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Coins de Paris

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The Project Gutenberg eBook of Coins de Paris

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Title: Coins de Paris

Author: Georges Cain

Author of introduction, etc.: Victorien Sardou

Release date: February 9, 2020 [eBook #61357]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
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by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COINS DE PARIS ***

Georges Cain

Coins

de Paris

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, rue Racine, 26


Coins de Paris

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Couronnés par l'Académie française

Coins de Paris, un volume grand in-16, orné de 105 illustrations, d'après les curieux documents fournis par l'auteur (12e mille).

Promenades dans Paris, un volume grand in-16, orné de 125 illustrations et plans, d'après les documents de l'auteur (24e mille).

Nouvelles promenades dans Paris, un volume grand in-16. orné de 135 illustrations et de 20 plans anciens et modernes (14e mille).

A Travers Paris, un volume grand in-16, orné de 148 illustrations et de 16 plans anciens et modernes (10e mille).

Les Pierres de Paris, un volume grand in-16, orné de 133 illustrations et de 6 plans anciens et modernes (8e mille).

Le Long des rues, un volume grand in-16. orné de 132 illustrations et plans (7e mille).

Environs de Paris (1re Série), un volume grand in-16, orné de 130 illustrations et de 3 plans anciens (8e mille).

Environs de Paris (2e Série), un volume grand in-16, orné de 107 illustrations et plans 6e mille.

Tableaux de Paris, un volume grand in-16, avec 113 illustrations et plans.

Les Théâtres de Paris (Le Boulevard du Crime, Les Théâtres du boulevard), avec 376 reproductions de documents anciens. Un volume grand in-16 jésus.


Ouvrage couronné par l'Académie Française (Prix Berger 1907)

Georges Cain

Conservateur du Musée Carnavalet et des Collections historiques

de la Ville de Paris

Coins de Paris

PRÉFACE

DE

Victorien Sardou

de l'Académie Française

Avec 105 illustrations documentaires

Nouvelle Édition

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, 26

Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.


A G. LENOTRE
En témoignage de très sincère affection.
G. C.
Décembre 1905.

PRÉFACE

Petit-fils et fils de deux artistes d'un rare mérite et d'une juste célébrité: P.-J. Mène et Auguste Cain; mon excellent ami Georges Cain a suffisamment prouvé qu'il est le digne héritier de leur talent. Il veut constater aujourd'hui qu'il sait, comme disaient nos Anciens, «manier la plume aussi bien que le crayon» & que le Musée Carnavalet n'a pas seulement en lui le Conservateur actif & passionné que nous voyons tous les jours à l'œuvre, mais aussi le guide le plus éclairé en fait d'érudition parisienne, & il a écrit ce livre charmant qui évoque à mes yeux le Paris de mon enfance et de ma jeunesse;—ce Paris d'autrefois qui a subi bien des transformations au cours des siècles; mais pas une aussi rapide, aussi complète que celle dont j'ai été le témoin.—C'est au point que j'ai peine à retrouver dans certains quartiers, sous la ville de Napoléon III, celle de Louis-Philippe, qui serait aujourd'hui inhabitable, étant données les exigences de la vie moderne, mais qui répondait aux besoins et aux habitudes de son temps. On s'accommodait de défauts que l'on jugeait inévitables, aucune capitale n'en étant exempte. Et, en somme, avec ses tares & ses verrues, ce Paris-là avait bien aussi son charme!

La plupart de ses rues étaient très étroites et dépourvues de trottoirs. Il fallait se garer des voitures sur le seuil des boutiques, sous les portes cochères ou à l'abri de bornes plantées çà & là, à cet effet. Toutefois, là où la circulation était la plus active, le piéton courait moins de risques à cheminer sur la chaussée qu'à traverser aujourd'hui le Boulevard... Ce Boulevard, qui ne voyait passer alors qu'un omnibus tous les quarts d'heure, desservant la place de la Madeleine & celle de la Bastille; où l'on redoutait si peu d'être écrasé, que, devant la Madeleine, j'ai vu les curieux faire cercle autour du bâtonniste, à la place même où est aujourd'hui le refuge, et que, sur la place de la Bastille, je jouais tranquillement au cerceau autour de l'Éléphant & de la Colonne de Juillet. On n'avait guère à craindre dans tout Paris que les éclaboussures des ruisseaux coulant au milieu des rues... quand ils coulaient; car, par les grandes chaleurs de l'été, les eaux ménagères y croupissaient jusqu'aux pluies d'orage. En hiver, la neige n'étant jamais balayée, & l'emploi du sel étant inconnu, c'était chose horrible que le dégel! Tous les recoins des maisons mal alignées étaient consacrés aux dépôts d'ordures & aux libertés qu'autorisait chez les passants l'absence de kiosques dont l'installation s'est fait trop longtemps désirer. Ces rues enfin, à cause même de leur étroitesse, étaient plus bruyantes que les nôtres. Le roulement des lourds camions sur de gros pavés arrondis, mal ajustés, où ils rebondissaient en ébranlant les maisons & les vitres, les cris incessants des marchands et marchandes de fruits, légumes, poissons, fleurs, etc... poussant leurs charrettes à bras, des marchands d'habits, de parapluies, de petits balais; des vitriers & des ramoneurs; la sonnerie des fontainiers soufflant dans leurs robinets; l'appel des porteurs d'eau, faisant claquer à tour de bras les anses de leurs seaux; les chanteurs ambulants portant de cour en cour leurs clarinettes & leurs tambours de basque: tout cela en somme était la gaieté de la rue. Ce qui n'était pas tolérable, c'était l'obsession des orgues de barbarie, se relayant sous vos fenêtres, sans répit, du matin au soir, & vous infligeant un supplice auquel aujourd'hui encore je ne songe pas sans colère!

LA PLACE DE LA BASTILLE ET L'ÉLÉPHANT.
Lithographie de Ph. Benoist.

Enfin l'éclairage de ces rues était déplorable. La plupart en étaient encore au réverbère, dont l'allumage sur la chaussée arrêtait toute circulation. Mais, en revanche, la ville était mieux gardée, la nuit, qu'elle ne l'est présentement, grâce aux rondes, des «patrouilles grises» qui circulaient sous le manteau, à pas lents, à la file indienne, rasant les murs et se croisant en route, de façon à se prêter main-forte au moindre appel. Heureux temps où, à une heure du matin, dans mon quartier désert, j'étais assuré de me heurter à l'une d'elles, et où l'on pouvait s'attarder, sans revolver en poche. C'est, dit-on, que Paris était moins grand, moins peuplé, & la tâche de la police plus facile. C'est à elle à mesurer la protection sur le danger & le nombre de ses agents sur celui des malfaiteurs, pour qui, du reste, on n'avait pas alors les affectueux égards qu'on leur prodigue aujourd'hui.

Pour se faire pardonner ses rues étroites, mal pavées, mal éclairées, mal entretenues, Paris avait alors un attrait qu'il n'a plus:—ses jardins.

On se le figure comme un fouillis de vieilles maisons, privées de jour, d'air salubre & de verdure. En réalité, les maisons vieilles ou neuves n'existaient qu'en bordure sur la rue. Derrière elles, dans tout l'espace compris d'une rue à l'autre, de vastes enclos leur assuraient le soleil, le silence & la verdure, dont elles étaient privées sur leurs façades. Nombre d'habitations s'étaient taillé, dans le morcellement des anciens hôtels & des communautés religieuses des derniers siècles, de grandes cours & des jardins particuliers qui, séparés par de basses clôtures, se prêtaient mutuellement leurs ombrages. Il en était ainsi dans toute la ville, sauf dans la Cité et dans le centre, aux abords de l'Hôtel de Ville & des Halles. Il suffit d'un coup d'œil sur les anciens plans de la Ville pour constater que ces terrains non bâtis occupaient sous Louis XVI la moitié, & sous Louis-Philippe le tiers de sa superficie actuelle. Dans les quartiers du Marais, de l'Arsenal, dans les faubourgs Saint-Antoine, du Temple, Popincourt, à la Courtille, dans la chaussée d'Antin, les Porcherons, le Roule, le faubourg Saint-Honoré & sur toute la rive Gauche, privilégiée à cet égard, ce n'étaient qu'habitations clairsemées, au milieu de vergers, potagers, treilles, basses-cours, bosquets & grands parcs plantés d'arbres séculaires. On s'acharne à détruire le peu qui en subsiste & au point de vue de l'hygiène & de l'agrément, c'est grand dommage.

De ma fenêtre, rue d'Enfer, place de l'Estrapade, impasse des Feuillantines, je ne voyais autour de moi, à perte de vue, que profusion de feuillages. Rue Neuve-Saint-Étienne, de l'habitation de Bernardin de Saint Pierre, j'apercevais, au delà de grandes allées d'arbres taillés, les tours de Notre-Dame, & je pouvais me dire, comme le bon Rollin, dans le distique gravé sur sa porte, à quelques pas de là: Ruris et urbis incola «Habitant de la ville & de la campagne». C'est au travers de ces jardins, de ces rues silencieuses, si propices au travail, parfumées par les lilas, fleuries par les marronniers blancs & roses, que l'on a tracé les grandes voies nouvelles: les boulevards Saint-Germain & Saint-Michel, les rues de Rennes, Gay-Lussac, la rue Monge qui a rasé le pavillon champêtre où est mort Pascal, dans cette même rue Saint-Étienne; et la rue Claude-Bernard qui a supprimé les Feuillantines, où Victor Hugo enfant faisait la chasse aux papillons. Bientôt le dernier survivant des enclos religieux du quartier Saint-Jacques, celui des Ursulines, va faire place à trois rues nouvelles!...

La jouissance de ces jardinets attenant à la plupart des logis était vivement appréciée par le petit bourgeois parisien, qui a toujours été d'humeur casanière. On l'en raillait, au dernier siècle, dans un opuscule bien connu: Voyage de Paris à Saint-Cloud par terre et par mer. Sa curiosité des pays lointains n'était point sollicitée comme elle l'est aujourd'hui par les récits de voyages, les gravures, les photographies, les affiches en couleurs. Et le déplacement était fort coûteux! Les chemins de fer ne l'avaient pas encore mis à la portée de toutes les bourses, par la réduction de ses prix & ses trains circulaires à bon marché. Un simple ouvrier va plus facilement aujourd'hui à Biarritz, en Suisse ou à Monte-Carlo que ne le faisait alors un rentier du Marais. Paris était si peu délaissé, par les grandes chaleurs de l'été, que jamais les théâtres ne faisaient plus grosses recettes, surtout les scènes populaires telles que l'Ambigu, la Porte-Saint-Martin, la Gaieté, le Cirque, les Folies-Dramatiques, le Petit Lazary, Madame Saqui, le Théâtre Historique, etc., groupés au boulevard du Temple. La belle saison permettait aux spectateurs les plus éloignés de venir à pied à cette foire dramatique, en économisant, pour l'aller & le retour, le prix d'une voiture, & de faire queue sans avoir à craindre le froid ou la pluie; car le bon public de ce temps-là, qui aimait le spectacle pour lui-même, ne répugnait pas à cette longue station entre deux barrières, avant l'ouverture des guichets, qui se faisait alors de 5 à 6 heures du soir. C'était une des conditions, un des stimulants de son plaisir, quelque chose comme l'apéritif du spectacle.

DÉMOLITION DE LA RUE SAINT-HYACINTHE-SAINT-MICHEL à la hauteur de la rue Soufflot.
Eau-forte de Martial.

Les vacances elles-mêmes ne faisaient pas dans Paris des vides bien sensibles, si ce n'est sur la rive Gauche. De mai à octobre, la majorité de la classe moyenne, petits commerçants, fonctionnaires & rentiers; employés, commis, travailleurs de toute sorte se contentaient, comme les héros de Paul de Kock, de parties de campagne, avec dîners sur l'herbe, dans toute la banlieue parisienne: Vincennes, Montmorency, Saint-Cloud, Romainville, etc. A Paris, les boutiquiers dressaient leur couvert en plein air, dans les cours, les jardins, ou, à défaut, dans la rue. Quand je rentrais de mes promenades du dimanche, à l'heure du dîner, de 4 à 5 heures du soir, je ne voyais partout, dans les rues les plus fréquentées, que familles attablées devant leurs portes, tandis que filles et garçons, sur la chaussée, jouaient au volant, à la main chaude ou à colin-maillard. Il m'est arrivé de me faire prendre au passage par quelque fillette aux yeux bandés qui, pour me reconnaître, promenait sa main sur ma figure, aux grands éclats de rire de tous les dîneurs! Et si par les longues soirées d'été, quelque partie de barres commencée à la grande allée du Luxembourg nous entraînait, mes camarades & moi, dans la rue de Vaugirard, la petite place Saint-Michel, & la rue d'Enfer..., les bonnes gens qui prenaient le frais sur le pas de leurs portes n'accordaient aucune attention à cette galopade de gamins en pleine rue.

Bref, c'était la province!

Ces mœurs bourgeoises, que l'on peut caractériser d'un mot en disant qu'elles étaient «dix-huit-cent-trente», ont survécu à la Révolution de 1848 & persisté jusqu'au Second Empire, où l'extension des chemins de fer, l'afflux des étrangers, les grandes entreprises industrielles & commerciales, la prospérité croissante, le souci du confort & du luxe, la vie publique plus active, la concurrence plus âpre, la lutte pour la vie plus acharnée ont enfanté les mœurs actuelles! Transformation surprenante à laquelle n'a pas peu contribué la création d'un nouveau Paris sur les ruines de l'ancien. Que de fois je me suis félicité d'avoir, dès l'âge de quinze ans, donné pour but à mes flâneries des jours de congé la recherche dans les vieux quartiers aujourd'hui éventrés, morcelés, disparus, des moindres vestiges du passé, comme si j'avais prévu qu'à bref délai ils seraient mis en poussière par la pioche du démolisseur!

HÔTEL DE VILLE EN 1838.
Lithographie de Engelmann.

Le Paris de Louis-Philippe était, à peu de chose près, celui de la Révolution & du Premier Empire. Chaque pas y réveillait des souvenirs dont on n'était guère préoccupé en mon jeune temps, le Romantisme étant tout au Moyen Age & à la Renaissance, & plus curieux de la Saint-Barthélemy que des massacres de Septembre. Il regardait tendrement la vieille tourelle d'angle de la place de Grève, & ne donnait pas un coup d'œil sur la même place à l'enseigne où fut accroché le malheureux Foulon. Il déplorait la disparition de la Porte Barbette qui vit le meurtre de Charles d'Orléans, & n'allait pas voir, à trois pas de là, rue des Ballets, la borne où fut décapité le cadavre de Madame de Lamballe. Peintres, romanciers, poètes, historiens dédaignaient ces localités encore chaudes du drame révolutionnaire dont ils prétendaient retracer quelques épisodes. Ary Scheffer veut nous montrer l'arrestation de Charlotte Corday. Il n'a garde de consulter les documents très précis qui la feraient revivre à ses yeux & aux nôtres, avec son visage, son attitude & jusqu'à sa toilette. Il ne songe même pas à aller rue des Cordeliers, visiter le logement de Marat, encore intact, jusqu'à son cordon de sonnette! Et il nous offre une Charlotte de son cru, toute de chic, qui a l'air d'une femme de chambre arrêtée par le concierge, au moment où elle sort, ayant sur le dos la robe de sa maîtresse!

Alfred de Vigny, dans son Stello, est aussi peu soucieux de l'exactitude des localités que de celle des faits. Il dresse l'échafaud d'André Chénier, «sur la place de la Révolution»! après l'y avoir conduit dans une charrette chargée de plus de «quatre-vingts victimes!! dont quelques femmes avec leurs enfants à la mamelle»!!!

Et ainsi des autres!

Mieux avisé, je n'ai pas dédaigné ces vieilles pierres, humbles témoins de si grands faits, & grâce à elles j'ai revécu la Révolution sur place. Elles étaient condamnées à disparaître. On ne fonde une ville nouvelle que sur les débris de l'ancienne, & il est bien difficile de concilier les exigences du présent avec le culte du passé. D'ailleurs, la plupart de ces vieilleries, celles mêmes qui pouvaient être sauvées, feraient triste mine au milieu des splendeurs de la ville actuelle. Ce qui me fâche, c'est de constater qu'on les a remplacées quelquefois de façon à les faire plutôt regretter.

Ainsi, par exemple, la Cité! La démolition de ses masures, de ses ruelles sinistres, n'a pu chagriner que les enragés de pittoresque ou les admirateurs des Mystères de Paris. Mais il faut bien avouer que Notre-Dame avait, dans son vieux parvis, plus grande allure qu'à l'extrémité de ce grand désert, où elle semble poser bêtement pour le photographe, entre le vide de la rivière & cet affreux Hôtel-Dieu qui a l'air d'un abattoir!

Il n'était pas non plus bien nécessaire, en déplaçant le Marché aux fleurs, d'interdire aux vendeuses les jolies logettes qu'elles improvisaient autrefois à l'aide de feuillages, de branchages & de fleurs, & de leur imposer ces toitures en zinc qui ne devraient abriter que des fleurs artificielles, pour compléter le charme de ce bosquet administratif!

On pouvait aussi se dispenser d'éventrer la place Dauphine, que j'ai vue aussi charmante que la place Royale, avec ses briques roses, pour nous montrer le monument funèbre qui est l'entrée du Palais de Justice & l'horrible balustrade de son escalier.

Aussi bien, puisque le hasard de la promenade m'a conduit au Pont-Neuf, je poursuis de ce côté ma petite flânerie rétrospective.

On peut féliciter le Pont-Neuf plus neuf que jamais, d'avoir perdu ses hauts trottoirs, les décrotteurs, tondeurs de chiens, coupeurs de chats, blottis entre ses bornes, & les boutiques de mercerie, papeterie, parfumerie, pommes de terre frites, briquets phosphoriques, allumettes chimiques allemandes, etc., installées dans les guérites en demi-lune que l'on a rasées pour y installer des bancs. Mais quel vandalisme que le badigeonnage des deux maisons en briques qui font face à la statue de Henri IV. Elles ont été construites pour la place qu'elles occupent. Elles font corps avec le pont & contribuent grandement à sa décoration. S'il plaît aux propriétaires, qui les ont déjà blanchies, de les remplacer par des constructions quelconques, c'en est fait de l'un des plus jolis aspects du vieux Paris.

LE LOUVRE VERS 1785.
Dessin de Meunier. Musée Carnavalet.

On pouvait aussi épargner à Saint-Germain-l'Auxerrois le voisinage de cette tour, qui se donne pour gothique, et de cette mairie, qui se croit Renaissance. L'église y perd toute sa grâce & l'ensemble est ridicule.

Du moins, en lui tournant le dos, on a la satisfaction de ne plus voir devant la Colonnade un terrain vague, entouré de palissades pourries. Il ne lui manquait que des croix pour avoir l'air d'un cimetière.

Et, par le fait, c'en était un!

Sous la Restauration, on y avait enfoui, là même où est la statue équestre de Velasquez, des momies d'Égypte, décomposées par leur trop long séjour dans l'humidité des salles basses du Louvre. En 1830, à la même place, les corps des assaillants tués à l'attaque du Louvre furent jetés à la hâte dans une fosse commune. Dix ans plus tard, quand on voulut donner à ces braves une plus noble sépulture, on exhuma pêle-mêle patriotes & momies. Et les contemporains des Pharaons sont pieusement ensevelis sous la colonne de la Bastille, comme combattants de Juillet!

J'ai connu la cour du Louvre avec une statue du duc d'Orléans mise au rebut après 1848, & à laquelle succéda celle de François Ier, par Clesinger. Quelque imbécile l'ayant baptisée le «Sire de Framboisy», cette plaisanterie était trop idiote pour n'avoir pas le plus grand succès. Elle n'a pas été étrangère à la disparition d'une œuvre qui méritait un meilleur sort.

La cour a, de plus qu'autrefois, des statuettes dans quelques-unes de ses niches: l'ingénieux tracé sur le sol du Louvre de Philippe-Auguste & des parterres qui se font pardonner leur inutilité par leur modestie.

Aucune description ne saurait donner l'idée de ce qu'était alors la place du Carrousel, dans l'état provisoire auquel la condamnait, depuis le Premier Empire, la réunion du Louvre aux Tuileries, toujours projetée, toujours ajournée. Ce n'était que tronçons de rues éventrées, maisons isolées, à demi démolies, étayées par des poutres. Le sol inégal, effondré, dépavé, n'était plus, les jours de pluie, qu'un vaste bourbier. La grande galerie du Louvre était flanquée d'un affreux corridor en planches, «la galerie de bois», toujours prête à flamber! Car il est de tradition qu'à proximité du Musée il y ait une cause permanente d'incendie! Du même côté, la liste civile avait construit des baraques qui, de la petite cour du Sphinx jusqu'au guichet faisant face au pont des Saints-Pères, enveloppaient les ruines de l'ancienne église Saint-Thomas-du-Louvre & de ses dépendances, telles que le prieuré où Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Nanteuil, Arsène Houssaye & autres avaient installé leur «Bohème galante». Ces baraques, pour qui il faut plaider les circonstances atténuantes, étaient louées à des marchands de couleurs, de gravures, de tableaux et de curiosités de toute sorte. Je vois encore un grand magasin de bibelots où, dans le plus amusant des fouillis, au milieu d'œufs d'autruches, de crocodiles empaillés & de chevelures de Peaux-Rouges, le collectionneur faisait de merveilleuses trouvailles. Et que de richesses aussi dans les cartons que les marchands de gravures exposaient devant leurs portes à la curiosité des amateurs. Ce n'étaient, outre les gravures, que dessins, croquis, sanguines, gouaches de Cochin, Moreau, Boucher, Lawrence, Fragonard, Saint-Aubin, Prudhon, Boilly, Isabey, etc. J'ai là passé des heures délicieuses à fouiller dans ces cartons, où je ne pouvais, hélas! qu'admirer, n'ayant pas le moyen d'acheter des chefs-d'œuvre dont je pressentais la valeur future & que l'on donnait alors à vil prix, les pédants de l'école de David ayant en souverain mépris l'art français du XVIIIe siècle, trop aimable & trop spirituel à leur gré. «Monsieur, me disait plus tard un de ces marchands, j'ai roulé des gravures de Poussin, dont je ne donnerais pas aujourd'hui quarante sous, dans des Debucourt que je ne céderais pas pour mille francs!»

LE JARDIN DU PALAIS-ROYAL EN 1791.
Gouache du chevalier de Lespinasse. Musée Carnavalet.

Tout cela a été balayé par la réunion des deux Palais & par le prolongement de la rue de Rivoli qui nous a dotés, en outre, d'une très belle place devant le Palais-Royal, en échange de l'ancienne, fort mesquine, & de son château d'eau, monument assez décoratif, mais tout noir de crasse & d'humidité.

Quant au Palais-Royal, que le duc d'Orléans semblait avoir construit pour qu'il fût le forum de la Révolution, s'il n'était plus le rendez-vous des politiques, des clubistes, des gazetiers, des orateurs en plein vent & des agioteurs, le champ de bataille des sans-culottes & des muscadins, des royalistes & des demi-soldes; la promenade officielle des Merveilleuses, de tous les demi-castors & de toutes les impures; s'il n'avait plus ses galeries de bois, son camp des Tartares, sa grotte hollandaise, ses maisons de jeu, il était toujours le quartier général des «nymphes» du voisinage; & grâce à ses deux théâtres, à ses restaurants, à ses cafés renommés, à ses riches boutiques, surtout à celles des joailliers, il était encore la grande attraction de Paris pour les nouveaux débarqués de la province & de l'étranger. A la moindre ondée, la circulation devenait impossible sous ses portiques, & en tout temps, le dimanche surtout, jour de rendez-vous, il y avait cohue dans la galerie vitrée où tout récemment, je me suis vu seul, absolument seul!

Du palais des Tuileries, que dire? sinon qu'il était & qu'il n'est plus!... Que je regrette les magnifiques ombrages de sa grande allée sans rivale, même à Versailles, & ses massifs de marronniers qui bravaient le plus ardent soleil! La nature seule est coupable de leur disparition, mais on aurait pu les remplacer par des plantations moins piteuses que l'inévitable platane & l'acacia, qui, fleurs à part, est bien le plus bête & le plus mal fait de tous les arbres. Cela promet une belle frondaison pour l'avenir, si l'avenir n'est pas, pour ce malheureux jardin, sa suppression totale ou tout au moins son morcellement!...

PLACE DE LA CONCORDE.
Dessin original de G. de Saint-Aubin. (Collect. G. Cain.)

J'ai vu la place de la Concorde sans ses fontaines & ses statues, sauf les quatre chevaux de Marly: ceux de Coysevox à la grille des Tuileries, ceux de Coustou à l'entrée des Champs-Élysées. On travaillait dans mon enfance, à restaurer les socles des futures villes de France. Ils étaient, depuis Louis XV, coiffés de calottes de plâtre, pareils à des couvercles de marmites, & dédaignés au point que celui qui porte la ville de Strasbourg était flanqué d'un ignoble tuyau de poêle... Du moins, était-il le seul qui choquât la vue. Comptez ceux qui couronnent aujourd'hui les monuments de Gabriel! On s'obstinait encore à conserver autour de la place les fossés qui avaient fait tant de victimes en s'opposant, les jours de fête, à l'écoulement de la foule. Un soir qu'on tirait un feu d'artifice pour la fête du Roi sur le pont de la Concorde, je n'eus que le temps de me réfugier sur une de leurs balustrades, d'où je faillis être jeté dans le fossé par ceux qui suivaient mon exemple.

L'obélisque, lui, venait d'être érigé au centre de la place, où il n'avait pas d'autre raison d'être que de tirer d'embarras la Monarchie de Juillet. Elle ne savait qu'y mettre pour ménager toutes les opinions. Cette vieille pierre, indifférente à tous les partis, symbolisait bien leur Concorde.

Pour qui a vu les Champs-Élysées sous Louis-Philippe, ils sont méconnaissables! Ils n'étaient pas, en ce temps-là, comme le boulevard des Italiens, le rendez-vous de ce qu'on appelait, avec la sotte mode de l'anglomanie, la «Fashion». On n'y prenait pas des glaces comme au perron de Tortoni. Les mondains & mondaines n'y passaient qu'à cheval ou en voiture, abandonnant dédaigneusement les contre-allées à des promeneurs plus modestes, aux petites gens qui s'y bousculaient dans la poussière, aux flâneurs, aux désœuvrés, aux étrangers, aux convalescents, aux écoliers en promenade, aux nourrices, aux bonnes d'enfants & aux tourlourous; aux joueurs de barres, de boules & de ballon du carré Marigny, & à l'innombrable marmaille qui se ruait sur la voiture aux chèvres & poussait des cris de joie devant les guignols!

On n'y voyait pour tous cafés, que trois pavillons indignes de ce nom, des petites buvettes ambulantes sur tréteaux, avec carafes de limonade et d'orgeat, & les marchands de coco secouant leur clochette; pour tous restaurants, deux infimes traiteurs, les marchands de gâteaux de Nanterre, de pain d'épices, de gaufres, et les «oublieux» faisant grincer leur crécelle; pour concerts, les râcleurs de violon, de guitare & de harpe, les chansonniers populaires & l'homme-orchestre; pour spectacles et réjouissance avant l'ouverture du jardin Mabille, le cirque d'été de Franconi, le Panorama du colonel Langlois, les balançoires, les chevaux de bois, le tir à l'arbalète, la toupie hollandaise & le jeu de Siam; pour luminaire, quelques becs de gaz, les chandelles des petits débitants & les lanternes rouges des marchandes d'oranges. Et pas une pelouse, pas un massif d'arbustes, pas une corbeille de fleurs!—Rien, absolument rien de ce qui fait aujourd'hui le charme de cette exquise promenade!

Au Rond-Point finissait Paris!

Au delà, ce n'était qu'une sorte de faubourg, avec, de loin en loin, quelque bel hôtel du dernier siècle: un grand jardin, des terrains à vendre, non bâtis, des maisons de rapport assez minables, de grands dépôts de meubles, des remises, des manèges & des carrossiers, surtout des carrossiers! Aux abords de la rue de Chaillot, l'avenue était bordée à gauche par un grand talus gazonné. J'y ai vu, dans la belle saison, des dîneurs découper leur melon & leur gigot, avec la joie naïve de citadins respirant le bon air des champs.

Aux abords de l'Arc de Triomphe, l'avenue était de plus en plus déserte & mal habitée, & quand on avait franchi la barrière de l'Étoile, ce n'était plus le faubourg, mais la banlieue. Là où l'on a tracé les belles avenues du Bois & Victor-Hugo, on ne voyait que terrains vagues, cultures maraîchères, carrières & masures inquiétantes. Quant au bois de Boulogne, il était si laid le jour & si dangereux la nuit, qu'il vaut mieux n'en rien dire.

A droite de l'avenue, le Roule était plus civilisé, mais au delà, vers Mousseaux, il n'en était pas de même. Un soir, j'eus la curiosité de voir la maison que Balzac venait de faire construire dans la rue qui porte son nom... Après quoi je m'engageai au hasard dans ce quartier des Ternes qui m'était inconnu. La nuit survint & je ne tardai pas à m'égarer. Je longeais sur ma gauche un grand coquin de mur qui n'en finissait plus, &, à la lueur de pâles réverbères, très espacés, je ne voyais à ma droite que des écuries, des chantiers, des étables de nourrisseurs, de laitiers, exhalant des odeurs de poulaille & de fumier, & des gargotes à rideaux rouges qui me rappelaient que, dans ces mêmes parages, à la même heure, un professeur de mes amis avait été pris au collet par un grand diable lui criant: «Ton argent, faquin!» Mon ami fumait un cigare. Rusé comme le sage Ulysse, il fait mine de s'exécuter en plongeant sa main gauche dans le gousset de son gilet, tandis que, de la droite, il retire le cigare de sa bouche, du petit doigt fait tomber la cendre & le plante dans l'œil du malandrin qui lâche prise en hurlant comme Polyphème! Ce souvenir m'obsédait, & après avoir traversé un misérable hameau où je n'étais guidé vers Paris que par la pente du terrain, je respirai enfin aux abords de la Pépinière, jurant bien qu'on ne me rattraperait plus dans ce coupe-gorge!

Or, j'y demeure!

CHEMIN DE RONDE DE LA BARRIÈRE DE L'ÉTOILE EN 1854.
(Aujourd'hui avenue de Wagram.)
Eau-forte de Martial.

Ce coupe-gorge est aujourd'hui le quartier Monceau, l'avenue Hoche, l'avenue de Messine, les boulevards de Courcelles, Malesherbes, Haussmann; ce que l'on appelait autrefois la «Pologne», où le général Lagrange me disait avoir chassé la perdrix dans sa jeunesse.

Et la conclusion de ce bavardage,—car il faut bien conclure,—c'est que je regrette l'ancien Paris, mais que j'aime bien le nouveau.

Victorien SARDOU.

AVANT-PROPOS

Paris! Que de visions évoque ce mot magique: le Paris historique, avec ses palais, ses églises, ses monuments, ses rues et ses places publiques; le Paris littéraire et son admirable défilé d'écrivains, de poètes, de penseurs, de dramaturges, de philosophes et d'humoristes: le Paris mondain, ses fêtes, ses réceptions, ses modes, ses élégances et son snobisme; le Paris des politiciens, le Paris des journalistes, le Paris religieux, le Paris policier, le Paris bohème, le Paris industriel. Combien d'autres encore!

Tant de passions, tant d'événements, tant d'intérêts s'y heurtent, s'y enchevêtrent, s'y renouvellent, qu'une étude sur cette ville admirable et si complexe n'est pas plutôt achevée qu'il convient presque de l'écrire à nouveau: la vérité de la veille n'étant plus celle du lendemain, le document exact hier se trouvant infirmé ce matin.

Notre ambition est plus modeste et notre titre est un programme: Coins de Paris.

Négligeant de parti pris le trop connu, le trop décrit, n'ayant surtout ni le désir, ni la prétention de refaire un «Guide de l'Étranger dans Paris», ne recherchant que le rare, sinon l'inédit, nous voudrions simplement donner à ceux qui, comme nous, adorent notre vieille Cité, un peu de la joie que nous avons chaque jour à «flâner» dans cette incomparable Ville. Notre but serait de continuer, par des promenades dans ce qui nous reste du précieux Paris d'autrefois, la série des documents peints, dessinés ou gravés que renferme le Musée Carnavalet.

La maison qu'aima tant Madame de Sévigné est, en effet, devenue le musée des Collections Historiques de Paris.

LE MUSÉE CARNAVALET.
Karl Fichot.

C'est un coin délicieux où palpite encore un peu de l'âme ancienne de la grande Ville! Nos prédécesseurs et nous-même nous sommes efforcés de réunir les documents de tout ordre qui retracent la vie de Paris. Chartes, plans, gravures, tableaux, autographes, placards jaunis et pierres commémoratives; enseignes de fer forgé qui guidaient aux cabarets les buveurs du XVIe siècle; costumes de soies changeantes que portaient les jolies Parisiennes de Louis XV; bonnets rouges de la Terreur; ceintures dont se paraient les jeunes filles autour du char funèbre de Voltaire; souliers aux bouffettes tricolores qui foulèrent le sol du Champ-de-Mars lors de la Fête de la Fédération; cravate légère de tulle noir que portait Marie-Antoinette, allant poser pour son portrait chez Dumont, le miniaturiste; pique de citoyenne ou sabre d'honneur; pierre commémorative de la Bastille; bonnets de grisettes 1830 ou cothurnes de Merveilleuses; ordre de comparution de la «veuve Capet» devant le Tribunal Révolutionnaire; affiche du spectacle des grands danseurs du Roy et convocations aux séances de la Convention: les grandes époques de la Royauté, les glorieuses journées de la Révolution, les tragédies de la Terreur; les proclamations de l'Empire, les bulletins de victoires, les messes de Requiem, les joies, les douleurs, la vie enfin du peuple le plus impressionnable, le plus nerveux, le plus enthousiaste et le plus artiste qui ait jamais existé,—tout se trouve à Carnavalet, et le même carton rassemblant avec un effrayant éclectisme la succession foudroyante des événements qui se sont passés au même endroit nous montre, pour une période d'à peine vingt années et dans les mêmes Tuileries, par exemple: l'arrivée de Louis XVI, la prise du château le 10 août, l'exécution du Roi et celle de la Reine, la fête de l'Être suprême, Thermidor, Prairial et l'invasion de la Convention, les sections foudroyées à Saint-Roch par Bonaparte, les revues du Carrousel, l'apothéose du Roi de Rome, le départ de l'Empereur, l'arrivée de Louis XVIII, sa fuite, le retour de Napoléon, la rentrée de Louis XVIII, etc.

Voilà, j'imagine, une sérieuse leçon d'histoire... et de philosophie.

Notre but, je le répète, serait donc simplement de continuer dans quelques promenades, que nous nous efforcerons de rendre aussi attrayantes que possible, la recherche de documents qui disparaissent, hélas! un peu tous les jours.

Nous diviserons Paris en trois grandes sections: la Cité et l'Ile Saint-Louis, la Rive gauche, la Rive droite.

Après le document écrit ou dessiné, le document vivant, ou tout au moins ce qu'il en survit.

Ce volume «Coins de Paris» est en grande partie la réédition d'un ouvrage «Croquis du Vieux-Paris» tiré à très petit nombre et publié en 1904 avec autant de luxe que de goût à la Librairie Conard.

Depuis, non seulement ce volume fut revu et considérablement augmenté, mais encore toute une illustration nouvelle fut choisie. Un artiste de grand talent, M. Tony Beltrand, mort hélas trop tôt, avait orné les «Croquis du Vieux-Paris» d'admirables compositions dont il avait été, de plus, l'habile graveur. Nous avons dû remplacer cette illustration par une série de reproductions de tableaux, de dessins, d'eaux-fortes, de lithographies empruntées à des collections particulières, à des Musées, à des Bibliothèques,—et c'est, pour nous, un devoir très doux que de dire publiquement l'infinie bonne grâce avec laquelle on a bien voulu nous venir en aide. Qu'il soit permis à notre profonde reconnaissance de citer les noms de MM. Sardou, Claretie, Detaille, Lavedan, Lenôtre, Bouchot, H. Martin, Funck-Brentano, A. Maignan, Massenet, Pigoreau, Ch. Drouet, de Rochegude, Beaurepaire, Ch. Sellier, L.-P. Aubey, le Dr Bach, J. Robiquet, nos maîtres ou nos amis, qui nous ont prêté le plus précieux concours. D'ailleurs, quand il s'agit de Paris, toutes les portes s'ouvrent et tous les cœurs battent.

Notre tâche fut facile; si nous n'avons pas su mieux la remplir, la faute en est à nous seul; il convient donc de terminer cet avant-propos par la vieille formule... plus que jamais de circonstance: «Excusez les fautes de l'auteur».

LE PONT-ROYAL, LES TUILERIES ET LE LOUVRE (XVIIIe SIÈCLE).
(Vue prise du Pont-Neuf.)
Noël, pinxit.

Coins de Paris


LA CITÉ

Paris est né dans cette île de la Seine qui a la forme d'un berceau et dont Sauval parle de si pittoresque façon: «L'île de la Cité est faite comme un grand navire enfoncé dans la vase et échoué au fil de l'eau, au milieu de la Seine.»

Cette particularité a certainement frappé les héraldistes de tout temps, et c'est de là que nous vient la nef qui blasonne le vieil écusson de Paris.

La Cité s'offre donc avec sa proue au couchant et sa poupe au levant.

La poupe, c'est Notre-Dame, et la proue reliée aux deux rives par deux cordages de pierres, c'est le vieux Pont-Neuf, élevé sur cette pointe extrême qui fut autrefois l'îlot du Passeur-aux-Vaches, ou, le 11 mars 1314, furent brûlés Jacques de Molay, grand-maître des Templiers, et Guy, prieur de Normandie; le Pont-Neuf, dont Henri III, le 31 mai 1578, posa la pierre de dédicace,—décorée des armes du Roi, de la Reine Mère et de la Ville de Paris.—Lorsque la première pile émergea de l'eau, du côté du quai des Augustins, le roi s'y rendit du Louvre dans une magnifique barque, accompagné de la Reine Mère Catherine de Médicis, et de la Reine Louise de Vaudémont, sa femme. Henri III avait l'air lugubre; le matin même il avait enterré, à l'église Saint-Paul, Quélus, le plus cher de ses favoris, mort des blessures reçues quelques semaines auparavant, lors du fameux duel des Mignons.

Les Parisiens, irrévérencieux, n'hésitaient pas à déclarer que, par respect pour la tristesse Royale, le nouveau pont devrait s'appeler «le Pont des Pleurs»,—mais cette opinion ne dura pas!—et, dès que Henri IV l'eût inauguré, en juin 1603, «encore mal asseuré» et inachevé, le Pont-Neuf devint l'endroit le plus gai de Paris: Mondor y vend son baume et Tabarin y débite ses sornettes, le singe de Brioché y récrée les passants; on y fredonne les mazarinades, les duellistes y dégainent et les bandes de Cartouche et de Mandrin y détroussent galamment les passants. Sur ce joyeux Pont-Neuf tout Paris se promène, s'amuse, se donne rendez-vous; Loret y va faire sa cueillette d'informations pour la Gazette rimée:

Si j'eusse été cette semaine
Visiter la Samaritaine,
J'eusse appris parmi les badauds
Tout ce qui se passe...
VUE DU PONT-NEUF, PRISE D'UN ŒIL-DE-BŒUF DE LA COLONNADE DU LOUVRE.
Aquarelle de Nicolle. Musée Carnavalet.
LE PETIT BRAS DE LA SEINE ET LE PONT-NEUF

Dès le XVIIe siècle, on assure qu'il est impossible de traverser les douze arches de ce pont si populaire sans croiser un moine, un cheval blanc et deux femmes aimables; c'est le passage officiel des processions Royales se rendant au Parlement, et c'est également le Pont-Neuf qu'envahissent en hurlant les émeutes populaires allant brûler en effigie, place Dauphine, les Présidents suspectés de rendre plus de services que d'arrêts; c'est enfin sur ce pont que le peuple contraint, en 1789, ceux qui mènent carrosses à s'arrêter et à saluer bien bas l'effigie du bon Roy Henri dont la statue, soutenue aux quatre angles par les quatre figures d'esclaves qu'y fit placer Richelieu, se dresse au milieu du terre-plein, ce terre-plein où se signeront, en 1792, les enrôlements volontaires, où retentira le canon d'alarme aux heures tragiques de la Révolution! Toute l'histoire de Paris est mêlée à ce vieux et admirable Pont-Neuf, célèbre dans le monde entier, le chef-d'œuvre d'Androuet du Cerceau et de Germain Pilon; le Pont-Neuf, qui fut la principale artère du vieux Paris.

C'est donc par la Cité qu'il convient de commencer nos promenades: nous y rencontrerons quelques rares vestiges de la vieille Lutèce; on y retrouva, à maintes reprises, des restes de remparts, derrière le chevet de Notre-Dame et quelques-unes des pierres qui formaient cette antique défense provenaient des arènes construites par les Romains. Les gradins du cirque avaient contribué à arrêter l'invasion normande; le mur de Périclès à l'Acropole ne renferme-t-il pas des fragments brisés d'antiques statues de marbre!...

Mais la gloire de la Cité: c'est Notre-Dame! Suivons la tortueuse et si pittoresque rue Chanoinesse où le grand Balzac logeait Mme de la Chanterie, et, au nº 18, gravissons l'escalier branlant de la Tour Dagobert, vieux et précieux débris des constructions canoniales qui jadis enserraient la cathédrale de Paris: quelques dizaines de marches usées nous amèneront à une étroite plate-forme, d'où nous découvrirons un admirable spectacle[1]:

[1] Cette pauvre Tour Dagobert fut hélas démolie l'an passé...

G. C. (1909).

ATELIERS ET TRAVAUX DES FONDATIONS DE LA CASERNE DE LA CITÉ EN 1864-1865.
Photographie Richebourg, 29, quai de l'Horloge.

Notre-Dame, radieusement belle, émerge comme une grande fleur de pierre, d'une masse de toits plats, noirs, gris ou bleus, et les majestueuses silhouettes de ses tours se détachent immenses sur l'horizon. Sous tous les caprices de l'heure ou de la lumière; que le soleil dore cette splendeur ou que la neige, ouatant les sculptures, étende sous ses pieds un tapis immaculé; que le ciel en feu mette derrière sa masse violacée un cadre d'or en fusion, ou que l'orage l'enveloppe de ses nuages cuivrés, toujours la noble cathédrale apparaîtra dans son éclatante beauté, dans son incomparable splendeur. L'élégante flèche qui la termine se découpe nette et fière dans les airs, et des vols de corneilles tournent en poussant des cris stridents autour des toits fleuris de la Basilique parisienne. Là-bas, au-dessus d'un éblouissement de sculptures, de cheminées, de pignons, de ponts, de clochers, de rues, les lointains bleus se fondent en teintes douces et finissent par se confondre à l'horizon dans une note imprécise; les bêtes d'Apocalypse, que les géniaux artistes des temps passés ont accoudées aux balustrades des tours, se penchent grimaçantes et narquoises sur ce grand Paris qui s'agite fiévreusement au-dessous d'elles! C'est un des plus nobles aspects de la Ville que viennent de refléter nos yeux enchantés.

De l'autre côté, c'est la Seine, traînée d'argent que sillonnent les bateaux et les barques; puis, plus loin, les nobles lignes du vieux Paris et, se profilant sur les nuages bas, au premier plan, Saint-Gervais et Saint-Protais, antique et précieux sanctuaire du XVIe siècle, un des seuls qui gardent le charme intime de ces églises de province, où l'âme se sent, dans la pénombre des chapelles, plus recueillie, plus émue, plus rapprochée de l'infini, à l'ombre des vitraux obscurcis par la poussière des siècles et la fumée des encens.

Dans le prolongement de Notre-Dame et derrière l'Hôtel-Dieu, on rencontrait autrefois, un peu avant d'arriver au Palais de Justice, un dédale de ruelles sinueuses, étroites et malodorantes: la rue de la Juiverie, la rue aux Fèves, la rue de la Calandre, la rue des Marmousets; la plus basse prostitution y tenait ses assises depuis des siècles; des teinturiers y avaient installé leurs baquets multicolores, et des ruisseaux bleus, rouges ou verts coulaient au milieu de ces rues aux vieux noms parisiens. D'humbles petites chapelles étaient tapies contre Notre-Dame: Sainte-Marine, Saint-Pierre-aux-Bœufs et Saint-Jean-le-Rond où fut déposé d'Alembert.—L'Hôtel-Dieu s'ouvrait à droite de la cathédrale et formait avec le parvis Notre-Dame un cadre vraiment imposant à cette admirable église. Sur leur emplacement, le Second Empire a édifié le nouvel Hôtel-Dieu et la Préfecture de Police, et ces deux immeubles, tristes et laids, semblent être les repoussoirs naturels de cette gloire française: Notre-Dame-de-Paris.

VUE DE NOTRE-DAME.
J.-C. Nattes, del

Rue Massillon, derrière un porche de pierres que le temps a verdies, s'ouvre, au nº 6, une petite cour aux pavés suintants où passe parfois la cornette blanche d'une sœur de charité; un vieil et monumental escalier de bois, contemporain de Henri IV, dessert en un arrière bâtiment quelques pauvres logis. Dans cette humble et provinciale maison, d'un aspect quasi monastique, qui se croirait au cœur de Paris, à deux pas de l'Hôtel de Ville et de la Préfecture de Police! Disparu le «Cloître» dont les jardins en contre-bas existaient encore, il y a sept ans. Une énorme et hideuse bâtisse, aux allures de brasserie, cache aujourd'hui tout le chevet de Notre-Dame, et l'antique «Motte-aux-Papelards», rendez-vous habituel du personnel de la Métropole, est remplacée par un square, sorte de petit musée à ciel ouvert, où sont rangés les débris de pierres sculptées que le temps ou de regrettables—mais nécessaires—restaurations ont arrachés de la cathédrale.

Rue de la Colombe passait l'enceinte gallo-romaine de la Cité, près de la maison qu'habita Fulbert, l'oncle aux féroces arguments de l'infortunée Héloïse, l'amie d'Abélard. Rue des Ursins on retrouve encore, au nº 19, les restes d'une chapelle du XIIe siècle, la chapelle Saint-Aignan; saint Bernard y prêcha, dit-on. Ce fut un des nombreux sanctuaires où, pendant la Terreur, des prêtres réfractaires, sous les plus bizarres déguisements: porteurs d'eau, gardes nationaux, conducteurs de chariots, maçons, parcourant la ville, venaient dire presque régulièrement la messe aux fidèles que n'effrayèrent jamais ni la guillotine, ni les rabatteurs de Fouquier, ni les porteurs d'ordres des Comités révolutionnaires. Chose étonnante, pas un jour, pas une heure, même aux plus terribles époques de la Terreur, les secours religieux ne firent défaut à ceux qui les invoquaient. C'était le temps où l'évêque d'Agde, déguisé en marchand des quatre-saisons, la barbe longue, portant les sacrements sous sa carmagnole, courait Paris, officiant et confessant dans les greniers, dans les soupentes, dans les arrière-boutiques; rue Neuve-des-Capucins, on disait la messe dans une chambre, au-dessus même du logis qu'habitait le terrible conventionnel Babœuf!

LE PETIT-PONT ET LES TOURS DE NOTRE-DAME
Eau-forte de Meryon.

Du fond de son cachot, où il relevait le courage des détenus—(«Il les empêche de crier», disait Fouquier-Tinville)—l'abbé Emery, supérieur de Saint-Sulpice, n'avait-il pas organisé dans les prisons de Paris un service de religieux desservant toutes les sinistres geôles, déguisés en commissionnaires, en marchands d'habits, en blanchisseurs, en commis marchands de vins? Jusque sur le chemin de l'échafaud, les malheureux que l'on menait au supplice rencontraient les secours de la religion. Sur le sinistre parcours des charrettes, à certaines fenêtres indiquées par avance, des prêtres apostés envoyaient aux condamnés l'absolution in extremis.

ANCIENNE PRÉFECTURE DE POLICE.
Ancienne rue de Jérusalem. (Dessin de A. Maignan.)

Traversons la place du Parvis-Notre-Dame, où s'élevaient autrefois l'Hôtel-Dieu et ses dépendances: là se trouvait le Tour aux enfants trouvés et les Cagnards, cet ancien repaire de débauche, dont Meryon nous a laissé de si impressionnantes eaux-fortes, et devant lesquels, tout enfant, nous nous arrêtions plein d'effroi, en suivant de l'œil les énormes rats qui y logeaient et y déambulaient en plein jour, mangeant les ordures accumulées.

Entre Notre-Dame et le Palais de Justice, un lacis de petites rues enserrait jadis la Sainte-Chapelle et la Préfecture de Police, dont les jardins s'avançaient presque jusqu'au bord de l'eau. A la hauteur du Pont Saint-Michel quelques vieilles bicoques subsistent encore qui virent passer les émeutes de 1793, de 1830 et de 1848; une entre autres est encore debout quai des Orfèvres, où travaillait le célèbre Sabra, dentiste populaire, qui modestement s'intitulait le «quenotier du peuple». C'est aujourd'hui un des coins bénis des bouquinistes en plein air et aussi des pêcheurs à la ligne qui peuvent, au soleil et loin des bateaux-mouches, s'y livrer à leur impassible sacerdoce.

Ce vieux «Coin de Paris» a été jeté bas il y a quelques mois, on édifie actuellement sur ses ruines les annexes du Palais de Justice (1909).

Avant de décrire la Conciergerie, traversons la Cour du Mai; là, devant le perron du Palais de Justice, à droite, chaque jour les sinistres charrettes venaient pendant la Terreur charger «à 4 heures de relevée» leur lugubre fournée de condamnés à mort, sous l'œil vigilant de Fouquier-Tinville qui, de la fenêtre de son bureau, comptait froidement, en se curant les dents, le nombre des victimes qui «allaient là-bas».

L'ÉGLISE SAINT-BARTHÉLEMY ET LA PETITE PLACE EN FACE LE PALAIS DE JUSTICE.

C'est de cette cour sinistre que, par un jour brumeux de novembre 1793, partit pour l'échafaud, les cheveux coupés et les mains liées, la pauvre Manon Roland, dont la joyeuse enfance s'était écoulée dans la maison de briques roses et blanches qui faisait l'angle du quai de l'Horloge et du terre-plein du Pont-Neuf, à quelques mètres de la Conciergerie!

Ce paysage charmant où elle avait fait de si beaux rêves de gloire et de liberté, elle le revit une dernière fois, alors que, sous les huées des aboyeurs et des furies de guillotine, on la menait à l'échafaud. Sanson avait fait suivre à son horrible cortège le chemin accoutumé: le Pont-au-Change, le quai de la Mégisserie, la place des Trois-Marie; de là, tournant ses yeux vers l'autre rive de la Seine, la pauvre femme qui allait mourir put contempler une dernière fois le décor de ses années heureuses, que dominait la masse imposante du Panthéon français, c'était le nom nouveau de l'église Sainte-Geneviève, que la Convention venait de débaptiser et de vouer au culte de nos gloires nationales.....

La Conciergerie ouvrait sa porte cintrée, défendue par un triple guichet, au fond de l'étroite et sinistre petite cour aux pavés verdis par l'humidité, qui s'étend à droite du grand escalier du Palais de Justice.

Les neuf marches qui la mettent au niveau de la Cour du Mai furent gravies par tous les condamnés de la Révolution. La Reine et Charlotte Corday, Madame Élisabeth et la veuve d'Hébert, le vertueux Bailly et Madame du Barry, Fouquier-Tinville et M. de Malesherbes, Danton, Robespierre, Camille Desmoulins, l'abbesse de Montmartre, Madame de Monaco et Anacharsis Clootz: les princesses et les conventionnels, les ducs et les hébertistes, les généraux de la République et les «moutons de Fouquier», les plus nobles, les plus purs, les plus braves, les plus fous et les plus misérables franchirent ce seuil sinistre.

Sanson, ses listes de mort en main, attendait en haut de cet escalier, devant les charrettes.

Les tricoteuses et les aboyeurs de guillotine garnissaient les hauts degrés du Palais et se penchaient, hurlant, vomissant l'injure, et souvent jetant des ordures sur ces pauvres gens qui allaient mourir. La lugubre toilette des condamnés avait été faite dans la rotonde où était installé le concierge, près de la petite salle aux murs blanchis à la chaux où le greffier enregistrait l'arrivée des nouveaux venus; là Sanson venait donner décharge des malheureux qu'on lui livrait.

Le fauteuil du greffier et sa table chargée de registres occupaient environ la moitié de cette pièce étroite. Des tablettes placées le long du mur supportaient les hardes laissées par les condamnés, leurs pauvres souvenirs, les cheveux qui leur avaient été coupés; une grille en bois séparait cette chambre de l'arrière-greffe, où les moribonds attendaient pendant les longues heures qui séparaient la condamnation de l'exécution; si bien que les entrants pouvaient causer avec ceux dont le bourreau allait prendre possession. Des chiens féroces venaient flairer et reconnaître les détenus, pendant que des amis, des parents, tâchaient d'obtenir de la pitié des geôliers quelques nouvelles des êtres chers que renfermait la sinistre prison.

LA SAINTE-CHAPELLE EN 1875.
Eau-forte de Toussaint.

«Le jour de mon entrée, écrivait Beugnot dans ses Mémoires, deux hommes attendaient l'arrivée du bourreau. Ils étaient dépouillés de leurs habits et avaient déjà les cheveux épars et le col préparé. Leurs traits n'étaient pas altérés. Soit avec ou sans dessein, ils tenaient leurs mains dans la posture où ils allaient être attachés et s'essayaient en des attitudes fermes et dédaigneuses. Des matelas étendus sur le plancher indiquaient qu'ils y avaient passé la nuit, qu'ils avaient déjà subi ce long supplice.

«On voyait, à côté, les restes du dernier repas qu'ils avaient pris. Leurs habits étaient jetés çà et là, et deux chandelles qu'ils avaient négligé d'éteindre repoussaient le jour pour n'éclairer cette scène que d'une lueur funèbre.»

Il faut lire, dans les centaines de «Souvenirs de prison» qui parurent dès la chute de Robespierre, ce qu'était l'existence des prisonniers, manquant de tout, dévorés de vermine, brutalisés par les gardiens ivres ou féroces, et il faut voir la sinistre cour où ils venaient respirer, étroit triangle de terrain compris entre les murs de la prison et la Cour des femmes; mais, avantage inappréciable, une simple grille de fer séparait ces deux cours. On pouvait se «regarder», se parler, échanger le suprême baiser d'adieu, les dernières tendresses.

Elle existe encore cette grille noire, sinistre, rouillée, grinçante comme autrefois, et il est facile d'évoquer les fantômes qui la franchirent. Madame Élisabeth, Madame Roland, Cécile Renaud, Lucile Desmoulins, Madame de Montmorency et Charlotte Corday l'ont frôlée de leurs robes, la Du Barry, une des rares femmes qui aient tremblé devant la mort—«Encore une minute, monsieur le Bourreau»—s'y est cramponnée!

Cette grille, la chapelle dite des Girondins, le couloir appelé «la rue de Paris», la petite infirmerie et le cachot de la Reine sont, avec la cellule grillagée où les femmes attendaient leur exécution, les seuls vestiges de l'ancienne prison; plus loin, un gros mur nouvellement élevé ne permet plus de suivre le lugubre parcours des condamnés, et ferme l'ancienne entrée du greffe de la Conciergerie.

Parcourons rapidement la Prison, hélas! modifiée et remaniée; arrêtons-nous toutefois devant la porte du cachot où, pendant les trente-cinq derniers jours qu'elle avait à vivre, fut enfermée Marie-Antoinette.

La Restauration, qui avait pris à tâche de faire disparaître bien des choses, a commencé par ce triste lieu. D'abominables verrières colorées (et de quel coloris!) ont remplacé la fenêtre aux trois quarts obstruée et soigneusement grillagée derrière laquelle la Reine, à qui l'humidité de la prison et le manque de soins avaient abîmé la vue, allait quêter un peu d'air et de jour.

DÉGAGEMENT DE LA PLACE DU PALAIS-DE-JUSTICE.
Meunier, pinxit.

Le carrelage seul subsiste de cette pièce de trois mètres sur cinq, qu'un bas paravent séparait de la chambre où se tenaient en permanence deux gendarmes geôliers; c'est là qu'agonisa lentement cette malheureuse femme, manquant du nécessaire, dévorée d'inquiétude, sans nouvelles des siens, réduite à emprunter à la charité de la concierge Richard le linge indispensable, et dont la dernière dame d'atours fut l'humble servante Rosalie Lamorlière, qui «sans oser lui faire une seule révérence, de peur de la compromettre ou de l'affliger», lui jeta sur les épaules un mouchoir de toile blanche, une heure avant le départ pour l'échafaud.

Contraste saisissant: ce cachot lugubre n'est séparé que par une mince cloison de la salle de pharmacie où Robespierre, la mâchoire fracassée, pendante, les bas rabattus sur les chevilles à cause de ses plaies variqueuses, encore vêtu de ce bel habit bleu qui faisait tant de jaloux, quelques semaines plus tôt, lors de la fête de l'Être suprême, souillé de sang et de boue, fut jeté comme un hideux paquet.

Sinistre, muet, ne donnant d'autre signe de vie que les soubresauts de douleur que lui arrachaient ses souffrances, impassible devant les insultes des lâches qui l'acclamaient la veille, l'Incorruptible y attendit qu'on vînt le prendre pour l'attacher, pantelant, aux ridelles de la charrette qui, sous les huées de tout un peuple, le traîna jusqu'à l'échafaud.

Au-dessus de ces cachots et reliée à eux par un étroit escalier en pas de vis, se tenait l'audience publique du terrible Tribunal révolutionnaire. Chose bizarre, les documents manquent presque totalement sur ce coin passionnant du Palais, où de si grands drames se jouèrent.

Seul tableau de Boilly—Le Triomphe de Marat—figurant au musée de Lille, nous montre l'entrée du Tribunal Révolutionnaire.

«L'Ami du peuple», après son acquittement, sort triomphalement de la salle, frénétiquement acclamé par son escorte habituelle d'aboyeurs et de fidèles!

Dans le fond, entre deux piliers, au-dessous d'un bas-relief représentant la Loi, s'ouvre une sorte d'avant-corps en planches, avec cette inscription: «Tribunal Révolutionnaire!»—C'est là!

La salle où furent jugés la Reine, les Girondins et Madame Roland s'appelait salle de la Liberté. Dans l'autre salle, dite salle de l'Égalité, comparurent Danton, Camille Desmoulins, Westermann, Hébert et Charlotte Corday. Les fenêtres donnaient sur le quai de l'Horloge, et la tradition rapporte que les éclats de la puissante voix de Danton parvenaient durant son procès par les croisées ouvertes jusqu'à la foule anxieuse massée de l'autre côté de la Seine.

LE TRIOMPHE DE MARAT.
Fragment d'un tableau de Boilly. (Musée de Lille.)

Les derniers travaux exécutés dans cette partie du Palais de Justice ont, hélas! tout bouleversé, tout modifié, et du greffe de Richard et de Bault, qui aurait dû rester à jamais sacré, de cette unique issue de la Prison où il se fit de si terribles et déchirants adieux, de cette antichambre de la Mort dont tous les condamnés de tous les partis foulèrent les dalles, rien ne subsiste aujourd'hui!

Les vandales administratifs en ont fait la «Buvette du Palais». On y débite de la viande froide, de la bière et de la limonade. On y a installé un téléphone et un «percolateur à café»! De maigres fusains s'étiolent dans la petite cour étroite et sombre qui a vu tant d'illustres agonies! Immane nefas, répétait Paul-Louis Courier.

Derrière le Palais de Justice s'élevait autrefois la délicieuse place Dauphine, où se firent les premières «Expositions publiques de la Jeunesse», composées d'œuvres d'artistes n'appartenant pas aux Académies officielles.—Le Musée Carnavalet possède un bien amusant dessin au crayon signé «Duché de Vancy» et daté de mai 1783, qui porte cette inscription manuscrite: «Vue pittoresque de l'Exposition des tableaux et dessins, place Dauphine, le jour de la petite Fête-Dieu». Le dimanche de la Fête-Dieu, en effet, «lorsqu'il ne pleuvait pas», les artistes avaient licence—dans la matinée—de soumettre leurs ouvrages au public; s'il pleuvait—et c'était le cas en 1783—la fête était remise au jeudi suivant: les tableaux étaient exposés dans l'angle nord de la place, sur des tentures blanches apposées par les soins des commerçants sur la façade de leurs boutiques, et l'exposition se prolongeait jusque sur le pont, face à la statue du bon Henri IV. Oudry, Restout, de Troy, Grimoud, Boucher, Nattier, Louis Tocqué et enfin Chardin y ont accroché leurs œuvres. Dans une excellente étude consacrée aux Expositions de la Jeunesse, M. Prosper Dorbec précise l'apport de Chardin à cet éphémère «Salon» de la place Dauphine; en 1728, Chardin, âgé de vingt-neuf ans, y figure avec deux chefs-d'œuvre, la Raie et le Buffet, qui sont aujourd'hui deux des gloires de l'École française au Musée du Louvre.

Jusqu'à la Révolution, cette petite manifestation artistique passionna Paris. Quel joli spectacle devaient offrir la place Dauphine, les façades roses des deux maisons d'angle et le vieux Pont-Neuf—décor exquis, pittoresque et charmeur—encombrés d'amateurs, de badauds, de critiques, de belles dames, d'artistes, d'aimables modèles en claire toilette, se pressant affairés, babillards, enthousiastes, joyeux, par une douce matinée de mai, devant les toiles fraîches écloses des «Petits Exposants de la place Dauphine!»

PLACE DAUPHINE EN 1780.
Dessin de Duché de Vancy. «L'Exposition de la Jeunesse». (Musée Carnavalet.)

L'ILE SAINT-LOUIS

L'Ile Saint-Louis est en quelque sorte le prolongement de la Cité. C'est une manière de province dans Paris. Les rues y sont silencieuses et désertes; pas de boutiques, pas de promeneurs, pas de commerce; quelques vieux hôtels aristocratiques avec leurs hautes façades, leurs frontons blasonnés et leur architecture sévère disent seuls le glorieux passé de ce noble quartier.

La flèche ajourée de l'église Saint-Louis-en-l'Ile met sa note élégante dans cet ensemble un peu triste. Les quais d'Orléans et de Béthune contiennent de vastes logis de fière allure. Rue Saint-Louis, se dresse l'admirable hôtel Lambert, ce chef-d'œuvre de l'architecte Le Vau, que perdit au jeu, en une nuit, M. Dupin de Chenonceaux, cet élève ingrat de J.-J. Rousseau. Le Brun y peignit la galerie des Fêtes et Le Sueur le salon des Muses.

C'était alors le rendez-vous de tous les beaux esprits: Madame du Châtelet y trônait. Voltaire y habitait, et l'hôtel Lambert rayonnait sur Paris ébloui.

Puis vinrent les mauvais jours, les chefs-d'œuvre de Le Sueur furent vendus, la plupart émigrèrent au Louvre, et de l'œuvre de ce grand peintre il ne reste guère à l'hôtel Lambert qu'une grisaille placée sous un escalier et quelques rares panneaux répartis çà et là.

Enfin—déchéance suprême—l'hôtel fut occupé par des fournisseurs de lits militaires: les fines sculptures, les peintures somptueuses, les arabesques dorées, disparurent sous une épaisse poussière blanchâtre provenant des cardes de laine. Dans la grande galerie que décorèrent si somptueusement Le Brun et van Opstaël, des matelassières installèrent leurs tréteaux et des équipes de femmes se mirent à coudre des toiles grossières.

Plus tard le prince Czartorisky acquit cette noble demeure et la sauva de la ruine.

LA POMPE NOTRE-DAME.
Meryon.

En aval de l'hôtel Lambert, s'élève le pont Marie, au pied duquel atterrissait le fameux coche d'eau d'où descendit pour la première fois à Paris, le 19 octobre 1784, un tout jeune homme pâle, au front volontaire et qui ouvrait de grands yeux profonds sur l'horizon de l'immense Ville: c'était Bonaparte, élève de l'école de Brienne, qui venait continuer ses études à l'École militaire, et la première vision que le futur César eut de ce grand Paris qui devait l'acclamer, fut le chevet de Notre-Dame, la vieille et admirable Notre-Dame, la Notre-Dame du sacre de Napoléon, qui dut, ce jour-là, 2 décembre 1804, faire abattre dix-huit maisons, afin que la pompe de son Couronnement pût s'y déployer sans obstacle et dans toute sa magnificence!

On rencontre enfin, quai d'Anjou, un des plus beaux hôtels de l'ancien Paris, l'hôtel Lauzun, que la généreuse initiative du Conseil municipal sauva de la destruction, l'hôtel Lauzun avec ses incomparables boiseries, ses vieilles dorures, son glorieux passé, et qui est destiné à devenir le musée du XVIIe siècle[2].

[2] Ce beau projet n'a pu être réalisé. La ville de Paris a renoncé à son acquisition et a rétrocédé l'hôtel au baron Pichon, fils du collectionneur célèbre.

Dans ce vieux quartier de l'île Saint-Louis, au confluent des deux bras de la Seine, les peintres, les écrivains, les poètes ont de tout temps élu domicile: George Sand, Baudelaire, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Méry, Daubigny, Corot, Barye, Daumier, y firent de longs séjours. Le club des fumeurs de haschich tint ses séances à l'hôtel Lauzun, et la Vierge mutilée qui, du fond de sa niche, à l'angle de la rue Le-Regrattier,—jadis rue de la Femme-sans-Tête,—a vu défiler toute la Pléiade romantique, continuera longtemps encore à recevoir la visite de tous les amoureux du Paris d'autrefois.

C'est enfin du quai Bourbon qu'il faut se donner la joie de contempler l'un des plus beaux spectacles du monde: un coucher de soleil sur Paris.

La grande masse violacée de Notre-Dame profile son imposante et superbe silhouette sur l'or empourpré du ciel en feu. Toute la ville disparaît sous un poudroiement de lumière rose, pendant que les grands toits du Louvre, la flèche de la Sainte-Chapelle, les poivrières de la Conciergerie, la tour Saint-Jacques et les campaniles de l'Hôtel de Ville, tout ce paysage chargé d'histoire, s'illumine des derniers éclats du soleil à son déclin: La Seine charrie de l'or en fusion.

C'est une sublime apparition.

LE SAINT-LOUIS.
Aquarelle de Houbron. Collection Georges Cain.

Construction du Panthéon. (Fragment d'une aquarelle de Saint-Aubin.)
Musée Carnavalet.

LA RIVE GAUCHE

Non moins que la Cité, la rive gauche est riche de souvenirs. C'est là que l'occupation romaine a laissé les traces les plus profondes. On y trouve les arènes de Lutèce, et surtout les Thermes de Julien, sauvés de la destruction par le goût et l'initiative de Du Sommerard, alors que ces ruines grandioses, servant de magasins à des tonneliers, allaient être abattues, entraînant dans leur chute le merveilleux hôtel de Cluny, ce bijou du XVe siècle. Des restes de substructions romaines ont été, tout récemment, signalés par la Commission du Vieux Paris, près du Collège de France, rue Saint-Jacques et boulevard Saint-Michel, mais la gloire de la rive gauche, c'était surtout l'Université et la Sorbonne.

Il en reste peu de choses aujourd'hui, de ces vieux murs, mais, il y a quelque dix ans, la montagne Sainte-Geneviève gardait encore beaucoup du pittoresque de jadis.

Ici la rue Saint-Jacques, avec ses bouquinistes et ses maisons du XVIIe siècle, et surtout—terrible souvenir—la porte aux lourds battants du lycée Louis-le-Grand, où Robespierre, Camille Desmoulins et le futur maréchal Brune avaient fait leurs études sous la direction du bon abbé Berardier. Il était bien noir, bien triste aussi, j'en conviens, le Louis-le-Grand de notre jeunesse avec ses cours verdâtres, ses salles enfumées, ses chambres d'arrêts, perchées sous les toits, où l'on gelait si fort en hiver, et où l'on étouffait si bien en été, ces arrêts où la tradition rapporte que fut enfermé Saint-Huruge; tout près du cul-de-sac Saint-Jacques où des Auvergnats vendaient de si beaux bibelots, et de la petite rue Cujas remplie du bruit—qui nous rendait rêveurs—fait par les étudiants tapageurs.

COLLÈGE LOUIS-LE-GRAND.
H. Saffray, sculp.

Plus loin la Sorbonne, avec sa cour dallée, où nous attendions pâles, fiévreux, anxieux, l'apparition de la petite affiche blanche portant les noms de «ceux de MM. les aspirants au baccalauréat admis à subir leurs épreuves orales», et l'on mourait de peur à l'idée de comparoir devant le terrible M. Bernès, comme on bénissait les dieux d'avoir pour examinateur l'indulgent et spirituel M. Mézières, qui, lui du moins, n'a pas vieilli.

COUR INTÉRIEURE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE.
Eau-forte de Martial.

A quelques mètres, derrière Sainte-Barbe, se rencontre la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, si vivante, si grouillante avec ses vieux hôtels convertis en dispensaires ou en locaux industriels, ses petits métiers, ses bals-musette et enfin sa célèbre École polytechnique, chère à tous les Parisiens, et qui met dans ce quartier un peu sombre sa note de joyeuse gaieté.


Tout proche, voici la rue Clovis, où s'élevait autrefois l'abbaye de Sainte-Geneviève, dont la tour carrée existe encore et fait regretter le reste; la rue Clovis où l'on retrouve décrépit, tombant de vétusté, comme enseveli sous les plantes grimpantes, les lichens, les lierres, les sauges et les mousses, un gros pan de mur d'aspect sauvage, un reste de l'enceinte de Philippe-Auguste, cette ceinture de pierres, de grosses tours hautes et solides, derrière laquelle, pendant des siècles, les maisons, les palais, les collèges, les églises, les abbayes s'entassèrent, se serrant les unes contre les autres. L'église Saint-Étienne-du-Mont ouvre son élégant portail, à quelques mètres de la rue Clovis. D'illustres morts y furent inhumés: Pascal, Racine, Boileau. Un crime s'y commit:

Le 3 janvier 1858, le premier jour de la neuvaine de Sainte-Geneviève, dont les reliques reposent dans une des chapelles latérales de l'église, des cris affreux retentirent. «On vient d'assassiner Monseigneur», et bientôt un homme pâle, vêtu de noir, les mains rouges de sang, apparut sur la place, traîné par des agents qui venaient de l'arrêter. Il se nommait Verger; la juridiction épiscopale lui avait interdit d'exercer plus longtemps son ministère sacerdotal et, pour se venger, le détraqué avait planté son couteau dans le cœur de Monseigneur Sibour, archevêque de Paris!

RUE CLOVIS EN 1867.
Dessin de A. Maignan.

C'est aux premiers jours de janvier qu'il faut venir voir cette charmante église:

Une sorte de petite foire religieuse se tient devant le porche.—Toute une librairie liturgique se débite sous des parapluies semblables à ceux qui, jadis, abritaient les marchands d'oranges,—Rosiers de Marie, Miracles de Lourdes, Précis des Neuvaines, Actes de foi, Actes de contrition, Vie des Saints, Glorifications de Bienheureux; on y vend des chapelets, des images saintes, des cartes postales dévotes, des rituels orthodoxes, des médailles, des scapulaires—malheureusement ces objets valent plus par le sentiment qui s'y rattache que par leur valeur artistique.—Cela forme un délicieux tableau parisien dans un des plus jolis décors de la grande Ville.

Au bout de la rue Clovis, se rencontre la rue du Cardinal-Lemoine où le peintre Le Brun possédait une ravissante demeure, encore debout au nº 49, tapissée de lierre et de chèvrefeuille, à deux pas du collège des Écossais,—actuellement «Institution Chevallier»,—converti, comme la plupart des maisons d'éducation, en prison pendant la Terreur. Saint-Just y fut amené, après avoir été mis hors la loi, le 9 thermidor, et ses amis vinrent l'y chercher à huit heures du soir, ainsi que son collègue Couthon, enfermé au Port-Libre (l'ancien couvent de Port-Royal). L'on se représente facilement, sur ces pentes raides de la rue Saint-Jacques, les gendarmes courant autour du siège mécanique que faisait mouvoir fiévreusement, à l'aide de manivelles, l'impotent Couthon, se rendant à l'Hôtel de Ville, lancé à toute vitesse sur ces durs pavés, entouré de sectionnaires affolés, parmi les clameurs, l'appel aux armes et le bruit du tocsin, sous des trombes d'eau, en plein orage,—cet orage qui, dispersant les bandes Robespierristes campées autour de l'Hôtel de Ville, permit aux troupes de la Convention d'envahir sans résistance la Maison Commune.

Une heure plus tard, Robespierre avait la mâchoire fracassée par la balle de Merda, son frère se jetait par la fenêtre, Lebas se suicidait, Saint-Just, hautain et impassible, se laissait arrêter sans mot dire, Couthon, aux jambes mortes, était lancé sur un tas d'ordures, puis, inerte et sanglant, tiré par les pieds jusqu'au parapet du quai, «il faisait le mort». «—Jetons-le à l'eau, hurlèrent des voix féroces.—Pardon, citoyens, murmura Couthon, mais je vis encore». Alors on le réserva pour l'échafaud.


Derrière Saint-Étienne-du-Mont, il est un coin presque ignoré des Parisiens: un petit cloître tapi tout contre l'abside de l'église et qui renferme d'admirables vitraux de Pinaigrier, ce grand artiste, qui faisait payer, en 1568, la «Parabole des Conviés», vitrail à trois compartiments, un chef-d'œuvre, qui décore la chapelle du Crucifix, «92 livres 10 sous, y compris l'armature et le treillage en fer».

C'est un des refuges de poésie et de recueillement, si fréquents et parfois si insoupçonnés dans ce grand et bruyant Paris, et quelle inoubliable impression que de quitter le quartier Latin résonnant de rires, de joies et de chansons, pour s'enfoncer dans le petit cloître désert, plein de rêve et de mélancolie, et si proche pourtant de la place du Panthéon, ensoleillée et bruyante où, le 27 juillet 1830, aux applaudissements du peuple et de l'armée, un comédien du théâtre de l'Odéon, Éric Besnard, replaçait l'inscription Aux grands hommes la Patrie reconnaissante sur le beau temple édifié par Soufflot, que la Restauration avait voué au culte de Sainte-Geneviève.

Le Panthéon est certainement le monument parisien qui, le plus souvent, aura été baptisé, débaptisé et rebaptisé. Élevé, à la suite d'un vœu fait par Louis XV, malade à Metz, sur les jardins dépendant de l'antique abbaye de Sainte-Geneviève, il fut construit à l'aide d'une partie des fonds provenant des trois loteries qui, chaque mois, se tiraient à Paris.

Soufflot, dont les plans grandioses avaient été agréés, entreprit ses travaux en 1755; vers 1764, l'édifice commence à se dessiner, et les Parisiens enthousiasmés admirent ces somptueuses constructions qui modifient l'antique silhouette de leur cité. Mais des craquements, des fissures, des tassements se produisent; une folle terreur succède à l'émerveillement: «Le monument va s'écrouler et sa chute entraînera une partie du vieux quartier de la Sorbonne».—On étaye, on remblaie, on solidifie, Paris respire; mais le pauvre Soufflot, désespéré, ne peut survivre à tant de tragiques émotions, il meurt en 1781, sans avoir pu achever son œuvre.

En 1791, l'Assemblée constituante voue au «Culte des Grands Hommes» l'église primitivement dédiée à Sainte-Geneviève, et le corps de Mirabeau y est amené triomphalement «au son du trombone et du tam-tam, dont les notes, violemment détachées, arrachaient les entrailles et brisaient le cœur», dit une relation de l'époque.

Saint-Aubin, del.
LE PANTHÉON EN CONSTRUCTION.

Le Grand Tribun ne devait faire au Panthéon—c'était le nom nouveau de l'église désaffectée—qu'un court séjour, car le 27 novembre 1793, sur la proposition de Joseph Chénier, et après avoir étudié les pièces trouvées dans l'armoire de fer, pièces qui ne laissaient aucun doute sur la «grande trahison du comte de Mirabeau», la Convention, «considérant qu'il n'y a pas de grand homme sans vertu, décrète que le corps de Mirabeau sera retiré du Panthéon et que celui de Marat y sera inhumé.» La sentence fut exécutée nuitamment, et le «vertueux» Marat remplaça Mirabeau,—pas pour longtemps, toutefois,—car, quelques mois plus tard, le corps de Marat, «dépanthéonisé» à son tour, fut jeté à la fosse commune du petit cimetière Saint-Étienne-du-Mont. Voltaire et Rousseau connurent plus tard les honneurs du triomphe. Le corps de Voltaire, après avoir passé la nuit sur les ruines de la Bastille, avait été amené au Panthéon sur un char triomphal, escorté par cinquante jeunes filles, habillées à l'antique par les soins de David, et par les artistes du Théâtre-Français en costumes de scène. Les filles et la veuve de l'infortuné Calas marchaient derrière, près du drapeau déchiré de la Bastille. Pour faire de cet enterrement une fête inoubliable, on avait tout prévu, sauf le temps. Un affreux orage s'abattit sur le cortège: Mérope, Lusignan, les Vierges, Brutus et les délégations de la Politique, des Arts et de l'Agriculture, trempés jusqu'aux os, crottés et lamentables, durent s'empiler dans des fiacres ou s'abriter sous des parapluies.

C'est ainsi que, le 12 juillet 1791, Voltaire fit son entrée au Panthéon!

PROCESSION DEVANT SAINTE-GENEVIÈVE.
Meunier, fecit. Musée Carnavalet.

J.-J. Rousseau l'y suivit trois ans plus tard, le 11 octobre 1794; son corps ramené d'Ermenonville, sous un berceau d'arbustes en fleurs, aux sons aimables du «Devin du village», avait passé la nuit précédente sur le bassin des Tuileries, transformé pour la circonstance en «Ile des Peupliers». Sans être aussi pompeux que celui de Voltaire, son triomphe fut «celui des âmes sensibles», et «l'homme de la nature» fut inhumé suivant les rites qu'il avait lui-même prescrits. Plus tard, Napoléon peupla le Panthéon avec les mânes d'obscurs sénateurs et de quelques artistes, amiraux et généraux. La seconde République, enfin, a définitivement voué l'édifice au culte des grands hommes, c'est là que par une journée radieuse, le 3 mai 1885, le corps de Victor Hugo fut amené, dans l'humble corbillard des pauvres, aux acclamations d'un peuple immense, après avoir passé une nuit d'apothéose sous l'Arc de Triomphe qu'il avait si noblement chanté. Depuis, Baudin, le Président Carnot, La Tour-d'Auvergne, Émile Zola, y furent inhumés, une admirable décoration, œuvre de nos meilleurs artistes contemporains, garnit les vastes murailles de cette nécropole. Puvis de Chavannes, Humbert, Henri-Lévy, Cabanel, Jean-Paul Laurens y sont noblement représentés, enfin, Edouard Detaille, se surpassant lui-même, a, dans une admirable envolée d'art, évoqué, sur une toile immense, une foudroyante chevauchée des vieux cavaliers de la République et de l'Empire tendant vers l'image rayonnante de la Patrie les étendards ennemis, conquis par leur indomptable héroïsme.

Autour du Panthéon c'était, et c'est encore, un dédale de petites rues tassées et pauvres, peuplées jadis par la clientèle des collèges, si nombreux en ce quartier de la Sorbonne.

La rue des Carmes nous reste comme un parfait spécimen du passé, avec ses maisons dont les murs branlants s'étayent les uns contre les autres, ses façades qui tombent, ses escaliers délabrés; et puis, par-ci par-là, les restes d'une splendeur disparue, l'entrée de deux importants collèges, mués aujourd'hui en repaires de misère, en logis de pauvreté. Étroite et bossuée, la rue des Carmes monte péniblement entre des boutiques aux couleurs délavées par les orages, flétries par la poussière et le vent; et cependant elle reste pleine de charme et de poésie, cette rue minable, couronnée, dans le haut, par la masse auguste du Panthéon, et, dans le bas, encadrant de ses deux lignes de maisons noires, d'hôtels borgnes et de bals-musette, la flèche élégante et fine de Notre-Dame qui se profile à l'horizon sur le ciel clair.

Ce fut à l'angle de cette rue des Carmes et de la rue des Sept-Voies, non loin de l'église Sainte-Geneviève, que Georges Cadoudal sauta—à sept heures du soir, le 9 mars 1804—dans le cabriolet qui devait le conduire à la nouvelle «cache» que lui avaient préparée ses amis chez Caron, le parfumeur royaliste de la rue du Four-Saint-Germain. Georges était étroitement surveillé, toute la police de Paris était sur pied: il est reconnu, poursuivi par des inspecteurs de la Préfecture dont deux bondissent sur lui, à l'angle de la rue Monsieur-le-Prince et de la rue de l'Observance. Il en tue un d'un coup de pistolet au front et blesse le second. Mais la foule ameutée empêche toute fuite, un chapelier du quartier se saisit du proscrit qui est traîné chez le commissaire de police. Son calme, la dignité, l'esprit de ses réponses déconcertaient; comme on lui reprochait d'avoir tué un agent «homme marié, père de famille». «Faites-moi dorénavant arrêter par des célibataires», répliqua-t-il. Après qu'il eut reconnu le poignard saisi sur lui, on lui demanda si la marque gravée sur la lame n'était pas le contrôle anglais. «Je l'ignore, répondit-il, mais je puis assurer que je ne l'ai pas fait contrôler en France!»

Maréchal, del. LE LUXEMBOURG VERS 1790. Bibliothèque Nationale.

Tout près, voici le Luxembourg, palais et prison, le Luxembourg, où Marie de Médicis donna de si belles fêtes, où Gaston d'Orléans bâilla si fort, où la Grande Mademoiselle fronda en soupirant pour le beau Lauzun; où le comte de Provence prépara si habilement, avec M. d'Avaray, sa sortie de France, le même soir que Louis XVI et Marie-Antoinette prenaient si mal leurs dispositions pour ce lugubre voyage qui devait les amener à Varennes, le Luxembourg dont la cour servit de préau aux prisonniers qu'y entassa la Terreur, le Luxembourg d'où Camille Desmoulins écrivit à sa Lucile ces lettres déchirantes où la trace des larmes est encore visible, le Luxembourg où, quelques semaines plus tard, Robespierre était amené comme prisonnier et où, «faute de place», le concierge Hally se refusait à le recevoir, le Luxembourg où le peintre David, après Thermidor, peignait, de son cachot, l'allée ombreuse où il pouvait apercevoir ses enfants jouant au ballon, le Luxembourg de Barras, de Bonaparte, des fêtes du Directoire, le Luxembourg aussi de Nodier, de Sainte-Beuve, de Murger, de Michelet, des étudiants, des travailleurs et de la bohème, des chansons du bon Nadaud et de Mimi Pinson, près de Bullier et de la Closerie des Lilas, et aussi de l'Observatoire et du sinistre mur «tigré de balles», où tomba le maréchal Ney. Partout, toujours ce mélange de gaieté et de douleur, de rires et de sang. C'est que chaque rue, chaque carrefour, chaque maison presque, a vu défiler quelque sombre cortège ou célébrer quelque fête de victoire.

Sur tous ces vieux murs noirs de Paris, des mains de femmes ou d'artistes ont su placer des fleurs ou des cages d'oiseaux, et il n'est si triste ruelle qui ne recèle un peu de poésie et de rêve, des giroflées et des chansons.


BILLET D'ENTRÉE A L'ASSEMBLÉE NATIONALE.
Collection du Musée Carnavalet.

La prison des Carmes est proche, rue de Vaugirard, à l'angle de la rue d'Assas, et le décor est resté intact qui servit à l'horrible drame des égorgements de 1792. On retrouve encore, au pied de l'escalier, le carrelage de la petite pièce où entre deux couloirs, Maillard plaça la chaise et la table qui constituèrent le tribunal sanglant des massacres de Septembre; le balcon, tapissé de plantes grimpantes, par où débouchèrent les malheureux qui tombaient assommés, lardés de coups de pique, ou que l'on «tirait» dans le grand jardin; et l'on peut lire, au premier étage, sur le mur qui porte l'empreinte rouge des sabres dégouttant de sang dont se servirent les tueurs, les signatures des belles prisonnières qui, pendant de longs jours, anxieuses, terrifiées, attendaient chaque soir le fatal bulletin de comparution au Tribunal: Mesdames d'Aiguillon, Terezia Cabarrus-Tallien, Joséphine de Beauharnais. A cette époque, Tallien, suspect lui-même, traînant après lui une meute d'espions, rôdait du soir au matin autour de cette sinistre prison où était enfermée la femme qu'il aimait. Un jour il trouva sur sa table, 17, rue de la Perle, un poignard qu'il reconnut, un bijou d'Espagne familier aux mains de Terezia. C'était un ordre impératif, et le 7 thermidor ce billet lui fut remis «de la Force»: «L'administrateur de police sort d'ici. Il est venu m'annoncer que demain je monterai au Tribunal, c'est-à-dire sur l'échafaud. Cela ressemble bien peu au rêve que j'ai fait cette nuit: Robespierre n'existait plus et les prisons étaient ouvertes... Mais, grâce à votre insigne lâcheté, il ne se trouvera bientôt plus personne en France capable de le réaliser!»

En effet, la belle Terezia, visée particulièrement par le Comité, avait été mystérieusement transférée des Carmes à la Force, c'est de là qu'elle faisait parvenir ce testament de vengeance et de mort. Alors Tallien jura de sauver la Patrie; la Patrie, pour lui, c'était la femme qu'il adorait: fou d'amour et de rage, exploitant contre Robespierre toutes les rancunes, toutes les terreurs, toutes les haines, il passait la nuit et la journée du 8 à préparer cette terrible et tragique séance du 9 thermidor, ce duel à mort entre deux partis. Il en appelait à Fouché, à Collot d'Herbois, comme à Durand-Maillane et à Louchet, à Cambon comme à Vadier, à Thuriot comme à Legendre, à ce qui restait des Dantonistes comme aux éternels trembleurs du Marais, puis bondissait à la tribune un poignard à la main, menaçant Robespierre, nerveux, inquiet, affolé, sentant sa toute-puissance s'effondrer, et obtenait enfin, après une effroyable lutte de cinq heures, ce terrible décret de mise hors la loi qui jetait sous le couteau de Sanson ceux-là mêmes qui, depuis deux ans, avaient fauché la Convention.

En face du Luxembourg, la rue de Tournon où habitèrent Théroigne de Méricourt et Mlle Lenormand; la comtesse d'Houdetot logeait au nº 12, dont l'aspect s'est à peine modifié; s'il revenait errer dans ces parages, Jean-Jacques Rousseau retrouverait, presque intact, le logis de sa grande passion. Voici la rue Servandoni, une sombre et humide ruelle, cachée sous les murs de Saint-Sulpice, où Condorcet trouva pendant la Terreur, chez Mme Vernet, au nº 15, un refuge inaccessible. C'est là qu'il termina,—dans quelles horribles conditions,—son Tableau des progrès de l'esprit humain: Sa femme vivait à Auteuil, elle y faisait des portraits au pastel. Nulle industrie ne prospéra davantage sous la Terreur: «Chacun se hâtait de fixer sur la toile une ombre de cette vie si peu sûre», a dit Michelet. Le 6 avril 1794, son travail achevé, Condorcet, vêtu comme un ouvrier, la barbe longue, le bonnet enfoncé sur la tête, un «Horace» sous le bras et, dans sa poche, le poison libérateur que lui avait préparé Cabanis, s'échappa de chez Mme Vernet. Tout le jour il erra dans la campagne, du côté de Fontenay-aux-Roses; il espérait trouver chez des amis, M. et Mme Suard, un asile qui lui fut refusé. Il passa la nuit dans les bois, puis le lendemain, mourant de faim, l'air égaré, il entra dans un cabaret de Clamart. Il mangeait avidement en lisant son cher Horace. Interrogé, suspecté, il est traîné au district, on le hisse sur une haridelle, et c'est dans cet équipage que ce grand homme fut conduit à la maison d'arrêt de Bourg-la-Reine. Le lendemain, au petit jour, en pénétrant dans le cachot, les geôliers se heurtèrent à un cadavre. Le poison avait terminé cette noble existence de travail, de gloire et de misère.

SOUPERS FRATERNELS DANS LES SECTIONS DE PARIS
les 11, 12 et 13 mai 1793, ou 21, 22 et 23 floréal an II de la République.—Dessin de Swebach-Desfontaines. (Musée Carnavalet.)

Saint-Sulpice dresse au-dessus de ce quartier tranquille ses deux tours inégales sur lesquelles Chappe planta les grands bras de son télégraphe aérien. C'est dans la belle sacristie de cette imposante église, sacristie demeurée intacte avec ses admirables boiseries, que Camille Desmoulins signa au registre des mariages, lorsque, le 29 décembre 1790, il épousa son adorée Lucile Duplessis. Quel roman que ce mariage, aussi Paris s'écrasait-il aux grilles de Saint-Sulpice pour voir défiler le cortège; l'on félicitait les mariés, et l'on acclamait les témoins aux noms déjà populaires: Sillery, Pétion, Mercier et Robespierre. Puis, par la rue de Condé, on remonta déjeuner chez Camille, nº 1, rue du Théâtre-Français (aujourd'hui nº 38, rue de l'Odéon), au troisième étage. C'est là que, le 20 mars 1794, le jour de la mort de sa mère, il fut arrêté, lié comme un malfaiteur, et conduit tout près, au Luxembourg. Le 5 avril Camille était exécuté aux acclamations de ce peuple qui l'avait tant adulé. Lucile le suivit sur l'échafaud à huit jours de distance! Ils avaient juré de s'aimer à la vie, à la mort... L'idylle finit dans le sang.

Autour de Saint-Sulpice, se trouvent la rue Férou, la rue Cassette, la rue Garancière, la rue Monsieur-le-Prince, la rue Madame, aux noms antiques, à l'aspect provincial, muets et dévots quartiers aux allures monastiques et quasi mystérieuses et par cela même pleins d'un charme infini.

On y entend de tous côtés des cloches conventuelles, des sonneries liturgiques; les rares boutiques d'aspect sévère y sont vouées aux commerces religieux: on y trouve des chasubliers, des marchands d'images saintes, de livres et d'orfèvreries d'église. Derrière de longs murs sombres, la fusée de verdure, le panache d'un arbre débordant joyeusement fait songer à de grands jardins abandonnés, très sauvages, pleins de fleurs et d'oiseaux où de pieuses personnes et de vieilles gens se promènent en priant, en rêvant ou en regrettant les temps qui ne sont plus!

Dans cet immense Paris, bruyant, persifleur, affolé de bruit et de mouvement, de tramways et de «Métro», c'est le refuge du passé, le quartier de la prière, du silence et de l'oubli; là semblent vivre encore «quelques voix dolentes des regrets du passé, qui sonnent le couvre-feu», disait Chateaubriand dans ses Mémoires d'Outre-Tombe.

Les vieux hôtels y abandonnent.

BASSIN DU LUXEMBOURG
Eau-forte de A. Lepère.

Dans la seule rue de Varenne, chaque portail évoque les plus illustres noms de la noblesse de France: Broglie, Bourbon, Condé, Villeroy, Castries, Rohan-Chabot, Tessé, Béthune-Sully, Montmorency, Rougé, Ségur, Aubeterre, Narbonne-Pelet, etc... Quelques-uns des hôtes de ces aristocratiques demeures se retrouvèrent certainement déguisés, travestis en maquignons, en toucheurs de bœufs, en paysans, en manouvriers, dans cette auberge de la Coupe d'Or, à l'angle de la rue de Varenne, célèbre dans l'histoire de la Chouannerie. Les héros de Tournebut, l'œuvre charmante de mon cher ami Lenôtre, le plus passionné comme le plus passionnant des historiens y sont descendus. Ce fut l'un des rendez-vous des affidés de Georges Cadoudal, qui lui-même s'y cacha maintes fois; là également se réunirent les conspirateurs royalistes pour y préparer, en vendémiaire an IV, les dispositions relatives à l'enlèvement de la Convention.


Tout près, rue des Cannettes, autre rendez-vous d'émigrés et de chouans, chez le parfumeur Caron, où se trouvait une «cache» fameuse. Hyde de Neuville, dans ses pittoresques mémoires, nous rapporte qu'il suffisait de se glisser derrière le tableau qui servait d'enseigne à la parfumerie, tableau qui surplombait la rue, puis de rabattre sur soi l'un des volets de la chambre contiguë, et toute la police de Fouché pouvait impunément fouiller la maison, ce dont d'ailleurs elle ne se fit pas faute.

Puis nous rencontrons l'Odéon, le vieil Odéon, toujours solide malgré les plaisanteries sans nombre dont il fut l'objet, avec ses galeries fameuses où, depuis bien des années, les flâneurs vont «consulter» les dernières productions de la littérature contemporaine. Que de longues stations devant tous ces bouquins feuilletés d'un doigt, parcourus de profil en entre-bâillant deux pages non encore coupées!

GALERIE DE L'ODÉON (RUE ROTROU).

C'est sous trois arcades de cette galerie Odéonesque qu'en 1873 s'installa bien modestement le très aimable éditeur Ernest Flammarion, associé avec Ch. Marpon. Travailleurs infatigables, bienveillants et spirituels, ils épuisaient des trésors d'ingéniosité pour faire tenir dans un trop petit espace tous les beaux et bons livres qu'ils aimaient si fort et qu'ils savaient si bien faire aimer.

RUE DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE EN 1866.
Ancienne rue des Cordeliers.
(C'est dans la maisonnette qui suit la maison à tourelle que Marat fut assassiné.)
Dessin de A. Maignan.

Mais bientôt les trois arcades furent vraiment insuffisantes, et progressivement, l'infatigable Flammarion envahit deux des côtés du vaste monument, avant de conquérir Paris et d'y installer tant de librairies. Il avait ses fidèles: un vieil amateur peu fortuné lui a avoué avoir lu entièrement à l'étalage L'Origine des Espèces, de Darwin (450 pages)!

D'autres clients moins scrupuleux ont parfois emporté le volume commencé, mais le bon Flammarion a pour ces «distraits» des trésors d'indulgence: «Le désir de s'instruire l'emporte sur leur délicatesse!» murmure-t-il en manière d'excuse, et il passe philosophiquement, avec un sourire indulgent, ces modestes larcins aux profits et pertes!


Par la rue de l'École-de-Médecine, en passant devant le Musée Dupuytren qui fut autrefois le réfectoire du couvent des Cordeliers, nous gagnons le boulevard Saint-Germain, dont la percée supprima tant de précieux souvenirs: le logis où fut assassiné Marat, le collège Mignon et l'abbaye de Saint-Germain, dont la façade s'ouvrait devant cette suite de vieilles maisons aux étranges pignons qui ont, jusqu'à présent, échappé aux ingénieurs. Ces maisons sinistres ont entendu les cris des victimes des massacres de Septembre; elles furent éclairées par le reflet des quatre-vingt-quatre pots à feu que fournit le sieur Bourgain, chandelier du quartier, afin que les familles des massacreurs et les amateurs de beaux spectacles pussent venir contempler l'ouvrage;—les boutiquiers du quartier, témoins bienveillants, donnaient des détails.—Elles ont vu Billaud-Varennes, féliciter les «travailleurs» et leur distribuer des bons de vin. Elles ont vu sortir Maillard, dit Tape-Dur, qui, sa besogne faite, les mains croisées derrière les pans de sa longue redingote grise, regagnait paisiblement sa demeure comme un bon employé sortant de son bureau, en toussant, car il avait la poitrine délicate.

Ce sont, avec le presbytère actuel, les seuls témoins qui restent de cette épouvantable tuerie.


Tout près de là s'ouvrait autrefois le passage du Commerce, où retentirent les crosses de fusils des sectionnaires qui, au petit jour, vinrent arrêter Danton pour le conduire au Luxembourg; il est facile de s'imaginer ce que dut être cette heure de terreur, d'affolement, de stupéfaction. Arrêter Danton! le Titan de la Révolution, celui dont la formidable éloquence avait fait sortir de terre quatorze armées! le Danton du 10 août, Danton jusqu'alors intangible. Ce même matin, les porteurs d'ordre du tribunal avaient incarcéré Camille Desmoulins, si cruellement spirituel; le Camille du Palais-Royal, de la Lanterne, des Révolutions de France et du Brabant, du Brissot dévoilé; le Camille enfin du Vieux Cordelier, ce chef-d'œuvre d'esprit et de courage où il osa parler de clémence à Robespierre et de respect humain à l'ignoble Hébert! Sur l'emplacement de la maison de Danton s'élève aujourd'hui la statue du tribun; nous regrettons la maison[3].

[3] Notre maître regretté, Victorien Sardou, avait acquis le fronton de bois sculpté qui surmontait la porte du logis de Danton. Madame Sardou et ses enfants ont bien voulu disposer de cette précieuse relique parisienne en faveur du Musée Carnavalet: grâces leur soient rendues.

DÉMOLITIONS SUR L'ACTUEL EMPLACEMENT DU BOULEVARD SAINT-GERMAIN.

La cour de Rohan (qui devrait s'écrire de Rouen, car elle dépendait, au XVe siècle, de l'ancien hôtel possédé par le cardinal de Rouen) rejoint le passage du Commerce, à deux pas de la librairie où le philanthropique docteur Guillotin essaya sur un mouton le couperet de sa «machine à décapiter»; la cour de Rohan si pittoresque, si curieuse, où reste encore le puits de la maison qu'habita Coictier, le médecin de Louis XI; où l'on retrouve le «pas de mule» dont se servaient, pour descendre de leurs montures, les docteurs en Sorbonne qui fréquentaient en ce quartier, et qui gardait une très ancienne muraille supportant un jardin planté de lilas et de gazon—hélas disparu depuis l'an dernier.—Cette muraille était, comme celle de la rue Clovis, un fragment du mur d'enceinte de Philippe-Auguste dont la base d'une des tours se retrouve encore passage du Commerce, au nº 4, chez un serrurier qui y a installé sa forge!

Les maisons y sont vieilles, délabrées, sordides, mais d'un pittoresque achevé; les plus étranges industries y fleurissent, et l'on y pouvait dernièrement lire cette annonce bien parisienne: «On demande des petites mains pour fleurs et plumes», à côté de la plaque indicatrice du journal le Ciel, au quatrième, la porte à gauche!

LA COUR DE ROHAN EN 1901.
Aquarelle de D. Bourgoin.

La rue de l'Ancienne-Comédie (jadis rue des Fossés-Saint-Germain), est toute proche; là Marat avait installé dans une cave ses presses et son imprimerie. Au nº 14, dans la cour d'un vieil hôtel occupé par un marchand de papiers peints, s'élevait jadis la salle même du Théâtre-Français. La grande porte d'entrée, les escaliers desservant les loges d'artistes, les coulisses, le plancher incliné de la salle, les frises mêmes subsistent encore. Les «comédiens du Roi» y jouèrent, le 18 avril 1689, Phèdre et le Médecin malgré lui, et y donnèrent leurs représentations jusqu'en 1770.

SALLE DE L'ANCIEN THÉATRE-FRANÇAIS.

Les encyclopédistes, d'Alembert, Diderot et ses amis, se réunissaient en face, au café Procope, dont subsiste encore un beau balcon de fer, d'où il était charmant de voisiner avec le balcon de la Comédie. Le café Procope, célèbre au XVIIIe siècle, le fut encore sous le second Empire: Gambetta, en 1867, à la veille du procès Baudin, y lançait devant la jeunesse des Écoles, vibrante d'enthousiasme, les éclairs et les tonnerres de son admirable éloquence. Le grand tribun habitait, en 1859, nº 7, rue de Tournon, l'hôtel du Sénat et des Nations, qui existe encore. Sa petite chambre avait une admirable vue sur les toits de Paris. Elle n'a pas été modifiée.

Tout près de là, rue Bourbon-le-Château, nº 1, le 23 décembre 1850, deux malheureuses femmes furent assassinées. L'une d'elles, Mlle Ribault, dessinatrice au Petit Courrier des Dames, dirigé par M. Thiéry, eut la force d'écrire sur un paravent avec son doigt trempé dans son sang: «L'assassin, c'est le commis de M. Thi...». Ce commis, Laforcade, fut arrêté le lendemain.


Que de coins délicieux, presque ignorés des Parisiens, renferme encore cette Rive gauche.

Ils ne sont pas à jamais disparus, ces grands jardins mélancoliques, ces hôtels séculaires enfouis dans des rues où l'herbe pousse et dont les nobles mais tristes façades ne laisseraient jamais deviner les richesses qu'ils contiennent. Beaucoup se rencontrent aux alentours de l'hôtel des Invalides. D'autres existent rue Vaneau, rue Bellechasse, rue de Varenne, rue Saint-Guillaume, rue Bonaparte; on en rencontre encore rue Visconti, et cette ruelle étroite et sombre compte d'illustres souvenirs. La Champmeslé, la Clairon et Adrienne Lecouvreur habitèrent l'hôtel de Ranes, bâti sur l'emplacement du Petit-Pré-aux-Clercs, et J. Racine y mourut en 1697; cette maison qui porte le nº 21, est aujourd'hui une pension de jeunes filles!—Enfin, au nº 17, le grand Balzac fonda l'imprimerie où il se ruina et dont plus tard Paul Delaroche fit son atelier. C'est là que se passa le drame sentimental et commercial dont MM. Hanoteaux et Vicaire nous ont conté, d'éloquente façon, l'inoubliable et poignante histoire.

Toutes ces maisons évocatrices, tous ces souvenirs sont encore visibles mais combien peu de Parisiens les connaissent!

Quai Voltaire—ex-quai des Théatins—habitèrent Vivant-Denon, Ingres, Alfred de Musset, le président Perrault, Chamillard, Gluck, et Voltaire... qui y mourut et dont le cadavre, revêtu d'une robe de chambre, soutenu par des courroies, comme un voyageur endormi, partit nuitamment, dans le fond d'une berline de voyage, le 30 mai 1778, de la cour de l'hôtel de M. de Villette, (dont l'entrée se trouve toujours rue de Beaune), pour être inhumé hors Paris, à l'abbaye de Scellières, en Champagne.

L'appartement où s'éteignit Voltaire n'a pas été modifié, la décoration est restée presque intacte avec ses trumeaux, ses plafonds peints et ses petits salons de glaces pris dans l'épaisseur des murs.

L'Institut est tout proche, mais ce n'est pas un jour ordinaire qu'il convient de tenter la silhouette de l'ancien Collège des Quatre-Nations; c'est un jour de grande séance, un jour de réception sensationnelle, alors que les jolies toilettes des plus élégantes Parisiennes y frôlent les habits verts des Académiciens. D'un côté, la beauté, le charme, la grâce; de l'autre, les plus nobles intelligences, les plus illustres noms de la Littérature, des Arts, des Sciences. C'est la grande fête intellectuelle de la France dans l'un des plus jolis décors de Paris.

Mais le document presque inconnu c'est en haut des interminables escaliers de l'Institut qu'il faut aller le chercher, dans les combles mêmes du palais, en visitant les étroites logettes où l'on renfermait jadis les candidats au prix de Rome pour le concours de musique.

LA FAÇADE DE L'INSTITUT
D'après un original de l'époque révolutionnaire. Musée Carnavalet.

Dans ces chambrettes, que refuseraient les somptueux prisonniers de Fresnes-les-Rungis, sur ces tristes murs décrépits, les plus beaux talents de notre école moderne ont laissé trace de leurs passages: musique, vers, dessins, pensées d'ordres variés. Je n'oserais, je l'avoue, reproduire, même expurgés, les grafiti que la rage d'être enfermés sous clef, loin du pavé de Paris, loin des amis... et des amies, ont inspiré à ces charmants artistes. Saint-Saëns rougirait certainement, la grande ombre de Bizet serait troublée, notre illustre et spirituel Massenet renierait sûrement ses vigoureuses apostrophes, et je serai discret,—n'importe..., c'est bien amusant, bien drôle, bien gaulois.

Entre l'hôtel des Monnaies et le lion-caniche de l'Institut (à l'abri duquel, si nous en croyons ses joyeux mémoires, Alexandre Dumas contribua si vaillamment au triomphe de la Révolution de 1830), s'enfonce une petite place d'aspect provincial; Madame Permon, mère de la future Madame Junot, Duchesse d'Abrantès, y habita jusqu'à la Révolution. C'est dans cet hôtel, à l'angle de gauche, au troisième étage, dans une petite pièce mansardée, que logeait—s'il faut en croire ses mémoires—Bonaparte pendant ses très rares sorties de l'École militaire. Les belles boiseries sculptées sont encore aux murs du salon situé au rez-de-chaussée et donnant sur la Seine, où le futur César venait conter ses espoirs; et la cheminée de marbre est toujours à la même place, il y faisait sécher ses grosses bottes rapiécées et qui «fumaient beaucoup», nous apprend cette bavarde Madame d'Abrantès. Ainsi, tout en rêvant, le petit sous-lieutenant pouvait de la fenêtre voir en face de lui le palais d'où, pendant tant d'années, il devait régler en conquérant les destins du monde ébloui.

Devant l'Institut s'ouvre le Pont des Arts. La vision y est féerique: c'est la Seine, le plus gai, le plus mouvementé des fleuves, encombrée par l'incessant va-et-vient des bateaux-mouches, des remorqueurs, des chalands, des barques; le ciel gris ou bleu s'y reflète et ses eaux coulent majestueusement entre deux quais verdoyants, couronnés par les boîtes des bouquinistes et habités par la plus pittoresque des populations.

LES CARDEUSES DE MATELAS
Eau-forte de A. Lepère.
LE PONT DES ARTS.
Eau-forte de A. Lepère[4]

[4] Qu'il nous soit permis—une fois de plus—de remercier publiquement notre cher ami, le maître A. Lepère qui nous a permis de puiser dans son œuvre admirable.—G. C.

Que d'étranges métiers sur ces berges! Barbiers pour mariniers et tondeurs pour chiens, déchargeurs de bateaux et tireurs de sable, douaniers et cardeurs de matelas, pêcheurs à la ligne, amateurs de bains froids, blanchisseuses de bateaux-lavoirs, c'est une population à part ayant ses mœurs, ses habitudes, son langage particulier; et dans quel cadre merveilleux vit ce petit monde bizarre entrevu du Pont des Arts!

BERGES DE LA SEINE
Lithographie de A. Lepère.

ENTRÉE DU GUICHET DU LOUVRE.
Fragment d'une aquarelle de Baltard.
Musée Carnavalet.
PARIS VU DE LA POINTE DE LA CITÉ. (Photographie prise vers 1867).

D'un côté on découvre le Louvre et les frondaisons vertes des Tuileries et des Champs-Élysées, avec, à l'horizon, les minarets du Trocadéro et les hauteurs de Chaillot; de l'autre, c'est tout l'ancien Paris, une suite de monuments auréolés de souvenirs: le Palais de Justice, la Conciergerie, la Sainte-Chapelle, Notre-Dame, Saint-Germain-l'Auxerrois, Saint-Gervais, Saint-Paul, la Pointe de la Cité.

UNE VUE DE SEINE.
Robert Dupont, del.

La nuit, ces nobles silhouettes évocatrices prennent une majesté plus imposante encore: les tares modernes, les badigeons criards, les annonces éhontées, s'effacent.

La lune étend sur ces vieux murs sa délicate lumière blanche, et un Paris d'argent surgit dans la nuit noire. Parfois encore, sous le ciel rougi par l'orage, se dresse une ville toute sombre dont les coups de foudre découpent seuls l'immense et tragique vision!

C'est Paris qui rit au soleil ou Paris qui surgit dans la nuit!

En redescendant du côté de la Seine, par ces rues si pittoresques qui entourent l'Institut, la rue Dauphine, la rue de Nesles, la rue Mazarine, nous rencontrons, rue Contrescarpe-Dauphine,—actuellement rue Mazet,—les restes de l'ancienne auberge du Cheval-Blanc. Les écuries y existent encore avec leurs vieilles mangeoires et leurs pittoresques auvents. Elles datent de Louis XIV; alors, chaque semaine, cette vaste cour s'emplissait de voyageurs qui se rendaient à Orléans et à Blois, et la lourde voiture s'ébranlait dans un nuage de poussière, au milieu de claquements de fouet, d'appels de cornet, de cris d'adieux, de mouchoirs agités; les chevaux piaffaient, les femmes pleuraient, les chiens aboyaient, les postillons juraient... Aujourd'hui, la vie s'est éteinte, mais le décor est demeuré, vieillot, impressionnant, toujours charmant, à ce point que le maître Massenet, tout ému, y murmurait un matin: «C'est sûrement ici que Manon a dû descendre du coche[5]

[5] Hélas, cette indication n'est plus exacte: depuis le jour où nous écrivions ces lignes, la cour du Cheval Blanc—si délicieusement évocatrice—n'existe plus... Le pic du démolisseur a émietté tous ces jolis souvenirs et une maison moderne—immense, confortable et hideuse—a remplacé l'ancienne auberge du XVIe siècle!

LE PONT-NEUF VERS 1855.
D'après une aquarelle de Th. Masson. Musée Carnavalet.

La maison voisine fut autrefois le restaurant Magny, chez qui se donnèrent ces célèbres dîners dont Goncourt parla si souvent dans ses Mémoires et qui réunissaient Renan, Sainte-Beuve, George Sand, Flaubert, Théophile Gautier, Gavarni et tant d'autres.

Tout proche et faisant communiquer la rue Mazarine, où jouèrent Molière et sa troupe, avec la rue de Seine, traversons le passage du Pont-Neuf, élevé sur l'ancienne entrée du théâtre, et où Zola plaça son terrifiant roman Thérèse Raquin.

Que voici donc un coin typique, sordide, noir et puant, mais étrangement pittoresque, avec ses marchands de pommes de terre frites et ses mouleurs italiens. Les boutiques qu'il contient semblent dater d'un autre âge; une seule était encore achalandée il y a quelques mois, celle du marchand de papier à dessin. Le maître Bonnat nous racontait y avoir acheté son «papier Ingres», alors qu'il était élève dans cette École des Beaux-Arts dont il est aujourd'hui le très éminent Directeur. La boutique était restée la même depuis soixante ans et la marchande assurait que les «tortillons à estomper, qu'elle y débitait, étaient identiquement ceux dont se servait Monsieur Flandrin». Devant nous, l'Institut, dont il nous est impossible de longer l'interminable mur noir qui le ferme du côté de la rue Mazarine, sans songer à ce douloureux passage de la préface du Fils Naturel, où Dumas fils, racontant son enfance, évoque le souvenir du retour de la première représentation, à l'Odéon, de Charles VII chez ses grands vassaux, le 20 octobre 1831.

La soirée avait été houleuse et le succès plus que douteux. C'était donc la continuation de la misère. Alexandre Dumas avait de lourdes charges à supporter: sa mère, un ménage, un enfant; il fallait vivre et faire vivre les autres avec les modestes appointements que lui rapportait sa place d'employé à la liste civile de M. le duc d'Orléans. Il doutait non pas de lui, mais de son étoile; et Dumas fils revoyait toujours la grande ombre de son père se profilant sous un coup de lune sur ce mur humide et mélancolique de l'Institut, et lui, craintif, devinant les angoisses paternelles et s'efforçant de suivre, avec ses petites jambes de huit ans, les grandes enjambées du bon géant!


En 1791, Madame Roland logeait à l'hôtel Britannique, rue Guénégaud; elle y tenait «salon politique»! Quel plaisir pour la petite Manon de montrer à tout ce quartier du Pont-Neuf où s'était écoulée son enfance, qu'elle était devenue une «dame» et recevait des gens en vue. Brissot, Buzot, Pétion, Robespierre, Danton lui-même, prenaient plaisir à venir entre deux séances causer chez cette aimable femme; et j'imagine que ce qui les attirait, c'était le charme de cette jolie Parisienne plus que les vertus de l'austère Roland qui devait être bien ennuyeux! C'est là que, le 21 mars 1792, Dumouriez vint sonner à la porte de Roland pour lui annoncer: «Vous êtes Ministre», et quelques jours plus tard la petite Manon du quai des Lunettes s'installait triomphalement à l'hôtel de Calonne: c'était hélas pour elle le chemin de l'échafaud!

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