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Coins de Paris

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LE PONT-NEUF EN 1889.
Saffrey, del.

En longeant les quais, nous rencontrons la place Saint-Michel, puis la rue Galande. Malgré ses récentes démolitions, cette vieille rue renferme encore quelques anciennes demeures; mais elle a perdu la si bizarre maison dite le Château Rouge, ou plus prosaïquement «la Guillotine».

Dans ce qui fut, au XVIIe siècle, une somptueuse demeure—l'hôtel, dit-on, de Gabrielle d'Estrées—derrière le haut et vaste perron qui occupait le fond de la cour, le logis s'ouvrait enfumé, sordide, puant le vin, la crasse, la débauche et le vice.

Il fallait passer par-dessus des corps d'ivrognes et d'ivrognesses pour pénétrer dans les bouges où ces malheureux venaient chercher une façon de gîte, une heure d'oubli. C'était hideux et lugubre. Les amateurs de vilains spectacles pouvaient continuer leurs études tout près, chez le père Lunette, rue des Anglais. Le personnel était le même, un monde de bagne, «la bestialité dans toute son horreur» comme chante Méphistophélès dans la Damnation de Faust. De récents travaux d'édilité et d'assainissement ont fait disparaître le Château-Rouge.


Rue Saint-Séverin, un pittoresque enchevêtrement de vieilles maisons étale autour de l'antique église gothique cette «flore de pierres», l'une des plus curieuses peut-être de Paris; l'une de celles qui gardent le mieux les traces d'un passé d'art, de recueillement et de prière.

Les sublimes artistes qui, en plusieurs siècles, surent créer cette forêt de fines sculptures dont est décorée l'abside, ont, hélas, laissé d'insuffisants successeurs.—A côté d'anciens vitraux provenant de Saint-Germain-des-Prés, de froides et modernes verrières, au ton criard, ont enlevé à Saint-Séverin le mystère religieux et poétique, le demi-jour discret où se complaisaient les âmes des fidèles; et leur lumière crue ne laisse que trop voir les traces de mutilations successives dont fut victime cette belle église. Dans la rue avoisinante, le presbytère actuel est construit sur l'ancien cimetière où, en 1461,—nous apprend l'érudit M. de Rochegude,—fut publiquement tentée la première opération de la pierre sur un condamné à mort..., qui guérit, l'heureux homme! et fut gracié par Louis XI. Tout ce quartier est l'un des plus grouillants de Paris, et parfois c'est une véritable cour des Miracles. Il semblerait que les malandrins, les ribauds et leurs compagnes, les penailleux des siècles passés aient laissé là leurs descendants les plus directs.—On y vit dans la rue, on y mange des rogatons dans des bibines abominables; une odeur d'alcool flotte dans l'air au coin de chaque carrefour, les mastroquets, les bars, regorgent de clients.—Une partie de l'argent mendié ou volé à Paris se dépense ici!

LA RUE GALANDE.
Lansyer, pinxit. Musée Carnavalet.

Saint-Médard est tout proche, avec son petit square poussiéreux, vieillot, et sa tour carrée, à l'extrémité de la rue Monge, au coin de la rue Mouffetard. C'est une église lugubre et pauvre, comme usée, où les rats ont élu domicile, enclavée dans de vieilles maisons couvertes de réclames au badigeon criard. Il est loin le temps où le tombeau du diacre Pâris y faisait ses miracles, où la Cour et la ville s'étouffaient dans le petit cimetière dont une porte subsiste encore, celle-là peut-être sur laquelle on inscrivit le fameux distique:

De par le Roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu.

La rue Mouffetard passe devant le porche de l'église, débordante de vie, d'activité. Mille petits métiers y fonctionnent; les portes des maisons elles-mêmes, les vieilles portes du XVIIIe siècle, abritent des marchandes de fleurs, de lait, de pommes de terre frites, de moules cuites; Manon la ravaudeuse, avec son tonneau, n'y serait nullement déplacée; des enfants jouent au milieu de la chaussée, les voitures y sont rares. Les commères jacassent sur le pas de leurs portes, on y vit en famille, et dans la rue. Le passage des Patriarches, qui s'ouvre au nº 99, eut un passé célèbre. Les calvinistes qui y tenaient leurs prêches y eurent de sanglants démêlés avec les catholiques de Saint-Médard. Aujourd'hui, ce n'est qu'une ruelle humide, triste et sale, peuplée de brocanteurs, de marchands de ferraille, de revendeurs d'objets sans nom. Ça sent le vieux chiffon, le vieux plomb et le chou-fleur!

LA PLACE MAUBERT.
Lansyer, pinxit.
ANCIEN AMPHITHÉATRE DE CHIRURGIE.
A l'angle de la rue de l'Hôtel-Colbert
Eau-forte de Martial.

La place Maubert est le centre où aboutissent ces rues étranges; maintenant embourgeoisée et de belle ordonnance, ornée, si j'ose dire, d'une déplorable statue d'Étienne Dolet qui y fut brûlé en 1546, elle ne nous rappelle que bien vaguement cette «plac' Maub'» encore visible il y a six ou sept ans, mal famée, étroite, bordée de vieilles maisons aux toits pointus, un repaire de malandrins, plein de douteux recoins où la police pouvait presque à coup sûr jeter ses filets. Sainte-Croix logeait à côté, impasse Maubert. C'est dans ce mystérieux cul-de-sac que Madame de Brinvilliers, la triste héroïne du drame des Poisons si bien conté par notre spirituel ami F. Funck-Brentano, venait retrouver son complice et préparer avec lui cette terrible «poudre de succession», composée, d'après les aveux de l'empoisonneuse, «de vitriol, de venin de crapaud et d'arsenic raréfié» dont elle se servit pour faire mourir son père, ses deux frères, et tenter de faire disparaître ses sœurs et son mari.

En 1304, le Dante fréquenta, tout près, l'une des nombreuses écoles de la rue du Fouarre, et l'ancienne Faculté de médecine possédait son amphithéâtre à l'angle de la rue de l'Hôtel-Colbert. Il est encore à peu près intact, ce curieux logis avec son ancienne coupole, et fournirait un admirable décor à quelque musée rétrospectif de chirurgie[6].

[6] L'ancienne Faculté de Médecine est aujourd'hui la «Maison des Étudiants».


Tout près, la rue Maître-Albert,—qui, jusqu'en 1844, s'appela «rue Perdue»,—doit son nom actuel au dominicain Maître Albert, lequel, au XIIIe siècle, professait en plein air sur la place Maubert. Elle renferme de curieuses maisons, aujourd'hui repaires des vagabonds qui y logent la nuit. En 1819, un vieux nègre d'aspect misérable, d'allure étrange, descendait tous les soirs, en se dissimulant de son mieux, cette sombre rue pour aller se nourrir dans quelque pauvre gargote; on se le désignait en chuchotant sur son passage: c'était Zamore, le négrillon de la Dubarry, ce petit singe avec lequel avait joué Louis XV, Zamore, qui fut une puissance choyée et courtisée par les grands seigneurs, les belles dames et les princes de l'Église jaloux de plaire à la favorite, et qui, plus tard, officier municipal de Marly sous la Terreur, ingrat, lâche et vil, trahit sa bienfaitrice, la livra, la jeta sous le couteau de la guillotine. De chute en chute, Zamore était venu se terrer au nº 13 de cette triste rue Perdue, au deuxième étage, sur la cour. Il y mourut le 7 février 1820.

L'ÉGLISE SAINT-NICOLAS-DU-CHARDONNET ET LA RUE SAINT-VICTOR.
Dessin de Heidbrendk. Musée Carnavalet.

Saint-Nicolas-du-Chardonnet et Saint-Julien-le-Pauvre sont les deux églises les plus proches; l'une, Saint-Nicolas-du-Chardonnet, a pour annexe un triste et sombre petit séminaire où, sous la direction de l'abbé Dupanloup, l'éminent philosophe E. Renan fit une partie de ses études théologiques. Il faut lire dans les Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse les pages admirables que ce merveilleux écrivain a consacrées à son séjour dans cette studieuse maison! «Cette paroisse qui tirait son nom du champ de chardons bien connu des étudiants de l'Université de Paris au Moyen Age, était alors le centre d'un quartier riche, habité surtout par la magistrature... L'internat me tuait... Je n'étais pas le seul à souffrir... Mon meilleur ami, un jeune homme de Coutances, je crois, transporté comme moi, excellent cœur, s'isola, ne voulut rien voir, mourut. Les Savoisiens se montraient bien moins acclimatables encore. Un d'eux, plus âgé que moi, m'avouait que chaque soir il mesurait la hauteur du dortoir du troisième étage au-dessus du pavé de la rue Saint-Victor. Je tombai malade, selon toutes les apparences, j'étais perdu. Le Breton qui est au fond de moi s'égarait en des mélancolies infinies. Le dernier angélus du soir que j'avais entendu rouler sur nos chères collines et le dernier soleil que j'avais vu se coucher sur ces tranquilles campagnes me revenaient en mémoire comme des flèches aiguës. Selon les règles ordinaires, j'aurais dû mourir; j'aurais peut-être mieux fait...»

La mère du peintre Le Brun fut enterrée dans la chapelle Saint-Charles, de l'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et aussi Pierre de Chamousset, l'inventeur de la petite Poste aux lettres... Parisiennes, bénissez sa mémoire!

LA RUE SAINT-JULIEN-LE-PAUVRE.

L'église Saint-Julien-le-Pauvre est affectée au culte grec. Elle tombe en ruine, cette triste chapelle enclavée dans les anciens bâtiments de l'Hôtel-Dieu; une margelle bouchée de puits d'où sortent quelques pauvres herbes, semble en garder la porte, qui s'ouvre sur une cour sale, encombrée de détritus, où picorent quelques maigres poules. En ce coin de misère et de souffrances, les murs sont humides et noirâtres; dans ces cours sombres, poussent difficilement quelques arbres rachitiques. Il y a trois ans encore, de temps en temps, s'y arrêtaient des civières ou des voitures d'ambulances: on en descendait les malheureux qu'un accident, un crime ou la maladie avaient frappés brusquement dans la rue. Dans ce grand Paris indifférent, affairé, partagé entre ses plaisirs ou ses affaires, l'épave humaine était apportée à l'Assistance publique, dans cette triste rue Saint-Julien-le-Pauvre, au nom suggestif. Là, ces vaincus de la vie achevaient leur misérable existence, à l'ombre de la vieille église, contemporaine au moins de Notre-Dame, où Grégoire de Tours dit avoir logé, où Dante a longuement prié, et dont la sombre silhouette semble tout indiquée pour abriter de son ombre les pires misères du pauvre peuple parisien.


Pour nous reposer de ce pénible spectacle, reprenons les admirables quais parisiens, suivons ce beau fleuve, si vivant sous les jeux de lumière du jour et les coups de lune de la nuit, longeons la Seine, le plus gai, le plus merveilleux spectacle que nous offre Paris; passons devant les beaux hôtels des Miramionnes, de Nesmond, du président Rolland, devant la Halle aux Vins, ces «catacombes de la soif», et arrêtons-nous au vieux Jardin des Plantes, cher à Buffon; un reste du charme des choses passées et non encore abolies y subsiste encore!

Les arbres sont séculaires, les décors des charmilles n'ont pas été modifiés; il est des coins de volières et de huttes à chèvres qui sont tels que Daubigny et Charles Jacques les dessinèrent en 1843, pour l'illustration du bel ouvrage édité par Curmer.

JARDIN DES PLANTES.—LE CÈDRE DU LIBAN ET LE LABYRINTHE.
Aquarelle de Hilaire. Bibliothèque Nationale.

Les reptiles sont mieux logés que dans notre enfance, mais l'hippopotame se roule dans le même bassin, la girafe allonge son cou par-dessus les mêmes clôtures, et l'éléphant tend toujours à travers les mêmes grillages sa trompe engloutisseuse de petits pains.

La fosse aux ours n'a pas changé, et la foule des badauds continue à engager l'éternel «Martin» à refaire l'ascension du même tronc d'arbre. Le labyrinthe, le délicieux labyrinthe, offre toujours aux enfants criards ses capricieux méandres, et le cèdre du Liban (Cedrus Lybani (Linnæus)—que M. de Jussieu, assure la tradition, rapporta dans son chapeau—continue à abriter sous ses branches somptueuses les rêveurs, les flâneurs, les travailleurs et la grisette, la dernière grisette, qui vient, à l'abri de son ombre vénérable, lire l'émouvant roman-feuilleton qui remplit de douces émotions son cœur assoiffé d'idéal!

JARDIN DES PLANTES.
Le cèdre du Liban.

Est-il enfin rien de plus coquet que les petites pièces des anciens bâtiments de Louis XVI, qui constituèrent jadis le Cabinet d'histoire naturelle de Buffon, dont les fines boiseries grises servirent de cadres aux admirables collections des papillons de tous les pays.

Dans ces salles si délicatement décorées et d'une intimité si douce, c'était comme une idéale floraison, une féerie de couleurs exquises, la magie d'une éclatante palette.

Ils étaient tous là, les beaux papillons aux éclats métalliques des Indes et du Brésil, comme aussi les papillons aux mille couleurs de France, depuis le grand sphynx à tête de mort jusqu'au minuscule papillon bleu des prairies.

LE JARDIN DES PLANTES.
Ancien amphithéâtre.

Peut-être le temps avait-il comme poudré et légèrement éteint l'éclat merveilleux de leurs colorations premières, mais cela valait mieux ainsi: trop éclatants, ils eussent détonné dans ce milieu un peu vieillot, et c'était un charme de plus de voir ces joyaux de l'air si légèrement recouverts d'un rien de la poussière du passé! Aujourd'hui, hélas! ces salles toutes fleuries de sculptures sont closes et abandonnées, une partie de leurs boiseries somptueuses a disparu... Où sont passées ces précieuses décorations? Pourquoi ces éternelles et coupables mutilations qui, je le sais, désolent M. Périer, l'éminent Directeur du Muséum?—Les collections de papillons sont maintenant transférées dans le vaste et somptueux hall central du nouveau pavillon consacré à l'Histoire naturelle, je les aimais davantage dans le cadre discret qui les enfermait autrefois et qui leur convenait si bien.

JARDIN DES PLANTES AU XVIIIe SIÈCLE.
Aquarelle de Hilaire. Bibliothèque Nationale.

Les fleurs d'eau s'épanouissent, comme jadis, dans les mêmes serres étouffantes et basses, près des orchidées aux formes étranges, et dans le vieil amphithéâtre, où professèrent tant d'illustres savants, une noble artiste, Mme Madeleine Lemaire—le seul «professeur femme» qui ait enseigné au Muséum—initie un auditoire attentif et charmé à la divine beauté des fleurs!

JARDIN DES PLANTES.
Un observateur.
Gavarni, del.

De tout temps d'ailleurs, les artistes sont venus installer leur léger chevalet à peindre ou leurs selles à modeler devant les cages des lions ou dans le Jardin même, sur l'herbe, en face des antilopes, des biches, des échassiers ou des chèvres du Thibet.

Nous nous souvenons, mon frère et moi, d'y avoir, tout enfants, accompagné notre père qui travaillait d'après les tigres et les lions dans le corridor des animaux féroces. L'odeur était alcaline et violente, la chaleur lourde, on entendait le sifflement des fouines installées dans les rotondes d'entrée et de sortie; parfois encore un rugissement terrible, une plainte de colère, de douleur ou d'ennui, venait ébranler les vitres.

La plupart du temps les malheureux animaux privés d'air, de lumière, enfermés dans d'horribles cages étroites et puantes, se mouraient lentement de consomption; ils se familiarisaient très vite avec ceux qui passaient des semaines entières à les étudier et leurs grosses têtes se frottaient câlinement contre les épais barreaux des cages, pendant que leurs yeux lumineux se faisaient doux et presque tendres.

Souvent encore c'était à la ménagerie des reptiles, un vieux bâtiment croulant de vétusté, que nous allions, écoliers curieux et fureteurs, passer de longues heures, épiant les caméléons, contemplant les boas, essayant de faire tressaillir les crocodiles endormis, et qui paraissaient déjà empaillés! Que de souvenirs dans ce vieux et charmant Jardin des Plantes, un des rares «Coins de Paris» demeuré à peu près intact!

A côté, l'ancienne maison de Cuvier ne semble guère solide et s'effriterait peut-être sans le réseau de plantes qui l'enserre: les lierres, les aristoloches, les chèvrefeuilles, les lianes de toutes sortes l'ont comme caparaçonnée de verdure. Ce sont des nappes, des cascades d'un vert lustré et brillant à la fois: un bouquet de feuilles dans un jardin.

Derrière le Jardin des Plantes, voici la Salpêtrière, aux murs sinistres, la Salpêtrière des massacres de Septembre, la Salpêtrière d'où s'évada si facilement Mme de Lamotte après sa condamnation; avec ses grands jardins et ses affreux préaux entourés de grilles où l'on enferme «les femmes plus folles que les autres» disait de Goncourt; la Salpêtrière enfin, dont le dôme, visible de partout, domine comme un phare de misère tout ce quartier qu'empuantit la Bièvre, la triste Bièvre huileuse, striée par tous les acides des tanneries, ensanglantée par les peaux de moutons fraîchement écorchés qui y trempent; qui coule misérable et sordide, au milieu des échoppes, des amidonneries, des peausseries, après avoir traversé les jardinets de Gentilly, et s'être donné, dans le quartier de la Fontaine-à-Mulard, l'illusion de la vraie campagne.

Il est loin le temps où cette rivière infortunée baignait des prairies verdoyantes et voyait les saules se mirer dans ses eaux claires. Domptée, domestiquée, soumise à toutes les besognes, elle roule, puante et sale, accaparée sans trêve par les tanneurs, les corroyeurs, les mégissiers, les teinturiers! Pour la suivre dans ses détours, il faut monter rue du Moulin-des-Prés, puis s'engager rue de Tolbiac. Là, par une porte grillée elle pénètre dans un corridor sombre et lugubre, d'où elle ne sortira que pour glisser en une sorte de canal sinistre, entre de noires usines à l'aspect farouche. De place en place, le long des maigres berges, quelques blanchisseuses ont placé leurs tonneaux au ras de cette eau et chantent en battant le linge, ou de misérables gamins tentent la pêche illusoire de quelque poisson égaré dans ce ruisseau méphitique. Puis la Bièvre disparaît à nouveau sous terre pour ne reparaître qu'à la rue des Gobelins. Ici, tout au moins, se retrouvent quelques traces d'un glorieux passé. Les vieilles maisons d'autrefois sont restées debout. Mais combien transformées! Les usiniers et les commerçants, après avoir asservi la rivière, ont acquis les hôtels qui la bordent.

Des bureaux, des entrepôts, des resserres à cuir ont envahi les nobles logis du XVIe siècle, et la Bièvre circule comme honteuse au milieu de pauvres jardins déchus, comme elle, de leur antique splendeur.

Puis ce sont encore des usines, des corroiries, des peausseries, des coins noirs, toujours puants et sordides, où des milliers de peaux de lapins suspendues dans l'air, racornies et séchées, s'entrechoquent avec des claquements de bois. Jusqu'au bout, la malheureuse rivière, traquée, utilisée, torturée, nettoie des peaux sanglantes, meut de lourdes roues, ou lave d'étranges détritus, au milieu d'une odeur de barège. Enfin, elle vient s'ensevelir sous le boulevard de l'Hôpital, dans de nauséabonds trous noirs.

LES TANNERIES SUR LA BIÈVRE.
Eau-forte de Martial.

Mais avant la chute finale, la Bièvre voit le jour presque pour la dernière fois dans une ruelle bizarre, étonnante, l'une des plus étranges de cet étrange quartier: la ruelle des Gobelins. Elle coule, teinte en rouge, en vert, en jaune, au milieu de maisons rapiécées, lépreuses, misérables, hors d'aplomb, dans une odeur d'ammoniaque. Cependant, près de ces taudis, parmi des monceaux de tan, à côté de fosses où macèrent des peaux de bêtes écorchées, un bijou sculpté surgit comme un rappel de beauté, un vestige de splendeur passée: les restes sculptés d'un adorable pavillon Louis XV dont M. de Julienne avait fait un rendez-vous de chasse, et ce paradoxe charmant, cette fleur de pierre jetée au milieu de cet amas de hideurs n'est pas l'une des moindres surprises de ce stupéfiant quartier.

Cependant, à quelques mètres de cette sentine, les artistes de la Manufacture des Gobelins ont disposé leurs jardins de travail et d'études, où éclatent la pourpre, l'or et l'azur des plus jolies fleurs de France qui, habilement distribuées, jettent un tapis de couleurs exquises et fulgurantes dans ce triste et sombre pays de misère.


Aux confins de la ville se rencontre la Butte-aux-Cailles, un vaste terrain inculte, triste et morne qui, jusqu'en 1863, fut une sorte de fraîche campagne avec des moulins et des fermes. C'est aujourd'hui un quartier de dur labeur où des tribus de chiffonniers trient les épaves de Paris; à l'angle de la ruelle des Peupliers, des marchands de bûches ont établi leurs cabanes, et des masures se dressent dans des rues étranges construites avec des débris d'autres rues.

Jadis, ces vastes espaces n'étaient que jardins et cultures maraîchères arrosés par la Bièvre.

Dans un livre charmant, un peu oublié aujourd'hui, Alfred Delvau nous dit ce qu'étaient, sous Louis-Philippe, le faubourg Saint-Marceau, la Butte-aux-Cailles, la rue Croulebarbe et aussi la rue du Champ-de-l'Alouette où fut assassinée la «Bergère d'Ivry», un crime étrange qui bouleversa Paris en 1827: un garçon marchand de vin, Honoré Ulbach, y poignarda une jeune fille, Aimée Millot, gardeuse de chèvres, populaire à Ivry. On la voyait chaque jour avec un grand chapeau de paille sur la tête et un livre à la main surveillant les chèvres de sa maîtresse; on l'appelait la Bergère d'Ivry—en 1827, il y avait encore des bergères à Paris.

Le procès qui s'ensuivit et se termina par la condamnation à mort d'Ulbach—un malheureux fou—passionna la ville entière: il s'agissait d'amour et de jalousie; la victime avait dix-neuf ans, elle était sage et bergère; les femmes «maudissaient l'assassin tout en le plaignant peut-être», nous disent les journaux de l'époque, et du coup la girafe, récemment arrivée au Jardin du Roi, fut délaissée pour le drame d'Ivry.

Le 27 juillet, Ulbach était condamné à mort, et le 10 septembre 1827, à quatre heures du soir, il montait sur l'échafaud dressé place de Grève!

LA BIÈVRE VERS 1900.—BIEF DE VALENCE.
Schaan, pinxit. Musée Carnavalet.

Une crèche municipale occupe rue des Gobelins, nº 3, un bel hôtel Louis XIII qu'habita le marquis de Saint-Mesme, lieutenant général, époux d'Élisabeth Gobelin, tout proche d'un beau bâtiment d'aspect seigneurial qui, dans le quartier, porte le nom d'«hôtel de la Reine Blanche».

La légende est fausse, assure le très érudit M. Beaurepaire, l'aimable bibliothécaire de la ville de Paris: «ce fut simplement le logis de Catherine d'Hausserville, où Charles VI faillit être brûlé vif dans la représentation d'un ballet; le feu prit à son travestissement». L'édifice est de noble allure et détonne un peu dans ce pauvre mais si pittoresque quartier.

Un autre bel hôtel encore, rue Scipion, hôtel bâti par Scipion Sardini, sous Henri III, avec des médaillons en terre cuite, rares spécimens parisiens de cette si jolie décoration qui nous charme tant à Florence, à Pise, à Vérone. Ce Scipion Sardini fut un homme étrange, dont l'histoire mérite d'être contée. D'origine toscane, il vint en France après la mort de Henri II, alors que Catherine de Médicis s'emparait du pouvoir. Aimable, spirituel, insinuant, grand manieur d'argent, habile dans ses entreprises, sans scrupules, il prend vite une place prépondérante dans cette cour frivole, dissolue, joyeuse. Il savait mener de front les affaires et les plaisirs: une illustre alliance lui semblant nécessaire pour faire oublier la bassesse de sa condition première et la rapidité de sa fortune: il épouse la «belle Limeuil»—une des plus séduisantes beautés de l'Escadron volant de la Reyne.—«Toutes bastantes pour mettre le feu par tout le Monde», disait Brantôme. Cette aimable personne avait été successivement adorée par les plus nobles Seigneurs de la Cour avant de faire, en 1563, la conquête de Condé, dont elle eut un enfant. A Dijon, pendant une réception de la Reine, la demoiselle de Limeuil se trouva mal et accoucha d'un garçon: «Pour une personne si avisée, écrit Mézeray, on ne s'explique pas trop comment elle prit si mal ses mesures»; scandale, indignation de la reine-mère; emprisonnement de la belle Isabelle, que Condé, toujours amoureux, réussit à faire évader. Mais les Protestants veillaient et réussirent à éloigner leur chef de sa compromettante amie. C'est alors que se présenta Scipion Sardini, le plus riche financier de l'époque, le banquier du roi, du clergé, des seigneurs. Il sut se faire agréer, se maria, et s'établit dans ce joli hôtel que nous admirons encore, cité par Sauval comme un des plus beaux de Paris, au milieu des vignes, des vergers et des champs que bordait la Bièvre. Il y vécut, entouré de luxe, d'œuvres d'art, de livres et de fleurs; il y mourut vers 1609, et dès 1636 l'hôtel était un hôpital qui, en 1742, fut transformé en boulangerie; et cette boulangerie dessert aujourd'hui les Hôpitaux de la ville de Paris.

LE PONT DE CONSTANTINE ET L'ESTACADE.
Eau-forte de Martial.

Longeons la Halle aux Vins, ces «catacombes de la soif», et, avant de regagner la rive droite, arrêtons-nous respectueusement sur le pont de l'Estacade, tout près du petit monument élevé par ses admirateurs à l'illustre sculpteur Barye, le grand Barye qui, méconnu, bafoué, saisi par ses créanciers, venait souvent le soir, au sortir de son modeste atelier du quai des Célestins, oublier ses souffrances et rêver, à cette place même, devant le splendide panorama de Paris que couronne la noble silhouette du Panthéon. C'est l'un des plus admirables aspects de la grande Ville.


Rien n'est plus relatif qu'une impression ressentie; pour certains esprits amoureux du Passé, telle ruine est beaucoup plus impressionnante que le plus moderne des palais, et aussi les rues, les maisons, les pavés.

Il est une heure exquise pour évoquer l'âme du vieux Paris: c'est le crépuscule.

La couleur particulière à chaque chose s'est fondue dans les teintes générales que répandent le jour qui s'en va et la nuit qui commence.

De fines silhouettes dentelées se profilent sur le ciel pendant que de grandes masses violettes, noires et bleues mettent des rues entières dans un mystère infini. Alors la pensée s'éveille, les souvenirs s'animent, se précisent; on revit les scènes dont ces rues, ces maisons, furent les impassibles témoins. On entend les cris de fureur ou de joie, les tambours battent, les cloches sonnent, des groupes passent en chantant dans ces décors de rêve. La vision est revenue!

Ce pont de l'Estacade qui, de sa barrière de poutres noires, ferme pour ainsi dire à l'est l'antique Paris, est une des meilleures places qu'il convient de choisir pour se donner cette fête intime.

La Ville s'endort dans le calme du soir; au loin sonnent des cloches; les hirondelles passent en criant dans l'air embaumé de la nuit qui descend; des bruits montent, vagues, imprécis, et qui peuvent se modifier au gré du rêve poursuivi: la vie semble s'endormir, l'âme du passé s'éveille. C'est l'heure souhaitée.

LE PONT-ROYAL EN 1800.
Boilly, pinxit. Musée Carnavalet.

LA RIVE DROITE

Le quartier de l'Arsenal,—construit sur l'emplacement de deux Palais Royaux, l'hôtel Saint-Paul, le palais des Tournelles, et le sol de l'île Louviers, réunie à la rive en 1843,—sert de transition naturelle entre le vieux Paris et le Paris moderne.

Malgré son nom guerrier, le quartier de l'Arsenal est l'un des plus paisibles de Paris. Depuis bien des siècles, les palais qui y apportaient la richesse, le mouvement, la vie ont disparu; sur leurs ruines, sur leurs immenses jardins, d'humbles rues paisibles ont été édifiées; la rue de la Cerisaie, où le maréchal de Villeroy reçut Pierre le Grand dans le somptueux hôtel Zamet; la rue Charles-V, où, dans ce qui fut l'élégant logis de la marquise de Brinvilliers, au numéro 12, une bonne sœur de charité en cornette blanche distribue aujourd'hui de l'huile de foie de morue et des chaussons de laine à des enfants pauvres et souffrants; la rue des Lions-Saint-Paul, la rue Beautreillis, où naquit Victorien Sardou; c'est près de là que logea le grand Balzac: «Je demeurais alors, dit-il dans son admirable récit Facino Cane, dans une petite rue que vous ne connaissez sans doute pas, la rue de Lesdiguières; elle commence à la rue Saint-Antoine, en face d'une fontaine près de la place de la Bastille, et débouche dans la rue de la Cerisaie. L'amour de la science m'avait jeté dans une mansarde où je travaillais pendant la nuit et je passais le jour dans une bibliothèque voisine, celle de Monsieur. Quand il faisait beau, à peine me promenais-je sur le boulevard Bourdon». Elle existe encore en partie cette modeste rue de Lesdiguières; sur l'emplacement qu'occupent les nos 8 et 10, on pouvait voir encore, il y a quelques années, un des murs de clôture de la Bastille; des maisons étroites y ont été plaquées, et, au nº 10, c'est le mur même de la vieille forteresse parisienne qui forme le fond de la loge de la concierge! Quelle destinée pour un mur de prison!

HÔTEL DE LESDIGUIÈRES. Martial, aq.

De ce qui fut l'Arsenal, l'hôtel du Grand Maître subsiste seulement, c'est aujourd'hui la «Bibliothèque de l'Arsenal» (ex-bibliothèque de Monsieur dont parle Balzac), un fier logis qu'habita Sully, plein de livres sans prix, d'autographes, d'écrits rarissimes: Dans un coffret fleurdelisé, on y peut contempler le livre d'heures de saint Louis, à côté d'un fragment de son manteau royal, à la soie bleue usée par le temps, semée de fleurs de lis d'or, et le vieux livre porte cette inscription vénérable: «C'est le psautier de Monseigneur Loys, lequel fut à sa mère»; il provient des trésors dispersés de la Sainte-Chapelle. Voici la Bible de Charles V, avec cette note de la main même du Roi: «Ce livre à moy, Roy de France»; à côté, un missel dont chaque feuille est encadrée d'une incomparable guirlande due au pinceau du «maître aux fleurs», ce grand artiste dont on ignore le nom. Les manuscrits précieux, les reliures merveilleuses, les éditions introuvables, les romans de Chevalerie, les classiques, les poètes de tous les temps se retrouvent au grand complet dans ce beau palais; les lettres de Latude, la boîte qui servit à son attentat ridicule contre Mme de Pompadour, y voisinent avec l'interrogatoire de la Brinvilliers et l'acte de décès de l'Homme au masque de fer; les lettres d'amour de Henri IV, embrassant «un mylyon de fois» la marquise de Verneuil, sont ici, comme aussi les pièces relatives à l'affaire du Collier. Que de choses encore...!

BAL COMMÉMORATIF SUR LES RUINES DE LA BASTILLE
Ici l'on danse.
D'après une gravure en couleur du XVIIIe siècle.

Ajoutons que le conservateur, l'érudit Henri Martin, ses adjoints, Funck-Brentano, l'historien de la Bastille, le pittoresque conteur de tous ses drames, Sheffer, poète charmant et artiste accompli, et Eugène Muller, sont non seulement des savants dont l'éloge n'est plus à faire, mais d'aimables gens accueillants et courtois, et vous comprendrez bien vite pourquoi l'Arsenal est un des coins rares de Paris où il est délicieux d'aller travailler ou flâner. C'est du reste une tradition dans la maison: Nodier, le bon Nodier, qui fut l'un des prédécesseurs de M. de Bornier et du maître J.-M. de Heredia, l'admirable auteur des Trophées, avait su faire de l'Arsenal le centre du Paris littéraire et artistique. Hugo, Lamartine, Musset, Balzac, Méry, de Vigny et Frédéric Soulié s'y réunissaient; l'on y disait de beaux vers en regardant le soleil s'irradier rouge et flambant derrière les tours de Notre-Dame!

Les tours de Notre-Dame étaient l'H de son nom!

a écrit Vacquerie, en parlant de Hugo!

De ce qui fut la Bastille, rien ne reste que quelques pierres qui formaient le soubassement d'une des fameuses tours. Elles ont d'ailleurs été soigneusement déplacées et transportées quai des Célestins, le long de la Seine, où elles sont visibles aujourd'hui. C'est donc en vain que l'on chercherait une trace quelconque de cette forteresse sombre sur laquelle planèrent tant de légendes. La grande ombre de Latude elle-même ne s'y reconnaîtrait plus; pourtant quelle place la légendaire Bastille ne tient-elle pas dans l'histoire de Paris: cette Bastille que le peuple stupéfié de sa si facile victoire, ne se laissait pas, dès le 15 juillet 1789, de venir visiter avec un tel empressement et une telle curiosité que le gouverneur Soulès, nommé par la municipalité parisienne, dut devoir suspendre les visites, sous le curieux prétexte «que de tels dégâts avaient été déjà faits à la forteresse par les visiteurs, qu'il en coûterait plus de 200.000 livres pour la réparer». Réparer la Bastille! Les souvenirs manuscrits de Paré nous disent les fureurs que cette étrange prétention excitèrent chez Danton, sergent d'une compagnie de la Garde nationale, qui, avec sa section, était venu se heurter à cette consigne.

Danton se fait conduire devant le maladroit Soulès, l'empoigne au collet et le traîne à l'Hôtel de Ville: la consigne est levée, les visites continuent, et le citoyen Palloy peut enfin mettre en coupe réglée la célèbre prison d'État; les pierres sont «taillées en images de la forteresse, et dédiées aux départements et aux assemblées» ou «en pierres commémoratives destinées à aiguiser les courages». Palloy découpe les plombs sous forme de médailles et fait des anneaux avec les chaînes de fer; avec les marbres, il confectionne des jeux de dominos et a la délicate pensée d'offrir l'un de ces jeux au jeune Dauphin, pour lui inspirer «l'horreur de la tyrannie.»

Des bals sont ouverts sur l'emplacement de la Bastille, le vin coule, les violons grincent, et les indiennes imprimées de l'époque nous représentent les ruines de la vieille citadelle parisienne surmontées de cette inscription: «Ici l'on danse».

Le vaste espace laissé vide par cette démolition était à combler. Napoléon Ier, dont les conceptions artistiques étaient parfois déconcertantes, y fit édifier, en 1811, par Alavoine, un projet de fontaine étrange et d'aspect bizarre: un éléphant colossal de vingt-quatre mètres de hauteur jetant l'eau par sa trompe.

Bâti provisoirement en plâtras et en torchis, cet éléphant s'effrita vite sous l'action du temps et de la pluie; ce fut bientôt une lamentable ruine entourée de planches disjointes. Les gamins du quartier s'y livraient à des luttes homériques, mais les vrais familiers de l'éléphant étaient les rats qui y avaient élu domicile, à ce point que, lorsque la démolition fut commencée, de véritables battues avec hommes et chiens durent être organisées, et pendant de longs mois ces affreux rongeurs envahirent le quartier terrorisé. En 1840, la colonne actuelle fut érigée; depuis, le génie de la Liberté pose sur Paris un pied léger et le beau lion de Barye veille sur le repos des victimes de 1830 inhumées dans la crypte du monument.

La rue Saint-Antoine renferme quelques beaux hôtels: l'hôtel Cossé, où mourut Quélus; l'hôtel de Mayenne et d'Ormesson, construit par du Cerceau sur les restes de l'hôtel Saint-Paul et de l'atelier de Germain Pilon; l'hôtel Sully, dont la noble façade fut récemment mutilée. Tout à côté, à l'angle de la rue du Figuier et de la si pittoresque rue de l'Hôtel-de-Ville, qui fut autrefois la rue de la Mortellerie, s'élèvent les restes de l'hôtel de Sens, le seul spécimen, avec l'hôtel de Cluny, de ce que fut l'architecture privée au XVe siècle. Après avoir été habité par les Princes de l'Église, les Évêques, les Cardinaux, et aussi par Marguerite de Valois (la Reine Margot), l'hôtel de Sens connut la mauvaise fortune. Il devint «Bureau des coches», et les rouliers, les valets d'écurie, les ramasseurs de crottin succédèrent aux Princes de l'Église!

En ces derniers temps, on faisait des confitures en gros dans l'hôtel de Sens devenu officine de confiseurs!

Au nº 5 de la rue du Figuier, nous rencontrons un puits à margelle sculptée, d'un beau caractère, et nous ne saurions manquer d'évoquer le souvenir de Rabelais, l'admirable Rabelais, mort à côté, dans la rue des Jardins; au nº 15, rue de l'Ave-Maria, s'ouvrait la porte du XVIe siècle par laquelle les acteurs de l'Illustre Théâtre, installé dans l'ancien Jeu de Paume de la Croix-Noire, gagnaient leurs loges. C'est devant cette porte que Molière fut arrêté et conduit au Châtelet, parce qu'il devait «142 livres à Antoine Fausseur, maître chandelier, son fournisseur de luminaire»!

Traversons la place de la Bastille; descendons la rue du Faubourg-Saint-Antoine: c'est là, au nº 115, devant une vieille maison du XVIIIe siècle, que fut tué sur une barricade le député Baudin, le 3 décembre 1851. Au nº 303 s'élevait, sous Napoléon Ier, la maison de santé du Dr Dubuisson, où fut interné le général Mallet, c'est là qu'il combina le prodigieux complot dont bientôt nous évoquerons la déconcertante histoire. Plus loin, près la rue de Montreuil, nous passons devant les restes des magasins de papiers peints de Réveillon, saccagés le 17 avril 1789; leur pillage fut l'un des préludes de la Révolution.

L'HÔTEL DE SENS VERS 1835.
D'après une lithographie de Rouargue.

Enfin, au nº 70 de la rue de Charonne, se trouvait la maison de santé du Dr Belhomme, qui servait de Prison spéciale sous la Révolution. Ceux-là seuls y étaient reçus qui pouvaient payer, et fort cher. Les irréfutables mémoires de M. de Saint-Aulaine nous montrent Belhomme familier, cynique, exigeant son salaire et tutoyant les duchesses à court d'argent qui lui marchandaient leur vie. Le plus aimable des historiens, mon excellent ami, G. Lenôtre, qu'il faut toujours citer quand il s'agit des faits de l'époque révolutionnaire, a reconstitué cette terrible et étonnante histoire de la maison Belhomme, où l'on riait, où l'on dansait, où l'on «flirtait» même sous l'œil effrayant de Fouquier-Tinville; il a raconté, avec son habituelle documentation, l'étonnante liaison de la duchesse d'Orléans, veuve de Louis-Philippe Égalité, avec le conventionnel Rouzet, enterré plus tard à Dreux, sous le nom du «Comte de Folmon», dans le caveau de famille des d'Orléans.

En poursuivant notre route et après avoir passé devant l'église Sainte-Marguerite, où fut inhumé Louis XVII..., ou son sosie, nous arrivons à la barrière du Trône (du Trône renversé, disait-on en 1793). L'échafaud, qui momentanément avait quitté la place de la Révolution, y fut dressé pendant la plus terrible époque de la Terreur. Les «grandes fournées» y furent exécutées. On y tua 1,300 victimes en six semaines, dont André Chénier, le baron de Trenck, l'abbesse de Montmorency, Cécile Renaud, Madame de Sainte-Amaranthe, le poète Roucher et bien d'autres! Les corps de ces malheureux, dépouillés de leurs vêtements, étaient chargés chaque soir sur des tombereaux couverts, les têtes coupées entre les jambes, et l'horrible voiture, qui laissait derrière elle un sanglant sillage, était déversée dans quelque fossé creusé au fond des jardins du couvent de Picpus, où existe encore le cimetière des suppliciés de la Révolution.

En revenant sur nos pas, nous rencontrons, au nº 9 de la rue de Reuilly, les restes de ce qui fut la brasserie de l'Hortensia, tenue en 1789 par le fameux Santerre, commandant de la Garde nationale. La maison n'a pas beaucoup changé; toutefois, à l'heure actuelle, c'est un pensionnat de jeunes filles qui occupe les grandes pièces où le tonitruant Général organisa ces terribles descentes sur Paris et déchaîna ces effrayants bataillons du faubourg qui terrorisaient jusqu'à la Convention elle-même.

De l'autre côté de la place de la Bastille, rue Saint-Antoine, près de l'église Saint-Paul, s'ouvre le passage Charlemagne, pittoresque au possible par les vieux souvenirs qu'il renferme et l'étrange population qu'il abrite: rempailleurs de chaises, cardeurs de matelas, marchandes de lait, fleuristes en plein vent, se groupent autour des restes de l'hôtel charmant qui fut, sous Charles V, la somptueuse demeure du prévôt Hugues Aubryot.

La façade, encore remarquable et de belle allure, étonne et détonne dans ce fouillis de maisonnettes pauvres et basses qui l'enserrent. Des poules picorent au pied des tourelles du XVe siècle qui renferment encore un escalier de belle allure—et du linge rapiécé sèche sur des fils de fer entre les fenêtres à cariatides du XVIIe siècle remplaçant celles derrière lesquelles rêvèrent jadis le duc d'Orléans, le duc de Berri et, en 1409, Jean de Montaigu, décapité pour crime de sorcellerie!—qui furent les hôtes illustres de ce logis fastueux autrefois[7].

[7] Pourquoi faut-il si souvent indiquer par une note que telle relique encore debout il y a quatre ans est—aujourd'hui—démolie, émiettée. Insoucieux de son histoire et de son glorieux passé, Paris laisse—sans une protestation—les vandales détruire ses plus vénérables souvenirs. Depuis six mois l'hôtel Aubriot n'existe plus. Il a fallu huit jours à des goujats pour faire disparaître un bijou de pierre que les Français admiraient depuis quatre siècles (août 1909)!


Et maintenant arrêtons-nous place des Vosges, de l'autre côté de la place de la Bastille. C'est l'un des rares coins de notre vieille Cité qui ont pu, à travers les siècles, conserver à peu près intact leur ancien caractère: les maisons de style Louis XIII n'ont pas changé. Le décor est resté le même, les Précieuses y pourraient refaire leurs promenades favorites et les raffinés d'honneur y dégaineraient comme au beau temps de Richelieu et des frondeurs d'édits, seul le public des spectateurs serait profondément modifié. Les belles dames du pays de Tendre, les Cydalises et les Aramynthes, les Seigneurs qui jadis habitèrent ces nobles logis, ceux qui, le 16 mars 1612, assistèrent au carrousel donné par la Reine régente Marie de Médicis, en l'honneur de la paix conclue avec l'Espagne, ou ceux qui se rendaient en grand carrosse chez la belle Marion de Lorme ou chez Madame de Sévigné, sont aujourd'hui remplacés par de petits rentiers, de modestes commerçants retirés des affaires et des officiers retraités. D'humbles ménagères travaillent à «leur ouvrage» aux places où reposaient les chaises à porteur des nièces de Mazarin, et la colonie nombreuse des Israélites qui habitent le quartier s'y donne rendez-vous le samedi. C'est un curieux spectacle que ces hommes et ces femmes, au type si fortement accusé, se rendant à la Synagogue, toute proche d'un reste d'hôtel du XVIIIe siècle, encore orné de délicates ornementations, occupé aujourd'hui par un boucher, rue du Pas-de-la-Mule. Beaucoup de vieillards portent encore la longue lévite, les boucles d'oreilles et les cheveux en tire-bouchon. Des jeunes filles à l'œil velouté, coiffées de bandeaux, et vêtues de façon spéciale, s'y rencontrent certains jours de fêtes religieuses. Étrange évocation: il semblerait que, dans ces quartiers paisibles, les traditions bibliques se fussent conservées dans quelques familles israélites.

HÔTEL DU PRÉVÔT HUGUES AUBRYOT.
COUR ET PASSAGE CHARLEMAGNE EN 1867.
Dessin de A. Maignan.

Mais c'est une exception, et la place des Vosges, qui fut la place Royale, qu'habitèrent Richelieu, Fronsac, Chabannes, le maréchal de Chaulnes, Rohan-Chabot, Rotrou, Dangeau, Canillac, le prince de Talmont et Mademoiselle du Châtelet; où naquit Madame de Sévigné, où vécurent la tragédienne Rachel, Théophile Gautier et Victor Hugo, est aujourd'hui complètement délaissée. Ce délicieux «coin de Paris» où se dépensa tant d'esprit, où de si belles dames firent assaut de grâce et d'élégance, où tant de Raffinés dégainèrent, n'est plus qu'un grand jardin solitaire, provincial et triste, fréquenté à peu près uniquement par les élèves des pensions voisines qui y jouent aux barres, au cheval fondu ou au roi détrôné, à l'ombre débonnaire de la statue de Louis XIII, qu'encadrent philosophiquement le kiosque de la loueuse de chaises et le théâtre de Guignol![8]

[8] Depuis l'époque où ces lignes furent écrites, la Ville de Paris a installé son «Musée Victor Hugo» dans le logis même qu'habita l'illustre poète.—G. C. (1909).


Dans l'ancienne rue Culture-Sainte-Catherine (qui s'appelle aujourd'hui rue de Sévigné), sur l'emplacement de l'actuel nº 11, s'élevait le théâtre du Marais, construit aux frais de Beaumarchais. En 1792, on y représenta la Mère coupable, au bénéfice, disait l'affiche, «du premier soldat qui enverra au citoyen Beaumarchais l'oreille d'un Autrichien». Ce n'est plus qu'un modeste établissement de bains chauds, précédé d'un petit jardinet, où, encadrées de caisses de fusains, reluisent des boules étamées. Le mur énorme, sombre et rébarbatif, sur lequel s'appuie le léger pavillon thermal, est l'ancien mur de la Prison de la Force, de sinistre mémoire, où fut égorgée sur une borne, au coin de la rue des Balais, Madame de Lamballe, où fut transférée Madame Tallien, où fut détenue la Princesse de Tarente, l'aïeule de l'aimable, accueillant et érudit Duc de la Trémoïlle, qui n'eut qu'à entr'ouvrir son incomparable Chartrier de famille pour nous donner ces passionnants et pittoresques «Souvenirs de Madame de Tarente», un des plus précieux documents sur la période révolutionnaire.

L'hôtel Carnavalet, la «chère Carnavalette» de Madame de Sévigné, est tout proche, et aussi l'ancien hôtel Le Peletier-Saint-Fargeau, aujourd'hui Bibliothèque de la Ville de Paris. C'est un beau et vaste logis, de noble allure, qui renferme des merveilles, livres, cartes, plans, manuscrits. L'histoire écrite de Paris est là, et tous les travailleurs connaissent le joli cabinet aux fines sculptures de l'aimable et savant M. Poëte, conservateur de ces belles collections. MM. Beaurepaire, Jacob, Jarach et Wilhem, à la Bibliothèque; MM. Pètre et Stirling aux Travaux Historiques, sont les hôtes avertis et accueillants de cette admirable Bibliothèque parisienne.

PLACE ROYALE VERS 1651 (ACTUELLEMENT PLACE DES VOSGES).
Israël, del.

Tout ce quartier du Marais renferme, du reste, de somptueux hôtels dont aucun, hélas! ne fut respecté? Tous sont livrés au commerce et à l'industrie. L'hôtel Lamoignon est occupé par des polisseurs de glaces, des fabricants de sièges rustiques; l'hôtel d'Albret, par un marchand de bronzes d'éclairage; les hôtels de Tallard, de Maulevrier, de Sauvigny, de Brevannes, d'Épernon, etc., sont encore debout, mais en quel état! La rue des Nonnains-d'Hyères nous offre son curieux bas-relief de pierre peinte représentant un gagne-petit en costume du XVIIIe siècle. En 1748, une Mme de Pannelier tenait dans cette même rue «bureau d'esprit»; Lalande, Sautereau, Guichard, Leclerc de Merry y fréquentaient. Les séances, qui avaient lieu le mercredi, étaient précédées d'un excellent dîner. La tradition s'en est heureusement conservée à Paris.

Rue François-Miron, se rencontre un vaste et bel hôtel à fronton circulaire, avec écussons et guirlandes. C'est l'hôtel de Beauvais, bâti par Le Pautre en 1658.

On ne se douterait guère, aujourd'hui, à voir cette vieille maison dans cette triste rue, que les carrosses dorés du Roi Soleil ont passé sous la voûte obscure de la porte d'entrée, et que, du haut du balcon du pavillon central, la Reine Anne d'Autriche, accompagnée de la Reine d'Angleterre, du cardinal Mazarin, du maréchal de Turenne et d'autres illustres seigneurs, vit passer le cortège de son fils Louis XIV et de sa belle-fille, la nouvelle reine Marie-Thérèse d'Autriche, faisant, par la porte Saint-Antoine, leur entrée solennelle dans Paris, le 26 août 1660!

Les propriétaires successifs ont tous plus ou moins dégradé cette noble demeure. Seul, le grand escalier est à peu près intact, et c'est une merveille. Les sculptures sont de Martin Desjardins et la cour ovale garde encore quelques traces de son élégance d'autrefois.

Par son aspect pittoresque et les beaux hôtels qu'elle contient, la rue Geoffroy-l'Asnier est l'une des plus curieuses de Paris. Au nº 26 se dresse l'hôtel de Châlons-Luxembourg, avec sa porte monumentale et son merveilleux heurtoir. Au fond de la cour s'élève un fort élégant pavillon Louis XIII, briques et pierres, aux proportions délicates; l'hôtel avait été bâti pour le deuxième Connétable de Montmorency, et tout perdu qu'il est dans ce triste quartier il garde encore fière allure.

Après la Révolution, cette rue dont presque tous les propriétaires avaient émigré ou avaient été guillotinés, se trouva complètement déchue de son ancienne splendeur. De petits rentiers, de modestes employés, de pauvres gens se fixèrent dans ces grandes maisons abandonnées; l'herbe poussait dans les rues, beaucoup d'hôtels avaient été vendus comme biens nationaux, et la rue Geoffroy-l'Asnier subit le sort commun, elle se démocratisa!

Entre cette rue et la rue des Barres, l'œil étonné perçoit une sorte de fissure à ce point étroite que deux personnes pourraient difficilement y passer de front, une manière de corridor où siffle le vent entre deux rangées de maisons délabrées et hors d'aplomb, c'est la rue Grenier-sur-l'Eau, pauvre et sale, mais pittoresque au possible avec, comme fond, la glorieuse tour de Saint-Gervais-Saint-Protais qui se détache en lumière sur le ciel.

L'HÔTEL DE VILLE AU XVIIe SIÈCLE.
RUE GRENIER-SUR-L'EAU EN 1866.
Dessin de A. Maignan.

C'est la nuit, avec un ciel d'orage, qu'il faut voir la sinistre petite rue des Barres, derrière Saint-Gervais: il est alors facile de se représenter ce que dut être ce paisible quartier lorsque, le 9 thermidor, vers 11 heures du soir, à la lueur des torches, parmi les appels aux armes, les coups du tocsin et les clameurs de la foule, le corps de Lebas mort y fut apporté et, sur une chaise, Augustin Robespierre qui s'était brisé les cuisses en sautant par une des fenêtres de l'Hôtel de Ville. Le mort et le mourant étaient traînés à l'hôtel des Barres transformé en comité de section. Le lendemain matin on enterrait Lebas, et Augustin Robespierre était porté au Comité de Salut public, d'où il partit pour l'échafaud.

Dans cette pittoresque rue des Barres—qui descend jusqu'à la Seine, près du vieux quai de l'Hôtel-de-Ville, où viennent s'amarrer les gros bateaux plats chargés de pommes, de pierres ou de sable—s'ouvre l'une des sorties de la charmante église Saint-Gervais dont les beaux vitraux, chefs-d'œuvre de Pinaigrier et de Jean Cousin, furent presque totalement détruits il y a quelque vingt ans par une explosion de dynamite.—Tout contre l'église, dans les restes désaffectés d'une ancienne chapelle, un confiseur a installé ses alambics et ses bassines de cuivre rouge, et c'est un bien curieux spectacle, que de voir les fourneaux allumés de toute cette étrange cuisine sous ces antiques voûtes ogivales, entre ces piliers noircis portant encore la trace des cires qui brûlaient devant les images saintes, sur ce sol, jadis charnier, qui contient encore des ossements. Les communs de la vieille église subsistent encore, merveilleusement pittoresques et s'ouvrent rue François-Miron, nº 2, à gauche du portail d'entrée de l'église, entre une boutique de blanchisseuse et une «entreprise de déménagements»!

HÔTEL BARBETTE.
Rue Paradis-des-Francs-Bourgeois et rue Vieille-du-Temple en 1866.
Dessin de A. Maignan.
PORT SAINT-PAUL.
Aquarelle de Boggs.
Collect. G. Cain.

A côté, la petite rue de l'Hôtel-de-Ville nous amène rue Vieille-du-Temple, où nous pouvons admirer au nº 47 ce qui nous reste du curieux hôtel des ambassadeurs de Hollande—où «Monsieur Caron de Beaumarchais et Madame son épouse» comme les appelle un almanach de 1787, installèrent en 1784 un «Institut de Bienfaisance pour les pauvres mères nourrices». C'est même au bénéfice de cette œuvre que fut donnée la 50e représentation du Mariage de Figaro.—Plus loin, sur la droite, à l'angle de la rue des Francs-Bourgeois, se dressent la jolie tourelle construite vers 1500 pour Jean Hérouet, et enfin le beau palais des Rohan, aujourd'hui Imprimerie nationale. C'est un noble et vaste logis que l'élégant Cardinal s'était plu à orner somptueusement. On y rencontre un chef-d'œuvre, «les Chevaux d'Apollon», merveilleux bas-relief de Pierre Le Lorrain; le salon des Singes, par Huet, est charmant, et le cabinet du directeur de l'Imprimerie nationale, renferme une admirable pendule de Caffieri. Pourquoi faut-il que ce beau palais soit, hélas! condamné à une prochaine disparition. L'hôtel de Rohan va tomber sous le pic des démolisseurs, et c'est l'État qui commettrait ce sacrilège! Puissent les efforts des amoureux de Paris réussir et nous conserver ce précieux vestige d'un passé qui disparaît, hélas! chaque jour un peu plus!


Un cocher dont la surprise dut être grande fut le nommé Georges qui, le 22 octobre 1812, à 11 heures et demie du soir, par une pluie battante transformant en cloaque le sol fangeux du cul-de-sac Saint-Pierre (maintenant impasse Villehardouin), près la rue Saint-Gilles, vit descendre de son cabriolet, complètement nu, et tenant sous le bras ses effets d'uniforme, un militaire qu'il venait, vingt minutes auparavant, de charger place du Louvre. Cet étrange voyageur s'appelait le caporal Rateau, il se rendait au rendez-vous que le général Malet lui avait assigné, du fond de la maison de santé du Dr Dubuisson, 303, Faubourg-Saint-Antoine, où il était interné par mesure administrative. Rateau, dans son désir de revêtir plus vite le bel uniforme d'officier d'ordonnance qui lui était destiné, s'était déshabillé dans la voiture, et c'est entièrement dévêtu qu'il monta quatre à quatre le sombre escalier de la plus triste maison de cette triste ruelle.

Elle existe encore, noire, sordide, misérable, la bicoque où Malet avait donné rendez-vous aux complices qu'il s'était choisis, au troisième étage, chez l'abbé Cajamanos, un vieux prêtre espagnol ahuri et sortant de Bicêtre[9].

[9] L'impasse Villehardouin n'existe plus: une importante maison de commerce a installé ses ateliers sur le théâtre où se joua la tragédie de 1812 (1909).

C'est une prodigieuse aventure que celle du général Malet et qui déconcerte. Ainsi, en 1812, alors que Napoléon semblait au faîte des grandeurs humaines, du fond d'une sorte de cachot, avec l'aide de cinq ou six obscurs comparses, d'un vieux prêtre sachant à peine le français, d'un officier général mis en réforme, d'un sergent presque illettré et de quelques cerveaux brûlés; le général Malet, suspect, détenu, surveillé, avait pu tout combiner, tout préparer pour accréditer le bruit de la mort de l'Empereur,—dont on manquait de nouvelles, perdu qu'il était dans les steppes glacés de la Russie!—Et ces calculs se trouvèrent justes! Tous les dignitaires impériaux, depuis le ministre de la police Savary jusqu'au préfet de la Seine Frochot, acceptèrent sans contrôle, sans discussion, sans preuves, les allégations du général Malet. Tous surtout crurent à ses belles promesses, et l'on ne saurait dire où se serait arrêté le prodigieux mystificateur, si un officier, ne connaissant que sa consigne, se refusant à toute discussion et ne se payant pas de belles paroles, n'avait demandé à vérifier les pouvoirs. Malet, pris de court, impatienté, répliqua par un coup de pistolet; le commandant Doucet lui mit la main au collet et la comédie finit en drame.

On mit, à faire disparaître tous les organisateurs de ce complot, qui avait si bien failli réussir, d'autant plus d'empressement qu'il fallait au plus vite supprimer ces gênants témoins de tant de lâchetés, de mensonges et de compromissions.

Le pauvre logis de l'impasse Villehardouin fut fouillé par toute la police de Paris; les papiers, les uniformes, les bicornes et les épées furent repêchés dans le petit puits qui existe encore et où ils avaient été éperdument jetés. En quelques heures, Malet, Lahorie, Rateau, Guidal furent jugés, condamnés et exécutés. Les réponses du général devant le tribunal, qui le jugea sommairement, sont déconcertantes; comme on lui demandait (un peu tard) quels étaient ses complices: «Vous tous, répondit-il à ses juges, si j'avais réussi!»

Amené devant le sinistre mur de la plaine de Grenelle, il voulut commander lui-même le feu du peloton d'exécution, et fit, comme au terrain de manœuvre, recommencer le mouvement En joue! qui n'avait pas été exécuté avec une précision toute militaire. Un officier, le capitaine Borderieux, qui n'avait d'ailleurs absolument rien compris à ce drame prodigieux dont il avait été l'un des plus pittoresques comparses, mourut, en criant: «Vive l'Empereur!»


Entre les Archives et la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie s'élevait jadis un vaste couvent qui, en 1631, devint la propriété des Carmes Billettes,—du nom d'un ornement que ces religieux portaient sur leur robe.—La Révolution supprima le couvent, mais le petit cloître nous est resté avec ses proportions charmantes et son intimité monacale. C'est aujourd'hui une école municipale, l'église voisine fut affectée au culte protestant.

A côté la rue de Venise, une des plus anciennes de Paris; ruelle infecte et sordide où grouille la plus basse prostitution. Un monde de malandrins des deux sexes hantent les bouges qui la bordent. Des femmes sans âge, abominables, déambulent et traînent des savates élimées devant des entrées de couloirs où se devinent de gluants escaliers noirs; des linges rapiécés pendent aux fenêtres, d'âcres fumées sortent à travers d'épais barreaux obturant d'anciens hôtels mués en repaires de vagabonds, et clos par de lourdes portes hérissées de clous rouillés.

C'est hideux et pittoresque, comme tout ce vieux quartier d'ailleurs, qui, avec la rue Pierre-au-Lard, la rue Brise-Miche et la rue Taille-Pain, forme cet ensemble étonnant: le cloître Saint-Merri, du nom de la vieille église dont le tocsin a sonné tant de fois l'alarme à l'époque des émeutes du règne de Louis-Philippe.

A la moindre poussée de fièvre populaire, cet inextricable dédale de petites rues se hérissait de barricades. C'est à l'intersection de la rue Saint-Martin et de la rue Aubry-le-Boucher que s'éleva l'effrayante barricade défendue par Jeanne et ses intrépides compagnons. A la suite de l'enterrement du général Lamarque, mort en pressant sur les lèvres l'épée que lui avaient offerte les officiers bonapartistes des Cent-Jours, un immense mouvement révolutionnaire avait galvanisé Paris; les anciens soldats de l'Empire, les survivants de la Terreur et ceux de 1830 groupés dans leur haine commune contre le gouvernement de Louis-Philippe, se joignirent aux mécontents de tous les partis et aux membres des sociétés secrètes, si nombreuses alors. Dans la soirée du 5 juin 1832, le centre de Paris s'était hérissé de barricades, et la troupe et la garde nationale durent reconquérir une à une les positions perdues—on s'égorgea toute la nuit—et, lorsque l'aube du 6 juin teinta de rose le faite des maisons, la grande barricade de Saint-Merri tenait toujours. Ses défenseurs, une poignée d'hommes héroïques, avaient juré de s'ensevelir sous ses ruines; il avaient déjà repoussé dix furieux assauts; ils attendaient la mort, et la grande voix du tocsin de Saint-Merri, sonnant sans relâche au-dessus de leurs têtes, semblait tinter le glas des trépassés!—Une partie de l'armée de Paris dut donner pour abattre ces insurgés indomptables: le feu sortait des pavés, des fenêtres, des caves; autour de la barricade des corps de gardes nationaux et de soldats, criblés de balles, troués de coups de couteaux, écrasés sous les pavés lancés du haut des toits, témoignaient de l'effroyable sauvagerie de cette lutte fratricide: le sol, longtemps, demeura rouge de sang! Que de boulets, que de mitraille, que de balles ont reçu toutes ces vieilles façades, au hasard des échauffourées si nombreuses du temps de Louis-Philippe.

Au premier appel des tambours, les citoyens s'armaient et couraient défendre l'ordre... ou l'attaquer; les femmes, anxieuses, tapies derrière les volets fermés, guettaient les civières.

L'émeute finie, la vie reprenait et, dans le même immeuble, l'insurgé côtoyait l'honnête garde national avec lequel il avait, la veille, échangé des coups de fusil. Parfois, cependant, quelques rancunes subsistaient.

Mes parents ont connu une vieille dame, logée rue Saint-Merri, qui, pendant trente ans, ne passa jamais qu'en tremblant devant la porte du locataire demeurant au-dessous d'elle. Comme on s'étonnait de cette persistante appréhension, elle disait: «Si vous saviez ce qui m'est arrivé!» et elle contait qu'un soir d'émeute,—en 1836,—son mari, absent depuis le matin, faisait le coup de fusil dans les rangs de la garde nationale. Elle, restée seule à la maison, affolée d'angoisse, vit arriver au tournant de la rue un brancard recouvert d'une serpillère que les porteurs déposèrent à sa porte. Est-ce son mari qu'on ramène mort?—Elle se précipite, soulève un coin du drap et, reconnaissant, la joue traversée d'une balle, sanglant, les yeux hagards, la mâchoire fracassée, le locataire du dessous: «Ah! quel bonheur, s'écria-t-elle; c'est vous, monsieur Vitry!»

M. Vitry, depuis ce jour, lui avait battu froid.

Du temps de Charles VI, sous le prétexte trop justifié d'épuration nécessaire, et, sur la prière du curé de Saint-Merri, on avait expulsé de ces «rues chauldes» la majeure partie des ribaudes et des prostituées qui y prenaient leurs ébats. Mais, si la morale a des droits, le commerce en a également; les bons boutiquiers du quartier, plus soucieux de leurs intérêts que de la décence, protestèrent énergiquement contre une pareille mesure, si préjudiciable à leurs petits négoces. Ils eurent gain de cause; le 21 janvier 1388, le Parlement donna tort à M. le Prévôt, et la bande joyeuse reprit triomphalement possession du quartier. Nopces et festins!

LA RUE DES PROUVAIRES ET LA RUE SAINT-EUSTACHE VERS 1850.
Aquarelle de Villeret. Musée Carnavalet.

Dans sa Chronique des rues, notre docte ami Beaurepaire, bibliothécaire de la Ville de Paris, assure que la rue Pirouette, près l'église Saint-Eustache, doit son nom singulier «au pilori des Halles qui s'élevait à cet emplacement: c'était une tour octogonale, percée de hautes fenêtres ogivales, au milieu de laquelle était une roue de fer, percée de trous où l'on faisait passer la tête et les bras des criminels, rôdeurs, assassins, courtiers de débauches, blasphémateurs, condamnés à cette exposition infamante. On les y attachait pendant trois jours de marché consécutifs, deux heures par jour, et en les tournant de demi-heure en demi-heure dans une direction différente. En somme, on leur faisait faire «la pirouette», de là le nom de la rue».

LES HALLES EN 1822.
Canella, pinxit. Musée Carnavalet.
LES HALLES EN 1828.
Canella, pinxit. Musée Carnavalet.
LES HALLES ET LA POINTE SAINT-EUSTACHE.
Gravure sur bois de A. Lepère.

Après y avoir été autrefois exposés, les malfaiteurs viennent y souper aujourd'hui. L'«Ange gardien» un tapis franc, exhibe son enseigne presque à l'angle de la rue: Ici l'on rit, l'on boit, l'on chante et l'on prépare les mauvais coups du lendemain. L'état-major de l'armée du vice s'y réunit. C'est l'endroit à la mode, quelque chose comme le «Maxim's» des chourineurs. C'est là qu'il est vraiment élégant de se montrer dans le monde des «Apaches». Casque-d'Or et ses pareilles y trônent, et le gredin qui vient de faire un mauvais coup est certain d'y rencontrer bon souper, bon gîte et le reste. Il n'y a pas que les chevaliers du surin qui hantent ce noble logis; d'autres seigneurs y viennent manger des escargots et boire du champagne: d'inquiétants jeunes gens, aux cheveux plaqués y mènent tapage. On dépense là l'argent du coup de couteau ou celui du coup de chantage. C'est l'une des hontes de Paris.—Le propriétaire assure que de braves gens font partie de sa clientèle: la chose est possible—mais alors ces infortunés rencontrent chez lui bien mauvaise compagnie.

LE TROTTOIR DES HALLES, PRÈS SAINT-EUSTACHE, EN 1867.
Dessin de A. Maignan.
VIEILLES RUES DU QUARTIER DES HALLES, VERS 1865.
Cliché Marville.

Tout à côté, presque porte à porte, au nº 5, s'ouvre la cour du Heaume qui nous donne une saisissante impression de ce qu'étaient les logis d'autrefois; ce fut, au XIVe siècle, un somptueux hôtel, ce n'est plus aujourd'hui qu'une remise de voitures à bras qui tendent vers les vieux plafonds aux poutrelles saillantes leurs brancards vernissés par l'usure, et une poissonnerie où se débitent les escargots de Bourgogne et les homards cuits ou crus. C'est l'un des coins les plus pittoresques de ce pittoresque quartier, avec ce qui reste de la rue de la Grande-Truanderie, où, le 10 mai 1797, fut arrêté Babeuf, un des ancêtres du communisme.

La rue de la Tonnellerie, où habita Molière, disparut également dans le percement de la rue Turbigo.

L'ANCIEN MARCHÉ A LA VALLÉE, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS.

Dans ce quartier des Halles où chacun travaille, où chaque boutique offre à la gourmandise de Paris les meilleures victuailles, les plus frais légumes, les fruits les plus savoureux; où toutes les nuits de longues files de voitures maraîchères charrient des montagnes de provisions de toutes sortes, chaque rue a, pour ainsi dire, sa spécialité. Les ménagères savent où trouver les volailles, où, les langoustes, où, les fromages, où, les oranges. Toutes ces petites rues, avoisinant les Halles, recèlent d'étonnantes boutiques, des angles de portes, des coins de caves qui, depuis des générations, sont occupés par un monde de braves cultivateurs, de petits négociants, de revendeurs, de marchands au panier, qui tous ont leurs spécialités et leurs clientèles. On rencontre encore, dans cette curieuse rue Montorgueil, de vieux logis qui stupéfient, comme—entre les nos 64 et 72—cette antique auberge du Compas-d'Or où descendirent tant de générations de voituriers. Sa double entrée, encombrée elle-même de petits étaux de bouchers, de marchands de volailles, de tripiers, s'ouvre sur une immense cour où picorent les poules dans des tas de fumier doré, où s'ébrouent les canards, où bêlent des chèvres, sous l'œil étonné d'une trentaine de chevaux, paisibles locataires du rez-de-chaussée, dont les têtes curieuses passent au-dessus des portes-barrières, par les fenêtres basses, ou par les soupiraux ouverts. Au fond, sous l'immense hangar, sont remisées les voitures, dans une saine odeur de campagne, de foin, de verdure et c'est un spectacle vraiment curieux que ce coin silencieux, cette remise campagnarde dans cette rue bruyante, populeuse, encombrée, pleine de camelots, d'ouvriers, de cris, débordante de vie et de mouvement.

Les restes de la rue Quincampoix, derrière la vieille Tour Saint-Jacques-la-Boucherie, précisent l'étrangeté de ce quartier où le décor est demeuré en partie, mais où les habitudes et les habitants se sont, plus peut-être que partout ailleurs, modifiés et transformés. Rue Quincampoix, en effet, Law avait installé ses bureaux, la Banque du Mississipi. Là, tout Paris connut les fièvres de la spéculation. Ce fut comme une frénésie! Pendant des mois on ne vit que ruines et folies. Tous jouaient, la duchesse et le prêtre, le philosophe et le courtisan, le boutiquier et la danseuse, le duc et pair et son laquais, le traitant et son commis. Pour profiter du voisinage du célèbre agioteur, chaque chambre, chaque boutique, chaque cave même, se vit transformée en tripot, et l'on cite le cas d'un savetier qui louait 100 livres par jour, à des joueuses, son échoppe infecte, puant la poix et le vieux cuir. La fièvre de l'or avait aboli toutes les distances. Puis, fatalement, éclatèrent la crise finale, l'effondrement, la panique: la rue Quincampoix ne montrait plus que visages désespérés. Tous les jours crises de folie, meurtres, suicides. En une seule fois, vingt-sept corps d'assassinés ou de suicidés sont pêchés aux filets de Saint-Cloud. Pour jouer encore, il fallait à tout prix «faire de l'argent»: on volait dans les rues à main armée, et les assassins appartenaient à toutes les classes de la société. Un jeune misérable, parent du Régent, le comte de Horn, déjà célèbre par ses folies, embauche deux scélérats de son espèce, raccroche un jeune agioteur fort riche, l'attire dans un cabaret, rue de Venise, l'égorge et le vole. Quel scandale! La Cour et la Ville s'affolent. Va-t-on sévir enfin, et la justice fera-t-elle son devoir? On s'émeut, on intrigue, le lieutenant-criminel vient lui-même prendre les ordres du Régent, et de Horn, arrêté le 22 mars 1720, fut, le 26, exécuté, rompu en place de Grève, aux applaudissements de tout Paris.

LE MARCHÉ DES INNOCENTS AU XVIIIe SIÈCLE.
Musée Carnavalet.

La rue Quincampoix recèle encore quelques vieux hôtels où sont venus se loger des «spécialités médicales», des «caves fromagères», des «fabricants d'eau de seltz», des «fantaisies pour confiseurs», etc. Aux nos 58, 28, 14, 15, et surtout au nº 10, se rencontrent des restes de fer forgé, des balcons rompus, des mascarons de pierre écornés... Mais tout cela se désagrège, se disloque, tombe en ruine et ce n'est que par un sérieux effort d'imagination que l'on peut reconstituer, dans ce décor de misère, la vie de luxe, de fièvre et d'agiotage qui jadis emplissait cette vieille rue, empuantie aujourd'hui de relents pharmaceutiques et d'odeurs rances de pommes de terre frites.

La prophétie de Collé s'est réalisée: «On n'est plus de Paris quand on est du Marais!»

Le commerce a mis la main sur les beaux hôtels de jadis; la droguerie y a installé ses alambics; les fabricants de jouets y vendent leurs polichinelles; «l'article Paris» et le monde des camelots y règnent sans conteste.

C'est une population pauvre, laborieuse, intelligente, active, exerçant de petits métiers, dans ce qui fut de somptueux hôtels, et le contraste n'est ni sans grâce, ni sans intérêt: une visite à ces quartiers des Archives, du Marais et de Saint-Merri est certainement l'une des curiosités de Paris.


La ligne si pittoresque des grands boulevards s'étend de la Bastille à la Madeleine.

Il serait impossible de préciser l'aspect général des boulevards, chacun d'eux ayant sa physionomie spéciale, son caractère particulier.

Le boulevard Beaumarchais est tranquille et bourgeois. Rien n'a survécu du bel hôtel, surmonté d'une plume en guise de girouette et d'enseigne, qu'y éleva l'auteur du Mariage de Figaro, ni de ces jardins fameux qui firent l'émerveillement de Paris et que l'on ne pouvait visiter qu'avec des cartes spéciales, signées par Beaumarchais lui-même, et parcimonieusement distribuées.

Quelqu'un cependant les a connus, ces jardins célèbres; quelqu'un a pénétré dans ce qui restait de cette demeure fastueuse: Victorien Sardou. Pressentait-il qu'il serait un jour, de par son talent et son esprit, le successeur de ce Beaumarchais dont il usurpait ainsi la propriété?

Toujours est-il qu'en 1839, Victorien Sardou, âgé de sept ans, habitait chez ses parents, place de la Bastille. C'étaient, avec ses petits camarades, d'interminables parties de ballon et de cerceau autour de l'éléphant et aux abords du Canal; à l'entrée du boulevard Beaumarchais actuel, à droite, de longues palissades vermoulues bordaient un terrain vague; sur ces palissades étaient accrochées des images à un sou, de soldats, d'acteurs et d'actrices, et ces images n'avaient pas de plus fidèle amateur que le petit Sardou.

SAINT-JACQUES-LA-BOUCHERIE, VERS 1848.
Lithogr. de A. Durand.

Un jour, en contemplant sa galerie en plein air, il aperçoit, à travers l'interstice de deux planches, un immense jardin. «Qu'est-ce que ce jardin? Si on y entrait?» Et le voilà, lui et un gamin de son âge, écartant et soulevant une planche à l'aide des bâtons de leurs cerceaux et se glissant, délicieusement terrorisés, dans ce domaine inconnu... O stupeur! ils sont chez la Belle au Bois dormant. Des herbes folles, des lianes, des branches, des arbres ont tout envahi. C'est la faune et la flore des forêts vierges, et, pour locataires, des lapins, des oiseaux, des papillons. Robinson et le fidèle Vendredi n'eurent pas plus grande surprise à parcourir leur île que ces deux bambins à se perdre dans cet océan de verdure.

Sardou se souvient vaguement d'un pavillon ruiné et de vieux murs décrépits, mais il revoit encore les talus, les fossés, les escarpements, où lui et son camarade firent de si délicieuses escapades, et rien n'est plus charmant que d'entendre cet exquis et spirituel Sardou, à l'œil si fin, au verbe si évocateur, conter (et avec quel art merveilleux!) ces histoires du Paris d'autrefois, qu'il regrette si fort et qu'il connaît si bien[10]!

[10] Hélas, notre cher et illustre maître n'est plus. V. Sardou est mort l'an dernier... (1909).

Les vieilles demeures ont disparu; une seule subsiste encore, à l'angle de la rue Saint-Claude, au nº 1; c'est l'hôtel célèbre où Cagliostro, ce charlatan de génie, installa ses fourneaux, ses creusets, ses alambics, ses machines à transformations, toute l'étrange cuisine qui servait aux séances de magie.

La maison n'a pas été trop modifiée; elle reste encore baroque, mystérieuse, énigmatique, avec ses escaliers pris dans l'épaisseur des murs, ses corridors à secrets, ses plafonds machinés, ses caves à multiples issues. Les plus grands seigneurs, les plus nobles dames fréquentèrent ce logis; le cardinal de Rohan en était le familier. Le bruit courait qu'on y faisait de l'or et que Cagliostro, le grand Cophte, avait retrouvé le secret de la pierre philosophale! Il offrait, ajoutait la légende, des repas de treize couverts où les convives pouvaient évoquer les morts et c'est ainsi que Montesquieu, Choiseul, Voltaire et Diderot avaient pris part au dernier souper de Cagliostro.

Tout cela fit du bruit, on murmura, on cria au scandale: Louis XVI haussa les épaules et Marie-Antoinette défendit qu'on lui «parlât de ce charlatan». Mais chacun voulait pénétrer chez le «divin sorcier», et Lorenza, sa femme, dut ouvrir un cours de magie à l'usage des dames du monde.

LA MAISON DE BEAUMARCHAIS.

Survient l'affaire du Collier. Cagliostro, compromis avec le cardinal de Rohan et Mme de Lamotte, est arrêté et mis à la Bastille. Ce ne fut que dix mois plus tard, le 1er juin 1787, qu'il put rentrer dans l'hôtel de la rue Saint-Claude, escorté par une foule de huit mille à dix mille personnes, obstruant le boulevard, la cour de l'hôtel, les escaliers. On l'acclamait, on l'embrassait, on le portait en triomphe. Cette belle journée n'eut pas de lendemain; quelques heures plus tard, un ordre du Roi l'exilait de France: l'hôtel fut clos. On ne le rouvrit qu'en 1805 pour en vendre les meubles, et ce dut être un curieux spectacle! En 1855, on fit des réparations à la maison, les vantaux de la porte cochère furent changés; ceux qui s'ouvrent aujourd'hui sur la rue Saint-Claude proviennent des anciens bâtiments du Temple. Les portes de la prison de Louis XVI ferment l'ancien hôtel de Cagliostro!

Boulevard des Filles-du-Calvaire s'élève le Cirque d'Hiver, toujours immuable avec ses «Jeux Icariens», ses équilibristes, ses écuyères souriantes qui, depuis tant d'années, aux accents d'un pas redoublé, franchissent les mêmes cercles de papier et saluent d'un même sourire la foule idolâtre. Mais si le spectacle n'y varie guère, le public enfantin s'y renouvelle constamment, et les mêmes rires perlés de notre enfance y accueillent les mêmes grimaces des clowns. Monsieur Loyal seul n'est plus, l'admirable, l'imposant Monsieur Loyal, sanglé dans son bel habit bleu et qui, d'un si noble geste, rectifiait d'un coup de chambrière les incartades du clown gouailleur ou les écarts de la jument Rigolette, présentée en liberté[11].

[11] Le Cirque d'Hiver s'est—à notre vif regret—totalement modifié. C'est aujourd'hui un banal cinématographe (1909).

Pourrait-on croire aujourd'hui que, pendant plus d'un siècle, le boulevard du Temple fut le centre de la gaieté de Paris! Une délicieuse gravure de Saint-Aubin nous le montre joyeux, pimpant, mouvementé: les carrosses, les wiskys, les cabriolets, les vis-à-vis s'y croisent; les grandes dames, les élégantes, les filles à la mode, y rivalisent de grâces, de belles manières, de jolies toilettes aux étranges désignations, et le dessinateur Briou peut écrire au bas d'une gravure de mode de l'époque: «L'agaçante Julie reposant sur le Boulevard, en attendant bonne Fortune: elle est en robe du matin avec un chapeau à la Chasseresse aux cœurs volants». On soupe et l'on danse au Café Royal, chez Alexandre; on s'écrase devant les boniments de Nicolet; on fait cercle autour de Fanchon la vielleuse. Curtius y installe ses luxueux salons de cire; plus tard, les parades de Bobèche et de Galimafré feront la joie de Paris, et bien longtemps la kermesse continuera.

L'Ambigu, le Théâtre Historique, la Gaîté, les Funambules, le Cirque Olympique, le Petit-Lazari, les Délassements-Comiques; dix théâtres y apporteront la fièvre, le bruit, la vie, avec leur personnel étrange, nerveux, grandiloquent, tapageur; les titis, de tous temps épris de spectacles, acclameront à leur passage les héros de tous ces drames et de tous ces mélodrames, si nombreux que l'argot populaire avait baptisé de ce nom suggestif: Boulevard du Crime le boulevard du Temple où de dix heures à minuit, chaque soir, tant de sang coulait sur les planches de ces théâtres: Mme Dorval, Mlle George, Mlle Déjazet, MM. Bocage, Mélingue, Bouffé, Dumaine, Saint-Ernest, Boutin, Colbrun, Lesueur, Deburau,—le Pierrot idéal,—et aussi Gobert, qui ressemblait si fort à Napoléon Ier, comme Taillade, maigre et nerveux, incarnant Bonaparte. C'était l'époque où l'épopée bonapartiste tournait à ce point les têtes que le pauvre comédien Briand, chargé, dans un des nombreux «Napoléon» qui se jouaient alors, du rôle ingrat d'Hudson Lowe, disait: «Je ne retrouverai jamais pareil succès. Hier, ils m'ont attendu à la sortie et jeté dans le bassin du Château-d'Eau!»

VUE DE L'AMBIGU-COMIQUE SUR LE BOULEVARD DU TEMPLE.
Lallemand, del. Musée Carnavalet.

Tout le quartier se passionnait pour ou contre ses artistes habituels, épousait leurs querelles, se répétait leurs bons mots ou leurs aventures; Frédérick-Lemaître surtout, tragique, débraillé, buveur, prodigue, génial, portant, dans la vie comme au théâtre, le panache effiloché de Don César de Bazan, avait sa légende; on s'extasiait sur ses amours avec Clarisse Miroy, tramées de coups de canne et de tendresses folles. Le lendemain d'une de ces retentissantes querelles, Frédérick, racontait-on, sonnant à la porte de sa maîtresse, fut reçu par la mère de Clarisse; la bonne dame, effrayée de se trouver en présence du brutal artiste, levait déjà le bras pour se garer des coups... «Vous battre, moi, vibra Frédérick, avec la voix tonitruante de Richard d'Arlington, vous battre! pourquoi?... Est-ce que je vous aime?»

Le Théâtre Historique deviendra le Théâtre Lyrique, et l'admirable Mme Miolan-Carvalho, la reine du chant, y créera, avec quel art, Faust, Mireille, les Noces de Jeannette, la Reine Topaze, etc. Vers 1861, le glorieux maître Massenet, encore élève au Conservatoire et à la veille d'obtenir son Prix de Rome, remplira—à l'orchestre du théâtre—les fonctions de timbalier, aux modestes appointements de 45 francs par mois! Les frères Davenport, le prestidigitateur Robin donneront en face leurs amusantes séances d'hypnotisme et de magie blanche.

On rencontre, sur cet inoubliable boulevard du Temple, tous les auteurs à la mode: Dennery, Théodore Barrière, Victor Séjour, Paul Féval, Gounod, Berlioz, A. Adam, Clapisson, Saint-Georges, les frères Cogniard, Clairville et le grand Dumas passe triomphalement, distribuant à tous des poignées de main. Les cafés refusent du monde. Les marchands d'oranges font fortune, les gavroches vendent des contremarques, portent des bouquets aux jolies actrices, hèlent des cabriolets. On s'interpelle, on crie, on se dispute, on rit surtout, sous l'œil indulgent de la police et au bruit de la sonnette du marchand de coco: c'est l'âge d'or!

LE BOULEVARD DU TEMPLE, VERS 1860.

En 1862, une regrettable décision du baron Haussmann, préfet de la Seine, supprima ce coin vivant, si joyeux, et sur les ruines de tous ces théâtres, qui apportaient la fortune et la gaieté, s'élèvent la caserne du Prince-Eugène, la vilaine bâtisse de l'Hôtel Moderne et le déplorable monument de la place de la République. De tout ce beau et artistique passé, rien ne subsiste que le minuscule théâtre Déjazet, au coin du passage Vendôme, et le Café Turc, mais combien différent de ce qu'il fut autrefois, alors que Bailly le peignit sous le Directoire: les élégantes, les Merveilleuses, les Incroyables y venaient alors «écorcher une glace ou déguster de petits pots de crème», en y écoutant des concerts de citharistes; de jeunes Savoyards faisaient danser leurs marmottes devant les «âmes sensibles» et les bourgeois économes du quartier menaient leur famille contempler la haute vie parisienne qui faisait du Café Turc un de ses séjours d'élection.

Les restaurants étaient nombreux; souvenirs des cafés renommés d'autrefois comme le café Godet et le café Yon. On y chantait, on y dansait, on y riait et parfois aussi l'on y complotait. C'est au restaurant des Vendanges de Bourgogne, faubourg du Temple, rendez-vous ordinaire des repas de noces parisiennes ou des agapes de la Garde nationale, que,—le 9 mai 1831, à la fin d'un banquet donné pour célébrer l'acquittement de Guinard, de Cavaignac, des frères Garnier, accusés de complot contre la sûreté de l'État—Évariste Gallois, un couteau à la main, porta en trois mots, ce toast menaçant: «A Louis-Philippe!»

Le grand Flaubert habitait boulevard du Temple, au nº 42; là le dimanche, il réunissait, dans de bruyants déjeuners, ses fidèles, Zola, Goncourt, Daudet, de Maupassant, Huysmans, Céard, Georges Pouchet, à quatre pas d'une maison qui fut tragique. C'est, en effet, au nº 50, au troisième étage d'une misérable masure, que, le 28 juillet 1835, derrière une jalousie, Fieschi avait installé les vingt-cinq canons de fusils bourrés de balles, qui constituaient sa «machine infernale»; une rigole de poudre passait sur les vingt-cinq lumières. Quelle terrible volée de mitraille devait vomir cet effroyable engin de mort! L'épicier Morey, qui avait aidé à préparer ce crime monstrueux, avait même pris l'utile précaution d'avarier quatre des canons de fusil dont l'éclatement devait supprimer Fieschi lui-même.

Pépin, autre complice, avait eu soin de passer et repasser plusieurs fois à cheval, au petit pas, devant la fatale fenêtre, et, derrière la jalousie, Fieschi, excellent tireur, avait pu tout à son aise viser et mettre au point exact de mire son effroyable machine à tuer. Louis-Philippe, qui, dix fois déjà avait échappé aux assassins, devait cette fois succomber. Mais les conjurés n'avaient pas songé que le Roi, passant en revue la Garde nationale, suivrait, non pas le milieu du boulevard, en dos d'âne à cause de l'écoulement des eaux, mais bien les chaussées beaucoup plus basses le long desquelles les troupes étaient rangées. La volée de balles, renversant femmes, enfants spectateurs, officiers et escorte placés à la gauche du Roi, passa par-dessus sa tête et n'atteignit que le haut de son chapeau à cornes: ce fut une effroyable tuerie, le boulevard ruissela de sang; plus de quarante malheureux gisaient sur la chaussée, dont le glorieux maréchal Mortier, qui expira couché sur une des tables de marbre du Café Turc, où les blessés et les morts avaient été transportés. Fieschi, blessé, fut arrêté dans l'arrière-cour de la maison voisine, alors qu'il cherchait à fuir par la rue des Fossés-du-Temple. Le 19 février 1836, il montait à l'échafaud avec ses complices, Pépin et Morey.

THÉATRE DES FUNAMBULES, BOULEVARD DU TEMPLE.
Aquarelle de Martial. (Musée Carnavalet.)

C'est à l'angle du boulevard du Temple, à droite, devant la première maison du boulevard Voltaire, que tonnait la barricade où fut tué Delescluze, en mai 1871;—à cette place, s'élevait autrefois le Théâtre de la Gaîté,—le Théâtre Lyrique ouvrait ses portes sur l'emplacement actuel de la gare du Métropolitain, place de la République!

Le boulevard Saint-Martin, où Paul de Kock avait élu domicile pour y étudier de ses fenêtres, ouvertes à l'entresol, près la porte Saint-Martin, la vie frémissante de Paris, n'a maintenant d'animation réelle que le soir. Quatre théâtres; les Folies-Dramatiques, l'Ambigu, la Porte-Saint-Martin et la Renaissance, y apportent la vie et le mouvement, et rien n'est plus amusant que l'heure de la sortie: les cafés s'emplissent, les cigarettes s'allument, les crieurs de journaux hurlent les dernières nouvelles; on se bouscule, on se pousse; les camelots hèlent les voitures, où s'engouffrent de jolies femmes en claires toilettes et en manteaux de soirée; puis, ce sont les acteurs qui sortent, mentons bleus et cols relevés, l'air maussade souvent; enfin les jolies actrices, très attendues, qui, rapides, se glissent dans un coupé où se dissimule le plus souvent un cavalier que dénonce seul le point rouge d'une cigarette.

UNE COUR DE LA PRISON SAINT-LAZARE.
A. Schaan, pinxit. Musée Carnavalet.
RUE SAINT-MARTIN (1866).—LA TOUR DU VERT-BOIS. (Dessin de A. Maignan.)

Près de la porte Saint-Denis, à la hauteur de l'étroite rue de Cléry, commençait autrefois une montée qui fut le théâtre d'une scène tragique. C'est là que, le 21 janvier 1793, l'intrépide de Batz avait donné rendez-vous à quelques camarades. On devait tenter une suprême folie, un dernier effort pour soustraire Louis XVI à la honte de l'échafaud: forcer la ligne des soldats, se jeter sur l'escorte qui entourait la voiture et enlever le Roi.

Mais, dès la veille au soir, le Comité de Sûreté générale avait été prévenu «par un particulier connu», disent les rapports de police, du complot fou qui se tramait et toutes les précautions avaient été prises. Pendant la nuit, les gendarmes mettaient en état d'arrestation les suspects dont la liste avait été jointe à la dénonciation. De Batz, au rendez-vous, croyait trouver cent cinquante complices, ils étaient sept. Malgré leur petit nombre, ils n'hésitèrent pas, se lancèrent à la tête des chevaux et furent sabrés. Trois restèrent sur la place, de Batz put s'échapper.

RUE DE CLÉRY.
Gravure sur bois de A. Lepère.

Cette bizarre et tortueuse rue de Cléry, dont l'arête coupante se profile si étrangement sur le ciel, vit se jouer un autre drame. Le père d'André et de Marie-Joseph Chénier habitait au nº 97. C'est là—croit-on—que, le 7 thermidor, il attendait,—avec quelle anxiété!—la mise en liberté de son fils André, depuis de longs mois prisonnier à Saint-Lazare. Le pauvre homme n'avait-il pas eu l'idée folle de s'adresser au cœur(!) de Collot d'Herbois pour lui demander l'élargissement du poète. Collot d'Herbois, ancien acteur qui, sur un autre théâtre, se vengeait d'avoir été sifflé, n'avait pas oublié les vers cinglants où André Chénier l'avait étrillé de main de maître; mais il ignorait en quelle prison se trouvait le poète. Marie-Joseph Chénier, suspect lui-même, avait su, en effet, gagner du temps, reculer le procès, faire perdre la trace de son frère. C'était, à cette heure suprême de la Terreur, la seule chance possible, et le renseignement si ardemment souhaité était apporté par le père Chénier lui-même, qui livrait ainsi au plus mortel ennemi de son fils, à Collot d'Herbois, ce cabotin sinistre, la tête de son adoré André! «Demain, avait assuré Collot, ton fils sortira de Saint-Lazare.» Il tint parole, le 7 thermidor; à l'heure où, devant la table servie, l'attendait son malheureux père, André Chénier montait en charrette pour aller à l'échafaud dressé ce jour-là barrière du Trône!


Autour de la pittoresque rue de Cléry, s'étend un quartier bizarre, étrange, un enchevêtrement de petites rues, de ruelles, de passages; la rue Notre-Dame-de-Recouvrance, la rue Sainte-Foy, la rue des Petits-Carreaux, la rue de la Lune, où Balzac logeait dans une ignoble mansarde, Lucien de Rubempré, veillant le corps de Coralie morte, et composant des chansons libertines pour gagner l'argent nécessaire à l'enterrement de sa maîtresse.

Dans ces rues tortueuses, sombres, étroites, il est facile de reconstituer la physionomie du Paris d'autrefois; les vieilles demeures y sont nombreuses encore, mais, comme au Marais, vouées à de petits commerces, à de pauvres industries. Le Consulat, après la campagne d'Égypte, y ouvrit un certain nombre de voies, aux noms de victoires: les rue de Damiette, d'Aboukir, du Nil. Sur l'emplacement de la place du Caire, s'élevait jadis l'hôtel des Chevaliers du Temple. Un reste de chapelle gothique, où l'on conservait le casque et l'armure de Jacque Molay, fondateur et grand maître de l'ordre, servait, en 1835, de salle de réunion aux adeptes de ce rite, et le père de Rosa Bonheur, chevalier du Temple, y fit baptiser sa fillette sous la «voûte d'acier», faite des épées qu'entrecroisaient les chevaliers de l'ordre, vêtus de tuniques blanches, la croix rouge brodée sur la poitrine, bottés de daim et la tête couverte d'une toque carrée en drap blanc, surmontée de trois plumes, jaune, noire et blanche!


Un délicieux tableau de Dagnan, conservé au musée Carnavalet, nous montre le boulevard Poissonnière en 1834. La plupart des maisons subsistent encore, mais, hélas! les grands arbres à l'épais feuillage, qui faisaient de ce boulevard une sorte d'allée de parc, ont depuis longtemps disparu. Victorien Sardou, cet amoureux de Paris, qui y est né, qui y est acclamé, aimé et honoré, se rappelle fort bien avoir connu ces beaux ombrages et longuement flâné devant le théâtre du Gymnase. O prescience! devinait-il les succès qui l'y attendraient avec les Ganaches, les Vieux Garçons, les Bons Villageois, Andréa, Féréol, Séraphine, Fernande, etc.

LA PORTE SAINT-DENIS.
Girtin, del.

Plus loin, nous rencontrons l'ancien théâtre des Variétés, dont l'antique façade raconte un glorieux passé: Duvert, Lauzanne, Bayard, Scribe, Meilhac, Ludovic Halévy et surtout Offenbach, dont la musique enfiévrée mit pendant vingt ans le diable au corps à Paris.

Ludovic Halévy, cet exquis notateur de la vie parisienne, nous a donné, d'après le Père Dupin, un croquis charmant de ce qu'était le boulevard Montmartre vers 1810: «Les acteurs des Variétés avaient été obligés de quitter la salle de la Montansier; leurs vaudevilles avaient plus de succès que les tragédies du Théâtre-Français. L'Empereur rendit un décret qui leur retira la salle du Palais-Royal; on leur permit de reconstruire une nouvelle salle sur le boulevard Montmartre!... Un affreux quartier pour un théâtre? C'était presque la campagne; il n'y avait pas une seule de ces grandes maisons que vous voyez là! Rien que des petites échoppes à un seul étage, des espèces de méchantes baraques en bois et les deux petits panoramas du sieur Boulogne... Pas de trottoirs, le sol en terre battue entre deux rangées de grands arbres... Quelques vieux fiacres et cabriolets passaient de temps en temps... La campagne enfin... C'était la campagne!!...»


A la hauteur des Variétés, commençait ce qu'on appelait, sans qualificatif, le Boulevard. Pour les flâneurs, les désœuvrés, les gens d'esprit, les clubmen, les hommes de lettres et les journalistes du second Empire, ce fut une sorte de lieu sacré. Grammont-Caderousse, le prince d'Orange, Khalil-Bey, Paul Demidoff, Aurélien Scholl, Roqueplan, Aubryet, Jules Lecomte, Auguste Villemot, y étaient rois. Le Café Anglais, la Maison Dorée, Tortoni, hébergeaient les grands viveurs, les journalistes à succès et les hommes de lettres à la mode. Le gaz y flambait, les bouchons de champagne sautaient et rien qu'en s'ouvrant les pianos jouaient tout seuls l'Évohé d'Orphée aux Enfers! Un bon mot dit à propos coupait court à une querelle; les princes de l'esprit y tenaient tête aux princes de la naissance ou de l'argent, comme ce jour où, à Tortoni, le duc de Grammont-Caderousse lançait un paquet de plumes d'oie par la figure de Paul Mahalin, coupable d'avoir la veille, dans un petit journal, fortement égratigné la diva S..., que le grand seigneur protégeait.

«—De la part de Mademoiselle S...,» avait dit le duc.

Et Mahalin de riposter avec son plus grand salut:

«—Je savais bien, Monsieur, que Mademoiselle S... plumait ses amants, mais je n'osais espérer que ce fût à mon profit.»

LE BOULEVARD DES ITALIENS.
Gravure sur bois de A. Lepère.

Depuis les sombres jours de 1870, l'élégant boulevard s'est démocratisé. Les vieilles demeures elles-mêmes ont changé de destination, et l'on vend des «Orfèvrerie Christofle» dans le délicieux pavillon élevé par le Maréchal de Saxe—après les guerres du Hanovre—à l'angle du Boulevard et de la rue Louis-le-Grand. Au XVIIIe siècle on avait eu l'idée de fleurir les toits des maisons voisines de ce bel hôtel, et l'on y dînait joyeusement—à l'ombre des treilles—en regardant au loin tourner les moulins de Montmartre. L'exemple fut imité de nos jours—et l'on criait presque à l'innovation.—C'est une erreur de plus, il n'y a rien de nouveau sous le soleil. On modifie simplement et la plupart du temps la modification est regrettable!

Le perron de Tortoni n'est plus. Les brasseries, la soupe à l'oignon et les choucroutes garnies remplacent les aristocratiques restaurants de jadis. C'est une autre physionomie, mais c'est encore un coin de Paris vraiment gai, spirituel, amusant, original. La promenade y est délicieuse, mais hélas! rien ne s'y retrouve rappelant le passé, depuis que le terrible incendie de 1887 a détruit l'Opéra-Comique de nos pères, l'Opéra-Comique de Grétry, de Dalayrac, de Méhul, de Boïeldieu, d'Hérold; cet Opéra-Comique dont la façade ne s'ouvre pas sur le boulevard, suivant le désir formel exprimé en 1782 à Heurtier, l'architecte, par les «Comédiens du Roi», refusant d'être confondus avec les «Comédiens du boulevard». En cet Opéra-Comique, se réunissaient chaque soir, dans le grand foyer—orné des bustes des ancêtres de la musique française et des compositeurs qui avaient fait la gloire de la maison—des habitués dont la présence seule était une protestation contre la musique moderne: Auber, Adam, Clapisson, Bazin, Maillard; plus tard, mais avec une tout autre esthétique, G. Bizet, Léo Delibes, V. Massé, J. Massenet, Carvalho, Meilhac, Halévy et aussi le père Dupin, cet étonnant centenaire qui regardait un soir, d'un œil rancuneux, le buste de Hérold, en grommelant: «M'a-t-il assez fait enrager, ce gamin-là!» Devant l'ahurissement général, il justifia: «J'ai été son correspondant en 1806, au collège Saint-Louis!»... nous étions en mai 1885! Ce même Dupin, réactionnaire obstiné, s'attirait d'un contradicteur cette menaçante réplique: «Toi, nous t'avons raté en 93. Mais à la prochaine Révolution, nous ne te manquerons pas!»

Ces aimables parlottes, ces charmants rendez-vous qui réunissaient tant de gens d'esprit, de jolis causeurs, d'artistes, d'hommes du monde, tels que le foyer de l'Opéra-Comique, celui de l'Opéra ou celui de la Comédie-Française n'existent plus guère qu'à l'état de souvenir. Il n'en faudrait cependant pas conclure que l'usage en soit aboli; les réunions d'artistes n'en sont ni moins fréquentées ni moins suivies. Beaucoup ont émigré à Montmartre, sur la Butte Sacrée; cette «mamelle du monde», hurlait l'étonnant Salis dans ses boniments du Chat Noir, est l'une des plus amusantes curiosités de Paris.

THÉÂTRE DES VARIÉTÉS VERS 1810.
D'après une sépia de l'époque. (Musée Carnavalet.)
MÉDAILLE COMMÉMORATIVE DU SIÈGE DE PARIS.

Gai, travailleur, cynique, blagueur et religieux, ce quartier composite offre le plus singulier mélange de poètes, de peintres, de sculpteurs, de limonadiers et de pèlerins. Sur les boulevards de Clichy et des Batignolles, les feux tournants du Moulin Rouge éclairent un monde de viveurs, d'élégants, d'artistes, de filles et de souteneurs. Chaque cabaret—et il y en a beaucoup—recèle un ou plusieurs poètes plus ou moins comiques, mais toujours frondeurs et «rosses», comme dit le spirituel Fursy, un des meilleurs desservants de ces «boîtes à musique». Les grands de la terre, les politiciens, les ministres y sont chansonnés sans trêve et sans merci, et aussi les menus faits du jour; le dernier discours d'un ministre, l'élégance de Pelletan, les cravates de Le Bargy, les progrès de l'aviation, la dernière Encyclique du Pape, l'impôt sur les automobiles, le divorce à la mode, les récentes visites du roi d'Espagne ou du tzar de Bulgarie, tout est mis en couplets et spirituellement frondé par les Bonneau, les Numa Blès et autres successeurs d'Ange Pitou.

UN ÉPISODE DU SIÈGE DE PARIS.
Gravure de l'époque.
LES BOULEVARDS, L'HÔTEL DE SALM ET LES MOULINS DE MONTMARTRE.
Vue prise des Jardins suspendus de la rue Louis-le-Grand.
Aquarelle du XVIIIe siècle. Musée Carnavalet.

Montmartre, c'est le cabaret de Paris, c'est le rire bon enfant, c'est la blague. On s'y amuse la nuit et le jour on y travaille, car de tous temps les artistes y ont élu domicile: Henri Monnier, la duchesse d'Abrantès, Mme Haudebourg-Lescot, Mlle Mars, Horace Vernet, Berlioz, Ch. Jacque, Reyer, Victor Massé, Vollon, Manet, André Gill, Steinlen, Guillemet, Willette, Jules Jouy, Mac-Nab, Xanrof, Maurice Donnay. Leur souvenir y est vivant et respecté, la légende de leurs prouesses s'y est conservée. C'est l'Iliade de Montmartre.

UNE PLUME ESTAMPILLÉE DE PIGEON VOYAGEUR ayant apporté des nouvelles de province à Paris assiégé.
Musée Carnavalet.

A quelques mètres de ces rues bruyantes, commence la butte, sur laquelle, à la fin du siège, en 1871, les Parisiens avaient hissé les canons de la Garde nationale. Le Gouvernement tenta vainement de les reprendre, et l'on sait le reste: la résistance, les troupes débandées, les généraux Clément Thomas et Lecomte arrêtés, traînés dans une petite maison de la rue des Rosiers et fusillés contre un mur de jardin.

Il existe encore en partie, ce mur sinistre, et, si la maison a disparu où s'est accompli ce drame du 18 mars, un peu du tragique jardin aux fleurs rares survit derrière les modernes bâtisses de l'Abri Saint-Joseph, vastes hangars servant de réfectoires aux troupes de pèlerins qu'attire la basilique du Sacré-Cœur.

LA RUE DES ROSIERS.
Eau-forte de Martial.
RUE A MONTMARTRE.
Houbron, pinxit. Musée Carnavalet.

Tout ce quartier, d'ailleurs, est d'aspect triste, silencieux, vieillot et monacal. Les marchands de chapelets, de scapulaires, de cierges, de signets, de missels, d'images de piété, de cordons d'aubes, y tiennent boutique. C'est une sorte de foire pieuse dans ces rues aux noms liturgiques: Saint-Eleuthère, Saint-Rustique, près de la rue Girardon et du cimetière du Calvaire, que domine la silhouette dégingandée du vieux Moulin de la Galette, rendez-vous ordinaire de flâneurs, de boulevardiers curieux, de modèles d'artistes, de filles et de souteneurs du quartier. L'ancien Montmartre, si pittoresque, se retrouve surtout dans la rue Saint-Vincent, la rue des Saules où se rencontre le cabaret du Lapin agile, la rue de la Fontaine-du-But, rues sordides, bordées de pauvres galetas aux fenêtres garnies de linges séchant sur des cordes et qui semblent, à chaque étage, loger une misère différente; rues étranges, comprises généralement entre une masure effritée et un enclos de planches verdies par les pluies et couvertes d'inscriptions; ces palissades servent, en effet, d'exutoires aux épanchements, aux confidences des «costauds» et des «gigolettes» du quartier. C'est ainsi que, sans l'ombre de retenue, le «Tatoué de la rue de Norvins» affiche sa flamme pour «Mireille»; quant à «Victor le Frisé», il est adoré de son «Hermine» et s'en vante; «Beauché, nez cassé des Batignolles», par contre, nourrit de noirs desseins contre «Héloïse la Rouquine». Des rendez-vous s'y donnent, amoureux ou sinistres, des serments, des menaces s'y inscrivent. Les grands de la terre y sont sévèrement jugés. L'épithète est toujours amère. Cela sent la débauche, le vice et le crime.

Et cependant dans ce «coin de Paris» que les «embellissements modernes» feront certainement disparaître avant peu, il se rencontre d'admirables paysages, des ruelles exquises pleines de verdure, d'oiseaux, de pigeons familiers, de merles siffleurs, et l'on se croirait très loin, dans quelque paisible province, si, au bout de toutes ces rues, la grande masse violacée de Paris n'étalait sous la lumière du ciel son incomparable et féerique panorama, océan de pierres d'où émergent, comme des mâts, les campaniles des palais, les tours, les clochers, et les flèches des églises, où se découpent les dômes, les toits des monuments, les faîtes des maisons, les masses vertes des jardins. Incomparable, unique vision faite de souvenirs d'art, de grandeur et de beauté!


Le grand Balzac nous apprend que l'infortuné César Birotteau fut ruiné par les spéculations qu'il tenta sur les «terrains vagues avoisinant l'église de la Madeleine», il y mangea les bénéfices réalisés dans «l'Eau carminative» et dans «la Double Pâte des Sultanes». Sa parfumerie «la Reine des Roses» y sombra...

Et cependant César Birotteau avait raisonné juste; aujourd'hui «les terrains de la Madeleine» sont les plus haut cotés de Paris.

En 1802 c'étaient des chantiers de construction d'où émergeaient des piliers de l'église commencée depuis si longtemps et qu'on ne finissait pas de bâtir.

PLACE DE LA CONCORDE EN 1829.
Canella, pinxit. Musée Carnavalet.

C'est là que se passa l'épisode charmant retracé par Duplessis-Bertaux sous ce titre aimable «La bienfaisance ingénue» (fait historique du 5 messidor, an X). Une longue notice placée sous le dessin nous apprend que Pradère, Persuis, Elleviou et «son épouse» se promenant par une belle soirée boulevard de la Magdeleine, rencontrent un aveugle, chanteur ambulant qui, «par les accords de son piano, sollicitait la charité publique». La recette était déplorable et nos bons et braves artistes improvisant un petit concert en plein air, corrigent la mauvaise fortune du pauvre diable. Après avoir délicieusement chanté, Mme Elleviou, son mari et Pradère font la quête et versent 36 francs dans les mains tremblantes d'émotion de l'aveugle!

PLACE DE LA CONCORDE.
D'après une sépia du XVIIIe siècle.

«Et je n'ai pas trouvé cela si ridicule.»

a dit Coppée.

Par la rue Royale gagnons les Champs-Élysées, après nous être arrêtés un moment devant la cité Berryer, passage étrange où s'élevait autrefois l'hôtel des Mousquetaires du Roi. C'est une sorte de marché pauvre perdu dans ce riche quartier.

Place de la Concorde: la plus belle place qu'il y ait au monde, avec ses perspectives incomparables des Champs-Élysées, de la Seine, des Tuileries, du Garde-Meuble, de l'hôtel Crillon et du logis charmant de Grimod de la Reynière, aujourd'hui Cercle de l'Union artistique, à l'angle de la rue de «la Bonne-Morue»—aujourd'hui rue Boissy-d'Anglas—devant laquelle s'élevait encore, jusque sous le Second Empire, un des pavillons d'angle construits par Gabriel. Que de souvenirs: l'érection de la statue de Louis XV, les fêtes données en l'honneur du mariage du Dauphin et de Marie-Antoinette, si tragiquement terminées par l'écrasement, dans les fossés, de la foule attirée par le feu d'artifice, première cause de haine contre «l'Autrichienne»; les revues des gardes suisses, les charges de Lambesc, les ruées du peuple sur le pont tournant, les grilles forcées, les fossés franchis, et puis le sinistre échafaud, fumant devant la statue de la Liberté, et les conventionnels terrifiés, s'arrêtant avant d'entrer dans leur salle des séances et venant regarder de près cette mort qui, chaque jour, est suspendue sur eux. «Hier, me rendant à l'Assemblée avec Pénières, écrit Dulaure dans ses Mémoires, nous aperçûmes en passant sur la place de la Révolution, les préparatifs d'une exécution. «Arrêtons-nous, me dit mon collègue, accoutumons-nous à ce spectacle. Peut-être aurons-nous bientôt besoin de signaler notre courage en montant de sang-froid sur cet échafaud. Familiarisons-nous avec ce supplice.»

ENTRÉE DES TUILERIES PAR LE PONT TOURNANT EN 1788.
Aquarelle originale du XVIIIe siècle. Musée Carnavalet.
PAVILLON D'ANGLE DE LA PLACE LOUIS XV
Au coin de la rue de la Bonne-Morue, vers 1850 (aujourd'hui rue Boissy-d'Anglas).
Eau-forte de Martial.

Des têtes coupées sont présentées par le bourreau aux quatre coins de l'immense place: Danton, Camille Desmoulins, Hérault de Séchelles, Charlotte Corday, Madame Roland, Louis XVI, Marie-Antoinette et Robespierre. Pêle-mêle effroyable, sinistre boucherie, le sol est rouge de sang; puis ce sont les soldats de l'Empire qui défilent en chantant pour entrer aux Tuileries et acclamer leur Empereur triomphant, au retour de quelque victorieuse campagne.

Une tête blanche, de grosses épaulettes d'or, un cordon bleu: c'est Louis XVIII impotent, les jambes mortes, qui, dans sa calèche qu'encadrent les Gardes du corps, passe comme un éclair au triple galop de ses chevaux.

A l'angle de cette place de la Concorde, le 28 février 1848, Louis-Philippe, brisé, vaincu, montera dans l'humble fiacre qui conduira le deuil de la Monarchie.

Napoléon III, l'œil bleu et rêveur, la traversera presque chaque jour, conduisant son phaéton, et celui que les Parisiens d'alors appelaient «le petit Prince» montrera sa jolie tête blonde à la portière de la berline escortée par l'escadron de service.

Les grilles des Tuileries s'ouvriront encore, le 4 septembre 1870, sous l'effort des envahisseurs, et les artilleurs, pendant le siège de Paris, camperont dans le grand jardin dévasté. Enfin, le palais des rois de France disparaîtra dans un nuage de feu, parmi les dernières convulsions de la Commune expirante, et un pauvre bonhomme, dans un manteau brûlé de soleil, déteint par les pluies, le chef couvert d'un vieux feutre fané, passera ses journées à distribuer du pain et des graines aux pigeons et aux moineaux de Paris, à la place même où s'éleva la tribune de la Convention, à quelques pas de l'endroit où se posèrent les quatre pieds du cheval blanc de l'empereur Napoléon passant la revue de la Garde, avant de lâcher ses aigles victorieuses sur Moscou, Madrid, Rome, Vienne ou Berlin!

L'ALLÉE DES VEUVES ET LE COURS LA REINE, VERS 1835.

Les Champs-Élysées sont de création presque moderne. Il y a une dizaine d'années, les admirables avenues qui entourent l'Arc de l'Étoile, l'avenue Kléber, l'avenue de Wagram, l'avenue Niel, l'avenue de l'Alma offraient de bien pittoresques contrastes: à côté d'un hôtel somptueux surgissaient des échoppes lamentables, de sordides mastroquets, restes des anciens taudis qui peuplaient ce quartier si luxueux aujourd'hui où rien ne rappelle les terrains vagues et dangereux à traverser qu'ils étaient encore, il y a soixante ans. Sous le Directoire, la chaumière de Mme Tallien, «Notre-Dame de Thermidor», où les Incroyables et les Merveilleuses n'osaient se rendre sans escorte, s'élevait à la hauteur de l'avenue Montaigne. Des guinguettes, des vide-bouteilles en plein air occupaient l'emplacement actuel des restaurants et des cafés-concerts. Une gravure de Carle Vernet nous montre un campement de Cosaques autour d'une humble auberge aux allures campagnardes: c'est l'actuel restaurant Le Doyen!

Sous Louis-Philippe l'on commença à modifier les Champs-Élysées: des allées furent tracées, la grande avenue élargie, et Émile Augier racontait que c'était dans le creux d'un de ces arbres numérotés pour l'élagage (le 116, je crois), que le porteur de bulletins du théâtre du Gymnase déposait celui destiné à Balzac, lors des répétitions de Mercadet. Le grand romancier, pour dépister ses trop nombreux créanciers, logeait à cette époque rue Beaujon, sous le nom de Mme veuve Dupont... (née Balzac), ajoutait sur ses enveloppes de lettres Léon Gozlan, qui avait fini par découvrir l'adresse de son illustre ami.


Les curieux mémoires de l'abbé de Salamon, internonce du Pape en 1793, nous donnent un saisissant tableau du Bois de Boulogne sous la Révolution: une sorte de forêt, de maquis, où se réfugiaient les malheureux suspects, traqués par les Comités et les policiers, les réfractaires, les insoumis, ceux enfin à qui la précieuse carte de civisme avait été refusée: «Je restais continuellement au plus épais du Bois de Boulogne; il me semblait que chacun de ceux que je rencontrais lisait sur mon visage que j'étais hors la loi et allait courir me livrer au bourreau. Je m'établissais dans la partie la plus écartée du bois; j'allumais du feu avec un briquet et des brindilles, je faisais cuire mes légumes et ma soupe était excellente... Je trouvai plus tard un autre endroit assez commode, du côté de la villa Bagatelle, tout près de la Pyramide, et non loin de Madrid.

LE CHATEAU DE MADRID AU XVIIIe SIÈCLE.
L.-G. Moreau, pinxit.

«Une nuit, je fus réveillé au milieu de mes rêves par les cris perçants de deux femmes qui reculèrent épouvantées en m'apercevant à travers l'obscurité de la nuit.

«C'étaient la mère et la fille qui fuyaient elles aussi un mandat d'amener. Je leur criai: «Gardez le silence, qui que vous soyez! Vous n'avez rien à craindre.» Elles me demandèrent ce que je faisais dans le bois si tard: «La même chose que vous y faites sans doute vous-mêmes», leur répondis-je.»

Plus tard, ce fut le rendez-vous ordinaire des duellistes; déjà, sous Louis XV, des dames, la marquise de Nesles et la comtesse de Polignac, y avaient échangé des coups de pistolet pour les beaux yeux du duc de Richelieu. Sous la Révolution, en 1790, Cazalès et Barnave y vident une querelle politique: «Je serais désolé de vous tuer, fait Cazalès, mais vous nous gênez beaucoup et je voudrais vous éloigner pour quelque temps de la tribune.» «Je suis plus généreux, riposte Barnave, je désire à peine vous toucher, car vous êtes le seul orateur de votre côté, tandis que du mien on ne s'apercevrait même pas de mon absence.» Puis, c'est Elleviou et M. de Biéville; le général Foy et M. de Corday; le maréchal Soult et le colonel Briqueville; Benjamin Constant et Forbin des Essarts, avec cette particularité que les deux adversaires se battirent à dix pas, assis dans deux fauteuils, qui ne furent même pas touchés... et combien d'autres!...

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