptement ruiné le crédit. Son début dans la carrière diplomatique fut de conquérir d'un trait de plume, à la couronne des Deux-Siciles, toutes les citadelles du Piémont.

Ce coup d'éclat le rendit célèbre. Étant le confident le plus intime de la reine, ses aptitudes et son activité le faisant indispensable au roi Ferdinand, il devint la tête du royaume et manœuvra politiquement d'une façon toute puissante d'après les sentiments de haine qu'il portait à la France, sa patrie. Il croyait avoir à se plaindre de l'hospitalité qu'il en avait reçue autrefois. En toutes circonstances il se déclara notre ennemi, essayant de légitimer ses actes sous le prétexte que les intérêts du pays qu'il représentait maintenant s'opposaient à ceux de la France. Aussitôt l'apparition de lady Hamilton, il comprit qu'il trouverait en elle une auxiliaire de haute valeur et sut gagner très vite l'amitié de l'ambassadrice.

III

Lord Acton assistait le plus souvent aux soupers de la reine, et, si préoccupé qu'il fût des questions européennes, il ne dut point laisser d'y montrer parfois une contenance difficile, l'amitié de Marie-Caroline pour lady Hamilton devenant de plus en plus vive.

Lorsque, dans les nocturnes promenades sur la mer, et qu'au milieu de l'isolement des ombres, assises sous une tente dressée à l'avant du yacht royal, toutes deux respiraient les souffles lointains qu'embaumaient les bois d'orangers, parfois Emma Lyonna chantait, à son auguste préférée, des ballades de l'Écosse ou des canzones qu'elle avait composées en son honneur, et, presque toujours le matin doré les surprenait dans la mollesse de leur sympathie.

Sur ces entrefaites avait éclaté la Révolution française; l'horizon s'assombrissait: la guerre s'allumait sur tous les points de l'Europe.

La Cour de Naples ne s'en émut pas au point de suspendre les scandales qu'elle donnait à l'Italie. Un officier de la marine anglaise, nommé Horace Nelson, et qui commandait alors le vaisseau l'Agamemnon, de station dans le port de Naples, ayant été invité à une fête s'attira toutes les bonnes grâces de lady Hamilton, et fut bientôt son amant. Personne ne se serait imaginé qu'il allait devenir le premier amiral de l'Angleterre et remporter sur nous les succès meurtriers d'Aboukir et de Trafalgar. À ce moment il ne songea qu'au plaisir de posséder une femme qui faisait le désir universel.

Aux bruits des victoires du général Bonaparte, on commença de s'inquiéter de l'avenir; et une lettre confidentielle, adressée par la reine d'Espagne à Marie-Caroline, ayant été communiquée à lady Hamilton, apprit à l'ambassadrice d'Angleterre le véritable motif de l'expédition d'Égypte. Elle en informa sur le champ le cabinet de Saint-James, qui nomma Nelson au commandement de l'escadre envoyée pour nous barrer le passage.

À son retour d'Aboukir, Nelson fut accueilli en héros par la reine et par lady Hamilton qui, dès lors, conçut pour lui la plus violente passion. Des fêtes triomphales furent célébrées à Naples, en son honneur: la ville fut pavoisée, lady Hamilton présida en souveraine ces solennités, et depuis cet instant elle remplit les fonctions d'agent secret de l'Angleterre à la cour des Deux-Siciles. Par lord Acton qu'elle maîtrisait, par la reine qui ne savait rien refuser à sa belle amie, et par Nelson qui l'aimait, elle avait entre les mains un pouvoir considérable.

Cependant, mécontent des hostiles manifestations et de l'attitude du gouvernement de Ferdinand IV, le Directoire envoya en Italie quelques milliers d'hommes commandés par les généraux Championnet et Macdonald. En peu de temps, ayant repoussé le général Mack, qui commandait en chef soixante-dix mille Napolitains et sept mille Anglais, le général Championnet gagna les victoires décisives de Nepi, de Civitella et de Capoue, et contraignit le roi Ferdinand à signer un traité de paix dont la première clause était l'expulsion de lord Acton. Obligé de détruire l'insurrection italienne qui conservait des intelligences dans Naples, il entra dans cette ville le 23 janvier 1799 et l'occupa militairement.

Lady Hamilton et la reine qui étaient exécrées durent s'enfuir en toute hâte pour aller rejoindre le roi en Sicile.

Il y eut un épisode terrible dans cette sorte d'évasion.

Il s'agissait de gagner la plage par les caveaux secrets et les souterrains de la Villa-Reale. Déjà des sentinelles françaises s'y trouvaient apostées. L'une d'entre elles, au bruit que fit, en tombant à terre, un plat d'or qu'emportait une fille dévouée à la reine, demanda le: «Qui vive?» Lady Hamilton s'avança seule et, déguisée en camériste, elle imagina, sur le champ (paraît-il), une histoire de rendez-vous avec un officier français, en sorte qu'après quelques pourparlers (que, dans ses Mémoires, elle affirme avoir été très intimes avec ce soldat), la petite troupe, grâce à cette présence d'esprit et à ce dévouement, réussit à s'échapper à bord des vaisseaux de Nelson qui fit voile pour la Sicile. Au retour de Palerme, lorsque le roi Ferdinand rentra dans sa bonne ville de Naples, lady Hamilton donna des ordres sanglants au cardinal Ruffo, l'un de ses fanatiques, et fit exécuter, par des troupes de lazzaroni et de Calabrais, une foule de citoyens soupçonnés d'avoir bien accueilli les Français pendant l'occupation.

Ceci jette une ombre homicide sur Emma Harte. Les débauches pouvaient être, sinon pardonnées par l'histoire, du moins atténuées par l'entraînement des séductions qu'elle exerçait: mais tout le sang qu'elle fit couler, mais le meurtre d'un vieux marin, l'amiral Carracciolo, qu'elle fit pendre à une vergue, sous ses yeux et devant Nelson, uniquement pour se venger de la mésestime où il avait paru la tenir, ceci ne saurait être jugé avec indulgence.

Lady Hamilton avait alors trente-huit ans, elle était dans tout l'éclat de sa souveraine beauté. Les chagrins passés, les durs instants de son enfance, les amères passions et les luttes ambitieuses qui avaient traversé sa jeunesse, les terribles émotions des soudains changements de son sort, rien n'avait altéré le marbre de son magnifique visage. Elle régnait dans la patrie de ses rêves; elle pouvait y vivre en femme adorée de toutes parts; il faut la plaindre de ce qu'elle a préféré se faire maudire.

À dater de ces massacres, d'ailleurs, son existence cesse d'offrir cet attrait de curiosité qu'elle éveille jusqu'à cette époque.

L'Angleterre, en effet, se vit bientôt dans la nécessité de modifier sa politique en Sicile à l'égard de la France et rappela son ambassadeur, sir William Hamilton, qui depuis longtemps n'était plus le mari d'Emma Harte qu'officiellement.

Tout se désunissait autour d'elle.

Lord Acton devait mourir en Sicile, dans un exil assez méprisable; Marie-Caroline allait s'éteindre à Shœnbrunn, dans l'isolement et l'oubli.

À son retour en Angleterre, lady Hamilton éprouva sans doute quelques étranges serrements de cœur, lorsque son équipage en deuil passa devant cette taverne où elle était entrée, un soir d'enfance, et devant l'église où elle avait entendu sonner, autrefois, des heures épouvantables. Sir Hamilton mourut en 1813, et Nelson fut tué au combat de Trafalgar. Il la recommanda en vain au peuple anglais.

Elle dépensa vite, peut-être par désespoir, toutes les richesses quelle tenait des générosités de la reine de Sicile, de son mari et de son amant.—Sir William, en son tranquille dédain, lui avait à peine laissé six ou huit mille livres sterling de rentes; cette fortune aussi ayant été dissipée inutilement, elle quitta pour toujours l'Angleterre et vint avec sa fille s'établir à Calais, où elle mourut, dans l'obscurité, en 1813, à l'âge de cinquante-cinq ans.

Telle est l'histoire de cette artificieuse femme, qui, ayant représenté une fois de plus la toute puissance de la beauté sur la terre, où elle était née pour devenir une déesse, s'est flétrie elle-même jusqu'à ne laisser à la postérité d'autre souvenir que celui d'une hétaïre méprisable et sanglante.

LE CONVIVE

Tu voudrais être mon convive, jeune affamé qui manges des yeux le festin? Tu aspires la fumée des mets pleins d'odorantes promesses. La blancheur de la nappe te rend joyeux.

Vois les vins rouges et dorés qui frissonnent dans la pureté du cristal. Vois ces beaux fruits qui s'amoncellent en pyramides somptueuses, et ces fleurs qui croulent dans des vases.

L'ardeur de la faim luit dans tes yeux avec l'espoir du repas prochain. Quelle fête de regarder s'assouvir ton appétit fougueux! Je voudrais voir tes dents déchirer la joue froide des fruits mûrs, je voudrais voir tes jeunes lèvres se baigner dans la rougeur du vin.

Mais ne t'assieds pas à ma table, enfant au naïf désir: ici les mets n'ont aucune saveur.

Les vins sont figés dans leur prison claire: tu te briserais les dents sur la chair de marbre de ces fruits si beaux.

Va-t-en vers d'autres régals moins pompeux, va t'asseoir à une table plus hospitalière et tandis que tu apaiseras ta faim, tandis que l'ivresse réjouira ton front, déplore le triste festin sans convive, le repas solitaire dont nulle faim ne s'assouvira.

SIGEFROID L'IMPERTINENT

EXTASE MODERNE

Étude de style dans le goût du jour[4]

Contemple-les, mon âme; ils sont vraiment affreux!
Pareils aux mannequins; vaguement ridicules;
Terribles, singuliers comme des somnambules;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Ch. Baudelaire.

Le salon donnait sur les jardins.

Minuit remuait ses douze ou quinze petites perles dans la pendule microscopique en vieux Saxe craquelé.

Étendue en son nonchaloir, sur une ottomane, la chanoinesse Camille de Valleponne, n'éprouvant de faibles que pour l'aristocratie, brûlait de ses lèvres le médaillon du mystérieux vicomte Sigefroid de Thuringe, auteur de plusieurs poèmes sur les Choses utiles.

Et c'était une blonde aux regards de sarisse, aux petites phrases acidulées; le sémillant marquis Florian les Eglisottes en avait, maintes fois, perdu le sens.

—Sigefroid!... modulait-elle, tes désespoirs volages me font goûter mille supplices!...

Des pas firent crier le sable dans l'allée des lilas.

—C'est lui!... soupira la chanoinesse, en bondissant potelée.


—D'honneur!... murmura, sans idée, le brillant gentilhomme, en poussant le vitrail aux décalcomanies voyantes.

Et, lui devenant un collier:

—Ah! détaillait l'illécébrante créature,—quelques tierces plus tard, je le sens,—je me serais plongé dans le cœur une arme d'un travail exquis!

—Fleur de mes rêves! susurra le vicomte de sa voix flûtée,—c'est ce faquin de Soleil qui m'a distancé d'une demi-longueur!—Puis un lettré de rencontre, âgé, moralement, d'une trentaine de soufflets, m'a soutenu, mordicus, que l'homme n'était qu'un fol, ayant l'hallucination du ciel et de la terre!... Juge si cela m'a retardé, moi le Chantre des Choses-utiles, et qui jouis, toujours, même en dormant, de ce sourire entendu et expérimenté qui sied aux déshérités de l'intelligence!...

Mais elle:

—Je te crois!... je te crois.—Le printemps, enfin ne saurait te conseiller de me fuir? Tu ne me laisseras pas expirer sur quelque sofa désert comme la fille d'O-Taïti, tu ne veux point que mes obsèques se célèbrent demain, vers dix heures?

—Effectivement! répondit le bouillant Sigefroid.—Je ne pourrais sans un léger sanglot, tolérer cette idée, même en rêve! Là serait l'atrocité. Le Cœur avant tout! Vive le Sentiment, ajouta le vicomte, au milieu d'une pirouette,—et foin de l'Artificiel!


De concert, ils descendirent aux jardins.

—Parlons d'amour, gémit-elle.—Mais d'abord un gobéa!... c'est mon parfum du lundi! tu le sais?

Le vicomte en minaudant, lui tendit la fleur désirée.

—Ton esclave est fière de ses chaînes! continua la chanoinesse en subodorant les senteurs de cette plante, d'ailleurs, pour elle, hebdomadaire.—La France, ma rivale, t'a salué du titre de «Plume autorisée» depuis le succès de ton poème sur cette thèse abracadabrante... tu sais?

—Ah! oui dit le vicomte, d'un air dégagé: «De l'influence de la cantharide sur le clergé de Chandernagor

—Et puis... que te dirais-je? Ton nom fleure les ferrailles d'une façon insensée! Je t'aime, Sigefroid de Thuringe!

—Framées et francisques! s'écria le Chantre des Choses utiles, éperdu. «Qui m'empêcherait de mettre le doigt entre la robe et le torse?»


Sur le banc d'une tonnelle embaumée par des herbages discrets—j'ai nommé les roses—le couple distingué devisait maintenant des vagues inconstances du Cœur.

Le claque du jeune homme folâtrait au loin, jouet des zéphirs, à travers les allées solitaires. Tout à coup, au milieu du silence divin, sans rossignols, éblouie de la beauté nocturne des choses, la jeune femme en son extase infinie,— entre deux baisers,—et les regards au ciel,—balbutia d'une voix passionnée:

—Dis-moi!... Dis-moi que tu es duc... et... pair!

—Reçois, à propos, les adieux les plus déchirants! s'écria brusquement le vicomte en se frappant le front. Le devoir m'appelle! L'on m'attend au Palais du Sénat...

—Hélas, interrompit la chanoinesse avec une certaine amertume: au Palais du Sénat! pour y siéger encore, sans doute, ingrat, même la nuit!

Le vicomte sourit mystérieusement, et montrant d'un geste inqualifiable l'étoile polaire, répondit très bas, d'un ton rêveur:

—Non, ma parfaite amie, non, créature d'élection!... Pour mettre en état certains cylindres de tôle qui couronnent son faîte éblouissant; car voici, je crois, les approches de l'hiver.

LETTRES À CHARLES BAUDELAIRE

I

Saint-Brieuc, Rue Saint-Guéno, 4.

Monsieur,

Je sais, dans ma très petite expérience, combien il est pénible d'écrire une lettre. On n'écrit presque jamais (j'entends les esprits à de certaines allures) que par nécessité—ou besoin vague de se dégrossir l'esprit.

Veuillez donc penser, je vous en prie, que j'estime trop la valeur de votre précieux temps pour vous demander une réponse: vous m'écrirez si vous avez un loisir à perdre, quand il vous plaira, dans un an, six mois, jamais, si bon vous semble: je ne vous en aimerais pas moins, je comprendrai cette petite préface de Ricardo et je serais désolé que mon admiration vous génât le moindrement: Ceci soit dit avec sincérité!

Combien je regrette les conséquences de ces jours derniers! Vous m'avez vu sous des conditions déplorables: j'étais à la fois—très troublé par le vin—le manque de sommeil—et le saisissement de vous parler. Combien de bêtises me sont échappées!... mais je pense que vous n'êtes pas de ceux qui jugent les gens sur un fait.

Mes relations fantaisistes—j'ai frayé, par entraînement, avec des individus de joyeuse imagination—doivent être mises sur le compte de mon extrême jeunesse; cela s'oublie assez vite; il ne s'agit que de rompre vite, et de monter vite, ce qui ne tardera guère pour moi, je pense.

Allons, voilà qui est bien: votre profonde et habituelle délicatesse ne méprisera pas l'humilité de cette petite épitre: je n'écris pas de la sorte à tout le monde; vous êtes mon aîné, cela dit tout.

Quand je pense que je n'ai pas répondu l'autre soir à M. R... (charmant compagnon, du reste, par exemple!) lorsqu'il me demandait ce que vous aviez créé:

«Qu'entendez-vous par créer?—Qui est-ce qui crée ou ne crée pas? Que signifie cette chanson, et ce refrain d'avant le déluge? Baudelaire est le plus puissant, et le plus un, par conséquent, des penseurs désespérés de ce misérable siècle! Il frappe, il est vivant, il voit! Tant pis pour ceux qui ne voient pas!»

Mais, je n'étais pas dans mon sang-froid ce soir-là. Ce sera pour la prochaine occasion. Excusez, je vous en prie, les nombreuses inepties, les rimes légères, et les enfantillages que j'ai laissés dans mon bouquin. Il y a trois ou quatre pages passables: c'est une demi-promesse; j'espère vous envoyer bientôt une prose moins jeune que mes vers! Allons, je vous aime et vous admire, mon bien cher grand poète; et je vous serre la main avec bonheur.

P. S. Je suis presque brouillé avec ma famille. J'attends quelque argent pour retourner vivre à Paris: vous me permettrez de vous faire une petite visite; je ne crois pas dépasser le but en disant que j'ai quelquefois du bon—avant le champagne.

II

Je vous remercie de tout mon cœur de vous être souvenu de moi: que voilà de pensées claires et superbes! Comme on se sent de votre avis en vous lisant! Comme vous savez bien vous écouter impersonnellement dans celui qui vous lit! Je vous admire.

Je me suis rencontré avec vous au sujet de Wagner, et je vous jouerai Tannhauser quand je serai installé dans votre voisinage. Le grand musicien peut réciter, lui aussi, ces vers de statue:

Contemple-les, mon âme, ils sont vraiment affreux!
Pareils aux mannequins, vaguement ridicules...

Quand j'ouvre votre volume, le soir, et que je relis vos magnifiques vers dont tous les mots sont autant de railleries ardentes, plus je les relis, plus je trouve à reconstruire. Comme c'est beau ce que vous faites! La Vie antérieure, l'Allégorie des vieillards, la Madone, le Masque, la Passante, la Charogne, les Petites Vieilles, la Chanson de l'Après-midi,—et ce tour de force de La Mort des Amants, où vous appliquez vos théories musicales. L'Irrémédiable, commençant dans une profondeur hégélienne, les Squelettes laboureurs, et cette sublime amertume de Réversibilité, enfin tout, jusqu'au duo d'Abel et de Caïn... C'est royal, voyez-vous, tout cela. Il faudra bien que tôt ou tard, on en reconnaisse l'humanité et la grandeur, absolument... Mais quel éloge que le rire de ceux qui ne savent pas respecter! Ne vous irritez pas de mon enthousiasme; il est sincère, vous le savez bien.

P. S. Ne m'écrivez pas, je vous en prie; l'Art est long et le temps est court; je le sais aussi bien que personne, moi qui travaille dix heures par jour à faire une page de prose; vous n'avez rien à me dire, et je devine que vous ne me voulez peut-être pas trop de mal, ainsi ne prenez pas de peine pour moi. Quand j'aurai terminé les premiers volumes de Isis, je vous en enverrai un exemplaire. Je ferai avec votre permission, une étude sur vous: si vous ne la trouvez pas bien faite, vous la brûlerez et il n'en sera plus question. Je n'ai pas d'amour-propre, quand j'ai mal écrit, maintenant; je vous l'assure. Vous vous êtes affirmé davantage dans votre étude sur Wagner que dans celle de Gautier: tant mieux! Ça pleut déjà dru comme mitraille et de la hautaine façon, ça m'a ranimé. Dans dix ans, il ne restera pas cinquante pages des romans à reconstruction de faits, quand on ne juge que le fait... Et, au revoir. Pardonnez le griffonnage; je l'ai effacé parce qu'il était dogmatique et que je n'ai rien à vous apprendre.

Encore un Post-S. À propos de l'étude dont je vous parle, ne pensez pas que je veuille recommencer la fable de l'Ours et du Jardinier. Je n'ai plus le même style du tout, comme de raison, quand j'écris une lettre et lorsque j'écris une page littéraire. Vous ne me jugerez pas sur mon déplorable bouquin, et vous aurez de l'indulgence. Je vous affirme que je fais du beau et du très beau dans ce moment-ci—et que vous n'en serez peut-être pas mécontent: vous serez même étonné de la différence, je ne crains pas de vous le dire, si vous voulez bien y jeter un coup d'œil. Vous ne croirez pas que c'est moi. Ne riez pas trop, je vous en prie, de cette folie, et prenez tout ceci avec bienveillance. Je ne vous écris pas rue d'Amsterdam, craignant que vous ayiez changé de maison.

III

Saint-Brieuc, rue Saint-Pierre, 14.

Mon cher Baudelaire,

Je vous ai gardé, comme on dit pour la bonne bouche: voici le résumé (dans ce qu'il peut avoir d'ingénieux) du pèlerinage que vous savez. Le R. P. Dom Guéranger est, je crois, un homme d'une imagination logique et d'une science absolument quelconque; il jouit d'une qualité que vous estimerez: la froideur attrayante. 57 à 58 ans. Il était prêtre à 21 ans; docteur en théologie à 23 ans; licencié en droit, licencié ès-lettres et docteur ès-sciences à 38 ans. Il parle 7 à 8 langues actuelles et n'ignore pas les dialectes hébraïques au point de le céder à M. Renan. Il a trouvé moyen, sans un sou, de relever l'abbaye de Solesmes, sans s'interrompre pour cela, et sans quitter une rude partie engagée entre lui et tous les évêques de France au sujet de la Liturgie ancienne qu'il a réussi à faire rétablir dans toute sa pureté, presque partout; mais il a fallu écrire une douzaine de volumes fantastiques de science religieuse, arracher des bulles pontificales, lutter contre son évêque, abîmer pendant un an, tous les quinze jours, M. de Broglie (au sujet du Labarum et, généralement, des miracles) se lever à 4 heures, se coucher à 11 heures, manger de la salade le soir et un peu de soupe dans une écuelle le matin, conserver du temps pour le bréviaire et pour la direction de l'Abbaye (60 moines), tout quitter au coup de cloche de la Règle, causer avec des milliers de visiteurs, surveiller un anévrisme et une propension mosaïque au bégaiement, afin de ne pas perdre la tête et avoir un front deux fois haut et vaste comme celui de Victor Hugo. Vous voyez que ce n'est pas une brute, et pour me servir d'une expression de du Terrail (si vous voulez bien pardonner cet ignoble mouvement d'amour-propre) j'ajouterai que: «je ne suis pas trop mal dans ses papiers.»

Il est flanqué de deux têtes qui sont presque également admirables: le Père Économe et le Père Prieur: Dom Fontanes et Dom Couturier: deux colosses au physique et au moral. La Bibliothèque (j'oubliais de vous dire que ces deux colosses et lui sont charmants de bienveillance, de profondeur et de naïveté, au point de s'amuser et de faire des calembours), la Bibliothèque contient environ 20.000 volumes: on m'y laissait seul, tous les jours, faveur inconnue à bon nombre de gens (nouveau mouvement d'amour-propre), vous jugez si j'ai, comme on dit, profité de l'occasion. J'ai des notes assez curieuses, je crois pouvoir l'affirmer. Bref, je tiens Samuèle, et si mes prévisions ne sont pas entachées de niaiseries, j'ai réellement quelque chose de—sinon de plus grand, je parle au point de vue de la dimension du volume—du moins d'aussi large que l'idée de Faust. C'est réellement estomirant qu'on ait pas encore pensé à une chose, ou que, si on y a pensé, on ne l'ait pas traitée avec amplitude et magnificence. Je vous écrirai cela: vous jugerez.

Voici, en attendant, une petite légende qui ressemble un peu à l'un de vos poèmes en prose, L'Étranger: Je traduis du latin:

Il y avait un moine—un parfait et ancien religieux—qui avait fait un pacte avec le Diable: je veux dire qui avait accepté les services d'un démon mixte. Ce démon n'était pas, en son âme et en sa condamnation, des plus coupables; il avait, dans les temps effroyables où se joua le grand conflit, il avait subi l'entraînement vague et presque moutonnier de Lucifer. Il ne s'était pas prononcé sur le fameux Non Serviam et s'était trouvé précipité hors de la joie et de la lumière, avant d'avoir eu seulement le temps de se reconnaître. De sorte que sa vie était comme un rêve et qu'il ne savait plus ce qui était arrivé. Il n'était pas mauvais, mais il avait contracté la manie de la chute, en voyant se culbuter, dans l'ombre et dans la foudre, le pêle-mêle des légions noires! Puis... avec les longs et interminables siècles, avec l'insensible habitude de l'étonnement, il avait oublié cela, tout cela: il avait oublié.

Enfin vous comprenez ce que je veux dire. Vous seul pouvez exprimer cela aujourd'hui.

Donc, un jour il avait remarqué la terre, et trouvant confortable d'y rester aussi bien que dans les endroits où il était auparavant, il s'en alla dans les environs d'un monastère, car il aimait le silence. Là, je vous dis qu'il eut l'occasion de rendre service au vieil abbé, on ne sait pas comment. Le vieil abbé—un bon zig!—comprit de suite (toutes ses réserves de conscience faites) l'horrifiant malheur qui avait dû arriver dans l'éternité, au petit bonhomme infernal, et il ne déchargea pas de malédictions nouvelles sur son mélancolique et monstrueux visiteur. Il lui demanda, ne voulant pas être en retard avec un pareil personnage, s'il pouvait, à son tour, lui être quelque peu utile ou même agréable. Il insista, en voyant le pauvre démon secouer tristement ce qui lui servait de tête.—Eh bien, dit celui-ci, puisque vous me proposez, je vous dirais que vous pouvez me faire du bien.—Et comment? dit le moine.—Ah! dit le démon, vous êtes bien le maître de faire bâtir un clocher ici?—Oui, dit le moine.—Alors faites bâtir un clocher avec une grande cloche, et puis faites-la aller la nuit, quand vous pourrez.—Pourquoi? dit le moine inquiet.—J'aime les cloches... le son des cloches... les belles cloches...

N'est-ce pas qu'elle est belle? Mais, dame, je n'ai fait que des phrases où vous feriez de la pure beauté, vous. Enfin, je vous l'offre, si elle peut vous sembler possible.

Je termine en attendant une prochaine lettre en vous recommandant deux livres:

La Mystique de Goerres, 5 vol. in-8 (divine, naturelle, diabolique), édit. Poussielgue, rue Saint-Sulpice, trad. de l'allemand par Sainte-Foy.

Et La Vie de Jésus-Christ, par le docteur Sepp, 2 vol. in-8, même trad., même lib., année 1860 ou 59. Si vous ne les connaissez pas, cela vous fera peut-être plaisir. C'est très curieux.

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE

CHEZ LES PASSANTS.—L'édition de la Librairie de l'Art indépendant (Frontispice de Félicien Rops; Paris, 1890) comprenait:

L'étonnant couple Moutonnet.Une soirée chez Nina de Villard (Gil Blas, 24 août 1888);—N-S. Jésus-Christ sur les planches (Gil Blas, 25 décembre 1888). Remy de Gourmont a recueilli dans la Revue indépendante de juillet 1890, des notes manuscrites; l'auteur et le préfacier y recevaient une plus «rude volée». Ce «manuscrit offre des variantes curieuses qui dénotent chez Villiers, un polémiste assez âpre (et il le prouva) surtout quand on touchait aux choses sacrées». Les variantes ont été jointes, en appendice, au livre de M. Édouard de Rougemont (Mercure de France, 1910),—Souvenir (Revue wagnerienne, 15 juin 1887);—Hamlet (Revue des lettres et des arts, 8 décembre 1867);—Augusta Holmès (La Vie moderne, 13 juin 1885, et le Succès, 11 novembre 1885). Voici le fragment, non reproduit, d'un de ces textes:

«J'avais été porté par le comité royaliste aux élections du conseil général de Paris, le 10 janvier 1880. C'était, si fidèle est ma mémoire, contre M. de Heredia, le terrible révolutionnaire. (Soit dit, par occasion, les résultats de ces élections étant de nos jours, parfaitement connus à l'avance, à vingt-cinq voix près, dans tous les comités, j'avais accepté seulement pour l'honneur de la défaite.) J'obtins donc les six cents suffrages attendus. Mon aimable compétiteur, dont alors le «Figaro» publia les poésies émues et fugitives, se concilia l'excédent convenu des mille ou douze cents voix sagaces, auxquelles il doit son triomphe, et chacun des deux littérateurs fut content.

«Mais en ce qui nous occupe, le plaisant de cette affaire est que, dès cette époque déjà, le projet du Conservatoire lyrique de la ville de Paris était fortement en question et que, l'avant-veille du grand jour, dans une soirée, j'avais déclaré devant les plus terre-à-terre et les plus cramoisis du conseil que si, contre toutes prévisions (le peuple ayant enfin ses versatilités), je l'emportais en cette aventure, mon premier soin serait, l'heure venue, de notifier à la commission la compétence utile et pratique de l'éminente compositrice comme membre du jury officiel de ce concours. Or, avec ce sourire doux et entendu qui leur sied d'ailleurs, nos deux purs m'appelèrent «poète» (ce qui m'amuse toujours), et renvoyèrent mon projet de nomination dans les nuées. Je les décorai donc du titre de «prosateurs» pour flatter à mon tour leur amour-propre et, chose qui ne me surprit en rien, ce furent précisément ces deux membres, si j'en crois la Renommée, qui, l'année suivante, entraînèrent la commission en faveur de la musicienne et la firent nommer du jury à une majorité enthousiaste: quels poètes, ces conseillers municipaux!...»

Lettre sur un livre (Préface à un livre de M. E. Pierre, Paris, 1887);—Le réalisme dans la peine de mort (Figaro, 18 février 1885);—Le candidat de G. Flaubert (Revue du monde nouveau, 1er février 1874);—Peintures décoratives de l'Opéra;—La tentation de Saint Antoine (Semaine Parisienne, 23 avril 1874);—Le cas extraordinaire de M. Francisque Sarcey (Gil Blas, 20 octobre 1887). L'Évasion avait été représentée le 12 octobre au Théâtre Libre;—Le socle de la statue (publié primitivement sous ce titre: La Maison Gambade, père et fils, 1 plaq. 1882);—La couronne présidentielle (Le couronnement de M. Grévy, décembre 1887, in-fo);—Au gendre insigne;—L'Avertissement (Figaro, 19 juillet 1883).

PAGES RETROUVÉES.

À une grande Forêt (L'Artiste, 1er avril 1868 et IIme série du Parnasse contemporain, 1871.)— Variantes de l'Artiste, Épigraphe: «La nuit et son oiseau solennel, Milton», vers 19 et 20:

Miroir du Rossignol, la source aux sons fatals,
Aréthuse, reluit sous les ajoncs natals.

et plus loin:

... le dolmen disperse entre ses brèches;

Esquisse à la manière de Goya (Parnasse contemporain, I, 1866);—Hypermnestra (Revue encyclopédique, 18 mars 1896). Daté du 24 septembre 1876;—Lady Hamilton (La revue blanche, 1er janvier 1896). Écrit avant 1880;—Le Convive (Journal, 9 mars 1894);—Sigefroid (Le diable, 7 mai 1870);—Lettres a Baudelaire (Nouvelle Revue, 15 août 1903). Écrites en 1861 et 1862.

TABLE DES MATIÈRES

  • Chez les Passants.
  • L'étonnant couple Moutonnet 5
  • Une Soirée chez Nina de Villard 13
  • Notre-Seigneur Jésus-Christ sur les planches 23
  • Souvenir 37
  • Hamlet 43
  • Augusta Holmès 53
  • Lettre sur un livre 65
  • La Suggestion devant la loi 71
  • Le Réalisme dans la peine de mort 83
  • Le Candidat (de Gustave Flaubert) 103
  • Peintures décoratives du foyer de l'Opéra 113
  • La Tentation de Saint Antoine (de Gustave Flaubert) 127
  • Le Cas extraordinaire de M. Francisque Sarcey 135
  • Le Socle de la statue 145
  • La Couronne présidentielle 179
  • Au Gendre insigne 215
  • L'Avertissement 219
  • Pages retrouvées.
  • Poèmes du Parnasse:
    • I. À une grande Forêt 233
    • II. Esquisse à la manière de Goya 235
  • Hypermnestra 237
  • Lady Hamilton 257
  • Le Convive 273
  • Sigefroid 275
  • Lettres à Baudelaire 281
  • Notice bibliographique 293

ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE QUINZE OCTOBRE MCMXIII
par
GEORGES CLOUZOT
À NIORT
pour
MM. CRÈS ET Cie

Notes

1: Alors M. Grévy.

2: Voir le Temps du... juillet 1888.

3: Écrit en juillet 1884 pendant la maladie du Comte de Chambord.

4: Mai 1870.

Notes au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

—Corrections effectuées:

  • —Page 68:
    "en ces lettres parisiennes, au sein desquels, vous"
    remplacé par
    "en ces lettres parisiennes, au sein desquelles, vous".
  • —Page 126:
    "être évité dans une œuvre et de l'importance de"
    remplacé par
    "être évité dans une œuvre de l'importance de".
  • —Page 160:
    "qu'ils étaient émaillés de ce vocables"
    remplacé par
    "qu'ils étaient émaillés de ce vocable".
  • —Page 163:
    "si l'on ne veux finir pauvre,"
    remplacé par
    "si l'on ne veut finir pauvre,".
  • —Page 218:
    "en quels motifs vous puiser le droit"
    remplacé par
    "en quels motifs vous puisez le droit".
  • —Page 252:
    "sur le champ, des jeux gymniques, auquels"
    remplacé par
    "sur le champ, des jeux gymniques, auxquels".
  • —Page 253:
    "sorte d'illusion aux quatre puits"
    remplacé par
    "sorte d'allusion aux quatre puits".
  • —Page 261:
    "en s'en tenant à se programme:"
    remplacé par
    "en s'en tenant à ce programme:".
  • —Page 263:
    "c'était l'une de plus gracieuses femmes"
    remplacé par
    "c'était l'une des plus gracieuses femmes".
  • —Page 266:
    "il comprit qu'il trouverait en elle une auxiliaire de haute valeur et gagner très vite l'amitié de l'ambassadrice."
    Mot ajouté: "sut":
    "il comprit qu'il trouverait en elle une auxiliaire de haute valeur et sut gagner très vite l'amitié de l'ambassadrice."
  • —Page 270:
    "Marie-Caroline allait s'étendre"
    remplacé par
    "Marie-Caroline allait s'éteindre".
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