Childéric, Roi des Francs, (tome second)
LA ROCHE SOMBRE.
ROMANCE.
Fille des dieux, ô divine harmonie!
Calme mes maux, viens adoucir mes fers;
De tes accords, la tendre mélodie,
Peut seule, hélas! embellir ces déserts.
Triste et captive en cette sombre enceinte,
Où m'enferma la jalouse fureur,
Lorsque j'unis des accens à ma plainte,
Mes tourmens ont moins de rigueur.
Tyran cruel, assassin de mon père,
Viens, apparois au fond de ce rocher;
Mais tu frémis, son ombre tutélaire,
De ce séjour me défend d'approcher.
J'y suis du moins sous sa garde terrible,
Je ne crains point ton aspect odieux,
Et ce rocher pour moi n'est plus horrible,
Puisqu'il me dérobe à tes yeux.
Et toi, héros! à blonde chevelure,
A l'œil d'azur, au front majestueux,
Qui te dira ma touchante aventure?
Qui t'apprendra le chemin de ces lieux?
Ah! bien plutôt, modère ta vaillance,
Crains un jaloux: crois moi, brave guerrier,
Pour le héros qui manque de prudence,
L'avenir n'a point de laurier.
Ainsi chanta la princesse, et Eginard arrivoit à l'ouverture de la roche comme elle finissoit de chanter; il avoit avec effort saisi les pampres qui flottoient au-dessus, et un pied appuyé sur une saillie, l'autre retenu à une plante sauvage, suspendu sur des pierres amoncelées, un geste, un mouvement pouvoient lui coûter la vie et le précipiter dans le torrent; mais Eginard oublie le danger; pour ne pas effrayer la princesse, il l'appelle plusieurs fois avant de passer sa tête à l'ouverture. A peine la belle captive a-t-elle reconnu sa voix, qu'elle s'écria: Eginard, quel dieu bienfaisant vous envoie? Mais alarmée du danger qu'il court, Bazine prend son voile et celui d'Eusèbe, et les attachant fortement au barreau de fer qui traverse l'ouverture du rocher, elle lui offre ainsi un soutien qui ne peut céder, et ne blesse point ses mains. Satisfaite et tranquillisée, Bazine s'informe de tout ce qui l'intéresse. La princesse, depuis quelques jours, fatiguée de l'air épais de sa caverne, avoit rassemblé plusieurs meubles sous l'espèce de fenêtre pratiquée dans la hauteur du roc, et s'élevant ainsi jusqu'à l'ouverture, elle respiroit un air plus frais, et chantoit avec plus de plaisir; c'est à ce stratagème qu'Eginard devoit le bonheur de l'avoir entendue, car les sons de sa voix se seroient perdus dans l'intérieur de la roche: il lui dut aussi le plaisir de la voir et un entretien facile; il lui remit la bague chérie dont elle déploroit la perte; elle s'étoit échappée de ses doigts, lorsqu'elle écartoit les pampres qui lui déroboient le jour. Bazine, en échange, fit présent à Eginard d'un bracelet des cheveux de Berthilie... C'est en attendant, lui dit-elle avec grâce, que la main qui vous l'offre puisse un jour vous faire un présent plus doux... Eginard entendit ce que ces paroles lui permettoient d'espérer; sa reconnoissance égala son bonheur. Bazine le chargea de dire au roi qu'elle l'attendoit le lendemain. La lune devoit reparoître après sa périodique absence; aux premiers rayons du plus pur des astres, Childéric, suivi d'Eginard, devoit partir du palais, et se rendre à la roche. Après être convenus ainsi de leurs faits, la princesse, instruite de tout ce qui regardoit son amant et sa chère Berthilie, congédia Eginard, qui, dans l'obscurité, eut peine à retrouver sa route; cependant il arriva à Erfort avant le jour: ayant trouvé les gardiens des portes encore levés, il se précipita chez son maître, qui, tourmenté de sa longue absence, devina sur son visage une partie de son bonheur. Le récit qu'il fit au roi remplit son cœur d'espérance et de tristesse; il auroit voulu voler à l'instant même à la caverne; mais Eginard est fatigué, Bazine a fixé l'heure... Il faut, malgré lui, que Childéric modère une si juste et si vive impatience: tandis que son fidèle ami va se reposer, livré à ses pensées, Childéric ne songe qu'au lendemain, ses vœux pressent le tems rapide.
Eginard, jeune, vif, amoureux, ne dormit pas long-tems; déjà levé, il parcouroit le jardin, et regardoit avec amour, désirs, reconnoissance, cette fenêtre chérie que le jour lui défend d'approcher. Ah! combien il accuse ce jour si pur et si beau! En vain il murmure, en vain il pense qu'il ne sera pas mieux traité par la nuit qui doit succéder à cet éclat importun, il suivra Childéric, et les amans ont trop de choses à se dire pour qu'il espère un prompt retour. Eginard s'afflige sérieusement, car il y a un siècle qu'il n'a vu Berthilie, et il lui semble qu'il doit s'en écouler mille avant qu'il ne puisse la revoir. Mais l'amour, touché peut-être de la vérité de ses regrets, conduisit celle qui en étoit l'objet vers cette fenêtre bienfaitrice; elle avoit vu son amant, et avoit joui de l'impatience qui l'agitoit; elle crut lui en devoir la récompense et parut à ses yeux. Cependant elle devine à quelques signes, au bracelet sur-tout qu'il lui montra de loin, et qu'elle reconnut, qu'il lui apportoit des nouvelles de la princesse; cédant à l'amitié, rassurée par le sentiment pur qui la conduit, Berthilie descendit dans le jardin, et feignit de cueillir des fleurs; mais distraite, elle prenoit sans choix le muguet ou la pensée; Berthilie même alloit dérober au gazon la marguerite inodore qu'Eginard venoit d'apercevoir; leurs mains se rencontrèrent près de la modeste fleur; il étoit bien naturel qu'Eginard préférât la main de Berthilie à la marguerite sauvage, qu'il la pressât avec tendresse, et que son amie la lui abandonnât quelques instans. On peut nous observer, dit-elle, hâtez-vous, donnez-moi des nouvelles de la princesse. Eginard s'empressa de la satisfaire, lui montra le présent qu'il avoit reçu, l'entretint de l'espoir plus doux encore dont Bazine avoit flatté son amour, lui dépeignit son asile, le chemin qui y conduisoit, et enfin lui fit part du rendez-vous du soir. Berthilie, rassurée sur son amie, heureuse de connoître sa retraite, charmée du zèle et des succès de son amant, se retira pour ne donner aucun soupçon. Eginard, qui n'osoit la suivre, s'enfonça dans le bocage, se livrant aux douces pensées de l'amour. Mais il fut bientôt arraché à ses aimables rêveries, par l'ordre qu'il reçut de se rendre promptement près de Childéric, qui le faisoit chercher depuis long-tems; il se hâta d'obéir, et sa surprise égala sa joie, lorsqu'il aperçut Ulric, son père, son frère Valamir, et qu'il se trouva dans leurs bras. Childéric mit le comble à son ivresse, en lui montrant réunies les deux moitiés de la pièce d'or, heureux signal de sa gloire et de sa puissance. Eginard voulut se jeter à ses pieds, le roi l'arrêta, et lui prenant la main, ainsi qu'à Ulric: Amis de mes disgrâces, leur dit-il, soyez encore ceux de ma fortune. Mais, ajouta-t-il, ton arrivée a interrompu le récit des évènemens mémorables auxquels je dois mon retour; si Ulric veut le recommencer pour toi, nous sommes prêts à l'écouter. A peine, dit le brave, Egidius étoit-il sur le trône, qu'il en écarta tous ceux qu'il savoit vous être attachés; dépouillés de leurs biens, de leurs emplois, persécutés, le soupçon et la vengeance planoient sur leurs têtes; désignés par Egésippe, ils étoient aussitôt sacrifiés; néanmoins leur fidélité fut toujours inébranlable. Valérius, odieux aux Francs, fut nommé premier ministre et favori du nouveau roi; le conseil ne se composa que des seuls romains; tous les postes leur furent confiés, l'ancien fisc de Rome fut rétabli, nos druides calomniés, nos temples déserts, nos sacrifices interdits; enfin, on n'osoit plus nommer ses dieux ni son roi; la crainte étouffoit le murmure; un avilissant esclavage détruisoit jusqu'à l'indomptable courage d'une nation entière. Viomade avoit reparu; Egidius, pour se l'attacher, lui rendit ses biens, et lui offrit de reprendre sa place au conseil; il la refusa. Il vouloit vous servir sans s'avilir par une trahison, et préféra le simple rang qui lui laissoit sa liberté: il en profita pour voir secrètement ceux qui vous étoient restés fidèles; leur nombre étoit grand; il nous distribua dans toutes les villes; partout nous trouvâmes l'effroi, le remord, la douleur; partout le nom des Romains étoit odieux. Assuré de l'armée, Viomade la convoqua, et lui adressa ce discours:
«La renommée nous apprend l'heureux changement qui s'est fait dans Childéric: combien il s'est formé à l'école du malheur! combien il en a médité les grandes leçons! Où est-il? pourquoi nous sommes-nous séparés de lui? Si notre faute est grande, couvrons-la d'un repentir plus grand encore; vengeons-nous de nos ennemis, chassons ces maîtres étrangers, ramenons celui qui seul doit régner sur la France, et nous lui arracherons sans peine le pardon de tous nos crimes.»[2]
Ce discours fit sur tous les cœurs une impression profonde: le remords, la crainte, la vengeance se réunirent pour vous rappeler; tous vos sujets aujourd'hui s'empressent de voler au-devant de vous pour vous demander l'oubli du passé; ils se félicitent déjà de votre retour. Viomade les réunit à Bar, et c'est là qu'il nous attend: hâtons-nous de nous y rendre, partons sans délai; ne laissons pas à Egidius le tems de revenir de sa surprise, et d'appeler encore l'étranger à son secours; tombons sur l'ennemi étonné, brisons encore une fois les fers de l'orgueilleuse Rome. Ainsi parla Ulric. Le roi admire ce noble courage que les années n'ont pas altéré; il brille dans son geste animé, sur sa physionomie guerrière, dans son maintien noble et fier: déjà Childéric voudroit voler vers ce peuple dont le retour le touche, vers cet ami dont le zèle prudent et infatigable l'emporte encore sur sa destinée; mais un intérêt bien cher l'arrête..... Bazine, Bazine si aimée, si digne de l'être, captive et malheureuse, réclame aussi ses soins et son bras.... Il la verra, il lui confiera sa destinée; il connoît sa vertu, il sait que la belle princesse n'exigera rien dont la gloire ait à se plaindre. En attendant l'heure de se rendre au conseil de Bazin, Childéric s'entretient avec ses braves; il leur parle de Viomade, les interroge sur les forces que peut opposer encore Egidius, sur la prochaine arrivée de ses autres braves; il apprend qu'ils sont aux environs d'Eisnach, à une journée et demie d'Erfort. Instruit de tout ce qui le touche, le roi se rend au conseil, suivi d'Ulric et de ses fils, qu'il présenta d'abord au monarque; il remercia le roi dans les termes les plus nobles et les plus touchans, de l'honorable hospitalité qu'il avoit reçue dans ses états, jura de ne l'oublier jamais, et lui annonça, ainsi qu'au conseil, le retour de son peuple vers lui, son prochain départ. Mes braves, dit-il, m'attendent à Eisnach, et mon armée entière à Bar-sur-Aube. Tandis qu'il parloit, Bazin, pâle et les yeux étincelans de fureur, contenoit à peine les mouvemens de rage qui le dévoroient; mais, reprenant tout-à-coup un air calme et ouvert, il témoigna au roi des Francs une feinte satisfaction, le félicita, lui offrit ses services, et dissimula; mais Théobard, dont il évitoit en vain les regards, avoit lu ses projets dans son désordre et dans ce calme trompeur. C'étoit déjà l'heure du repas, et Bazin affecta une grande gaîté, une grande liberté d'esprit; Childéric y fut trompé, et sans les malheurs de la princesse, il eût aimé le monarque qui partageoit si franchement son bonheur. Berthilie, assise à table près d'Ulric, avoit pour lui ces soins aimables qui flattent la vieillesse et lui rendent encore un beau jour; elle remplissoit des meilleurs vins la coupe souvent vidée du brave; il sourioit à des soins dont il devinoit la cause; un regard d'Eginard, la vive rougeur de Berthilie, lui avoient appris en un moment le secret de ces deux cœurs, prêts à s'épancher dans le sien, et Ulric traitoit déjà en fille chérie celle qui en secret le nommoit son père. Valamir la trouvoit plus jolie que toutes les autres dames, qui cependant s'occupoient de lui; il le disoit à Eginard, à Eginard, heureux des éloges que son frère prodiguoit à son amie, et du consentement qu'il lisoit dans le sourire de son père! Sa joie, son bonheur ne sont même plus troublés. Grislidis n'a pas été plus constante; tandis qu'il se reprochoit ses larmes, elle unissoit à jamais son sort au jeune Amblar. Dans ce tems-là, on mouroit quelquefois d'amour; c'est bien ce qu'il y a de mieux à faire; quelquefois pourtant on se consoloit, même, et quoique rarement, on changeoit aussi; voilà ce que l'on a peine à croire aujourd'hui: on aime presque autant ce qui n'est plus, que ce qui n'est pas encore; la mémoire est reconnoissante, le désir embellit tout, les yeux sont toujours mécontens et sévères. Ah! soyons plus vrais, plus sages, et nous serons plus heureux! Tout n'est peut-être pas mieux qu'au bon vieux tems si regretté, mais rien n'est plus mal, et le présent dont nous jouissons vaut mieux que le passé fini pour nous, et que cet avenir imaginaire auquel nous n'atteindrons peut-être jamais.
Bazin, cédant à une impatience qu'il s'efforce vainement de dissimuler, hâte la fin du repas et sort de la salle; Théobard le suit au bout de quelques momens; Eginard, moins contraint, s'est rapproché de Berthilie; l'infortunée en avoit besoin; elle sait, hélas! qu'ils vont partir, et l'absence déchire déjà ce cœur trop tendre; son amant la rassure par mille projets enchanteurs, par le serment d'aimer toujours, ce serment que l'on trahit souvent, mais que l'on prononce de si bonne foi. Dès que l'on aime, on est si loin de croire le changement possible! Berthilie espère: peut-on dire ce que l'on ne pense pas, exprimer si tendrement ce que l'on ne sent point, changer d'amour? L'heureuse inexpérience de Berthilie lui épargne bien des maux, et son amant essuie les pleurs qu'il a fait répandre.
FIN DU LIVRE SEIZIÈME.
CHILDÉRIC.
LIVRE DIX-SEPTIÈME.
SOMMAIRE
DU LIVRE DIX-SEPTIÈME.
Childéric retrouve Bazine, il ne peut la délivrer sans le secours d'Hirman. Leur entretien est interrompu par l'arrivée de Berthilie; elle annonce que si Childéric rentre dans le palais il y sera assassiné par ordre du roi de Thuringe. Bazine exige qu'il parte sur l'heure, qu'il laisse Eginard caché chez Taber, époux d'Eusèbe. Childéric refuse de l'abandonner. Bazine l'exige; ils se séparent. Berthilie revient chez son père, à qui elle annonce que Childéric est sauvé. Bazin, qui a ordonné l'assassinat de Childéric, est blessé par ceux qu'il a apostés. Furieux, il ordonne que la roche sombre soit entourée d'une garde nombreuse. Il fait venir Théobard, qu'il menace, apprend que Childéric est déjà réuni à ses braves, et se livre à une fureur immodérée, qui augmente ses maux.
LIVRE DIX-SEPTIÈME.
A peine les rayons argentés de l'astre des nuits éclairoient-ils foiblement les cieux, que Childéric, plein d'une amoureuse impatience, voloit vers la roche sombre; Eginard le devançoit, Ulric et Valamir suivoient ses pas. Ils ont déjà franchi les bois, déjà l'asile affreux qui renferme la belle et illustre captive, offre aux yeux du roi sa masse terrible et ses sauvages entours; Eginard place son frère à l'entrée du bois, son père au pied de la roche, pour prévenir en cas de surprise, et conduisant son maître du côté du torrent, il lui montre l'ouverture, à laquelle un long voile voltige attaché. Il veut monter le premier enseigner au roi la pierre saillante, la pampre flexible; Childéric, plus prompt, plus agile, plus impatient, s'élance, gravit, parvient, saisit le voile et aperçoit déjà Bazine. Quel moment! et qui pourroit le peindre! Amour! ah! je n'essaierai pas de te décrire; c'est au cœur à deviner ce qu'il n'appartient qu'au cœur de sentir. Un entretien si tendre fut suivi de détails plus importans; ce n'étoit plus ce roi proscrit, cherchant un asile et n'osant offrir à la beauté ses vœux téméraires; c'est un monarque puissant, c'est le maître d'une armée triomphante, qui vient déposer, aux pieds de celle qu'il adore, sa couronne éclatante, et l'appeler au rang des reines. Bazine aimoit assez Childéric pour le préférer au plus grand souverain du monde, mais elle chérissoit sa gloire et partagea vivement son bonheur. Cependant cette gloire est sans éclat, ce bonheur sans charme, si le roi ne délivre à l'instant même celle pour qui seule il respire. Bazine l'interrompt, l'instruit de tous les crimes du roi de Thuringe, du meurtre d'Humfroi, du serment de Théobard, des secours qu'elle en attend, des volontés de son père, et du devoir qui lui est imposé de ne rien entreprendre sans consulter Hirman; lui seul peut enseigner à ouvrir la caverne; et si Théobard est absent ou retenu par son obéissance, lui seul peut lui offrir un asile secret et inviolable, jusqu'à l'instant où Childéric, vainqueur des Romains et paisible possesseur de son trône, pourra la recevoir en reine, en épouse. Comment partir sans être rassuré sur son sort, sans l'avoir délivrée des mains d'un tyran, déjà souillé du meurtre d'un frère, et à qui un crime de plus semble ne devoir rien coûter? Childéric offre à la princesse d'aller à l'instant même trouver Hirman, et de revenir la délivrer. Ce projet les occupoit tous deux, ils en discutoient les moyens, tandis qu'Eginard, assis sur la pointe du rocher, admiroit la nuit silencieuse, dont le bruit seul du torrent troubloit la paix mélancolique; le feuillage jaunissant annonçoit déjà l'approche de l'hiver, sa verdure variée, qu'éclairoit à demi la lune tremblante, offroit un tableau touchant qui remplissoit son ame d'une douce tristesse. Tout-à-coup un cri de Valamir interrompt sa rêverie, il a donné le signal convenu, Ulric l'a répété, Eginard tire son épée et s'élance; mais que devient-il, lorsqu'au lieu de l'ennemi qu'il croit combattre, il reçoit dans ses bras Berthilie échevelée, palpitante.—Eh quoi! c'est vous, vous que j'aime, qui, bravant la nuit et les dangers...—Oui, oui, c'est Berthilie. Elle se tait, respire un moment, et se rassure en s'appuyant sur le cœur de son amant. Elle est venue seule, sans guide; elle a bravé les craintes d'une imagination vive et les terreurs, enfans des ténèbres; rien n'a pu la retenir. Effrayée du bruit de ses pas légers, du murmure des vents, du frémissement du feuillage, de la branche qui touche ses vêtemens, de son ombre, que projette au loin les rayons d'un jour pâle et mourant, elle a franchi ces bois inconnus, sans s'égarer, sans se reposer même; elle a couru sur ces cailloux qui ont déchiré ses pieds délicats; elle arrive enfin, elle a senti palpiter le cœur d'Eginard, tous ses maux sont oubliés. Cependant, ce n'est pas lui qu'elle cherche, c'est Childéric, c'est Bazine; un intérêt pressant l'amène; lui seul a pu donner à Berthilie tant de force et d'audace; les momens sont chers, il faut qu'elle leur parle à l'instant même. C'est alors qu'Eginard s'aperçoit que la roche est escarpée, que le danger est extrême et le chemin impraticable. Il le montre d'une main à Berthilie, lui enseigne par où il faut passer, lui recommande la prudence, la soutient, et tremble pour la première fois de sa vie; mais elle est adroite et légère, ses petits pieds trouvent partout un appui, et le plus jeune rameau la soutient; Eginard est éperdu, ils sont au sommet de la roche, et il craint encore. Childéric aperçoit alors Berthilie; ses beaux cheveux, qui s'étoient détachés pendant sa course rapide, flottoient en longs anneaux sur ses épaules; son vêtement d'une blancheur éclatante, sa taille souple et légère, les doux rayons qui éclairoient son charmant visage, son attitude pleine de grâce, tout lui donne une forme aérienne et céleste; on la prendroit pour la divinité protectrice de ces lieux. Le roi s'y trompa un moment, mais il la reconnut et la nomma. Bazine appela impatiemment son amie. Douce et généreuse amitié, vous manquiez encore au bonheur de Bazine! à présent elle est heureuse, et son ame s'enivre des célestes félicités. Berthilie troubla à regret ces doux instans; mais c'étoit un effort que l'amitié attendoit d'elle. Grand roi! dit-elle, c'est pour vous que je suis venue, c'est pour sauver vos jours menacés; peu de momens nous restent; écoutez-moi, et ne perdez pas un des instans qui vous appartiennent encore. Bazine, effrayée par ces mots, écouta avec attention; Eginard, qui s'étoit accroché à une plante sauvage, soutenoit de l'autre main sa chère Berthilie; Childéric, qui lui avoit cédé le voile protecteur, étoit debout près d'elle sur une saillie du rocher; Valamir plus bas, servoit d'appui à son frère; Ulric, au pied de la roche, étendoit ses bras vers eux comme pour les y recevoir tous; et Diane, du haut des airs, applaudissoit à ce tableau touchant, qu'elle se plaisoit à éclairer de sa lumière pâle et divine.
Prince, dit Berthilie, en s'adressant à Childéric, si vous eussiez eu plus de défiance, si vous eussiez mieux connu Bazin, vous vous fussiez sans peine aperçu du trouble dont il étoit dévoré, depuis que vous lui aviez annoncé votre retour au trône, et une puissance dont il craignoit les entreprises: mon père, plus habile à lire dans son cœur, ne se laissa pas tromper à sa feinte satisfaction; il suivit ses mouvemens, et ne sut pas sans inquiétude qu'il avoit mandé Vendorix, lâche complaisant de ses fureurs. Cependant il étoit encore loin de prévoir les excès où l'amour jaloux pouvoit précipiter son roi; il n'apprit qu'avec une vive douleur que Bazin, trahissant les droits de l'hospitalité, ces droits sacrés à tous les hommes, avoit placé lui-même des muets dans votre appartement, avec ordre de vous étouffer durant votre sommeil. Théobard aimoit trop la vertu pour ne pas s'opposer au crime; il chérissoit trop la fille d'Humfroi pour laisser immoler Childéric; il portoit encore à Bazin trop d'attachement pour ne pas le servir en lui épargnant la honte et le regret d'un attentat si horrible; mais il ne savoit comment vous prévenir; Vendorix ne le quittoit point dès qu'il sortoit de son appartement, et mon père voyoit que tous ses pas étoient observés; il trembloit de n'avoir prévu qu'en vain ce crime atroce; il étoit pâle, agité; j'osai lui en demander la cause, il hésitoit à me la confier. Cependant, espérant que moins suspecte que lui, je pourrois peut-être davantage, il se décida à m'ouvrir son cœur; je frémis comme lui de votre danger, mais je lui promis de vous sauver; il m'embrassa tendrement. Ne craignez rien, lui dis-je, ni pour Childéric, ni pour vous, ni pour moi-même; mais permettez-moi de vous quitter, les instans sont précieux; il y consentit. Je volai à mon appartement; je savois que vous deviez être à la roche sombre, Eginard m'en avoit prévenue, m'en avoit indiqué la route. Pensant que vous deviez être sans chevaux, sans armes, et forcée de partir sans retourner au palais, je me suis chargée, à la hâte, de mon or et de mes bijoux, qui serviront à vous en procurer. Craignant d'être arrêtée aux portes du palais, je me suis élancée par une fenêtre qui donne sur la terrasse, et courant hors des jardins, j'ai suivi, sans m'arrêter, la route qui m'avoit été indiquée. J'arrive, je vous trouve, profitez des instans; demain, quand on s'apercevra de votre départ, soyez loin de toute atteinte; craignez tout d'un rival puissant et irrité; échappé à ses muets, vous n'échapperiez pas demain aux ordres qui vous attendroient ailleurs. Berthilie se tut; Eginard, qui la tenoit embrassée, la pressa avec transport; elle entendit ce mouvement de la reconnoissance, il ajouta un nouveau prix à son zèle heureux. Bazine et Childéric sentirent que remercier Berthilie étoit presqu'un outrage; ils songèrent donc uniquement à profiter de ses bienfaits; le roi persistoit à parler à Hirman; la princesse exigea qu'il s'en remît à elle seule de sa destinée, et qu'il partît sur le champ pour la maison de chasse de Bazin, dont Taber, époux d'Eusèbe, étoit gouverneur; là, il se procureroit sans peine des chevaux, et marchant sans s'arrêter, il trouveroit la ville frontière, avant que l'on pût se douter de son départ. Mais, ajouta la princesse, laissez Eginard chez Taber, il portera à Hirman les tablettes que voici, ce sont celles de mon père. A cette vue, le sage Druide se confiera sans peine à lui, et Eginard m'instruira de ses volontés. Je n'ai rien à craindre sous la garde de Théobard, de Berthilie, protégée par Hirman, servie par le fidèle Eginard; épargnez à mon cœur des alarmes, et peut-être un malheur éternel. Partez, prince: si vous m'aimez, allez reprendre une couronne, dont j'accepte avec joie le glorieux partage; allez punir Egidius; montrez Childéric au peuple impatient de sa présence; je saurai vous rejoindre, l'amour vous promet Bazine. Partez à l'heure même, voici les tablettes d'Humfroi; j'en charge Eginard. Adieu, Berthilie, chère et tendre amie, cours rassurer ton père: adieu, vous que je me plais à nommer roi des Francs et de Bazine. A ces mots, la princesse, voulant forcer Childéric à un prompt départ, quitta l'ouverture du roc, et se retira dans le fond de la caverne. Childéric, qui sent tout ce que ses volontés ont de prévoyance et de sagesse, se détermine à lui obéir; Eginard transporte Berthilie au pied du rocher. Le roi ne pouvoit sans douleur abandonner ce ténébreux séjour; mais pressé par Berthilie et par ses braves, il partit pour la maison de Taber, dont il connoissoit bien la route; c'étoit là que Bazin avoit été transporté lorsque, blessé à la chasse, il avoit été secouru par Childéric. Berthilie présenta au roi, et en rougissant, la petite cassette qu'elle lui avoit apportée; il la reçut de ses belles mains avec reconnoissance, chargea Eginard de la ramener au palais, lui dit adieu, leur recommanda Bazine, et promit à Eginard de laisser à Taber de plus amples instructions. Le roi, suivi d'Ulric et de Valamir, prit le chemin de la forêt; il marchoit rapidement, mais en silence; la joie qu'il éprouvoit en songeant à son heureux retour dans sa patrie, à son cher Viomade, étoit empoisonnée par l'idée désespérante de la captivité de celle qu'il aimoit. Tous les dangers, tous les malheurs s'offroient à son imagination, mille inquiétudes l'agitoient; il arriva chez Taber, accablé de regrets et plongé dans la tristesse; il en fut distrait par la nécessité de songer à son départ. A peine eut-il expliqué à Taber ce qu'attendoit de son zèle la fille d'Humfroi, à peine lui eut-il raconté ce qu'elle souffroit dans la roche sombre, que Taber, aidé de sa fille Elénire, servit au roi un repas frugal: tandis qu'il étoit à table entre Ulric et Valamir, les chevaux étoient préparés; au bout de quelques momens, le roi et les deux braves partirent; Elénire fut chargée du soin de recevoir et de cacher Eginard. Taber les conduisit, par des chemins sûrs, à Eisnach; là, il les quitta, et revint promptement rejoindre sa fille.
Tandis que Childéric fuit à regret loin de celle qu'il adore, Berthilie, le bras passé dans celui d'Eginard, fait avec lui un plus doux voyage. Ils ne se quitteront pas,... ils se le répètent mille fois, et l'avenir ne leur offre que projets charmans, flatteurs espoirs, jours enchanteurs, amour, hyménée. Les beaux cheveux de Berthilie enveloppent son amant de leurs boucles légères et parfumées, il les couvre de baisers, et Berthilie s'abandonne sans défiance à son heureux guide. Il soutient ses pas, la presse contre son cœur, s'étonne et s'afflige en se voyant si près de l'arrivée. Déjà! disoit sa douce amie, qui a oublié la fatigue et la route: mais pensant à son père, à l'inquiétude qu'il doit éprouver, elle se reproche ce mouvement. Il faut par prudence se séparer; déjà ils touchent aux allées du jardin, ils se disent adieu, et Eginard voit Berthilie fuir avec la légèreté d'un oiseau; il aperçoit flotter sa robe à travers les arbres; bientôt il cesse de la voir, et regarde encore, mais n'apercevant plus rien, il se hâte de revenir chez Taber. Ah! se disoit-il en soupirant, je ne serai point témoin du triomphe de mon roi; je n'entendrai point ces cris d'alégresse.... Cette pensée affligeoit Eginard; mais s'il délivroit Bazine! s'il la conduisoit lui-même à son maître! cet espoir lui rendoit sa gaieté; il nommoit Berthilie, il retrouvoit son bonheur... Il arriva ainsi près d'Elénire, qui lui fit un accueil tel qu'il devoit l'espérer, lui offrit des rafraîchissemens, l'instruisit du départ du roi, et le fit conduire à la chambre qui lui étoit destinée. Pendant ce tems Berthilie, rentrée au palais par une porte qui donnoit dans le jardin, et dont elle avoit la clef, s'étoit glissée doucement jusqu'au bord du lit de Théobard; il ne dormoit pas, et reconnut sa fille chérie à ses pas légers. Est-ce toi, ma bien-aimée, dit-il à voix basse? Oui, mon père, répondit doucement Berthilie. Alors elle s'approcha du lit, embrassa son père, lui fit part de ses démarches, de ses succès, de l'éloignement de Childéric. Théobard remercia les dieux, applaudit à l'heureuse témérité de Berthilie, l'engagea à s'aller reposer, et à jouir sans trouble des douceurs d'un long sommeil. Berthilie lui obéit, et rien n'agita son cœur pendant le reste de la nuit; tout sourioit à sa jeunesse; la vie n'étoit pour elle que paix, amour, vertu, espérance.
Mais tandis qu'un si doux sommeil, que des songes heureux reposent et dédommagent la chaste fille de Théobard, il fuit la couche dévorante du fratricide; Bazin se sent brûler de mille feux, les furies secouent sur lui leurs noirs flambeaux; il appelle la vengeance, et Némésis est sourde à sa voix; les crimes qu'il a commis l'effraient, ceux qu'il médite ne le satisfont pas encore; tourmenté par ses souvenirs, inquiet sur les ordres sinistres qu'il a donnés, Bazin s'étonne de n'en pas avoir encore appris l'exécution.... Les heures s'écoulent et le jour renaît, personne ne s'approche de lui... Childéric vivroit-il encore!.. Malheur à celui qui eût osé le trahir!... Ses soupçons le déchirent, il fuit ce lit sans repos, et va s'assurer lui-même de sa victime; à peine il entre dans l'appartement du jeune roi, que les muets qui, depuis si long-tems cachés, attendent Childéric, croient enfin l'apercevoir, et se jettent tout-à-coup sur Bazin qu'ils renversent; sa tête va frapper contre un siége, ils sont prêts à l'immoler à ses propres fureurs; mais le roi, qui tient un poignard, le plonge dans le cœur d'un des muets; son compagnon, effrayé de sa méprise, fuit loin du courroux terrible de son maître; et Bazin, baigné dans son sang qui se mêle à celui du misérable exécuteur de ses forfaits, s'évanouit de rage autant que de douleur: on ignore dans le palais ce fatal événement, aucun secours n'est apporté, et Bazin, plusieurs heures sans mouvement, revient à lui, ranimé par la seule nature; il promène long-tems autour de lui ses regards incertains et surpris; bientôt sa terrible catastrophe se retrace à sa pensée; là, inondé de sang, est étendu ce muet qu'il a poignardé; le lit du prince n'annonce pas qu'il s'y soit couché, et cependant ses vêtemens, ses armes sont éparses dans l'appartement: où seroit-il donc? peut-être est-il encore tems de satisfaire sa haine? Cet espoir ranime de nouveau Bazin, il essaie de se relever; la blessure qu'il a reçue à la tête, le sang qui n'a cessé de couler, l'ont affoibli; il retombe, fait de nouveaux efforts, et parvient à se tenir debout, mais il peut à peine se soutenir, il est forcé de s'asseoir. Cependant il craint d'être surpris, il craint encore plus que Childéric ne lui échappe; enfin, rappelant toute sa vigueur, il sort de ce lieu fatal, et par une issue secrète rentre dans son appartement; là, il fait venir ses médecins qui pansent sa douloureuse blessure; une fièvre ardente s'unit encore à sa violence naturelle, il est contraint de se coucher, mais il demande Vendorix. Va, dit-il, placer une garde nombreuse au pied de la roche sombre, remplis de troupes le bois qui l'avoisine, et que l'on donne la mort à tout ce qui oseroit en approcher; que Théobard n'y entre plus seul, tu m'en réponds sur ta tête... Vendorix sortit pour obéir promptement, et Théobard parut. Bazin jettoit sur lui des regards furieux; mais la belle ame du vertueux chef du conseil n'en est point émue; le calme de ses traits étonne le roi, il l'admire malgré lui... Où est donc Childéric? dit-il impétueusement. Je venois vous annoncer, répondit Théobard, qu'un courier qu'il envoie d'Eisnach vous apporte la nouvelle qu'il est arrivé heureusement dans cette ville; hier, m'a dit le courrier, sur des avis secrets, le roi crut devoir partir sans délai... Perfide! s'écria Bazin, tu m'as trahi!... Que m'avez-vous confié?.. Sors, malheureux!.. Il alloit obéir, mais il fut rappelé par le monarque en fureur; il le menace de mille morts, veut assembler son armée, s'unir à Egidius, chasser de nouveau Childéric de son royaume, marcher à la roche sombre, y donner lui-même la mort à la princesse infortunée; sa fièvre redouble, son imagination s'égare, il voit Humfroi, il entend ces mots, ces derniers mots d'un frère: O mon cher Bazin! sauve-moi!... et il tombe évanoui dans les bras de Théobard, qui gémit sur ses maux et sur ses crimes.
FIN DU LIVRE DIX-SEPTIÈME.
CHILDÉRIC.
LIVRE DIX-HUITIÈME.
SOMMAIRE
DU LIVRE DIX-HUITIÈME.
Arrivée du roi; transports de l'armée. Il retrouve Viomade, remonte sur le pavois, combat Egidius, est vainqueur, rentre dans toutes ses places, s'arrête à Tournay. Inquiet du silence d'Eginard, il envoie Valamir en Thuringe; il annonce à son retour que la princesse est épouse du roi de Thuringe. Désespoir de Childéric. Il se prépare à attaquer les Saxons. On annonce des Bardes, ils chantent la gloire de Childéric. Quels sont ces Bardes. Ravissement du roi. Il reproche à Valamir de l'avoir trompé. Mais Bazine lui confirme la nouvelle de son mariage avec le roi de Thuringe; elle raconte ses aventures. Childéric part avec son armée, il est vainqueur, Egidius est tué. Le roi retrouve Egésippe, s'empare de Beauvais, de Paris, revient plein de gloire dans Tournay, y trouve Théobard, qui lui annonce que la reine est libre. Théobard lui raconte les événemens qui ont suivi le départ de la princesse. Bazine veut aussi le bonheur de Berthilie et d'Elénire, fille d'Eusèbe. Les trois mariages se célébrent le même jour dans le temple d'Esus.
LIVRE DIX-HUITIÈME.
Taber n'avoit quitté le roi des Francs qu'au moment où il alloit rejoindre Mainfroi, Arthaut, Recimer et Amblar, suivis eux-mêmes de plusieurs guerriers; la joie que ressentirent ces braves à l'aspect de leur maître, ne pouvoit se comparer qu'à celle du prince en retrouvant des sujets dévoués et fidèles. Ils renouvelèrent au roi des sermens gravés dans leurs cœurs, et Childéric les assura à son tour d'une amitié constante et méritée; mais empressé de retrouver Viomade, le roi ne voulut point s'arrêter, et son cœur tressaillit de joie en revoyant sa patrie, ces riches plaines, ce beau royaume conquis par ses pères. Ce fut en 463 que Childéric rentra en France; il avoit alors vingt-cinq ans, étoit le plus bel homme de son siècle, et avoit acquis en peu d'années une connoissance du cœur humain que les rois, nés sur le trône et entourés de ses prestiges, ne peuvent jamais posséder. Ses revers avoient élevé son ame au-dessus du malheur et de la fortune; il savoit sentir l'amitié dont il connoissoit tout le prix, et à qui il devoit son trône.... Il se connoissoit lui-même, étude si utile et faite si rarement par ceux que l'on trompe sans cesse, soit pour leur plaire, soit pour les égarer. Childéric avoit à effacer de grandes fautes, mais il lui restoit de grands moyens, et de nombreuses années; l'amour qui avoit séduit sa jeunesse, alloit lui-même s'entendre avec la vertu et la gloire; aucune tache ne devoit plus nuire à cet ensemble heureux de grandeur, de courage, de beauté, de bienfaisance et de sagesse. Childéric avoit déjà passé Strasbourg, il quittoit Saint-Dizier, et s'avançoit vers le terme de son voyage; déjà il apercevoit la haute montagne au pied de laquelle est bâtie cette petite ville fameuse par les ravages d'Attila, plus fameuse encore par son attachement pour son prince, et par la gloire de l'avoir reconnu la première; Childéric, impatient d'embrasser son cher Viomade, pressoit son coursier, qui, secondant les vœux de son maître, s'élançoit avec la rapidité des vents; le soleil couchant faisoit briller au loin les armes étincelantes; une joie délicieuse remplissoit l'ame sensible du roi; la poussière qui s'élevoit dans la plaine lui annonçoit un groupe de cavaliers volant rapidement à sa rencontre; son cœur devine Viomade avant que ses yeux puissent le reconnoître, et en peu d'instans, ils sont dans les bras l'un de l'autre. L'armée entière s'approche en désordre et à pas précipités, chacun veut voir le roi, on l'entoure, on le presse, on tombe à ses pieds; plus de rangs, plus de chefs, plus de soldats, l'amour a tout confondu.... Childéric étend ses bras vers eux, leur montre son cœur; il ne peut parler, et laisse sans honte couler ces larmes de reconnoissance, qui honorent le peuple qui les obtient, et le roi qui sait les répandre. Au milieu de ce trouble sublime, une couronne, un sceptre sont apportés; c'est Viomade qui a l'honneur de les présenter lui-même: Childéric, ôtant son casque avec cet air noble et plein de charme qui le distingue, lui dit: Je la tiens de toi, Viomade; et il posa la couronne sur sa tête. Le sceptre étoit ce même javelot, sceptre du grand Pharamond, et teint du sang de Gelimer.... Childéric le reçut avec attendrissement, et donna un regret à son ami, un soupir à Talaïs. Le pavois fut apporté; Childéric y monta; c'étoit à qui auroit l'honneur de le porter: ce fut ainsi élevé, et au milieu de ses braves et de son armée, que Childéric entra dans la ville; elle étoit jonchée de fleurs, toutes les femmes en étoient couronnées; les cris mille fois répétés de vive le roi! remplissoient les airs, une musique guerrière achevoit de remuer les ames, les Bardes chantoient à leur tour, des feux étoient allumés, des festins partout étoient préparés. Childéric se disoit tout bas: O Bazine! c'est ainsi qu'il vous aimeront!... La nuit fut aussi belle que le jour avoit été éclatant; on oublioit la fatigue, on renonçoit au sommeil, et l'aurore aperçut encore les derniers jeux de cette fête mémorable.
Elle est enfin terminée, et le roi reste seul avec son ami; ce moment fut aussi doux pour son cœur que celui de son triomphe, ils avoient l'un et l'autre bien des choses à se dire; à peine Childéric donna-t-il quelques heures au repos. Mais il apprend qu'Egidius marche contre lui vers la Champagne: il ne faut pas lui donner la gloire d'attaquer, marchons à sa rencontre, dit Childéric, assemblons le conseil, tel qu'il étoit composé à mon départ, pressons-nous, et partons. Les ordres sont donnés, et tandis qu'ils s'exécutent, le roi nomme Bazine à son ami, lui parle de ses vertus, de sa beauté, de ses malheurs, du lieu horrible où il l'a laissée captive, et d'Eginard qui veille à ce précieux trésor. Interrompu par l'arrivée du conseil, le roi lui expose la nécessité de marcher à l'instant même contre Egidius; c'étoit l'avis de tous, ce fut celui de l'armée; les anciens grades furent rendus à ceux qui les avoient possédés et mérités, et les Francs poussèrent des cris de joie en marchant contre les Romains, et en voyant le roi à leur tête. Egidius, de son côté, pressoit sa marche. Les deux armées se rencontrèrent entre Langres et Troyes, et la victoire ne fut ni lente ni douteuse. Les Francs, vainqueurs, poursuivirent l'ennemi qui fuyoit devant eux; Childéric suspendit le carnage, s'assura de Langres, de Metz, de Verdun, de Vilita ancien, de Cambrai, et s'arrêta à Tournay, sa capitale: ce fut là qu'il retrouva de nouveaux témoignages de l'amour et du zèle de ses sujets depuis long-tems séparés de lui; ce fut là que de nouvelles fêtes lui répétèrent qu'il étoit aimé, et que les troupes triomphantes lui firent l'hommage de leur gloire. Le roi, au milieu de son peuple, jouissoit de cette satisfaction délirante que donne une vive sensibilité; il ne cessoit de regarder autour de lui, et chaque regard lui offroit un sujet fidèle. Oppressé par son bonheur, accablé des torrens d'amour et de joie qui inondoient son cœur, il doute si ses forces pourront suffire à une félicité plus qu'humaine; mais Bazine ne la partage pas!... Cette idée donne le change à ses transports, et vient la calmer. Childéric n'oublioit point ce qu'il devoit aux dieux et à Diticas; en s'arrêtant à Tournay il s'étoit promis de célébrer sa reconnoissance par un pompeux sacrifice; il fut ordonné, et jamais encore on en avoit offert de plus grand, de plus solennel; l'armée entière y assista, le roi y donna des marques d'une piété profonde; il témoigna au grand prêtre une vénération, un respect mêlé de reconnoissance; Diticas lui adressa un discours flatteur, félicita le peuple et l'armée, invoqua pour elle la protection divine, l'en assura: il se retira dans son temple, emportant dans son cœur un attachement plus vif encore pour un roi qui se montroit à tous les yeux paré de tant de vertus nouvelles. Childéric, en mémoire des bienfaits des dieux, ordonna que l'on bâtît un temple dans la ville même; il fait encore de nos jours partie de la cathédrale de Tournay; sa nef est entièrement ancienne, et présente au souvenir un monument de la reconnoissance de ce grand roi. D'autres soins l'appeloient encore; il avoit espéré en vain recevoir des nouvelles d'Eginard; inquiet, désolé de son silence, il fit partir secrètement Valamir; et sachant que les Romains se rassembloient à Cologne, il marcha contre eux, les défit, s'empara de la ville, prit également Trèves, et forcé par la mauvaise saison à mettre bas les armes, il rentra dans Tournay, où il ne trouva point encore Valamir de retour. Childéric donna au bonheur de son peuple un tems qu'il ne pouvoit consacrer à sa gloire; il diminua les impôts, réforma plusieurs abus, récompensa les guerriers, augmenta le nombre de ses braves, créa ces lois sages et répressives, dont le citoyen paisible n'a rien à craindre, et qui contiennent le méchant; écouta les plaintes du malheureux, de l'innocent, fut toujours juste, et quelquefois clément; enfin il fit aimer son empire autant qu'il avoit fait respecter ses armes.
De ce peuple heureux, Childéric étoit le roi, le père, l'amour et le modèle; mais lui seul gémissoit en secret; il versoit le bonheur sur les autres, l'inquiétude, la douleur le déchiroient. Valamir ne revenoit point; l'hiver s'écouloit dans cette mortelle attente, Childéric ne savoit plus la supporter; Viomade ne pouvoit concevoir le silence d'Eginard, la longue absence de Valamir; il craignoit qu'ils ne fussent arrêtés, et on alloit envoyer un nouvel émissaire, lorsqu'enfin Valamir parut; le roi lui témoigna son étonnement sur le tems qu'avoit duré son voyage. Mon frère étoit mourant, lui dit-il; je n'ai pu le quitter, qu'assuré de sa vie; d'ailleurs je ne savois rien sur le sort de la princesse.... Eh bien! qu'avez-vous appris? répondit impatiemment Childéric.—Qu'elle est épouse de Bazin, et qu'elle règne sur la Thuringe.—Ciel! que dites-vous?—La vérité, et si vous daignez m'écouter, je vous rendrai compte de tous les événemens qui se sont passés depuis votre départ.—J'écoute, reprit le roi avec la plus vive émotion; parlez, Valamir.
Le roi de Thuringe, blessé par les muets qu'il avoit appostés dans votre appartement avec ordre de vous assassiner, donna les ordres les plus sévères contre la princesse, soupçonna Théobard, et se livra à une fureur insensée qui pensa lui coûter la vie. Vendorix, à qui il avoit confié la garde de la roche sombre, plaça des troupes dans le bois et au pied de la caverne; on ne pouvoit plus en approcher que du côté du torrent, et il falloit alors le traverser, ce qui étoit dangereux et pénible, surtout dans la saison qui grossissoit déjà ses eaux. Pendant que ces précautions se prenoient avec précipitation, Eginard s'étoit rendu dans la forêt de Thuringe, au temple du grand-prêtre Hirman, s'en étoit fait reconnoître à l'aide de Taber et des tablettes d'Humfroi; et le vénérable Druide, touché des malheurs de celle qu'il avoit promis de secourir, prit les précautions nécessaires pour pénétrer dans la caverne, et partit suivi d'Eginard, de deux Druides et de Taber; mais en approchant, ils aperçurent des tentes et des armes; ils s'arrêtèrent, et, découvrant un nombre considérable de soldats, ils furent forcés de renoncer à leur projet: traverser le torrent étoit une entreprise au-dessus des forces et du grand âge d'Hirman; d'ailleurs l'entrée de la caverne étoit du côté des gardes, et c'étoit s'exposer sans aucun avantage; leur douleur fut grande, mais il fallut céder pour le moment; chacun cependant emportoit dans son cœur le désir et l'espérance de vous servir. Eginard, inconsolable de son mauvais succès, passa une nuit cruelle, le lendemain il ne fut pas plus heureux; quoiqu'il vit Berthilie, le plaisir de se retrouver étoit détruit par le souvenir des dangers dont la princesse étoit entourée. Eginard ne peut y résister, et, dût-il y perdre la vie, il voulut voir Bazine: cependant il cacha son projet, dans la crainte d'effrayer le cœur déjà si triste de la sensible Berthilie, et à peine le jour étoit-il près de finir, qu'il étoit déjà de l'autre côté du torrent, et cherchoit la place la moins dangereuse; appuyé sur son épée, il parvint, non sans peine, à le traverser, et gravit le rocher du côté de l'ouverture, évitant de se laisser voir, et se tenant toujours caché derrière la roche; il faisoit nuit, les captives ne l'attendoient pas, elles étoient dans le fond de la caverne; appeler étoit une imprudence; il attendit quelques instans sans savoir quel parti prendre; bientôt il redescendit, ramassa plusieurs cailloux, gravit de nouveau et fit couler ces cailloux le long du roc en-dedans et par son ouverture; les captives les entendirent, et se préparoient à s'approcher, lorsqu'un grand bruit effraya mon frère, et arrêta les préparatifs que faisoit Eusèbe: un moment après, la trappe s'ouvrit avec fracas, retomba de même, et Eginard vit entrer, à la lueur de plusieurs flambeaux, Théobard que suivoit Vendorix; à la vue de cet odieux capitaine, mon frère trembla pour la princesse et pour Théobard. Ils remirent d'abord à Eusèbe des provisions, des vêtemens, des tapis, car la caverne devenoit humide et froide. Eginard écoutoit, mais les paroles se perdoient dans le rocher; il distinguoit seulement le son des voix, et les accens si doux de celle de Bazine frappoient davantage quand ils succédoient aux accens durs et effrayans de Vendorix. La nuit étoit avancée; Eginard, craignant d'être découvert, se retira, redescendit quelques pas, traversa de nouveau le torrent, et revint chez Taber; quoiqu'il n'eût pas entièrement réussi, il étoit moins malheureux, le torrent n'étoit plus pour lui un obstacle insurmontable; avec des efforts et de la prudence, il pouvoit parler à la princesse, recevoir ses ordres, et lui faire passer des nouvelles, vous en donner à vous-même; c'étoit beaucoup. Après s'être reposé un jour, il résolut de revoir Berthilie, de lui apprendre son heureuse entreprise, et de savoir d'elle ce dont il falloit qu'il instruisît la princesse; il la trouva accablée de douleur; Eusèbe étoit malade, et la princesse, alarmée pour sa chère nourrice, avoit paru à Théobard pâle et souffrante elle-même; l'air de la caverne devenoit mal-sain; le peu d'exercice, l'humidité, la longue captivité qu'éprouvoient les prisonnières, sembloient altérer également leur santé; Eusèbe surtout éprouvoit les symptômes d'une destruction prochaine, et Bazine désolée ne savoit comment la secourir. Eginard fit part à Berthilie du chemin dangereux qu'il avoit parcouru, se promit de retourner porter des consolations aux infortunées, et de consulter Hirman avant de rien entreprendre. Berthilie fut de cet avis, et lui apprit encore que son père n'alloit plus seul à la roche, que Bazin se proposoit de faire mourir la princesse, si vous veniez la demander à main-armée. Berthilie écrivit à Bazine une longue lettre qu'Eginard devoit passer par l'ouverture, en cas qu'il ne pût lui parler, et elle la lui remit en le conjurant d'user de prudence; ils se séparèrent, mon frère regagna sa retraite avant le jour. Le lendemain il fut au temple, et dépeignit à Hirman l'état affreux de la malheureuse fille d'Humfroi, la sévérité, les menaces de Bazin, la maladie d'Eusèbe, l'impossibilité dans laquelle se trouvoit Théobard de rien entreprendre.... Hirman l'écouta, et réfléchit.... Consultons les dieux, dit-il; le moment est terrible, je n'ose prononcer sur ce qu'il faut faire encore, la circonstance doit peut-être l'emporter.... A ces mots, Hirman sortit, et laissa Eginard dans l'attente. Il le demanda au bout de quelques heures, et le conduisit derrière un superbe autel qui portoit trois statues de marbre; là, il vit un tombeau et les apprêts d'un sacrifice. Ici repose Humfroi, s'écria le Druide en versant des pleurs...; ici repose le meilleur des rois; invoquons son ombre, et qu'elle nous éclaire sur la destinée de Bazine! Puisse sa volonté se manifester à mon cœur, et sa grande ame m'inspirer pendant le sacrifice! Hirman, les bras étendus vers la tombe, debout et les cheveux épars, sembloit pénétré d'un mouvement divin. Après la cérémonie, il fit conduire Eginard dans une chambre écartée; plusieurs heures s'écoulèrent avant que personne ne vînt le trouver: Hirman le fit servir avec soin, mais seul, et vers le soir il le demanda. Voilà, lui dit-il, les tablettes d'Humfroi; j'ai écrit au bas des caractères même du roi les conseils que je donne à regret, mais les seuls qui puissent sauver la princesse; voici, ajouta-t-il, une liqueur qui conservera la vie à Eusèbe; j'y joins une chaîne d'or que vous pourrez aisément attacher au fer qui traverse l'ouverture de la roche; vous aurez soin de suspendre à l'autre extrémité ce coffret, dans lequel vous placerez le vase et les tablettes: il fit ensuite observer à Eginard qu'il étoit tombé beaucoup de pluie, et que le torrent seroit extrêmement grossi, l'engagea à se munir d'une forte lance qu'il lui présenta, et sur laquelle il pouvoit s'appuyer sans crainte; lui indiqua plusieurs moyens d'échapper aux flots irrités, applaudit à son courage, et lui promit d'invoquer les dieux pendant son voyage pénible. Eginard marchoit avec intrépidité; la lune n'éclairoit plus notre hémisphère, et mon frère remercioit les cieux des ténèbres épaisses dont ils couvroient son entreprise. Arrivé au bord du torrent, il est étonné de ses progrès, de son fracas terrible, de sa fureur. O nayades! dit-il, appaisez-vous; ce n'est point un méchant, un coupable, qui va se livrer à vos ondes!... O Berthilie! tendre Berthilie!... Il hésite... O mon roi! dit-il... et il se précipite dans les flots.... Cependant, aussi prudent que courageux, il oppose à l'onde qui l'entraîne force et adresse, résiste, combat, triomphe, et saisit déjà les branches du buisson qui croît au pied du rocher, et que battent les eaux du torrent; mon frère, dont les vêtemens étoient pleins d'eau et les membres refroidis, eut plus de peine à monter sur la roche qu'il ne l'avoit cru d'abord; plusieurs fois ses forces l'abandonnèrent; cependant il eut assez de courage pour se soutenir jusqu'au but de son entreprise. La nuit étoit fort avancée, les captives étoient endormies, les tapis rendoient inutiles tous moyens de se faire entendre; mon frère se contenta d'accrocher la chaîne au barreau de fer, et de descendre à l'autre bout les tablettes d'Hirman, auxquelles il avoit joint celles de Berthilie, et le vase qui renfermoit la liqueur précieuse; il attendit quelque tems; mais ne voyant aucun mouvement dans la caverne, se sentant glacé sous ses vêtemens humides, craignant de manquer de force pour regagner l'autre bord, il redescendit de la roche, et traversa de nouveau l'onde en furie; déjà fatigué, moins prudent peut-être, parce qu'il ne songeoit plus qu'à lui, il lutta long-tems, et plusieurs fois il fut renversé, entraîné même; une plante, une pierre élevée, les dieux protecteurs qui n'abandonnent pas l'être vertueux qui se confie à leur puissance, le soutinrent contre tant d'obstacles, et il regagna l'autre bord; mais le froid de la nuit l'avoit pénétré, il avoit encore une longue route à faire, et il se sentoit foible et souffrant; cherchant à ranimer ses forces, il se hâta, et arriva chez Taber au lever du jour. Sa longue absence avoit jeté l'alarme dans toute la maison, un grand feu étoit allumé, un repas l'attendoit; il but promptement une liqueur qui le ranima, changea de vêtemens, se mit à table, et fit à Taber le récit exact de tout ce qu'il avoit éprouvé, entrepris, exécuté; tout-à-coup il devint d'une pâleur mortelle, sa tête se troubla, il croyoit être encore au milieu du torrent, et il tomba évanoui. Taber le fit promptement mettre au lit, lui prodigua tous les secours; il revint à lui, mais avec un frisson violent, une fièvre délirante, une agitation terrible. Taber effrayé envoya consulter Hirman qui vint lui-même, répondit des jours de mon frère, mais prédit que sa maladie seroit longue; il ordonna tout ce qu'il falloit faire, resta un jour entier près du malade, et repartit, en assurant de nouveau que la maladie étoit sans danger; cet espoir rassura Taber. J'arrivai quelques jours après; mon frère ne me reconnut point, j'étois désespéré, et, malgré les promesses d'Hirman, je tremblois pour les jours d'Eginard: occupé de lui seul, lui donnant tous mes soins, je ne savois à quoi attribuer son accablement; mais Taber me raconta fidèlement tout ce que je viens de vous dire; je crus devoir en instruire Théobard. Taber s'en chargea; il envoya Elénire, qui, sous prétexte de porter à Berthilie des oiseaux fort rares et qu'elle avoit élevés, sut pénétrer jusqu'à elle. Au récit des dangers qu'avoient couru mon frère, Berthilie, troublée, fit appeler son père qui ne s'affligea pas moins qu'elle, et feignant de chasser, ainsi que Berthilie, ils vinrent l'un et l'autre, dès le lendemain, à la maison de Taber. Je ne pus voir sans attendrissement la pâleur extrême de cette jeune et charmante fille; mais, par un effet singulier du hasard ou de la beauté, à peine se fût-elle approchée de mon frère, à peine l'eût-il regardée, à peine lui eût-elle parlé, que, sortant comme d'un long sommeil, il reconnut tous ceux dont il étoit entouré; il sembloit qu'il attendît Berthilie pour se réveiller; il m'embrassa avec tendresse, s'étonna, eut de la peine à comprendre comment nous nous trouvions tous auprès lui; sa tête, encore foible, s'égara quelquefois; il vous nommoit, nous défendoit de vous laisser passer le torrent; son cœur étoit toujours le même, son imagination seule erroit encore. Théobard, dont on surveilloit toutes les actions, fut obligé de se retirer. Eginard s'endormit profondément, et le lendemain il nous parut beaucoup mieux. Théobard m'avoit donné des nouvelles de la princesse; il la voyoit toujours, mais jamais seul; rien ne sembloit adoucir sa position, rien ne l'agravoit. Je n'avois à vous annoncer rien d'important; je crus devoir attendre encore, et emporter au moins la satisfaction de laisser mon frère rétabli. Théobard et Berthilie revinrent le voir; il étoit levé, encore pâle et foible, mais il ne ressentoit aucune douleur. Nous parlions sans cesse de vous, de la princesse, de sa captivité, lorsqu'un soir Taber me fit signe de le suivre; son agitation m'alarma; je sortis après lui: Qu'est-il arrivé? lui dis-je... D'étranges événemens, reprit-il; gardons-nous qu'ils parviennent encore jusqu'à votre frère; la princesse a cédé à la barbare persécution du roi, elle accepte sa main, le jour de l'hymen est fixé; elle vient d'être conduite au palais de Bazin dans toute la pompe des reines. J'avois peine à en croire Taber, mais Elénire avoit reçu l'ordre de se rendre auprès de sa mère. Je voulus cependant m'assurer moi-même de ces nouvelles, et je courus à la ville; par-tout l'alégresse publique me confirma des événemens nouveaux; je vis les pompeux apprêts des fêtes: les temples s'ouvroient, l'encens fumoit, on ornoit de fleurs les flambeaux d'hymenée. J'ai fui ces lieux qui ne m'offroient qu'un spectacle déchirant pour mon cœur, et, prenant congé de mon frère, je suis parti pour vous annoncer qu'un lien éternel vous enlève à jamais Bazine.
Childéric, immobile et accablé, croyoit à peine ce qu'il venoit d'entendre; sa raison, son cœur se refusoient à une conviction trop cruelle; il lui sembloit qu'un horrible songe troubloit ses esprits, il cherchoit à l'écarter; mais plus il s'appesantissoit sur sa pensée, plus il sentoit la vérité terrible pénétrer et déchirer son cœur.... Ah! Bazine, que sont devenus votre amour, votre constance, et cette douce fermeté qui faisoit tout mon espoir?.... Mais Hirman avoit parlé, elle avoit respecté en lui et les dieux et son père.... Cette idée porte quelque douceur à l'ame du roi; il respecte jusqu'à l'infidélité de son amante; il n'est pas tout-à-fait malheureux, puisqu'en perdant ce qu'il aime, le plaisir d'aimer lui reste encore.
Le printems couronné de verdure, suivi de Flore et des zéphirs, descendoit lentement vers la terre; la nature, à son aspect, oublioit les maux d'un long hiver, et déjà, parée de fleurs, sourioit au dieu qu'elle adore; les oiseaux, sortis des antres secrets où les frimas les tenoient renfermés, déployoient leurs ailes légères, essayoient leur doux ramage, et chantoient leurs prochaines amours; Mars, s'arrachant des bras de Vénus, reprenoit son casque et sa brillante armure; les grâces effrayées se cachoient dans le sein de la déesse de Cythère, dont l'amour essuyoit les larmes, et Mars appeloit aux combats les amans, les vieux guerriers.... Les Francs, ses plus chers favoris, répondoient par des cris de joie au signal du dieu; c'est contre les Saxons qui se sont alliés aux Romains qu'ils vont marcher; c'est Angers et les villes de dessus la Loire qu'ils vont attaquer; le jour du départ est déjà choisi. Childéric, occupé de ce grand projet, le méditoit profondément avec Viomade et Ulric, lorsqu'on vint lui annoncer plusieurs Bardes chantant sa gloire: en effet, une troupe de chanteurs s'avancèrent; ils tenoient des lyres dont ils s'accompagnoient; mais à peine Childéric a-t-il entendu ces mots:
Chantons ce roi jeune et vaillant, La gloire et l'honneur de la France,
qu'il a déjà reconnu celle qu'il étoit si loin d'espérer..... Un cri de joie lui échappe.... Dieux puissans! s'écrie-t-il, est-ce bien elle!... Et tombant aux genoux de la princesse, il ne cessoit de répéter: Vous, Bazine! vous, dans ces lieux! Moi-même, répondit-elle en se dégageant de la chevelure noire et du voile qui la déguisent; je suis venue vers vous, parce que je vous en crois le plus digne; s'il étoit dans l'univers un plus grand roi, j'eusse traversé les mers pour aller le joindre! Childéric a reconnu la charmante Berthilie et Eusèbe; la princesse lui nomme Elénire; il s'avance vers Taber; Eginard est dans les bras d'Ulric. Childéric alloit à son tour nommer Viomade, mais le cœur de Bazine l'avoit deviné... O mon père! lui dit-elle, en lui tendant la main... Ce nom si doux et si tendre transporta de bonheur celui qui l'avoit si bien mérité. Au bout de quelques momens, la princesse demanda au roi la permission de se retirer avec ses compagnes pour quitter leurs vêtemens, et prendre un costume plus convenable. Elles furent conduites dans les plus riches appartemens, et Eginard reçut à son tour les témoignages de tendresse que lui devoit son roi. Impatient d'aller embrasser son frère Valamir, il sortit avec son père; et Childéric, resté seul avec Viomade, ne se lassoit point d'admirer son bonheur, ce bonheur qu'il étoit si loin d'espérer. Mais pourquoi Valamir l'a-t-il si cruellement trompé?.... La beauté de Bazine enchantoit Viomade, parce qu'elle annonçoit une ame, parce qu'elle étoit plus belle de l'expression de ses traits que de leur régularité; sa voix portoit au cœur ses moindres paroles; son sourire étoit celui de l'innocence, il étoit encore celui de la bonté; Bazine étoit enfin l'épouse que Viomade souhaitoit à son roi, et la reine qu'il désiroit à la France.
Les voyageuses reparurent, elles n'étoient point parées et en étoient plus belles; les cheveux argentés de Bazine flottoient à demi-relevés par un rang de perles; ceux de Berthilie, tressés autour de sa tête, étoient renoués sur son front; Elénire, aux regards mélancoliques, à la démarche négligée et voluptueuse, portoit un voile transparent qui ajoutoit encore à sa beauté touchante. Valamir ne put la voir sans désirer de lui plaire, et Elénire, pour la première fois, entendit avec plaisir dire qu'elle étoit belle. Un festin étoit préparé, les voyageurs en avoient besoin; Eginard, encore foible, n'avoit plus ses fraîches couleurs; Berthilie croyoit l'en aimer davantage. On se mit à table; chacun se plaça suivant son cœur; Childéric cependant voulut que son cher Viomade fût près de Bazine, et qu'Ulric fût placé près de lui; Berthilie, qui n'a point oublié l'aimable repas qu'elle a fait en Thuringe, s'assied en riant près d'Ulric; Taber et Eusèbe étoient vis-à vis de leur chère élève, Elénire près de sa mère, et Valamir près d'Elénire. Ce repas fut gai, fut long; jamais, peut-être, autant de cœurs parfaitement heureux ne s'étoient trouvés réunis. Childéric demanda à Berthilie si elle n'avoit pas quelque inquiétude sur la cassette qu'elle lui avoit remise. Vraiment oui, lui répondit-elle, et je suis venue exprès la chercher.—Et si je l'ai perdue?—Eh bien! comme j'aime passionnément les fleurs, vous m'en donnerez un gros bouquet, et je vous tiendrai quitte.—C'est un bon marché que je ferai là, dit le roi, et je l'accepte; mais il faut encore me rendre un service.—Volontiers, reprit Berthilie.—Il faut annoncer à Eginard que je le nomme capitaine de mes gardes, et à Valamir, que je l'admets au rang des braves.... Berthilie rougit d'abord; puis, prenant son parti avec grâce, elle se leva, et alla annoncer gravement à chacun des deux frères la bonté du roi. A votre tour, dit-il à Eginard et à Valamir, offrez cette boîte à Berthilie. Elle renfermoit une parure superbe: tandis qu'elle l'examinoit, Childéric s'adressant à Valamir, lui dit avec bonté: Je devrois vous en vouloir, vous m'avez causé de grands tourmens, et j'ignore encore qui a pu vous abuser au point de vous persuader que la princesse étoit unie au roi de Thuringe.... Il ne s'est point trompé, interrompit la princesse, il ne vous a pas trompé vous-même! vous voyez en moi l'épouse de Bazin, la reine de Thuringe!.. Grands dieux! s'écria Childéric, vous, vous, l'épouse de Bazin!—Oui, moi-même; mais ne vous troublez pas, et écoutez-moi sans inquiétude.
Vous savez ce que j'ai souffert, et à quel excès de rigueur fut portée ma captivité, les maux qu'éprouvoient ma chère Eusèbe, l'ignorance dans laquelle je vivois sur votre destinée, l'abandon forcé de mes amis, et l'impossibilité où se trouvoit Théobard d'obéir à son cœur et à son zèle.... J'avais du courage contre ce qui n'accabloit que moi, j'en manquai pour les douleurs de ma bonne nourrice, et pour la première fois, je versai des larmes. Cependant, je fus surprise agréablement un matin en apercevant accroché à l'ouverture de la roche un coffret richement orné; il renfermoit une liqueur destinée à Eusèbe, dont Hirman assuroit l'effet; je la lui présentai à l'instant même, et je retirai ensuite les tablettes. Je les reconnus toutes deux, et j'ouvris d'abord celles de Berthilie. J'espérois, prince, qu'elle me parleroit de vous; en effet, elle m'annonçoit votre arrivée en France, sans entrer cependant dans aucun détail; elle m'instruisoit qu'une garde nombreuse entouroit la roche, que l'on ne pouvoit en approcher qu'en traversant le torrent; enfin elle me parloit d'une amitié dont je ne doutois pas, et du désespoir qu'éprouvoit Théobard de ne pouvoir rien faire, ni même rien entreprendre pour moi.. J'espérois trouver plus de consolation dans la lettre d'Hirman; elle étoit écrite à la suite de celle de mon père, que je relus d'abord; mais jugez, prince, de quel étonnement je fus frappée, lorsque je vis que le grand-prêtre m'ordonnoit, au nom des dieux et de mon père, d'accepter la main du roi de Thuringe! mon étonnement fit place à la douleur; l'amour et la haine me défendoient d'obéir, et je m'abandonnai d'abord à leurs conseils. La liqueur qu'avoit envoyée Hirman avoit ranimé Eusèbe; sa santé se rétablissoit, mon sort en étoit adouci. Je voyois toujours Théobard, il ne me parloit point d'hymen; Vendorix, qui l'accompagnoit, se taisoit aussi; rien ne pressoit ma destinée, et l'espoir rentroit dans mon cœur. Mais le breuvage salutaire étoit épuisé, on ne venoit point en rapporter d'autre; Eginard aussi m'abandonnoit; l'idée la plus cruelle s'offrit à ma pensée: s'il avoit été victime de son zèle..., si les gardes l'avoient aperçu..., si l'onde furieuse du torrent l'avoit entraîné.... Je ne quittois plus l'ouverture du roc, et sans cesse les yeux fixés sur les flots, qui, dans leurs bonds écumeux, frappoient le rocher, je leur redemandois Eginard, et je versois des pleurs. Eusèbe, privée de la liqueur bienfaisante, retomboit dans sa première foiblesse; elle cherchoit en vain à me cacher ses souffrances, hélas! mon cœur les devinoit toutes.... Une nuit, je l'entendis se plaindre; je volai vers elle, elle étoit mourante: jugez de ma douleur, seule et sans secours: Eusèbe, ma chère Eusèbe, ma nourrice, mon amie, ma mère, la fidèle compagne de mes maux, le second auteur de ma vie! Je la pressois dans mes bras, je la réchauffois sur mon cœur, je versois des larmes brûlantes... Ah! me disois-je, les dieux ont parlé, et j'ai méconnu leur voix! ils ont ordonné, j'ai désobéi! ils me punissent! ils vont m'enlever Eusèbe, et j'aurai causé sa mort! Appaisez-vous, dieux vengeurs! m'écriai-je... O mon père! appaisez-vous! et je portai mes yeux vers la chaîne sur laquelle j'avois juré de consulter Hirman.... Dans l'instant même, elle se détacha du roc, et vint tomber à mes pieds.... Depuis long-tems je travaillois à la desceller, son propre poids sans doute l'avoit entraînée; mais cet effet inattendu frappa de respect et de crainte mon imagination troublée..... J'obéirai! j'obéirai! répétai-je avec anxiété; sauvez Eusèbe!... Quelques momens après, elle r'ouvrit les yeux, et soupira foiblement; j'essayai de lui faire avaler un peu de vin; insensiblement elle reprit ses sens, mais elle étoit extrêmement foible; le jour paroissoit à peine, et je souhaitois déjà la nuit; j'étois impatiente de revoir Théobard, d'arracher Eusèbe de ces lieux, de lui procurer des secours qui, à chaque instant, devenoient plus nécessaires. Je m'exagerois le danger: soupiroit-elle, je croyois recevoir son dernier soupir; s'endormoit-elle, je m'en croyois privée pour jamais; j'interprétois ses mouvemens, sa tranquillité, sa plainte, son silence; j'interrogeois son teint pâle, ses yeux fermés, son souffle; les minutes étoient des heures de souffrances; jamais jour ne me parut plus long, jamais nuit ne fut si ardemment désirée; elle parut enfin, et mon impatience croissant avec l'espoir, les instans devenoient plus pénibles.... Je croyois déjà avoir passé l'heure de revoir Théobard, déjà je m'imaginois qu'il ne viendroit point; cette idée glaça mon sang: je me jetai à genoux, j'invoquai les dieux, je conjurai mon père.... J'entendis enfin s'ouvrir la trappe depuis si long-tems objet de mes vœux; Théobard et Vendorix entrèrent; je leur en donnai à peine le tems, et volant au-devant d'eux: Eusèbe se meurt, leur dis-je; courez promptement vers le roi, allez lui demander des secours qui ne peuvent lui être refusés! Vendorix s'avança: Princesse, me dit-il, il ne tient qu'à vous de quitter cette retraite, et d'en faire sortir Eusèbe; vous connoissez les volontés du roi, acceptez sa main, et bientôt traitée en reine, vous commanderez au lieu de gémir.... Allez, lui répondis-je; annoncez à Bazin que je suis prête à marcher au temple, mais sauvez Eusèbe!... Théobard surpris ne répondit rien, Vendorix m'assura de son zèle; tous deux se retirèrent promptement; je les rappelai, et les priai de ramener, s'il étoit possible, Elénire, fille d'Eusèbe; Vendorix m'assura que tous mes ordres seroient exécutés. Eusèbe étoit si accablée, qu'elle n'avoit aucune idée de ce qui se passoit autour d'elle; ce fut un bonheur, car elle eût éprouvé le plus grand désespoir, et se seroit sûrement opposée à mon sacrifice; elle étoit alors toute mon occupation, elle réunissoit toutes mes pensées; je m'oubliois entièrement, et le terrible consentement que je venois de prononcer disparoissoit de mon souvenir. Quelques heures s'étoient à peine écoulées, qu'un grand bruit se fit entendre; je ne doutai pas que l'on ne vînt nous chercher; mais je ne m'attendois pas à un plaisir bien grand, et que je dus aux tendres soins de Théobard, celui de voir d'abord ma chère Berthilie; elle me serroit dans ses bras, tandis qu'Elénire soutenoit la tête languissante de sa mère, et lui faisoit avaler un breuvage dont l'effet fut prompt et souverain. Le plaisir de revoir Berthilie fut si grand pour moi, que j'en augurai même le bonheur; ce charmant visage, qui le premier s'offroit à mes yeux, sembloit me promettre un doux avenir.... Prête à partir, elle voulut rattacher mes cheveux, remédier au désordre de ma parure, à laquelle je n'avois pas songé; mais il me tardoit de revoir les cieux, de faire respirer à Eusèbe un air plus pur. Nous l'enveloppâmes soigneusement, dans la crainte que le grand jour ne la saisit; moi-même je mis un voile, et je ne partis point sans cette chaîne précieuse, le plus cher de mes trésors. Deux chars nous attendoient: Eusèbe fut transportée avec soin; Elénire et le médecin qu'elle avoit amené, montèrent sur le même char, et la placèrent entre eux deux; je montai avec Berthilie dans le char royal. Un cortège immense nous entouroit; la joie éclatoit dans tous les yeux, on applaudissoit à ma liberté; les cris de vive Bazine! vive la fille d'Humfroi! me tirèrent tout-à-coup de l'espèce d'enchantement que j'avois éprouvé; les crimes de Bazin se retracèrent à ma mémoire, et le funeste hymen auquel j'étois condamnée me fit horreur.... Nous étions aux premiers jours du printems, et nous traversions lentement le bois qui me séparoit depuis si long-tems du monde, ce bois qu'Eginard avoit découvert, que Berthilie avoit parcouru seule et pendant la nuit, ce bois encore empreint de la trace de vos pas!.... Et c'étoit pour m'unir à un autre! c'étoit pour renoncer à jamais à vous que je revoyois ces lieux tous remplis pour moi de votre image et de vos souvenirs! Je succombois à ces tristes pensées, et pour m'y arracher un moment, je fis arrêter le char, et demandai des nouvelles de ma chère Eusèbe. L'élixir qu'elle avoit pris, le mouvement et l'air lui avoient fait un bien infini; Elénire, qu'elle aimoit tendrement, lui avoit caché à quelle horrible condition nous devions notre liberté; elle en jouissoit sans mélange. Enfin nous arrivâmes: un peuple entier m'attendoit aux portes du palais; le roi lui-même s'avança. A sa vue, mon courage alloit m'abandonner; la joie publique, le nom d'Humfroi que j'entendis répéter autour de moi, me rappelèrent à moi-même. J'avois quitté mon voile, ravie de voir les cieux, dont j'étois privée depuis mon entrée dans ma caverne; mes cheveux flottoient épars, mes vêtemens étoient ceux d'une captive; mais Bazin, sans s'arrêter au désordre de ma parure, me prit la main, et posant la couronne sur ma tête: Peuple! dit-il, voilà votre reine!... Des cris d'alégresse lui répondirent, et la douceur d'être aimée se fit sentir à mon cœur. Bientôt je fus conduite à l'appartement des reines; je redemandai mon palais; on m'avertit que je ne devois plus y retourner: il étoit occupé par la jeune Amalabergue. Eusèbe fut couchée; Taber, Elénire, le médecin ne la quittèrent pas; d'heure en heure elle se trouva mieux, et ce fut pour moi la joie la plus vive et la plus sensible. Je ne vous parlerai point des fêtes qui se succédèrent, des hommages qui me furent adressés, du discours de Bazin, des souffrances de mon cœur, des efforts que je faisois pour les cacher et les vaincre.... J'appris la maladie d'Eginard, il étoit hors de tout danger, mais encore foible.... Son nom me fit rougir et trembler; je priai mon amie de ne plus le prononcer que mon sort ne fût accompli.... Eusèbe apprit enfin à quel supplice j'étois destinée; elle eut peine à supporter cette nouvelle, mais j'eus la force de la consoler moi-même en lui paroissant moins affligée.... Bazin ayant voulu que je l'accompagnâsse dans une promenade qu'il avoit ordonnée, je traversai la ville, assise près de lui dans son char, et le peuple, toujours empressé, couroit au-devant de nos pas. Je crus apercevoir dans la foule un étranger; sa ressemblance avec Eginard me frappa; il paroissoit surpris, l'indignation, la tristesse se peignoient sur son visage; je le fixai, mon cœur palpita, ce n'étoit point Eginard; mais sans doute vous aviez envoyé en Thuringe cet étranger, et il alloit vous annoncer que dans deux jours Bazine seroit l'épouse du meurtrier de son père, de celui qui avoit médité votre mort! L'étranger se perdit dans la foule, je ne le revis plus. Seule avec Berthilie, je lui fis part de cette rencontre; elle m'apprit alors que Valamir, frère d'Eginard, étoit chez Taber depuis plus d'un mois. Hélas! lui dis-je, que va-t-il annoncer à Childéric? Mais, ajoutois-je, puisque Valamir est en Thuringe, tu sais sans doute tout ce qui est arrivé à son maître; je te conjure de me raconter les événemens de son retour; le jour n'est pas loin où je ne pourrai le nommer sans crime; jouissons du peu d'instans qui nous restent. Ce fut alors que j'appris vos victoires, et tous les glorieux commencemens de votre nouveau règne. La vue de Valamir, l'entretien que j'avois eu avec Berthilie, les pensées cruelles que je ne pouvois écarter, la douleur que vous causeroit mon hymen, le mépris peut-être qu'il vous inspireroit, tous les tourmens d'un cœur qui se sépare à jamais de ce qu'il aime, l'idée, plus terrible encore, d'appartenir à ce qu'il ne peut que haïr, me plongeoient dans la plus profonde tristesse. Contrainte à la dévorer, privée même des conseils d'Hirman, à qui j'avois inutilement envoyé Taber, je vis naître le funeste jour qui devoit m'enchaîner à jamais, m'enlever l'espérance, dernier bien de l'infortune, me défendre mes souvenirs, me faire un crime de mes larmes. Déjà les éclatantes parures des reines brilloient éparses autour de moi; déjà des mains empressées et importunes préparoient les riches habits dont la douloureuse victime alloit être ornée.... Mon cœur étoit foible et palpitant; je relus les ordres de mon père, ceux du vénérable conseil qu'il m'avoit choisi lui-même; j'admirai la santé qui commençoit à reparoître sur les joues pâles de ma chère Eusèbe, et prenant des forces dans tous ces objets, je me ranimai avant de livrer ma tête aux vains ornemens qui devoient bientôt la fatiguer; je repris la chaîne révérée, je me courbai sous ses lourds anneaux, et je demandai aux dieux le courage qui sied aux reines, la paix du cœur qu'une épouse doit à ses liens sacrés. L'heure terrible approchoit, et Berthilie vint me l'annoncer; ma dernière larme tomba sur son sein, et je repris le calme d'une douleur résignée. Promptement parée, j'embrassai Eusèbe, trop foible encore pour me suivre au temple; elle étoit baignée de pleurs;... je les entendis,... mais n'osai leur répondre. Le roi m'attendoit; il me présenta ses fils, dont j'allois être la mère. Nous marchâmes au temple; une terreur secrète glaçoit mon sang; les victimes étoient prêtes, l'encens fumoit, les flambeaux d'hymen étoient allumés, un espoir vague soutenoit cependant mon cœur. Tout-à-coup je fus frappée d'une idée terrible; le songe que j'avois fait dans la caverne revint à mon esprit; c'étoit le même temple, le même autel, c'étoit encore les mêmes Druides.... Il me sembloit que l'ombre d'Humfroi erroit dans le temple, planoit sur ma tête, et alloit m'enlever de l'autel.... Cependant la cérémonie s'achevoit en silence; Bazin satisfait, n'éprouvoit ni remords, ni crainte; le grand-prêtre prit ma main tremblante, l'unit à cette main coupable; je me sentis défaillir.... les sermens d'hymen furent prononcés; rien n'en troubla l'auguste engagement; c'en étoit fait, j'étois l'épouse du meurtrier de mon père!... Mais Hirman parut.... A son aspect Bazin trembla, et l'espoir rentra dans mon cœur. Roi, dit-il, et vous peuples qui m'écoutez, vous n'avez pu oublier le prince Amalafroi, mort à la fleur de l'âge, et à qui la nouvelle reine avoit été promise dès sa naissance; les justes respects dûs à une perte aussi grande, à un engagement aussi solennel, ont décidé sa veuve à se conformer à nos usages, et par le sacrifice expiatoire dû à ses mânes irritées, c'est mon temple qu'elle a choisi pour y passer le mois de larmes; je viens la réclamer au nom des dieux. Pendant ce discours mon ame se remplissoit de joie, le roi contenoit à peine sa fureur; il craignoit Hirman, n'osoit l'irriter, redoutoit un peuple superstitieux et extrême; il n'osa s'opposer à un usage aussi sacré, et dont j'aurois pu m'exempter comme n'étant pas réellement l'épouse d'Amalafroi. Mais Hirman savoit les crimes de Bazin; sa vue avoit suffi pour le troubler; il se tut, et laissa les prêtresses m'enlever le bandeau royal et me couvrir d'un voile. Berthilie demanda à me suivre; Hirman y consentit; elle fut comme moi revêtue d'un long voile; les prêtresses nous entourèrent, et je marchai ainsi au temple d'Hirman. J'ignorois encore ses projets, mais j'étois séparée de Bazin; mon songe se réalisoit; c'étoit du pied des autels, c'étoit mon père qui m'enlevoit à lui; je pressois en silence la main de Berthilie, et nous entrâmes dans le temple. Hirman me conduisit, ainsi que mon amie, près d'un tombeau. C'est là, me dit-il, que repose votre père; c'est du fond de la tombe qu'il a veillé à votre bonheur, et vous a délivrée; offrez-lui votre reconnoissance et vos larmes. A ces mots, il nous quitta, et nous restâmes seules près de l'ombre protectrice; j'arrosai de mes pleurs le marbre insensible, et j'élevai mon ame vers les cieux. Hirman nous ramena dans la partie du temple destinée à recevoir les prêtresses. Vous resterez ici quelques jours, me dit-il; reposez-vous sur moi de votre destinée: votre courage vous a mérité ce bonheur; les dieux sont satisfaits, et leur toute-puissance achèvera d'assurer votre repos. Pendant plusieurs jours je ne revis point Hirman; mais j'étois avec mon amie; je n'avois rien à redouter du roi, qui n'eût osé, avant le terme encore éloigné, venir réclamer son épouse. Je pensois à vous, j'en parlois, je parlois aussi d'Eginard; une espérance douce et paisible, que l'amitié partageoit, embellissoit ma vie; j'étois heureuse, Berthilie ne l'étoit pas moins. Plus des trois quarts du tems que m'accordoit l'austère loi des Druides étoit expiré, lorsqu'Hirman parut. Princesse, me dit-il, j'ai tout préparé; vous partirez cette nuit même pour vous rendre chez Taber, où vous trouverez des déguisemens; Eusèbe et Elénire s'y rendront également; vous partirez tous pour la France la nuit suivante, et vous vous rendrez à la cour du roi Childéric. Théobard permet à sa fille de vous suivre, et vous remet sur elle tous les droits d'un père. Je n'ai pu vous faire partir plutôt, à cause de la foiblesse d'Eusèbe, et d'Eginard; mais tous deux maintenant sont en état de vous accompagner. Taber courroit des risques s'il restoit ici: emmenez-le.... Partez! ajouta-t-il, épouse du roi de Thuringe; ces nœuds formés aux pieds des autels sont sacrés, et vous ne pouvez disposer de votre main que lorsqu'ils auront été rompus dans le même temple où ils furent prononcés. Laissez au tems et à mes soins vous acquérir votre liberté; respectez les dieux qui vous ont si visiblement protégée.
Je me prosternai, et je jurai à Hirman de remplir les devoirs dont je reconnoissois l'importance; mais je lui témoignai le désir de ne pas quitter ces lieux sans offrir un sacrifice sur la tombe de mon père; il y consentit, ordonna les préparatifs. Nous nous rendîmes au temple; j'unis le nom et le souvenir de ma mère à celui d'Humfroi; je les confondis dans mon cœur. Après cette cérémonie, triste, lugubre, mais qui satisfaisoit ma douleur, j'offris à Hirman l'hommage de ma profonde reconnoissance, et me préparai au départ; le respectable Druide me conduisit par un souterrain, pour éviter les gardes que le roi défiant avoit placés; j'arrivai chez Taber avant la fin de la nuit, et j'eus le bonheur de trouver ma chère Eusèbe tout-à-fait rétablie. Ce jour s'écoula rapidement; déguisés, nous partîmes tous à l'entrée de la nuit, et nous voyageâmes ainsi jusqu'en France; ce ne fut que dans vos états que nous cessâmes de craindre, que nous commençâmes à être vraiment heureux; par-tout on vantoit, on chantoit; on adoroit Childéric, et mon cœur s'unissoit à tous les cœurs.
Le jeune monarque, pendant ce récit, pensoit avec douleur qu'il s'élevoit encore un obstacle entre Bazine et lui; cependant il n'osa troubler un si beau jour par une plainte; la princesse, d'ailleurs, l'entendoit sans qu'il parlât; elle souffroit comme lui.... il alloit la quitter.... il alloit combattre loin d'elle.... L'heure de se retirer vint à son tour; les voyageuses étoient fatiguées; elles furent conduites à leur appartement; celui du capitaine des gardes fut ouvert à Eginard; le lendemain il en commença les fonctions, et la plus chère pour lui fut de ne pas quitter le roi. Valamir fut reçu parmi les braves avec les cérémonies usitées, et le roi annonça que dans deux jours on marcheroit contre les Saxons. Bazine applaudit à ce projet guerrier; Berthilie, tremblante, baissa les yeux, quelques larmes s'en échappèrent; la belle princesse s'en aperçut, et chercha à la consoler. Je ne suis point reine, lui répondit Berthilie, mon cœur est simple, j'aime mieux le bonheur que la gloire. Bazine sourit et l'approuva tout bas. Le lendemain fut donné, en partie, aux grands préparatifs du départ, l'aurore en fut le signal; les chants guerriers l'annoncèrent, et Childéric ne les fit pas répéter. Viomade ne le suivit point, le roi lui laissoit le gouvernement, il lui confioit le soin de Bazine. Des couriers annoncèrent bientôt la défaite des Romains, celle d'Odoacre, la prise d'Angers, celle des îles de la Loire. Egidius, toujours vaincu, perdit la vie dans la bataille. Childéric, poursuivant ses conquêtes, entra dans Beauvais, qui lui ouvrit ses portes, et là il médita un plus beau triomphe. Mais tandis qu'il reposoit un moment son infatigable armée, une femme éplorée vient tomber à ses genoux;.... c'est la superbe Egésippe dans tout l'éclat de sa beauté, parée de ses larmes, et se flattant de reconquérir encore le cœur où elle a régné. Le roi, surpris à sa vue, la relève; il n'outrage point à ses malheurs, il y compatit même, et Egésippe se croit encore reine. Développant tout l'artifice de son esprit, elle s'excuse sur l'empire inconcevable qu'un maître, plus qu'un amant, avoit sur ses volontés, tandis que son cœur, malgré elle, se donnoit secrètement. Qu'il l'a bien punie de sa foiblesse! qu'elle a souffert dans son odieux esclavage! que de fois elle a versé des larmes! que de fois son ame a volé sur les pas du seul mortel qu'elle ait aimé! combien elle eût préféré son exil à ce trône où, esclave couronnée, elle n'éprouvoit que des remords! Qu'elle étoit belle en parlant ainsi! Ses yeux remplis de douces flammes, sa bouche embellie d'un tendre sourire, ses bras dont elle développoit les grâces, sa taille majestueuse dont elle dessinoit tous les mouvemens.... Mais tant d'art et tant de charmes étoient sans puissance sur un cœur détrompé et tout à Bazine. Veuve d'Egidius, lui dit le roi, vos malheurs me touchent; que puis-je faire pour les adoucir? M'accorder, lui dit-elle, un asile dans votre cour, m'admettre au rang de vos sujettes, me laisser vivre à l'ombre de votre trône. Non! non! reprit le roi, trop de regrets et de honte empoisonneroient vos jours; retournez dans votre patrie, j'ordonnerai tout pour que votre voyage soit sans dangers; quittez des lieux occupés par les ennemis vainqueurs de votre époux; vous le devez à ses mânes. Egésippe, étonnée, furieuse, alloit répliquer; Childéric, sur l'heure même, ordonna son départ, et la fit reconduire chez elle pour s'y préparer. Quelle imposture! se disoit-il, et que Bazine, sans art, est bien plus belle! Un mot de sa bouche timide enchante et persuade; son regard modeste, et souvent baissé, parvient rapidement à l'ame; la vertu, la bonté respirent dans ses traits; l'air est plus pur en sa présence; on l'adore, on la respecte, on n'oseroit la désirer! Ah! céleste Bazine, si jamais mon trône s'embellit par toi, je croirai m'y asseoir auprès de l'innocence. Ainsi pensoit Childéric, et sa main traçoit sur ses tablettes, fidèles interprètes de son cœur, des sentimens purs et sincères, qui portoient à Bazine et l'amour et le bonheur.
Il ne restoit plus à faire qu'une seule conquête pour mettre au plus haut comble la gloire et la puissance de Childéric. Lutecia, ou plutôt Paris, cette ville toujours si chère à ses rois, et qui depuis Clovis fut toujours la capitale de la France, manquoit encore à ce royaume florissant et conquis en si peu d'années; la Seine et les marais dont elle étoit entourée en rendoit l'abord pénible, et le siége non moins difficile. Depuis Jules-César, elle appartenoit aux Romains; et l'heureux possesseur des plus belles contrées toujours embellies d'un ciel pur et serein, appeloit sa chère Lutèce, cette ville encore si loin de ce qu'elle est aujourd'hui, bâtie dans les eaux et sous des brouillards qui s'élevoient du sein des marais. Paris n'étoit alors que la partie connue aujourd'hui sous le nom de la Cité. On y parvenoit par deux ponts; à la tête de chacun des ponts étoit un château, le grand et le petit Châtelet; les Druides avoient un collége et un temple consacré à Isis (Saint-Vincent), depuis, Saint-Germain-des-Prés. Pluton avoit un temple sur le mont Leucotitius, devenu le couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques; Notre-Dame fut aussi un autel érigé à Jupiter, à Esus, à Vulcain, à Castor et Pollux; et le château des Thermes, bâti en 306, sur le modèle des bains de Dioclétien, fut la demeure des comtes qui gouvernèrent Paris, et devint celle de nos rois. Telle étoit alors cette ville aujourd'hui si belle, et qui réunit dans son enceinte tous les chefs-d'œuvre que les siècles ont enfantés, et qu'ils avoient distribués dans l'univers. Une seule main, un seul génie a tout rassemblé; l'artiste ne va plus au loin chercher ses modèles, et le curieux voyageur trouve au Muséum le but et les fruits des plus longs voyages. Cette ville, si belle par ses édifices, si intéressante par la réunion des beaux arts, des talens, du luxe et de la fortune, et que la présence de ses rois avoit si long-tems ornée, comme elle l'embellit aujourd'hui, n'a rien à souhaiter peut-être que d'avoir pu s'élever sur les bords attrayans de la Loire, qui lui eussent donné un sol plus fertile, un air plus doux, un ciel plus heureux, et une situation politique plus avantageuse. Childéric, craignant de perdre ses soldats dans les marais, ou d'entrer par un pont étroit et facile à défendre, fit construire un grand nombre de bateaux, traversa la Seine, et entra par ce terrain si bien bâti de nos jours, depuis l'église Saint-Gervais jusqu'au Louvre; il fit camper une partie de ses troupes à l'extrémité de chaque pont; les Parisiens ainsi enfermés, se rendirent après une courte résistance; le roi marcha au palais des Thermes dont il prit possession, et forma un camp sur la grande place dont il étoit environné. Bientôt il s'occupa de faire aimer son triomphe, en détruisant le fisc romain, en donnant de sages lois; les temples furent ouverts, les sacrifices les plus solennels y furent offerts aux dieux, et Childéric n'oublia point celui de Mars, bâti sur le mont que nous connoissons sous le nom de Montmartre. Ainsi fut conquise cette grande ville qui devoit avoir de si hautes destinées.
La gloire n'exigeoit plus rien du roi qui venoit d'en obtenir tant de faveurs; l'amour seul avoit encore des dons à lui faire; Childéric les souhaitoit depuis trop long-tems, il les avoit trop bien mérités pour ne pas les obtenir. Après avoir assuré par-tout sa domination, après l'avoir fait aimer, il reprit le chemin de Tournay, s'arrêtant dans toutes les villes, et y recevant les témoignages de l'amour et de la fidélité des peuples. Il approchoit de l'heureuse ville qui renfermoit l'objet de ses seuls désirs, le prix de son courage, de ses longues peines, de ses sacrifices. Mais de nouveaux obstacles n'alloient-ils pas l'écarter encore du bonheur? Bazine étoit-elle libre enfin? n'avoit-il plus rien à redouter? Plus il approche, plus son cœur palpite de crainte, plus il frémit. Mais des arcs de triomphe sont élevés, des festons de fleurs ornent son passage; un char doré, que traînent quatre bœufs de la couleur des neiges, marche au-devant de lui; plusieurs chars, une foule immense le suivent, Bazine en fait le plus bel ornement; sur son front d'albâtre étincellent les feux des diamans, son manteau en est couvert, le bonheur l'embellit, et Childéric, à son aspect, devine qu'il n'a plus de rival. Viomade, placé au-dessous de la princesse, sourit à la joie de son maître; ils arrêtent leurs dociles conducteurs; le roi s'approche; les cris du peuple se font entendre; la belle princesse invite le monarque à se placer près d'elle; il obéit, et tous reprennent la route de Tournay; les Bardes chantent, ils célèbrent les triomphes et le retour du roi; les instrumens se font entendre, les rues sont ornées de feuillages, et le cortége arrive ainsi au palais. Pendant la route, Valamir, Eginard se sont rapprochés d'un second char non moins décoré, non moins précieux, et le premier objet qui frappe en entrant les regards du roi, c'est Théobard, le vertueux père de Berthilie. Eginard, en l'apercevant, éprouva un sentiment de trouble qui tenoit de la joie et de l'inquiétude. Le roi ne craignoit plus rien, il lui fit le plus tendre accueil, et après les premiers mouvemens d'une arrivée si nombreuse, si imposante, on s'assit autour de Théobard, qui fit ainsi l'histoire des événemens qui le conduisoient en France, où il étoit depuis quelques jours.
Mon roi, dit-il, attendoit avec la plus vive impatience que le tems du sacrifice de la princesse fut expiré: il s'écoula enfin, et nous marchâmes au temple. A notre arrivée, les portes s'ouvrirent; Hirman parut dans toute la pompe qui précède les grands mystères. Roi! que voulez-vous? dit-il d'une voix terrible. Mon épouse, répondit Bazin.—Suivez-moi.... Le roi marchoit rapidement, mais je le voyois pâlir. Nous entrâmes dans une salle de marbre noir, éclairée de torches funèbres; une tombe, aussi de marbre noir, s'élevoit dans ce lugubre séjour; Hirman s'arrêta.... Roi! dit-il, votre cœur est-il muet? ce tombeau ne lui fait-il donc rien sentir? Bazin frissonnoit, ses cheveux se hérissoient, la sueur découloit de son front.—Vous voulez votre épouse?... Eh bien! osez la demander à son père! il est là!... s'écria Hirman, en lui montrant le tombeau, il est là!... O Humfroi! ajouta-t-il, en étendant ses bras, roi malheureux! frère plus malheureux encore! sors de la tombe où le fratricide t'a plongé; et pour prix de ses crimes, viens lui livrer encore l'innocente Bazine! Ombre révérée, parois à nos yeux.... Ciel! où suis-je! dit le roi; mon frère!... ô mon frère! pardonne!... et il erroit autour de la tombe.... Sortons! sortons! me dit-il, fuyons ces horribles lieux! Hirman le rappeloit en vain; il marchoit à pas précipités, et dans son désordre, il renversa le trépied sur lequel brûloit le succin jaune, parfum des tombeaux. Le bruit épouvantable de sa chûte retentit en sons lugubres dans toutes les voûtes du temple; j'en fus moi-même effrayé. Arrache-moi d'ici, Théobard! disoit le roi; la tombe s'ouvre et va m'engloutir!... Je vois Humfroi! je le sens! il me dévore les entrailles! il déchire mon sein! il me tue!... Emu, touché de l'état terrible du roi, je l'entraînai hors du temple; il put à peine retrouver assez de raison pour cacher son trouble à ceux dont il étoit entouré; il lui tardoit d'échapper aux témoins curieux, dont les regards questionnoient le roi sur la princesse, et sur l'abattement qu'il ne pouvoit vaincre. Seuls, enfin, il m'ouvrit son cœur, me parla avec remords du crime affreux auquel il devoit le trône, mais dont le souvenir troubloit tous ses plaisirs, détruisoit son repos, ternissoit ses plus beaux jours. J'avouai alors au roi que je connoissois cette malheureuse époque de sa vie; je lui détaillai la mort lente d'Humfroi; je lui fis part du pardon que ce tendre frère lui avoit accordé à sa dernière heure, du silence qu'il avoit exigé des Druides, de Taber et d'Eusèbe; de leur obéissance, jusqu'au moment où il voulut forcer la princesse à un hymen qui paroissoit si criminel à ceux qui avoient vu périr Humfroi; enfin, des ordres d'Hirman, qui s'étoit vu forcé à recourir à cette ruse pour sauver la vie de Bazine, et la soustraire à ses rigueurs. Chaque mot que je prononçois parvenoit au cœur du roi; ses larmes couloient avec abondance. Ah! me disoit-il, j'entends encore sa voix, sa voix désolée m'appelle à son secours!... cette voix d'un frère me suit en tous lieux!... Ah! crois-moi, Théobard, je n'ai jamais joui paisiblement!... Le ciel met dans le cœur du coupable une inquiète agitation qui l'empoisonne, et tôt ou tard un remords vengeur le déchire!... Bazin, depuis ce jour, étoit triste, rêveur; il fuyoit tous les regards, offroit des sacrifices; le repentir gravoit son empreinte sur son front pâle et chargé d'ennuis.... Théobard, me dit-il un jour, je ne puis résister à ma douleur; il faut que j'expire, ou que les justes dieux qui me persécutent s'appaisent enfin; ma vie n'est plus qu'un long supplice; va trouver Hirman, peins-lui mon sort, qu'il ordonne, j'obéirai, mais qu'il me délivre, s'il se peut, de mes tourmens! Le vénérable Druide daigna venir lui-même; il appaisa une partie des orageux transports du roi. Les dieux sont clémens, lui dit-il, et vos remords vont les fléchir. Humfroi lui-même prononça votre pardon, si vous rendiez constamment heureuse la fille si chère que vous veniez d'adopter; assurez son bonheur, et le pardon d'un frère à sa dernière heure va répandre sur vos jours une longue et délicieuse paix! Que dois-je faire pour Bazine? répondit le roi déjà moins agité; parlez, sage Hirman: faut-il descendre de ce trône qui lui appartient plus qu'à moi? Non, non, reprit le grand-prêtre; régnez, régnez avec gloire, avec justice! mais brisez les liens odieux qui enchaînent à vous une infortunée! Un trône aussi grand que le vôtre lui est offert; elle ne vous demande que de la rendre à elle-même; l'ombre d'Humfroi satisfaite, les dieux contens, vos remords appaisés, vous passerez encore d'heureux jours, et vous sentirez que l'ame ne jouit que par la vertu! Bazin consentit sans peine à rendre à la princesse une main qui n'avoit jamais dû lui appartenir, et ce même autel, qui vit former ces nœuds, les vit encore se rompre. Le roi ayant appris d'Hirman que la princesse étoit en France, me chargea de me rendre à votre cour, de vous y annoncer que rien ne s'oppose à votre union, à laquelle il donne son consentement. J'arrive avec de magnifiques présens pour la princesse, pour Eusèbe et Taber; j'avois déjà annoncé à Bazine qu'elle étoit libre, mais j'avois réservé ces détails pour l'instant qui vous rendroit à son cœur. A ces mots, Théobard faisant apporter un riche coffre garni d'or, le remit à la princesse, et offrit également à Eusèbe et à Taber une bourse d'or, des bracelets, un collier, un bandeau de pierreries. Eusèbe, à l'instant même, les attacha sur Elénire, qui refusoit de les recevoir, et Taber lui donna aussi la bourse d'or; elle s'opposoit encore plus vivement à ces dons: Acceptez, Elénire, dit le roi; Taber n'a plus besoin de rien, je me charge de sa fortune.
C'étoit beaucoup sans doute que d'être assuré de son bonheur; mais il falloit encore en jouir, et que l'hymen en assurât la durée. Tandis que Childéric en préparoit les instans, en arrêtoit le jour fortuné, de concert avec Bazine et Viomade, Berthilie, les yeux baissés, effeuilloit une rose en écoutant Eginard qui lui parloit un bien doux langage; Valamir, moins vif et moins sûr d'être aimé, parloit moins à Elénire, qui ne répondoit que par sa rougeur; Ulric sourioit au bonheur de ses enfans, et jouissoit de leurs plaisirs. Bazine ne pouvoit oublier long-tems la fille d'Eusèbe ni Valamir. Ah! dit-elle au roi, augmentons encore le nombre des amans fortunés! que notre fête soit encore celle de tant d'objets qui nous sont chers! Bonne Eusèbe! dit Bazine en embrassant tendrement sa nourrice, ton Elénire est ma sœur; permets que j'en dispose en faveur de Valamir.... Eusèbe, unissant leurs mains, dit avec tendresse, en fixant Taber qui l'approuva d'un geste expressif: Aimez-vous!... et servez vos maîtres comme nous vous en donnerons l'exemple. Ulric s'approcha, Valamir se jeta dans ses bras, et le vieux guerrier eut encore la gloire de cueillir sur le front virginal d'Elénire un premier baiser.... Berthilie sourioit, versoit quelques pleurs; Bazine la regarda un moment; l'aimable fille ne put résister à son émotion, elle se jeta dans les bras de la princesse.... Y consentez-vous, Théobard? dit Bazine. Le chef du conseil s'inclina respectueusement. Eginard, ajouta-t-elle, vous souvenez-vous de ce que je vous ai promis sur la roche sombre, en vous donnant un bracelet que sans doute vous avez encore?... Eh bien! je vous donne aujourd'hui ce que je vous promis alors, cette Berthilie si sensible.... Et si adorée! interrompit Eginard en se jetant aux genoux de la princesse; et prenant impétueusement la main de Berthilie qu'elle lui présentoit, il la couvrit en un instant de mille baisers.... Confuse, troublée, Berthilie alla cacher dans le sein de son père son bonheur et son agitation; Eginard embrassoit Ulric et Valamir; Viomade admiroit ce spectacle charmant, et Bazine, dont l'ame se développoit à chaque instant, à chaque instant aussi lui paroissoit et plus sensible et plus belle.
Le jour qui devoit éclairer ces trois heureux hymenées, Diticas sortit de ses forêts, suivi des prêtresses et des Druides: le temple fut ouvert; il en prépara les ornemens. Bazine et ses deux compagnes, réunies depuis l'aurore, songeoient à ce que cette journée avoit pour elles de solennel. La belle reine fut parée des mains d'Eusèbe, et Berthilie voulut attacher elle-même le diadême étincelant; les beaux cheveux de Bazine s'en échappoient en boucles argentées. Elénire, plus ornée de son touchant embarras que des riches présens de Bazin, rougissoit de se voir si belle. Berthilie ne voulut point mêler d'ornemens à ses cheveux; une fraîche couronne de roses entoura sa figure plus fraîche encore que ces fleurs; un bouquet, voilà toute la parure de l'épouse d'Eginard.... C'est ainsi qu'il m'aima, dit-elle.... L'heure si belle dans la vie...., cette heure qui confond à jamais les destinées, où l'on se reçoit et se donne pour toujours, où l'on s'unit pour ne plus se quitter, où l'on va se promettre de s'aimer, de s'appartenir jusqu'à la mort; cette heure qui couronne tous les vœux.... vint assurer le bonheur des amans les plus parfaits, des époux les plus fidèles. La magnificence des rois se joignit au charme de l'amour, et des fêtes dignes d'eux firent partager au peuple entier la félicité de son maître. Bazine parut aux Français charmés la plus belle des mortelles, Berthilie la plus jolie, Elénire la plus touchante. Le roi enflamma tous les cœurs; l'admiration, la joie, l'alégresse furent générales.
FIN DU LIVRE DIX-HUITIÈME.
CONCLUSION.
Childéric régna glorieusement sur un peuple dont il assura le bonheur. Le comte Pol, qui obtint dans les Gaules le commandement confié à Egidius, ayant voulu troubler la paix de ses états, fut battu complètement, et forcé de se retirer à Soissons. Bazine, sur le trône, se montra toujours sensible au malheur, douce, bienfaisante, accessible aux infortunés; elle eût consolé le roi de ses disgrâces, s'il en eût éprouvé, elle ajouta à son bonheur; de cet hymen heureux naquirent la superbe Audeflède, épouse célèbre de Théodoric, roi des Ostrogoths, et le fameux Clovis, si digne des grands rois qui l'avoient précédé, et des rois plus grands encore qui lui succédèrent: heureux époux de la belle Clothilde, il fut le premier roi chrétien, et par la défaite de Siagrius, général romain, et la prise de Soissons, mit fin à l'empire des Romains dans les Gaules. Les Français, l'an 510, c'est-à-dire quatre-vingt-dix ans après l'entrée de Pharamond dans les Gaules, possédoient déjà toutes les provinces situées entre le Rhin, la Seine et la Loire. D'aussi rapides, d'aussi immenses conquêtes ont étonné l'univers jusqu'au moment où un nouveau génie, rallumant les feux indomptables de cette nation belliqueuse, laissa à peine à la renommée le tems de redire ses triomphes!
Viomade, que Bazine avoit nommé son père, en eut tous les droits, en inspira tous les sentimens. Berthilie resta près de la reine, et aima toujours Eginard avec la plus vive passion; elle eut quelques momens de jalousie, mais très-courts, et dont son époux sut bien la consoler. Elénire conserva sa pureté, sa douceur et l'amour de Valamir. Eusèbe fut honorée à la cour; la reine l'aima toujours tendrement. Théobard retourna en Thuringe, mais il finit par se fixer près de sa fille. Tournay eut la gloire de conserver ses rois: ce fut l'an 1653 que l'on y découvrit le tombeau de Childéric, de ce prince dont l'étonnante destinée fut agitée dès sa naissance, et qui reçut du malheur ces leçons ineffaçables qui font les grands rois et les grands hommes.
TABLE DES MATIÈRES
| Livre Onzième | 1 |
| Livre Douzième | 27 |
| Livre Treizième | 43 |
| Livre Quatorzième | 83 |
| Livre Quinzième | 97 |
| Livre Seizième | 141 |
| Livre Dix-Septième | 187 |
| Livre Dix-Huitième | 205 |
| Conclusion | 264 |