Childéric, Roi des Francs, (tome second)
The Project Gutenberg eBook of Childéric, Roi des Francs, (tome second)
Title: Childéric, Roi des Francs, (tome second)
Author: comtesse de Anne Marie Beaufort d'Hautpoul
Release date: January 20, 2011 [eBook #35010]
Language: French
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CHILDÉRIC,
ROI DES FRANCS.
CHILDÉRIC,
ROI DES FRANCS;
par madame
de BEAUFORT d'hautpoul.
DÉDIÉ
A SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE REINE.
TOME SECOND.
PARIS,
F. Cocheris fils, libraire, successeur de Ch. Pougens, quai Voltaire, n.o 17.
1806.
CHILDÉRIC.
LIVRE ONZIÈME.
SOMMAIRE
DU LIVRE ONZIÈME.
Viomade s'est éloigné. Le roi sent déjà des remords, et va réparer ses injustices. Le jour choisi pour la révolte est arrivé. Egidius la commande à la tête des Romains et des Francs. Egésippe doit livrer le roi. Ulric avertit son maître. Les braves se joignent à lui et entraînent Childéric dans la forêt des Ardennes. Ils sont attaqués; le roi blessé s'enfonce dans les bois, suivi d'Eginard. Childéric s'évanouit, il est transporté dans le temple des Druides, et couché dans un lieu sombre. Une main inconnue le sert. Les Druides pansent sa blessure, elle est guérie. L'inconnu se découvre; c'est Viomade; il instruit le roi des événemens qui l'intéressent, et de ses projets. Childéric les approuve, et se rend en Thuringe, où il doit attendre le signal de son retour.
LIVRE ONZIÈME.
Viomade avoit reçu avec douleur l'ordre de son bannissement; il avoit reconnu également la haine et l'amour, et s'affligeoit pour son prince, dont il pressentoit le danger. Sûr de son cœur, il demande à être conduit vers lui, et Valérius s'y oppose; le brave insiste encore; Valérius le menace de le faire saisir par ses gardes. Viomade sait qu'il ne sera que trop défendu, et craignant d'exciter une émeute dangereuse, il se décide à partir, mais il demande Ulric. Le romain voudroit éviter cette entrevue; cependant il n'ose la refuser; il sait, qu'haï du peuple, un mot peut le perdre; il mande Ulric; les deux amis parlent bas; Valérius ne les quitte pas, mais ne peut les entendre; ils s'embrassent et se séparent. Rends-moi tes armes, dit alors l'agent méprisable d'Egidius. Jamais, répondit Viomade, je ne les rendis aux Romains; si tu les veux, sers-toi des tiennes pour m'y contraindre. Viomade jura sur l'honneur de quitter la ville à l'instant même, et de n'y jamais rentrer sans l'ordre du roi. Valérius l'accompagna jusqu'aux portes, les lui vit franchir, et rentra au château d'Egésippe, à qui il fit savoir, par ses femmes, qu'elle étoit délivrée de son ennemi. Bientôt le bruit de cet injuste exil se répandit; on excita le peuple à le venger; l'ingratitude du roi fut généralement détestée. Egidius, de son côté, rassembloit ses troupes, et tous les Francs n'attendoient qu'un signal pour se réunir à elles. Malgré son amour et son bonheur, malgré ses enivrantes espérances, Childéric n'a pu revoir, sans un généreux soupir, la couche déserte de Viomade; ses torts légers ne sont qu'une ombre à tant de vertus, de nobles actions, de sacrifices. Le roi se rappele tout; il croit voir Mérovée; il croit entendre la voix de Gelimer. Depuis que l'amour l'a séduit, ces souvenirs lui échappent, ils renaissent en foule, suivis de la honte et du repentir. Est-ce moi, se disoit-il, moi, l'élève du sage Gelimer, qui résistai à l'amour vrai et généreux de Talaïs; moi qui préférai une grotte sauvage et des déserts, au trône, à la fortune, et sacrifiai tous les biens à l'amitié; est-ce moi qui maintenant languis sans gloire aux pieds d'une femme, et viens de lui sacrifier l'ami de mon père, son défenseur et le mien? Qui donc a su empoisonner mon ame? Les conseils de Viomade étoient sévères; ceux de Gelimer l'etoient-ils moins? l'ai-je sacrifié à la tendre Talaïs? Suis-je donc devenu insensible à la reconnoissance, sourd aux leçons de la sagesse, rebelle aux avis de la prudence? Que pense de moi ce peuple à qui je dois le bonheur et l'exemple? qu'ai-je fait pour lui? quelles lois sages ai-je su rendre? quelle victoire ai-je remportée? Pourquoi Beauvais ne m'ouvre-t-il point ses portes? pourquoi Soissons renferme-t-il encore nos ennemis? pourquoi un seul romain respire-t-il dans les Gaules? Est-ce ainsi que je veux paroître dans l'histoire, à la suite de mes pères, et au milieu de mes glorieux successeurs, pour qui mon nom sera un outrage, et mon règne un exemple odieux? O mon père! ô Gelimer! vos ombres sacrées m'apparoissent, et ne peuvent reconnoître en moi ce héros que sembloit promettre mon enfance téméraire, et ma jeunesse valeureuse. Apaisez-vous, mânes irritées des héros, mon repentir m'éclaire, j'en suivrai les mouvemens heureux. Demain je rappele Viomade, et bientôt, marchant contre Egidius, j'irai reconquérir ma gloire et ces instans donnés à l'amour. Rempli de ces idées qui le consolent, le roi s'endort; il se lève pour exécuter d'aussi belles résolutions, et s'enferme dans son appartement pour révoquer l'ordre d'exil contre Viomade, retirer le projet d'impôt, et pourvoir aux besoins de l'état. Valérius, qui avoit exécuté la condamnation injuste prononcée contre le brave, est chargé d'aller le chercher. Le roi mande Mainfroy et lui expose son plan d'attaque contre les Romains; ce jour alloit être un jour de gloire. Egésippe, instruite par Valérius, presse son parti; elle lui promet de lui livrer le prince à l'entrée de la nuit; tout est prêt, on n'attend plus que la fin du jour, elle s'approche. Egésippe écrit au roi une lettre passionnée, elle le conjure de venir promptement rassurer son ame, qu'un instant d'absence désespère. Childéric redoute sa vue, il se sent trop foible auprès de tant d'attraits, il se refuse encore au bonheur, et cependant il est agité. Ulric paroît, ses cheveux blancs sont en désordre, et sa mâle physionomie est décomposée. O ciel! dit-il au roi, que faut-il que je vous annonce? et en parlant, des pleurs de rage coulent de ses yeux. Courageux Ulric, dit le monarque, expliquez-vous. O jour affreux! reprit le brave, jour de honte pour les Francs! vous êtes trahi, détrôné; Egidius est roi, et la perfide Egésippe vous attend, pour livrer aux Romains un illustre captif! Il vous reste peu de momens pour échapper; fuyez, ô roi! daignez me suivre, je sais où conduire vos pas. Fuir! dit le monarque, fuir! en suis-je réduit à ce triste abaissement? n'ai-je donc plus d'armée? ne me reste-t-il plus d'amis? Il vous reste, reprit Ulric, vos braves et mes fils; mais que pouvons-nous contre deux armées réunies? Une téméraire audace n'est pas plus permise qu'une honteuse crainte; le courage aime la prudence, croyez-en mon âge, mes cheveux blancs, sur-tout ma fidélité. O mon roi! dit-il en se jetant à ses genoux, daignez faire dire à la perfide, qui vous attend pour vous sacrifier, que vous allez bientôt vous rendre chez elle; ordonnez votre char et vos gardes, trompez les yeux et suivez-moi. Eginard entra tout-à-coup accompagné de ses deux frères; tous répètent au monarque les mêmes paroles. Amblar, Arthaut, Recimer, se jetèrent à ses pieds, en lui renouvelant le serment de mourir pour lui; et Childéric, ému des marques de leur zèle, défère à leurs avis, plus par reconnoissance que par crainte; mais il ne croit pas devoir exposer ses jours, ni d'aussi dévoués amis. Le roi, armé comme eux, suit Ulric, qui les conduit hors de la ville par des détours: ils approchoient déjà de la forêt des Ardennes, quand ils furent atteints d'une grêle de flèches, dont une grande partie, heureusement mal dirigée dans l'obscurité, se perdit dans les airs. Cependant Childéric est blessé, ainsi que Mainfroy. Le roi, qui craignit alors de tomber au pouvoir des ennemis, s'enfonça rapidement dans la forêt; Eginard le suivit; le reste de la troupe s'égara dans l'obscurité. Childéric marcha long-tems au hasard, et toujours accompagné d'Eginard; mais la douleur, et le sang qui coule de sa blessure, l'affoiblissent; il est forcé de s'arrêter sous un chêne, et bientôt il s'évanouit. Eginard, dont les yeux se sont habitués à l'obscurité, distingue les objets; la nuit est belle, les étoiles brillent au firmament, et jettent un demi-jour à travers le feuillage; il en profite pour examiner la blessure du roi, pour arrêter le sang, pour reconnoître les lieux. Il voit, avec une grande joie, que la partie de la forêt dans laquelle ils sont parvenus, est la partie consacrée, et que dans cet asile saint et redouté, Childéric n'a rien à craindre de ses ennemis; la coignée a respecté ces arbres touffus qui couronnent la terre, et forment par-tout des berceaux, que les rayons du soleil même ne peuvent percer; il y règne une fraîcheur et une obscurité perpétuelles; les sylvains, les nymphes, Pan et les autres divinités champêtres, fuyent cette partie du bois destinée aux mystères; on ne voit de tous côtés que des autels, sur lesquels des victimes avoient été égorgées; les arbres étoient teints de leur sang; nul oiseau ne se perchoit sur leurs branches, nul animal ne pénétroit dans cette enceinte, les vents mêmes craignoient d'en troubler la paix; la foudre n'osoit y tomber; l'ombre de ces chênes, qu'aucun zéphir n'agitoit, portoit dans tous les cœurs une sainte épouvante; des troncs bruts et informes représentoient le dieu Pan; la mousse verdâtre dont ils étoient couverts, inspiroit la tristesse, l'horreur et l'étonnement qui semblent empreints sur leurs écorces. On diroit qu'ils veulent annoncer aux téméraires qui osent s'approcher, que ces lieux sont consacrés à un dieu terrible, dont les Druides mêmes sont effrayés, et qu'ils craignent d'entrevoir. C'est au milieu de cette sombre retraite qu'est bâti le temple des Druides: ce temple est octogone et à deux étages; les murs épais sont revêtus au-dehors de pierres de taille, et au-dedans de petites pierres déliées et incrustées de marbre, avec des compartimens en mosaïque; le pavé est de marbre, le toit de plomb. Plusieurs autels ornent l'étage supérieur, ils sont de pierres solides et de toutes formes, quarrés, ronds, triangulaires, longs ou ovales, et portent l'empreinte des dieux auxquels ils sont consacrés; plusieurs sont décorés de statues de pierre ou même de marbre. L'étage supérieur a huit fenêtres pratiquées dans des niches; l'étage inférieur sert de logement aux Druides. On communique d'un étage à l'autre, par un escalier de pierre. A côté de la porte d'entrée, est celle d'un souterrain qui conduit au fleuve. C'est là que les prêtres renferment leurs trésors, et célèbrent certains mystères; au-dessus de la porte on voit, sur une large pierre, quatre prêtresses représentées; deux sont vêtues comme les gauloises, et ornées de ceintures et de bracelets; les deux autres sont nues, deux serpens s'enlacent autour de leurs jambes, s'élèvent jusqu'à leurs seins, et leurs sucent les mamelles [1].
C'est dans cet asile révéré du vulgaire, que le roi évanoui est transporté; le sang qu'il a perdu l'a tellement affoibli, qu'il reste plusieurs heures sans connoissance; lorsqu'il reprend ses sens, il se trouve couché sur un lit; sa blessure est pansée, et une profonde obscurité règne autour de lui; sa foiblesse est encore si grande, qu'il veut en vain se soulever et entr'ouvrir ses rideaux: le morne silence de ces lieux n'est troublé que par un soupir qui pénètre le cœur du monarque. Qu'entends-je! dit-il, où suis-je? Bientôt on s'approche; une main tremblante porte une coupe à ses lèvres, tandis qu'un bras adroit soulève son corps et le soutient; il boit le breuvage qui lui est offert; la main timide se retire. O vous! qui daignez me secourir, dit le roi, d'où naît ce mystère? On se tait, le prince imite ce silence; calmé par le breuvage, il s'endort profondément. Le soleil a déjà fini son cours, quand il sort d'un si doux sommeil; mais le souvenir de ses malheurs, ses fautes et son repentir, étoient là, prêts à saisir sa première pensée. Hélas! qu'il est pénible le réveil de l'infortuné! il est seul avec sa douleur, les distractions du jour ne s'agitent point encore autour de lui, et ses maux, qu'il avoit presque oubliés, renaissent tous à-la-fois dans son ame; mais Childéric n'avoit point attendu ses revers pour reconnoître sa faute, pour vouloir la réparer; cette idée le console, en l'anoblissant à ses yeux. Il n'accusoit point Egésippe pour se justifier, il sentoit qu'elle ne l'avoit égaré que parce qu'il s'étoit laissé séduire; il s'avouoit tous ses torts; mais celui dont il étoit le plus honteux, le plus désolé, étoit celui de son ingratitude; Viomade occupoit seul sa pensée. Si le bruit de ma chûte est parvenu jusqu'à lui, disoit le roi, il s'afflige encore, et plaint l'ingrat qu'il aime toujours. Ses réflexions furent interrompues par l'arrivée de plusieurs personnes; une d'elles tient deux flambeaux; les rideaux du lit sont entr'ouverts, et Childéric voit s'approcher deux Druides; leurs traits vénérables conservent l'auguste caractère que leur imprime une vie chaste et religieuse; des sentimens élevés et purs répandent sur leur physionomie une douce noblesse qui pénètre l'ame. Les généreux Druides défendirent au roi de parler, examinèrent sa blessure et la pansèrent soigneusement; ils déclarèrent qu'elle étoit très profonde, que la plus légère émotion la rendroit mortelle. Un long soupir se fit entendre derrière les rideaux, et troubla le roi. Les Druides, après lui avoir recommandé la résignation, la soumission à la volonté des dieux, le calme et le silence, se retirèrent, et laissèrent le prince dans l'obscurité: ainsi s'écoulèrent plusieurs jours. Les Druides venoient à des heures fixes panser le roi; il recevoit toujours ses breuvages nourriciers et salutaires de la main discrète, dont il ne pouvoit définir ni concevoir la mystérieuse bienfaisance; le reste du jour et des nuits se passoit dans le silence et l'obscurité; les plus douloureuses pensées agitoient le monarque, et retardoient sa guérison. Cependant l'amour malheureux ne lui faisoit point éprouver ses tourmens; trahi, trompé, il avoit cessé d'aimer; une ame aussi belle ne peut aimer quand elle méprise; il faut à la vertu qui règne dans son cœur, il faut à sa franchise, à sa confiance, un choix digne d'elles; il a cru l'avoir rencontré, il adoroit leur perfection; détrompé, son amour s'est évanoui avec l'erreur qui l'avoit fait naître.
La jeunesse, les soins et le tems apportèrent à la blessure du roi un soulagement considérable. Malgré sa tristesse, l'inquiétude qu'il éprouvoit, le désir de savoir des nouvelles des siens, le besoin surtout d'entendre parler de Viomade, de s'instruire de sa destinée; enfin, malgré l'ennui dont il étoit dévoré, il sentoit ses forces renaître. Les Druides lui annoncèrent que le danger avoit été grand, mais qu'heureusement il étoit passé, et que le sang qu'il avoit perdu, les chagrins auxquels il s'abandonnoit, étoient les seules causes de la foiblesse qu'il éprouvoit encore. Un cri de joie se fit entendre, le prince tressaillit. Les Druides et les flambeaux se retirèrent; il les vit partir sans regret; son cœur étoit agité, il vouloit réfléchir, il espéroit connoître enfin ce généreux inconnu si touché de ses souffrances, et si heureux de leur guérison. Je ne puis, dit le roi, recevoir plus long-tems vos soins, bienfaiteur dont le nom me sera à jamais cher, sans connoître celui à qui je dois tant de secours et tant d'intérêt. Hélas! vous ne me répondez point... vous savez qui je suis, vous savez que je fus un ingrat. A ces mots, le roi se sentit saisi d'une vive douleur; il entendit soupirer son mystérieux ami, mais n'osa plus lui demander ce qu'il s'obstinoit à taire; peut-être ce silence étoit-il une règle établie dans ces lieux, car il ne doute pas qu'il n'ait été transporté chez les Druides révérés, et dont les lois austères inspirent le respect et la crainte; fatigué par tant de pensées, le roi s'endormit, et les idées qui l'avoient si fort agité, se prolongèrent dans ses songes; il croyoit entendre encore les soupirs de l'inconnu, l'expression de sa joie; bientôt il aperçut Mérovée qui lui demandoit compte de ses actions; il lui demandoit encore où étoit sa couronne, son sceptre et son épée; tremblant, il fuyoit l'ombre irritée, et se retrouvoit dans sa grotte; il voyoit Talaïs, elle le conduisoit sur le rocher, et lui disoit: Ce n'est qu'ainsi qu'on aime; enfin, il s'égaroit dans un long désert; là, il aperçoit Viomade, pâle et défiguré; il portoit les tristes livrées de la misère, demandoit aux dieux un asile. Ce songe affreux déchire le cœur de Childéric, il se réveille en nommant Viomade; une sueur abondante coule de son front, la fièvre hâte et précipite les mouvemens inégaux de son pouls. Au nom qu'il a prononcé, l'étranger s'est approché, et a pris une de ses mains. O vous! dit le prince avec la plus grande agitation; ô vous! qui compâtissez à mes peines; vous, qui avez des larmes pour mes douleurs, de la joie pour ma santé, prenez pitié de mon inquiétude et de mes alarmes; vous le savez, je suis Childéric, et je fus ingrat; l'amour, la jeunesse m'ont entraîné; je ne cherche point d'excuse, hélas! l'ingratitude n'en a point! mais soyez touché de mon repentir, calmez, s'il se peut, mes chagrins; vous connoissez sans doute Viomade, le bruit de sa vertu aura volé jusqu'à vous; hélas! vous savez aussi de quel prix j'ai payé ses longs services; une si pure amitié..... mais que ma douleur vous attendrisse; oubliez la faute, ne voyez que le remords, et daignez m'apprendre où mes cruautés l'auront conduit, s'il a survécu à mes injustices, s'il a trouvé l'honorable asile dû à une ame si belle; si j'apprenois qu'il n'a point souffert, mon repentir adouci, me laisseroit plus de repos; mais l'image de sa détresse me poursuit jusque dans mon sommeil: au nom de vos soins généreux, ah! parlez-moi de mon ami.... Et toi, mon cher Viomade, ne te reverrai-je plus? ne te ferai-je pas lire dans ce cœur séduit, plus que criminel, et qui t'aima toujours? Que ne puis-je encore me jeter dans tes bras! que n'es-tu témoin de mes larmes!.... Arrêtez! cher prince, arrêtez! s'écrie une voie entrecoupée par des sanglots; arrêtez! reconnoissez votre fidèle Viomade, qui succombe à son attendrissement et à sa joie. O mon ami! Tous deux se taisent, sans cesser de s'entendre et de se répondre; leurs premières paroles se ressentirent de leur mutuelle agitation. Doux silence! heureux désordre! trouble charmant! plus persuasifs, plus touchans que l'éloquence! Ah! disoit le prince, comment n'ai-je pas reconnu Viomade à ses bienfaits, à sa sensibilité? qui sait aimer comme lui? mais, pourquoi ce mystère? pourquoi me cacher mon ami?—Vos jours en danger défendoient toute émotion; les Druides craignoient....—Ils craignoient ma joie, ils avoient raison; je sens que plutôt, elle eût été destructive; à peine encore puis-je aujourd'hui la supporter.—Calmez-vous; demain, nous reprendrons cet entretien, il devient dangereux pour vous.—Un mot seulement: Sais-tu le sort de nos braves?—Egarés dans la forêt pendant l'obscurité, ils se réunirent dès que le jour parut, et sont à Tournay; mais reposez-vous, j'ose l'exiger. Childéric se soumit, il sentoit qu'il en étoit tems; ses forces épuisées commençoient à lui manquer. Viomade lui présenta un breuvage qui le ranima; il dormit quelques heures: son ami s'offrit à son réveil; l'amitié en écarta les peines, ou ne lui en laissa qu'un souvenir adouci par elle, et embelli par l'espérance. Le roi, se sentant beaucoup plus calme, désira apprendre comment Viomade et lui se trouvoient réunis: le brave consentit à le lui raconter après la visite des Druides; il ouvrit une fenêtre qui donnoit dans la forêt, mais déjà l'hiver en avoit jauni l'ombrage, et la feuille desséchée tomboit sous les efforts des vents; quelques chênes verts, quelques sapins, de noirs cyprès, conservoient seuls leur triste, mais constante verdure. Les Druides ayant jugé que le prince pouvoit être transporté sur un lit de repos près de la fenêtre, il jouit de ce spectacle mélancolique, et écouta long-tems le bruit des vents et le frémissement du feuillage. Viomade vint s'asseoir auprès de lui, et ne put fixer sans attendrissement ce beau visage décoloré, cette figure charmante sur laquelle régnoit une si douce tristesse, une si touchante pâleur. Childéric lui tendit la main, il la pressa dans les siennes....; des pleurs baignèrent sa paupière; mais, triomphant de sa foiblesse, Viomade prit une attitude plus ferme, et parla ainsi: Vous m'ordonnez de vous expliquer par quels événemens nous nous trouvons dans ces lieux, je vais vous obéir. Vous devez savoir, ou du moins pressentir que vous habitez le temple dont le célèbre Diticas est le grand-prêtre. En quittant Tournay, je me décidai à venir le joindre: une tendre amitié nous unit dès l'enfance; il chérissoit Mérovée, dont la piété étoit vive et éclairée; il vous aimoit, je connoissois vos dangers, je comptois sur son pouvoir, je me décidai à l'intercéder et à l'attacher à votre sort; cela me parut facile, puisque déjà vous lui étiez cher: cependant je me proposois de l'alarmer lui-même sur la perte de sa puissance; mais j'avois besoin d'être instruit de votre destinée; j'étois sûr de tous vos braves; je demandai Ulric comme le plus prudent; Valérius n'osa me refuser. Nous convînmes rapidement d'un rendez-vous dans la forêt; là, j'appris l'audace d'Egidius; je chargeai Ulric de vous conduire ici; j'en obtins la permission de Diticas, qui avoit été touché des malheurs dont vous étiez menacé; il m'avoit offert tous ses secours. Instruit toujours fidèlement, constamment occupé de votre sort, tremblant pour vos jours, j'allois au-devant de votre arrivée, lorsque je vous trouvai évanoui et blessé dans les bras d'Eginard: nous vous transportâmes jusqu'ici; on profita de votre évanouissement pour sonder votre blessure; elle étoit profonde, et le sang que vous aviez perdu vous causoit une si grande foiblesse, que l'on craignit pour vos jours; le silence et le calme furent ordonnés... Vous savez le reste. Ainsi donc, lui dit le roi, tandis que je te repoussois loin de ta patrie, occupé de moi, tremblant pour moi seul, oubliant mes torts sans nombre... Prince, interrompit Viomade, un brave ne compte que ses devoirs. Un roi, reprit Childéric, ne doit pas les oublier. Cette pensée plongea le jeune monarque dans la plus profonde tristesse, il soupira douloureusement. Viomade essaya de le distraire. O mon roi! lui disoit-il, ce sont nos fautes qui nous éclairent; de l'erreur du passé, naît la prudence de l'avenir; que d'années vous restent pour en effacer quelques instans! Le remords épure le cœur, il est sa seconde innocence, mais un noble espoir ne doit jamais l'abandonner; le malheur mûrit promptement et intéresse toujours; l'expérience des autres est perdue pour nous, et nous ne recevons que de nos propres revers des leçons sévères, mais utiles: quelle longue et brillante carrière s'ouvre devant vous! En peu de tems, vous avez cueilli les fruits d'une profonde sagesse, appris de grandes vérités, vous leur devrez une gloire pure et éclatante, un règne brillant et heureux. Egidius ose aujourd'hui s'asseoir insolemment sur votre trône, mais ce règne injuste ne sera pas long; les Francs rougiront d'obéir aux Romains; ils rougiront de leur avoir rendu les Gaules, conquises au prix du sang de leurs frères et du leur. J'apprends déjà qu'il existe par-tout une violente persécution; tout ce qui vous est fidèle est disgracié, privé de son rang, de ses biens, la plupart déclarés serfs. Les chefs sont tous remplacés par des Romains, tous les postes leur sont confiés, et l'ancien fisc de Rome est rétabli: on n'ose murmurer encore, et l'instant n'est pas venu; il faut laisser aux Francs le tems de sentir leur faute. Ce temple vous offre une sûre retraite jusqu'à votre guérison; Diticas vous a ménagé un honorable asile pour l'époque à laquelle vous pourrez quitter ces lieux. Bazin, roi de Thuringe, vous appelle à sa cour; vous y serez traité en souverain. Ces peuples, venus comme nous de la Germanie, sous les noms de Cattes, de Varnes et d'Hérules, ont fondé ce royaume encore naissant: gouvernés par les mêmes lois, suivant la même religion que nous, un même sang, pour ainsi dire, coule dans nos veines, un même sentiment doit nous animer, et vous devez compter sur l'hospitalité qui vous est offerte. Bazin seroit sans doute un grand roi, si quelques actions sanguinaires ne servoient d'ombre à ses vertus; guerrier farouche, tout tremble également devant lui, ennemis et sujets; mais votre cause est celle des rois, son intérêt est de vous défendre; vous choisirez parmi vos braves celui que vous daignerez préférer; il aura l'avantage de vous suivre, il restera aux autres le bonheur de vous servir. Après votre départ, je me rendrai près d'eux à Tournay; là, j'apprendrai des circonstances les meilleurs moyens à employer pour vous rendre à notre amour. Viomade se tait, et Childéric manque d'expressions pour peindre sa reconnoissance.
Le jour s'écoula dans ce doux entretien. Childéric apprit sans émotion qu'Egésippe étoit reine, qu'Egidius avoit reçu sa foi: il sut qu'Ulric, blessé en l'accompagnant à la forêt, étoit rétabli, mais persécuté par le nouveau roi. Il nomma dès-lors l'aimable Eginard pour l'accompagner; Viomade se chargea de l'en instruire.
Les forces du monarque commençoient à se rétablir, l'hiver étoit presque écoulé; plusieurs fois admis au temple, le roi avoit assisté aux sacrifices des Druides; la prière, ce mouvement sacré du cœur, avoit élevé et fortifié son ame, et l'espérance, premier bienfait des dieux, l'avoit pénétré: souvent admis aux sages entretiens de Diticas, il avoit reconnu la saine morale de Gelimer, et adressé des regrets à ce vertueux ami.
Mais les vents retournés derrière les montagnes, sembloient rendre le repos à la terre, un air plus doux se faisoit sentir, et les buissons se paroient déjà d'une naissante verdure: c'étoit l'époque fixée pour le départ de Childéric. Viomade en pressoit l'instant pour le servir plus utilement ailleurs. Diticas lui ayant offert une armure digne de son rang, lui ouvrit le trésor sacré, et le conjura d'en disposer, lui promit la protection des dieux, lui jura un zèle infatigable: Viomade ne promit rien. Eginard, fier et heureux du choix de son maître, fut admis dans le temple. Un sacrifice précéda le départ du roi; Eginard, chargé de ses ordres, le quitta pour aller les exécuter. Le lendemain, conduit par Diticas et Viomade, Childéric traversa le souterrain qui conduisoit au fleuve; là, ils trouvèrent Eginard qui avoit amené deux chevaux superbes et richement harnachés. Il fallut se séparer, et ce fut un moment pénible pour tous. Viomade, ayant brisé une pièce d'or, en remit une moitié au roi. Quand vous recevrez la seconde, lui dit-il, hâtez-vous de vous rendre aux lieux qui vous seront indiqués, mais n'en croyez aucun autre indice. Childéric se prosterna, plein de respect et de reconnoissance, devant Diticas, embrassa tendrement son ami, et sautant légèrement sur le cheval qui lui étoit destiné, tourna vers les villes de Strasbourg, Francfort, Gotha, et arriva à Erfort, capitale de la Thuringe. Ce n'étoit pas sans une vive douleur que Childéric avoit quitté sa patrie; l'espoir qu'il emportoit sembloit diminuer à mesure qu'il s'en éloignoit; il ne pouvoit penser, sans un déchirement cruel, à la différence du voyage qu'il entreprenoit alors, avec celui qu'il avoit fait il y avoit deux ans, à la même époque et dans la même saison, mais avec des sentimens bien éloignés de ceux qu'il éprouve: il revenoit alors dans sa patrie, un père l'attendoit, un trône, une couronne lui étoient réservés; il apportoit un cœur pur, exempt de foiblesse et de repentir; la perfidie n'avoit point blessé son ame, tout sourioit encore à sa jeunesse, il respiroit le bonheur. A présent, hélas! banni par ses propres sujets, trahi par celle qu'il aimoit si ardemment, errant, fugitif, accablé par les reproches de son cœur, il va solliciter un asile qui lui rappellera sans cesse le trône dont il est descendu! Ces idées l'accablent. Eginard lui-même a des momens de tristesse; il vient de quitter Grislidis, ses adieux ont été si tendres... Le premier jour du départ, Eginard fut préoccupé, le second il crut devoir distraire son maître, le troisième jour il y parvint, et fut heureux. Arrivés à Erfort, il se reposèrent un jour entier avant de se présenter à la cour où ils étoient attendus; ce jour rendit au roi son air majestueux et doux, à Eginard toutes ses graces et le désir de plaire.
CHILDÉRIC.
LIVRE DOUZIÈME.
SOMMAIRE
DU LIVRE DOUZIÈME.
Bazin, roi de Thuringe, vient de perdre son fils Amalafroi. Vengeance que veut en tirer un père irrité. Arrivée de Childéric. Portrait de Bazine. Elle demande en vain la grace des Vandales; elle s'évanouit dans les bras de Childéric. Son entretien avec le roi des Francs. Elle le quitte. Retour de Bazin dans son palais. Festin. Chants funèbres.
LIVRE DOUZIÈME.
Bazin régnoit seul en Thuringe depuis la mort d'Humfroi, son frère aîné, avec lequel il avoit partagé d'abord l'empire; ils habitoient alors deux palais voisins, et qu'un seul jardin séparoit. A la mort d'Humfroi, Bazin s'étoit emparé de ce trône à peine élevé, qui devoit tomber sous les coups de Thierry, fils de Clovis, et faire partie de sa puissance. Altier, sanguinaire et farouche, Bazin venoit de perdre l'aîné de ses fils, le jeune et bel Amalafroi, espoir et amour du peuple. Vainqueur des Vandales, il traitoit de la paix quand il fut lâchement assassiné: l'armée entière gémit sur une mort prématurée, et qui lui enlevoit un prince aussi brave que généreux. La douleur de Bazin fut extrême; mais il ne borne point son deuil à des larmes, la vengeance peut seule satisfaire ses regrets terribles. En vain il lui reste encore trois fils, Hermanfroi, âgé de douze ans, Baderic et Berthier, encore enfans; rien ne le console, ne l'appaise; c'est du sang qu'il faut à sa douleur: tous les prisonniers faits sur les Vandales pendant la guerre, seront immolés sur la tombe d'Amalafroy, de ce prince, qui, dans le cours d'une longue carrière, n'eût pas vu couler sans pitié une goutte de ce sang qui va se répandre à grands flots. Déjà les apprêts de ces sanglantes obsèques ont frappé d'horreur les sens de Childéric; il a aperçu le bûcher en se rendant à la cour du roi de Thuringe; il a reculé d'effroi, et a frémi au récit que lui font les gardes qu'il a interrogés. Cependant, au bruit de son arrivée, Bazin se présente pour le recevoir, et la beauté du monarque français, sa taille superbe et son aspect enchantent déjà tous ceux qui l'entourent; il parle, il plaît davantage encore, et tous les cœurs lui sont soumis. Arrivé dans les appartemens du roi de Thuringe, Childéric, comblé d'honneurs, répond à ces hommages avec une noble reconnoissance: on l'écoute, on l'admire, il règne sur tout ce qui l'approche; l'aimable Eginard reçoit lui-même un favorable accueil, et partage les égards dont on accable son maître.
Mais les horribles funérailles que prépare un père irrité, ont porté la douleur dans l'ame sensible de Bazine, nièce du roi de Thuringe, et destinée, dès sa naissance, à épouser son fils. Bazine, restée au palais de son père Humfroi, et élevée par les ordres de son oncle, cache dans l'ombre sa beauté, sa grace, sa douce mélancolie, et tous les présens qu'elle a reçus de la nature; dans une extrême jeunesse, elle a montré une ame élevée, un caractère constant et noble, un esprit juste, une imagination profonde. Bazine a deviné tout ce qu'elle est loin encore de sentir, ce qu'elle ne doit peut-être jamais connoître, et sa raison, qui avertit son cœur des privations qui l'attendent, l'a condamnée aux regrets, long-tems avant qu'elle eût l'idée du plaisir. L'amour pur, extrême, sincère et constant, ce dieu des ames tendres et fidèles, se peignoit à sa pensée comme le seul vrai bien de la vie; la bienfaisance en étoit pour elle la consolation; une bonne action, voilà le plaisir pour Bazine, et les larmes de joie qu'elle faisoit répandre, étoient la volupté pour son cœur. Ses traits réguliers, mais doux, son regard languissant et timide, son sourire innocent, ses graces enfantines et légères, tout en elle est pur et dans une parfaite harmonie; la négligence et l'abandon de sa démarche, un air rêveur, un son de voix qui portoit à l'ame ses moindres discours, font de Bazine un de ces êtres charmans que l'on aime, que l'on admire, et qui ravissent pour toujours. La princesse, destinée à l'hymen d'Amalafroy, renonçoit, en l'épousant, à la délicieuse idée d'un amour mutuel; elle éprouvoit un regret qu'elle condamnoit elle-même; en songeant à cet hymen, elle pleuroit un bonheur mensonger, mais enchanteur. Des raisons politiques forçoient le roi de Thuringe à presser cette union; et Bazine, à l'approche de cet instant, sentoit augmenter son indifférence; elle se le reprochoit, elle vouloit aimer celui qu'elle estimoit, son cœur rebelle se refusoit à ses propres volontés. Appartenir sans se donner, passer sa vie sans connoître l'amour, renoncer à ses rêves charmans, sacrifier ses vagues, mais délicieuses espérances, se dérober soi-même à ce héros inconnu encore, mais qui sans doute existoit pour elle, ces pensées plongeoient la jeune princesse dans une tristesse accablante. Amalafroy plus heureux, ou plus à plaindre peut-être, aimoit avec idolâtrie; il voyoit avec transport s'approcher l'heureuse époque de son hymen; il se plaignoit pourtant d'une froideur dont son amour et sa délicatesse étoient alarmés: alors Bazine lui sourioit avec tant de graces, qu'il se reprochoit ses plaintes: il espéroit; mais à peine âgé de dix-huit ans, le prince est déjà moissonné! Il n'a paru qu'un seul jour pour se faire connoître et regretter, et Bazine a donné des larmes à celui dont elle fut aimée. Cependant la vengeance terrible du roi de Thuringe révolte son cœur, tant d'innocentes victimes excitent sa pitié; timide et modeste, Bazine craint de paroître; destinée au trône, elle a cependant le noble sentiment de sa grandeur, qui l'élève au rang qui lui est réservé. Le jour est fixé, on nomme déjà l'instant, la princesse ne peut différer davantage; couverte de vêtemens de deuil, voilée et suivie de la bonne Eusèbe, sa nourrice et sa gouvernante, de la séduisante Berthilie, sa meilleure amie, elle quitte son palais, traverse légèrement le jardin qui le sépare de celui du roi, et se présente à ses regards au moment où il venoit de recevoir avec tant d'honneurs Childéric et Eginard. Bazine, qui a rejeté son voile en arrière, rougit à l'aspect de deux étrangers; mais, s'adressant à son oncle: Je viens, lui dit-elle, implorer votre clémence, et recourir à vos bontés.—Que voulez-vous, Bazine? parlez; que demandez-vous?—La grâce de ces malheureux Vandales, si cruellement condamnés. A ces mots, prononcés avec une enchanteresse douceur, Bazine leva ses beaux yeux remplis d'une expression si tendre; mais le roi, enflammé de courroux, lui répondit: Eh quoi! c'est vous, vous, destinée à devenir l'épouse d'Amalafroy, vous qu'il aima, c'est vous qui m'osez demander la grâce de ses assassins! vous qui, loin de suspendre ma vengeance, devriez en presser les effets! Est-ce ainsi que vous honorez l'ombre de celui qui dut être votre époux?—Oui, c'est ainsi qu'interprétant sa belle ame, je rends un juste hommage à ses vertus; c'est en sauvant l'innocence, que j'obéis à ses volontés généreuses. Ah! craignez d'irriter ses mânes augustes, loin de les apaiser! Que ne peut-il, du sein des morts, se faire entendre et vous attendrir!... O roi! ajouta-t-elle en se jetant aux genoux de Bazin, et élevant vers lui ses mains suppliantes, daignez écouter sans courroux la prière que je vous adresse! sauvez ces infortunés! l'ombre désolée de votre fils rejetera de sanglantes funérailles; croyez-en celle qu'il aima et qui connut si bien son cœur; cédez à la pitié: accordez-moi une grâce que je vous demande au nom d'Amalafroy! Bazin, sans être ému par sa beauté, par ses grâces timides, par l'accent irrésistible d'une voix si touchante, et à qui son attendrissement prêtoit encore un charme plus persuasif, releva Bazine avec rudesse: C'est assez, lui dit-il; je pardonne à votre âge cette indiscrète prière. Des gardes vinrent avertir le roi que les bûchers et les victimes étoient prêts; il suivit les gardes. Bazine, entraînée par sa pitié, s'élança au-devant de lui, essaya de le retenir; le roi la repoussa, et s'éloigna d'elle; elle fit un cri, et tomba évanouie. Childéric, qui étoit près de la princesse, la reçut dans ses bras; il la transporta sur un siége voisin; Berthilie, Eusèbe, s'empressèrent de la secourir, tandis que Childéric, tremblant, effrayé de sa pâleur, restoit à genoux, et soutenoit sa tête; Eginard, debout et non moins troublé que le roi, admiroit en silence cette beauté si sensible et si généreuse; les liens de perles qui retenoient ses cheveux d'un blond argenté, s'étoient détachés, et ses longues tresses dénouées sembloient un nouveau voile qui se prêtoit de lui-même à cacher ses modestes charmes. Les soins de Berthilie ne furent pas sans succès, Bazine rouvrit ses beaux yeux. Etonnée de se trouver appuyée sur le bras d'un étranger, qui lui-même est à ses genoux, elle regarde autour d'elle, et une prompte rougeur anime l'albâtre de son teint; elle porte sur le roi un regard reconnoissant et timide, et le prie avec instance de se relever; mais Childéric, qui s'oublioit entièrement à ses pieds, et s'abandonnoit à une admiration qui remplissoit et absorboit toutes ses pensées, n'entendit point ces paroles; il ne vit que sa touchante beauté: la princesse renouvela sa prière; alors, sortant comme d'un songe, le roi lui obéit, mais il demeura près d'elle, et constamment préoccupé. Bazine sourit à Eusèbe, embrassa Berthilie, et cependant elle poussa un profond soupir, et quelques pleurs coulèrent de ses yeux; elle pensoit aux malheureux qu'elle n'avoit pu sauver, et leur donnoit des larmes: s'occupant néanmoins des étrangers, elle remercia le roi qui l'avoit secourue, salua Eginard. Je savois, dit-elle à Childéric, que la cour de Thuringe devoit être bientôt honorée de votre illustre présence, car je vois que c'est au roi Childéric que je dois déjà des remercîmens. Je vous reconnois au portrait fidèle que l'on m'a fait souvent de vous, et si la renommée n'a pas été moins juste en me parlant de vos vertus, ma cour, qui vous reçoit, doit s'enorgueillir de son bonheur. Childéric troublé, s'inclina sans répondre. Je rougis pour nous, reprit Bazine, de ce que votre arrivée vous rendra le témoin des vengeances d'un père irrité et malheureux; la douleur l'a égaré, et ses excès vous font sans doute horreur; hélas! il a perdu ce qu'il aimoit, et son injustice, sa fureur, sont peut-être excusées par la violence de son désespoir! Oui, princesse, répondit le roi avec embarras; je sais qu'en perdant le prince Amalafroy, Bazin perd un fils adoré, la Thuringe un héros, vous, belle princesse, un époux, un amant aimé.... Bazine baissa les yeux, et ne répondit point; après un moment de silence, elle se leva: Je vais me retirer, dit-elle au roi, je crains le retour de Bazin. Nous nous reverrons, prince, et j'espère que vous ne me refuserez point le récit de vos aventures, et de ces faits extraordinaires qui ont marqué même votre enfance. Permettez-moi de vous présenter ma chère Eusèbe, et Berthilie, ma meilleure et plus tendre amie; elle est fille du vertueux Théobard, chef du conseil; nous fûmes élevées ensemble, nos cœurs s'entendirent en naissant. Childéric, à son tour, présenta aux dames l'aimable Eginard. Bazine se retira avec celles qui l'avoient accompagnée; Childéric n'osa les suivre, mais fixé près de la fenêtre, il vit la princesse traverser les jardins; il admiroit sa légèreté, les grâces de sa taille, tous ses mouvemens; il cessa de la voir, mais non de l'admirer. Eginard, non moins charmé, interrogeoit la trace des pas de Bazine et de Berthilie; il se perdoit, comme son maître, dans un double enchantement. Berthilie, ainsi que la princesse, n'a vu encore paroître que son seizième printems; elle n'a point, comme son amie, des traits réguliers, un teint d'albâtre, des cheveux blonds, fins et déliés; son front n'a point cette sérénité virginale, ses yeux cette mélancolie voluptueuse; mais ses cheveux bruns clairs, et naturellement bouclés, conviennent à la fraîcheur de son teint; sa physionomie est expressive, une gaieté innocente l'anime, sa bouche vermeille sourit avec bonté, et quelquefois avec malice; sa taille est celle des Grâces, son caractère vrai, constant, son ame innocente et sensible, son esprit fin; elle est vive, étourdie, sait qu'elle est jolie, aime à l'entendre dire, adore son père, et mourroit pour son amie. Ces deux charmantes fleurs, nées au même printems, et près l'une de l'autre, se sont épanouies en s'aimant, et si l'attachement de Berthilie a plus de respect et de déférence, Bazine la dédommage en se livrant à tout ce qu'elle sent d'amitié, et répare ainsi ce que le rang met entre elles de distance.
Childéric et Eginard furent arrachés à leur douce rêverie par le bruit du retour de Bazin, entouré de sa cour. On désapprouvoit l'injuste vengeance du roi, on détestoit sa fureur; cependant on avoit exécuté ses ordres sans résistance, on l'avoit suivi en foule au lieu du supplice, on applaudissoit tout haut à des cruautés dont on frémissoit au fond du cœur. Tel est le sort des rois; le cri de la vérité est étouffé pour eux, à travers les clameurs de la flatterie; trompés, ils s'abandonnent; trahis, ils s'égarent. Bazin, fier du sang qu'il a fait couler, admire sa puissance et les effets terribles de son courroux; il s'approche de Childéric, lui parle d'Amalafroi, de sa mort prématurée, des funérailles qu'il vient d'ordonner, d'exécuter même. Sa douleur, appaisée sans doute par sa vengeance, ne l'arrache point à l'entretien général, ni aux soins qu'il doit aux étrangers. Un festin s'apprête; Childéric et Eginard y ont pris place; la coupe vole toujours remplie de nouveau, et le vin animant les esprits, chacun se livre sans réflexion à sa pensée. Mais bientôt on ne parle plus que du supplice des Vandales; leur nom, leur rang, leur âge, leur courage ou leur foiblesse, leurs cris, leurs larmes, ou leur force et leur étonnante fermeté, occupent tous les convives. Le roi de Thuringe, charmé, se mêloit à ce barbare récit. Théobard seul, silencieux et triste, jetoit sur tous un regard froid ou mécontent. Childéric l'observoit, et conçut pour lui autant d'estime que d'intérêt: Eginard, placé près de lui, sut d'abord qu'il étoit le père de Berthilie; c'étoit un titre à ses égards. Ce n'est pas qu'Eginard ait oublié les adieux de la tendre Grislidis, il s'en souvenoit, et se promettoit d'y penser toujours. Childéric, qui ne prenoit aucune part à une conversation si peu d'accord avec son cœur, vit avec plaisir la fin du repas. On alloit quitter la table, lorsque plusieurs Bardes entrèrent, ils étoient couronnés de cyprès; un d'eux tenoit une harpe, trois autres chantèrent ainsi la mort du jeune Amalafroi.
CHANT FUNEBRE
sur la mort d'Amalafroi.
Il n'est plus! chantons sa valeur,
Célébrons ses vertus, sa gloire;
Mais n'outrageons pas sa mémoire
Par une éternelle douleur.
Disons-nous: son ame sublime
Vole vers la divinité,
Et laissons le vice et le crime
Douter de l'immortalité.Avant de t'élever aux cieux,
Esus t'éprouva sur la terre;
De cette épreuve passagère,
Dépendoit ton sort glorieux.
Mais où finit ce joug pénible,
Commence un destin solennel:
Du fond de la tombe insensible
Tu sors pour un jour éternel.FIN DU LIVRE DOUZIÈME.
CHILDÉRIC.
LIVRE TREIZIÈME.
SOMMAIRE
DU LIVRE TREIZIÈME.
Childéric ne se croit point amoureux. Eginard se promet de rester fidèle. Le roi raconte une partie de ses aventures à la princesse. A la chasse, il sauve la vie au roi de Thuringe. Il reprend son récit; la princesse, trop émue, l'interrompt. Ils se rencontrent par hasard dans une promenade, et Childéric achève sa narration. Emotion mutuelle, aveux muets. Coquetterie de Berthilie et d'Eginard. Inquiétude qu'éprouve Berthilie.
LIVRE TREIZIÈME.
Childéric, conduit à l'appartement qui lui est destiné, se trouve seul avec Eginard; tous deux ont déjà nommé Bazine; tous deux ont plus parlé encore de ses vertus que de ses charmes. Combien elle étoit touchante aux pieds du roi, et implorant sa clémence! qu'elle étoit belle, les yeux baignés de pleurs! Que la mélancolie sied bien à ses traits divins! qu'Amalafroi étoit heureux! Cette pensée arrache au prince un soupir; mais c'est Bazine qu'il plaint: déjà elle a connu l'amour, elle en a senti les charmes, pour en éprouver les éternelles douleurs. Cependant elle n'a point laissé voir ni regret violent, ni désespoir inconsolable. Childéric espère que la belle princesse n'est pas pour toujours affligée. A seize ans, doit-elle, dans un éternel veuvage, ensevelir ses attraits et fermer son cœur à l'amour? Mais Bazine peut-elle être inconstante? Childéric ne le croit pas, et ne veut pas le croire.
L'heure du sommeil n'interrompt point ses pensées; le jeune roi, cependant, n'a vu qu'une fois celle qui l'occupe; il n'a point formé le désir de lui plaire, il est aussi loin du projet de l'aimer; l'amour brûle, souhaite, espère, et Childéric n'éprouve point ces mouvemens impétueux; son imagination est calme, il n'est point livré à cet orage des sens qui l'agitoit près d'Egésippe; il a vu la bonté céleste, il adore sa belle image, mais sans trouble, sans émotion, sans délire: le prince est sans désirs comme sans espérance. Le lendemain, Childéric reçut les chefs de l'état; mais ayant demandé l'honneur d'être admis chez la princesse, Bazin y consentit et l'accompagna lui-même. Bazine reçut les rois avec les grâces nobles qui suivoient tous ses mouvemens, et Childéric ne sut, en y réfléchissant, ce qui la rendoit plus belle de son sourire ou de ses larmes. Le roi, en se retirant, lui dit qu'il espéroit qu'à l'avenir elle reparoîtroit à sa cour; la princesse s'inclina avec respect; les rois la quittèrent. Pour obéir sans doute aux ordres qu'elle avoit reçus, elle parut le lendemain au palais du roi, et la charmante Berthilie entra avec elle; toutes les dames qui composoient la cour de Thuringe, s'étoient également réunies autour de la princesse, et se mêlèrent aux amusemens qui d'ordinaire occupoient Bazin et ceux qui l'environnoient. Le jeune roi de France attira d'abord tous les regards; mais il promenoit, sur toutes ces jeunes et belles nymphes, des yeux si indifférens, qu'aucune n'osa espérer. Eginard, dont le rang plus modeste, semble aussi plus près du plaisir; Eginard, galant et léger, tourne toutes les têtes et blesse même plus d'un cœur. On l'invite en vain à l'inconstance, Eginard ne veut aimer que Grislidis; cependant il ne renonce point à plaire, il ne renonce point à cette aimable coquetterie qui flatte sa vanité, amuse sa pensée, distrait son cœur; il veut respirer toutes ces fleurs qu'il s'interdit de cueillir. Pour échapper à tant d'attraits, il les désire tous: aimable, mais frivole, léger sans perfidie, et volage par fidélité, offrant également ses vœux à chaque belle, et leur portant un inconstant hommage, il échappe au trait qui peut à peine l'effleurer, et offre à Grislidis ces preuves de constance, dont peut-être elle eût été alarmée. Ainsi, en gardant sa tranquillité, il va troubler la paix de tant de beautés dignes d'amour, et ses jeux peut-être feront couler bien des larmes.
La chasse, cette image de la guerre, fut toujours le plaisir des héros, et étoit alors le goût dominant de la Thuringe. Les dames assistoient ordinairement à celle du cerf, du daim ou d'autres animaux timides; elles étoient montées sur des chevaux, célèbres dans ce pays par leur force, leur docilité et leur beauté; elles exerçoient quelquefois leur adresse à lancer leurs flèches, soit contre les lièvres, soit contre les chantres des bois. Bazine aimoit peu ces jeux cruels et s'y mêloit rarement; mais les chasses préparées pour Childéric, seront belles, dureront plusieurs jours, et la princesse promet d'y paroître. En attendant le moment fixé par le roi de Thuringe pour ces amusemens guerriers, Childéric et Bazine se retrouvent tous les soirs, mais au milieu d'une assemblée nombreuse, et la curiosité de la princesse n'a pu encore être satisfaite. Dans une belle journée de printems, à cette heure où le soleil trop ardent, force à chercher l'ombre et la fraîcheur des bocages, Childéric, fatigué du monde importun qui l'entoure, parcouroit, avec Eginard, le jardin spacieux qui séparoit les deux palais; malgré lui, ses regards se portoient vers les fenêtres de la princesse, et sans s'arrêter à ce beau parterre de fleurs variées, il marchoit sans réflexion, foulant aux pieds les verds tapis, l'émail des prés; il ne sentoit point les parfums délicieux que lui apportoient les zéphirs. Eginard seul admiroit ces beaux arbres, respiroit avec délice l'air embaumé, jouissoit du chant des oiseaux; mais tout-à-coup, mille fois plus heureux à son tour, le roi est ému, il admire, il se plaît au murmure de cette fontaine, dont l'onde plaintive s'échappe en ruisseau limpide; il marche voluptueusement sur ces rians gazons qu'il parcouroit lentement et avec indifférence; il s'approche avec empressement de ce bosquet d'arbres qui ombragent un banc de mousse. Il a vu Bazine qui se repose sous ce dais de feuillage et près de la fontaine. Eusèbe et Berthilie seules sont près d'elle: à l'arrivée du roi, les dames se sont levées avec respect, et Bazine lui offre un place sur le banc de mousse, en se félicitant de sa rencontre. Childéric l'accepte avec joie; Eginard va s'appuyer près de la fontaine; là rien ne lui cachoit la taille charmante de Berthilie; il aperçoit même un petit pied, un beau bras: souvent l'aimable étourdie cueille une de ces fleurs inodores dont sont parsemés les gazons, et c'est toujours du côté de la fontaine qu'elle croit apercevoir les plus belles. Le galant Eginard ne cesse de la regarder, mais il pense à Grislidis, et Berthilie lui paroît moins à craindre. La princesse ayant engagé le roi à commencer le récit qu'elle lui a déjà demandé, il céda promptement à une volonté d'autant plus puissante, qu'elle étoit doucement exprimée. Ce fut avec attendrissement qu'il parla d'abord de sa mère, avec orgueil qu'il vanta les exploits et les vertus de Mérovée; il se sentit fier d'exposer, devant la princesse, des images chères à son cœur, et qu'elle admiroit. Ce fut avec le même sentiment qu'il lui parla de son premier combat, de cette journée, où encore enfant, il annonça un courage téméraire. Childéric vit Bazine sourire à ses premiers exploits, ils lui en devinrent plus chers. Que n'a-t-il prévu qu'un jour il auroit à lui peindre toutes ses actions, à lui expliquer toutes ses pensées! animé par le désir glorieux d'en être applaudi, rien n'eût étonné sa valeur, rien n'en eût arrêté l'ardeur. Childéric alloit parler de son arrivée dans la grotte, mais Eusèbe avertit la princesse que l'heure de se rendre au palais approchoit; sans doute personne ne lui sut gré de sa prévoyance, et cependant on obéit à Eusèbe; les dames se retirèrent pour s'occuper de leur parure. Berthilie, en se levant, laissa tomber les fleurs qu'elle avoit cueillies; Eginard les ramassa, en fit un bouquet, qu'il tenoit encore, peut être par distraction, quand on se rassembla chez Bazin. Berthilie l'aperçut, rougit, son cœur palpita; mais que devint-elle, lorsque dans la soirée, elle le vit sur le sein de la plus jolie de ses compagnes! Des larmes de dépit remplirent ses yeux, et le perfide qui les avoit causées eut la cruauté d'en jouir. Le lendemain, chacun se prépara pour la chasse; les belles forêts de la Thuringe renfermoient plusieurs châteaux dans lesquels on s'arrêtoit, car ces amusemens duroient plusieurs jours. Childéric paroît, superbe et charmant, sur le coursier fougueux qu'il captive avec tant d'adresse. Bazine, plus timide que Berthilie, mais plus prudente, a plus de grâces que d'assurance; les dames, dont elle est environnée, forment autour d'elle un grouppe charmant; c'est Hébé au milieu de ses sœurs, aucune ne l'égale, toutes cependant sont jeunes, fraîches et belles. Eginard, séduit et incertain, porte tour-à-tour, sur chacune d'elles, des regards animés et ravis; il ne s'occupe point de la chasse, et Childéric a déjà remporté tous les légers avantages de cette journée, avant que le fils d'Ulric n'ait pensé à attaquer ni à poursuivre l'ennemi léger qui fuit en vain devant le roi, plus agile encore que lui. Déjà ce prince a déposé aux pieds de Bazine les nombreuses victimes de son adresse. Un repas champêtre réunit et confond les chasseurs; on vante la force, la légèreté du roi; plusieurs défis sont offerts et acceptés; mais Childéric, à tous les dons qu'il a reçus de la nature prodigue, joint l'exercice et le développement qu'il a acquis dans la grotte de Gelimer. A son aspect on devine ses succès; il touche au but long-tems avant tous ceux partis avant lui; sa flèche ne part jamais sans atteindre, tous ses rivaux en conviennent, et n'osent plus le défier. Mais on vient tout-à-coup annoncer au roi de Thuringe, qu'un glouton, espèce de sanglier terrible et dévastateur, échappé des forêts de Hantz, a été découvert à quelque distance, et qu'il dévore tout le gibier. Bazin, charmé d'avoir à combattre un tel ennemi, fixe au lendemain l'attaque; les dames resteront dans la maison de chasse; les hommes seuls s'exposeront aux dangers. Cette chasse peut cependant n'en avoir aucun: souvent cet animal, qui mange avec avidité le gibier qui s'offre devant lui, et qu'il sait surprendre avec une rare adresse, tombe alors dans une espèce de torpeur; venu à ce point d'immobilité, on le tue sans peine: cependant les dames ne voyent point partir les chasseurs sans inquiétude; Eginard, peu jaloux des lièvres, des faons, des daims que dévoroit le glouton, ne désiroit point sa mort, envioit encore moins l'honneur de le vaincre; mais il suivit son maître, non sans regretter les belles qu'il laissoit seules. Elles passèrent le jour à se promener sous les arbres; on lisoit l'inquiétude sur leurs visages; elle augmenta à l'approche de la nuit. Agitées de mille pensées pénibles, le sommeil ne leur fit point oublier les chasseurs, et le jour étoit encore près de terminer une seconde fois son cours, lorsqu'enfin le bruit des voix, le hennissement des chevaux, annoncèrent le retour souhaité. Les dames s'avancent promptement du côté d'où part le bruit; mais plusieurs chevaux sans cavaliers et conduits à la main, les effrayent; elles ont reconnu ceux des rois, celui d'Eginard; tous les cœurs sont troublés, et cependant on n'ose interroger, on craint trop d'apprendre... Un brancard frappe leurs yeux; Bazine s'élance, et Berthilie la suit; Bazin, blessé, paroît, porté sur le brancard; Childéric et Eginard le suivent. Le roi de France s'approche de la princesse, et la rassure sur l'état du monarque: il est, lui dit-il, sans danger. Arrivé à la maison de chasse, le roi fut promptement couché; on envoya à Erfort; Théobard, accompagné de tous les secours nécessaires, arriva au bout de quelques heures; la blessure n'étoit point dangereuse; cependant elle demandoit de grands ménagemens, et il fut décidé que le blessé ne seroit transporté que le lendemain. Les dames étoient toutes fort impatientes de connoître la cause de cet accident; le glouton n'existoit plus; sa tête avoit été présentée à Bazine, qu'elle avoit effrayée: Bazin voulut raconter lui-même cet événement. Nous cherchions, dit-il, depuis long-tems le sanglier que nous voulions détruire; il ne s'offroit point à nos regards; plus emporté, je m'enfonçai seul dans un fourré, et je l'aperçus immobile au pied d'un arbre; jugeant que c'étoit l'instant de le percer, croyant inutile d'attendre du secours contre un ennemi sans force, je m'approchai et lui portai un coup de ma lance; sa peau étant extrêmement épaisse, la blessure fut légère; je redoublai: soit que la douleur le réveillât de son engourdissement, soit que naturellement cet état dût finir alors, le terrible animal se leva furieux, et s'élança sur moi; je me jetai derrière un arbre, qui me garantit d'abord; mais il m'atteignit, et d'un coup de ses défenses, me renversa; cependant je me défendis encore avec ma lance; mais ma large blessure m'affoiblissoit, lorsque je vis tout-à-coup le roi de France paroître: s'élancer sur le monstre, lui enfoncer son épée dans le cœur et l'étendre mort à mes pieds, ne fut pour lui qu'un seul et même mouvement. Eginard, qui suivoit de près son maître, l'aida à arrêter mon sang; il courut avertir le reste de ma chasse, qui me rejoignit, et m'a transporté ici avec les précautions nécessaires. C'est avec plaisir, ajouta Bazin, que j'avoue et que je publie, que je dois la vie au roi des Francs; puissé-je m'en acquitter un jour, et qu'en attendant, une sainte et éternelle amitié unisse nos cœurs! Childéric, en ce moment, reçut la main que lui présentoit le roi, et la pressa avec un geste animé et sincère. Bazine, assise près du lit, regarda Childéric avec admiration, et ce seul regard lui parut une glorieuse récompense.
L'entretien devint général; cependant plusieurs fois Childéric avoit pu lire dans les yeux de la princesse, combien elle s'intéressoit à son sort. Eginard, fier de son roi, répétoit aux dames ce que Bazin avoit déjà raconté; ce qu'il disoit, quoique déjà connu, prenoit dans sa bouche des grâces nouvelles; on l'écoutoit toujours avec attention, parce qu'on l'entendoit toujours avec plaisir. Le lendemain on revint à la cour; on marchoit lentement, tant pour jouir de la beauté du jour, du charme des bois, que pour ne pas fatiguer Bazin, lorsque Berthilie s'avisa de tourmenter son cheval, de l'exciter; l'animal hennit, bondit et s'élance rapidement à travers les arbres; la princesse jette un grand cri à l'aspect du danger de son amie; mais la légère et adroite étourdie déployant autant de force que d'imprudence, arrête l'animal fougueux, et le ramène soumis et tranquille. Combien elle s'applaudit de sa ruse, en voyant Eginard pâle et effrayé voler à sa rencontre! Cependant elle n'osa jouir de ce triomphe en apercevant le trouble de la princesse, et elle se le reprocha sincèrement. Tout le reste de la soirée, Berthilie ne s'occupa que de son amie, et oublia entièrement Eginard, qui, par caprice ou par amour-propre, en fut piqué; il négligea pour elle toutes celles dont il paroissoit charmé, et ne vit plus que l'objet qu'il sembloit jusqu'à cet instant vouloir éviter.
Bazin souffroit encore, et sa blessure, loin de se guérir, étoit plus douloureuse, quoique sans danger. On cherchoit à l'amuser, à le distraire; Bazine avoit chaque jour pour lui de nouveaux soins, de nouveaux égards. Heureuse de lui prouver son attachement et sa reconnoissance, elle ne le quittoit que lorsque sa présence pouvoit devenir importune; elle trouvoit sans cesse Childéric auprès de son oncle, et sa vue chaque jour la charmoit davantage. Elle croyoit enfin à ce rêve délicieux de son imagination, et songeant au héros qu'elle s'étoit créé, à ce héros de sa pensée et de son cœur, elle se disoit, en jetant un regard sur Childéric.... le voilà. Bazine n'a point reçu le trait d'amour avec cette rapidité, présage de l'inconstance; c'est lentement et par degrés qu'il a pénétré son cœur. Ce jeune roi, si majestueux, si beau, est proscrit et sans asile, privé de sa grandeur, descendu de son trône, et persécuté par la fortune, mais vengé par la nature. Ses malheurs touchent plus le cœur de la princesse, que sa puissance ne l'eût éblouie; elle ne croit encore que le plaindre: Bazine ne s'est pas encore dit, je l'aime. Ce mot une fois prononcé, Bazine ne vivra plus que d'amour. Sa pudeur et sa raison éloignent encore cet instant que Childéric ne cherche point à faire naître; il sait trop qu'il ne peut offrir à la beauté qu'il admire, que le partage d'une infortune méritée; généreux, il ne désire point être aimé, et ne se montre que respectueux: s'il exprime un sentiment plus tendre, c'est lorsqu'entraîné, il n'a pu se vaincre; honteux de sa foiblesse, il la surmonte promptement. Plus ses sentimens sont délicats, soumis, timides, plus ils peignent l'amour tel que Bazine croit qu'il doit être, et son silence en dit plus au cœur de la princesse, que les discours les plus éloquens. Echappés un moment à la foule qui les sépare, réunis de nouveau près de la fontaine, Childéric a repris son récit. C'étoit dans un de ces beaux jours où le printems vient s'unir à l'été, et déploie toute sa pompe avant de lui céder l'empire; par-tout il étaloit ses riches tapis, les feuillages étoient plus épais, les fleurs plus belles et la nature plus animée: la contrainte qu'ont éprouvée les deux amans qu'un même banc de mousse rassemble dans une douce liberté, ajoute au plaisir qu'ils ont à se revoir. Eusèbe et Berthilie sont toujours près de la princesse; Childéric s'assied à ses pieds, Eginard s'appuie négligemment sur la fontaine, et Berthilie le regarde quelquefois à la dérobée, mais elle ne cueillera plus de fleurs; elle se souvient encore de ce qu'elles sont devenues la dernière fois, et elle n'a pu retenir un soupir en reconnoissant les causes innocentes de son dépit.
Mais Childéric parle de son arrivée dans la grotte, de ses plaisirs, de Gelimer, de Talaïs. A ce nom, Childéric s'est troublé, et son trouble n'a point échappé à la princesse qu'il inquiète; ce n'étoit pas que Childéric se sentît coupable, ce n'est pas qu'il se fût livré au sentiment que Bazine croit lire dans son embarras, mais il n'ose peindre, à la chaste beauté qui l'écoute, l'amour tel que l'éprouva Talaïs. La princesse repousse en vain le mouvement jaloux qu'elle éprouve; son cœur palpite; elle est inattentive et rêveuse. Effrayée de son émotion, elle n'ose plus fixer sur le roi des yeux qui peut-être trahiroient son secret; mais ne pouvant vaincre son trouble, elle donne l'ordre de se séparer; Childéric obéit, et la princesse agitée, rentre dans son palais. Il faisoit encore grand jour; on pouvoit jouir encore long-tems de la fraîcheur des ombrages; Bazine trouva son appartement triste; Berthilie assura qu'il y faisoit une chaleur étouffante; la princesse prit sa broderie et l'abandonna; elle devint rêveuse, et Berthilie ne fut point aimable. La soirée parut longue; Berthilie revint de bonne heure rejoindre ce tendre père, qu'elle consoloit de la perte d'une épouse chérie.
Bazine, destinée au trône, avoit été élevée avec plus de soin que l'on n'en donnoit d'ordinaire à l'éducation des femmes. Belle sans coquetterie, princesse sans orgueil, elle réunissoit encore tous les talens qui ajoutent à la beauté, et que possédoient rarement alors les personnes de son rang; elle dansoit bien, savoit écrire, et chantoit avec expression les airs simples de ce tems, qu'elle accompagnoit des accords d'une lyre à cinq cordes. Berthilie avoit une voix légère, elle mêloit souvent ses accens aux accens plus purs et plus doux de la voix de Bazine. Le roi de Thuringe se plaisoit à les écouter, et pendant sa maladie, il les invita souvent à le distraire de ses souffrances, par le plaisir de les entendre. Bazine y consentit toujours. Parmi les romances qu'elles chantèrent, la suivante s'est conservée: la princesse, après avoir pris la lyre, commença le premier couplet, Berthilie le second, et Bazine reprit le troisième.
Bazine.
Non, non, je ne veux point connoître
Ce fol enfant, qu'on nomme amour;
Du cœur dont il se rend le maître,
La douce paix fuit sans retour;
Dans ce dangereux esclavage
Le soupçon détruit le bonheur,
Et ce doute qui nous outrage,
D'un tendre amant fait le malheur.Quoi! votre ame à l'amour rebelle,
Prétend ne jamais s'enflammer?
C'est pour plaire que l'on est belle,
Et doit-on plaire sans aimer?
Le soupçon même a quelques charmes:
Heureux qui sait nous l'inspirer!
Il est doux de causer nos larmes,
Et plus doux de nous rassurer.Bazine.
En aimant, que d'inquiétude!
Sans son amant plus de repos,
Loin de lui, tout est solitude,
Il fait notre joie ou nos maux.
On ne jouit qu'en sa présence,
On ne croit rien que ses discours.
O mon heureuse indifférence!
Puissé-je te chanter toujours!Berthilie.
Douce image de la tendresse,
Venez dissiper sa froideur;
Amour, de ta brûlante ivresse,
Fais-lui connoître le bonheur.
L'univers éprouve ta flamme,
Et par toi seul, pour être heureux,
Tout renaît, jouit, prend une ame,
Et sent le charme d'être deux.La princesse, pressée de nouveau par Bazin, chanta seule la romance suivante:
LE PRINTEMS,
Romance.
Tout renaît, les fleurs, la verdure,
Tout nous annonce le plaisir,
Et chaque souffle du zéphir,
Semble un soupir de la nature.
Seule au milieu d'un si beau jour,
Dois-je languir sans espérance,
Quand il me reste encore l'amour,
La douce amitié, l'innocence?La feuille mobile et légère
Périra sous les noirs hivers;
Les vents déchaînés dans les airs,
Détruiront la fleur passagère,
Chaque saison, à son retour,
Détruit ou donne l'espérance;
Tout varie, excepté l'amour,
La douce amitié, l'innocence.L'air embaumé de ce bocage,
Ces verds gazons, ce beau ruisseau,
Qui, dans le cristal de son eau,
Réfléchit le ciel et l'ombrage,
Tout dans ce champêtre séjour,
M'invite encore à l'espérance;
Tout me dit, conserve l'amour,
La douce amitié, l'innocence.Childéric écoutoit avec ravissement les sons mélodieux de cette voix qui pénétroit son cœur; un modeste embarras embellissoit encore la princesse, et sa timidité étoit une grâce de plus. Childéric aimoit avec passion les airs simples et les paroles plus simples encore qu'elle chantoit. Alors les poëtes ne célébroient que la gloire et l'amour, leurs chants n'étoient point un travail, une étude; mais un épanchement ou un souvenir. L'objet de ces vers, plus sentis que bien exprimés, en recueilloit seul toute la gloire, le nom du poëte étoit oublié. Il a fallu sans doute que l'amour-propre et le désir de la célébrité changeassent bien les hommes, puisqu'ils sont parvenus à faire parler leur esprit sans le secours de leur cœur, et à emprunter de leur imagination seule et le sentiment qu'ils expriment, et la beauté qu'ils peignent. Si Bazine en chantant, s'est embellie de sa timidité, Berthilie, inquiète du succès de sa voix, a promené ses regards autour d'elle; ce regard, rapide et prompt, a cependant atteint Eginard comme un trait brûlant, il en est effrayé, et l'image de Grislidis s'offre à sa pensée,... il en a reçu des cheveux, un anneau, il a promis! et dans ce tems un serment fait à la beauté étoit sacré, on rougissoit de le trahir.... Le fidèle Eginard, chaque fois que le regard le blesse, porte à ses lèvres l'anneau chéri..... Ce talisman d'amour calme son cœur, et il reprend son air léger, indifférent même. Berthilie le voit, et soupire; jeune, simple encore, elle a cru jouer avec l'amour, et ce jeu est devenu, sans qu'elle s'en doutât, le destin de toute sa vie.
Le roi des Francs avoit repris son récit, il avoit parlé de Viomade, ses discours étoient remplis de feu et d'éloquence. Sa physionomie brilloit d'une si tendre expression, que Bazine n'avoit pu, sans rougir, fixer des yeux qui seroient trop dangereux pour elle s'ils parloient d'amour: elle fit cette réflexion légèrement; mais Childéric, dans cet instant, réfléchissoit lui-même, et ne fut pas moins troublé que la princesse. Que va-t-il lui dire? Jusqu'à ce moment il n'a paru que sous ces beaux dehors qui ont illustré ses premières années. Il a vu naître à son récit, des sentimens qui font son bonheur; il a reçu des éloges qui font sa gloire. Hélas! que lui reste-t-il à raconter? Faut-il se dégrader lui-même auprès de cet objet de son culte, de son idolatrie! Doit-il lui parler d'Egésippe? osera-t-il lui avouer avec quel délire il a désiré une beauté qui n'étoit point Bazine; qu'il lui a sacrifié ses peuples, son ami, le soin de sa gloire? Que pensera de lui cette ame pure et sensible qui ne croit point à l'inconstance? Cependant il ne la trompera pas; il se croit aimé; il a su d'elle qu'Amalafroi n'avoit pas touché son ame; qu'elle est encore sans amour... Peut-être un jour il pourra disposer d'une couronne, et il va lui-même détruire l'espoir dont il ose jouir en secret! Non, non, il se taira; il fuira Bazine s'il le faut, mais il ne lui dira point: je fus ingrat et j'ai aimé.
Mais, tandis qu'abandonné à ses pensées, Childéric se tait, la princesse étonnée de son silence, baisse les yeux et soupire; elle n'ose demander au roi quel sentiment l'agite; cependant elle est inquiète. Berthilie, qui s'étoit aperçue de leur mutuel embarras, imagina un léger prétexte pour interrompre leur entretien. La princesse tremblante, alarmée, lui sut gré de l'avoir rendue à elle-même.
Bazine ne s'est point trompée sur ses premières émotions, mais cependant elles l'étonnent; elle avoit deviné l'amour, mais l'amour dans son cœur est encore plus pur, plus céleste, plus puissant que dans son imagination; Bazine croyoit connoître son ame, cependant elle y découvre chaque jour de doux secrets qui l'agitent, la tourmentent et lui plaisent. Elle jouit du bonheur d'aimer sans oser encore s'y livrer, et la tendre résistance qu'elle apporte elle-même au sentiment qui l'entraîne, est un charme de plus qui la ravit. Bazine aime enfin, elle en jouit sans oser à peine se l'avouer, et ce moment est enchanteur pour elle. Sa pensée ne s'égarera plus dans de vagues souhaits, dans de chimériques espérances; elle n'attendra plus dans la solitude d'un cœur sans objet qui l'occupe, un héros dont elle n'a qu'une idée furtive; tout est délice pour elle, parce que tout devient amour; aimer est toute sa vie; elle seule connoît encore le trouble heureux qui l'enivre si délicieusement; elle le dérobe, le renferme au fond de son cœur; elle craindroit de le laisser deviner. Cependant Berthilie la pénètre, mais elle se tait; elle a aussi son secret, et l'instant des doux aveux n'est pas encore venu.
Childéric, accablé de ses souvenirs, fuyoit de bonne foi l'occasion de reprendre son récit; voir Bazine au palais, l'admirer, s'enivrer de sa présence, suffisoit à son cœur, trop délicat pour n'être pas sincère, trop grand pour chercher de vaines excuses, trop vrai même pour en trouver: décidé à se taire, à se contenter du bonheur de passer près d'elle une partie de sa vie, le roi ne cherchoit plus ces momens si chers à l'amour et qu'il avoit tant souhaités. Bazine craignoit presqu'autant de se trouver près de lui; elle trembloit, rougissoit à son approche; elle sentoit son secret errer sur ses lèvres, elle se défioit de ses regards: tous deux s'évitoient donc également. Bazine, loin de s'en plaindre, admiroit la réserve de son amant; elle sentoit qu'elle étoit aimée; les yeux du roi, son embarras, ce respect soumis que l'amour seul peut faire naître, son propre cœur qui l'avertissoit, tout disoit à l'heureuse princesse qu'elle étoit payée de retour.
L'été mûrissoit les blonds épis, le soleil embrâsoit les airs, et les roses mourantes penchoient leurs tiges desséchées; les nuits, presqu'aussi brûlantes que les jours, ne calmoient point la chaleur; le sommeil fuyoit les mortels: mais un orage, suivi d'une douce pluie, avoit rafraîchi les fleurs, le feuillage et les gazons. Bazine, que l'orage a agitée, et que ses inquiètes pensées tourmentent encore, lorsque toute la nature est calmée; Bazine, qu'un trouble plus doux que le repos, ravit au sommeil, se lève avec l'aurore, et admire l'amante de Céphale; les gouttes de la pluie, encore suspendues aux fleurs, aux brins d'herbes, se changent en perles, en saphirs, en émeraudes. Les premiers rayons du jour brillent sur cette humide vapeur, et l'écharpe d'Iris s'étend sur toute la nature. Les premiers chants des oiseaux ne troubloient qu'avec douceur la tranquillité des airs; une si belle aurore promettoit une riante matinée: la princesse désire en jouir, et s'égarer sous les voûtes de feuillage qu'elle aperçoit dans une prairie que borde l'Elbe, fier de ses eaux; une longue chaîne de montagnes borne l'horizon. C'étoit en cet endroit que Bazine vouloit aller respirer l'air pur et balsamique des prés et des bocages; mais elle ne peut jouir d'aucun plaisir s'il n'est partagé, et elle envoie promptement chercher Berthilie, qui demeuroit avec son père dans le palais du roi de Thuringe; elle vint promptement, demi-éveillée, demi-parée, et applaudit au projet de la princesse: la vertueuse et bonne Eusèbe, qui ne quittoit jamais sa chère élève, fut aussi de la promenade, et suivit de loin ces nymphes légères, qui, courant sur les fleurs sans les fouler, n'y laissoient que la trace passagère qu'y eûssent imprimée les zéphirs. Berthilie avoit retrouvé toute sa gaieté; Bazine jouissoit mieux de sa douce mélancolie, et toutes deux s'abandonnoient à leurs pensées, admiroient le spectacle de ces beaux lieux, que le jour en se levant leur faisoit mieux distinguer. Eusèbe, prudente, point curieuse et discrète, jouissoit en silence de la pure joie des aimables amies, et l'on parvint ainsi au petit bois, but de leur course matinale. Ce bois, l'une des belles promenades d'Erfort, étoit divisé en superbes allées et semé d'un gazon que la fraîcheur de l'ombre rendoit toujours verd; les eaux d'une cascade naturelle, mais que l'art avoit embellie, serpentoient en ruisseau bordé de fleurs, et son doux murmure ajoutoit, par son bruit monotone, à la mélancolie, au charme de ces lieux. Bazine quitta son voile, et s'assit sur l'herbe; Berthilie se reposa à ses côtés, et la prévoyante Eusèbe plaça devant elles une petite corbeille de fruits. Bazine la remercia, et lui présenta les meilleurs; Eusèbe auroit bien voulu ne pas les recevoir, mais comment refuser Bazine? Après ce léger repas, Berthilie, qui aimoit passionnément les fleurs, s'enfonça dans le bois pour en cueillir; Bazine bientôt l'entendit jeter un cri, se leva promptement pour aller à son secours: mais que devint-elle en apercevant Childéric, suivi d'Eginard, que Berthilie conduisoit vers elle. A leur aspect si inattendu, Bazine rougit et demeura interdite; un doux sourire succéda à l'étonnement; on oublia que l'on vouloit s'éviter; on ne songea pas même à se demander la cause d'une rencontre si imprévue, on se contenta d'en jouir. Bazine cependant alloit proposer de retourner au palais, quand elle se rappela heureusement que le récit du prince n'étoit pas achevé; elle fut ravie d'avoir trouvé un si bon emploi du tems, un prétexte si naturel pour ne pas quitter encore le bocage charmant où elle jouissoit d'un si vrai bonheur. Décidée, elle fut se rasseoir au bord du ruisseau; Eusèbe étoit près d'elle, Childéric à ses pieds, et placé de manière qu'il la voyoit devant ses yeux, et dans le ruisseau limpide qui répétoit encore sa douce image. Eginard osa s'asseoir près de Berthilie; il l'aida à faire une guirlande et un bouquet, et souvent, en présentant la fleur qu'attendoit Berthilie, sa main trop prompte ou seulement maladroite, rencontroit une main charmante qui se retiroit trop vite, pour qu'Eginard ne se doutât pas que cette main étoit sensible.
Le jeune roi, enchanté de son bonheur, restoit muet aux pieds de Bazine. Depuis si long-tems il ne l'a vue que... tous les jours, mais au milieu d'une cour nombreuse; elle est là sans parure, et dans un séjour paisible et discret. Ce bois, sa fraîcheur, cette eau même qui lui retrace les traits qu'il adore, les doux zéphirs, le parfum des violettes, un dieu plus doux encore, et qui règne sur toute la nature comme dans son cœur, écartent de lui toute autre pensée que celle de son bonheur. Le vent agitoit les boucles de sa blonde chevelure; le désordre de son cœur donnoit à ses traits une expression enchanteresse; jamais Bazine ne l'avoit vu si beau, jamais il ne l'avoit trouvé si belle; tous deux oubliant l'univers, s'oubliant eux-mêmes, demeurèrent en silence. Bazine, rougissant du muet aveu qu'elle venoit de faire, reprit pourtant plus d'empire sur elle-même, et d'un seul mot arracha le roi au rêve de félicité qui remplissoit toute son ame; elle demande, elle exige le fatal récit. Déjà les belles couleurs que le plaisir répandoit sur la figure animée du roi, se sont effacées; il baisse les yeux et soupire. Vous exigez, princesse, dit-il avec émotion, que je vous retrace une partie de ma vie, qu'il m'eût été trop doux de taire et d'oublier: je dois vous obéir, et peut-être m'en punirez-vous, quoique déjà je sois sans doute bien malheureux, puisque je suis coupable, et puisqu'il faut vous le dire;... peut-être allez-vous me haïr! Le roi prononça ces mots d'un air si triste, d'un ton si tendre, que Bazine en fut touchée. Parlez, prince, lui dit-elle avec douceur, je vous jugerai peut-être moins sévèrement que vous-même. Childéric fixa un moment ses yeux sur la princesse, et ce regard suppliant sembloit solliciter sa grace; elle étoit au fond du cœur de Bazine; il alloit déchirer ce tendre cœur, mais non le forcer à changer. Bazine se livre un moment au dangereux plaisir d'écouter les regards éloquens du roi; mais trop émue, elle baissa ses yeux si ravissans, soit qu'ils se laissâssent voir, soit que ses longues paupières en voilâssent la beauté! C'est d'Egésippe cependant qu'il faut entretenir la princesse; il faut lui avouer que ce cœur n'est pas pur comme le sien, n'est pas sans souvenirs, n'est pas enfin digne d'elle. Comment lui peindre un amour que lui-même aujourd'hui a peine à concevoir! Bazine pâlit en écoutant, et ne peut retenir ses larmes. Childéric voit sa douleur, elle le tue. Oh! que n'ose-t-il s'interrompre, tomber à ses pieds et lui dire: O Bazine! je ne brûlois que des feux du désir; cet amour impétueux n'étoit que l'orage des sens; aujourd'hui j'aime du fond de l'ame, et de toutes les puissances de mon cœur; l'amour que j'éprouve a reçu ses traits de l'objet même qui me l'inspire. Tel seroit le discours que tiendroit le roi, si ses revers ne lui défendoient de se déclarer. Résistant au trouble qui le dévore, il continua son récit, et fit l'aveu des premières fautes de son règne; il ne parla pas sans regret de son injustice envers Ulric, et montrant alors Eginard, à qui il tendit la main: Vous voyez, dit-il, comme les braves se vengent. Eginard prit la main de son maître et la posa sur son cœur; Childéric lui tendit les bras. Ce mouvement de sensibilité émut la princesse et Berthilie. Elles proposèrent au prince de laisser cet entretien qui les agitoit tous si vivement; il s'y refusa. Non! reprit-il, achevons cette tâche douloureuse; si vous me pardonnez, je me croirai absous de tout l'univers; si vous méprisez un roi malheureux, du moins je ne devrai plus à votre seule ignorance une estime non méritée. Enfin, il a prononcé cet aveu qui lui coûte tant d'efforts, et son repentir et son désespoir l'ont élevé dans le cœur de la princesse bien au-dessus de ses fautes. Childéric ne se plaignit point des revers qui suivirent de si près ses erreurs: mais avec quel chaleur il parla de son séjour chez les Druides, des soins mystérieux qu'il y reçut, de sa joie en retrouvant son cher Viomade, ce Viomade toujours fidèle, quoique persécuté, toujours sensible, enfin, toujours Viomade! Childéric alors tira de son sein la moitié de la pièce d'or qu'il a reçue du brave; il fait part à la princesse de ses espérances, et de ce que doit lui annoncer l'autre moitié qu'il attend. Dans ce moment, où il se flatte de reprendre bientôt le chemin de ses états, de reconquérir sa couronne, un désir plus fort que la raison et la prudence saisit son cœur; toute son ame est dans ses yeux; une idée qu'il n'ose expliquer, une espérance qu'il n'ose exprimer, se peignent d'elles-mêmes sur son visage; Bazine l'entend, et semble ne s'occuper que de la pièce d'or qu'elle tient. Mais le roi revenant à lui-même, lui dit avec tristesse: Vous m'avez ordonné de vous faire connoître mon enfance, ma jeunesse, mes égaremens, mes malheurs; maintenant, prononcez mon arrêt, bannissez loin de vous un coupable prêt à vous obéir. Voyez-vous donc tant de courroux dans mes regards, lui dit Bazine? et ces pleurs, dont je n'ai pu me défendre, annoncent-elles un cœur insensible à vos remords? me croyez-vous donc moins généreuse que Viomade? Mais, ajoute la princesse d'une voix tremblante et en pâlissant, vous voilà maintenant à l'abri des passions; une aussi fatale expérience en garantira votre ame; et après avoir aimé si vivement, vous n'aimerez plus. Ces derniers mots expirèrent sur ses lèvres. Ne plus aimer! s'écria le roi, ne plus aimer! ah Bazine! Mais, trop heureux sans doute si je n'aimois plus! Est-ce à moi, infortuné proscrit, à oser encore prétendre au bonheur! Si j'aimois, l'honneur ne m'ordonneroit-il pas de le taire, ne m'interdiroit-il pas de téméraires vœux? Ah! que je puisse reconquérir mon trône, m'y montrer avec gloire, et vous saurez tous si j'aime. Sa bouche ne prononça que ces mots, mais ses yeux en disoient bien davantage; l'indifférence auroit pu les interpréter, l'amour sut les entendre et leur répondre. Bazine exprima son bonheur par un silence non moins expressif; tous deux s'interrogent d'un regard, et sont heureux d'un sourire; aveux muets et charmans, doux et premier bienfait de l'amour, vous comblez les désirs des amans sincères, vous êtes la volupté du cœur!
Mais les heures, qui semblent s'arrêter pour Childéric et Bazine, s'envolent rapidement pour le reste du monde, et Eusèbe voit, à la hauteur du soleil, que le jour est avancé; elle craint que l'absence trop longue de la princesse et celle du roi des Francs, n'offense Bazin; elle ose interrompre de si chers instans. Bazine, toujours bonne et sensible, loin de blâmer Eusèbe de sa triste prévoyance, l'en remercia tendrement, et l'on reprit le chemin de la plaine. Il faisoit une chaleur insupportable, dont personne ne se plaignit, et dont peut-être Eusèbe seule s'aperçut. Eginard n'avoit jamais trouvé Berthilie si fraîche et si jolie; mais il n'a pas encore sacrifié Grislidis. N'allons pas plus vîte en infidélité qu'Eginard, et laissons-lui au moins tout le mérite de la résistance. Le soir la cour étoit réunie au palais, mais Bazine ne parut point; Berthilie seule admiroit sur la physionomie du jeune roi les traces de bonheur et d'amour que la rencontre du matin y avoit laissées; elle ne voyoit pas avec moins de plaisir l'air distrait et rêveur d'Eginard: toutes les dames s'aperçurent du changement qui s'étoit fait en eux, elles n'osèrent interroger le roi; mais elles badinèrent Eginard, qui, honteux d'une défaite dont il ne convenoit pas encore avec lui-même, surmonta sa foiblesse, et se livra de bonne grâce à toutes les belles: malgré lui, il étoit inquiet de ce que penseroit Berthilie de son air léger et si différent de celui qu'elle devoit attendre en ce jour;... elle en avoit été vivement blessée, mais elle l'imita. Le roi de Thuringe s'étoit retiré; Théobard l'avoit suivi, et étoit venu de sa part prier Childéric de se rendre au conseil; leur absence donnant plus de liberté à ceux qui restèrent, la gaieté devint plus vive; du badinage on en vint aux chansons; Berthilie, charmée de se venger d'Eginard, consentit volontiers à se faire entendre, et reprenant sa malice, son air étourdi, son maintien agaçant, son regard plein de finesse et de coquetterie, elle chanta ainsi:
CHANSON.
Sous l'air de l'étourderie,
Cachant ma philosophie,
Sur la scène qui varie
Je sais fixer le bonheur;
Et la raison embellie
Des graces de la folie,
Fait le charme de ma vie,
Et le repos de mon cœur.On peut, sans être jolie,
Plaire un moment, faire envie;
A seize ans se voir suivie,
Aussi j'ai mille amoureux.
De leur tendre perfidie,
Par ma gaieté garantie,
Je rirai toute ma vie
De leurs soupirs, de leurs feux.Sans trop de supercherie,
Un peu de coquetterie,
Animant la jalousie,
Peut m'amuser un instant;
Mais je quitte la partie,
Si plus tendre fantaisie
De mon heureuse folie
Vouloit faire un sentiment.Eginard se piqua des paroles, et surtout du regard, du sourire de celle qui venoit de chanter; il ne vouloit pas aimer, mais il prétendoit plaire, et peut-être même il aimoit. Il avoit espéré qu'elle chanteroit une romance, qui exprimeroit son inquiétude, sa jalousie, sa crainte; ce ton badin le blessa, l'outra même; il se promit de ne jamais aimer Berthilie, chercha à se venger, et crut y parvenir en chantant à son tour son indifférence.
L'INDIFFÉRENCE.
Depuis que l'indifférence
De mon cœur bannit l'amour,
Si je sens fuir la souffrance,
Le bonheur fuit à son tour;
Sans regret, sans espérance,
Renaît et finit le jour.Sans désir, sans rêverie,
J'admire ici le printems;
Mon ame n'est plus ravie,
Mon cœur n'a plus de tourmens.
Amour, ranime ma vie,
Rends-moi mon cœur et mes sens.Rends-moi ces momens d'ivresse,
Mon espoir et mes malheurs;
Rends-moi, d'une autre maîtresse,
Les caprices, les rigueurs.
Dieu charmant de la tendresse!
Rends-moi tout jusqu'à mes pleurs.Sans doute les dames alloient plaindre Eginard d'une aussi triste indifférence, peut-être même entreprendre de l'en guérir, mais l'arrivée de Théobard mit fin à ces jeux; il dit à Eginard que son maître l'attendoit dans son appartement, engagea les dames à se retirer, et pressa Berthilie de le suivre. Etonnée, inquiète, elle se précipite sur les pas de ce père tendrement aimé: tout annonçoit une nouvelle extraordinaire; elle alarme la sensible fille de Théobard; son père qui la soutient, la sent trembler et la presse contre son cœur; ce tendre mouvement ajoute encore à son effroi.
FIN DU LIVRE TREIZIÈME.
CHILDÉRIC.
LIVRE QUATORZIÈME.
SOMMAIRE
DU LIVRE QUATORZIÈME.
Bazine se livre à ses heureuses pensées. Berthilie les interrompt pour lui annoncer que Trasimond, à la tête d'une armée nombreuse, est entré dans la Thuringe, et que Childéric commande les troupes. Elle le croit déjà vainqueur. Eginard lui présente une bague de la part du roi; elle lui envoie un baudrier brodé par elle. Berthilie pleure et donne un bouquet à Eginard. Childéric revient après avoir vaincu l'ennemi et accordé la paix. Eginard apporte ces glorieuses nouvelles à la princesse. Berthilie est heureuse. Eginard ne se défend plus qu'avec peine de l'amour qu'il éprouve malgré lui. Une fête magnifique se prépare. Bazine y paroît éclatante de beauté; le roi de Thuringe en est frappé pour la première fois.
LIVRE QUATORZIÈME.
Bazine n'a point quitté son palais; heureuse de plaire et d'aimer, seule avec son cœur et sa tendresse, elle jouit de ce bonheur qui fut toujours le charme de sa pensée: son ame avoit besoin d'amour; mais il falloit à sa délicatesse un choix dont elle pût s'applaudir, à son rang un égal, à sa flamme généreuse et pure un amant non moins pur, non moins généreux; il falloit que des traits nobles et majestueux annonçâssent dans son amant l'heureux vainqueur de Bazine; il falloit encore que ces traits, réguliers et fiers, fussent adoucis par la bonté, et sûssent exprimer l'amour. Des revers étoient des titres qui touchoient l'ame de la princesse; la douceur de consoler étoit pour elle un charme de plus; elle eût aimé Childéric sur le trône, mais elle partageroit avec transport son infortune, et le suivroit dans quelque désert qu'il fût contraint d'habiter. La couronne n'étoit plus rien pour elle sans son amant; les obstacles, l'absence, le tems, les dangers, toute la puissance du monde ne pouvoient rien contre cet amour extrême; il a tracé la destinée entière de Bazine; elle ne jouit plus que du sentiment qu'elle éprouve et de celui qu'elle inspire, tout autre objet a cessé d'exister pour elle. Livrée à toutes ces pensées, elle a vu s'écouler la soirée, une partie même de la nuit, quand elle entend un léger bruit, et croit reconnoître la voix de son amie; la princesse s'étoit couchée depuis quelques heures, mais elle n'avoit pu trouver le sommeil; et, surprise d'entendre Berthilie au milieu de la nuit, elle appela ses femmes, et donna ordre qu'on la fît entrer. Les amans croient l'univers occupé de leur flamme, tout les effraie sur leur bonheur, et déjà Bazine va nommer Childéric; mais voyant couler les pleurs de Berthilie, elle pressent qu'un autre objet les excite, et elle se tait. Son amie ne voulant pas prolonger son inquiétude, lui raconte que Trasimond, roi des Vandales, voulant venger ses sujets si cruellement sacrifiés aux mânes d'Amalafroy, s'est joint à Théodoric, roi des Ostrogoths, et est entré en Thuringe à la tête d'une puissante armée; qu'ils exercent d'affreux ravages, et font de si rapides progrès, que l'effroi est général. Bazin, à qui sa blessure ne permet pas encore de combattre, a assemblé son conseil; Childéric, qui s'y est rendu, a offert ses services, ils ont été acceptés avec une vive reconnoissance; une voix générale lui a confié le commandement de l'armée; tous les ordres sont donnés, dans quelques heures il partira. Théobard, chargé des préparatifs, a déjà quitté sa fille; elle-même lui a présenté ses armes, et ses pleurs les ont baignées. Bazine apprend avec joie que Childéric combat pour elle; déjà sûre de la victoire, elle ne craint plus les ennemis; son amant sera vainqueur: le doute est une injure, elle ne croit pas qu'on puisse le former; mais il partira sans la voir, elle en soupire; le jour va paroître, et c'est l'heure fixée pour le départ. Eusèbe annonce un message de la part du roi; Bazine se lève promptement. Eginard est introduit: plusieurs flambeaux éclairent la chambre; Eginard remet à Bazine des tablettes, elles renferment les adieux du roi; un anneau, dont une pierre gravée fait l'inestimable prix; cette pierre représente Childéric couronné, et tenant pour sceptre un javelot; on lit autour de cet anneau: Childerici regis. Tandis que Bazine lit les adieux et y répond, le guerrier est près de Berthilie: la fierté noble qui soutient Bazine est loin de raffermir le cœur de la fille de Théobard; elle craint les armes, redoute la guerre; et les attraits d'une gloire si pénible l'effraient, loin de la séduire. Berthilie ne voit que les dangers et l'absence, elle verse des larmes, et nomme son père en regardant Eginard: un bouquet s'échappe de son sein, il est baigné de pleurs; le jeune guerrier ose lui demander ce premier bienfait; il va partir, il est si tendre, Berthilie si désolée, que l'idée d'un refus ne lui vient pas; elle présente les fleurs flétries; Eginard pose un genou en terre, porte le bouquet à ses lèvres, le place sur son cœur, se lève promptement, et paroît brillant de joie et enflammé d'un nouveau courage. Dans ce moment, Bazine lui remit ses tablettes et un riche baudrier brodé par elle, destiné au roi, et le congédia. Seule avec son amie, elle se sentit moins de fermeté, mais elle se le reprocha; jamais la Thuringe ne lui parut plus en sûreté que depuis que Childéric va la défendre; jamais les troupes n'auront été plus victorieuses; un tel héros doit enflammer tous les cœurs, exalter toutes les ames; la fortune n'oseroit le trahir, il commande aux destins même. Ce qu'avoit prévu l'exaltation de l'amour fut dépassé par le courage. Childéric, voulant épargner les Thuringiens, et sachant que les armées combinées étoient plus nombreuses que la sienne, eut recours à la feinte; il évita le combat, eut l'air de fuir, afin d'être poursuivi, et attira l'armée dans un défilé entouré de bois, où il plaça une partie de ses troupes: en un instant les ennemis furent cernés. Effrayés du nombre qu'ils ne pouvoient connoître, puisque de nouveaux renforts sortoient à chaque instant des forêts, ils se virent enfermés de tous côtés. Childéric pouvoit faire prisonniers les deux rois, il leur en épargna la honte, et se contenta de sa gloire, à laquelle une si grande modération ajouta encore. Ses ennemis vaincus ne purent refuser leur admiration à ce trait noble et généreux; ils demandèrent la paix, et offrirent, pour gage de leur sincérité, et pour resserrer à jamais les liens d'amitié qu'ils alloient former avec Bazin, de donner en mariage, à Hermanfroy, Amalabergue, fille de Trasimond, et de la trop belle et trop célèbre Amalafrède, sœur du roi Théodoric. Childéric ayant envoyé rendre compte de ses triomphes au roi de Thuringe, ainsi que des propositions de paix, celui-ci les accepta sur-le-champ. Amalabergue, encore enfant, fut remise aux vainqueurs, et conduite à la cour de Bazin, où elle resta jusqu'à son mariage, qui se fit au bout de quelques années. Childéric ramena l'armée triomphante; le peuple vola à sa rencontre: on l'admiroit, il gagnoit tous les cœurs; mais, loin de s'enorgueillir, il reportoit aux généraux et à l'armée tout le mérite de la victoire. Bazin le reçut en libérateur de ses états: une foule immense l'entoura, mais Childéric n'envioit point l'hommage de ce peuple, ni la pompe des fêtes; un seul regard a plus de prix pour son cœur que ces honneurs importuns. Que ne peut-il s'y dérober! que ne peut-il échapper à la gloire pour connoître et sentir un instant de bonheur! Mais Bazin le retient près de lui au milieu de ses généraux, et le seul objet que désire son cœur, que souhaite son impatience, le seul qui puisse embellir sa victoire, ne paroît point. Bazine, éperdue de joie, de bonheur et d'amour, n'ose quitter sa retraite; là, sans témoins qui puissent contraindre son cœur, elle presse dans ses bras l'heureuse Berthilie; mais elle n'ira point à travers cette foule indifférente ou curieuse, déguiser sa pensée, modérer ses transports, et défendre à ses regards même de s'exprimer. Childéric triomphant! Childéric de retour! que de biens à-la-fois la ravissent! Elle attendra que, libre des lois qui asservissent la grandeur, il puisse venir à ses pieds déposer ses armes, et lire dans ses yeux un triomphe plus doux. Mais Childéric, impatient de l'absence de la princesse, inquiet même, ordonne à Eginard de se rendre près d'elle, et de lui porter tous les détails de sa victoire. Chargé d'un ordre d'autant plus doux qu'il espère trouver Berthilie près de la princesse, Eginard parvient promptement au palais. Berthilie, en l'apercevant, veut se lever, mais ses forces lui manquent; elle retombe sur son siége, et une mortelle pâleur se répand sur tous ses traits; elle peut à peine respirer; Eginard qui voit son trouble, oublie un moment ce qu'il venoit dire; mais les roses ayant promptement reparu sur le visage charmant de Berthilie, il se remit lui-même, et offrit à la princesse, attentive et émue, les hommages de ce grand roi qui les obtenoit tous. Eginard n'oublia aucun des détails glorieux d'une aussi importante victoire. Bazine, tour-à-tour flattée, attendrie, jouit de tout ce qui élève son amant. Berthilie ne compte que le retour, ne connoît point d'ennemis, ne désire qu'une conquête; sa patrie est toute entière dans son père, la princesse et son amant. Théobard n'est pas encore arrivé; il accompagne la jeune Amalabergue, mais il n'a pas été moins heureux que ne le désire sa tendre fille. Eginard avoit déposé aux pieds de Bazine, l'épée triomphante du roi, lui-même lui parloit à genoux, et Berthilie étoit assise près de la princesse. Eginard, dans sa précipitation, n'a peut-être pas bien choisi la place, car un indifférent même supposeroit qu'il est aux pieds de Berthilie, que même c'est elle qu'il a regardée en parlant à la princesse; mais le sentiment n'observe point; Bazine ne s'en douta pas, son amie ne fit aucune réflexion, et la princesse, oubliant Eginard, ne s'occupa bientôt plus que de Childéric et s'abandonna à sa rêverie. Berthilie, moins distraite, releva le guerrier, et respectant les pensées auxquelles se livroit son amie, elle s'approcha d'une fenêtre ouverte qui donnoit sur une terrasse ornée de fleurs; elle regarda Eginard, il osa la suivre; leur entretien fut timide; mais après tant de dangers, un jeune héros est devenu bien cher; on a tremblé pour ses jours, on a si souvent pleuré, qu'il est juste qu'à son tour il console. Berthilie a tant de fois gémi.... sur son père, il est sauvé, elle est heureuse! Ah! s'il pouvoit, content de l'aimer, borner à elle seule tout son bonheur, ne plus exposer des jours.... qui sont les siens, une vie qui est la sienne.... Eginard assure que pour lui il n'a eu rien à craindre, qu'il avoit là, sur son cœur, une défense certaine.... et il tire de son sein le bouquet, gage de ses adieux. Berthilie rougit de joie et de pudeur, devint tremblante, baissa les yeux, et sentit qu'il étoit tems de rejoindre la princesse... Cependant elle n'obéit pas sans regret à cette loi sévère, et soupira en voyant s'éloigner celui qu'elle n'avoit quitté qu'alarmée du plaisir que lui causoit sa présence. Eginard a rejoint son maître; il sait qu'une fête magnifique se prépare, que Bazine a reçu l'ordre du roi, son oncle, d'en venir faire les honneurs, et Childéric voit avec plaisir les somptueux apprêts qui lui annoncent enfin celle qu'il adore. Des flambeaux éclairent les salles, on entend déjà le bruit des instrumens, lorsque Bazine paroît. Childéric ne l'a jamais vue que sous ses habits de deuil, ou dans la parure négligée qui sied si bien à sa fraîcheur; mais c'est en reine qu'elle se présente à ses yeux, qui, éblouis de tant de charmes, cherchent et retrouvent avec délices, les grâces modestes que tant d'éclat semble relever encore. Etrangère à la richesse qui la décore, Bazine cache en vain la sérénité de son noble front sous le bandeau de rubis; en vain ses cheveux, rattachés par de magnifiques nœuds de diamans, ne peuvent plus flotter avec grâce sur le beau sein renfermé dans le vêtement de pourpre et d'or; si les yeux étonnés méconnoissent un moment que c'est Bazine, le cœur dit bientôt que c'est elle; superbe et cependant charmante, la princesse s'approche du roi de Thuringe, qu'elle félicite sur le succès de ses armes, adresse à Childéric des paroles non moins flatteuses, mais qu'un doux regard et une rougeur plus douce encore accompagnent; elle ne fut pas moins gracieuse pour tous les généraux; pas un trait de courage ou de clémence ne fut oublié par elle. Ah! princesse, lui dit le plus ancien chef de l'armée, vous voulez donc nous faire tuer tous! La fête fut brillante, et tous les cœurs s'ouvrirent au plaisir; Bazine dansa avec cette inimitable perfection attachée à chacun de ses mouvemens; Childéric, si jeune, si agile, ne fut pas moins admiré; Berthilie sembla voltiger, Eginard la poursuivre et la dépasser. Le jour termina les plaisirs.
Théobard arriva bientôt, conduisant la petite Amalabergue avec plusieurs femmes de sa suite. Le soin de la recevoir, et les fêtes qu'occasionnèrent son arrivée, occupant le roi de Thuringe, Childéric et Bazine s'étoient trouvés seuls plusieurs fois. Au bonheur de s'aimer, ils avoient enfin ajouté celui de se le dire; mais Childéric attend des nouvelles de Viomade, et ce n'est qu'après les avoir reçues, et au moment de retourner dans ses états, qu'il demandera la main de la princesse; jusques-là, heureux de se voir, et mille fois heureux, ils s'aimeront en silence: tel est leur projet; c'est de lui qu'ils s'entretiennent, c'est à lui qu'ils pensent, et c'est en lui qu'ils espèrent. Que ne peuvent-ils passer ainsi toute leur vie!.. Mais Bazin va troubler des jours si beaux, un bonheur si pur, et punir la princesse de cette rare beauté, dont, jusque-là, il n'avoit point éprouvé l'empire.
FIN DU LIVRE QUATORZIÈME.
CHILDÉRIC.
LIVRE QUINZIÈME.
SOMMAIRE
DU LIVRE QUINZIÈME.
Portrait du roi de Thuringe: il est amoureux. Portrait de Théobard, chef du conseil. Bazin assemble son conseil, et lui expose les raisons politiques qui lui font souhaiter la main de Bazine; il est approuvé. La princesse reçoit l'ordre de se rendre le lendemain au conseil; elle obéit avec effroi. Le roi lui offre le trône qu'elle refuse avec modestie. Bazin lui donne quelques jours pour se préparer à l'hymen qu'il va ordonner: elle se retire et confie sa douleur à Eusèbe; mais elle est prisonnière dans son palais. Berthilie lui annonce qu'elle n'en sortira que pour marcher au temple. Ces nouvelles se répandent. Childéric ne peut contenir son indiscrète douleur. Bazin ordonne une fête; la princesse est contrainte d'y paroître; l'espoir d'y voir Childéric la soutient; elle est pâle et mourante. Bazin, jaloux, épie les amans, surprend leur secret, et prépare sa vengeance; il reconduit Bazine vers son palais, la confie à Théobard, rentre dans la salle des jeux, et jouit de l'inquiétude de Childéric jusqu'au moment où Théobard reparoît; alors il donne le signal qui termine la fête. Théobard a conduit Bazine et Eusèbe dans la roche sombre: elles y sont enfermées. Désespoir d'Eusèbe; elle raconte à la princesse l'histoire de la roche sombre, et celle de la mort d'Humfroi son père.
LIVRE QUINZIÈME.
Bazin avoit près de soixante ans, une santé robuste, un extérieur noble, un regard farouche, le cœur altier, et jusqu'alors insensible à l'amour; l'orgueil de commander l'avoit privé du charme d'obtenir; jamais il n'avoit rien sollicité, rien attendu, rien espéré; il régnoit au sein même des plaisirs, qui s'en effarouchoient et fuyoient loin de lui, ne lui laissant que le dégoût.
Ces faveurs involontaires n'avoient offert à ses sens que d'imparfaites jouissances; son cœur, resté froid, n'avoit jamais palpité; son épouse, toujours soumise et tremblante, n'avoit connu de l'hymen que les devoirs; elle étoit morte en donnant le jour à Berthier, et n'avoit point regretté la vie. Bazine, née sous les yeux du roi, et sortant à peine de l'enfance, n'avoit point encore touché son cœur; mais cette belle et tendre fleur commençoit à s'épanouir; chaque jour lui donnoit une grâce ou une perfection nouvelle, et Bazin, étonné de tant de charmes qu'il n'avoit point même devinés, s'enflamma tout-à-coup d'impétueux désirs inconnus encore à son ame. A peine en a-t-il senti l'ardeur dévorante, qu'impatient il assemble son conseil; là, il rappelle à ceux qui le composent combien il leur avoit toujours semblé nécessaire au repos du peuple et à l'intérêt de ses fils, de confondre ses droits avec ceux que Bazine conservoit au trône, comme fille unique de son frère aîné, dont la mort mystérieuse avoit seule fait passer la couronne sur sa tête; c'étoit le motif qui avoit décidé le mariage de la princesse avec Amalafroi; le second fils de Bazin étoit trop jeune, et d'ailleurs il étoit promis à Amalabergue. Bazine, soit qu'elle s'alliât à un prince étranger, soit qu'elle se fît un parti dans la Thuringe, pouvoit un jour revendiquer ses droits, chasser ses fils ou diviser le royaume, et le livrer à toutes les horreurs d'une guerre intérieure. Son union seule avec le roi pouvoit éviter de tels maux, et il la proposa comme essentielle à la paix et au bonheur de tous. Le conseil approuva un projet si politique et si heureux en apparence. Bazine étoit adorée, on regrettoit encore son père, dont l'inflexible et sanguinaire successeur n'avoit pu faire oublier le règne trop court. Théobard reçut l'ordre de prévenir la princesse qu'elle devoit se rendre au conseil le lendemain, mais sans lui expliquer les intentions du monarque. Théobard, ministre et ami de son roi, n'a jamais approuvé ses injustices, lui seul n'a jamais tremblé devant lui, lui seul a opposé la vérité à la puissance. Bazin respecte son caractère inaltérable, sa vertueuse témérité; il s'en étonnoit quelquefois, mais lui résistoit en l'admirant, et le préféroit même en secret à ses lâches flatteurs; il avoit en lui seul une confiance sans bornes. Théobard, incapable de le trahir, mettoit à le servir un zèle infatigable, et étoit à-la-fois son juge le plus sévère, son plus intrépide défenseur; l'estime de tous justifioit celle du monarque. Cet homme courageux et sensible avoit servi le père de Bazine; il portoit à la princesse un attachement bien naturel; l'hymen projetté la replaçoit sur son trône, et donnoit aux Thuringiens une reine aussi douce que belle, et dont les vertus et les charmes captivant le roi, ôteroient sans doute à son caractère cette violence qui ternissoit son règne; ces idées mettoient le comble au bonheur de Théobard; il voyoit déjà Bazine sur le trône et le peuple heureux; il ne sentoit donc que les avantages de cet hymen, sans prévoir combien, au contraire, il alloit entraîner de malheurs. C'est ainsi bien souvent que le monde décide en aveugle et distribue le blâme ou l'éloge, sans savoir ce qui a déterminé son choix.
Tandis que ces événemens se préparoient, l'objet qu'ils intéressoient étoit bien loin de les imaginer. Bazine, sans envier à son oncle le rang qu'il alloit lui offrir, satisfaite d'un seul hommage, oubliant toute autre grandeur, n'apprit qu'avec trouble qu'elle devoit paroître au conseil. Un rien inquiète l'amour, un rien alarme le bonheur. La princesse frémit d'un danger qu'elle ne peut ni concevoir, ni définir; elle sent qu'elle est heureuse, que tout changement va devenir un malheur; mais elle ne peut s'attendre à celui qui la menace, et pour éviter à ceux qu'elle aime le partage de ses craintes, elle les renferme dans son cœur, et attend, en tremblant, l'heure qui va confirmer ou détruire ses alarmes. Suivie seulement d'Eusèbe, Bazine quitte son palais, et entraînée par cette puissance magique qui anime seule la vie, elle s'approche de la fontaine, revoit le bocage et le gazon, témoins discrets de ces entretiens chéris dont le souvenir fait couler ses larmes. Bazine semble dire un éternel adieu à ces champêtres abris; elle soupire et les quitte, comme avertie par son cœur qu'elle ne doit jamais les revoir. Surmontant une douleur qu'elle même accuse de foiblesse, Bazine se rend au palais; elle y est reçue avec des honneurs qui, jusque-là, ne lui furent pas accordés; elle s'étonne, et marche jusqu'au conseil, suivie d'une garde nombreuse. Bazin, en l'apercevant, descend de son trône, s'avance au-devant d'elle, la conduit en silence, et la place à ses côtés; le cœur de la princesse palpite avec violence, sa main tremble dans celle du roi; elle s'assied et baisse les yeux. Bazin admire un moment son maintien noble et timide, ses grâces, sa délicatesse, et l'embarras qui semble encore l'embellir; enfin, d'une voix qu'adoucit l'amour: Bazine, lui dit-il, mon peuple, mon conseil et mon cœur vous appellent au trône; acceptez ma main et régnez... A peine ces paroles ont-elles été prononcées, qu'une mortelle pâleur couvre le front de la princesse; mais rappelant tout-à-coup ce caractère élevé, cette ame qu'elle a reçue de la nature, et à qui l'amour imprime un nouveau courage: Grand roi, dit-elle, vos bontés pour moi commencèrent avec ma vie; je n'ai connu que vous pour souverain, pour bienfaiteur et pour père; je vous aime de ce filial amour, qui, mêlé de respect et de reconnoissance, de soumission et de crainte, n'admet point d'autres sentimens; accoutumée à trembler devant vous, je ne puis voir en votre auguste personne qu'un père et qu'un roi. Je sens combien votre choix m'honore; mais, confondue parmi vos sujettes, je me contente d'obéir à vos lois, et borne mes vœux à ma paisible destinée. Bazine se tait, et voit sans effroi le courroux se peindre sur le front du roi; elle attend avec sécurité sa réponse, en conservant cet air doux et tranquille qui désarme. Cependant le monarque, après un moment de silence: Je conçois, lui dit-il, que l'offre inattendue que je vous ai faite, ait effrayé votre jeunesse, accoutumée à la dépendance; l'éclat de ma grandeur vous étonne, vous n'osez l'envisager, et la majesté qui m'environne trouble votre innocente timidité; rassurez-vous, ne voyez plus que mes bontés et mes empressemens. Allez réfléchir en liberté sur l'heureux sort que je vous destine; dans dix jours je vous conduis aux autels. A ces mots, Bazin se lève, et ramène la princesse vers la porte d'entrée: là, elle retrouve la garde qui l'avoit accompagnée. Elle retourne dans son palais au milieu d'un nombreux cortége; vingt femmes nouvelles, des gardes à toutes les portes, tout enfin, lui rappelle ce qu'elle vient d'entendre, et déjà lassée de sa grandeur, elle cherche l'asile solitaire où elle pourra échapper à des soins qui l'importunent: elle est seule enfin, et se retrace avec effroi l'offre ou plutôt l'arrêt terrible qu'elle vient d'entendre. L'amour lui défend de l'accepter... l'amour lui fait craindre un refus... ce roi puissant et cruel l'entendroit-il sans se venger sur son rival? Bazine seroit-elle la cause des dangers auxquels son amant succomberoit sans doute? Mais n'est-il donc aucun moyen d'échapper à sa destinée terrible, sans que Childéric soit victime de lâches fureurs? ne peut-il s'y soustraire en s'éloignant? ne peut-il retrouver un autre asile? Ah! s'il étoit absent, si Bazine cessoit de craindre pour lui, qu'elle auroit de courage pour elle-même! Elle le verra du moins, elle exigera qu'il parte, elle l'obtiendra sans doute... Plus rassurée par cette espérance, elle demande Eusèbe, et lui annonce ce qui s'est passé au conseil... Jamais, répond avec horreur la bonne nourrice... ah! jamais! et elle paroît tourmentée d'une pensée profonde, d'un secret important. Bazine, préoccupée, ne s'aperçoit pas de son trouble; la nuit vint, mais le sommeil ne la suivit pas; la princesse voyoit se perdre en un instant les flatteurs projets de l'amour, qui, se confiant dans l'avenir, attend tout de lui et de la constance; ces rêves charmans d'une félicité lointaine, s'évanouissoient, et ce héros vivement souhaité par son imagination, plus vivement aimé par son cœur, alloit s'éloigner d'elle et peut-être renoncer à elle pour jamais! La veille encore elle étoit heureuse et rendoit grâce à l'amour; aujourd'hui elle s'abandonne à sa douleur; le jour fut sans distraction pour elle, comme la nuit avoit été sans repos. Berthilie, désirée et attendue, vint enfin lui porter les douces consolations de l'amitié. Que leur réunion fut tendre! Appuyées sur le sein l'une de l'autre, étroitement enlacées, leurs larmes se mêlèrent, leurs soupirs se confondirent, et leurs caresses adoucirent un moment des peines également senties. Berthilie donne des conseils prudens... elle cesse d'être légère, vive, étourdie, quand il s'agit de son amie; elle craint, et elle a raison de craindre: quelques mots échappés à Théobard, la défense bien cruelle, mais bien absolue, de se rapprocher d'Eginard, l'air sombre du roi, les préparatifs de son hymen, la douleur indiscrète que Childéric ne peut maîtriser, tout alarme la tendre fille de Théobard, et tout a bien droit de l'alarmer. Elle annonce à la princesse qu'elle ne pourra quitter son palais sans en avoir reçu l'ordre, que prisonnière, elle ne peut y recevoir que le roi, Théobard et elle seule. Comment revoir Childéric, lui faire part de ses inquiétudes, lui exprimer ses désirs?.. Berthilie, elle-même, n'a obtenu de venir la joindre qu'en recevant la défense de la quitter; Eusèbe ne peut pas plus s'éloigner qu'elle. Bazin a des soupçons... Bazin est amoureux, et l'amour lui apprend à sentir la jalousie... S'inquiéter, espérer malgré tant de maux, aimer encore plus celui pour qui on les éprouve, détester celui qui les cause, former cent projets, les rejeter, y revenir, s'affliger, espérer encore, ainsi se passèrent plusieurs jours. Le terme fatal approchoit, il redouble la douleur et les alarmes des deux amies.
Tandis qu'elles gémissent dans une égale détresse, Childéric, au désespoir, ne sait ce que l'amour attend de lui, ce qu'en exige la prudence. Que peut-il hasarder? que doit-il entreprendre? Où est son sceptre? où sont ses armes? qu'a-t-il à opposer à son rival? que lui reste-t-il même à offrir à la beauté?.. Doit-il lui enlever un trône, incertain de le lui rendre? le désirer même n'est-il pas un crime, n'est-ce pas une offense, n'est-ce pas sacrifier à son amour l'objet divin qui le lui inspire?.. Ah! le bonheur fuit sans cesse devant lui, et lorsqu'il est près de l'atteindre, il lui échappe toujours!.. Telles sont les pensées qui agitent le jeune roi... Viomade même semble l'abandonner; les hommes, la fortune et l'amour, tout trompe ses vœux et son espérance.
Mais le roi de Thuringe ne peut vivre si long-tems loin de Bazine; jamais encore il n'avoit connu le charme de la résistance, le tourment délicieux des désirs; ce trouble le ravit et l'étonne; son cœur, tout rempli, d'une douce image, remercie tout bas la sévère Bazine des plaisirs inconnus qu'il éprouve, de ceux qu'il espère. Cependant il veut éblouir ses yeux d'un fastueux hommage, il veut lui plaire, il veut l'étonner du spectacle de son pouvoir. Une fête où l'amour s'unit à la magnificence, est préparée; Bazine l'apprend et frémit... Cependant elle reverra Childéric, et dans le tumulte, ils pourront se rejoindre, s'entendre et fixer leur sort. Eginard reverra Berthilie; il y pense, il a senti son absence, elle a affligé l'aimable inconstant... Son maître est si malheureux, et Berthilie peut lui être si utile...! Eginard ne veut plus s'occuper que d'elle, ils uniront leurs soins et leurs cœurs... Eginard aime trop Childéric pour ne pas chercher la seule Berthilie.... Sans doute, il se promet même de n'aimer qu'elle et de l'aimer toujours... oui, toujours! il l'a prononcé ce mot effrayant, et il étoit loin d'elle; il s'avoue même que s'il est flatteur de plaire, il est peut-être plus doux d'aimer; que le cœur gagne à réunir le souvenir de la veille au plaisir du jour, à l'espoir du lendemain; et souriant à des projets si nouveaux, il s'écrioit: O l'heureux changement! C'est dans les vastes jardins que la fête est préparée; des flambeaux, placés avec art, forment un jour éclatant, qui ravit à la nuit tout son empire; des festons de fleurs, suspendus aux arbres, soutiennent les chiffres unis du roi et de l'infortunée dont ils annoncent le malheur. Ornée par d'importunes mains, auxquelles elles s'abandonne tristement, elle laisse à leurs soins l'art facile de l'embellir; cependant, les inquiétudes, les douleurs, les larmes ont effacé les roses brillantes de son teint; une pâleur plus touchante peut-être les remplace, et jamais, dans tout l'éclat de sa fraîcheur, elle n'a paru plus digne d'amour; ses yeux, chargés d'une tendre mélancolie, et encore humides de pleurs, attendrissent l'ame; on la prendroit pour une statue d'albâtre, représentant l'innocence qui implore le secours des dieux. Elle s'avance, et les cœurs volent au-devant d'elle. Childéric l'aperçoit; il est ému, agité, au désespoir; l'orgueilleux Bazin s'empare de la main tremblante de la princesse, il la place lui-même sur un trône de fleurs; les jeux commencent, et les Bardes chantent la beauté de Bazine, la gloire du roi et l'union fatale, dont la seule pensée donne la mort à l'infortunée qui en est victime. Les instrumens se font entendre; les danses vont commencer; c'est l'instant que l'amour espère, et qu'attendoit secrètement la jalousie... Ah! des yeux moins clairvoyans que les siens se seroient aperçus du trouble qui saisit Childéric et Bazine en s'approchant l'un de l'autre, de leur bonheur, en se pressant la main, de leurs regards, lorsque séparés par les autres danseurs, ils se cherchoient, s'apercevoient, voloient l'un vers l'autre, et s'enlaçoient de leurs bras; ces mouvemens pleins de grâce et d'amour n'échappent point au jaloux observateur, qu'ils irritent; il veut pourtant s'assurer d'un malheur qu'il ne fait encore que craindre, et qu'il peut attribuer au plaisir ou à la jeunesse; mais il prépare déjà sa vengeance. Bazin disparoît; sa vue ne contraint plus des amans qui peut-être ne pourront plus renouer cet entretien trop important pour le différer; ils laissent la danse, et vont s'asseoir à quelque distance des jeux, sous un dais de feuillage et de fleurs: là, trop loin pour être entendus, et seulement accompagnés d'Eusèbe, ils se confient leurs douleurs; mais Bazine n'a point accepté la main du roi, elle ne l'acceptera jamais; rien n'effraie son ame, hors les dangers de son amant; qu'il s'éloigne, et elle saura se conserver pour lui. Childéric est bien loin de consentir à un tel sacrifice. Quoi! lui roi détrôné, sans asile et presque sans espérance, étendroit sur elle ses malheurs! Il combat avec force une telle résolution, il conjure la princesse d'accepter la main du roi, et refuse de partir... Eh! quoi, lui disoit Bazine, vous voulez que ce cœur tout plein de vous aille jurer à un autre un sentiment dont vous seul l'avez pénétré; qu'infidèle en pensée, Bazine prononce, aux pieds des autels, un serment trahi d'avance! Ah! prince, pouvez-vous seulement en concevoir le désir perfide? pouvez-vous me condamner au parjure et au malheur? oubliez-vous que je vous aime de cet amour qui a décidé de ma vie? Princesse, reprenoit ce généreux amant, il est dans le rang qui vous attend, une jouissance qui remplira bientôt toute votre ame; celle qui peut tout a tant de bien à faire, que la sensible Bazine trouvera, sur le trône, des jouissances dignes d'elle: en voyant un infortuné, vous vous rappellerez Childéric; en secourant sa douleur, vous calmerez la vôtre, et vous vous direz: puisse une main consolatrice adoucir aussi la tienne, prince malheureux! Tous deux versoient des larmes, chacun vouloit mourir; Childéric jura de ne point s'éloigner que Bazine ne fût reine: elle prioit, ordonnoit en vain, lorsque Théobard vint l'arracher à ce douloureux et tendre combat, pour la ramener à la fête où Bazin l'appeloit. On voyoit encore la trace de ses pleurs, elle ne chercha point à les cacher; bientôt l'infortunée les répandra sans témoins. Bazin a tout entendu, appuyé contre les arbres qui le déroboient aux amans; il n'a plus de doute; son amour a tous les projets de la haine, mais la haine n'a pas éteint son amour. Qu'elle est belle! se disoit-il, mais que son cœur est ingrat! Obtenons, de la crainte et du malheur, ce qu'elle refuse à mes soins; punissons qui me brave; n'hésitons pas à m'en séparer. Bazin, rapproché de la princesse, et observant sa pâleur, son abattement, lui dit avec une feinte douceur: Reine, car vous l'êtes déjà pour mon peuple et pour moi, ces jeux vous lassent; cessez de vous contraindre; retirez-vous; venez, que je vous ramène jusqu'à ce palais que vous quitterez bientôt: et en disant ces mots, il entraînoit l'infortunée. Ces momens, disoit-elle, sont peu faits pour une explication, cependant je vous conjure de m'écouter.—Je vous entendrai, Bazine, soyez-en certaine; mais voici Théobard qui va vous reconduire; souffrez que je vous confie à lui, et veuillez le suivre. A ces mots, le roi s'éloigna; Bazine étonnée, inquiète, se trouva entourée d'une suite nombreuse, et entrainée pour ainsi dire dans son palais; les portes en étoient gardées; on la laissa seule avec Eusèbe. Ma chère nourrice, lui dit la princesse, on trame quelque chose contre nous; qu'allons-nous devenir? que prétend le roi? à quoi suis-je destinée? Eusèbe, plus effrayée encore, se taisoit. On apercevoit des fenêtres l'éclat de la fête; on entendoit les chants, on distinguoit le bruit des instrumens; Bazine contemploit ces témoignages d'allégresse, et son cœur abattu en étoit douloureusement affecté. Childéric est là, se disoit-elle; le plaisir semble s'agiter autour de lui, et la mort s'y cache peut-être! O dieux! ne permettez pas le crime; prenez seulement mes jours. Bazine ne sait ce qu'elle redoute, et la tristesse saisit son ame; de sinistres et vagues pensées l'oppressent; elle se jette dans les bras d'Eusèbe et l'arrose de ses larmes. Des pas précipités se sont fait entendre; les appartemens s'ouvrent tout à coup, et Théobard paroît. Bazine attend ce qu'il vient lui annoncer; Eusèbe a jeté un cri d'effroi. Princesse, dit Théobard avec attendrissement et respect, je viens, par ordre du roi; vous voudrez bien sans doute me suivre dans les lieux où j'ai ordre de vous conduire, et être sans crainte avec Théobard: alors il pressa Eusèbe de rassembler promptement tout ce dont elles pourroient avoir besoin toutes les deux, dans le séjour éloigné où il alloit les mener lui-même, et ordonna à quatre muets dont il étoit suivi, de se charger de ce qu'Eusèbe voudroit emporter: mais le trouble de la nourrice est si grand, qu'elle entend à peine ce que Théobard lui dit; tout échappe à sa main tremblante; en vain elle s'efforce d'obéir, et Bazine, qui veut la rassurer, fait elle-même tous les apprêts dont sa nourrice n'est plus capable. Mon voyage sera-t-il long? dit la princesse. Il ne tiendra qu'à vous de l'abréger, et si vous daignez en croire un sujet fidèle.... C'est assez, Théobard: mais étoit-ce à vous de remplir un si rigoureux devoir? Hélas! reprit-il avec la plus vive émotion, falloit-il vous livrer, princesse, à des mains perfides ou cruelles? Je vous entends, Théobard; pardonnez un injuste reproche. Bazine prit sa lyre, dont elle prévit qu'elle auroit souvent besoin, et ayant rassemblé à la hâte ses vêtemens, annonça que l'on pouvoit partir; les muets se chargèrent de tout ce que la princesse résolut d'emporter. Elle sortit, et donna le bras à Eusèbe qui pouvoit à peine se soutenir; un char les attendoit; elles y montèrent; Théobard le conduisit, les muets le suivirent sur des chevaux; ils s'éloignèrent rapidement. La nuit étoit belle, quoique sombre; le char parcouroit les magnifiques allées qui entouroient le jardin, et les feux qui éclairoient les lieux de la fête, frappèrent de nouveau la triste Bazine. C'est là qu'elle laisse Childéric; c'est là, qu'entouré de plaisirs qui l'abusent, il attend et espère son retour, tandis qu'une main barbare les sépare! O cher prince! se disoit elle, peut-être vous croyez-vous encore heureux, et votre amante est déjà frappée! Et toi, chère Berthilie, demain quelle sera ta douleur! A ces pensées cruelles, la princesse répand des pleurs, et ceux qui coulent en abondance des yeux d'Eusèbe, retombent encore sur son cœur. Quoi, disoit-elle, dois-je donc ainsi rendre malheureux tout ce qui s'intéresse à mon sort? dois-je donc coûter des larmes à tout ce qui m'aime? Après une marche rapide et assez longue, on entra dans un bois; les muets allumèrent des flambeaux pour le traverser; il étoit épais, et sans aucune route tracée. A ce spectacle, le désespoir d'Eusèbe est à son comble; Bazine la caresse et la rassure, mais elle gémit douloureusement. Après deux heures de marche, on sortit du bois: à son extrémité s'élève une chaîne de montagnes informes et de rochers amoncelés, qui offrent aux yeux leurs masses gigantesques, effrayantes et bizarres; les flambeaux qui jettent sur ces tristes lieux leur lumiere vacillante, ont confirmé les craintes d'Eusèbe. Barbares! dit-elle, où conduisez-vous l'illustre fille d'Humfroi. O ciel! ô princesse infortunée! c'est à la roche sombre que l'on va nous renfermer. Ah! Théobard, s'écrioit Eusèbe, sauvez votre reine, la mienne, celle de toute la Thuringe, ou que les justes dieux vous punissent! Hélas! il étoit ému, mais il sentoit la nécessité d'obéir; Bazine restoit confiée à ses soins, et il savoit bien qu'alors sa vie au moins seroit en sûreté. Un mot d'ailleurs pouvoit la délivrer; elle montoit sur son trône, et assuroit une longue paix à son royaume. Théobard espéroit que le séjour de l'affreuse caverne la décideroit promptement à un hymen nécessaire, et qu'elle renonceroit à un amour qu'il regardoit comme une erreur de son âge. Ils avançoient, livrés chacun à leur pensée; mais la route, semée de pierres, de cailloux, d'éclats de rochers, est devenue impraticable; il faut abandonner le char, et marcher sur ces pierres, qui blessent les pieds délicats de la princesse; Théobard la soutient, tandis qu'elle-même soutient Eusèbe désolée. Enfin ils arrivent tous auprès de ces roches énormes; une d'elle est creusée; les muets passent les premiers; Théobard, qui prend les flambeaux, guide Bazine et Eusèbe dans un souterrain étroit; une trappe de fer est levée; ils entrent alors dans une vaste caverne, où les muets ont d'avance placé des siéges et des lits. Il étoit tems d'arriver, Eusèbe ne pouvoit plus se soutenir; elle jeta un cri en entrant: Oui, c'est ici, dit-elle, et elle tombe évanouie. La princesse, aidée de Théobard, la place sur un siége et lui donne tous les secours qu'elle peut trouver autour d'elle; Eusèbe reprit ses sens, et demeura silencieuse et désespérée; les muets transportèrent ce qu'ils avoient placé dans le char; par ordre de la princesse, ils allumèrent des flambeaux. Théobard supplia respectueusement Bazine de demander tout ce qui pourroit adoucir sa captivité, osa l'inviter à en sortir promptement, et à rendre à sa cour sa présence désirée. Il lui promit de revenir la nuit suivante, et s'éloigna promptement, sachant avec quelle impatience son roi attendoit son retour. Bazine, restée seule avec Eusèbe, entendit se refermer la trappe de fer; un silence terrible règne alors au fond de la roche; le bruit seul d'un torrent, habitant furieux de ce sauvage séjour, en trouble la sombre tranquillité. Eusèbe, baignée de larmes, ose à peine lever les yeux, et les détourne avec horreur d'une longue chaîne de fer scellée dans le roc, et que la princesse n'avoit point d'abord aperçue; la bonne nourrice se tait et réfléchit; sa physionomie altérée, son regard sinistre annoncent une ame profondément blessée. Bazine s'apercevant de sa désolation, l'embrasse tendrement. Ma chère amie, lui dit-elle, avec cette douceur et ce charme inconcevable qui a tant d'empire sur les cœurs, ta peine ajoute à mes maux: si tu m'aimes, prends pitié de toi-même et de ton enfant. Ne murmurons pas, chère Eusèbe, nos jours appartiennent aux dieux, c'est à eux qu'il faut les abandonner. Un mot, une caresse, un sourire de sa chère élève, faisoient le bonheur d'Eusèbe; sa douleur ne tint pas contre un langage si doux; elle essuya ses pleurs, et parut plus tranquille. Ah! ma princesse, dit-elle tristement, le ciel sait que ce n'est pas pour moi que je gémis: puissé-je rester ici toute ma vie et vous en voir échapper; mais, hélas! il n'en existe aucun moyen, et Bazin est seul maître de votre destinée. Cette retraite affreuse n'est connue que d'un seul Druide, le vieil Hirman, retiré dans la forêt de Thuringe, du roi, de Théobard et des muets. O malheureuse! l'entrée en est entièrement cachée par plusieurs pierres énormes que l'on ne peut enlever qu'avec de grands efforts; le souterrain se ferme par une trappe de fer que l'on n'ouvre qu'à l'aide d'un secret que personne ne pourroit trouver; ici, dans le haut de cette caverne, est pratiquée avec art une ouverture qui donne de l'air et du jour: mais afin d'éviter les vents, les pluies, elle est faite de manière que la roche avançant en saillie, cache le ciel et prive ces lieux, déjà horribles, des rayons du soleil; cette ouverture ne s'aperçoit point au dehors, et donne sur le torrent dont vous n'entendez que foiblement le murmure, parce que dans ce moment ses eaux sont peu abondantes; mais lorsque grossi par les pluies et les orages, il gagne le pied de la roche que nous habitons, il la heurte avec fracas, et remplit ces lieux d'un bruit sinistre et terrible; personne alors n'oseroit approcher, et nul mortel sans doute ne croiroit que ces roches fussent habitées. O ma princesse! qui protégera votre jeunesse opprimée? qui osera vous secourir, vous défendre? cette chaîne surtout me désespère: ô ma fille! si on osoit... A ces mots, Eusèbe retomba dans sa profonde tristesse. M'enchaîner, ma bonne nourrice; ne le craignez pas, jamais Théobard n'y consentiroit; moins je puis m'échapper de cette prison, moins j'ai à redouter une barbarie inutile. D'ailleurs, nous pourrions aisément détacher cette chaîne du roc où elle est fixée, et la jeter dans le torrent par cette ouverture élevée; mais que pourrions-nous attendre? Les dames portoient alors des poignards à leur ceinture; Bazine se promettoit d'essayer la pointe aiguë du sien sur le roc, et d'en détacher l'objet des craintes d'Eusèbe: surprise de ce que la nourrice pût aussi bien décrire des lieux ignorés, elle lui demanda comment elle avoit pu en acquérir une aussi parfaite connoissance. Eusèbe pâlit, hésita, pria la princesse de lui épargner un récit qui dans cet instant lui seroit trop pénible; Bazine n'insista pas, consentit même à se coucher, mais put à peine s'endormir. Eusèbe, non moins agitée, ne goûta qu'un repos interrompu. Le jour éclairoit depuis long-tems ces tristes lieux, quand les captives se levèrent; toutes les deux offrirent au ciel leurs vœux et leur soumission; le repas fut préparé par Eusèbe; Bazine sourit en l'invitant à manger; mais la pauvre nourrice ne peut s'accoutumer à ce séjour, bien moins encore à y voir renfermée la fille d'Humfroi. Des pleurs baignent sans cesse ses yeux; elle ne mange point; Bazine s'efforçoit de la distraire, elle avoit pris sa lyre, elle avoit chanté des airs qui plaisoient tous à Eusèbe. Elle avoit plusieurs fois examiné la bague chérie qui représentoit son amant; mais voyant retomber Eusèbe dans son silence douloureux: Chère amie, lui dit-elle, si tu veux m'obliger, tu me feras à l'instant même le récit des évènemens qui déjà sans doute t'amenèrent dans ces lieux; ne me refuse pas plus long-tems. Un désir de Bazine étoit toujours une loi pour la sensible nourrice; elle se recueillit un moment comme pour surmonter son attendrissement. Rien, dit-elle à la princesse, ne me défend de vous parler aujourd'hui; je le dois même, et les motifs qui m'ont forcée au silence m'ordonnent à présent de vous confier le secret que j'ai si long-tems renfermé dans mon sein. Mais ne vous livrez point à la douleur, je vais vous dévoiler de grands crimes; je voulois différer encore dans la crainte que ces lieux ne vous devinssent trop odieux; mais vous l'ordonnez, et je dois obéir.
HISTOIRE DE LA ROCHE SOMBRE.
Vous n'ignorez pas que nos pères descendus de la la Pannonie, s'emparèrent de ce beau pays qui faisoit partie des Gaules; long-tems repoussés, puis vainqueurs, ils s'établirent enfin en conquérans, et se choisirent des chefs. Leurs mésintelligences entraînant les oppressions et la guerre, le peuple, lassé d'être victime de leurs passions, se choisit un roi; ce roi fut votre illustre père. Trop attaché à son frère, l'odieux Bazin, il l'associa à son empire, lui confia le commandement des armées, lui fit élever un palais, non moins beau que le sien même, dont il étoit voisin; enfin il lui donna toutes les marques d'une grande tendresse. Bazin feignoit d'y répondre; mais l'ardente soif de régner le dévoroit, et il voyoit avec envie la puissance qu'un tendre frère aimoit à partager avec lui. Humfroi, juste et généreux, aimé de son peuple, en paix avec ses voisins, eût été le plus heureux des rois, sans l'inquiétude où le plongeoit sans cesse la santé de son épouse qu'il aimoit avec passion. Un mal secret minoit depuis long-tems sa vie; Humfroi, désespéré, offroit aux dieux de pompeux sacrifices; l'encens fumoit sur tous les autels, et le peuple entier prioit pour sa reine; elle devint grosse, et cette révolution devoit lui être favorable, ou terminer ses jours; Humfroi redoubloit ses hommages aux dieux. Les Gaulois, dont nous suivons la religion, adoroient des divinités champêtres, surtout celles qui présidoient aux rochers et aux torrens. Ces asiles de la crainte les remplissoient d'une religieuse terreur; ils aimoient à s'y abandonner, et leurs ames, alors fortement agitées, adoroient ces dieux qu'ils redoutoient. Parmi ces temples formés par la nature elle-même, et habités par ces divinités farouches, on comptoit la caverne qui nous renferme. Radegonde, votre mère, conjura le roi d'y offrir pour elle un sacrifice secret. Bazin, présent à cette prière, forma sur le champ le plan odieux qu'il n'a que trop facilement exécuté. Quelques jours après cet entretien de la reine, les deux frères étant à la chasse, Bazin s'approcha d'Humfroi, et l'engagea à le suivre et à abandonner un moment les chasseurs. Inquiet comme toi, mon cher frère, lui dit-il, sur les jours précieux de Radegonde, j'ai fait préparer le sacrifice qu'elle demande; viens avec moi, nous rejoindrons ensuite la chasse. Humfroi, sensible à cette offre de son frère chéri, le suivit. Mon mari étoit attaché au service particulier de votre père, et il n'en étoit pas éloigné, lorsqu'il les vit quitter les autres chasseurs; il crut devoir accompagner son maître; mais n'en ayant pas reçu l'ordre, il se tint à quelque distance, et vit les deux frères descendre de cheval et entrer ensemble dans la roche sombre; il savoit qu'Humfroi devoit y offrir un sacrifice, il se retira par respect, et vint rejoindre la chasse. Au bout de quelques heures, Bazin, qui s'étoit mêlé aux chasseurs, reprit le chemin de son palais, et témoigna la plus profonde tristesse: son frère Humfroi, disoit-il, avoit tout-à-coup disparu, le cheval seul étoit de retour: on fit promptement des recherches dans la forêt, elles furent inutiles, et chacun forma ses conjectures, son plan, son histoire. Ces bruits accablèrent de douleur mon cher Taber; il se rappela le moment où son maître s'étoit éloigné des siens, la route qu'il avoit prise; et résolu de s'assurer de son sort, et de vérifier ce qu'il soupçonnoit, il se rendit dans ces mêmes lieux; mais il n'aperçut aucune ouverture à ces roches si semblables entr'elles, et après une recherche inutile, désespéré de son mauvais succès, il se hâta d'aller trouver le grand prêtre Hirman, et de lui confier ses pensées et ses indices. Hirman frémit à l'idée d'un fratricide, et ayant parlé à trois Druides qu'il admit à le suivre, il se rendit à la roche sombre, emportant tous les apprêts d'un sacrifice, en cas qu'ils fussent surpris. Ils ôtèrent d'abord les pierres qui fermoient la roche, et en déguisoient si bien l'entrée, que Taber n'avoit pu la deviner; ils ouvrirent ensuite la trappe de fer, dont Hirman connoissoit le secret, et ils entrèrent dans la caverne, suivis de Taber, qui parcouroit rapidement ces lieux, certain d'y trouver les traces d'un meurtre. De quel effroi furent-ils saisis! peignez-vous ce qu'ils éprouvèrent tous, en voyant leur roi encore vivant, mais pâle, mourant et attaché, hélas! à cette chaîne, à cette chaîne, objet de mon respect et de ma crainte! La faim, la soif, mille douleurs dévoroient le roi; il s'évanouit en reconnoissant Hirman et Taber; ils lui donnèrent de prompts secours, l'enveloppèrent du manteau de mon époux, lui firent avaler quelques gouttes des liqueurs qu'ils avoient apportées pour le sacrifice, et transportèrent le malheureux Humfroi jusques dans leur temple. Hirman, très-versé dans les sciences, étoit surtout fort habile en médecine; il employa toutes les ressources de son art pour rendre la santé à Humfroi: mais il s'aperçut que le monarque étoit empoisonné, et que l'effet du poison pouvoit seulement être tempéré, qu'enfin sa mort étoit prochaine. Il en avertit le roi, qui dès lors le pria de tenir secrète toute cette aventure horrible; ensuite il chargea Taber de se rapprocher du palais, et de venir la nuit suivante lui apporter des nouvelles de Radegonde. Taber obéit et vint me trouver; j'étois au service de la reine depuis mon enfance, c'étoit elle qui avoit fait mon mariage, et je nourrissois ma fille Elénire. Au récit de Taber, je sentis mon sang se glacer dans mes veines; cependant je l'engageai à cacher ces affreux évènemens à votre sensible mère; elle étoit à la fin de sa grossesse, et si languissante, qu'une révolution aussi violente auroit pu lui coûter la vie. Taber, la nuit suivante, devoit retourner au temple; je lui dis que l'on cachoit à la reine tout ce qui regardoit Humfroi; qu'on lui avoit persuadé que la chasse le retenoit encore pour quelques jours. Bazin s'étoit emparé du gouvernement, prêt à remettre, disoit-il, le sceptre à son frère dès qu'il paroîtroit; mais, se flattant sans doute que la nouvelle inattendue de sa mort le délivreroit encore de Radegonde, et du fruit que portoit son sein, et dont les droits légitimes l'effrayoient, il alla, pendant que je parlois à Taber, instruire brusquement la reine de la perte de son époux, qu'il supposa avoir été dévoré par un sanglier. A cette nouvelle, Radegonde jeta de grands cris, et s'évanouit, mais les douleurs de l'enfantement la rappelèrent à la vie; j'étois revenue près d'elle avec les femmes et tous les secours nécessaires. Bazin, feignant la plus vive douleur, ne voulut point quitter la chambre; il assuroit que l'enfant qui alloit naître ne pouvoit vivre, et je me préparois à ne pas le quitter des yeux, persuadée que son intention étoit de l'étouffer. Vous naquîtes bientôt; aux premiers sons de votre petite voix à-la-fois douce et forte, je le vis pâlir. Mais à peine sût-il que c'étoit une fille à qui la reine venoit de donner le jour, qu'il changea entièrement de physionomie, il embrasse la reine, et après vous avoir caressée et appelée sa fille, il se retira pour assembler promptement le conseil: là, il déclara votre naissance, ajouta que, pour assurer vos droits au trône, et satisfaire à sa tendresse envers son frère, il vous adoptoit pour sa fille, vous nommoit de son nom, et vous destinoit à Amalafroi, son fils, âgé de deux ans. Ces marques de son amour pour Humfroi enchantèrent tous les cœurs; la Thuringe entière y applaudit avec transport; votre mère, malgré sa douleur et sa foiblesse, s'en félicita, et vouoit une tendre reconnoissance au barbare qui causoit son malheur et sa mort. La reine m'aimoit tendrement, et m'avoit fait promettre de vous nourrir; ma fille étoit assez forte pour se passer de mon lait; dès que vous naquîtes, je la confiai à ma mère; je vous présentai le sein sur le lit même de Radegonde; vous le prîtes aussitôt, et votre mère en sourit: mais elle se sentoit si foible, qu'elle ne pouvoit se flatter de vivre long-tems; elle ne le désiroit point; privée de son époux, tranquille sur vos jours, elle attendoit avec calme l'instant qui devoit finir ses maux. En effet, peu de momens après, elle s'affoiblit de plus en plus, me remit pour vous tout ce qu'elle possédoit de plus précieux, me fit jurer de ne vous quitter jamais, et expira dans mes bras sans aucune marque de souffrance. Bazin, à cette nouvelle, donna de grands témoignages de douleur. Je rejoignis un moment Taber, que j'instruisis de tous ces détails; il partit dès qu'il fit nuit, et arriva au temple où Humfroi l'attendoit impatiemment. A son récit, votre père s'écria: Chère Radegonde! nous ne serons pas long-tems séparés. En effet, ses douleurs ne lui laissoient aucun espoir; et dès lors il désira avec ardeur que le crime de son frère demeurât à jamais inconnu. Il fit sentir à Hirman, ainsi qu'à Taber, que son frère sans doute sauroit bientôt qu'il étoit sauvé; que tant qu'il le croiroit vivant, il se feroit un otage de sa fille, dont les jours lui deviendroient nécessaires; tandis que s'il étoit sûr de sa mort, il vous feroit mourir peut-être pour anéantir vos droits au trône. Cette pensée étoit juste, Hirman l'approuva, et toute cette funeste histoire fut soigneusement cachée. La mort de votre père n'arriva pas aussitôt qu'on l'avoit craint d'abord; il vécut plusieurs mois, mais dans des souffrances continuelles, causées par l'effet du poison, dont tout l'art d'Hirman ne parvint qu'à retarder l'effet et à calmer les douleurs. Ce bon roi, ce tendre père brûloit du désir de vous voir; il l'exprima à Taber, qui m'en fit part; cette démarche étoit difficile. Bazin, qui feignoit pour vous la plus grande tendresse, m'envoyoit chercher chaque jour; j'étois contrainte et observée, je ne pouvois m'échapper. Taber seul alloit porter de vos nouvelles; ce qu'il disoit de vous ajoutoit encore au désir qu'éprouvoit Humfroi. J'eus enfin le bonheur de le satisfaire. Bazin, que l'idée de son crime poursuivoit, désirant sans doute en enlever les traces, ordonna une chasse du côté de la roche, et se hasarda seul pour l'examiner. Surpris de la trouver ouverte, il osa avancer dans le souterrain, la trappe étoit restée levée; il ne trouva point sa victime, et ne put voir sans effroi les apprêts d'un sacrifice non consommé, qu'avoit apportés et abandonnés Hirman. A ce spectacle, Bazin crut son frère sauvé, son crime découvert; il accusa Hirman, se promit une éclatante vengeance, et sortit en furieux de cet asile divin, dont il avoit fait l'antre du crime; cependant il lui restoit l'espoir qu'au moins votre père étoit mort avant le sacrifice. Pour s'en assurer, il résolut de voir le sage Hirman, et rejoignit la chasse, pâle, rêveur, agité. Le lendemain, il fit demander au vénérable Druide un entretien secret; Hirman lui fit réponse qu'il ne le verroit qu'à la roche sombre. Bazin, qui crut entendre le reproche et la menace dans ce peu de mots, entra dans une si violente colère, qu'il ne put en maîtriser les transports. Cette rage inutile s'exhala en mouvemens impétueux qui enflammèrent son esprit, et en peu d'heures il tomba dans un délire frénétique; une fièvre ardente le dévoroit; il appeloit Humfroi, Hirman, Radegonde, et se rouloit par terre comme un insensé. Ceux qui avoient les premières places autour de lui, éloignèrent tous les témoins qui pouvoient publier ses paroles dangereuses; j'eus défense de vous porter au palais, sous prétexte que la maladie du roi étoit contagieuse: me trouvant libre alors, j'en profitai, et je dis à Taber de m'amener un char au bout des allées; le soir venu, je vous enveloppai soigneusement, et vous portant dans mes bras, j'allai joindre Taber qui m'attendoit. Je montai sur le char, vous tenant sur mon sein; le mouvement vous ayant endormie, je vous portai ainsi jusqu'à votre père, qui vous reçut avec transport; il osoit à peine vous caresser de peur de vous réveiller, mais au bout de quelques minutes vous ouvrîtes les yeux, et vous le regardâtes; ce moment, à ce qu'il nous répéta plusieurs fois, fut le plus doux de sa vie; ce regard l'avoit charmé; il vous couvrit de ses baisers et de ses pleurs. Nous passâmes ainsi toute la nuit; votre père remercia les dieux qui lui accordoient encore tant de jouissances; il me témoigna une reconnoissance au-dessus de mes services, et vit venir le jour avec regret: mais Taber pensa que je pouvois rester jusqu'à la nuit suivante. Il retourna dans votre palais, afin de répondre en cas que je fusse demandée; votre père vous garda constamment dans ses bras, et ce fut alors qu'il me raconta comment son barbare frère l'avoit attiré dans la roche.
Vous savez, me dit-il, que Radegonde désiroit que j'offrisse pour elle un sacrifice aux divinités champêtres. Bazin, feignant de satisfaire ce désir, m'engagea, pendant une chasse, à me rendre au temple sauvage, où, disoit-il, on n'attendoit plus que moi; je le suivis avec la plus sensible reconnoissance; il entra le premier; j'aperçus plusieurs druides, et je déposai mes armes selon l'usage. Dès que l'on me vit désarmé, les faux druides, que je reconnus alors pour les muets chargés ordinairement des exécutions, se jetèrent sur moi, m'attachèrent à la chaîne de fer destinée à retenir les victimes offertes en sacrifice.... J'appelai mon frère à mon secours; il avoit fui le cruel! On me laissa des vivres, et, en un moment, je me vis enchaîné dans une horrible caverne.... J'entendis se fermer avec fracas une trappe; je me trouvai seul et abandonné à mon horrible destinée; l'image de Radegonde, prête à me rendre père, s'offrit à ma pensée et m'attendrit; je sentois que ma perte entraîneroit la sienne; l'ingratitude d'un frère tendrement aimé m'affligeoit plus encore que sa cruauté ne m'effrayoit; la mort avoit pour moi moins d'horreur que la haine de Bazin: mais l'impossibilité de changer rien à mon sort me rendit tranquille. J'offris mes jours aux dieux; j'osai descendre dans mon cœur, en sonder tous les replis, en interroger tous les sentimens; satisfait d'eux, en paix avec moi-même, je n'attendis plus qu'une mort douloureuse, mais qui m'ouvroit une autre vie. J'invoquai les dieux pour Radegonde, pour le fruit de notre amour; je leur recommandai mon peuple; je pardonnai à Bazin, et repoussant les alimens qui eussent retardé le sacrifice de ma vie que je venois de faire, je m'endormis profondément. Un doux songe m'offrit Radegonde, mère d'une fille déjà belle, et déjà la vive image de la reine. Je m'éveillai tranquille, soumis, adorant les dieux, et plein de calme. Les heures s'écouloient; la faim, dont je ressentois les vives atteintes, croissoit avec elles; bientôt les momens devinrent des supplices: tourmenté du plus horrible besoin, je lui résistai long-tems; je détournois la vue des alimens que je m'étois promis de ne pas toucher; mais la nature l'emporta; je dévorai cette dangereuse nourriture, qui par une juste punition du ciel, auquel je m'étois donné, auquel je venois de chercher à me dérober, porta dans mes entrailles la souffrance et la mort. Si plus dévoué, plus fidèle à mes sermens, j'eusse repoussé avec constance des secours perfides, récompensé de ma force, de ma vertu, je serois aujourd'hui sur mon trône, je jouirois du bonheur d'être père et de l'amour de mon peuple heureux. Voilà, chère Eusèbe, ajouta-t-il, comme les justes dieux me punissent: apprenez à ma fille à respecter leur volonté, à leur immoler sans regret cette vie que nous tenons d'eux, et citez-lui mon exemple, si les évènemens vous forcent à lui révéler ma funeste histoire. Mais, Eusèbe, n'oubliez jamais que j'en exige le secret, tant que mon frère respectera les jours et les droits de ma chère Bazine, tant qu'il ne changera rien au projet de l'unir à Amalafroi. J'approuve cette union; elle assure à ma fille un trône paisible; mais si cet hymen étoit rompu, alors parlez, et ordonnez de ma part à ma fille de consulter le sage Hirman sur les moyens à employer pour revendiquer son trône. Je le répète, tant que ses droits seront respectés, tant qu'elle sera traitée en héritière de la couronne de son père, épargnez son cœur, et dérobez-lui les crimes d'un frère auquel j'ai pardonné, auquel je pardonne encore au nom de Bazine.
Tels furent, princesse, les ordres que je reçus de votre père; je les ai observés fidèlement, soit en gardant le silence, soit en vous parlant aujourd'hui. Votre hymen avec votre oncle vous plaçoit encore au rang de reine de Thuringe; mais je ne pouvois voir sans effroi cette alliance, et votre main devenir la proie de l'assassin de votre père: cependant, n'osant déterminer mon devoir dans une circonstance que le roi n'avoit pu prévoir, je fis chercher Taber à la maison de chasse où il commande, et je l'envoyai consulter Hirman. Il m'a ordonné de vous faire connoître toute cette affreuse histoire, et j'obéis: mais il me reste à terminer le récit de la mort du roi. Je le quittai la seconde nuit et vous ramenai dans votre palais. Grâce à la maladie de Bazin et à l'adresse de Taber, mon absence fut ignorée; je retournai même plusieurs fois au temple. Un jour, je venois de vous y conduire, et de vous déposer dans les bras de votre père; vous lui sourîtes, c'étoit votre premier sourire, il lui causa une joie inexprimable; vous aviez alors près de deux mois; je le trouvai extrêmement pâle et affoibli. Eusèbe, me dit-il, je ne vous reverrai plus, et ce premier sourire de Bazine sera le dernier dont mes yeux paternels auront joui. N'oubliez pas tout ce que je vous ai recommandé: si jamais vous êtes forcée de parler de ma mort à ma fille, remettez-lui ces tablettes, cette bague gravée, et qui porte l'empreinte du nom et des traits de sa mère. Il me présenta alors ces dons précieux; je prononçai le serment de vous consacrer ma vie; Taber m'imita; le roi vous pressa contre son cœur, vous embrassa avec tendresse, et ne pouvoit vous quitter; il sentoit, hélas! qu'il ne vous reverroit plus; mais la prudence exigeoit mon retour; je m'arrachai à regret d'auprès de lui. La maladie de Bazin étoit moins violente; son délire ne duroit plus que quelques instans; il demanda même à vous voir, vous caressa, m'accabla de riches présens, et enfin il se rétablit. Mais hélas! le vertueux Humfroi n'existoit plus. Vous parûtes chaque jour plus chère à son barbare successeur; vous grandissiez sans connoître les malheurs qui avoient précédé votre naissance. Amalafroi me sembloit digne de vous; je jouissois de votre bonheur en pleurant secrètement les auteurs de vos jours, lorsque la mort prématurée du fils aimable et vertueux du plus cruel des rois, a changé votre destinée et mes devoirs. Recevez cette bague et ces tablettes, dit alors Eusèbe, en les présentant à Bazine, qui pendant son récit, attentive et muette, avoit donné un libre cours à ses larmes. L'arrivée de Théobard la força de les essuyer; Bazine n'avoit point un faux orgueil, mais elle ne vouloit pas que l'on se méprit sur ses sentimens, ni que l'on attribua à la foiblesse l'hommage offert à la tendresse et à la nature.
FIN DU LIVRE QUINZIÈME.
CHILDÉRIC.
LIVRE SEIZIÈME.
SOMMAIRE
DU LIVRE SEIZIÈME.
Douleur de Childéric. Berthilie découvre l'enlèvement de la princesse; elle espère tout d'Eginard, qui ne compte que sur elle. Songe de Bazine. La chaîne. Eginard obtient de Berthilie un rendez-vous nocturne; ce qu'il entend, son entretien avec Berthilie, l'espoir qu'il conçoit. Il le partage avec son maître. Nouveau rendez-vous projeté. Eginard l'exécute, découvre la roche sombre, et trouve Bazine. Il vole en instruire Childéric, et bientôt après Berthilie. Deux étrangers paroissent chez son maître; ce sont Ulric, son père, et son frère Valamir. Ils apportent au roi le vœu de son peuple, et le signal promis par Viomade. Récit d'Ulric. Combats qu'éprouve le roi. Il ira cette nuit même à la roche sombre; en attendant, il se rend au conseil, et fait part au roi de Thuringe de son bonheur. Bazin feint une fausse joie. Théobard qu'elle inquiète se promet de le deviner.
LIVRE SEIZIÈME.
Tandis que la princesse, entraînée par les ordres du roi, avançoit vers la roche qui devoit ensevelir tant de charmes; tandis qu'elle se soumettoit courageusement à son sort, ou qu'elle écoutoit avec attendrissement le récit d'Eusèbe, Childéric l'a vue disparoître de cette fête, où elle lui avoit semblé aussi sensible que belle; il a vu naître le jour destiné pour l'hymen funeste, et cependant tous les apprêts en sont suspendus. Bazin se tait, mais l'inquiétude secrète qui le dévore se décèle malgré lui. Eginard s'informe des motifs qui ont retardé la cérémonie; personne ne lui répond, et Berthilie, qui a reçu la défense de se rendre auprès de la princesse, en conçoit trop d'ombrage pour obéir; elle n'attend que la nuit pour braver ce roi qui fait tout trembler: et sans rien craindre de sa vengeance, malgré son inquiétude, elle sourit en pensant au plaisir de le tromper. A peine les voiles du soir déroboient-ils aux regards la démarche téméraire de l'amitié, que Berthilie s'avance légèrement vers le palais; les gardes n'en défendent plus l'entrée; elle s'en étonne, et s'approchant d'une petite porte, dont par bonheur elle a la clef, elle ouvre, s'élance par des détours qui lui sont connus, et parvient aux appartemens, éclairée d'une petite lampe qu'elle a apportée. Ils sont déserts, et le désordre qui y règne encore annonce un départ précipité. O ciel! qu'est-elle devenue? où l'a donc conduite ce roi barbare? quelle est sa destinée? qui pourra en instruire son amie? comment la secourir? que va devenir Childéric qui la croit renfermée dans son palais? comment le prévenir? C'étoit l'instant de penser à Eginard; elle y pensa.... mais elle a craint d'exposer son père adoré aux soupçons, au courroux du roi; elle a défendu à son amant de se rapprocher d'elle; et comment servir ceux qu'ils aiment, s'ils ne peuvent ni se réunir, ni se parler? La désolée fille de Théobard quitte ces lieux déserts et douloureux, regagne son appartement et s'afflige; que peut-elle espérer? que peut même entreprendre Childéric? La douleur est peinte sur ce beau visage, dont l'expression douce et mélancolique attendrit tout, excepté le rival qui en jouit. Seul, dans une cour soumise à son ennemi, ses pas sont épiés, ses discours répétés, ses moindres démarches observées. Tandis que Berthilie se livre à ses pénibles pensées, Childéric ne se désespère pas moins qu'elle, quoiqu'il ignore une partie de ses malheurs. Ah! que le silence de Viomade lui semble affreux, qu'il l'effraye maintenant! Si du moins, assuré de sa puissance, il osoit parler en roi et en amant préféré: qu'il est humilié de sa dépendance! Qu'est devenu le tems où il donnoit des lois; où, à la tête d'une puissante armée toujours triomphante, il eût fait trembler Bazin lui-même? Ce roi a-t-il donc oublié que lui seul lui a sauvé la vie, que son bras l'a délivré des Vandales et des Ostrogoths? Ne doit-il donc rien à son amitié, à sa vaillance? Ah! l'amour, l'amour n'obéit qu'à ses caprices, et ne reconnoît aucune loi; mais Bazine l'aime, son choix est tout; elle rejette la main et le trône qui lui sont offerts: n'est-elle donc pas maîtresse de son cœur?.... Childéric, indigné de céder en silence à son rival, réprime avec peine les mouvemens de son amour, de sa fierté, de son courage.
Mais Théobard se trouvoit presqu'aussi malheureux que ces illustres victimes du courroux et de l'amour de son roi. Il ne pouvoit voir sans honte et même sans remords, la fille d'Humfroi dans une si odieuse captivité. Il avoit aperçu sur cette figure charmante, des traces de pleurs, il n'avoit pu résister à ces preuves de sa souffrance. Entraîné par sa sensibilité, il s'étoit jeté aux pieds de la princesse, et l'avoit conjurée, les larmes aux yeux, de céder à sa destinée, de ne pas s'exposer à des malheurs plus grands encore. Bazine, touchée des marques d'un attachement aussi pur, lui en témoigna sa reconnoissance, mais l'assura, avec autant de fermeté que de douceur, que rien ne pourroit la déterminer à l'hymen odieux qui lui étoit offert; elle le pria de ne lui en parler jamais, l'exigea même, et le vertueux chef du conseil alloit se retirer au désespoir, lorsque Bazine le conjura, avec cet air et ces grâces auxquels on ne pouvoit rien refuser, de remettre à Berthilie des tablettes sur lesquelles elle écrivit, devant lui, quelques lignes. Je connois vos devoirs, lui dit-elle, et les dangers auxquels vous seriez exposés; je n'écrirai rien qui indique mon funeste sort, mais accordez-moi la permission de la rassurer. Théobard eût sacrifié sa vie pour la princesse; il ne vouloit trahir ni le secret confié par son roi, ni le serment d'obéissance qu'il avoit prononcé; cependant il s'en rapporta à la princesse, et se chargea de remettre les tablettes à Berthilie. Bazine écrivit, et le chef du conseil s'éloigna, emportant le précieux écrit, et pénétré de respect, d'amour, d'attendrissement pour celle qu'il regardoit comme sa reine.
Le départ de Théobard laissoit à Bazine la liberté de lire les dernières volontés de son auguste père; elle se livra toute entière à cette douce et tendre occupation. Humfroi, dans cet écrit, lui retraçoit rapidement ses malheurs, les services d'Eusèbe, qu'il la conjuroit d'aimer tendrement, et finissoit par lui ordonner, en cas que ces tablettes lui fussent remises, de n'entreprendre aucune démarche, de n'accepter aucun époux, sans consulter le pieux, le sage Hirman, s'il vivoit encore; s'il n'existoit plus, on devoit trouver sur le tombeau d'Humfroi un écrit d'Hirman, qui indiqueroit à la princesse ce qu'elle auroit à entreprendre. Bazine, après avoir lu plusieurs fois l'écrit révéré, après avoir examiné et couvert de ses baisers et de ses larmes la belle image de Radegonde, passa la bague à son doigt, auprès de celle qui représentoit son amant, et se jetant dans les bras d'Eusèbe, qu'elle accabla de ses caresses: O ma chère nourrice! lui dit-elle, je ne connoissois pas encore la moitié de tes bienfaits. Eusèbe, suffoquée par ses larmes, ne put répondre, et toutes deux enlacées dans les bras l'une de l'autre, demeurèrent en silence. Mais les flambeaux qui commençoient à s'éteindre, annonçoient qu'ils brûloient depuis long-tems, et que la nuit étoit fort avancée. Eusèbe, inquiète pour la santé de sa chère enfant, la supplia de se coucher; Bazine ne voulut pas l'affliger par un refus, et sûre de ne point dormir, elle céda aux instances de sa nourrice. La fatigue l'emporta sur l'agitation de ses esprits; elle s'endormit vers le matin, et un songe la conduisit aux autels d'hyménée; Bazin en prononçoit l'irrévocable serment, lorsque l'ombre d'Humfroi, s'élevant entre eux, les sépara. Bazine, éveillée par le trouble qu'excitoit dans son cœur cette auguste apparition, vit que le jour éclairoit déjà toute sa caverne, et elle promena ses regards dans ces lieux qu'avoit habités son père; combien ils sont devenus chers et sacrés pour elle! Bazine respiroit l'air qu'il avoit lui-même respiré. Bientôt levée, ainsi qu'Eusèbe, que réveilloit un mouvement, un soupir de celle qui occupoit toute son ame et toute sa pensée, Bazine s'approcha de la chaîne, et chercha la place où son père, prosterné, s'étoit offert aux dieux pour son épouse et pour son enfant; elle s'y précipita à son tour, jura d'accomplir ses volontés, de chérir Eusèbe, d'obéir à Hirman, avoua qu'elle aimoit Childéric, que lui seul avoit son amour, que lui seul pouvoit faire son bonheur, mais elle promit qu'Hirman seul disposeroit de sa main. Alors se relevant, et touchant avec respect cette chaîne dont le poids accabla son père, elle cherche à reconnoître les anneaux qui ont pressés ses bras, elle y attache les siens; il lui semble que ces fers ont conservé quelques parties de lui-même; elle croit les recueillir et s'en pénétrer, sa bouche se pose avec ardeur sur les traces que son cœur devine. Oh! disoit-elle, chaîne plus précieuse pour moi que mes éclatantes parures, jamais je ne me séparerai de toi; si les dieux me conservent la vie, me rendent ma liberté et me placent au rang des reines, chaque jour, me dépouillant des marques de l'orgueil de la grandeur, je viendrai, me courbant humblement devant toi, me rappeler ce qu'a souffert mon vertueux père... Bazine, pressée par les fers douloureux qu'elle arrose de ses larmes, parut à Eusèbe digne de l'amour et de l'admiration de l'univers; elle invoqua les dieux pour le bonheur de cette fille de ses soins et de son cœur: et la prière de la vertueuse Eusèbe parvint au trône de l'éternel.
C'est dans cette occupation pieuse, animée, que la belle et tendre captive passoit ses jours. Théobard venoit, de deux nuits l'une, lui apporter des provisions, prendre ses ordres, et adoucir, autant que sa sévère obéissance le lui permettoit, une captivité qui l'affligeoit plus que celle qui en étoit la victime; il avoit placé les tablettes de la princesse dans un lieu où il étoit sûr qu'elles seroient trouvées par Berthilie; en effet, l'aimable fille les avoit découvertes, et brûloit de les communiquer à Childéric, à qui elles paroissoient être adressées comme à elle. Voici ce qu'elles contenoient: «Mes jours sont en sûreté, mais je suis loin de vous; c'est vous que j'aime plus que ma vie». Berthilie cherchoit l'occasion favorable pour s'approcher du prince ou d'Eginard; elle avoit placé dans ses cheveux la guirlande de fleurs, signal dont ils étoient convenus pour s'annoncer une nouvelle importante, et s'étoit rendue près de Bazin. Son amant a vu le signal; il a lui-même cent choses à communiquer à Berthilie; mais ce n'est pas au milieu de mille témoins, et sous les yeux soupçonneux du roi, qu'il peut avoir un aussi long entretien. Il n'est qu'un seul moyen de se voir librement et sans danger: peut-être effrayera-t-il Berthilie. Ah! que peut-elle avoir à craindre d'un amant si soumis et si tendre? n'est-elle pas en sûreté sous la garde de l'amour et de l'honneur?.. Il est jeune et amoureux ce guerrier charmant, mais il respecte l'innocence. Décidé à tout obtenir de la confiante tendresse de son amante, mettant dans ses yeux tout ce qu'il a d'amour et de franchise, il s'approche d'elle, et lui dit avec précipitation: Et moi aussi j'ai à vous confier les secrets les plus importans; la vie, peut-être, de ceux à qui nous sommes dévoués, en dépend. Ces lieux sont peu propres à une aussi longue explication; laissez demain votre fenêtre ouverte; j'attendrai que l'on ne puisse m'apercevoir: ne craignez rien, ajouta-t-il, en levant ses regards vers les cieux, posant une main sur son cœur et l'autre sur son épée. Alors il s'éloigna promptement, pour ôter à sa timide amie l'embarras de lui répondre. Berthilie, émue et tremblante, resta immobile. Qu'ose-t-il me demander, se disoit-elle? Non, sans doute, je n'ouvrirai point cette fenêtre; il est vrai que de la terrasse on peut parvenir à ce cabinet où je brode et où personne ne m'interrompt; il est vrai qu'il est essentiel, indispensable même... Mais la nuit, car ce sera la nuit, et cette idée fait rougir la modeste fille. Cependant a-t-elle besoin que les rayons du jour l'éclairent pour être pure et respectée? Il est si vertueux, celui qu'elle aime! Toutes ces pensées la troublent. Eginard, qui voit ses combats, l'en estime et l'en aime davantage; elle évite ses regards, et pourtant elle les rencontre et détourne promptement les siens; l'amant délicat entend ce murmure de la pudeur alarmée; il cherche à la rassurer; son air noble et soumis, sa contenance modeste et fière, tout dit à Berthilie de cesser de le craindre; elle ose l'espérer, elle fixe sur lui des yeux tendres et supplians; un geste expressif, un serment prononcé du fond de l'ame, lui répondent, elle se calme, et un torrent de délices inonde le sensible cœur du jeune guerrier. On se sépare, mais la nuit n'apporte à Berthilie ni repos, ni conseils; tous les dangers d'un rendez-vous nocturne s'offrent confusément à sa pensée. Hélas! il faut pourtant qu'elle entretienne Eginard, et elle ne peut choisir ni le lieu ni l'heure. Quel embarras! elle se lève, court à ce petit cabinet qui donne sur la terrasse; il est vrai qu'en montant sur cette pierre, et soutenu par cet arbre, on parvient en un instant, et sans danger, à cette fenêtre: voilà du moins de quoi se rassurer, et Berthilie retourne dans son lit; son embarras, son incertitude l'y suivent; l'heure de rejoindre son père la surprend dans ses agitations pénibles; à sa vue, tout son courage l'abandonne; jamais elle n'a caché à Théobard ni ses actions, ni ses moindres pensées; elle l'embrasse, rougit; ses pleurs vont la trahir; mais on le demande promptement, et il quitte sa fille sans s'être aperçu de son trouble. Voilà de nouveau l'amitié, l'amour, la prudence, la nécessité qui tourmentent, en sens contraire, le jeune cœur qui les renferme; les heures s'écoulent dans ces pénibles irrésolutions. Cependant Berthilie, rassurée par l'éclat du jour, a ouvert sa fenêtre. Sans doute, si elle eût attendu la nuit, jamais sa modeste main n'eût osé... Elle se retire, et fuit ces lieux qui l'agitent de trop de craintes; pendant qu'elle s'inquiète, s'applaudit, s'accuse, veut retourner sur ses pas refermer cette fenêtre qui la charme et la désole, l'heureux Eginard se plaint du jour, il accuse de lenteur la déesse qu'il implore; qu'elle s'empare lentement des cieux au gré de l'impatient guerrier! qu'il souffre dans cette mortelle attente! Enfin elle approche cette nuit désirée; déjà elle paroît silentieusement assise sur son char d'ébène; elle traîne languissamment à sa suite le sommeil, les songes, la paix, la volupté, la mollesse, les douces faveurs, les heureux larcins, et l'amour, en traversant les airs, sourit à son aimable cortége.
Déjà parvenu avec adresse dans ce temple qu'il révère, Eginard, osant à peine respirer, compte les instans, et soupire après l'heure fortunée si chère à son espérance. Sa jeune tête s'étourdit, s'enflamme, l'attente l'agite, le désole, et son cœur palpite avec violence. Un bruit éloigné l'émeut; il ne reconnoît à ce fracas qui l'épouvante, ni la timidité, ni l'amour.... Dieu! s'il étoit surpris!... Ce n'est pas la mort qu'il craint, c'est d'exposer son amie, c'est surtout de perdre cette heure charmante dont il est si enivré. Des portes s'ouvrent; il entend marcher dans une chambre voisine: doit-il franchir cette fenêtre? doit-il s'éloigner de ce lieu qui lui est si cher? Deux voix s'élèvent et se confondent; il a reconnu celle du roi, celle de Théobard; ils ont nommé Bazine... il écoute... qu'a-t-il entendu?.. Le chef du conseil déplore le sort de la princesse, presse le roi de lui rendre la liberté; il lui peint ses grâces se flétrissant dans sa retraite ténébreuse; sa douce fermeté, sa patience, sa résignation. Bazin, qu'irritent ces vertus qui semblent braver ses cruautés, s'abandonne à sa fureur. L'amour seul, dit-il, peut lui inspirer un courage au-dessus de son âge et de son sexe; cette idée le tue, et il jure de nouveau que Bazine ne sortira de la roche sombre que pour marcher au temple. Théobard lui observe qu'avec un aussi grand caractère, une ame si élevée, si fière, les moyens violens sont mal sûrs; que Bazine rougiroit de leur céder, qu'elle se fait un devoir même de leur résister... Eh bien! dit le roi, retourne à la roche sombre la nuit prochaine; dis à l'ingrate que cette roche abandonnée ne peut être connue, qu'aucun mortel ne sauroit y parvenir, qu'elle ne peut espérer aucun secours, que si elle persiste plus long-tems, je te défendrai, à toi-même, d'y pénétrer; enfin, annonce à la rebelle que les jours de Childéric sont dans mes mains. Que dites-vous, interrompit Théobard? les jours d'un roi qui s'est confié à vous, qui vous a sauvé la vie!—Ceux d'un rival.—Du vainqueur des Vandales!—D'un rival, te dis-je, et c'en est assez! Je connois ton cœur, tes vertus; je te pardonne un zèle indiscret, mais toujours sincère: adieu; vas trouver demain cet objet de haine et d'amour, et reviens; ta réponse sera plus importante qu'elle ne le croit elle-même. A ces mots, Bazin s'éloigna, Théobard sortit quelques momens après. Tout ce qu'a entendu Eginard le glace d'épouvante; les jours de son maître sont menacés. A cette seule idée, il va franchir la fenêtre, et voler le lui annoncer: mais Bazine, captive dans la roche sombre, demande aussi les soins d'Eginard, et Berthilie, sans doute, connoît cette prison inaccessible. Qu'alloit-il faire? Que son zèle étoit imprudent, inconsidéré! il va donc attendre avec une impatience!.. ah! bien vive et bien naturelle!.. Que d'instans s'écoulent, et qu'ils sont longs! Le murmure du vent, un léger bruit, tout lui apporte une heureuse espérance; cent fois trompé, il s'abuse encore. Que son sang parcourt rapidement ses veines! il croit la nuit près de finir; elle commence à peine, et il redoute déjà l'aurore. Quel feu l'agite!.. il brûle, languit et se consume... Mais un pas léger comme le murmure du zéphir, agite foiblement ces lieux; une main furtive entr'ouvre doucement plusieurs portes; ce bruit charmant approche; l'oreille attentive d'un amant peut seule l'entendre; l'air se remplit tout-à-coup du parfum des roses, il annonce Berthilie. Eginard respire avec délice cet air embaumé d'amour; quelle ivresse il porte à son cœur et à ses sens! Cependant Berthilie s'arrête, la pudeur ralentit encore sa marche déjà si timide; elle n'ose avancer. Eginard, à genoux, l'appelle à voix basse; elle chancelle, et peut à peine respirer. Viens à moi, lui disoit-il, viens, ô ma bien-aimée! que crains-tu? Ah! je ne suis point un ravisseur; n'es-tu pas maîtresse de ton sort et du mien? Ton innocence n'est-elle pas pour moi ta plus belle parure, mon trésor comme le tien? O rose du matin, et non encore épanouie! approche, ne redoute pas celui qui t'aime; je te jure, sur mon épée, de te respecter autant que je t'adore. Ces mots rassurèrent l'innocente créature; elle avança d'un pas lent, et pouvant à peine se soutenir, elle tomba sur un siége à demi-évanouie. Eginard étoit à ses genoux, aussi ému, aussi tremblant qu'elle-même; il demeura long-tems muet et ravi de son bonheur. Passant ses bras autour de la taille charmante de sa douce amie, il l'attiroit foiblement à lui, il respiroit son haleine parfumée: il étoit heureux, et tous deux jouissoient de cette félicité qui ne coûte ni pleurs à l'innocence, ni remords à celui qui ose la séduire. Une si belle nuit devoit s'écouler rapidement, et néanmoins ceux à qui elle étoit si chère, en offroient le partage à l'amitié. Sans cesser de sentir leur bonheur, ils ne s'occupent que des illustres amans, dont ils plaignent les infortunes; mais Berthilie rassure Eginard sur les jours de Childéric. Théobard en répond, puisqu'il sait qu'ils sont menacés; sa vertu veille. Que Berthilie aime à louer ainsi son père, à faire passer dans le cœur de son amant une partie de l'admiration et de la tendresse qu'elle a pour lui! Amans purs et délicats, qui dans le premier de vos rendez-vous, songez à l'amitié, et parlez ainsi d'un père, ah! que vous méritez d'être heureux! vous l'êtes en effet, rien n'altère votre bonheur. Berthilie ignore où est la roche sombre; jamais elle n'en entendit parler; mais elle se promet d'interroger Théobard dès le lendemain; elle se jettera à ses pieds, aura recours aux larmes; enfin, n'épargnera rien pour tout découvrir: la nuit suivante, dans le même lieu, à la même heure, Eginard viendra prendre ses instructions. Déjà l'aurore doroit l'horison, il fallut promptement se séparer. Eginard demande le bouquet de rose qui lui avoit annoncé sa bien-aimée, il le reçut, baisa avec transport la main qui le lui donnoit, et soupira... Pourquoi ce soupir, jeune amant? ah! jouissez sans regret de vos sacrifices. Encore un dernier effort, et il est dans le jardin; mais les portes du palais sont encore fermées, il s'enfonce dans le bosquet en attendant le réveil des gardiens. Là, il erre quelques instants, s'approche du banc de gazon et de la fontaine qui lui retracent de si doux souvenirs; admire l'éclat de l'aurore, les lumineux progrès du jour. Qu'il est heureux! Son ame se livre à tout le charme d'un mutuel amour. Que Berthilie est belle, modeste, timide et sensible! combien il s'applaudit de l'avoir laissée calme, heureuse! Le cœur pur d'Eginard s'épanouit, il respire l'air parfumé du matin, sourit au jour qui l'éclaire; il lui semble qu'à son approche, toute la nature s'embellit et l'accueille. O jouissance de la vertu! vous seule êtes sans mélange.
Mais le laborieux matin a déjà marqué l'heure du travail; on entend de tous côtés son bruyant signal; Eginard quitte les frais ombrages, et vole auprès de son maître, à qui il porte ses espérances et ses alarmes. Il lui remet ces tablettes chéries; le roi les reçut avec l'empressement de l'amour, et n'écouta Eginard qu'après les avoir relues cent fois: il ne craint pas pour lui les menaces de Bazin, mais c'est pour ce qu'il aime que Childéric frémit... Elle est captive, hélas! et c'est lui qui attire sur elle ce redoutable courroux; sans sa fatale présence, elle vivroit encore heureuse et paisible; elle eût accepté sans effort cette main qui aujourd'hui l'opprime; reine adorée, elle feroit le bonheur des peuples soumis à ses lois! Ah! pourquoi a-t-il répandu sur elle une partie de ses malheurs? Que peut-il faire? comment la secourir, la délivrer? dans quel asile digne d'elle pourroit-il la conduire? Son désespoir est à son comble: Eginard le calme cependant en lui répétant qu'il saura découvrir la roche sombre. Mais Eginard ne parle ni de l'heure, ni du lieu où il a vu, où il reverra Berthilie; présente, absente, il la respecte également. Dans ce temps-là on étoit discret, le bonheur suffisoit à l'amour; plaire étoit un triomphe égal entre les amans, et cette douce gloire se partageoit comme le plaisir. On rougissoit ensemble d'une faute commise de moitié; on n'accusoit pas un seul des coupables, encore moins le plus tendre, le plus délicat, le plus foible, celui qui, toujours attaqué, avoit à se défendre et de lui-même, et d'un objet aimé... Il y avoit bien à cela un peu de justice: cependant ne nous plaignons pas; si les hommes n'avoient pas reconnu que nous leur sommes supérieures, ils ne nous auroient pas donné tant de devoirs à remplir; n'accusons point d'exigence ce qui est sans doute un hommage.
Déjà l'heure fortunée qui doit réunir Eginard et Berthilie, s'approche et va briller pour ces amans heureux. La modeste fille de Théobard, moins inquiète que la dernière nuit, attend avec plus d'impatience; elle désire davantage celui dont elle ne craint plus rien; l'effroi ne partage plus son cœur, il se livre entièrement au bonheur. Ils sont encore dans cette paisible retraite; ils se retrouvent moins tremblans et plus satisfaits; ils causent ensemble, et se livrent à ce doux parler d'amour, qui rassemble tous les souvenirs délicieux et prévoit tous les plaisirs. Ils s'entretiennent long-tems du premier jour où ils s'étoient vus; c'étoit un bien beau jour que celui-là! puis d'un autre non moins important, de la chasse,... du bouquet donné... On se gronda un peu, car Berthilie avoit été coquette, et l'aimable Eginard long-tems incertain. Il avoua que jusqu'à ce jour il avoit été léger, inconstant même; à présent le voilà fixé pour toujours. Berthilie le crut sans peine; elle en disoit autant, et sentoit qu'elle disoit vrai. Les peines passées devinrent de nouveaux titres au bonheur, et le tems s'envola cette nuit encore plus vîte que la nuit dernière. Mais Bazine, mais Childéric ne sont pas oubliés; Berthilie s'est jetée aux pieds de son père et l'a conjuré de la conduire à la roche sombre, où elle sait qu'est renfermée son amie. Théobard lui a répondu qu'il a fait serment de ne pas découvrir le lieu où elle est située, et que la crainte seule que la garde de cette illustre infortunée ne fut confiée à un autre, avoit pu le décider à le prononcer; mais qu'enchaîné par un serment, il ne pouvoit plus lui rien confier; Berthilie alors avoit cessé une prière inutile, et donné un libre cours à ses larmes. Théobard, ému de sa douleur et pour la calmer, lui avoit offert de se charger de porter à la princesse tout ce qu'elle voudroit lui envoyer, et lui avoit dit de tenir ses commissions prêtes pour le lendemain au soir. Je n'y vais pas seul, avoit-il ajouté: le roi, depuis qu'il m'a confié un secret qu'il sait que je désapprouve, craint mon zèle pour la fille d'Humfroi. Je suis si fidèlement observé, que mes pas sont tous suivis. Cette défiance devroit peut-être me dégager d'une partie de mes sermens, si Théobard croyoit que quelque chose pût en dégager. Vous voyez, dit alors Berthilie, qu'il n'est aucun moyen d'obtenir de mon père un tel aveu; mais puisque nous sommes instruits du moment qu'il doit prendre pour aller à la roche, il est facile de suivre ses pas, quoique je pense qu'il doive être à cheval; mais en mesurant votre marche sur la sienne, il doit être facile de ne pas être découvert. Alors Berthilie indiqua à Eginard l'endroit où il devoit se cacher et attendre, lui recommanda la plus grande prudence, dans la crainte que les gens dont Théobard seroit accompagné, ne vinssent à le découvrir; l'engagea à se pourvoir de quelques provisions en cas qu'il vînt à s'égarer; lui recommanda de nouveau la prudence, tant pour lui que pour son père, qu'il exposeroit comme lui. Un premier et délicieux baiser scella leurs adieux... Il tourna entièrement la tête d'Eginard, qui s'enfuit précipitamment, en se promettant de ne plus en cueillir de pareil. Berthilie n'avoit pas même l'idée du désordre qu'elle venoit de causer, du danger qu'elle avoit couru, elle alla retrouver sur sa couche virginale un doux sommeil, d'heureux songes, un réveil pur et animé comme sa pensée.
Eginard crut devoir cacher son projet à son roi; ce seroit lui qui voudroit l'exécuter, et ces dangers qui n'effraient point le guerrier pour lui-même, le frappent tous lorsqu'il s'agit de son maître; cependant il lui a promis de l'instruire de ce qu'il auroit découvert, il ne sait pas feindre.... Le roi devineroit le mensonge sur son front humilié; que doit-il faire? Il évitera Childéric, et passera le jour entier loin de lui.... Il a exécuté ce projet, et déjà il attend Théobard: à peine s'est-il écoulé quelques instans, que le bruit de plusieurs chevaux le lui annonce; l'obscurité ne lui permet pas de le reconnoître, mais il caresse son cheval du geste et de la voix; Eginard est sûr de ne pas s'être trompé; il suit de loin les cavaliers, règle ses pas sur les leurs, et guidé par le bruit des chevaux, ne craint point de se perdre, quoiqu'il demeure en arrière. Après une marche assez longue, le bruit qui lui sert à se conduire cesse tout-à-coup; il s'arrête, écoute, cherche, ne voit ni n'entend plus rien.... Que sont-ils devenus? Eginard s'avance lentement, écoute de nouveau, il croit entendre au loin hennir les chevaux, il marche encore, et se trouve au milieu d'un bois... Voilà sans doute ce qui est cause du silence qui tout-à-coup lui a fait perdre ses guides; les chevaux, en marchant sur l'herbe, n'ont pu être entendus, et lui-même maintenant ne sait quelle route il doit tenir; des branches l'arrêtent à chaque pas, l'épaisseur du feuillage ajoute à l'obscurité: que doit-il faire? retourner!.... Il ne sait s'il pourra seulement reconnoître sa route, la continuer, c'est peut-être s'égarer: attendre le jour, dans un bois inconnu, et par une nuit si profonde.... Voilà pourtant ce qu'Eginard a de mieux à faire; il s'y décide, et attachant son cheval à un arbre, il se couche sur le gazon, et s'afflige de n'avoir pas mieux réussi dans ses recherches; pour se consoler, il pense à Berthilie; un amant n'est jamais seul, il retrouve dans son cœur l'objet qu'il aime, le bonheur, l'amour et l'espérance. O momens! les seuls vraiment heureux de la vie, où tout est charme autour de nous, comme dans nous-même, en jouir est la vraie félicité, s'en souvenir embellit encore nos pensées: ce n'est plus le soleil dans tout son éclat, mais c'est encore ce couchant moins dévorant et plus doux, qui nous flatte sans nous consumer....
En pensant à Berthilie, en se disant qu'il l'adore, tout-à-coup Eginard se rappela Grislidis; ce souvenir l'attrista, il se reprocha les chagrins que sans doute lui causoit son inconstance. Jamais pourtant, se disoit-il, il ne l'avoit aimée comme il aimoit Berthilie; il n'avoit alors qu'une fantaisie, qu'un goût; à présent c'est une passion, une vraie passion.... Grislidis m'aimoit, disoit-il, elle étoit douce et sensible; mais elle n'avoit pas cette piquante étourderie, cet air coquet et léger qui plaisent à mon imagination. Grislidis, toujours tendre, toujours la même, ne me faisoit jamais trembler pour mon bonheur; étrange caprice de mon cœur! il veut craindre, afin d'être rassuré; il veut du tourment pour mieux sentir le bonheur. Ah! Grislidis, simple et bonne Grislidis, oublie un ingrat! qu'il ne te coûte pas un soupir, car hélas! il ne peut t'aimer, son cœur s'est donné pour toujours; oui, pour toujours! répéta-t-il, comme pour s'en assurer lui-même.
Tandis qu'Eginard s'occupe aussi heureusement, Théobard est parvenu à la roche sombre; il n'avoit pas revu la princesse depuis son dernier entretien avec le roi, celui qu'Eginard avoit entendu; ce qu'il avoit à annoncer à Bazine l'affligeoit; il la trouva si belle, si paisible et si touchante, que son courage l'abandonna; il resta muet et interdit. Quelle triste nouvelle venez-nous donc m'annoncer, Théobard, lui dit la princesse? je vous trouve l'air agité.—Je n'ai, répondit-il, rien à vous apprendre, car vous devinez bien que Bazin s'irrite de votre résistance, et vous n'avez pas oublié que votre liberté est dans vos mains... A ces mots Théobard se jeta aux genoux de la princesse, et il la conjura d'avoir pitié d'elle-même, lui répéta que braver un monarque puissant, à qui elle ne pouvoit plus échapper, c'étoit exposer sa vie même et celle de son amant; employa pour l'attendrir larmes, prières, lui représenta combien son règne seroit cher au peuple, aux infortunés, lui nomma Berthilie, enfin lui-même. La princesse, émue par les preuves si répétées d'un attachement sincère, crut devoir y répondre par sa confiance, et avoua à Théobard le meurtre de son père, lui fit voir les tablettes qui contenoient ses dernières volontés, lui montra la chaîne, dont de fratricides mains avoient chargé son roi, et demanda alors à Théobard si Bazine devoit être le prix d'un tel crime.... Le vertueux chef du conseil, glacé d'horreur à ce récit, sembloit anéanti.... Après un long silence, il s'écria: O dieux! ne permettez pas ce fatal hymen. Puis se jetant à genoux, baisant avec amour et respect la chaîne qu'avoit porté Humfroi.... Fers augustes, dit-il, je jure par vous, et par l'ombre sacrée que j'invoque, de servir à jamais la princesse Bazine, de lui obéir, de conserver ses jours, de la délivrer au péril même de ma vie. Alors se relevant, il conjura la princesse de lui donner ses ordres. Elle lui répondit que son intention étoit d'abord de consulter Hirman; elle alloit entrer dans de plus grands détails, lorsque les deux muets qui avoient accompagné Théobard, et qui d'ordinaire restoient au pied de la roche, entrèrent pour lui faire signe qu'il étoit l'heure de se retirer; comme ils restoient à l'attendre, il fut contraint de sortir sans autres instructions, mais se promettant de venir bientôt en reprendre de nouvelles. Bazine et Eusèbe, qui comptoient sur son zèle, eurent un moment d'espérance, qui bientôt fut suivi d'un plaisir plus vif et plus inattendu. Théobard reprenoit lentement le chemin du bois, consterné de ce qu'il venoit d'apprendre, et cherchant dans sa pensée comment il pourroit délivrer la fille de son légitime souverain, dans quel lieu il pourroit la conduire, comment il échapperoit lui-même aux yeux observateurs dont il étoit sans cesse environné. Eginard, averti de son approche, s'étoit enfoncé dans le bois, observoit sa marche qu'éclairoient foiblement les premiers rayons du jour, et se promettoit de suivre le chemin par lequel il le voyoit venir, et d'examiner la trace que laisseroient les pieds des chevaux. A peine eût-il vu s'éloigner les cavaliers, et se fut-il assuré qu'il ne pouvoit en être aperçu, que prenant son cheval par la bride, et marchant avec précaution, il continua sa route jusqu'à la lisière du bois; là, il s'arrêta, étonné du spectacle qui s'offroit à sa vue; un chemin rude et rocailleux conduisoit au milieu de rochers informes et déserts.... C'est là sans doute que la barbarie a plongé sa douce et belle victime. Eginard s'avance, un silence affreux règne autour de lui, rien n'annonce qu'un être vivant puisse habiter ce séjour horrible.... la trace des chevaux n'a pu s'imprimer sur les pierres et les cailloux qui couvrent ces lieux. Eginard jette de grands cris que répètent au loin le creux des cavernes: il avance, monte, redescend, gravit, interroge la sauvage nature, qui refuse de lui répondre. Las d'une recherche inutile et désespérante, attiré par le bruit d'un torrent, il tourne ces roches silencieuses, et va se reposer près de l'onde agitée; là, il s'assied, considère les objets inanimés et terribles qui l'entourent, admire l'aspect sauvage de ces monts, que l'industrie humaine n'a point essayé d'adoucir: puis étendant ses bras vers les flots tumultueux, il s'écria: O divinités de ces lieux sauvages! hamadryades solitaires, nayades courroucées, écoutez-moi, venez et daignez m'ouvrir le sein de vos roches inaccessibles; enseignez à un sujet fidèle où il doit porter ses pas, inspirez-moi.... Eginard eut recours aux provisions qu'il avoit apportées, et fatigué, il se reposa sur le sable au bord de l'onde jaillissante; mais bientôt il promena de nouveau ses regards. Les derniers rayons du soleil couchant donnoient sur un buisson qui croissoit au pied d'un de ces énormes rochers, et faisoient briller comme un point lumineux un objet dont Eginard ne distinguoit pas la forme; tout intéresse quand un grand sentiment anime, un léger indice peut conduire à une importante découverte; Eginard s'approcha du buisson, en retira l'objet dont la vue l'avoit frappé, et reconnut, avec la plus vive joie, la bague qu'il avoit remise à la princesse de la part de Childéric, lorsqu'il partit pour combattre les Vandales. Cette rencontre terminoit presque ses incertitudes; c'est là sans doute, c'est dans cette roche que gémit l'infortunée; c'est là qu'il doit s'arrêter. Plein d'une heureuse confiance, il examine de nouveau la roche immense, essaie de la gravir; elle est haute et glissante, mais plusieurs saillies offrent un appui, et diverses plantes sauvages qui croissent dans les fentes du rocher, lui prêtent un flexible soutien.... Mais tout-à-coup son oreille est frappée des sons d'une lyre, ils s'échappent du sein même de la roche, ils lui indiquent une ouverture élevée, qu'il n'avoit point aperçue, et que dérobent aux regards les pampres qui la recouvrent de leurs festons légers. Une voix mélodieuse, qu'Eginard reconnoît avec transport, mêle ses sons enchanteurs à ceux de l'instrument sonore, et suivant cette douce harmonie qui le guide si heureusement, il parvient à l'ouverture. Telles étoient les paroles que chantoit Bazine.