Colas Breugnon: Récit bourguignon
Mais, j’attendis, pour le récit du médaillon, que nous fussions, la porte close, à la maison. Quand il le sut, mon Florimond me reprocha amèrement d’avoir vendu à si bon compte, comme mienne, l’œuvre italienne, puisqu’ils avaient si fort goûté et payé celle qui ne l’était que de nom. Je répondis que je voulais me divertir des gens, oui bien, mais les plumer, pour cela non! Il s’acharnait, me demandant avec aigreur la belle jambe que cela pouvait me faire de m’amuser à mes dépens! Que sert de se moquer des gens, si l’on n’en a pour son argent?
Lors, Martine, ma bonne fille, lui dit avec grande sagesse:
—Ainsi, nous sommes, Florimond, petits et grands, dans la famille, toujours contents, toujours contant et nous riant des contes que nous nous contons. Va, ne t’en plains pas, mon bon! Car c’est à cela que tu dois de n’être pas dix-cors encore. De savoir que je puis te tromper, à tous moments, me cause tant d’amusement que je me passe de le faire... Mais ne prends pas un air si sombre! Point de regrets! Car c’est comme si tu l’étais. Rentre tes cornes, limaçon. J’en vois l’ombre.
VII
LA PESTE
Premiers jours de juillet.
On dit bien: «Le mal s’en va-t-à pied, mais il vient à cheval.» Il s’est mis postillon de rouliers d’Orléans pour nous rendre visite. Lundi de la semaine passée, un cas de pestilence fut semé à Saint-Fargeau. Mauvaise graine, prompte croissance. À la fin de la semaine, il y en avait dix autres. Puis, puis, se rapprochant de nous, hier, la peste éclate à Coulanges-la-Vineuse. Beau bruit dans la mare aux canards! Tous les braves ont pris les jambes à leur cou. Nous avons emballé femmes, enfants et oisons, et nous les avons expédiés au loin, à Montenoison. À quelque chose malheur est bon. N’y a plus de caquet dans ma maison. Florimond est parti aussi avec les dames, prétextant, le capon, qu’il ne pouvait quitter sa Martine près d’accoucher. Des gros messieurs, beaucoup trouvèrent de bonnes raisons pour faire un tour de promenade, la voiture attelée; le jour leur sembla bon pour aller voir comment se portaient leurs moissons.
Nous autres qui restions, nous faisions les farceurs. Nous nous gaussions de ceux qui prenaient des précautions. MM. les échevins avaient posé des gardes aux portes de la ville, sur la route d’Auxerre, avec ordre sévère de chasser tous les pauvres et manants du dehors qui essaieraient d’entrer. Pour les autres, gens à huppe et bourgeois dont la bourse était saine, ils devaient se soumettre du moins à la visite de nos trois médecins, maître Etienne Loyseau, maître Martin Frotier, et maître Philibert des Veaux, affublés pour parer aux assauts du fléau d’un long nez plein d’onguents, d’un masque et de lunettes. Cela nous faisait bien rire; et maître Martin Frotier, qui était un bon homme, ne put tenir son sérieux. Il arracha son nez, disant qu’il ne se souciait de faire la coquecigrue et qu’il ne croyait point à ces billevesées. Oui, mais il en mourut. Il est vrai que maître Etienne Loyseau, qui croyait à son nez et couchait avec lui, mourut ni plus ni moins. Et seul en réchappa maître Philibert des Veaux, qui, plus avisé que ses confrères, abandonna non son nez, mais son poste... Çà, je brûle l’étape, et me voici déjà à la queue de l’histoire, avant d’avoir seulement arrondi mon exorde! Recommençons, mon fils, et de nouveau prenons notre chèvre à la barbe. Cette fois, la tiens-tu?...
Donc nous faisions les bons Richard-sans-peur. On se croyait si sûr que la peste ne nous ferait pas l’honneur de sa visite! Elle avait le nez fin, disait-on; le parfum de nos tanneries l’offusquait (chacun sait qu’il n’y a rien de plus sain). La dernière fois qu’elle vint dans le pays (c’était vers l’an mil cinq cent quatre-vingts, j’avais l’âge d’un vieux bœuf, quatorze ans), elle avança le nez jusqu’au seuil de notre huis, et puis, l’ayant flairé, s’en était retournée. Ce fut alors (nous les avons bien plaisantés depuis) que les gens de Châtel-Censoir, mécontents de leur patron, le grand saint Potentien qui les protégeait mal, l’avaient mis à la porte, prirent à l’essai un autre, puis un autre, puis un autre; ils en changèrent sept fois, élisant tour à tour Savinien et Pellerin, Philibert et Hilaire. Même, ne sachant plus à quel saint se vouer, ils se vouèrent à celui (les gaillards!) d’une sainte, et, faute de Potentien, ils prirent Potentiane.
Nous nous remémorions, en riant, cette histoire, bons lurons, fanfarons et vaillants esprits forts. Pour montrer que nous ne donnions dans ces superstitions, non plus que dans celles des médecins, échevins, nous allâmes bravement à la porte du Chastelot faire la conversation par-dessus les fossés avec ceux qui restaient sur l’autre rive échoués. Même, par forfanterie, certains trouvaient moyen de se glisser dehors et d’aller boire une pinte dans une auberge proche, avec quelqu’un de ceux au nez de qui la porte du paradis était fermée, voire avec un des anges postés pour la garder (car ils ne prenaient pas leur faction au sérieux). Moi, je faisais comme eux. Pouvais-je les laisser seuls? Était-il supportable que d’autres, à ma barbe, s’ébaudissent, s’ébattissent et dégustassent ensemble fraîches nouvelles et vin frais? J’en eusse crevé de dépit.
Je sortis donc, voyant un vieux fermier que je connaissais bien, le père Grattepain, de Mailly-le-Château. Nous trinquâmes ensemble. C’était un gros réjoui, rond, rouge et râblé, qui luisait au soleil de sueur et de santé. Il faisait le glorieux, encore bien plus que moi, narguant la maladie et disant que c’était invention des médecins. Il n’y avait que de pauvres hères, à l’en croire, qui mouraient, non de mal, mais de peur.
Il me disait:
—Je vous donne ma recette pour rien:
Tiens tes pieds bien au chaud,
Tiens vides tes boyaux.
Ne vois pas Marguerite,
De tout mal seras quitte.
Nous passâmes une bonne heure à nous souffler dans le nez. Il avait la manie de vous tapoter la main et de vous pétrir la cuisse ou le bras, en parlant. Je n’y pensais pas alors. J’y pensai, le lendemain.
Le lendemain, le premier mot que me dit mon apprenti fut:
—Vous savez, patron, le père Grattepain est mort...
Ah! je ne fus pas fier, j’en eus froid dans le dos. Je me dis:
—Mon pauvre ami, tu peux graisser tes bottes; ton histoire est finie, ou ne tardera guère...
Je vais à mon établi, je me mets à bricoler, afin de me distraire; mais je vous prie de croire que je n’avais guère la tête à ce que je fabriquais. Je pensais:
—Sotte bête! Cela t’apprendra à faire le malin.
Mais en Bourgogne, nous ne sommes pas hommes à nous casser la tête sur ce qu’il fallait faire, le jour d’avant-hier. Nous sommes dans cette journée. Par saint Martin, tenons-nous-y! Il s’agit de se défendre. L’ennemi ne m’a pas encore. Je songeai, un moment, à demander conseil à la boutique de saint Cosme (les médecins, vous m’entendez bien). Mais je n’eus garde, et n’en fis rien. J’avais, malgré mon trouble, suffisamment gardé du bon sens de chez nous pour me dire:
—Fils, les médecins n’en savent pas plus que nous. Ils prendront ta pécune, et, pour tout ton potage, ils t’enverront gésir dans un parc à pesteux, où tu ne manqueras point d’empester tout à fait. Garde-toi de leur rien dire! Tu n’es pas fol, peut-être? S’il ne s’agit que de mourir, nous le ferons bien sans eux. Et par Dieu, ainsi qu’il est écrit, «en dépit des médecins, nous vivrons jusqu’au trépas».
J’avais beau m’étourdir et faire le flambard, je commençais à me sentir l’estomac remué. Je me tâtais ici, puis là, puis... Aïe! cette fois, c’est elle... Et le pire, venue l’heure du dîner, devant une potée de gras haricots rouges, cuits dans le vin avec des tranches de salé (aujourd’hui que j’en parle, j’en pleure de regret), je n’eus pas le courage d’ouvrir les mandibules. Je pensais, le cœur serré:
—Assurément, je m’en vas. L’appétit est défunt. C’est le commencement de la fin...
Or, donc, sachons au moins mettre nos affaires en ordre. Si je me laisse mourir ici, ces brigands d’échevins feront brûler ma maison, sous prétexte (sornettes!) que d’autres y prendront la peste. Une maison toute neuve! Faut-il que le monde soit méchant ou soit bête! Plutôt que cela soit, j’aimerais mieux sur mon fumier crever. Nous les attraperons bien! Ne perdons pas de temps...
Je me lève, je mets mon habit le plus vieil, je prends trois ou quatre bons livres, quelques belles sentences, des contes gras de Gaule, des apophtegmes de Rome, les Mots dorés de Caton, les Serées de Bouchet, et le Nouveau Plutarque de Gilles Corrozet; je les mets dans ma poche avec une chandelle et un quignon de pain; je congédie l’apprenti; je ferme mon logis, et bravement je vas à mon coûta,[10] hors la ville, passé la dernière maison, sur la route de Beaumont. Le logis n’est pas grand. Une bicoque. Une pièce de débarras où l’on met les outils, une vieille paillasse et une chaise défoncée. Si l’on doit les brûler, le mal ne sera pas grand.
Je n’étais pas arrivé que je commençais de claquer du bec, comme un corbeau. La fièvre me brûlait, j’avais un point de côté, et le gésier tordu, comme s’il était retourné... Lors, que fis-je, braves gens? Que vais-je vous raconter? Quels actes héroïques, quel magnanime front opposé, à l’instar des grands messieurs de Rome, à la fortune ennemie et au mal de ventre?... Braves gens, j’étais seul, personne ne me voyait. Vous pensez si je me suis gêné, pour jouer devant les murs le Régulus romain! Je me jetai sur la paillasse, et je me mis à braire. N’en avez-vous rien ouï? Ma voix était fort claire. Elle aurait pu porter jusqu’à l’arbre de Sembert.
—Ah! geignais-je, Seigneur, se peut-il que vous persécutiez un si bon petit homme qui ne vous a rien fait... Ho! ma tête! Ho! mes flancs! Qu’il est dur de s’en aller, à la fleur de ses ans! Hélas! tenez-vous vraiment à me rappeler si tôt?... Ho! ho! mon dos!... Certes, je serai charmé—honoré, veux-je dire—de vous rendre visite; mais puisque nous devons toujours nous voir, un peu plus tard, un peu plus tôt, à quoi bon cette hâte?... Ha! ha! la rate!... Je ne suis pas pressé... Seigneur, je ne suis rien qu’un pauvre vermisseau. S’il n’est d’autre moyen, soit faite votre volonté! Vous le voyez, je suis humble et doux, résigné... Sacripant! Veux-tu bien lever le camp! Qu’a donc cet animal à me ronger le côté?...
Lorsque j’eus bien braillé, je n’en souffrais pas moins, mais j’avais dépensé ma vigueur pathétique. Je me dis:
—Tu perds ton temps. Ou Il n’a pas d’oreilles, ou ce sera tout comme. S’il est vrai, comme on dit, que tu es son image, Il n’en fera qu’à sa tête; tu t’égosilles en vain. Ménage ton haleine. Tu n’en as plus peut-être que pour une heure ou deux, et tu vas, imbécile, la gaspiller au vent! Jouissons de ce qui nous reste de cette belle vieille carcasse qu’il nous faudra quitter (las! mon amie, ce sera bien malgré moi!); On ne meurt qu’une fois. Au moins, satisfaisons notre curiosité. Voyons comment on fait pour sortir de sa peau. Lorsque j’étais enfant, personne ne savait mieux, avec des branches de saule, fabriquer de beaux flûtiaux. Du manche de mon couteau je cognais sur l’écorce, jusqu’à ce qu’elle se dépiautât. Je suppose que Celui qui me regarde, de là-haut, est en train de s’amuser de même avec la mienne. Hardi! s’en ira-t-elle... Aïe! le coup était bon!... Est-il permis qu’un homme de cet âge se plaise à des balivernes de petit garçon?... Çà, Breugnon, ne lâche point, et tandis que l’écorce tient encore, observons et notons ce qui se passe dessous. Examinons ce coffre, écumons nos pensées, étudions, ruminons, remâchons les humeurs, qui, dans mon pancréas, se remuent, font remous et querelles d’Allemands; savourons ces coliques, sondons et retâtons nos tripes et nos rognons[11]...
...Ainsi, je me contemple. De temps en temps, j’interromps, pour brailler, mes investigations. La nuit ne passait guère. J’allume ma chandelle, je la fiche dans le goulot d’une vieille bouteille (elle fleurait le cassis, mais le cassis était loin: image de ce que je promettais d’être avant le lendemain! Le corps était parti, il ne restait plus que l’âme). Tordu sur ma paillasse, je m’efforçais de lire. Les apophtegmes héroïques des Romains n’eurent aucun succès. Au diable ces hâbleurs! «Chacun n’est né pour aller à Rome» Je hais le sot orgueil. Je veux avoir le droit de me plaindre, tout mon soûl, lorsque j’ai la colique... Oui, mais lorsqu’elle s’arrête, je veux rire, si je puis. Et j’ai ri... Vous ne me croirez pas? Mais alors que j’étais tout dolent, comme noix en un boisseau, que me claquaient les dents, en ouvrant au hasard le livre de Facéties de ce bon monsieur Bouchet, j’en trouvai une si belle, croustillante et dorée... vingt bons Dieux! que je suis parti d’un éclat de rire. Je me disais:
—C’est trop bête. Ne ris donc pas. Tu vas te faire du mal.
Ah! bien, je n’arrêtais de rire que pour braire, de braire que pour rire. Et je brais, et je ris... La peste en riait aussi. Ah! mon pauvre petit gars, j’ai-t-y brait, j’ai-t-y ri!
Quand vint le point du jour, j’étais bon à mettre en terre. Je ne tenais plus debout. En me traînant à genoux, je parvins à l’unique lucarne qui donnait sur la route. Au premier qui passa, j’appelai, d’une voix de pot cassé. Il n’eut pas besoin, pour comprendre, d’entendre. Il me vit, il se sauva, avec des signes de croix. Moins d’un quart d’heure après, j’avais l’honneur d’avoir deux gardes devant ma maison; et défense me fut faite de franchir la porte d’icelle. Las! je n’y songeais guère. Je priai qu’on allât chercher mon vieil ami, maître Paillard, le notaire, à Dornecy, afin de rédiger mes dernières volontés. Mais ils avaient si peur qu’ils craignaient jusqu’au vent de mes mots; et je crois, ma parole, que, par peur de la peste, ils se bouchaient les oreilles!... Enfin, un brave petit champi, «gardeux d’oueilles» (bon petit cœur), qui me voulait du bien, parce que je l’avais surpris une fois picorant mes cerises et que lui avais dit: «Beau merle, pendant que tu y es, cueilles-en aussi pour moi», se faufila près de la fenêtre, écouta et cria:
—Monsieur Breugnon, j’y vas!
...Ce qui se passa ensuite, je serais bien en peine pour vous le raconter. Je sais que, de longues heures, vautré sur ma paillasse, de fièvre je tirais la langue comme un veau... Des claquements de fouet, des grelots sur la route, une grosse voix connue... Je pense: «Paillard est venu...» Je cherche à me relever... Ah! vertu de ma vie! Il me semblait que je portais saint Martin sur ma nuque, et Sembert sur mon croupion. Je me dis: «Quand il y aurait encore les roches de Basseville, il faut que tu y ailles...» Je tenais, voyez-vous, à faire enregistrer (j’avais eu le temps, la nuit, de ressasser ces pensées) certaine disposition, clause testamentaire, qui me permît d’avantager Martine et sa Glodie, sans contestation de mes quatre garçons. Je hisse à la lucarne ma tête qui pesait plus que Henriette, la grosse cloche. Elle tombait à droite, à gauche... J’aperçois sur la route deux bonnes grosses figures, qui écarquillaient les yeux, d’un air épouvanté. C’étaient Antoine Paillard et le curé Chamaille. Ces braves amis, pour me voir encore vivant, avaient brûlé le pavé. Je dois dire qu’après qu’ils m’eurent vu, leur feu se mit à fumer. Sans doute afin de mieux contempler le tableau, ils firent tous les deux trois pas en arrière. Et ce sacré Chamaille, pour me rendre du cœur, me répétait:
—Seigneur, que tu es vilain!... Ah! mon pauvre garçon! Tu es vilain, vilain... Vilain comme lard jaune...
Moi, je dis (de humer leur santé, par un effet contraire, cela ragaillardissait mes esprits animaux):
—Je ne vous offre pas d’entrer? Vous me semblez avoir chaud.
—Non, merci, non, merci! s’exclament-ils tous deux. Il fait très bon, ici.
Accentuant leur retraite, ils se retranchent auprès de la voiture; pour se donner une contenance, Paillard secouait le mors de son bidet, qui n’en pouvait mais.
—Et comment te trouves-tu? me demanda Chamaille, qui avait l’habitude de causer avec les défunts.
—Hé! mon ami, qui est malade, il n’est pas aise, répondais-je en branlant la tête.
—Ce que c’est que de nous. Tu vois, mon pauvre Colas, ce que je t’avais toujours dit. Dieu est le Tout-Puissant. Nous ne sommes que fumée, fumier. Aujourd’hui en chère, demain en bière. Aujourd’hui en fleur, demain en pleur. Tu ne voulais pas me croire, tu ne pensais qu’à te gaudir. Tu as bu le bon, tu bois la lie. Va, Breugnon, ne t’afflige point! Le bon Dieu te rappelle. Ah! quel honneur, mon fils! Mais il faut, pour le voir, t’habiller proprement. Çà, viens que je te lave. Préparons-nous, pécheur.
Je réponds:
—Tout à l’heure. Nous avons le temps, curé!
—Breugnon, mon ami, mon frère!... Ah! je vois bien que tu es toujours attaché aux faux biens de la terre. Qu’a-t-elle donc de si plaisant? Ce n’est qu’inanité, vanité, calamité, dol, cautelle et malice, nasse borgne, embuscade, douleur, décrépitude. Que faisons-nous ici?
Je réplique:
—Tu me navres. Jamais je n’aurais le courage, Chamaille, de t’y laisser.
—Nous nous reverrons, dit-il.
—Que n’allons-nous ensemble!... Enfin, je passe devant.» La devise de M. de Guise: À chacun son tour!»... Suivez-moi, gens de bien!
Ils n’eurent pas l’air d’entendre. Chamaille fit la grosse voix:
—Le temps passe, Breugnon, et tu passes avec lui. Le Malin, le Maufait te guette. Veux-tu que la pute bête happe ton âme encrassée, pour son garde-manger? Allons, Colas, allons, dis ton Confiteor, prépare-toi, fais cela, fais cela, mon petit garçon, fais cela pour moi, compère!
—Je le ferai, dis-je, je le ferai, pour toi, pour moi, et pour Lui. Dieu me garde de manquer aux égards que je dois à toute la compagnie! Mais, s’il te plaît, je veux d’abord dire deux mots à monsieur mon notaire.
—Tu les diras après.
—Point. Maître Paillard, premier.
—Y penses-tu, Breugnon? Faire passer l’Éternel après le tabellion!
—L’Éternel peut attendre, ou se promener, s’il lui plaît: je le retrouverai bien. Mais la terre me quitte. La politesse veut que l’on fasse visite à qui vous a reçu, avant d’en faire à qui vous recevra... peut-être.
Il insista, pria, menaça, cria. Je n’en démordis point. Maître Antoine Paillard tira son écritoire, et, sur la borne assis, rédigea, dans un cercle de curieux et de chiens, mon testament public. Après quoi, je disposai de mon âme gentiment, comme j’avais fait de mon argent. Lorsque tout fut fini (Chamaille me continuait ses exhortations), je dis, d’une voix mourante:
—Baptiste, reprends haleine. C’est très beau, ce que tu dis. Mais pour homme altéré, conseil d’oreille ne vaut pas une groseille. À présent que mon âme est prête à monter en selle, je voudrais au moins boire le coup de l’étrier. Gens de biens une bouteille!
Ah! les braves garçons! Non moins que bons chrétiens, tous deux bons Bourguignons, comme ils ont bien compris ma dernière pensée! Au lieu d’une bouteille, ils m’en apportèrent trois: Chablis, Pouilly, Irancy. De la fenêtre de mon bateau qui allait vers l’ancre, je jetai une corde. Le champi y attacha un vieux panier d’osier, et de mes dernières forces, je hissai mes derniers amis.
À partir de ce moment, retombé sur ma paillasse, les autres étant partis, je me sentis moins seul. Mais je n’essaierai point de vous faire le récit des heures qui suivirent. Je ne sais comment il se fait que je n’en retrouve plus le compte. Il faut qu’on m’en ait volé huit ou dix dans ma poche. Je sais que j’étais enfoncé dans un vaste entretien avec la trinité des esprits en bouteille; mais de ce que nous disions, je ne me rappelle rien. Je perds Colas Breugnon: où diable est-il passé?...
Vers minuit, je le revois, assis dans son jardin, étalé des deux fesses sur une plate-bande de fraises grasses, moelleuses et fraîches, et contemplant le ciel au travers des rameaux d’un petit doyenné. Que de lumières là-haut, et que d’ombre ici-bas! La lune me faisait les cornes. À quelques pas de moi, un tas de vieux sarments noirs, tortus et griffus, avaient l’air de grouiller comme un nid de serpents, et me regardaient avec des grimaces diaboliques... Mais qui m’expliquera ce que je fais ici?... Il me semble (tout se mêle dans mon esprit trop riche) que je m’étais dit:
—Debout, chrétien! Un empereur romain ne meurt pas, mon Colas, le cul sur son matelas. Sursum corda! Les bouteilles sont vides. Consummatum est. Plus rien à faire ici! Allons haranguer nos choux!
Et il me semble aussi que je voulais cueillir des aulx, parce qu’on les disait souverains contre la peste, ou parce que faute de vin, il faut se contenter d’aulx. Ce qui est sûr, c’est qu’à peine j’eus mis le pied (et le séant suivit) sur la terre nourricière, je me sentis saisi par l’enchantement de la nuit. Le ciel, comme un grand arbre rond et sombre, étendait sur moi sa coupole de noyer. À ses rameaux pendaient des fruits, par milliers. Mollement balancées et brillantes, comme des pommes, les étoiles mûrissaient dans les ténèbres tièdes. Les fruits de mon verger me semblaient des étoiles. Toutes se penchaient vers moi, afin de me regarder. Par des milliers d’yeux je me sentais épié. De petits rires couraient dans les plants de fraisiers. Dans l’arbre, au-dessus de moi, une petite poire, aux joues rouges et dorées, d’un filet de voix claire et sucrée, me chantait:
Aubépine,
Prends racine.
P’tit homme gris!
Comme les vrilles de la vigne,
Agripp’-toi à mon échine.
Pour monter au Paradis,
Prends racine, prends racine,
P’tit homme gris!
Et de toutes les branches du verger de la terre et de celui du ciel, un chœur de petites voix chuchotantes, chevrotantes et chantantes, répétait:
Prends racine, prends racine!
Lors, j’enfonçai mes bras dans ma terre, et je dis:
—Veux-tu de moi? Moi je veux bien.
Ma bonne terre grasse et molle, j’y entrai jusqu’aux coudes; elle fondait comme un sein, et je la fourrageais, des genoux et des mains. Je la pris à bras-le-corps, j’y marquai mon empreinte, de l’orteil jusqu’au front; j’y fis mon lit, je m’y carrai; étendu tout du long, je regardais le ciel et ses grappes d’étoiles, bouche bée, comme si j’attendais qu’une d’elles vînt me pleuvoir sous le nez. La nuit de juillet chantait un Cantique des Cantiques. Un grillon ivre criait, criait, criait, à s’en faire périr. La voix de Saint-Martin soudain sonna douze heures, ou bien quatorze, ou seize (sûrement, ce n’était pas une sonnerie ordinaire). Et voici que les étoiles, les étoiles d’en haut et celles de mon jardin se mettent à carillonner... Ô Dieu! quelle musique! Le cœur m’en éclatait, et mes oreilles grondaient, comme les vitres, quand il tonne. Et du fond de mon trou, je voyais s’ériger un arbre de Jessé: un cep de vigne, tout droit, tout empenné de pampres, qui me montait du ventre; je montais avec lui; et me faisait escorte tout mon verger, chantant; à la plus haute branche, une étoile suspendue dansait comme une perdue; et la tête renversée en arrière pour la voir, pour l’avoir je grimpais, bramant à pleins poumons:
Grain d’chasselas,
Ne t’en va pas!
Hardi, Colas!
Colas t’aura,
Alléluia!
J’ai dû grimper, je pense, une partie de la nuit. Car j’ai chanté, des heures, à ce qu’on m’a dit depuis. J’en chantai de toutes sauces, du sacré, du profane, et des De Profundis, et des épithalames, des Noëls, des Laudate, fanfares et rigaudons, des chansons édifiantes et d’autres qui étaient gaillardes, et je jouais de la vielle ou bien de la musette, je battais du tambour, je sonnais de la trompette. Les voisins ameutés se tenaient les côtes, et disaient:
—Quelle trompe!... c’est Colas qui s’en va. Il est fou, il est fou!...
Le lendemain, comme on dit, je fis honneur au soleil. Je ne lui disputai pas l’honneur de se lever! Il était bien midi, lorsque je m’éveillai. Ah! que j’eus de plaisir à me revoir, m’ami, au fond de mon fumier! Ce n’était pas que la couche fût douce, ni que je n’eusse, au vrai, diablement mal aux reins. Mais que c’est bon de se dire qu’on a encore des reins! Quoi! tu n’es pas parti, Breugnon, mon bon ami! Que je t’embrasse, mon fils! Que je tâte ce corps, ce brave petit museau! c’est bien toi. Que je suis aise! Si tu m’avais quitté, jamais je ne m’en serais, non, Colas, consolé. Salut, ô mon jardin! Mes melons me rient d’aise. Mûrissez, mes mignons... Mais je suis arraché à ma contemplation par deux Aliborons, qui, de l’autre côté du mur, braillent:
—Breugnon! Breugnon! Es-tu mort?
C’est Paillard et Chamaille, qui, n’entendant plus rien, se lamentent et déjà prônent mes vertus défuntes, sans doute, sur la route. Je me relève (Aïe! mes coquins de reins!), je vais tout doucement, soudain je sors ma tête du trou de la lucarne, et je crie:
—Coucou, le voilà!
Ils font un saut de carpe.
—Breugnon, tu n’es pas mort?
Ils riaient et pleuraient d’aise. Je leur tire la langue:
—Petit bonhomme vit encore...
Croiriez-vous que ces maudits m’ont laissé, quinze jours, enfermé dans ma tour, jusqu’à ce qu’ils fussent certains que je n’avais plus rien! Je dois à la vérité d’ajouter qu’ils ne me laissèrent manquer ni de manne, ni de l’eau du rocher (j’entends celle de Noé). Même, ils prirent l’habitude de venir, tour à tour, s’installer sous ma fenêtre, afin de m’apporter les nouvelles du jour.
Lorsque je pus sortir, le curé Chamaille me dit:
—Mon bon ami, le grand saint Roch t’a sauvé. Tu ne peux faire moins que d’aller le remercier. Fais cela, je te prie!
Je réponds:
—Je crois plutôt que c’est saint Irancy, saint Chablis, ou Pouilly.
—Eh bien, Colas, dit-il, nous y mettrons du nôtre; coupons la poire en deux. Viens à saint Roch, pour moi. Et moi, je rendrai grâce à sainte Bouteille, pour toi.
Comme nous faisions ensemble ce double pèlerinage (le fidèle Paillard complétait le trio), je dis:
—Avouez, mes amis, que vous eussiez moins volontiers trinqué, le jour que je vous demandai le coup de l’étrier? Vous ne paraissiez pas disposés à me suivre.
—Je t’aimais bien, dit Paillard, je te jure; mais, que veux-tu, je m’aime aussi. L’autre dit vrai: «Ma chair m’est plus près que ma chemise.»
—Mea culpa, mea culpa, grondait Chamaille, qui battait son poitrail comme une peau d’ânon, je suis poltron, c’est ma nature.
—Qu’avais-tu fait, Paillard, des leçons de Caton? Et toi, curé, à quoi te servait ta religion?
—Ah! mon ami, qu’il fait bon vivre! firent-ils tous les deux, avec un gros soupir.
Alors, nous nous embrassâmes, tous les trois, en riant, et nous dîmes:
—Un brave homme ne vaut pas cher. Il faut le prendre comme il est. Dieu l’a fait: il a bien fait.
VIII
LA MORT DE LA VIEILLE
Fin juillet.
J’étais en train de reprendre goût à la vie. Je n’y eus pas beaucoup de peine, comme vous pouvez m’en croire. Même, je ne sais comment, je la trouvais encore plus succulente qu’avant, tendre, moelleuse et dorée, cuite à point, croustillante, croquante sous la dent et fondant sur la langue. Appétit de ressuscité. Que Lazare dut bien manger!...
Un jour donc qu’après avoir joyeusement travaillé, j’étais à m’escrimer, avec mes compagnons, des armes de Samson, voilà qu’un paysan, qui venait du Morvan, entre:
—Maître Colas, dit-il, j’ai vu avant-hier votre dame.
—Mâtin! tu as de la chance, dis-je. Et comment va la vieille?
—Très bien. Elle s’en va.
—Où cela?
—À toutes jambes, monsieur, vers un monde meilleur.
—Il cessera de l’être, dit un mauvais plaisant.
Et un autre:
—Elle s’en va. Tu restes. À ta santé, Colas! Un bonheur ne vient jamais seul.
Moi, pour faire comme les autres (j’étais ému tout de même), je réplique:
—Trinquons! Dieu aime l’homme, compères, quand il lui ôte sa femme, ne sachant plus qu’en faire.
Mais le vin me parut subitement piquette, je ne pus finir mon verre; et, prenant mon bâton, je partis sans même saluer la compagnie. Ils criaient:
—Où vas-tu? Quelle mouche te pique?
J’étais bien loin déjà, je ne répondais pas, j’avais le cœur serré... Voyez-vous, on a beau de pas aimer sa vieille, s’être fait enrager l’un l’autre, jour et nuit, durant vingt-cinq années, à l’heure où la camarde est venue la chercher, celle qui, collée à vous dans le lit trop étroit, a mêlé si longtemps sa sueur à la vôtre, et qui dans ses flancs maigres fit lever la semence de la race que vous avez plantée, on sent là quelque chose qui vous étreint le gosier; c’est comme si un morceau de vous s’en allait; et quoi qu’il ne soit pas beau, qu’il vous ait bien gêné, on a pitié de lui, et de soi, on se plaint, on le plaint... Dieu me pardonne! on l’aime...
J’arrivai, le lendemain, à la tombée de la nuit. Dès le premier coup d’œil, je vis que le grand sculpteur avait bien travaillé. Sous le rideau fripé de la chair craquelée, le visage de la mort, tragique, apparaissait. Mais ce qui me fut un signe plus certain de la fin, ce fut qu’en me voyant elle me dit:
—Mon pauvre homme, tu n’es pas trop fatigué?
À cet accent de bonté, dont je fus tout remué, je me dis:
—Pas de doute. La pauvre vieille est finie. Elle se rabonit. Je m’assis près du lit, et je lui pris la main. Trop faible pour parler, elle me remerciait, des yeux, d’être venu. Pour la ragaillardir, essayant de plaisanter, je racontais comment à la peste trop pressée je venais de faire la nique. Elle n’en savait rien. Elle en fut si émue (diantre de maladroit!) qu’elle eut une faiblesse, et faillit passer. Quand elle reprit ses sens, sa langue lui revint (Dieu soit loué! Dieu soit loué!) et sa méchanceté. La voilà qui se met, bredouillante et tremblante (les mots ne voulaient point sortir, ou ils sortaient tout autres qu’elle voulait: alors elle enrageait), la voilà qui se met à m’agonir d’injures, disant que c’était honteux que je ne lui eusse rien dit, que je n’avais pas de cœur, que j’étais pire qu’un chien, que comme le susdit j’eusse bien mérité de crever de colique tout seul, sur mon fumier. Elle me débita mainte autre gentillesse. On voulait la calmer. On me disait:
—Va-t’en! Tu vois, tu lui fais mal. Éloigne-toi, un moment!
Mais moi, je ris, me penchant sur son lit, et je dis:
—À la bonne heure! Je te reconnais donc! Il y a encore de l’espoir. Tu es aussi méchante...
Et lui prenant la tête, sa vieille tête branlante, entre mes grosses mains, je l’embrassai de grand cœur, deux fois sur les deux joues. Et la seconde fois, elle pleura.
Nous restâmes alors, tranquilles, sans parler, tous deux seuls dans la chambre, où dans la boiserie la vrillette frappait, à coups secs, le tic-tac de l’horloge funèbre. Les gens étaient allés dans la pièce à côté. Elle, péniblement, ahanait, et je vis qu’elle voulait parler.
Je dis:
—Ne te fatigue pas, ma vieille. On s’est tout dit, depuis vingt-cinq années. On se comprend sans parler.
Elle dit:
—On ne s’est rien dit. Faut que je parle, Colas; sans quoi le paradis... où je n’entrerai pas...
—Mais si, mais si, que je fis.
—... Sans quoi le paradis me serait plus amer que le fiel de l’enfer. Je fus pour toi, Colas, aigre et acariâtre...
—Mais non, mais non, que je fis. Un peu d’acidité, c’est bon pour la santé.
—... Jalouse, colérique, querelleuse, grondeuse. De ma mauvaise humeur j’emplissais la maison; et je t’en ai fait voir, de toutes les façons... je lui tapotai la main:
—Ça ne fait rien. J’ai le cuir bon. Elle reprit, sans souffle:
—Mais c’est que je t’aimais.
—Ça, si je m’en doutais! fis-je en riant. Après tout, chacun a sa manière. Mais que ne me l’as-tu dit! La tienne n’était pas claire.
—Je t’aimais; reprit-elle; et toi, tu ne m’aimais pas. C’est pourquoi tu étais bon, et moi j’étais mauvaise: car je te haïssais de ce que tu ne m’aimais; et toi, tu t’en souciais... Tu avais ton rire, Colas, ton rire comme aujourd’hui... Dieu! m’a-t-il fait souffrir! Tu t’encapuchonnais dedans, contre la pluie; et moi, je pouvais pleuvoir, jamais je ne parvenais, brigand, à t’arroser! Ah! que tu m’as fait de mal! Plus d’une fois, Colas, j’ai failli en crever.
—Ma pauvre femme, lui dis-je, c’est que je n’aime point l’eau.
—Tu ris encore, coquin!... Va, tu fais bien de rire. Le rire, ça vous tient chaud. À cette heure que le froid de la terre me monte aux jambes, je sens ce que vaut ton rire; prête-moi ton manteau. Ris tout ton soûl, mon homme; je ne t’en veux plus; et toi, Colas, pardonne-moi.
—Tu fus une brave femme, dis-je, probe, forte et fidèle. Tu ne fus peut-être pas plaisante tous les jours. Mais personne n’est parfait: ce serait de l’irrespect envers Celui, là-haut, qui l’est seul, m’a-t-on dit (je n’y ai pas été voir). Et, dans les heures noires (je ne dis celles de la nuit où tous les chats sont gris, mais celles des années de misères et de vaches maigres), tu n’étais plus tant laide. Tu fus brave, jamais tu ne renâclas à la peine; et ta maussaderie me semblait presque belle, lorsque tu l’exerçais contre le mauvais sort, sans céder d’une semelle. Ne nous tourmentons plus maintenant du passé. C’est assez de l’avoir, une bonne fois, porté, sans plier, sans crier, et sans garder la marque d’une honte acceptée. Ce qui est fait est fait, et n’est plus à refaire. Le fardeau est à terre. Au Maître maintenant de le peser, s’il veut! Cela ne nous regarde plus. Ouf! respirons, mon vieux. Nous n’avons plus maintenant qu’à déboucler la sangle qui nous serrait le dos, à frotter nos doigts gourds, nos épaules meurtries, et à faire notre trou, en terre, pour dormir, bouche ouverte, en ronflant comme un orgue.
—Requiescat! Paix à ceux qui ont bien travaillé!—du grand sommeil de l’Éternité.
Elle m’écoutait, les yeux fermés, les bras croisés. Quand j’eus fini, les yeux rouvrit, sa main tendit.
—Mon ami, bonne nuit. Tu m’éveilleras demain. Alors, en femme d’ordre, toute droite, tout de son long, sur le lit elle s’étendit, tira les draps sous son menton, jusqu’à ce qu’ils ne fissent plus un pli, en pressant sur ses seins vides le crucifix; puis, en femme décidée, le nez pincé, le regard fixe, prête à partir, elle attendit.
Mais sans doute que ses vieux os, avant de connaître le repos, devaient passer, une fois dernière, afin d’être purifiés, par la misère, le feu de la terre (c’est notre lot). Car, juste à ce moment, la porte d’à côté s’ouvrit; et dans la chambre, se précipitant, l’hôtesse d’une voix haletante, cria:
—Vite! venez, maître Colas! Sans comprendre, je demandais:
—Qu’y a-t-il? Parlez plus bas.
Mais elle, sur son lit, qui pour le grand voyage était partie déjà, comme si, du haut du coche où elle venait de monter, elle pouvait, se retournant, voir par-dessus nos têtes ce que je ne voyais pas, elle se redressa de sa couche funèbre, roide comme celui que Jésus réveilla, tendit les bras vers nous et cria:
—Ma Glodie!
À mon tour, je compris, transpercé par ce cri et par la rauque toux qui venait d’à côté. Je courus, je trouvai ma pauvre petite alouette, qui, la gorge serrée, cherchant de ses menottes à desserrer l’étreinte, toute rouge et brûlante, implorait de ses yeux effarés du secours, et qui se débattait, comme un oiseau blessé...
Ce que fut cette nuit, je ne puis le raconter. À présent que j’en suis à cinq jours bien comptés, de me la remémorer, j’ai les jambes cassées; il faut que je m’assoie. Han! laissez-moi souffler... Faut-il qu’il y ait au ciel un Maître qui se complaise à faire lentement souffrir ces petits êtres, à sentir sous ses doigts leur frêle cou craquer, à les voir se débattre et pouvoir supporter leur regard de reproche étonné! Je comprends qu’on étrille de vieux ânes comme moi, que l’on fasse du mal à qui peut se défendre, des gars solides, des femelles râblées. Que vous vous amusiez à nous faire crier, si vous pouvez, bon Dieu, essayez! L’homme est à votre image. Que vous soyez, comme lui, pas très bon tous les jours, capricieux, malicieux, aimant nuire, de temps en temps, par besoin de détruire, d’éprouver votre force, par âcreté de sang, parce que vous êtes mal luné, ou bien par passe-temps, cela ne m’étonnerait pas, en somme, énormément. Nous sommes d’âge, oui-dà, à vous tenir tête: quand vous nous ennuyez, nous savons vous le dire. Mais prendre comme cibles des pauvres agnelets, dont on tordrait le nez, il sortirait du lait, halte-là! Non, c’est trop, nous ne l’admettons pas! Dieu ou roi, qui le fait outrepasse ses droits. Nous vous en prévenons. Seigneur, l’un de ces jours, si vous continuiez, nous serions obligés, à notre grand regret, de vous découronner... Mais je ne veux pas croire que ce soit là votre œuvre, je vous respecte trop. Pour que de tels forfaits soient possibles, Notre Père, il faut de deux choses l’une: ou vous n’avez pas d’yeux, ou vous n’existez pas... Aïe! voilà un mot incongru, je le retire. La preuve que vous existez, c’est que nous devisons tous deux, en ce moment. Que de discussions nous avons eues ensemble! Et, entre nous, monsieur, combien de fois je vous ai réduit au silence! Dans cette nuit néfaste, vous ai-je assez appelé, injurié, menacé, nié, prié, supplié! Vous ai-je assez tendu mes mains jointes et montré mon poing fermé! Cela n’a servi de rien, vous n’avez pas bronché. Du moins, vous ne pouvez dire, afin de vous toucher, que j’aie rien négligé!—Et puisque vous ne voulez, bon sang! que vous ne daignez m’écouter, serviteur! tant pis pour vous, Seigneur! Nous en connaissons d’autres, nous nous adresserons ailleurs...
J’étais seul, pour veiller, avec la vieille hôtesse. Martine, qu’avaient prise en route les douleurs de gésine, était restée à Dornecy, laissant Glodie à la grand-mère. Quand nous vîmes, au matin, que notre petite martyre allait passer, nous prîmes les grands moyens. J’enlevai dans mes bras son mignon corps brisé, pas plus lourd qu’une plume (il n’avait plus la force même de se débattre, et, la tête pendante, avec des soubresauts, il palpitait à peine, ainsi qu’un passereau). Je regardai par la fenêtre. Il faisait vent et pluie. Une rose sur sa tige se penchait à la vitre, comme si elle voulait entrer. Annonce de la mort. Je fis le signe de croix et, malgré tout, sortis. L’humide vent violent s’engouffra dans la porte. Je cachai sous ma main la tête de mon oiselle, de peur que la bourrasque ne soufflât sa chandelle. Nous allions. Devant, marchait l’hôtesse, qui portait des présents. On entra dans les bois qui bordaient le chemin, et nous vîmes bientôt, sur le bord d’un marais, un tremble qui tremblait. Sur un peuple de joncs aux reins souples, il régnait, haut et droit comme une tour. Nous en fîmes, une fois, deux fois, trois fois, le tour. La petite gémissait, et le vent dans les feuilles, comme elle, des dents claquait. À la menotte de l’enfant nous nouâmes un ruban; l’autre bout à un bras du vieil arbre tremblant; et l’hôtesse édentée et moi, nous répétions:
Tremble, tremble, mon mignon,
Prends mon frisson.
Je t’en prie et je t’en somme,
Par les personnes
De la Sainte-Trinité.
Mais si tu fais l’entêté,
Si tu ne veux m’écouter,
Garde à toi! te trancherai.
Puis, entre les racines, la vieille fit un trou, versa une chopine de vin, deux gousses d’ail, une tranche de lard; et par-dessus, mit un liard. Trois tours encore nous fîmes autour de mon chapeau, posé à terre et bourré de roseaux. Et au troisième tour, nous crachâmes dedans, en répétant:
—Crapauds croupissants accroupis, que le croup vous étouffe!
Ensuite, nous en retournant, à la sortie du bois, nous nous agenouillâmes devant une aubépine; au pied nous mîmes l’enfant; et par la Sainte Épine, priâmes le Fils de Dieu.
Lorsque nous rentrâmes enfin à la maison, la petite semblait morte. Du moins, nous avions fait tout ce que nous pouvions.
Pendant ce temps, ma femme, elle, ne voulait pas mourir. L’Amour de sa Glodie l’attachait à la vie. Elle se démenait, criait:
—Non, je ne m’en irai pas, bon Dieu, Jésus, Marie, avant que je ne sache ce que voulez en faire, et si oui ou si non elle doit être guérie. Guérie, elle le sera, vertudieu, je le veux. Je le veux, je le veux, et je le veux: c’est dit.
Ce n’était pas encore dit, sans doute, tout à fait: car après l’avoir dit, elle recommençait. Dieu! quel souffle elle avait! Et moi, qui tout à l’heure croyais qu’elle était près de rendre le dernier! Si c’était le dernier, il avait belle taille... Breugnon, mauvais garçon, tu ris, n’as-tu pas honte?—Que veux-tu, mon ami? Je suis ce que je suis. Rire ne m’empêche pas de souffrir; mais souffrir n’empêchera jamais un bon Français de rire. Et qu’il rie ou larmoie, il faut d’abord qu’il voie. Vive Janus bifrons, aux yeux toujours ouverts!...
Donc, je n’en avais pas moins de peine à l’écouter s’essouffler et souffler, la pauvre vieille commère; et malgré que je fusse aussi angoissé qu’elle, je voulais la calmer, je lui disais des mots comme on dit aux enfants, et je l’emmaillotais dans ses draps, gentiment. Mais elle, se dégageait, furieuse, en criant:
—Bon à rien! Si tu étais un homme, n’aurais-tu pas trouvé moyen de la sauver, toi? À quoi sers-tu? C’est toi qui devrais être mort.
Je répondais:
—Ma foi, je suis de ton avis, ma vieille, tu as raison. Si quelqu’un en voulait, je donnerais ma peau. Mais probable que là-haut elle ne fait pas l’affaire: elle est usée, a trop servi. On n’est plus bon (c’est vrai), comme toi, qu’à souffrir. Souffrons donc, sans parler. Peut-être ce sera autant de pris, autant de moins que, la pauvre innocente, elle aura à porter.
Alors sa vieille tête contre la mienne s’appuya, et le sel de nos yeux se mêla sur nos joues. Dans la chambre, on sentait peser l’ombre des ailes de l’archange funèbre...
Et soudain, il partit. La lumière revint. Qui causa ce prodige? Fut-ce le Dieu d’en haut, ou bien ceux des forêts, mon Jésus pitoyable à tous les malheureux, ou la terre redoutable, qui souffle et boit les maux, fut-ce l’effet des prières, ou la peur de ma femme, ou bien parce qu’au tremble j’avais graissé la patte? Nous ne le saurons jamais; et dans l’incertitude, je rends grâces (c’est plus sûr) à toute la compagnie, en y ajoutant même ceux que je ne connais point (ce sont peut-être les meilleurs). En tout cas, le certain, et le seul qui m’importe, c’est depuis ce moment que la fièvre tomba, le souffle circula dans le frêle gosier, comme un ruisseau léger; et ma petite morte, échappant à l’étreinte de l’archange, ressuscita.
Nous sentîmes se fondre alors notre vieux cœur. Tous deux nous entonnâmes le: Nunc dimittis, Seigneur!... Et ma vieille, s’affaissant, avec des pleurs de joie, laissa sur l’oreiller sa tête retomber, comme une pierre qui s’enfonce, et soupira:
—Enfin, je puis donc m’en aller!...
Aussitôt son regard chavira, sa face se creusa, comme si d’un coup de vent son souffle l’avait quittée. Et moi, penché sur son lit, où elle n’était plus, je regardais ainsi qu’au fond d’un trou dans la rivière, où la forme d’un corps qui vient de disparaître reste un instant empreinte et s’efface en tournant. Je fermai ses paupières, baisai son front cireux, j’enchaînai l’une à l’autre ses mains de travailleuse qui ne s’étaient jamais reposées, en leur vie; et, sans mélancolie, laissant la lampe éteinte dont l’huile était brûlée, j’allai m’asseoir auprès de la flamme nouvelle qui devait maintenant éclairer la maison. Je la regardais dormir; je la veillais, avec un sourire attendri, et je pensais (se peut-on défendre de penser!):
—N’est-il pas bien étrange que l’on s’attache ainsi à cette petite chose? Sans elle rien ne nous est. Avec elle, tout est bien, même le pire, qu’importe? Ah! je puis bien mourir, que le diable m’emporte! Pourvu qu’elle vive, elle, je me moque du reste!... C’est tout de même un peu fort. Quoi, je suis là, je vis et je suis bien portant, maître de mes cinq sens et de quelques autres en plus et du plus beau de tous, qui est monsieur mon bon sens, je n’ai jamais boudé la vie, et je porte en mon ventre dix aulnes de boyaux vides toujours pour la fêter, tête saine, main précise, jarret solide et du mollet, brave ouvrier et Bourguignon salé, et je serais tout prêt à sacrifier cela pour un petit animal que je ne connais même pas! Car enfin qu’est-il donc! Un trognon mignon, un jouet gentillet, perroquet qui s’essaie, un être qui n’est rien, mais qui sera, peut-être... Et c’est pour ce «peut-être» que je dilapiderais mon: «Je suis, et j’y suis, et j’y suis bien, pardi!»... Ah! c’est que ce «peut-être», c’est ma plus belle fleur, celle pour qui je vis. Quand les vers se seront empiffrés de ma chair, quand elle aura fondu dans le gras cimetière, je revivrai, Seigneur, en un autre moi-même, plus beau, plus heureux et meilleur... Eh! qu’en sais-je? Pourquoi vaudrait-il mieux que moi?—Parce qu’il aura mis ses pieds sur mes épaules, et qu’il verra plus loin, marchant sur mon tombeau... Ô vous, sortis de moi, qui boirez la lumière, où mes yeux qui l’aimaient ne se baigneront plus, par vos yeux je savoure la vendange des jours et des nuits à venir, je vois se succéder les années et les siècles, je jouis tout autant de ce que je pressens que de ce que j’ignore. Tout passe autour de moi; mais c’est que, moi, je passe; je vais toujours plus loin, plus haut, porté par vous. Je ne suis plus lié à mon petit domaine. Au-delà de ma vie, au-delà de mon champ s’allongent les sillons, ils embrassent la terre, ils enjambent l’espace; comme une voie lactée, ils couvrent de leur réseau toute la voûte azurée. Vous êtes mon espérance, mon désir, et mon grain, qu’à travers l’infini je sème à pleines mains.
IX
LA MAISON BRÛLÉE
À la mi-août.
Noterons-nous ce jourd’hui? C’est un rude morceau. Il n’est pas encore tout à fait digéré. Allons, vieux, du courage! Ce sera le meilleur moyen de le faire passer.
On dit que pluie d’été ne fait point pauvreté. À ce compte, je devrais être plus riche que Crésus; car il ne cesse de pleuvoir, cet été, sur mon dos, et me voici pourtant sans chemise et sans chausses, ainsi qu’un saint Jeannot. À peine je sortais de cette double épreuve—Glodie était guérie, et ma vieille femme aussi, l’une de sa maladie, et l’autre de la vie—quand je reçus des puissances qui gouvernent l’univers (il doit y avoir là-haut une femme qui m’en veut; que diable lui ai-je fait?... Elle m’aime, parbleu!) un furieux assaut d’où je sors nu, battu et moulu jusqu’aux os, mais (c’est le principal, enfin) avec tous mes os.
Bien que ma petite fille fût à présent remise, je ne me pressais pas de regagner le pays; je restais auprès d’elle, jouissant encore plus qu’elle de sa convalescence. Un enfant qui guérit c’est comme si l’on voyait la création du monde; tout l’univers vous semble frais pondu et laiteux. Donc, je flânais, écoutant distraitement les nouvelles qu’apportaient, s’en allant au marché, les commères. Lorsqu’un jour un propos me fit dresser l’oreille, vieux baudet qui voit venir la trique de l’ânier. On disait que le feu avait pris, à Clamecy, dans le faubourg de Beuvron, et que les maisons flambaient comme des margotins. Je ne pus obtenir aucun autre renseignement. À partir de ce moment, je fus, par sympathie, sur des charbons assis. On avait beau me dire:
—Reste tranquille! Les mauvaises nouvelles sont prestes comme l’hirondelle. S’il s’agissait de toi, tu le saurais déjà. Qui parle de ta maison? Il y a plus d’un âne en Beuvron...
Je ne tenais plus en place, je me disais:
—C’est elle... Elle brûle, je sens le roussi... Je pris mon bâton, je partis. Je pensais:
—Bon Dieu de bête! c’est la première fois que je quitte Clamecy, sans rien mettre à l’abri. Dans tous les autres cas, aux approches de l’ennemi, j’emportais dans les murs, de l’autre côté du pont, mes dieux lares, mon argent, les travaux de mon art dont je suis le plus fier, mes outils et mes meubles, et ces brimborions qui sont laids, encombrants, mais qu’on ne donnerait pas pour tout l’or de la terre parce qu’ils sont les reliques de nos pauvres bonheurs... Cette fois, j’ai tout laissé...
Et j’entendais ma vieille, qui, de l’autre monde, criait contre ma stupidité. Moi, je lui répondais:
—C’est ta faute, c’est pour toi que je me suis tant pressé!
Après nous être bien tous les deux chamaillés (cela m’occupa, du moins, une partie du chemin), je tâchai de nous convaincre que je m’inquiétais pour rien. Mais malgré moi, l’idée revenait, comme une mouche, se poser sur mon nez; je la voyais sans cesse; et une sueur froide me rigolait, le long de l’échine et des reins. Je marchais d’un bon train. J’avais passé Villiers, et je commençais de monter la longue côte boisée, quand je vois sur la pente une carriole qui venait, et dedans le père Jojot, le meunier de Moulot, qui, me reconnaissant, s’arrête, lève son fouet, et crie:
—Mon pauvre gars!
Ce fut comme si je recevais un coup dans l’estomac. Je restais, bouche bée, sur le bord de la route. Il reprend:
—Où tu vas? Rebrousse, mon Colas! N’entre pas dans la ville. Tu te ferais trop de bile. Tout est brûlé, rasé. Il ne te reste plus rien.
L’animal, à chaque mot, me tordait les boyaux. Je voulus faire le brave, j’avalai ma salive, je me raidis, je dis:
—Pardi, je le sais bien!
—Alors, fait-il vexé, qu’est-ce que tu vas chercher? Je réponds:
—Les débris.
—Il ne reste rien, je te dis, rien, rien, pas un radis!
—Jojot, tu exagères; tu ne me feras pas croire que mes deux apprentis et mes braves voisins ont regardé brûler ma maison sans tâcher de retirer du feu quelques marrons, quelques meubles, comme on fait entre frères...
—Tes voisins, malheureux? Ce sont eux qui ont mis le feu!
Du coup, je fus assommé. Il me dit, triomphant:
—Tu vois bien que tu ne sais rien!
Je n’en voulais pas démordre. Mais lui, sûr à présent de me conter le premier la mauvaise nouvelle, il se mit, satisfait et contrit, à narrer la grillade:
—C’est la peste, dit-il. Ils sont tous affolés. Aussi, pourquoi messieurs de la municipalité et de la châtellenie, échevins, procureur, nous ont-ils tous quittés? Plus de bergers! Les moutons sont devenus enragés. De nouveaux cas du mal survenant en Beuvron, on a crié: «Brûlons les maisons empestées!» Sitôt dit, sitôt fait. Comme tu n’étais pas là, ce fut naturellement la tienne qui commença. On y allait de bon cœur, chacun y mettait du sien: on croyait travailler pour le bien de la cité. Puis, on s’excite l’un l’autre. Quand on se met à détruire, je ne sais pas ce qui se produit: on est soûl, tout y passe, on ne peut plus s’arrêter... Quand ils y eurent mis le feu, ils dansèrent autour. C’était comme une folie... «Sur le pont de Beuvron, on y danse...» Si tu les avais vus... «Voyez comme on danse...» si tu les avais vus, peut-être qu’avec eux toi-même aurais dansé. Tu penses si le bois que tu avais à l’atelier flambait, pétaradait... Bref, on a tout brûlé!
—J’aurais voulu voir cela. Cela devait être beau, dis-je.
Et je le pensais. Mais je pensais aussi:
—Je suis mort! Ils m’ont tué. Ceci, je me gardais de le dire à Jojot.
—Alors, ça ne te fait rien? dit-il, l’air mécontent.
(Il m’aimait bien, le brave homme; mais on n’est pas fâché—sacrée espèce humaine!—de voir de temps en temps son voisin dans la peine, ne serait-ce que pour avoir le plaisir de le consoler.)
Je dis:
—Pour ce beau feu, c’est dommage qu’on n’ait pas attendu la Saint-Jean.
Je fis mine de partir.
—Et tu y vas tout de même?
—J’y vas. Bonjour, Jojot.
—Bougre d’original!
Il fouetta son cheval.
Je marchai, ou plutôt j’avais l’air de marcher, jusqu’à ce que la voiture disparût, au détour. Je n’aurais pu faire dix pas; les jambes m’entraient dans le ventre; je tombai sur une borne, comme assis sur un pot.
Les moments qui suivirent furent de mauvais moments. Je n’avais plus besoin de faire le fanfaron. Je pouvais être malheureux, malheureux, tout mon soûl. Je ne m’en privai point. Je pensais:
—«J’ai tout perdu, mon gîte et l’espérance d’en refaire jamais un autre, mon épargne amassée, jour par jour, sou par sou, avec cette lente peine qui est le meilleur plaisir, les souvenirs de ma vie encrassés dans les murs, les ombres du passé qui semblent des flambeaux. Et j’ai perdu bien plus, perdu ma liberté. Que deviendrai-je maintenant? Il me faudra loger chez un de mes enfants. Je m’étais pourtant juré d’éviter, à tout prix, cette calamité! Je les aime, parbleu; ils m’aiment, c’est entendu. Mais je ne suis pas si sot que je ne sache que tout oiseau doit rester dans son nid, et que les vieux sont gênants pour les jeunes, et gênés. Chacun songe à ses œufs, à ceux qu’il a pondus, et ne se soucie plus de ceux d’où il est venu. Le vieux qui s’obstine à vivre est un intrus, quand il prétend se mêler à la couvée nouvelle; il a beau s’effacer: on lui doit le respect. Au diable le respect! C’est la cause de tout le mal: on n’est plus leur égal. J’ai fait tout mon possible pour que mes cinq enfants ne soient pas étouffés par leur respect pour moi; j’y ai assez réussi; mais quoi que vous fassiez et malgré qu’ils vous aiment, ils vous regardent toujours un peu en étranger: vous venez de contrées où ils n’étaient pas nés, et vous ne connaîtrez pas les contrées où ils vont; comment pourriez-vous donc vous comprendre tout à fait? Vous vous gênez l’un l’autre, et vous vous en irritez... Et puis, c’est terrible à dire: l’homme qui est le plus aimé ne doit que le moins possible mettre l’amour des siens à l’épreuve: c’est tenter Dieu. Il ne faut pas trop demander à notre espèce humaine. De bons enfants sont bons; je n’ai pas à me plaindre. Ils sont encore meilleurs, quand on n’a pas besoin de recourir à eux. J’en dirais long si je voulais... Enfin, j’ai ma fierté. Je n’aime pas reprendre leur pâtée à ceux à qui je l’ai donnée. J’ai l’air de leur dire: «Payez!» Les morceaux que je n’ai pas gagnés me restent dans la gorge; il me semble voir des yeux qui comptent mes bouchées. Je ne veux rien devoir qu’à ma peine. Il me faut être libre, être maître chez moi, y entrer, en sortir, selon ma volonté. Je ne suis bon à rien, quand je me sens humilié. Ah! misère d’être vieux, de dépendre de la charité des siens, c’est encore pis que de ses concitoyens: car ils y sont forcés; on ne peut jamais savoir s’ils le font de plein gré; et l’on aimerait mieux crever que de les gêner.»
Ainsi, je gémissais, souffrant dans mon orgueil, dans mon affection, dans mon indépendance, dans ce que j’avais aimé, les souvenirs du passé envolés en fumée, dans tout ce que j’avais de meilleur et de pire; et je savais que, quoi que je fisse, j’avais beau me révolter, par cette unique voie il me faudrait passer. J’avoue que je n’y apportais aucune philosophie. Je me sentais misérable, tel un arbre qu’on a scié au ras de terre et tranché.
Comme, assis sur mon pot, je cherchais quelque chose autour où m’accrocher, non loin de moi je vis, voilé par les cheveux des arbres d’une allée, la tourelle à créneaux du château de Cuncy. Et je me souvins soudain de tous les beaux travaux que, depuis vingt-cinq ans, j’avais mis là-dedans, des meubles, des boiseries, de l’escalier sculpté, de tout ce que ce bon seigneur Philbert m’avait commandé... Fameux original! Il m’a fait quelquefois diablement enrager. Est-ce qu’il ne s’est pas, un beau jour, avisé de me faire sculpter ses maîtresses en robe d’Ève, et lui en peau d’Adam, d’Adam gaillard, galant, après la venue du serpent? Et dans la salle d’armes, n’eut-il pas fantaisie que les têtes de cerf sculptées en panoplie eussent la physionomie des bons cocus de la contrée? Nous en avons bien ri... Mais le diable n’était pas facile à contenter. Lorsqu’on avait fini, on devait recommencer. Et quant à son argent, on le voyait rarement... N’importe! Il était capable d’aimer les belles choses, en bois tout comme en chair, et presque de la même manière: (c’est la bonne, on doit aimer l’œuvre d’art comme on aime sa maîtresse, voluptueusement, de l’esprit et des membres). Et s’il ne m’a pas payé, le ladre, il m’a sauvé! Car je surnage ici, quand là-bas j’ai péri. L’arbre de mon passé est détruit; mais ses fruits me restent; ils sont à l’abri des gelées et du feu. Et j’eus l’envie de les revoir et d’y mordre, à l’instant, afin de reprendre goût à la vie.
J’entrai dans le château. On m’y connaissait bien. Le maître n’était pas là; mais sous le faux prétexte de mesures à prendre pour de nouveaux travaux, j’allai où je savais que je trouverais mes enfants. Il y avait plusieurs ans que je ne les avais vus. Tant qu’un artiste se sent de la vigueur aux reins, il engendre, et ne pense plus à ce qu’il a engendré. D’ailleurs, la dernière fois que j’avais voulu entrer, M. de Cuncy, avec un rire bizarre, m’en avait empêché. Je me dis qu’il cachait sans doute quelque drôlesse, quelque femme mariée; et comme j’étais bien sûr que ce n’était pas la mienne, je n’en pris nul souci. Et puis, avec les lubies de ces grands animaux, on ne discute pas: c’est plus sage. À Cuncy, nul n’essaie de comprendre le maître: il est un peu timbré.
Je montai donc bravement par le grand escalier. Mais je n’avais pas fait dix pas, que, comme la femme de Loth, je restai pétrifié. Les grappes de raisins, les branches de pêchers, et les lianes fleuries, qui s’enroulaient autour de la rampe sculptée, étaient déchiquetées, à grands coups de couteau. Je doutai de mes yeux, j’empoignai à pleines paumes les pauvres mutilés; je sentis sous mes doigts leurs blessures écrites. Poussant un gémissement, et le souffle coupé, quatre à quatre, j’escaladai les marches: je tremblais maintenant de ce que j’allais trouver!... Mais cela dépassait ce que j’imaginais.
Dans la salle à manger, dans la salle des armures, dans la chambre à coucher, toutes les figurines des meubles et des boiseries avaient qui le nez coupé, qui le bras, qui la quille, qui la feuille de vigne. Sur les panses des bahuts, le long des cheminées, sur les cuisses effilées de colonnes sculptées, s’étalaient en balafres des inscriptions profondes au couteau, le nom du propriétaire, quelque pensée idiote, ou bien la date et l’heure de ce travail d’Hercule. Au fond de la grande galerie, ma jolie nymphe nue de l’Yonne, qui s’appuie du genou sur le cou d’une lionne velue, avait servi de cible; son ventre était troué par des coups d’arquebuse. Et partout, au hasard, des coups et des coupures, des copeaux rabotés, des taches d’encre ou de vin, des moustaches ajoutées ou de sales facéties. Enfin, tout ce que l’ennui, tout ce que la solitude, tout ce que la bouffonnerie et la stupidité peuvent souffler d’incongruités au cerveau d’un riche idiot, qui ne sait qu’inventer au fond de son château, et n’étant bon à rien, ne peut rien que détruire... S’il avait été là, je crois que je l’aurais tué. Je geignais, je soufflais du fond de mon gosier. Je fus un long moment à ne pouvoir parler. J’avais le cou rouge et les veines du front qui saillaient; je riboulais des yeux, ainsi qu’une écrevisse. Enfin, quelques jurons réussirent à passer. Il était temps! Un peu plus, et j’allais étouffer... La bonde une fois partie, bon sang! je m’en suis donné. Dix minutes d’affilée, et sans reprendre haleine, j’ai sacré tous les dieux et dégorgé ma haine:
—«Ah! chien, criais-je, fallait-il que j’amenasse dans ta bauge mes beaux enfants, afin que tu les torturasses, mutilasses, violasses, souillasses et compissasses! Hélas! mes doux petits, enfantés dans la joie, vous sur qui je comptais pour être mes héritiers, vous que j’avais faits sains, robustes et dodus, pourvus de membres bien charnus, sans qu’il y manquât rien, vous qui étiez fabriqués du bois dont on vit mille ans, dans quel état vous retrouvé-je, éclopés, estropiés, du haut, du bas, du mitan, de l’avant, de la proue et de la poupe, de la cave et du grenier, plus couturés de balafres qu’une bande de vieux pillards qui reviennent de la guerre! Faut-il que je sois le père de tout cet hôpital!... Grand Dieu, exauce-moi, accorde-moi la grâce (peut-être ma prière te semble superflue) de ne pas m’en aller, mort, en ton paradis, mais en enfer, près de la broche, où Lucifer rôtit les âmes des damnés, afin que de ma main je tourne et je retourne le bourreau de mes enfants, enfilé par le fondement!»
J’en étais là quand le vieil Andoche, un laquais que je connaissais, vint me prier de mettre un terme à mes mugissements... Tout en me poussant vers la porte, le brave homme essayait de me consoler:
—Est-il possible, disait-il, de se mettre en ces états, pour des morceaux de bois! Que dirais-tu s’il te fallait vivre, comme nous, avec ce fou? Vaut-il pas mieux qu’il se divertisse (c’est son droit) avec des planches qu’il t’a payées qu’aux dépens de bons chrétiens comme toi et moi?
—Eh! répliquai-je, qu’il te bâtonne! Crois-tu que je ne me ferais pas fesser pour un de ces morceaux de bois que mes doigts ont animés? L’homme n’est rien; c’est l’œuvre qui est sacrée. Triple assassin, celui qui tue l’idée!...
J’en eusse dit bien d’autres, et de cette éloquence; mais je vis que mon public n’en avait rien compris et que j’étais pour Andoche presque aussi fou que l’autre. Et comme, en ce moment, je me retournais encore, sur le pas de la porte, pour, une dernière fois, embrasser le spectacle de ce champ de bataille, le burlesque des choses, de mes pauvres dieux sans nez et de leur Attila, d’Andoche aux yeux placides qui me prenaient en pitié, et de moi, grosse bête, qui perdais ma salive à geindre, soliloquer devant des soliveaux, me traversa la tête... frroutt... comme une fusée; si bien qu’oubliant du coup ma colère et ma peine, je ris au nez d’Andoche ahuri, et partis.
Je me retrouvai sur la route. Je disais:
—Cette fois, ils m’ont tout pris. Je suis bon à mettre en terre. Il ne me reste que ma peau... Oui, mais aussi, sangbleu, il reste ce qu’il y a dedans. Comme cet autre assiégé, répliquant à celui qui, s’il ne se rendait, le menaçait de tuer ses enfants: «Si tu veux! J’ai ici l’instrument pour en fabriquer d’autres», j’ai le mien, ventrebleu, ils ne me l’ont pas pris, ils ne peuvent me le prendre... Le monde est une plaine aride où, çà et là, poussent les champs de blé que nous, artistes, avons semés. Les bêtes de la terre et du ciel viennent les becqueter, mâcher et piétiner. Impuissants à créer, ils ne peuvent que tuer. Rongez et détruisez, animaux, foulez aux pieds mon blé, j’en ferai pousser d’autre. Épi mûr, épi mort, que m’importe la moisson? Dans le ventre de la terre fermentent les grains nouveaux. Je suis ce qui sera et non ce qui a été. Et lorsqu’un jour viendra où ma force s’éteindra, où je n’aurai plus mes yeux, mes narines charnues, et le goulot dessous où l’on descend le vin et où est bien pendue ma langue frétillarde, quand je n’aurai plus mes bras, l’adresse de mes mains et ma frisque vigueur, quand je serai très vieux, sans sang et sans bon sens..., ce jour-là, mon Breugnon, c’est que je ne serai plus là. Va, ne t’inquiète pas! Vous imaginez-vous un Breugnon qui ne sent plus, un Breugnon qui ne crée plus, un Breugnon qui ne rit plus, et qui ne fait plus feu des quatre fers à la fois? Non pas, c’est qu’il sera sorti de sa culotte. Vous pouvez la brûler. Je vous abandonne ma loque...
Là-dessus, je me remis en marche vers Clamecy. Et comme j’arrivais au haut de la montée, faisant le rodomont, et jouant du bâton (de vrai, je me sentais déjà réconforté), je vis venir à moi un petit homme blond, tout courant et pleurant, qui était Robinet dit Binet, mon petit apprenti. Un galopin de treize ans, qu’on voyait, au travail, plus attentif aux mouches qui volaient qu’aux leçons, et plus souvent dehors que dedans, à faire des ricochets ou lorgner les mollets des filles qui passaient. Je le calottais vingt fois dans sa sainte journée. Mais il était adroit comme un singe, futé; ses doigts étaient malins comme lui, bons ouvriers; et j’aimais, malgré tout, son bec toujours ouvert, ses dents de petit rongeur, ses joues maigres, ses yeux fins et son nez retroussé. Il le savait, le gueux! J’avais beau lever le poing et jouer de mon tonnerre: il voyait le rire au coin de l’œil de Jupiter. Aussi, quand je l’avais calotté, il se secouait, tranquille comme un baudet, et puis, après, recommençait. C’était un vaurien parfait.
Je ne fus donc pas peu étonné de le voir, tout pareil à un triton de fontaine, de grosses larmes en poire coulant, dégoulinant de ses yeux et de son nez. Le voilà qui se jette sur moi et m’embrasse le corps, en m’inondant le giron de ses pleurs et meuglant. Je n’y comprenais rien, je disais:
—Eh! là donc! à qui est-ce que tu en as! Veux-tu bien me lâcher! On se mouche, sacré!... avant de vous embrasser.
Mais au lieu de cesser, me tenant enlacé, comme le long d’un prunier, il se laisse glisser à mes genoux, par terre, et pleure de plus belle. Je commence à m’inquiéter:
—Allons donc, mon petit gars! Relève-toi! Qu’est-ce que tu as?
Je le prends par les bras, je le soulève... houp, là!... et je vois qu’il avait une main emmaillotée, qui saignait au travers des chiffons, ses habits en guenilles et ses sourcils brûlés. Je dis (j’avais déjà oublié mon histoire):
—Drôle, tu as encore fait une sottise? Il gémit:
—Ah! maître, j’ai tant de peine!
Je l’assieds près de moi, sur un talus. Je dis:
—Parleras-tu?
Il crie:
—Tout est brûlé!
Et de nouveau, les grandes eaux se mettent à couler. Alors donc, je compris que tout ce gros chagrin, c’était à cause de moi, c’était pour l’incendie; et je ne peux pas dire le bien que cela me fit.
—Mon pauvre petit, je réplique, c’est pour cela que tu pleures?
Il reprit (il croyait que je n’avais pas saisi):
—L’atelier est brûlé!
—Bien oui, c’est du réchauffé; je la connais, ta nouvelle! Voilà dix fois, en une heure, qu’on me la corne aux oreilles. Que veux-tu? c’est un malheur!
Il me regarde, soulagé. Tout de même, il avait gros cœur.
—Tu tenais donc à ta cage, merle qui ne pensait qu’aux moyens d’en sortir? Va, dis-je, je te soupçonne d’avoir, friponneau, dansé comme les autres, autour des fagots.
(Je n’en pensais pas un mot.)
Il prend l’air indigné:
—Ça n’est pas vrai, crie-t-il, pas vrai! Je me suis battu. Tout ce que nous avons pu pour arrêter le feu, maître, nous l’avons fait; mais nous n’étions que deux. Et Cagnat, bien malade (c’est mon autre apprenti), avait sauté du lit, quoiqu’il tremblât de fièvre, et s’était mis devant la porte du logis. Allez donc arrêter un troupeau de gouris! Nous avons été balayés, roulés, foulés, boulés. Nous avions beau taper et ruer comme des sourds: ils ont passé sur nous, ainsi que la rivière, quand les vannes de l’écluse sont ouvertes. Cagnat s’est relevé, a couru après eux: ils l’ont presque assommé. Moi, tandis qu’ils luttaient, je me suis faufilé dans l’atelier en feu... Bon Dieu, quelle flambée! Tout avait pris, d’un coup, c’était comme une torche qui allongeait sa langue, blanche, rouge et sifflante, en vous crachant au nez flammèches et fumée. Je pleurais, je toussais, je commençais à cuire, je me disais: «Robin, tu vas faire du boudin!»... Tant pire, on verra bien! Hop là! je prends mon élan, je fais comme à la Saint-Jean, je saute, ma culotte brûle, et j’ai le poil grillé. Je tombe dans un tas de copeaux qui pétaient. J’en fis autant, je rebondis, je bute et je m’allonge, la tête contre l’établi. J’en restai étourdi. Pas longtemps. J’entendais, autour, le feu qui ronflait, et ces brutes, dehors, qui dansaient, qui dansaient. J’essaie de me relever, je retombe, j’étais meurtri; je m’arc-boute sur mes abattis, et je vois à dix pas votre petite sainte Madeleine, dont le menu corps tout nu, de ses cheveux vêtu, grassouillet, mignonnet, était déjà par le feu pourléché. Je criai: «Arrêtez!» Je courus, je la pris, dans mes mains j’éteignis ses beaux pieds qui flambaient, dans mes bras l’étreignis; ma foi, je ne sais plus, je ne sais plus ce que je fis; je l’embrassais, je pleurais, je disais: «Mon trésor, je te tiens, je te tiens, n’aie pas peur, je t’ai bien, tu ne brûleras pas, je t’en donne ma parole! Et toi aussi, aide-moi! Madelon, nous nous sauverons...» N’y avait plus de temps à perdre,... boum!... le plafond tombait! Impossible de revenir par où j’étais venu. Nous nous trouvions tout près de la lucarne ronde qui donne sur la rivière; j’enfonce du poing le verre, nous passons au travers, ainsi qu’en un cerceau: il y avait juste la place pour notre râble à tous deux. Je roule, je pique une tête jusqu’au fond du Beuvron. Heureusement que le fond est près de la surface; et comme il était bien gras et rembourré de moelle, Madeleine en tombant ne s’est pas fait une bosse. Moi, je fus moins heureux: je ne l’avais point lâchée, je barbotais, empêtré, le bec au fond du pot; j’en bus et j’en mangeai plus que je ne voulus. Enfin, j’en suis sorti; et, sans plus bavarder, nous voilà tous les deux! Maître, pardonnez-moi de n’avoir pas fait mieux.
Alors, démaillotant pieusement son balluchon, d’une veste roulée il tira Madelon, qui montrait, souriant de ses yeux innocents et coquets, ses brûlés petons. Et je fus si ému que (ce que n’avais fait pour la mort de ma vieille, le mal de ma Glodie, ma ruine et le massacre de mes œuvres) je pleurai.
Et comme j’embrassais Madeleine et Robinet, je me souvins de l’autre, et je dis:
—Et Cagnat? Robinet répondit:
—Il est mort de chagrin.
Je m’agenouillai sur la route, je baisais la terre, je dis:
—Merci, mon gars.
Et regardant l’enfant, qui serrait la statue entre ses bras blessés, je dis au Ciel, en le montrant:
—Voilà mon plus beau travail: les âmes que j’ai sculptées. Ils ne me les prendront pas. Brûlez le bois! L’âme est à moi.
X
L’ÉMEUTE
Fin août.
Quand l’émotion fut digérée, je dis à Robinet:
—Assez! Ce qui est fait est fait. Voyons ce qui reste à faire.
Je lui fis raconter ce qui s’était passé dans la cité, depuis quinze ou vingt jours que je l’avais quittée, mais bref et clair, sans bavarder: car l’histoire d’hier est de l’histoire ancienne; et l’essentiel est de savoir où nous en sommes. J’appris que sur Clamecy régnaient la peste et la peur, la peur plus que la peste: car celle-ci déjà semblait chercher fortune ailleurs, laissant la place aux malandrins qui, de tous les côtés, attirés par l’odeur, venaient lui arracher des doigts sa proie. Ils étaient maîtres du terrain. Les flotteurs, affamés et rendus enragés par la terreur du fléau, laissaient faire, ou faisaient comme eux. Quant aux lois, elles gisaient. Qui en avait reçu la garde, était allé garder ses champs. De nos quatre échevins, l’un était mort, deux avaient fui; et le procureur avait pris la poudre d’escampette. Le capitaine du château, vieil homme brave, mais podagre, n’ayant qu’un bras, les pieds gonflés, et de cerveau pas plus qu’un veau, s’était fait mettre en six morceaux. Restait un échevin, Racquin, qui se trouvant seul en face de ces animaux déchaînés, par peur, par faiblesse, par ruse, au lieu de leur tenir tête, crut plus sage de céder, en faisant la part du feu. Du même coup, sans se l’avouer (je le connais, j’ai deviné), il s’arrangeait pour satisfaire à son âme rancunière, en lâchant sur tel ou tel dont le bonheur lui faisait mal, ou dont il voulait se venger, la meute incendiaire. Je m’explique à présent le choix de ma maison!... Mais je dis:
—Et les autres, les bourgeois, que font-ils donc?
—Ils font: «bée», dit Binet; eh! ce sont des moutons. Ils attendent chez eux qu’on vienne les saigner. Ils n’ont plus de berger, plus de chiens.
—Eh bien, Binet, et moi! Voyons un peu, mon gars, s’il me reste des crocs. Allons-y, mon petit.
—Maître, un seul ne peut rien.
—Peut toujours essayer.
—Et si ces gueux vous prennent?
—Je n’ai plus rien, je me moque d’eux. Va donc peigner un diable qui n’a plus de cheveux!
Il se mit à danser:
—Ce qu’on va s’amuser! Frelelefanfan, chipe, chope, torche, lorgne, tarirarirariran, boute avant, boute avant!
Et sur sa main brûlée, fit la roue sur la route, et faillit s’étaler. Je pris un air sévère:
—Eh! babouin, dis-je, est-ce une affaire à danser au bout d’un arbre, avec ta queue? Debout! Et soyons grave! Il s’agit d’écouter.
Il m’écouta, les yeux brillants.
—Tu ne riras pas longtemps. Voilà: je m’en vas, seul, à Clamecy, de ce pas.
—Et moi! Et moi!
—Toi, je t’envoie en ambassade à Dornecy, avertir Maistrat Nicole, notre échevin, l’homme prudent, qui a bon cœur, meilleures jambes, et s’aime mieux que ses concitoyens, mais mieux que soi aime son bien, que l’on doit demain matin boire son vin. De là, poussant jusqu’à Sardy, tu verras en sa tour à pigeons maître Guillaume Courtignon, le procureur, tu lui diras que sa maison à Clamecy sera sans faute, cette nuit, brûlée, pillée et cætera, s’il ne revient. Il reviendra. Je ne t’en dis pas plus. Tu sauras bien tout seul trouver ce qu’il faut dire, et tu n’as pas besoin de leçons pour mentir.
Le petit, se grattant l’oreille, dit:
—Ce n’est pas la difficulté. Mais je ne veux pas vous quitter.
Je réponds:
—T’ai-je demandé ce que tu veux ou ne veux pas? Moi, je veux. Tu obéiras.
Il discutait. Je dis:
—Assez!
Et comme il s’inquiétait, ce petit, de mon sort:
—Je ne te défends pas, lui dis-je, de courir. Quand tu auras fini, tu pourras me rejoindre. Le meilleur moyen de m’aider, c’est de m’amener du renfort.
—Ventre à terre dit-il, je les amènerai, suant, soufflant, sur leurs bedons, le Courtignon et le Nicole, quand je devrais leur attacher aux chausses une casserole!
Il partit comme un trait, puis s’arrêtant encore:
—Maître, au moins dites-moi ce que vous allez faire! L’air important, avec mystère, je répondis:
—On verra bien.
(Par ma foi, je n’en savais rien!)
*
* *
Vers huit heures du soir, en ville j’arrivai. Sous des nuages d’or le soleil rouge était couché. La nuit commençait à peine. Quelle belle nuit d’été! Mais personne pour en jouir. Pas un badaud et pas un garde, à la porte du Marché. On entrait comme en un moulin. Dans la Grand-Rue, un chat maigre rongeait du pain; se hérissa, quand il me vit, puis détala. Les maisons, aux yeux clos, montraient face de bois. Pas une voix. Je dis:
—Ils sont tous morts. Je suis venu trop tard.
Mais voici, j’entendis que derrière les volets, on épiait, au bruit de mon pas qui sonnait. Je frappai, je criai:
—Ouvrez!
Nul ne bougea. J’allai à une autre maison. Je frappai de nouveau, du pied et du bâton. Nul n’ouvrit. J’entendis, dedans, un frr frr de souris. Maintenant, j’avais compris.
—Ils se terrent, les marmiteux! Feste-Dieu, je m’en vais leur mordre les fesses!
Du poing et du talon, je battis le tambour sur la devanture du libraire, et je criai:
—Hé! vieux frère! Denis Saulsoy, nom de nom! Je vas tout casser. Ouvre donc! Ouvre, chapon, je suis Breugnon.
Aussitôt, comme par magie (on eût dit qu’une fée de sa baguette eût touché les croisées), tous les volets s’ouvrirent, et je vis, tout du long de la rue du Marché, au rebord des fenêtres, alignées tout du long ainsi que des oignons, des faces effarées, qui me dévisageaient. Elles me regardaient, regardaient, regardaient... Je ne me savais pas si beau: je me tâtai. Puis, leurs traits contractés soudain se détendirent. Ils avaient l’air contents.
—Braves gens, comme ils m’aiment! pensai-je, sans me dire que leur bonheur venait de ce que ma présence, à cette heure, en ce lieu, les rassurait un peu.
Lors, s’engagea la conversation entre Breugnon et les oignons. Tous parlaient à la fois; et tout seul contre tous, je donnais la réplique.
—D’où viens-tu? Que fis-tu? Que vis-tu? Que veux-tu? Comment pus-tu entrer? Par où pus-tu passer?
Je dis:
—Holà! Holà! Ne nous emportons pas. Je vois avec plaisir que la langue vous reste, si vous avez perdu le cœur et les jarrets. Çà, que faites-vous-là haut? Descendez, il fait bon humer le frais du soir. Vous a-t-on pris vos chausses, que vous restez chambrés?
Mais au lieu de répondre, ils demandaient:
—Breugnon, dans les rues, en venant, qui as-tu rencontré?
—Idiots, qui voulez-vous, dis-je, que je rencontre, puisque vous êtes tous au nid?
—Les brigands.
—Les brigands?
—Ils pillent, brûlent tout.
—Où cela?
—En Béyant.
—Allons les arrêter! Qu’avez-vous à rester dans votre poulailler?
—Nous gardons la maison.
—La meilleure façon de garder sa maison, c’est de défendre celle des autres.
—Le plus pressé d’abord. Chacun défend le sien.
—Je connais le refrain: «J’aime bien mes voisins, mais je n’ai cure d’eux»... Malheureux! Les brigands, vous travaillez pour eux. Après les autres, vous. Chacun aura son tour.
—Monsieur Racquin a dit qu’en ce danger, le mieux était de rester coi, faire la part du feu, en attendant que l’ordre soit rétabli.
—Par qui?
—Par M. de Nevers.
—D’ici là, sous le pont il coulera de l’eau. M. de Nevers a ses affaires. Devant qu’il pense aux vôtres, vous serez tous brûlés. Allons, enfants, venez! Il n’a droit à sa peau, qui ne la défend!
—Les autres sont nombreux, armés.
—On crie toujours le loup plus grand qu’il n’est.
—Nous n’avons plus de chefs.
—Soyez-les.
Ils continuaient de jaser, de l’une à l’autre fenêtre, comme des oiseaux perchés! ils disputaient entre eux, mais aucun ne bougeait. Je m’impatientai:
—Allez-vous me laisser, toute la nuit, planté dans la rue, nez en l’air, à me tordre le cou? Je ne suis pas venu chanter la sérénade, tandis qu’avec vos dents vous battez la chamade. Ce que j’ai à vous dire ne se chante ni ne se crie sur les toits. Ouvrez-moi! Ouvrez-moi, de par Dieu, ou bien je mets le feu. Allons, descendez, les mâles (s’il en reste là-haut); les poules suffiront pour garder le perchoir.
Moitié riant, moitié jurant, une porte s’entrebâilla, puis l’autre; un nez prudent s’aventura; suivit, la bête; et sitôt que l’on vit un mouton hors du parc, tous les autres sortirent. Ce fut à qui viendrait me regarder sous le nez:
—Et tu es bien guéri?
—Sain comme un chou cabus.
—Et nul ne t’a fait noise?
—Nul, hors un troupeau d’oies, qui sifflaient après moi. De me voir sortir sauf de ce trouble danger, ils en respiraient mieux et m’aimaient davantage. Je dis:
—Regardez bien. Ouais, je suis au complet. Tous les morceaux y sont. Non, il n’y manque rien. Voulez-vous mes lunettes?... Çà, en voilà assez! Demain, vous verrez plus clair. L’heure nous presse, allons, laissons les fariboles. Où pouvons-nous causer?
Gangnot dit:
—Dans ma forge.
Dans la forge à Gangnot, sentant la corne, au sol pétri par les sabots des chevaux, nous nous tassâmes dans la nuit, comme un troupeau. Porte fermée. Un lumignon, posé à terre, faisait danser sur la voûte noire de fumée nos grandes ombres ployées au cou. Tous se taisaient. Et brusquement, tous à la fois parlèrent. Gangnot prit son marteau et frappa son enclume. Le coup troua le bruit des voix; par la déchirure, le silence rentra. J’en profitai, je dis:
—Ménageons notre souffle. Je sais déjà l’histoire. Les brigands sont chez nous. Bien! Mettons-les dehors.
Ils dirent:
—Ils sont trop forts. Les flotteurs sont pour eux.
Je dis:
—Les flotteurs ont soif. Quand ils voient d’autres boire, ils n’aiment pas regarder. Je les comprends très bien. Il ne faut jamais tenter Dieu, un flotteur encore moins. Si vous laissez piller, ne vous étonnez point que tel qui n’est pas un voleur aime mieux dans sa poche voir le fruit du larcin que dans celle de son voisin. Puis, il y a partout des bons et des mauvais. Allons, comme le Maître, «ab haedis scindere oves».
—Mais puisque M. Racquin, dirent-ils, l’échevin, nous défend de bouger! C’est à lui qu’appartient, en l’absence des autres, lieutenant, procureur, d’assurer l’ordre en la cité.
—Le fait-il?
—Il prétend...
—Le fait-il, oui ou non?
—Cela se voit assez!
—Alors, nous, faisons-le.
—M. Racquin promet que si nous ne bougeons, nous serons épargnés. L’émeute restera cantonnée aux faubourgs.
—Et comment le sait-il?
—Il a dû faire un pacte avec eux, contraint, forcé!
—Mais ce pacte, c’est un crime!
—C’est, dit-il, pour les endormir.
—Les endormir, eux, ou bien vous?
Gangnot frappa de nouveau son enclume (c’était son geste à lui, sa façon pour parler de se claquer la cuisse), et dit:
—Il a raison.
Tous avaient l’air honteux, peureux et furieux. Denis Saulsoy, baissant le nez:
—Si l’on disait tout ce qu’on pense, on aurait long à raconter.
—Eh! que ne parles-tu? fis-je. Que ne parlez-vous? Nous sommes entre frères. Qu’est-ce que vous craignez?
—Les murs ont des oreilles.
—Quoi! vous en êtes là?... Gangnot, prends ton marteau, et mets-toi en travers de la porte, mon gars! Le premier qui voudra ou sortir ou entrer, enfonce-lui le crâne dans l’estomac! Que les murs aient ou non des oreilles pour épier, je réponds qu’ils n’auront de langue pour rapporter. Car quand nous sortirons, ce sera sur-le-champ afin d’exécuter l’arrêt que l’on va prendre. Et maintenant, parlez! Qui se tait est un traître.
Ce fut un beau vacarme. Toute la haine et la peur refoulées éclataient comme des fusées. Ils criaient, en montrant le poing:
—Ce coquin de Racquin, il nous tient! Le Judas nous a vendus, nous et nos biens. Mais que faire! On ne peut rien. Il a la loi, il a la force, la police lui appartient.
Je dis:
—Où niche-t-il?
—À la maison de ville. Il y gîte, jour et nuit, pour plus de sûreté, entouré d’une garde de vauriens qui le veillent, le surveillent peut-être autant qu’ils veillent sur lui.
—Bref, il est prisonnier? Très bien, dis-je, nous allons, de ce pas, d’abord le délivrer. Gangnot, ouvre la porte!
Ils ne paraissaient pas encore bien décidés.
—Qu’est-ce qui vous arrête?
Saulsoy dit, se grattant la tête:
—C’est une grosse affaire. On ne craint pas les coups. Mais, Breugnon, après tout, nous n’avons pas le droit. Cet homme, il est la loi. Marcher contre la loi, c’est oui-dà se charger d’une lourde...
Je dis:
—...Res-pon-sa-bi-li-té? Eh bien, je la prends, moi. Ne t’inquiète pas. Lorsque je vois, Saulsoy, un coquin coquiner, je commence par l’assommer; après je lui demande comment est-ce qu’il se nomme; et s’il est procureur, ou pape, ainsi soit-il! Amis, faites de même. Quand l’ordre est le désordre, il faut bien que le désordre fasse l’ordre et sauve la loi.
Gangnot dit:
—Je viens avec toi.
Le marteau sur l’épaule, avec ses mains énormes (quatre doigts à la gauche, l’index écrasé manquait), bigle d’un œil, noir de peau, droit de corps et large comme un tonneau, il avait l’air d’une tour qui marche. Et par-derrière, on se pressait, suivant le rempart de son dos. Chacun courut dans sa boutique, pour y chercher son arquebuse, son couperet, ou son maillet. Et, ma foi, je ne jurerais que tel entra qui ressortit, de cette nuit, faute sans doute, le pauvre homme, de trouver son harnachement. Car pour dire la vérité, en arrivant sur la grand-place, nous étions assez clairsemés. Mais ceux qui restent sont les bons.
Par chance, la porte de l’hôtel de ville était ouverte: le berger était si sûr que ses moutons se laisseraient jusqu’au dernier raser la laine sans bêler, que ses chiens et lui dormaient du bon sommeil de l’innocence, après avoir très bien dîné. Notre assaut n’eut donc rien, je l’avoue, d’héroïque. Nous n’eûmes qu’à cueillir, comme on dit, la pie au nid. Nous l’en tirâmes proprement, nu et sans chausses, comme un lapin sans peau. Le Racquin était gras, la face ronde et rose, des coussinets de chair au front, dessus les yeux, l’air doucereux, pas bon ni bête. Il nous le fit bien voir. Dès le premier instant, il sut, à n’en pas douter, ce dont il retournait. Ce ne fut qu’un éclair de peur et de colère dans ses petits yeux gris, enfouis sous le bourrelet des paupières. Mais tout de suite, il se ressaisit, et, d’une voix d’autorité, il nous demanda de quel droit nous avions envahi la maison de la loi.
Je lui dis:
—Pour t’arracher de son lit.
Il s’emporta. Saulsoy lui dit:
—Maître Racquin, ce n’est plus l’heure de menacer. Vous êtes ici l’accusé. Nous venons demander vos comptes. Défendez-vous.
Il changea subito de musique.
—Mais, chers concitoyens, dit-il, je ne m’explique ce que vous voulez de moi. Qui se plaint? Et de quoi? Au risque de ma vie, ne suis-je pas resté ici, pour vous garder? Quand tous les autres fuient, seul j’ai dû tenir tête à l’émeute et la peste. Que me reproche-t-on? Suis-je cause des maux que j’essaie de panser?
Je dis:
—«Médecin avisé fait, dit-on, plaie puante.» Ainsi fais-tu, Racquin, médecin de la cité. Tu engraisses l’émeute et tu nourris la peste, et tu leur trais le pis, après, à tes deux bêtes. Tu t’entends avec les larrons. Tu mets le feu à nos maisons. Tu livres ceux que tu dois garder. Tu guides ceux que tu dois frapper. Mais dis-nous, traître, est-ce par peur, ou par cupidité que tu fais ce honteux métier? Que veux-tu qu’on te mette au cou? Quel écriteau? «Voilà l’homme qui vendit sa ville pour trente deniers»... Pour trente deniers? Pas si sot! Les prix ont augmenté, depuis l’Iscariot. Ou: «Voici l’échevin qui, pour sauver sa peau, mit à l’encan celle de ses concitoyens»?
Il s’emporta, et dit:
—J’ai fait ce que j’ai dû, ce qui était mon droit. Les maisons où la peste a passé, je les brûle. C’est la loi.
—Et tu taxes de peste, tu marques d’une croix les maisons de tous ceux qui ne sont point pour toi! «Qui veut noyer son chien...» Sans doute, c’est aussi pour combattre la peste que tu laisses piller les maisons empestées?
—Je ne puis l’empêcher. Et que vous fait, à vous, si ces pillards ensuite en crèvent comme des rats? C’est coup double. Bon débarras!
—Il va nous dire qu’il combat la peste avec les pillards, et les pillards avec la peste! Et de fil en aiguille, il restera vainqueur sur la ville détruite. Le disais-je pas bien? Mort le malade et mort le mal, nul ne demeure que le médecin... Eh bien, maître Racquin, à partir d’aujourd’hui, nous ferons de tes soins l’économie, nous nous soignerons nous-mêmes; et comme toute peine a droit à un salaire, nous te réservons...
Gangnot dit:
—Ton lit au cimetière.
Ce fut comme si dans une meute un os était tombé. Sur la proie ils se lancèrent, en hurlant; et l’un criait:
—Nous allons coucher l’enfant!
Le gibier, par bonheur, se sauva dans l’alcôve; et, appuyé au mur, hagard, il regardait les museaux prêts à mordre. Moi, je retins les chiens:
—Tout beau! Laissez-moi faire!
Ils restaient en arrêt. Le misérable, nu, rose comme un goret, grelottait de frayeur et de frais. J’eus pitié. Je lui dis:
—Allons, passe tes chausses! Nous avons assez vu, mon bon ami, ton cul.
Ils rirent comme des bossus. Je profitai de l’accalmie, pour leur parler raison. L’animal cependant rentrait dedans sa peau, claquant des dents, et l’œil mauvais: car il sentait que le danger s’éloignait. Quand il fut habillé, sûr que ce ne serait encore pour aujourd’hui qu’on happerait le lièvre, il redevint vaillant et il nous insulta; il nous nomma rebelles et menaça de nous faire condamner, pour insulte au magistrat. Je lui dis:
—Tu ne l’es plus. Magistrat, je te destitue.
Alors, ce fut contre moi qu’il tourna sa colère. Le désir de se venger était plus fort que la prudence. Il dit qu’il me connaissait bien, que c’était moi dont les conseils avaient tourné les cerveaux faibles de ces mutins, qu’il ferait tomber sur moi le poids de leurs attentats, que j’étais un scélérat. Dans sa rage bredouillante, d’une voix aigre et sifflante, il déchargea sur mon dos un tombereau de gros mots. Gangnot dit:
—Faut-il l’assommer?
Je dis:
—Tu fus bien inspiré, Racquin, de m’avoir ruiné. Tu le sais bien, gredin, que je ne puis te faire pendre, sans risquer le soupçon que j’agis par vengeance, pour l’incendie de ma maison. Et pourtant le collier de chanvre siérait à ta beauté. Mais nous laissons à d’autres le soin de t’en parer. Tu ne perds rien pour attendre. L’important, c’est qu’on te tient. Tu n’es plus rien. Nous t’arrachons ta belle robe d’échevin. C’est nous qui prenons en main le gouvernail et l’aviron.
Il bégaya:
—Tu sais, Breugnon, ce que tu risques? Je lui réponds:
—Je le sais, mon garçon, ma tête. Et je la mets au jeu,—au jeu de qui perd gagne. Si je la perds, la cité gagne.
On le conduisit en prison. Il y trouva la place chaude, que lui laissa un vieux sergent, enfermé trois jours avant, pour avoir refusé d’obéir à son commandement. Les huissiers et le portier de la maison de ville, à présent que le coup était fait, disaient tous qu’il était bien fait, et qu’ils avaient toujours pensé que le Racquin était un traître. À beau penser qui n’agit point!
*
* *
Jusque-là, notre plan s’était exécuté comme une planche lisse où glisse le rabot, sans rencontrer un nœud. Et je m’en étonnais. Je demandais:
—Où donc sont cachés les brigands?
lorsqu’on cria:
—Au feu!
Parbleu! Ils pillaient ailleurs.
Dans la rue, un homme essoufflé nous apprit que toute la bande mettait à sac les entrepôts de Pierre Poullard, en Bethléem, hors la porte de la tour Lourdeaux, brisait, brûlait, buvait à tire-larigot. Je dis aux compagnons:
—S’ils veulent des violons pour danser, nous voici! Nous courûmes à la Mirandole. De la terrasse, on dominait la ville basse, d’où montait dans la nuit un bruit de sabbat. Sur la tour de Saint-Martin, haletant, le tocsin grondait.
—Camarades, il va falloir descendre, dis-je, en la fournaise. Ça va chauffer. Sommes-nous prêts? Mais d’abord, il faut un chef. Qui le sera? Veux-tu, Saulsoy?
—Non, non, non, non, fit-il, faisant trois pas à reculons. Je n’en veux pas. C’est bien assez que je sois ici, à minuit, obligé de me promener avec ce vieux mousquet. Ce qu’on voudra, ce qu’il faudra, je le ferai,—hors commander. Merci Dieu! je n’ai jamais su rien décider...
Je demandai:
—Alors, qui veut?
Mais aucun d’eux ne remua. Je les connais, ces oiseaux-là! Parler, marcher, encore cela va. Mais décider, il n’y a plus personne. L’habitude de finasser avec la vie, quand on est petit bourgeois, d’hésiter et de tâter le drap qu’on veut acheter, cinquante fois, de marchander, et d’attendre pour le prendre que l’occasion soit passée, ou bien le drap! L’occasion passe, j’étends le bras:
—Si nul n’en veut, eh bien, c’est moi.
Ils dirent:
—Soit!
—Seulement, qu’on m’obéisse, sans discuter, de cette nuit! Autrement, nous sommes perdus. Jusqu’au matin, je suis seul maître. Vous me jugerez demain. Est-ce entendu?
Ils dirent tous:
—C’est entendu.
Nous descendîmes la colline. J’allais devant. À ma gauche, marchait Gangnot. À droite, j’avais mis Bardet, crieur de ville et son tambour. À l’entrée du faubourg, sur la place des Barrières, déjà nous rencontrâmes une foule fort gaie qui, sans méchanceté, s’en allait en famille, femmes, garçons et filles, vers l’endroit où l’on pille. On eût dit une fête. Certaines ménagères avaient pris leur panier, comme au jour de marché. On s’arrêta pour voir notre troupe passer; et les rangs s’écartaient poliment devant nous; ils ne comprenaient pas, et nous suivant, d’instinct, emboîtèrent le pas. Un d’eux, le perruquier Perruche, qui portait une lanterne de papier, l’approchant de mon nez, me reconnut et dit:
—Ah! Breugnon, bon garçon! te voilà revenu? Eh! tu arrives à point! On va trinquer ensemble.
—Il y a temps pour tout, Perruche, je réponds. Nous trinquerons demain.
—Tu vieillis, mon Colas. Il n’y a pas d’heure pour la soif. Demain, le vin sera bu. Ils le tirent. Hâtons-nous! Est-ce que par hasard la purée de septembre te dégoûte, à présent?
Je dis:
—Le vin volé, oui.
—Volé, il ne l’est point, dit-il, mais bien sauvé. Lorsque la maison brûle, faut-il donc bêtement laisser perdre les bonnes choses?
Je l’écartai de mon chemin:
—Voleur!
Et je passai.
—Voleur!
lui répétèrent Gangnot, Bardet, Saulsoy, les autres. Ils passèrent. Le Perruche demeurait atterré; puis, je l’entendis furieux vociférer; et en me retournant, je le vis qui courait, en nous montrant le poing. Nul de nous ne parut l’entendre ni le voir. Quand il nous eut rejoints, il se tut brusquement, et avec nous marcha.
Arrivés sur la berge de l’Yonne, à l’entrée du pont, impossible de passer. La foule était serrée. Je fis battre le tambour. Les premiers rangs s’ouvrirent, sans trop savoir pourquoi. Nous entrâmes comme un coin, mais nous nous trouvions pris. Je vis là deux flotteurs que je connaissais bien, le père Joachim, dit le Roi[12] de Calabre, et Gadin dit Gueurlu. Ils me dirent:
—Çà, çà, maître Breugnon, que diable venez-vous faire ici, avec votre peau d’ânon et tous ces harnachés, graves comme des baudets? C’est-y que vous voulez rire, ou bien qu’on va-t-en guerre?
—Tu ne crois pas si bien dire, Calabre, je réponds. Car tel que tu me vois, je suis pour cette nuit capitaine de Clamecy, et je vas le défendre contre ses ennemis.
—Ses ennemis? dirent-ils, tu n’es pas fou? Qui donc?
—Ceux qui brûlent, là-bas.
—Et qu’est-ce que cela peut te faire, dirent-ils, maintenant que ta maison est brûlée? (Pour la tienne, on regrette; tu sais, on s’est trompé.) Mais celle de Poullard, ce pendard engraissé de nos peines, ce torcoul qui se pavane avec la laine qu’il nous a sur le dos tondue, et qui, lorsqu’il nous a mis tout nus, nous méprise du haut de sa vertu! Qui le vole, il est bien sûr d’aller tout droit au paradis. C’est pain bénit. Laisse-nous faire. Que t’importe? Encore passe de ne point piller! Mais l’empêcher!... Rien à perdre, tout à gagner.
Je dis (car il m’eût fait gros cœur de cogner sur ces pauvres garçons, sans avoir essayé d’abord de raisonner):
—Tout à perdre, Calabre. Notre honneur à sauver.
—Notre honneur! Ton honneur! dit Gueurlu. Ça se boit-il? Ou bien si ça se bâfre? On sera peut-être mort demain. Que restera-t-il de nous? Il ne restera rien. Que pensera-t-on de nous? On ne pensera rien. L’honneur est une denrée de luxe pour les riches, les bêtes qu’on enterre avec des épitaphes. Nous, on sera tous ensemble, dans la fosse commune, comme des tranches de merluche. Va-t’en voir celle qui pue l’honneur ou bien l’ordure!
—Seul, chacun, on n’est rien, c’est vrai, mon roi de Calabre; mais tous, on est beaucoup. Cent petits font un grand. Quand auront disparu ces riches d’aujourd’hui, quand seront effrités, avec leurs épitaphes, les mensonges de leurs tombes et le nom de leurs races, on parlera encore des flotteurs de Clamecy; ils seront dans son histoire sa noblesse aux rudes mains, à la tête dure comme leurs poings, et je ne veux pas qu’on dise qu’ils furent des coquins.
Gueurlu dit:
—Je m’en fous.
Mais le roi de Calabre, après avoir craché, cria:
—Si tu t’en fous, tu n’es qu’un saligoud. Il a raison, Breugnon. De savoir que ça se dit, ça me vexerait aussi. Et par saint Nicolas, ça ne se dira pas. L’honneur n’est pas aux riches. On le leur fera bien voir. Qu’il soit sire ou messire, pas un d’eux qui nous vaille!
Gueurlu dit:
—Faut-il donc se gêner? Est-ce qu’ils se gênent, eux? Y a-t-il plus grand goulafre que ces princes, ces ducs, le Condé, le Soissons, et le nôtre, le Nevers, et le gros d’Épernon, qui, lorsqu’ils en ont plein les bajoues et la panse, s’empiffrent, les cochons, de millions à crever, et quand le roi est mort, vont piller son trésor! Voilà leur honneur à eux! Vrai, nous serions bien bêtes de ne pas les imiter!
Roi de Calabre jura:
—Ce sont des marcassins. Quelque jour, notre Henri reviendra de sa fosse pour leur faire rendre gorge, ou bien ce sera nous qui les ferons rôtir tout farcis de leur or. Si les grands font les porcs, mordia! on les saignera; mais dans leur porcherie, on ne les imitera. L’exemple, nous le donnons, nous. Il y a plus d’honneur dans la cuisse d’un flotteur que dans le cœur d’un genpillehomme.
—Alors, mon roi, tu viens?
—Je viens; et cestuy-là, Gueurlu aussi viendra.
—Non, que diable!
—Tu viendras, que je dis, ou tu vois la rivière, et je te fous en bas. Allons, ouste, marchons. Et vous, par la Mer Dé[13], place, andouilles, je passe!
Il passait, refoulant les gens avec ses pilons. Et nous dans le remous, suivions comme un fretin derrière un gros poisson. Ceux que l’on rencontrait maintenant étaient trop «bus», pour que l’on pût penser encore à discuter. Chaque chose en son lieu: les arguments de langue, d’abord, et puis les poings. On tâchait seulement de les asseoir par terre, sans trop les abîmer: un soûlard, c’est sacré!
Enfin, l’on se trouva aux portes de l’entrepôt. La nuée des pillards grouillait dans la maison de maître Pierre Poullard, comme des poux sur une toison. Les uns déménageaient des coffres, des ballots; d’autres s’étaient vêtus de défroques volées; certains joyeux farceurs jetaient, pour rigoler, les vases et les pots, des fenêtres du premier. Au milieu de la cour, on roulait des barriques. J’en vis un qui buvait, bouche collée à la bonde, jusqu’à ce qu’il s’écroulât, les quatre fers en l’air, sous le rouge pissat. Le vin formait des mares, que des enfants lapaient. Et, afin d’y mieux voir, ils avaient mis en tas des meubles dans la cour, et les faisaient flamber. Au fond des caves, on entendait les maillets qui défonçaient les futailles, les feuillettes; des hurlements, des cris, des toux qui s’étranglaient: par-dessous terre, la maison grognait, comme si dans son ventre elle portait un troupeau de gorets. Et déjà, çà et là, sortaient des soupiraux des langues de fumée qui léchaient les barreaux.
Nous pénétrâmes dans la cour. Ils ne s’occupaient pas de nous. Chacun à son affaire. Je dis:
—Roule, Bardet!
Bardet battit sa caisse. Il cria les pouvoirs que la ville m’accordait; et, donnant de la voix à mon tour, je sommai les pillards de partir. Aux roulements du tambour, ils s’étaient rassemblés, comme un essaim de mouches, quand on frappe un chaudron. Et lorsque notre bruit cessa, tous ils recommencèrent, furieux, à bourdonner, et sur nous se lancèrent, en sifflant et huant et nous jetant des pierres. Je tâchai de forcer les portes de la cave; mais des fenêtres du grenier, ils faisaient choir tuiles et poutres. Nous entrâmes pourtant, en refoulant ces gueux. Gangnot eut là deux doigts encore de la main arrachés, et le roi de Calabre eut l’œil gauche crevé. Pour moi, en repoussant la porte qui se ferma, je me trouvai coincé, comme un renard au piège, le pouce entre les gonds. Nom de d’là! Je faillis pâmer comme une femme et rendre ce que j’avais dedans mon estomac. Heureusement, j’avisai un baril éventré. (c’était de l’eau-de-vie de marc); j’en arrosai mon coffre et j’y baignai mon pouce. Après quoi, je vous jure, cristi, je n’eus plus envie de tourner la prunelle. Mais je devins furieux, moi aussi. La moutarde m’était montée au nez.
Nous luttions à présent sur les marches de l’escalier. Il fallait en finir. Car ces diables cornus nous déchargeaient à la face leurs mousquets, et de si près qu’aux barbes de Saulsoy le feu prit. Gueurlu entre ses mains calleuses l’éteignit. Par chances, ces ivrognes voyaient double, en visant, sans quoi, pas un de nous n’en serait sorti vivant. Nous dûmes remonter les marches, et nous battîmes en retraite. Mais, campés à l’entrée,—j’aperçus l’incendie, sournois, qui se glissait, de l’une et de l’autre aile vers le logis du fond, où se trouvait la cave,—je fis fermer l’issue avec une barrière de pierres, de débris, montant jusqu’au nombril; et par-dessus, braqués, bloquant le défilé, nos épieux et nos gaffes, tel le dos hérissé d’un porc-épic en boule. Et je criai:
—Brigands! Ah! vous aimez le feu! Eh bien donc, mangez-le!
La plupart ne comprirent le danger que trop tard, ivres au fond des caves. Mais quand les grandes flammes firent craquer les murs et broyèrent les poutres entre leurs mandibules, du fond du sol monta un pandémonium; et un torrent de gueux, dont quelques-uns flambaient, jaillit à la surface, comme du vin mousseux qui fait sauter la bonde. Ils vinrent s’écraser contre notre muraille; et ceux qui les poussaient formèrent un bouchon qui obstrua l’entrée. Derrière, on entendit rugir au fond du trou le feu et les damnés. Et je vous prie de croire que cette musique-là ne nous faisait pas chaud! Ce n’est pas gai d’ouïr la chair meurtrie qui souffre et brame de douleur. Et si j’avais été simple particulier, Breugnon de tous les jours, j’aurais dit:
—Sauvons-les!
Mais lorsqu’on est le chef, vous n’avez plus le droit d’avoir un cœur ni des oreilles. L’œil et l’esprit. Voir et vouloir, et faire sans faiblir ce qu’il faut que l’on fasse. Sauver ces bandits-là, c’était perdre la ville: car s’ils étaient sortis, ils se seraient trouvés plus nombreux et plus forts que nous qui les gardions; et mûrs pour le gibet, ils ne se fussent pas laissé cueillir à l’arbre. Les guêpes sont dans le nid: qu’elles y restent!...
Et je vis les deux ailes de flammes qui se rejoignaient et sur le bâtiment du milieu se fermaient, en craquant et faisant voleter autour d’elles leurs plumes de fumée...
Or, juste à ce moment, voici que j’aperçois par-dessus les premiers rangs de ceux qui se tassaient, au goulot de l’escalier, collés l’un contre l’autre, et sans pouvoir bouger que des sourcils, des yeux, de la bouche qui hurlaient, mon vieux compain Éloi, dit Gambi, ce vaurien, pas méchant, mais soiffard (comment s’est-il fourré, bon Dieu, dans ce guêpier?) qui riait et pleurait, sans comprendre, hébété. Chenapan, fainéant, il l’a bien mérité! Mais tout de même, on ne peut pas le voir ainsi griller... Nous avons joué, enfants, et nous avons mangé, à l’église Saint-Martin, ensemble le corps de Dieu: nous avons été frères de première communion...
J’écarte les épieux, je saute la barrière, je marche sur les têtes furieuses (elles mordaient) et par-dessus cette pâte humaine qui fumait, j’arrive à mon Gambi, que j’agrippe au collet. «Vingt dieux! Oui, mais comment l’arracher de l’étau?» pensais-je, en le prenant, «Il faudra le hacher pour avoir un morceau»... Par bonheur singulier (je dirais qu’il y a un Dieu pour les ivrognes, si tous n’avaient autant mérité ses faveurs), mon Gambi se trouvait sur le bord d’une marche, vacillant en arrière, lorsque ceux qui montaient l’avaient sur leurs épaules soulevé de telle sorte qu’il ne touchait plus terre et restait suspendu, pareil a un noyau qu’on presse entre les doigts. En m’aidant des talons pour écarter, à droite, à gauche, les épaules qui lui serraient les côtes, de la gueule de la foule, je parvins à sortir sans peine le noyau, proprement expulsé. Il était temps! Le feu, en trombe, remontait, comme par une cheminée, le trou de l’escalier. J’entendis brasiller les corps au fond du four; et me courbant, marchant à grandes enjambées, sans regarder sur quoi mes souliers s’enfonçaient, je revins, en traînant Gambi par ses cheveux gras. Nous sortîmes du gouffre, dont nous nous écartâmes, laissant la flamme achever l’œuvre. Et cependant, pour refouler notre émotion, à Gambi nous bourrions les côtes, cet animal qui, près de crever, avait gardé, sans les lâcher, sur son cœur, deux plats émaillés et une écuelle coloriée, qu’il avait, Dieu sait où, raflés!... Et Gambi, dégrisé, pleurant, allait jetant ses écuelles, et s’arrêtant, à tous les vents, pour pisser comme une fontaine, criant:
—Je ne veux rien garder de ce que j’ai volé!
*
* *
Au point du jour, le procureur, maître Guillaume Courtignon, parut, suivi de Robinet, qui le menait, tambour battant. Trente gens d’armes le flanquaient, et un parti de paysans. Il en vint d’autres, au cours du jour, que le Maistrat nous amena. D’autres encore, le lendemain, que le bon duc nous envoya. Ils tâtèrent les cendres chaudes, dressèrent constat des dégâts, firent le compte, y ajoutèrent leurs frais de voyage et séjour, et sans plus, après s’en furent, par où ils étaient venus...
La morale de tout cela:
«Aide-toi, le roi t’aidera.»
XI
LA NIQUE AU DUC
Fin septembre.
L’ordre était revenu, les cendres refroidies, et l’on n’entendait plus parler de maladie. Mais la ville d’abord resta comme écrasée. Les bourgeois remâchaient leur peur. Ils tâtaient du pied le terrain; ils n’étaient pas encore certains d’être dessus, et non dessous. Le plus souvent, ils se terraient, ou dans la rue, ils détalaient, rasant les murs l’oreille basse et la queue entre les jambes. Ah! l’on n’était pas fier, on n’osait presque pas se regarder en face, et on n’avait pas joie à se regarder soi, soi-même, dans la glace: on s’était trop bien vu, on se connaissait trop; et la nature humaine avait été surprise sans chemise: ça n’est pas beau! On avait honte et méfiance. Pour mon compte, je n’étais pas très à mon aise: le massacre et le fumet de la grillade me poursuivaient; et, plus que tout, le souvenir des lâchetés, des cruautés, que j’avais lues sur des visages familiers. Ils le savaient, ils m’en voulaient secrètement. Je le comprends; j’étais gêné bien davantage; j’aurais voulu, si j’avais pu, leur dire: «Mes amis, pardon. Je n’ai rien vu...» Et le lourd soleil de septembre pesait sur la ville accablée. Fièvre et torpeur de fin d’été.
Notre Racquin était parti, sous bonne escorte, pour Nevers, où le duc et le roi se disputaient l’honneur de le juger, si bien que, profitant du différend, il comptait leur glisser des doigts. Quant à moi, nos messieurs de la châtellenie avaient eu la bonté de vouloir bien fermer les yeux sur ma conduite. Il paraît que j’avais commis, en sauvant Clamecy, deux ou trois gros délits, qui m’eussent pu valoir pour le moins les galères. Mais comme ils n’auraient pu, en somme, se produire, si ces messieurs, au lieu de décamper, étaient restés pour nous conduire, ils n’insistèrent, ni moi. Je n’aime point avoir à démêler en justice ma laine. On a beau se sentir innocent: sait-on jamais? Quand on a le doigt pris dans la sacrée machine, adieu le bras! Coupez, coupez, sans hésiter, si vous ne voulez que tout l’animal y passe... Aussi, entre eux et nous, sans nous être rien dit, il était convenu que je n’avais rien fait, et qu’ils n’avaient rien vu, et que ce qui s’était accompli, cette nuit, sous mon capitanat, l’avait été par eux. Mais on a beau vouloir, on ne peut tout d’un coup effacer ce qui s’est passé. On se souvient, et c’est gênant. Je le lisais dans tous les yeux: on avait peur de moi; et j’avais peur moi-même de moi, de mes exploits, de ce Colas Breugnon inconnu, saugrenu, qu’hier j’avais été. Au diable, ce César, cet Attila, ce foudre! Foudre de vin, je le veux bien. Mais de guerre, non, non, ce n’est pas mon affaire!... Bref, nous étions penauds, courbaturés et las; nous avions des remords de cœur et d’estomac.
Nous nous remîmes tous au travail, avec rage. Le travail boit les hontes et les peines, comme une éponge. Le travail fait à l’âme peau neuve et sang nouveau. L’ouvrage ne manquait; que de ruines partout! Mais qui nous vint le plus au secours, fut la terre. Jamais on n’avait vu abondance pareille en fruits et en moissons; et le bouquet, ce fut, pour finir, la vendange. On aurait dit vraiment que cette bonne mère voulait nous rendre en vin le sang qu’elle avait bu. Pourquoi pas, après tout? Rien ne se perd, ne doit se perdre. S’il se perdait, où irait-il? L’eau vient du ciel et y retourne. Pourquoi le vin ne ferait-il semblablement le va-et-vient entre la terre et notre sang? C’est même jus. Je suis un cep, ou l’ai été, ou le serai. Il me plairait de le penser; et je veux l’être, et je préfère à toute autre immortalité de devenir vigne ou verger, et de sentir ma chair se tendre et se gonfler en de beaux raisins bien ronds, bien pleins, de grappe noire et duvetée, et de faire craquer leur peau à crever, au soleil d’été, et (le meilleur) d’être mangé. Toujours est-il que, cette année, le jus des vignes déborda, et que par tous ses pores, la terre saigna. Voilà-t-il pas que les tonneaux manquèrent; et, faute de récipients, on laissa le raisin en cuve, ou bien en cuveau de lessive, sans seulement le pressurer! Bien mieux, il arriva cette chose inouïe qu’un vieux bourgeois d’Andries, le père Coullemard, n’en pouvant venir à bout, vendit pour trente sous le tonneau de raisin, à la condition de le prendre à la vigne. Jugez de notre émoi, à nous qui ne pouvons voir perdre, de sang-froid, le bon sang du bon Dieu! Plutôt que le jeter, il fallut bien le boire. On se dévoua, on est hommes de devoir. Mais ce fut un travail d’Hercule; et plus d’une fois, ce fut Hercule et non Antée qui toucha terre. Enfin, le bon de cette affaire fut qu’on y changea la livrée de nos pensées; leur front se dérida et leur teint s’éclaircit.
Malgré tout, un je ne sais quoi restait encore au fond du verre, comme une lie, un goût de vase; on se tenait toujours à distance les uns des autres; on s’observait. On avait bien repris un peu d’aplomb d’esprit (en titubant); mais on n’osait se rapprocher de son voisin; on buvait seul, on riait seul: c’est très malsain. Les choses auraient pu durer longtemps ainsi, et l’on ne voyait pas le moyen d’en sortir. Mais le hasard est un malin. Il sait trouver le vrai moyen, le seul qui cimente les hommes: c’est à savoir de les unir contre quelqu’un. L’amour aussi rapproche: mais ce qui de tous fait un seul homme, c’est l’ennemi. Et l’ennemi, c’est notre maître.
Or, il advint, en cet automne, que le duc Charles prétendit nous empêcher de danser en rond. C’est un peu fort! Crebleu! Du coup, ne fut podagre, ou boiteux, ou sans patte, qui ne se sentît monter les fourmis aux mollets. Comme toujours, l’occasion du débat fut le Pré-le-Comte. C’est la bouteille à l’encre, on n’en sortira pas. Ce beau pré, sis au pied du mont du Croc Pinçon, aux portes de la ville, et sur le bord duquel semble négligemment posé comme une serpe le Beuvron serpentant, est depuis trois cents ans disputé, tiraillé entre la grande gueule de M. de Nevers et la nôtre qui est moins grande, mais qui sait tenir ce qu’elle tient. Nulle animosité, d’une part ni de l’autre; on rit, on est poli, on se dit: «Mon ami, mes amés, mon seigneur...» Seulement, on n’en fait qu’à sa tête, et aucun ne consent à céder un pouce du terrain. Pour dire vrai, dans nos procès, nous n’avons eu jamais raison. Tribunaux, cour de bailliage, Table de marbre du Palais, ont rendu arrêt sur arrêt, établissant que notre pré n’était pas nôtre. Comme on sait, justice est l’art, pour de l’argent, d’appeler noir ce qu’on voit blanc. Ça ne nous troublait pas beaucoup. Juger n’est rien, avoir est tout. Que la vache soit noire ou blanche, garde ta vache, mon bonhomme. Nous la gardions et nous restions dans notre pré. C’est si commode! Pensez donc! C’est le seul pré qui ne soit pas à l’un de nous, dans Clamecy. Étant au duc, il est à tous. Nous n’avons donc aucun scrupule à le gâter. Aussi Dieu sait si l’on s’en donne! Tout ce qu’on ne pourrait faire chez soi, on le fait là: on y travaille, on y nettoie, on y carde les matelas, on y bat les vieux tapis, on y jette ses débarras, on y joue, on s’y promène, on y fait pâturer sa chèvre, on y danse au son des vielles, on s’y exerce au maniement de l’arquebuse et du tambour; et la nuit, on y fait l’amour, dans l’herbe fleurie de papiers, le long du chuchotant Beuvron, que rien n’étonne (il en vit d’autres!).
Tant que vécut le duc Louis, tout alla bien: car il feignait de ne rien voir. C’était un homme qui savait, pour mieux tenir son attelage sous le harnais, laisser du jeu à ses sujets. Que lui faisait que nous eussions l’illusion d’être libres et de jouer les fortes têtes, si dans le fait il était maître? Mais son fils est un vaniteux, qui aime mieux paraître qu’être (cela se conçoit, il n’est rien), et qui monte sur ses ergots dès que l’on fait cocorico. Pourtant, il faut qu’un Français chante et qu’il se moque de ses maîtres. S’il ne se moque, il se révolte: il n’a de goût à obéir à qui veut être pris toujours au sérieux. Nous n’aimons bien que ce dont nous pouvons rire. Car le rire nous fait tous égaux. Mais cet oison s’avisa donc de nous faire inhibition d’aller jouer, danser, fouler, gâter l’herbe, en le Pré-le-Comte. Il prenait bien son temps! Après tous nos malheurs, quand il eût dû plutôt nous dégrever d’impôts!... Ah! mais nous lui montrâmes que les Clamecycois ne sont pas de ce bois dont on fait des fagots, mais de souche bien dure de chêne où la cognée a grand-peine à entrer, et, quand elle est entrée, plus grand-peine à sortir. Il ne fut pas besoin de se donner le mot. Ce fut un beau concert. Nous prendre notre pré! Reprendre le cadeau qu’on nous avait donné,—ou que nous nous étions arrogé (c’est le même: un bien qu’on a volé et trois cents ans gardé devient propriété trois fois sainte et sacrée), un bien d’autant plus cher qu’il n’était pas à nous et que nous l’avions fait nôtre, pouce à pouce, jour par jour, et par lente conquête et par ténacité, le seul bien qui ne nous eût rien coûté que la peine de le prendre! C’était à dégoûter de prendre jamais rien! À quoi bon vivre, alors? Si nous avions cédé, mais nos morts en seraient sortis de leurs tombeaux! L’honneur de la cité nous trouva tous d’accord.
Le soir même du jour où le tambour de ville, sur un mode lugubre (il avait l’air d’accompagner un condamné aux fourches de Sembert), nous cria le fatal décret, tous les hommes d’autorité, les chefs des confréries et des corporations et les porte-bâtons, se rassemblèrent sous les piliers du Marché. J’étais là, je représentais, comme il est juste, ma patronne, Mme Joachim, la mère-grand, sainte Anne. Sur la façon d’agir, les avis différaient; mais qu’il fallût agir, chacun en convenait. Gangnot pour saint Éloi, et pour saint Nicolas Calabre étaient partisans de la manière forte: ils voulaient que sur l’heure on mît le feu aux portes, qu’on brisât les barrières et la tête des sergents, et qu’on rasât le pré, rasibus, jusqu’au cuir. Mais pour saint Honoré boulanger Florimond, et Maclou jardinier pour saint Fiacre, hommes doux et saints doux, étaient bénins, voulaient sagement qu’on s’en tînt à la guerre de parchemin: vœux platoniques et suppliques à la duchesse (accompagnés sans doute des produits non gratuits du four et du jardin). Heureusement, nous étions trois, moi, Jean Bobin pour saint Crépin, Emond Poifou pour saint Vincent, qui n’étions pas plus disposés, pour faire la leçon au duc, à lui baiser qu’à lui botter le cul. In medio stat la vertu. Un bon Gaulois sait la façon, quand il veut se moquer des gens, de le faire tranquillement, à leur barbe, sans qu’il y touche, et surtout sans qu’il lui en coûte. Ce n’est pas tout de se venger: il faut encore bien s’amuser. Or, voici ce que nous trouvâmes... Mais dois-je d’abord raconter la bonne farce que j’inventai, devant que la pièce soit jouée? Non, non, ce serait l’éventer. Il suffit de noter, pour notre honneur à tous, que notre grand secret, quatorze jours durant, par toute la cité, fut connu et gardé. Et si l’idée première est de moi (j’en suis fier), chacun y ajouta quelque embellissement, l’un refaisant l’oreille, l’autre ajoutant ici une boucle, un ruban: en sorte que l’enfant se trouva bien pourvu; il ne manquait de pères. Les échevins, le maire, en secret et discrets, s’informaient chaque jour des progrès du marmot; et maître Delavau, nuitamment, se cachant le nez sous son manteau, venait s’entretenir avec nous de l’affaire, nous montrant la façon de violer la loi tout en la respectant, et triomphalement nous sortait de ses poches quelque laborieuse inscription en latin qui célébrait le duc et notre obéissance, et pouvait dire aussi tout juste le contraire.
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Enfin, le grand jour vint. Sur la place Saint-Martin, nous attendions les échevins, maîtres et compagnons, bien rasés, pomponnés, sagement alignés autour de nos bâtons. Sur le coup de dix heures, les cloches de la tour se mirent à sonner. Aussitôt, aux deux coins de la place, les deux portes de la maison de ville et de l’église Saint-Martin toutes grandes s’ouvrirent; et sur les deux perrons (on eût dit des bonshommes d’horloge qui défilent) sortirent, d’un côté, les surplis blancs des curés, de l’autre, jaunes et verts comme coins, les échevins. En se voyant, ils échangèrent par-dessus nous de grands saluts. Puis, sur la place, ils descendirent, précédés, les premiers, des bedeaux enluminés, robes rouges et rouges nez, les autres des huissiers de la ville, bridés, faisant tinter leur chaîne au cou et rebondir leurs longues lattes sur le pavé. Nous, rangés tout autour de la place et le long des maisons, nous dessinions un rond; et les autorités, juste au milieu placées, figuraient le nombril. Tout le monde était là. Point de retardataires. Les chicanous, les basochiens et le notaire, sous la bannière de saint Yves, l’homme d’affaires de Notre Père, et les apothicaires, mires et médecins, fins connaisseurs d’urine (chacun hume sa vigne), et donneurs de clystères, sub invocatione de saint Cosme, qui rafraîchit les entrailles du paradis, formaient autour du maire et du vieux archiprêtre une garde sacrée, la plume et la seringue. De messieurs les bourgeois, un seul manquait, je crois: c’était le procureur, représentant du duc, mais mari de la fille de Maistrat l’échevin, et bon Clamecycois, ayant chez nous son bien, qui sagement, instruit de ce qu’on allait faire et ne craignant rien tant que de prendre parti, avait trouvé moyen de s’absenter, la veille.
On resta quelque temps à bouillotter sur place. C’était comme une cuve où fermente le moût. Quel joyeux brouhaha! Chacun parlait, riait, les violons s’accordaient et les chiens aboyaient. On attendait... Qui donc? Patience! La surprise... Et la voici qui vient. Avant qu’on ne l’ait vue, une traînée de voix court devant et l’annonce; et tous les cous se tournent, comme des girouettes sous le vent, d’un seul coup. Sur la place débouche de la rue du Marché, portée sur les épaules de huit solides gars, et houlant par-dessus la foule, une construction de bois en pyramide, trois tables inégales, posées l’une sur l’autre, les pieds enrubannés, galonnés, culottées d’étoffes de soie claire; et au sommet, dessous un dais piqué d’aigrettes et d’où tombaient un flot de rubans de couleurs, une statue voilée. Nul ne songea à s’étonner: car tous étaient dans le secret. Chacun lui tira son bonnet, bien poliment; mais dans la coiffe, nous, vieux malins, nous rigolions.
Aussitôt que sur la place la machine fut avancée, juste au milieu, entre le maire et le curé, les corporations, musique en tête, défilèrent, faisant d’abord autour de l’axe immobile un tour entier, puis s’engouffrèrent dans la ruelle qui, longeant le portail de l’église, descend la porte de Beuvron.
Premier, comme se doit, marchait saint Nicolas. Roi de Calabre, vêtu d’une chape d’église, avec un soleil d’or brodé dessus son dos, ainsi qu’un scarabée, tenait de ses bras noirs et noueux le bâton du saint de la rivière, en forme de bateau recourbé des deux bouts, sur lequel Nicolas bénit avec sa crosse les trois petits enfants assis dans le baquet. Quatre vieux mariniers l’escortaient en portant quatre cierges jaunis, épais comme des cuisses et durs comme des triques, dont ils étaient tout prêts à user, au besoin. Et Calabre, fronçant les sourcils et levant vers le saint son œil unique, marchait en écartant les jambes et bombant ce qu’il avait de ventre.
Suivaient les compagnons du pot d’étain, les fils de saint Éloi, couteliers, serruriers, charrons et maréchaux que précédait Gangnot à la main mutilée, portant haut dans sa pince à deux doigts une croix, et, sculptés sur le manche, en faisceau, l’enclume et le marteau. Et les hautbois sonnaient «la culotte à l’envers du bon roi Dagobert».
Puis, venaient vignerons, tonneliers, chantant l’hymne du vin et de son saint, Vincent, qui, perché sur le bout du bâton, étreignait un broc dans une main et dans l’autre un raisin. Menuisiers, charpentiers, saint Joseph et sainte Anne, gendre et belle-maman, bons soiffards, nous suivions le patron des bouchons, en claquant de la langue et louchant vers le piot. Et les saint Honoré, gras et blancs de farine, comme un trophée romain, dressaient sur un harpon un pain rond surmonté d’une couronne blonde. Après les blancs, les noirs, les gniafs empoissés, qui dansaient en faisant claquer leurs tire-pieds, autour de saint Crépin. Enfin, pour le bouquet, saint Fiacre tout fleuri. Jardiniers, jardinières, portaient sur un brancard œillets et giroflées, roses enguirlandées autour de leurs chapeaux, des pioches, des râteaux. Leur bannière de soie rouge, représentant Fiacre, les mollets nus, et troussé jusqu’au cul, son gros orteil crispé sur la bêche enfoncée, claquait au vent d’automne.
La machine voilée s’ébranla, à la suite. Des fillettes en blanc, qui trottinaient devant, miaulaient des cantiques. Le maire et les trois échevins, des deux côtés, marchaient, en tenant les gros glands des rubans qui tombaient du haut du dais. Autour, saint Yves et saint Cosme faisaient la haie. Derrière, le suisse, comme un coq, dressé sur ses ergots, avançait son jabot; et le curé, flanqué de ses abbés, l’un long ainsi qu’un jour sans pain, l’autre épais, aplati, comme un pain sans levain, chantait, tous les dix pas, de sa basse profonde, un bout de litanie, mais sans se fatiguer, laissant chanter les autres, remuant les babines, et, les mains sur son ventre, il dormait en marchant. Le gros du peuple enfin roulait, d’un seul morceau, d’une pâte compacte et molle, comme un flot gras. Et nous étions l’écluse.
Nous sortîmes de la ville. Droit au pré, nous nous rendîmes. Le vent faisait voler les feuilles des platanes. Sur la route, leur escadron galopait au soleil. Et la rivière lente charriait leurs cottes d’or. À la barrière, les trois sergents de la police et le nouveau capitaine du château firent semblant de nous défendre de passer. Mais à part le capitaine, frais émoulu, nouveau venu dans notre ville, qui prenait tout pour bon argent (la pauvre bête avait couru à perdre haleine et roulait des yeux furieux), comme larrons en foire on était tous d’accord. On n’en jura pas moins, sacra, on se gourma: c’était dans notre rôle, on joua en conscience; mais on avait grand mal à rester sérieux. Il n’aurait pas fallu pourtant faire durer la farce trop longtemps, car Calabre et les siens commençaient à jouer trop bien; saint Nicolas, au bout de son bâton, devenait menaçant, et les cierges branlaient dans les poings, attirés par les dos des sergents. Alors le maire s’avança, enleva son bonnet de sa tête, et cria:
—Chapeau bas!
Au même instant, tomba le rideau qui couvrait la Statue sous le dais, et les huissiers de ville crièrent:
—Place au duc!
Le vacarme cessa soudain. Saint Nicolas, saint Éloi, saint Vincent, saint Joseph et sainte Anne, saint Honoré, saint Fiacre, des deux côtés rangés, présentèrent les armes; les sergents de police et le gros capitaine, éperdu, tête nue, cédèrent le passage; et l’on vit s’avancer, en se dodelinant au-dessus des porteurs, couronné de lauriers, la toque sur l’oreille et l’épée sur le ventre, le duc en effigie. L’inscription du moins de maître Delavau le proclamait urbi et orbi; mais, pour dire le vrai, et le bon de la chose, c’est que, n’ayant le temps ni les moyens de faire un portrait ressemblant, nous avions bonnement pris dans les greniers de la maison de ville une vieille statue (on n’a jamais bien su ni de qui ni par qui; sur le socle, on lisait seulement le nom demi rongé de Balthazar; et depuis, on la nomma Balduc). Mais qu’importe? C’est la foi qui sauve. Les portraits du bon saint Éloi, de saint Nicolas ou de Jésus sont-ils plus vrais? Pourvu qu’on croie, on voit partout celui qu’on veut. Il faut un dieu? Il me suffit, s’il me plaît, d’un morceau de bois, pour le loger, lui et ma foi. Il fallait un duc, ce jour-là. On le trouva.
Devant les bannières inclinées, le duc passa. Puisque le pré était a lui, il y entra. Et nous, pour l’honorer, nous lui fîmes escorte, tous, étendards au vent, tambours battants, trompettes et musettes, et le Saint-Sacrement. Qui l’eût trouvé mauvais? Seul, un mauvais sujet du duc, un esprit chagrin. Mi-figue, mi-raisin, fallut bien que le capitaine le trouvât bon. Il n’avait que le choix entre arrêter le duc, ou se joindre à la suite. Il emboîta le pas.
Tout allait pour le mieux, lorsqu’on fut sur le point d’échouer, près d’arriver au port. À l’entrée, saint Éloi heurta saint Nicolas, et saint Joseph se prit de bec avec sa belle-mère. Chacun voulait passer le premier, sans souci de l’âge, des égards de la galanterie. Et comme, ce jour-là, on était tous venus, prêts au combat et d’humeur guerrière, les poings nous démangeaient à tous. Heureusement, moi qui suis à la fois de saint Nicolas par mon nom, et de Joseph et d’Anne par ma profession, sans parler de mon frère de lait, saint Vincent, qui tette le raisin, moi qui suis pour tous les saints, pourvu qu’ils soient pour moi, j’avisai un chariot de vendange qui passait sur la route et Gambi, mon compain, titubant à côté, et je criai:
—Amis! Il n’est de premier parmi nous. Embrassons-nous! Voici celui qui nous met tous d’accord, notre maître, le seul (après le duc, bien entendu). Il est venu. Qu’on le salue! Gloire à Bacchus!
Et prenant par les fesses mon Gambi, je le hisse sur le char où il glisse et culbute dans un fût de raisin écrasé. Puis j’empoigne les brides, et dans le Pré-le-Comte nous entrons les premiers; Bacchus, trempant sa base dans le jus du tonneau, la tête couronnée de pampres, gigotait des jambes et riait. Bras dessus, bras dessous, tous les saints et les saintes, derrière le derrière de Bacchus triomphant, le suivaient en dansant. Il faisait bon sur l’herbe! On y balla, mangea, joua, campa, tout le jour, autour de ce bon duc... Et, le lendemain matin, le pré était pareil à un parc à cochons. Plus un fil de gazon. Nos semelles étaient inscrites dans le sol tendre, et témoignaient du zèle avec lequel la ville avait fêté le seigneur duc. Je pense qu’il en fut bien content. Et parbleu, nous le fûmes aussi!... À vrai dire, le lendemain, le procureur crut opportun, quand il revint, de s’indigner, de protester, de menacer. Il n’en fit rien, il s’en garda. Oui bien, il ouvrit une enquête; mais il eut soin de ne la fermer point: il est plus sain de laisser les portes ouvertes. Nul ne tenait à rien trouver.
*
* *
C’est ainsi que nous montrâmes que les Clamecycois peuvent tout à la fois être sujets soumis de leur duc et du roi, et n’en faire jamais qu’à leur tête: elle est de bois. Et cette preuve faite ramena la gaieté dans la ville éprouvée. On se sentait revivre. On s’abordait en clignant de l’œil, on s’embrassait en riant, on pensait:
—«Nous n’avons pas vidé notre sac à malices. Ils ne nous ont pas pris le meilleur. Tout va bien.»
Et le souvenir de nos malheurs s’envola.
XII
LA MAISON DES AUTRES
Octobre.
J’ai dû prendre parti enfin pour le logement. Tant que j’ai pu, j’ai tardé. On recule, pour mieux sauter. Depuis que je n’ai plus pour foyer que des cendres, j’ai campé un jour ci, un jour là, chez un ami, chez l’autre; les gens ne manquaient point, qui me gardaient chez eux, une nuit ou deux, en attendant. Aussi longtemps que le souvenir des périls de tous pesait sur tous, on formait un troupeau et chacun se sentait, chez les autres, chez soi. Mais cela ne pouvait durer. Le danger s’éloignait. Chacun rentrait son corps dans sa coquille. Hors ceux qui n’avaient plus de corps, et moi qui n’avais plus de coquille. Je ne pouvais pourtant m’installer à l’auberge. J’ai deux fils et une fille, qui sont bourgeois de Clamecy, ils ne me l’eussent pas permis. Non pas que les deux garçons en eussent beaucoup pâti dans leur affection! Mais le qu’en-dira-t-on!... Ils n’étaient pas pressés cependant de m’avoir. Et je ne me hâtais point. Mon franc-parler jure trop avec leur bigoterie. Lequel se dévouerait des deux? Les pauvres gars! Ils étaient tout autant embarrassés que moi. Heureusement pour eux, Martine, la brave fille, m’aime vraiment, je crois. Elle me réclamait à tout prix... Oui, mais il y a mon gendre. Il n’a pas de raisons, je le comprends, cet homme, pour me vouloir chez lui. Alors, ils étaient tous à s’épier, à m’épier, avec des yeux fâchés. Et moi, je les fuyais; il me semblait qu’on mettait mon vieux corps aux enchères.
Je m’étais, pour l’instant, gîté dans mon «coûta», sur la pente de Beaumont. C’était là qu’en juillet, j’avais, vieux polisson, couché avec la peste. Car le bon de l’histoire était que ces hébétés qui, par salubrité, brûlèrent ma maison saine, ont laissé la bicoque où la mort a passé. Moi qui ne la crains plus, la madame sans nez, je fus bien aise de retrouver la cabane au sol battu, où gisaient les flacons de l’agape funèbre. À parler franc, je savais que je ne pourrais jamais hiverner dans ce trou. Porte disjointe, vitre brisée, et un toit d’où s’égouttait l’eau des nuages, proprement, comme d’une claie à fromage. Mais il ne pleuvait pas aujourd’hui; et demain, il serait assez temps de penser à demain. Je n’aime pas me tourmenter d’avenir incertain. Et puis, quand je ne peux, à mon contentement, résoudre un embarras, mon remède est de le remettre à la semaine prochaine. «À quoi sert?» me dit-on. «Il faudra bien toujours avaler la pilule.»—«Voire, que je réponds. Qui sait si, dans huit jours, le monde sera là? Serais-je assez vexé, la pilule avalée, si les trompettes de Dieu se mettaient à sonner, de m’être trop pressé! Mon ami, ne remets d’une heure le bonheur jamais! Le bonheur se boit frais. Mais l’ennui peut attendre. Si la bouteille s’évente, elle n’en vaudra que mieux.»
Adonques, j’attendis, ou mieux je fis attendre le parti importun qu’il faudrait un jour prendre. Et pour que rien ne vînt, d’ici là, me troubler, je verrouillai la porte et me barricadai. Mes méditations ne me pesaient pas lourd. Je piochais mon jardin, ratissais les allées, recouvrais les semis sous les feuilles tombées, battais les artichauts et pansais les bobos des vieux arbres blessés: bref, faisais la toilette à madame la terre qui s’en va s’endormir sous l’édredon d’hiver. Après, pour me payer, j’allais tâter les côtes à un petit beurré, roux ou jaune marbré, oublié au poirier... Dieu! qu’il fait bon le laisser fondre, tout le long, amont, aval, tout le long de son gosier, bouche pleine, le jus parfumé!... Je ne me risquais en ville que pour renouveler mes munitions (j’entends non seulement le boire et le manger, mais les nouvelles). J’évitais de rencontrer ma postérité. Je leur avais fait croire que j’étais en voyage. Je ne jurerais pas qu’ils le crussent; mais, en fils respectueux, ils ne voulaient me démentir. Nous avions l’air ainsi de jouer à cache-cache, comme ces galopins qui se crient: «Loup, y es-tu?»; et quelque temps encore, nous aurions pu, pour prolonger le jeu, répondre: «Loup n’y est pas...» Nous comptions sans Martine. Quand une femme joue, elle triche toujours. Martine se méfiait, Martine me connaît; Martine eut bientôt fait de dépister mes ruses. Elle ne plaisante pas avec ce qu’on se doit, entre père et enfant, frères, sœurs et cætera.
Un soir que je sortais du coûta, je la vis qui montait le chemin et venait. Je rentrai et fermai. Puis, je ne bougeai plus, tapi au pied du mur. Elle arriva, frappa, héla, cogna la porte. Je ne remuais non plus qu’une feuille morte. Je retenais mon souffle (justement j’étais pris d’une envie de tousser). Elle, sans se lasser, criait:
—Veux-tu ouvrir! Je sais que tu es là.
Et du poing, du sabot, sur l’huis elle ruait. Je pensais: «Quelle gaillarde! Si la porte cédait, je n’en mènerais pas large.» Et j’étais sur le point d’ouvrir, pour l’embrasser. Ce n’était pas du jeu. Et moi, lorsque je joue, je veux toujours gagner. Je m’obstinai. Martine encore cria, puis enfin renonça. J’entendis s’éloigner son pas, qui hésitait. Je quittai ma cachette, et je me mis à rire... mais à rire et tousser..., je m’étranglais de rire. J’avais ri tout mon soûl, je m’essuyais les yeux, lorsque derrière moi j’entends du haut du mur une voix qui disait:
—Est-ce que tu n’as pas honte?
J’en faillis choir. Sursautant, je tournai la tête et je vis, agrippée au mur, Martine qui me regardait. Avec des yeux sévères, elle dit:
—Vieux farceur, je te tiens.
Ébahi, je réponds:
—Je suis pris.
Là-dessus nous partîmes tous deux d’un éclat de rire. Penaud, j’allai ouvrir. Elle entra, tel César, se planta devant moi, et me dit:
—Demande pardon.
Je dis:
—Mea culpa.
(Mais c’est comme à confesse; on se dit que demain l’on recommencera.)
Elle me tenait toujours la barbiche, la barbette, et la tirait, et grommelait:
—Honte! Honte! Un barbon, cette queue blanche au menton, et dans le front pas plus de raison qu’un enfançon!
Deux fois, trois fois, elle la tira, comme une cloche, à gauche, à droite, en haut, en bas, puis sur les joues elle me donna une tapette, et m’embrassa:
—Pourquoi ne venais-tu pas, mauvais? dit-elle, mauvais, tu sais bien que je t’attendais!
—Ma petite fille, je dis, je m’en vas t’expliquer...
—Tu m’expliqueras chez moi. Allons, ouste, partons!
—Ah! Mais, je ne suis pas prêt! Laisse-moi faire mes paquets.
—Tes paquets! Jour de Dieu! je vas t’aider à les faire.
Elle me jeta sur le dos ma vieille cape, m’enfonça sur la tête mon chapeau de feutre usé, me ficela, me secoua, et me dit:
—Et voilà! Maintenant, en avant!
Un instant! que je dis.
Je m’assis sur une marche.
—Quoi! fit-elle indignée. Tu vas me résister? Tu ne veux pas venir chez moi?
—Je ne résiste pas, dis-je, faut bien que je vienne chez toi, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement.
—Eh bien, tu es aimable! dit-elle, voilà ton affection!
—Je t’aime bien, ma bonne fille, je réponds, je t’aime bien. Mais je t’aimerais mieux chez moi que de me voir chez un autre.
—Je suis donc un autre! dit-elle.
—Tu en es la moitié.
—Ah! que nenni, fit-elle. Ni la moitié, ni le quart. Je suis moi, tout entier, moi, de la tête aux pieds. Je suis sa femme: possible! Mais il est mon mari. Et je veux ce qu’il veut, s’il veut ce que je veux. Tu peux être tranquille; il sera enchanté que tu loges chez moi. Ah! Ah! il ferait beau voir qu’il ne le fût pas!
Je dis:
—Je le crois bien! Tel M. de Nevers, quand il met garnison chez nous. J’en ai beaucoup logé. Mais je n’ai pas l’habitude d’être de ceux qu’on loge.
—Tu la prendras, dit-elle. Plus de réplique! Marchons!
—Soit. Mais à une condition.
—Des conditions déjà? Tu es vite habitué.
—C’est qu’on me logera, suivant ma volonté.
—Tu vas faire le tyran, je vois? Eh bien, soit.
—C’est juré?
—C’est juré.
—Et puis...
—En voilà assez, bavard. Veux-tu marcher!
Elle m’empoigna le bras, nom de d’là, quelle pince! Il fallut bien filer.
Arrivés au logis, elle me fit voir la chambre qu’elle me destinait: dans l’arrière-boutique; bien chaude, et sous son aile.
La bonne fille me traitait comme l’enfant à la mamelle. Le lit était tout prêt: fin duvet et draps frais. Et sur la table, dans un verre, un bouquet de bruyères. Je riais dans mon cœur, amusé et touché; pour la remercier, je me dis:
—Brave Martine, je vais la faire enrager. Alors je déclarai tout net:
—Cela ne me convient pas.
Elle me montra, vexée, les autres chambres au rez-de-chaussée. Je ne voulus d’aucune, et j’arrêtai mon choix sur un petit réduit mansardé, sous le toit. Elle poussa les hauts cris, mais je lui dis:
—Ma belle, c’est comme tu voudras. À prendre ou à laisser. Ou je m’installe ici, ou je retourne au «coûta».
Fallut bien qu’elle cédât. Mais tous les jours depuis, et à toute heure du jour, elle revenait à la charge:
—Tu ne peux pas rester là; tu serais mieux en bas; dis-moi ce qui te déplaît; enfin, tête de bois, pourquoi ne veux-tu pas?
Je répondais, narquois:
—Parce que je ne veux pas.
—Tu me ferais damner, criait-elle, indignée. Mais je sais bien pourquoi... Orgueilleux! Orgueilleux! qui ne veut rien devoir à ses enfants, à moi! À moi! je te battrais!
—Ce serait la façon, dis-je, de me forcer à encaisser de toi, au moins, des horions.
—Va, tu n’as pas de cœur, dit-elle.
—Ma petite fille!
—Oui, fais le patelin! Bas les pattes! vilain!
—Ma grande, ma doucette, ma mie, ma toute belle!
—Vas-tu me faire la cour, à présent, gueule de miel? Flatteur, hâbleur, menteur! Quand auras-tu fini, dis, de me rire au nez, avec ta longue bouche tortillée?
—Regarde-moi. Tu ris, toi aussi.
—Non.
—Tu ris.
—Non! Non! Non!!
—Je le vois... là.
Et j’appuyai mon doigt sur sa joue, qui s’enflait de tire, et qui creva.
—C’est trop bête, dit-elle. Je t’en veux, je te hais et je n’ai même pas le droit d’être fâchée! Il faut que ce vieux singe me fasse, malgré moi, rire de ses grimaces!... Mais, va, je te déteste. Un méchant gueux, ruiné, qui fait son Artaban, le fier avec ses enfants! Tu n’en as pas le droit.
—C’est le seul qui me reste.
Elle me dit encore des paroles aiguisées. Et je lui en servis d’aussi bien affilées. Nous avons tous les deux, langues de rémouleurs, nous repassons les mots sur la meule aux couteaux. Par bonheur, aux moments où l’on est plus méchant, on se dit, elle ou moi, une bonne drôlerie, et l’on rit; il n’est pas moyen de s’empêcher. Et tout est à recommencer.
Lorsqu’elle eut bien secoué le battant de sa langue (depuis un long moment, moi je n’écoutais plus), je lui dis:
—À présent, sonnons le couvre-feu. Nous reprendrons demain.
Elle me dit:
—Bonsoir. Tu ne veux donc pas?...
Bouche close.
—Orgueilleux! Orgueilleux! redit-elle.
—Écoute, ma mignonne. Je suis un orgueilleux, un Artaban, un paon, tout ce que tu voudras. Mais dis-moi franchement: si tu étais à ma place, que ferais-tu?
Elle réfléchit et dit:
—J’en ferais autant.
—Tu vois bien! Là-dessus, baise-moi, bonne nuit.
Elle m’embrassa en rechignant, elle s’en alla en marmonnant:
—C’est-y pas malheureux d’avoir reçu du Ciel deux caboches pareilles!
—C’est cela, dis-je, fais-lui la leçon, ma belle, à lui et non à moi.
—Je la ferai, dit-elle. Mais tu n’en seras pas quitte.
Et je n’en fus pas quitte. Le lendemain matin, elle recommença. Et je ne sais pas quelle fut la part du Ciel. Mais la mienne était belle.
*
* *
Je fus comme un coq en pâte, les premiers jours. Chacun me choyait, gâtait; le Florimond lui-même était aux petits soins et me marquait plus d’égards qu’il ne m’en fallait. Martine le guettait, ombrageuse pour moi plus que je ne l’étais. Glodie me régalait de son petit caquet. J’avais le meilleur siège. À table, on me servait le premier. On m’écoutait, quand je voulais parler. J’étais très bien, très bien... Ouf! Je n’en pouvais plus. J’étais mal à mon aise; je ne tenais plus en place; je descendais, je remontais, redescendait vingt fois par heure l’escalier de mon grenier. Chacun en était assommé. Martine, qui n’est point patiente, en tressautait, muette et crispée, en entendant mon pas craquer. Si c’eût été du moins l’été, j’eusse battu la campagne. Je la battais, mais au logis. L’automne était de glace; les grands brouillards couvraient les prés; et la pluie tombait, tombait, le jour, la nuit. J’étais cloué sur place. Et cette place n’était pas la mienne, jour de Dieu! Ce pauvre Florimond avait un goût niais, avec prétention; Martine ne s’en souciait; et tout dans la maison, les meubles, les objets, me choquaient; je souffrais; j’eusse voulu changer tout, de forme ou de place, les mains me démangeaient. Mais le propriétaire veillait: si je touchais du bout du doigt un de ses biens, c’était toute une affaire. Il y avait surtout dans la salle à manger une aiguière ornée de deux pigeons, se bécotant, et d’une demoiselle qui faisait la sucrée, avec son fade amant. J’en avais la nausée; je priais Florimond, au moins, de l’enlever de la table quand je mangeais; les morceaux s’arrêtaient dans mon goulet, je m’étranglais. Mais l’animal (c’était son droit) s’y refusait. Il était fier de son nougat; le plus grand art était pour lui une pièce montée. Et mes grimaces réjouissaient la maisonnée.
Que faire? Rire de moi; j’étais un sot, c’est sûr. Mais la nuit, je me retournais dans le lit comme une côtelette, tandis que sur le gril, sur mon toit, veux-je dire, sans arrêt la pluie grésillait. Et je n’osais me promener dans mon grenier, que mes gros pas faisaient trembler. Enfin, une fois que j’étais assis, les jambes nues, et méditant, dessus mon lit, je me dis: «Mon Colas Breugnon, je ne sais ni quand ni comment, mais je referai ma maison.»—À partir de ce moment, je fus plus gai: je conspirais. Je n’avais garde d’en parler à mes enfants: ils m’eussent dit qu’en fait d’habitation, je n’étais bon que pour les Petites-Maisons. Mais où trouver l’argent? Depuis Orphée et Amphion, les pierres ne viennent plus danser en rond et, se faisant la courte échelle, bâtir les murs et les maisons, sinon au chant des escarcelles. La mienne avait perdu sa voix, qui jamais ne fut belle.
Je recourus sans hésiter à celle de l’ami Paillard. Le brave homme, à dire vrai, ne me l’avait point offerte. Mais comme bonnement j’ai plaisir à demander service à un ami, je crois qu’il en aura autant à le donner. Je profitai d’une éclaircie pour m’en aller à Dornecy. Le ciel était bas et gris. Le vent humide et las passait, comme un grand oiseau mouillé. La terre vous collait aux pieds; et sur les champs tombaient, planant, les feuilles jaunes des noyers. Aux premiers mots que je lui dis, Paillard, inquiet, m’interrompit, en geignant sur le peu d’affaires, l’absence des recouvrements, manque d’argent, mauvais clients, tant et si bien que je lui dis:
—Mais, Paillard, veux-tu que je te prête un liard?
J’étais froissé. Il l’était plus. Et nous restâmes à bouder, en nous parlant, d’un air glacé, de ci, de ça, moi furieux, et lui honteux. Il regrettait sa ladrerie. Le pauvre vieux n’est pas mauvais garçon; il m’aime, je le sais bien, parbleu; il n’eût pas demandé mieux que de me donner son argent, s’il ne lui en avait rien coûté; et même, en insistant, j’eusse obtenu de lui ce que j’aurais voulu; mais ce n’est pas sa faute, s’il porte dans sa peau trois siècles de fesse-mathieux. On peut être bourgeois et généreux, sans doute: cela se voit parfois, ou bien s’est vu, dit-on; mais pour tout bon bourgeois, le premier mouvement, quand on touche à sa bourse, est de répondre non. L’ami Paillard eût donné gros, en ce moment, pour dire oui; mais pour cela, il eût fallu que je lui fisse de nouveau des avances: je n’avais garde. J’ai mon orgueil; quand je demande à un ami, je crois lui faire un grand plaisir; et s’il hésite, je n’en veux plus, tant pis pour lui! Donc nous parlâmes d’autre chose, d’un ton bourru, et le cœur gros. Je refusai de déjeuner (je le navrais). Je me levai. La tête basse, jusqu’au seuil, il me suivit. Mais au moment d’ouvrir la porte, je n’y tins plus, je lui passai mon bras autour de son vieux cou, et sans parler je l’embrassai. Il me le rendit bien. Timidement, il dit:
—Colas, Colas, veux-tu?...
Je fis:
—N’en parlons plus.
(Je suis têtu).
—Colas, reprit-il, l’air penaud, déjeune au moins.
—Pour ça, dis-je, c’est une autre affaire. Mon Paillard, déjeunons.
Nous mangeâmes comme quatre; mais je restai de bronze et je ne revins pas sur ma décision. Je sais bien que j’en étais le premier puni. Mais il l’était aussi.
Je m’en revins à Clamecy. Il s’agissait de rebâtir mon logement, sans ouvriers et sans argent. Ce n’était pas pour m’arrêter. Ce que j’ai vissé sous mon front n’est pardieu pas dans mon talon. Je commençai par visiter soigneusement l’emplacement de l’incendie, faisant le tri de tout ce qui pouvait servir, poutres rongées, briques noircies, vieilles ferrures, les quatre murs branlants et noirs comme un bonnet de ramonat. Puis j’allai en catimini à Chevroches, dans les carrières, piocher, gratter, ronger les os de la terre, la belle pierre chaude aux yeux et saignante, où l’on voit des coulées comme de sang caillé. Et même il se pourrait que j’eusse, sur le chemin à travers la forêt, aidé quelque vieux chêne au bout de sa carrière, à trouver le repos. Peut-être ce n’était pas permis: il se peut aussi. Mais si l’on ne devait jamais faire que ce qui est permis, la vie serait trop difficile. Les bois sont à la ville, et c’est pour en user. On en use, chacun sans bruit, il va sans dire. Et l’on n’abuse pas, on pense: «Après moi, les autres.» Mais prendre n’était rien. Il fallait emporter. Grâce aux voisins, j’en vins à bout, l’un me prêtant son char, l’autre ses bœufs, ou ses outils, ou plutôt un coup de main, parce qu’il n’en coûte rien. On peut tout demander au prochain, voire sa femme, hors qu’il vous donne son argent. Je le comprends l’argent est ce qu’on peut avoir, ce qu’on aura, ce qu’on aurait avec l’argent, tout ce qu’on rêve; le reste, on l’a: on ne l’a guère.
Le jour où nous pûmes enfin, moi et mon Robinet dit Binet, commencer à dresser les premiers échafauds, les froids étaient venus. On me traitait de fou. Mes enfants me faisaient des scènes, chaque jour! et les plus indulgents me conseillaient d’attendre au moins jusqu’au printemps. Mais je n’écoutais rien; rien ne me plaît autant que de faire enrager les gens et les régents. Eh! je le savais bien que je ne pourrais pas, à moi seul, et l’hiver, bâtir une maison! Mais il me suffisait d’une cabane, un toit, une cage à lapins. Sociable, je suis, oui, mais à condition de l’être si je veux, et de ne l’être point, quand il me plaît. Je suis bavard, j’aime à causer avec les autres, oui mais je veux avec moi pouvoir causer aussi, seul à seul, à mes heures: de tous mes compagnons, c’est le meilleur, j’y tiens; et pour le retrouver, je m’en irais nu-pieds sous la bise, et sans chausses. C’était donc pour m’entretenir avec moi, tout à loisir, que je m’obstinais à construire, en dépit du qu’en-dira-t-on, ma maison, et ricanant des beaux sermons de mes enfants...
Ahi! Mais je ne ris pas le dernier... Un matin de la fin d’octobre, que la ville s’encapuchonnait sous les frimas et que luisait sur les pavés la bave d’argent du verglas, en montant à mon échafaud, je glissai sur un des barreaux, et paf! je me trouvai en bas, plus vite que d’en bas je n’étais arrivé. Binet criait:
—Il s’est tué!
On accourait me relever. J’étais vexé. Je dis:
—Eh! je l’ai fait exprès...
Je voulus me lever seul. Aïe! la cheville, la chevillette! Je retombai... La chevillette était cassée. Sur un brancard on m’emporta. Martine, auprès, levait les bras; les voisines m’escortaient, se lamentant et commentant l’événement; nous avions l’air d’un saint tableau: le Fils de Dieu, mis au tombeau! Et les Maries ne ménageaient leurs cris, leurs gestes et leurs pas. Ils eussent réveillé un mort. Moi, je ne l’étais pas, mais je feignis de l’être: c’était le mieux pour ne pas recevoir cette pluie sur mon dos. Et l’air doux, immobile, la tête renversée et la barbe tendue en pointe vers là-haut, je rageais dans mon cœur, tout en faisant le beau...
XIII
LA LECTURE DE PLUTARQUE
Fin d’octobre.
Et maintenant, me voici retenu par la patte... Par la patte! Bon Dieu, ne pouvais-tu me casser, si cela t’amusait, une côte ou un bras, et me laisser mes piliers? Je n’en aurais pas moins geint, mais non geint, écroulé. Ah! le mauvais, le maudit! (Son saint nom soit béni!) On dirait qu’il ne cherche qu’à vous faire enrager. Il sait que plus m’est chère que tous biens de la terre, que travail, que bombance, qu’amour et qu’amitié, celle que j’ai conquise, la fille non des dieux, mais des hommes, ma liberté. C’est pourquoi, dans ma niche (il doit rire, le mâtin), il m’a lié par le pied. Et je contemple à présent, étendu sur le dos, ainsi qu’un scarabée, les toiles d’araignée, les poutres du grenier. C’est là ma liberté!... Ouais, mais tu ne me tiens pas encore, mon bonhomme. Ligote ma carcasse, ficelle, attache, entoure, allons, encore un tour, comme on fait aux poulets que l’on tourne à la broche!... À présent, tu me tiens? Et l’esprit, qu’en fais-tu? Aga, le voilà parti, avec ma fantaisie! Tâche de les rattraper. Il te faudra de bonnes jambes. Ma commère fantaisie n’a pas la cuisse cassée. Allons, cours, mon ami!...
Je dois dire que d’abord, je fus de méchante humeur. La langue m’était laissée, j’en usai pour pester. Il ne faisait pas bon, ces jours-là, m’approcher. Je savais pourtant bien que je ne pouvais m’en prendre qu’à moi seul de ma chute. Eh! je ne le savais que trop. Tous ceux qui venaient me voir me le cornaient aux oreilles:
—On te l’avait bien dit! Quel besoin avais-tu de grimper comme un chat? Un barbon de ton âge! On t’avait averti. Mais tu ne veux rien entendre. Faut toujours que tu trottes. Eh bien, trotte à présent! Tu ne l’as pas volé...
Belle consolation! Quand vous êtes misérable, s’évertuer à prouver, pour vous ragaillardir, par-dessus le marché que vous êtes un sot! La Martine, mon gendre, amis, indifférents, tous ceux qui venaient me voir, ils s’étaient donné le mot. Et moi, je devais subir leurs objurgations, sans bouger, pris au piège, et rageant à crever. Jusqu’à cette moutarde de Glodie, qui me dit:
—Tu n’as pas été sage, grand-père, c’est bien fait! Je lui lançai mon bonnet, je criai:
—Foutez-moi le camp!
Alors, je restai seul, et ce ne fut pas plus gai. La Martine, bonne fille, insistait pour qu’on mît mon matelas en bas, dans l’arrière-boutique. Mais moi (j’avoue qu’au fond, j’en eusse été bien aise), mais moi, quand j’ai dit non une fois, crebleu, c’est non! Et puis, on n’aime pas, quand on est impotent, à se montrer aux gens. La Martine, inlassable, revenait à la charge: harcelante, comme sont les mouches et les femmes. Si elle n’eût tant parlé, je pense que j’aurais cédé. Mais elle y mettait trop d’obstination: si j’avais consenti, elle eût, du matin au soir, trompetté sa victoire. Je l’envoyai promener. Et naturellement, c’est ce que tout le monde fit, hors moi, bien entendu; on me laissa morfondre au fond de mon grenier. Ne te plains pas, Colas, c’est toi qui l’as voulu!...
Mais la raison, la vraie, pour quoi je m’obstinais, je ne la disais pas. Quand on n’est plus chez soi, quand on est chez les autres, on a peur de gêner, on ne veut rien leur devoir. C’est un mauvais calcul, si l’on veut se faire aimer. La pire des sottises est de se faire oublier... On m’oubliait très bien. On ne me voyait plus? On ne venait plus me voir. Même Glodie me laissait. Je l’entendais qui riait, en bas; et dans mon cœur, je riais, en l’entendant; mais je soupirais aussi: car j’aurais bien voulu savoir pourquoi elle riait... «L’ingrate!» Je l’accusais, et je pensais qu’à sa place, j’en aurais fait autant... «Amuse-toi, ma belle!»... Seulement, pour s’occuper, quand on ne peut plus bouger, il faut bien faire un peu le Job, qui peste sur son fumier.
Un jour que sur le mien, maussade, je gisais, Paillard vint. Ma foi, je ne le reçus pas trop bien. Il était là devant moi, assis au pied du lit. Il tenait précieusement un livre empaqueté. Il tâchait de causer, et tâtait sans succès un sujet, et puis l’autre. Je leur tordais le cou à tous, d’un mot, l’air furibond. Il ne savait plus que dire, toussotait, tapotait sur le bois de mon lit. Je le priai de cesser. Alors il resta coi, et n’osait plus bouger. Moi, je riais sous cape. Je pensais:
—«Mon bonhomme, tu as des remords maintenant. Si tu m’avais prêté l’argent que je demandais, je n’aurais pas été contraint à faire le maçon. Je me suis cassé la jambe: attrape! C’est bien fait! Car c’est ta ladrerie qui m’a mis où je suis.»
Donc, il ne se risquait plus à m’adresser un mot; et moi, qui me forçais aussi à tenir ma langue et qui mourais d’envie de la remuer, j’éclatai:
—Enfin, parle, lui dis-je. Te crois-tu au chevet d’un mourant? On ne vient pas chez les gens, pour se taire, que diable! Allons, parle, ou va-t’en! Ne roule pas les yeux. Ne tripote pas ce livre. Qu’est-ce que tu tiens là?
Le pauvre homme se leva:
—Je vois bien que je t’irrite, Colas. Et je m’en vas. J’avais porté ce livre... vois-tu, c’est un Plutarque, Vie des Hommes illustres, translaté en françois par l’évêque d’Auxerre, messire Jacques Amyot. Je pensais...
(Il n’était pas encore tout à fait décidé)...
...que peut-être tu trouverais...
(Dieu! que cela lui coûtait!)...
...plaisir, consolation veux-je dire, en sa compagnie...
Moi, qui savais combien ce vieux thésauriseur, qui chérissait ses livres encore plus que ses écus, souffrait de les prêter (lorsqu’on en touchait un, dans sa bibliothèque, il vous faisait une mine d’amoureux déconfit, qui verrait un soudard prendre la gorge à sa belle), je fus touché de la grandeur du sacrifice. Je dis:
—Vieux camarade, tu es meilleur que moi, je suis un animal; je t’ai bien rabroué. Allons, viens m’embrasser.
Je l’embrassai. Je pris le livre. Il aurait bien voulu encore me le reprendre.
—Tu en auras grand soin?
—Sois tranquille, lui dis-je, ce sera mon oreiller. Il partit à regret, l’air pas trop rassuré.
*
* *
Et je restai avec Plutarque de Chéronée, un volume petit, ventru, plus gros que long, de mille et trois cents pages, bien serrées et bondées: on avait empilé les mots comme du blé dans un sac. Je me dis:
—Il y a là de quoi manger pendant trois ans, et sans arrêt, pour trois baudets.
D’abord, je me divertis à regarder, au début de chacun des chapitres, dans des médaillons ronds, les têtes de ces illustres, coupées et empaquetées de feuilles de laurier. Il ne leur manquait plus qu’un brin de persil au nez. Je pensais:
—Que font ces Grecs et ces Romains? Ils sont morts, ils sont morts, et nous sommes vivants. Que pourront-ils me raconter que je ne sache aussi bien qu’eux? Que l’homme est un animal fort méchant, mais plaisant, que le vin gagne en vieillissant, la femme non, et qu’en tous les pays, les grands croquent les petits, et que les croquants croqués, que les petits se rient des grands? Tous ces hâbleurs romains vous font de longs discours. J’aime bien l’éloquence; mais je les préviens d’avance qu’ils ne parleront pas seuls; je leur clorai le bec...
Là-dessus, je feuilletai le livre, d’un air condescendant, en laissant distraitement mes regards ennuyés tomber comme une ligne, au long de la rivière. Et dès le premier coup, je fus pris, mes amis... mes amis, quelle pêche!... Le bouchon ne flottait pas sur l’eau qu’il s’enfonçait, et je retirais de là quelles carpes, quels brochets! Des poissons inconnus, d’or, d’argent, irisés, vêtus de pierreries et semant autour d’eux une pluie d’étincelles... Et qui vivaient, dansaient, qui se bandaient, sautaient, palpitaient des ouïes et battaient de la queue!... Moi, qui les croyais morts!... À partir de ce moment, le monde aurait pu crouler, je n’eusse rien remarqué; je regardais ma ligne: ça mordait, ça mordait! Quel monstre va sortir de l’onde, cette fois?... Et vlan! le beau poisson qui vole au bout du fil, avec son ventre blanc et sa cotte de mailles, verte comme un épi, ou bleue comme une prune, et luisant au soleil!... Les jours que j’ai passés là (les jours ou les semaines?) sont le joyau de ma vie. Bénie ma maladie!
Et bénis soient mes yeux, par où s’infiltre en moi la vision merveilleuse enclose dans les livres! Mes yeux de magicien, qui sous la broderie des signes gras et serrés, dont le noir troupeau chemine entre les deux fossés des marges sur la page, font surgir les armées disparues, les villes écroulées, les beaux parleurs de Rome et les rudes joueurs, les héros et les belles qui les menèrent par le nez, le grand vent sur les plaines, la mer ensoleillée, et le ciel d’Orient, et les neiges d’antan!...
Je vois passer César, pâle, grêle et menu, couché dans sa litière, au milieu des soudards qui suivent en grognant, et ce goinfre d’Antoine, qui s’en va par les champs, avec tous ses buffets, sa vaisselle, ses putains, pour bâfrer à l’orée de quelque vert bocage, qui boit, rend et reboit, qui mange à son dîner huit sangliers rôtis, et qui pêche à la ligne un vieux poisson salé, et Pompée compassé, que Flora mord d’amour, et le Poliorcète, avec son grand chapeau et son manteau doré, sur lequel sont pourtraits la figure du monde et les cercles du ciel, et le grand Artaxerce, régnant comme un taureau sur le blanc et noir troupeau de ses quatre cents femmes, et le bel Alexandre, habillé en Bacchus, qui retourne des Indes, dessus un échafaud, traîné par huit chevaux, couvert de ramée fraîche et de tapis de pourpre, aux sons des violons, des fifres, des hautbois, qui boit et qui festoie avec ses maréchaux, des fleurs sur leurs chapeaux, et son armée qui suit en trinquant, et les femmes tels des cabris sautant... N’est-ce pas une merveille? La reine Cléopâtre, Lamia, la flûtiste, et Statira si belle qu’on avait mal aux yeux, lorsqu’on la regardait, à la barbe d’Antoine, d’Alex ou d’Artaxerce, je les ai, s’il me plaît, j’en jouis, je les possède. J’entre dans Ecbatane, je bois avec Thaïs, je couche avec Roxane, j’emporte sur mon cou, dans un paquet de hardes, Cléopâtre emballée; avec Antiochus, rougissant et rongé de fièvre pour Stratonice, je brûle pour ma belle-mère (la curieuse affaire!), j’extermine les Gaules, je viens, je vois, je vaincs, et (ce qui me plaît bien) le tout sans qu’il m’en coûte une goutte de sang.
Je suis riche. Chaque histoire est une caravelle, qui m’apporte des Indes ou bien de Barbarie les métaux précieux, les vieux vins dans les outres, les animaux bizarres, les esclaves capturés... les beaux drilles! Quels poitrails! quelles croupes!... c’est à moi, tout cela. Les Empires vécurent, grandirent et sont morts, pour mon amusement...
Quel carnaval est-ce là? Il semble que je sois tour à tour tous ces masques. Je me coule en leur peau, je m’ajuste leurs membres, leurs passions; et je danse. Je suis en même temps le maître de la danse, je mène la musique, je suis le bon Plutarque; c’est moi, oui-dà, c’est moi qui ai mis par écrit (je fus bien inspiré, ce jour-là, n’est-ce pas?) ces petites drôleries... Qu’il est beau de sentir la musique des mots et la ronde des phrases vous emporter, dansant et riant dans l’espace, libre des liens du corps, des maux, de la vieillesse!... L’esprit, mais c’est le bon Dieu! Loué soit le Saint-Esprit!...
Quelquefois, arrêté au milieu de l’histoire, j’imagine la suite; puis, je compare l’œuvre de ma fantaisie et celle que la vie ou que l’art a sculptée. Quand c’est l’art, bien souvent je devine l’énigme: car je suis un vieux renard, je connais toutes les ruses, et je ris, dedans ma barbe, de les avoir éventées. Mais quand c’est la vie, je suis souvent en défaut. Elle déjoue nos malices, et ses imaginations passent de loin les nôtres. Ah! la folle commère!... Il n’est que sur un point qu’elle ne se met guère en frais de varier son récit: celui qui clôt l’histoire. Guerres, amours, facéties, tout finit par le plongeon que vous savez, au fond du trou. Là-dessus, elle rabâche. C’est comme une façon d’enfant capricieux, qui brise ses jouets quand il en a assez. Je suis furieux, je lui crie: «Vilain brutal, veux-tu, veux-tu me le laisser!...» Je le lui prends des mains... Trop tard! il est cassé... Et je goûte une douceur à bercer, comme Glodie, les débris de ma poupée. Et cette mort qui vient, comme l’heure à l’horloge, à chaque tour du cadran, prend la beauté d’un refrain. Sonnez, cloches et bourdons, bourdonnez, dig, ding, don!
«Je suis Cyrus, celui qui a conquis l’Asie, l’empereur des Persians, et te prie, mon ami, que tu ne me portes envie de ce très peu de terre qui couvre mon pauvre corps...»
Je relis l’épitaphe aux côtés d’Alexandre, qui frémit dans sa chair, prête à lui échapper, car il lui semble ouïr déjà sa propre voix qui monte de la terre. Ô Cyrus, Alexandre, que vous m’êtes plus proches, lorsque je vous vois morts!...
Les vois-je, ou si je rêve?... Je me pince, je dis: «Allons, Colas, dors-tu? «Alors, sur le rebord de la tablette, près de mon lit, je prends les deux médailles (je les ai déterrées dans ma vigne, l’an passé) de Commode poilu, habillé en Hercule, et de Crispine Augusta, avec son menton gras, son nez de pie-grièche. Je dis: «Je ne rêve point, j’ai bien les yeux ouverts, je tiens Rome sous mon pouce...»
Le plaisir de se perdre en cogitations sur des pensées morales, disputer avec soi, remettre en question les problèmes du monde que la force a tranchés, passer le Rubicon... non, rester sur le bord... passerons-nous, ou non? se battre avec Brutus, ou bien avec César, être de son avis, puis de l’avis contraire, et si éloquemment, et s’embrouiller si bien qu’on ne sait, à la fin, de quel parti on tient! C’est le plus amusant: on est plein du sujet, on part dans des discours, on prouve, on va prouver, on réplique, on riposte; corps à corps, coup de tête, prime haute, pare-moi cette botte!... et puis, en fin de compte, on se trouve enferré... Être battu par soi! J’en suis estomaqué... c’est la faute à Plutarque. Avec sa langue dorée et son air bonhomet de vous dire: «Mon ami», on se trouve toujours, toujours de son avis; et il en a autant qu’il change de récits. Bref, de tous ses héros celui que je préfère, c’est immanquablement le dernier que j’ai lu. Aussi bien, ils sont tous soumis, ainsi que nous, à la même héroïne, attachés à son char... Triomphes de Pompée, qu’êtes-vous à côté?... Elle mène l’histoire. C’est à savoir Fortune dont la roue tourne, tourne, et jamais ne séjourne «en un état, non plus que fait la lune», comme dit, chez Sophocle, Ménélas le cornard. Et cela est encore très bien réconfortant,—pour ceux-ci qui, du moins, sont au premier croissant.
Par moments, je me dis: «Mais, Breugnon, mon ami, en quoi diable peut bien t’intéresser ceci? Qu’as-tu affaire, dis-moi, de la gloire romaine? Encore moins des folies de ces grands sacripants? Tu as assez des tiennes, elles sont à ta mesure. Que tu es désœuvré, pour aller te charger des vices, des misères des gens qui sont défunts depuis mil huit cents ans! Car enfin, mon garçon (c’est mons Breugnon, rangé, sensé, bourgeois, Clamecycois, qui prône), conviens-en, ton César, ton Antoine, et Cléo leur catin, tes princes persians qui égorgent leurs fils et épousent leurs filles, sont de fiers chenapans. Ils sont morts: dans leur vie, ils n’ont rien fait de mieux. Laisse en paix leur poussière. Comment un homme d’âge trouve-t-il du plaisir à ces insanités? Regarde un peu ton Alexandre, n’es-tu pas révolté de le voir dépenser, pour enterrer Éphestion, ce beau mignon, les trésors d’une nation? Passe encore de tuer! Graine humaine, mauvaise graine. Mais gaspiller l’argent! On voit bien que ces drôles n’ont pas eu la peine de le faire pousser. Et tu trouves cela plaisant? Tu écarquilles tes gros yeux, tu es tout glorieux, comme si ces écus t’étaient sortis des doigts! S’ils en étaient sortis, tu serais un grand fou. Tu en es deux, pour trouver de la joie aux folies que les autres ont faites, et non pas toi.»
Je réponds: «Breugnon, tu parles d’or, tu as toujours raison. Cela n’empêche pas que je ne me ferais fesser pour ces billevesées, et que ces ombres décharnées depuis deux mille années n’aient plus de sang que les vivants, je les connais et je les aime. Pour qu’Alexandre pleure sur moi, comme sur Clytus, je consens de grand cœur, aussi, à ce qu’il me tue. J’ai la gorge serrée quand je vois, au sénat, César sous les poignards s’agitant aux abois, ainsi que la bête acculée entre les chiens et les veneurs. Je reste bouchée bée, quand passe Cléopâtre en sa barque dorée, avec ses Néréides appuyées aux cordages et ses beaux petits pages, nus comme des Amours; et j’ouvre mon grand nez afin d’aspirer mieux la brise parfumée. Je pleure comme un veau, lorsque à la fin Antoine, sanglant, mourant, est ficelé, hissé par sa belle, penchée à la lucarne de sa tour, et qui tire de tout son corps (pourvu... il est si lourd!... qu’elle ne le laisse pas tomber!) le pauvre homme qui lui tend les bras...
Qu’est-ce donc qui m’émeut, et qui m’attache à eux, comme à une famille?—Eh! ils sont ma famille, ils sont moi, ils sont l’Homme.
Que je plains les pauvres déshérités qui ne connaissent point la volupté des livres! Il en est qui font fi du passé, fièrement, s’en tenant au présent. Canes bâtées, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez!... Oui, le présent est bon. Mais tout est bon, corbleu, je prends de toutes mains, et je ne boude pas devant la table ouverte. Vous n’en médiriez point si vous la connaissiez. Ou bien c’est, mes amis, que vous devez avoir un mauvais estomac. Je comprends qu’on étreigne ce qu’on étreint. Mais vous n’étreignez guère, et votre mie est maigre. Bien et peu, c’est bien peu. J’aime mieux beaucoup et bien... S’en tenir au présent, c’était bon, mes amis, au temps du vieil Adam, qui, lui, allait tout nu, faute de vêtements, et qui, n’ayant rien vu, ne pouvait aimer rien que sa côte femelle. Mais nous qui avons l’heur de venir après lui dans une maison pleine où nos pères, nos grands-pères et nos archi-grands-pères ont entassé, tassé ce qu’ils ont amassé, nous serions assez fous pour brûler nos greniers, sous le prétexte que nos champs produisent encore du blé!... Le vieil Adam, il n’était qu’un enfant! C’est moi, le vieil Adam: car je suis le même homme, et depuis, j’ai grandi. Nous sommes le même arbre, mais j’ai poussé plus haut. Chacun des coups qui fait saigner une des branches retentit dans ma feuillée. Les peines et les joies de l’univers sont miennes. Qui souffre, j’en pâtis; qui est heureux, je ris. Bien mieux que dans la vie, je sens à travers mes livres la fraternité qui nous lie, nous tous, les porte-hottes et les porte-couronnes; car des uns et des autres il ne reste que cendres et la flamme qui, nourrie de la moelle de nos âmes, monte, unique et multiple, vers le ciel, en chantant avec les mille langues de sa bouche sanglante la gloire du Tout-Puissant...
*
* *
Ainsi, je rêve dans mon grenier. Le vent s’éteint. La lumière tombe. La neige, du bout de ses ailes, frôle la vitre. L’ombre se glisse. Mes yeux se brouillent. Je me penche sur mon livre, et je suis le récit, qui dans la nuit s’enfuit. Mon nez touche le papier: tel un chien à la piste, je renifle l’odeur humaine. La nuit vient. La nuit est venue. Et mon gibier s’échappe et s’enfonce dans l’avenue. Alors je m’arrête au milieu de la forêt, et j’écoute, le cœur battant de la poursuite, la fuite. Pour mieux voir au travers de l’ombre, je ferme les yeux. Et je rêve, immobile, étendu sur mon lit. Je ne dors guère, je rumine mes pensées; je regarde parfois le ciel par la croisée. Lorsque j’étends le bras, je touche le carreau; je vois la coupole d’ébène, que raie d’une goutte de sang une étoile filante... D’autres... Il pleut du feu, dans la nuit de novembre... Et je pense à la comète de César. C’est peut-être son sang qui dans le ciel ruisselle...
Le jour revient. Je rêve encore. Dimanche. Les cloches chantent. De leur bourdonnement ma fantaisie s’enivre. Elle emplit la maison, de la cave au grenier. Elle couvre mon livre (ah! le pauvre Paillard) de mes inscriptions. Ma chambre retentit des roues des chariots, des armées, des clairons et des hennissements. Les vitres tremblent, mes oreilles tintent, mon cœur craque, je vais crier:
—Ave, César, imperator!
Et mon gendre Florimond, qui est monté me voir, regarde par la fenêtre, bâille avec bruit et dit:
—Il ne passe pas un chat, dans la rue, aujourd’hui.
XIV
LE ROI BOIT
Saint-Martin (11 novembre).
Il faisait, ce matin, une douceur extrême. Elle cheminait dans l’air, tiède comme la caresse d’une peau satinée. Elle se frottait à vous comme un chat qui vous frôle. Elle coulait à la fenêtre, comme un muscat doré. Le ciel avait levé sa paupière de nuées, et de son œil bleu pâle, paisible, me regardait; et sur mon toit je voyais un rayon de soleil blond.
Je me sentais alangui, vieille bête, et rêveur, tel un adolescent. (J’ai renoncé à vieillir, je remonte mes ans; si cela continue, je serai marmot, bientôt.) Donc mon cœur était plein de chimérique attente, comme le bon Roger qui bée après Alcine. Je voyais toutes choses d’un regard attendri. Je n’aurais, ce jour-là, fait de mal à une mouche. Et j’avais vidé mon sac à malices.
Et comme je me croyais seul, soudain j’aperçus Martine, assise dans un coin. Je n’avais pas remarqué lorsqu’elle était entrée. Elle ne m’avait rien dit, contre son habitude; elle s’était installée, un ouvrage à la main, et ne me regardait point. J’éprouvais le besoin de faire part à d’autres du bien-être où j’étais. Et je dis, au hasard (pour ouvrir l’entretien, tous les sujets sont bons):
—Pourquoi donc le bourdon a sonné ce matin? Elle haussa les épaules, et dit:
—Pour la Saint-Martin.
J’en tombai de mon haut. Dans les rêvasseries, quoi! j’avais oublié le dieu de ma cité! Je dis:
—C’est la Saint-Martin?
Et je vis surgir aussitôt, dans la troupe des damoiseaux et des dames de Plutarque, parmi mes amis nouveaux l’ami vieil (il est de leur taille), surgir le cavalier qui taille, avec son sabre, son manteau.
—Eh! Martinet, mon vieux compère, se peut-il que j’ai oublié que c’était ton anniversaire!
—Tu t’en étonnes? dit Martine. Il est grand temps! tu oublies tout, le bon Dieu, ta famille, les diables et les saints, Martinet et Martine, rien n’existe pour toi, hors tes sacrés bouquins.
Je ris; j’avais déjà remarqué son œil mauvais, quand elle venait, chaque matin, et qu’elle voyait qu’avec Plutarque je couchais. Jamais femme n’aima les livres, d’un amour désintéressé; elle voit en eux des rivales, ou des amants. Fille ou femme, quand elle lit, fait l’amour et trompe l’homme. De là que, quand elle nous voit lire, elle crie à la trahison.
—C’est la faute à Martin, dis-je, on ne le voit plus. Pourtant, il lui restait la moitié du manteau. Il la garde, ce n’est point beau. Ma bonne fille, que veux-tu? Il ne faut se laisser oublier dans la vie. Qui se laisse oublier, on l’oublie. Retiens cette leçon.
—Je n’en ai pas besoin, dit-elle. Où que je sois, nul ne l’ignore.
—C’est vrai, on te voit bien, on t’entend mieux encore. Hors ce matin, que j’attendais ta querelle journalière. Pourquoi m’en as-tu privé? Elle me manque. Viens me la faire.
Mais elle, sans tourner la tête, dit:
—Rien ne te fait. Et je me tais.
Je regardais sa figure obstinée, qui sa lèvre mordait, pour piquer son ourlet. Elle avait l’air triste et battue; et ma victoire me pesait. Je dis:
—Viens m’embrasser, au moins. À défaut de Martin, je n’ai pas oublié Martine. C’est ta fête, allons, j’ai un cadeau pour toi. Viens le chercher.
Elle fronça le sourcil, et dit:
—Mauvais plaisant!
—Je ne plaisante pas, dis-je. Viens, viens donc, tu verras.
—Je n’ai pas le temps.
—Ô fille dénaturée, quoi, tu n’as pas le temps de venir m’embrasser?
À regret, elle se leva; méfiante, elle s’approcha:
—Quel tour de Villon, quelle farce vas-tu me faire encore? Je lui tendis les bras.
—Allons, dis-je, baise-moi.
—Et le cadeau? dit-elle.
—Tu l’as, tu l’as, c’est moi.
—Joli cadeau! Le bel oiseau!
—Vilain ou beau, tout ce que j’ai je te le donne, je me rends, sans conditions, à discrétion. Fais de moi ce que tu voudras.
—Tu consens à venir en bas?
—Pieds et poings liés, je me livre.
—Et tu consens à m’obéir, à ce qu’on t’aime, à te laisser mener, gronder, choyer, soigner, humilier?
—J’ai abdiqué ma volonté.
—Ah! comme je vais me venger! Ah! mon cher vieux! Méchant garçon! Que tu es bon! Vieil entêté! M’as-tu fait assez enrager!
Elle m’embrassait, me secouait comme un paquet, et me serrait sur son giron, tel un poupon.
Elle ne voulut pas attendre une heure. On m’emballa. Et Florimond et les mitrons, casqués du bonnet de coton, m’enfournèrent par l’escalier étroit, les pieds devant, la tête après, en bas, dans un grand lit, en une pièce claire, où Martine et Glodie me bordèrent, narguèrent, répétèrent vingt fois:
—À présent, on te tient, on te tient, te tient bien, vagabond!...
Que c’est bon!
Et depuis, je suis pris, j’ai jeté ma fierté au panier; à Martine, je me soumets, vieux marmouset... Et c’est moi, sans qu’il y paraisse, qui mène tout, dans la maison.
*
* *
Martine désormais s’installe auprès de moi, souvent. Et nous causons. Nous nous ressouvenons d’une autre fois déjà, il y a bien longtemps, où nous étions assis l’un près de l’autre, ainsi. Mais c’était elle alors qui se trouvait liée par le pied, s’étant fait une entorse, en voulant, une nuit (ah! la chatte amoureuse!), sauter par la fenêtre, pour courir après son galant. En dépit de l’entorse, eh! je l’ai bien rossée. Elle en rit à présent, et dit que je n’ai pas encore assez cogné. Mais alors, j’avais beau cogner et veiller; et pourtant, je suis assez malin; elle l’était dix fois plus que moi, la rusée, et me filait entre les mains. Au bout du compte, elle n’était pas aussi bête que je la croyais. Elle sut bien garder sa tête, à défaut du reste; et ce fut le galant sans doute qui la perdit, puisqu’il est aujourd’hui, puisqu’il est son mari.
Elle rit avec moi de ses folies et dit, avec un gros soupir, que c’est fini de rire, les lauriers sont coupés, nous n’irons plus au bois. Et nous parlons de son mari. En brave femme, elle le juge honnête, en somme suffisant, pas amusant. Le mariage n’est pas fait pour le divertissement...
—Chacun le sait, dit-elle, et toi mieux que personne. C’est ainsi. Il faut se faire une raison. Chercher l’amour dans un époux est aussi fou que puiser l’eau dans un cribleau. Je ne suis folle, je ne me cause de tracas, en pleurant sur ce que je n’ai pas. De ce que j’ai, je me contente; ce qui est est bien, comme il est. Point de regrets... Tout de même, à présent, je vois combien est loin de ce qu’on veut ce que l’on peut, de ce qu’on rêve en sa jeunesse ce qu’on est bien content d’avoir quand on est vieux ou qu’on va l’être. Et c’est touchant, ou ridicule: on ne sait pas lequel des deux. Tous ces espoirs, ces désespoirs, et ces ardeurs et ces langueurs, et ces beaux vœux et ces beaux feux de cheminée, pour arriver à faire cuire la marmite et trouver bon le pot-au-feu!... Et il est bon, vraiment, il l’est assez pour nous: c’est tout ce que nous méritons... Mais si jadis on me l’eût dit!... Enfin, il nous reste en tout cas, pour donner du goût au repas, notre rire; et c’est un fier assaisonnement, il ferait manger des pierres. Riche ressource, et qui ne m’a jamais manqué, non plus qu’à toi, de pouvoir se moquer de soi, quand on fut sot et qu’on le voit!
Nous ne nous en faisons pas faute—encore moins de nous moquer des autres. Parfois, nous nous taisons, rêvassant, ruminant, moi le nez sur mon livre, elle sur son ouvrage; mais les langues tout bas continuent de marcher, ainsi que deux ruisseaux qui cheminent sous terre et ressortent soudain, au soleil, en sautant. Martine, au milieu du silence, repart d’un grand éclat de rire; et les langues, de reprendre leur danse!
J’essayai de faire entrer Plutarque en notre compagnie. Je voulus faire goûter à Martine ses beaux récits et la manière pathétique dont je lis. Mais nous n’eûmes aucun succès. De la Grèce et de Rome elle se souciait autant qu’un poisson d’une pomme. Lors même qu’elle voulait, afin d’être polie, écouter, au bout d’un instant elle était loin et son esprit courait les champs; ou plutôt, il faisait sa ronde, du haut en bas de son logis. À l’endroit le plus palpitant de mon récit, quand savamment je ménageais l’émotion et préparais, en chevrotant, l’effet de la conclusion, elle m’interrompait pour crier quelque chose à Glodie, ou bien à Florimond, à l’autre bout de la maison. J’étais vexé. Je renonçai. Il ne faut demander aux femmes de partager nos songes-creux. La femme est la moitié de l’homme. Oui-dà, mais quelle moitié? Celle d’en haut? Ou si c’est l’autre? Ce n’est en tout cas le cerveau qui est commun: chacun des deux a le sien, sa boîte à folies. Ainsi que deux surgeons, sortis d’un même tronc, c’est par le cœur qu’on communie...
Je communie très bien. Bien que barbon fané, ruiné, et mutilé, je suis assez malin pour avoir, presque tous les jours, une garde du corps de jeunes et jolies commères d’alentour, qui, rangées autour de mon lit, me font joyeuse compagnie. Elles viennent, alléguant une nouvelle d’importance, ou un service à demander, un ustensile à emprunter. Tous les prétextes leur sont bons, à la condition de ne plus y songer, à peine entrées dans la maison. Une fois là, comme au marché, elles s’installent, Guillemie aux yeux gais, Huguette au nez joli, Jacquotte l’entendue, Margueron, Alizon, et Gillette, et Macette, autour du veau sous l’édredon; et jai, jai, jai, nous bavardons, ma commère, ma commère, comme des battants de cloche, et nous rions, quel carillon! Et je suis le gros bourdon. J’ai dans mon sac toujours quelques fines histoires, qui chatouillent au bon endroit: fait beau les voir pâmer! De la rue, on entend leurs rires. Et Florimond, que mon succès dépite, me demande, en raillant, mon secret. Je réponds:
—Mon secret? Je suis jeune, mon vieux.
—Et puis, dit-il piqué, c’est ton mauvais renom. Vieux coureurs font courir après eux les femelles.
—Sans doute, je réponds. N’a-t-on pas du respect, envers un vieux soldat? On s’empresse à le voir, on se dit: «Il revient du pays de la gloire. «Et celles-ci se disent:» «Colas a fait campagne, au pays de l’amour. Il le connaît, il nous connaît... Et puis, qui sait? Peut-être encore il combattra.»
—Vieux polisson! s’écrie Martine, ardez-moi ça! Va-t-il pas s’aviser d’être encore amoureux!
—Et pourquoi pas? C’est une idée! Puisqu’il en est ainsi, pour vous faire enrager, je m’en vais me remarier.
—Eh! remarie-toi, mon garçon, grand bien te fasse! Il faut bien que jeunesse passe!...
*
* *
Saint-Nicolas (6 décembre).
Pour la Saint-Nicolas, hors de mon lit, dans un fauteuil on me roula, entre la table et la fenêtre. Sous mes pieds, une chaufferette. Devant, un pupitre de bois, avec un trou pour la chandelle.
Sur les dix heures, la confrérie des mariniers, «faiseurs de flot» et ouvriers, «compagnons de rivière», violons en tête, défila devant notre maison, bras dessous bras dessus, dansant derrière leur bâton. Avant de se rendre à l’église, ils faisaient le tour des bouchons. En me voyant, ils m’acclamèrent. Je me levai, je saluai mon patron, qui me le rendit. Par la fenêtre, je serrai leurs pattes noires, je versai dans l’entonnoir de leurs grands gousiers béants la goutte (autant verser vraiment une goutte dedans un champ!).
Sur le midi, mes quatre fils vinrent m’offrir leurs compliments. On a beau ne pas très bien s’entendre, il faut s’entendre une fois l’an; la fête du père est sacrée: c’est le pivot autour duquel est accrochée la famille, comme un essaim; en la fêtant, elle resserre son faisceau, et s’y contraint. Et moi, j’y tiens.
Donc, ce jour-là, mes quatre gars se trouvèrent réunis chez moi. Ils n’en avaient beaucoup de joie. Ils s’aiment peu, et je crois bien que je suis le seul lien entre eux. À notre époque, tout s’en va de ce qui faisait l’union entre les hommes: la maison, la famille et la religion; chacun croit seul avoir raison, et l’on vit chacun pour soi. Je ne ferai le vieux qui s’indigne et rechigne, et qui croit que le monde avec lui finira. Le monde saura bien s’en tirer; et je crois que les jeunes savent mieux ce qui leur convient que les vieux. Mais c’est un rôle ingrat que le rôle du vieux. Le monde autour de lui change; et s’il ne change aussi, plus de place pour lui! Or, moi, je n’entends pas de cette oreille-là. Je suis dans mon fauteuil. Holà, holà, j’y reste! Et s’il faut, pour garder sa place, que l’on change d’esprit, je changerai, oui-dà, je saurai m’arranger pour changer,—en restant (bien entendu) le même. En attendant, de mon fauteuil je regarde changer le monde et disputer les jeunes gens; je les admire et cependant, j’attends, discret, le bon moment pour les mener où je l’entends...
Mes gaillards se tenaient devant moi, autour de la table: Jean-François le bigot, à droite; à gauche, Antoine le Huguenot, qui est établi à Lyon. Assis tous deux et sans se regarder, engoncés dans leur col, le cou raide et le croupion figé. Jean-François, florissant, les joues pleines, l’œil dur et le sourire aux lèvres, parlait de ses affaires intarissablement, se vantait, étalait son argent, ses succès, louait ses draps et Dieu qui les lui faisait vendre. Antoine, lèvres rasées, queue de barbe au menton, morose, droit et froid, parlait comme pour soi de son commerce de librairie, de ses voyages à Genève, de ses relations d’affaires et de foi, et louait aussi Dieu; mais ce n’était le même. Chacun parlait à tour de rôle, sans écouter le chant de l’autre, et puis reprenait son refrain. Mais à la fin, tous deux, vexés, commencèrent à traiter des sujets qui pouvaient mettre hors des gonds le compagnon, celui-ci les progrès de la religion vraie, celui-là le succès de la vraie religion. Et cependant, ils s’obstinaient à s’ignorer; et sans bouger, comme affligés tous les deux d’un torticolis, l’air furieux, d’une voix aigre, ils glapissaient leur mépris pour le Dieu de l’ennemi.
Debout, entre eux, les regardant, haussant l’épaule et s’esclaffant, se tenait mon fils le sergent au régiment de Sacermore, Aimon-Michel le sacripant (ce n’est pas un mauvais enfant). Il ne pouvait tenir en place, et tournait comme un loup en cage, tambourinait sur les carreaux, ou fredonnait: tayaut, tayaut, s’arrêtait pour dévisager les deux aînés qui disputaient, leur éclatait de rire au nez, ou leur coupait brutalement la parole pour proclamer que deux moutons, qu’ils soient ou non marqués d’une croix rouge ou bleue, s’ils sont bien gras, sont toujours bons, et qu’on saura le leur montrer... «Nous en avons mangé bien d’autres!...»
Anisse, mon dernier garçon, le regardait, horrifié. Anisse, le très bien nommé, qui n’a pas la poudre inventé. Les discussions l’inquiètent. Rien au monde ne l’intéresse. Il n’a de bonheur qu’à pouvoir bâiller en paix et s’ennuyer, tout le long de la sainte journée. Aussi trouve-t-il diaboliques la politique et la religion, ces inventions pour troubler le bon sommeil des gens d’esprit, ou l’esprit des gens qui sommeillent... «Que ce que j’ai soit mal ou bon, puisque je l’ai, pourquoi changer? Le lit où l’on a fait son trou est fait par nous, est fait pour nous. Je ne veux pas de nouveaux draps...» Mais qu’il le voulût ou non, on secouait son matelas. Et dans son indignation, afin d’assurer son repos, cet homme doux aurait livré tous les éveilleurs au bourreau. Pour le moment, l’air effaré, il écoutait parler les autres; et dès que leur ton s’élevait, son cou rentrait dans ses épaules.
Moi, tout oreilles et tout yeux, je m’amusais à démêler en quoi ces quatre, devant moi, étaient de moi, étaient à moi. Ils sont pourtant mes fils; pour cela j’en réponds. Mais s’ils viennent de moi, ils en sont bien sortis; et morbleu, par où diable y étaient-ils entrés? Je me tâte: comment ai-je bien pu porter dans ma bedaine ce prêcheur, ce papelard et ce mouton enragé? (Passe encore pour l’aventurier!)... Ô nature traîtresse! Ils étaient donc en moi! Oui, j’en avais les germes; je reconnais certains des gestes, des façons de parler, et même des pensées; je me retrouve en eux, masqué, le masque étonne, mais par-dessous, c’est le même homme. Le même, un et multiple. Chaque homme porte en lui vingt hommes différents, celui qui rit, celui qui pleure, celui qui est indifférent, comme une souche, et à la pluie et au beau temps, le loup, le chien, et la brebis, le bon enfant, le chenapan; mais l’un des vingt est le plus fort et, s’arrogeant seul la parole, il clôt le bec aux dix-neuf autres. De là, vient que ceux-ci décampent, sitôt qu’ils voient la porte ouverte. Mes quatre fils ont décampé. Les pauvres gars! Mea culpa. Si loin de moi, ils sont si près!... Eh! ce sont toujours mes petits. Quand ils disent des sottises, j’ai envie de leur demander pardon de les avoir faits sots. Heureusement qu’ils sont contents et qu’ils se trouvent beaux!... Qu’ils s’admirent, j’en suis bien aise; mais ce que je ne puis supporter, c’est qu’ils ne veuillent point tolérer que les autres soient laids, tout leur soûl, s’il leur plaît.
Dressés sur leurs ergots, se menaçant de l’œil et du bec, tous les quatre, ils avaient l’air de coqs en colère, prêts à sauter. J’observais avec placidité, puis je dis:
—Bravo! Bravo, mes agneaux, je vois qu’on ne vous tondrait pas la laine sur le dos. Le sang est bon (parbleu! c’est le mien), et la voix est meilleure. À présent qu’on vous a entendus, à mon tour! La langue me démange. Et vous, faites repos.
Mais ils n’étaient pas très pressés de m’obéir. Un mot avait fait éclater l’orage. Jean-François, se levant, empoignait une chaise. Aimon-Michel tirait sa longue épée, Antoine son couteau; et Anisse (il est fort pour mugir comme un veau) criait: «Au feu! À l’eau!» Je vis venir l’instant où ces quatre animaux allaient s’entr’égorger. Je saisis un objet, le premier qui s’offrit à portée de mon poing (justement, ce fut par hasard l’aiguière aux deux pigeons, qui faisait mon désespoir et l’orgueil de Florimond); et sur la table, en trois morceaux, sans y penser, je la brisai. Cependant que Martine, accourue, brandissait un chaudron fumant et menaçait de les en arroser. Ils criaient comme un troupeau d’ânons; mais quand je brais il n’est baudet qui ne baisse pavillon. Je dis:
—Je suis le maître, ici, j’ordonne. Taisez-vous. Ah! çà, êtes-vous fous? Sommes-nous réunis, afin de discuter le Credo de Nicée? J’aime bien qu’on discute, oui-dà; mais, s’il vous plaît, choisissez, mes amis, des sujets plus nouveaux. Je suis las de ceux-ci, j’en suis assassiné. Que diable, discutez, si pour votre santé il vous est ordonné, sur ce vin de Bourgogne ou sur ce cervelas, sur ce qu’on peut voir, ou boire, ou toucher, ou manger: nous mangerons, boirons afin de contrôler. Mais discuter sur Dieu, bon Dieu! sur le Saint-Esprit, c’est montrer, mes amis, que d’esprit l’on n’a guère!... Je ne dis pas de mal de ceux qui croient: je crois, nous croyons, vous croyez... tout ce qu’il vous plaira. Mais parlons d’autre chose: n’en est-il pas, au monde? Chacun de vous est sûr d’entrer au paradis. Fort bien, j’en suis ravi. On vous attend là-haut, la place est retenue pour chacun des élus; les autres resteront à la porte; c’est entendu... Eh! laissez le bon Dieu loger comme il lui plaît ses hôtes: c’est son office, et ne vous mêlez pas de faire sa police. À chacun son royaume. Le ciel à Dieu, à nous la terre. La rendre, s’il se peut, plus habitable est notre affaire. On n’est pas trop de tous, pour en venir à bout. Croyez-vous qu’on pourrait se passer d’un de vous? Vous êtes tous les quatre utiles au pays. Il a autant besoin de ta foi, Jean-François, en ce qui a été, que de la tienne, Antoine, en ce qui devrait être, de ton humeur aventureuse, Aimon-Michel, qu’Anisse, de ton immobilité. Vous êtes les quatre piliers. Qu’un seul fléchisse et la maison s’écroulera. Vous resteriez, ruine inutile. Est-ce là ce que vous voulez? Bien raisonné, ma foi! Que diriez-vous de quatre mariniers qui, sur les flots, par le gros temps, au lieu de faire la manœuvre, ne penseraient qu’à disputer?... Je me souviens d’avoir ouï, au temps jadis, un entretien du roi Henry avec le duc de Nivernois. Ils gémissaient de la manie de leurs François, acharnés à s’entre-détruire. Le roi disait: «Ventre-saint-gris! j’aurais envie, pour les calmer, qu’on me les cousît deux à deux, dans un sac, moine enragé et prédicant de l’Évangile frénétique, et qu’en la Loire, ainsi qu’une portée de chats, on les jetât.» Et Nivernois riant, disait: «Pour moi, je me contenterais de les expédier, en ballots, dans cet îlot, où, nous dit-on, Messieurs de Berne font déposer sur le rivage maris et femmes querelleurs, qu’un mois après, quand le bateau vient les reprendre, on retrouve, roucoulant d’amour tendre, comme des tourtereaux.» Vous auriez bien besoin d’une cure pareille! Vous grognez, marmousets? Vous vous tournez le dos?... Eh! regardez-vous donc, enfants! Vous avez beau croire que vous êtes chacun pétri d’autre matière et bien mieux que vos frères; vous êtes quatre moutures ejusdem farinæ, des Breugnons tout crachés, des Bourguignons salés. Ardez-moi ce grand nez insolent qui s’étale en travers du visage, cette bouche entaillée largement dans l’écorce, entonnoir à verser le boire, ces yeux embroussaillés qui voudraient bien avoir l’air méchants, et qui rient! Mais vous êtes signés! Voyez-vous pas qu’en vous nuisant, c’est vous-mêmes que vous détruisez? Et feriez-vous pas mieux de vous donner la main?... Vous ne pensez pas de même. La belle affaire! Eh! tant mieux! Voudriez-vous cultiver tous le même champ? Plus la famille aura de champs et de pensées, plus nous serons heureux et forts. Étendez-vous, multipliez, et embrassez tout ce que vous pourrez de la terre et de la pensée. Chacun la sienne, et tous unis (allons, mes fils, embrassons-nous!) afin que le grand nez Breugnon sur les champs allonge son ombre et renifle la beauté du monde!
Ils se taisaient, l’air rechigné, pinçant les lèvres; mais on voyait qu’ils avaient peine à ne pas rire. Et soudain Aimon-Michel, partant d’un grand éclat bruyant, tendit la main à Jean-François, en lui disant: «Allons, l’aîné des nez, bene! Benêts, faisons la paix!» Ils s’embrassèrent.
—Martine, holà! À nos santés!
Je remarquai, à ce moment, que tout à l’heure, en ma colère, en frappant avec l’aiguière, je m’étais coupé le poignet. Un peu de sang tachait la table. Antoine, toujours solennel, levant ma main, posa dessous son verre, y recueillit le jus de ma veine vermeil, et dit pompeusement:
—Pour sceller notre alliance, buvons tous quatre dans ce verre!
—Or çà, or çà, je dis, Antoine, gâter le vin de Dieu! Pfui! tu me dégoûtes! Jette cette mixture. Qui veut boire mon sang tout pur, qu’il boive sec et pur son piot.
Là-dessus nous pintâmes, et sur le goût du vin point nous ne disputâmes.
Comme ils étaient partis, Martine, en me pansant la main, me dit:
—Vieux scélérat, tu en es donc venu à tes fins, cette fois?
—Quelles fins veux-tu dire? À les mettre d’accord?
—Je parle d’autre chose.
—Et de quoi donc, alors?
Sur la table elle montra l’aiguière brisée.
—Tu me comprends fort bien. Ne fais pas l’innocent... Avoue... Tu avoueras... Allons, à mon oreille! Il ne le saura pas...
Je jouais l’étonné, l’indigné, le niais, je niais; mais je pouffai de rire... pfl... et je m’étranglai. Elle me répéta:
—Scélérat! Scélérat!
Je dis:
—Elle était trop laide. Écoute, ma bonne fille: il fallait que d’elle ou de moi l’un disparût.
Martine dit:
—Celui qui reste n’est pas plus beau.
—Pour cet oiseau, qu’il soit laid, tant qu’il lui plaira! Je m’en moque. Je ne le vois pas.
*
* *
Veillée de Noël.
Sur ses gonds huilés l’année tourne. La porte se ferme et se rouvre. Telle une étoffe que l’on plie, les jours tombent enfouis dans le coffre moelleux des nuits. Ils entrent d’un côté et ressortent de l’autre, croissant déjà d’un saut de puce, à la Saint-Luce. Par une fente je vois briller le regard de l’an nouveau.
Assis sous le manteau de la grande cheminée, dans la nuit de Noël, je lorgne, comme du fond d’un puits, en haut le ciel étoilé, ses paupières qui clignotent, ses petits cœurs qui grelottent; et j’entends venir les cloches, qui dans l’air lisse volent, volent, sonnant la messe de minuit. J’aime qu’il soit né, l’Enfant, à cette heure de la nuit, à cette heure la plus sombre, où le monde paraît finir. Sa petite voix chante: «Ô jour, tu reviendras! Tu viens déjà. Année nouvelle, te voilà!» Et l’Espoir, sous ses chaudes ailes, couvre la nuit d’hiver glacée, et l’attendrit.
Je suis tout seul à la maison; mes enfants sont à l’église; pour la première fois, je n’y vais point. Je reste, avec mon chien Citron et mon gris chaton Patapon. Nous rêvassons et regardons le feu lécher la cheminée. Je rumine ma soirée. Tout à l’heure, j’avais près de moi ma couvée; je contais à Glodie, qui faisait les yeux ronds, des histoires de fées, et de Bout-de-Canard et de Poussin pelé, et du garçon qui fait fortune avec son coq, en le vendant aux gens qui vont dans leurs charrettes chercher le jour pour l’y charrier. Nous nous sommes bien amusés. Les autres écoutaient et riaient, et chacun ajoutait son trait. Et puis, l’on se taisait, par moments, épiant l’eau qui bout, les tisons, et sur la vitre les frissons des blancs flocons, et sous la cendre le grillon. Ah! les bonnes nuits d’hiver, le silence, la tiédeur du petit troupeau serré, les rêveries de la veillée où l’esprit aime à divaguer, mais il le sait, et s’il délire, c’est pour rire...
À présent, je fais mon bilan du bout de l’an, et je constate qu’en six mois j’ai tout perdu: ma femme, ma maison, mon argent et mes jambes. Mais le plus amusant, c’est que lorsque à la fin, j’établis ma balance, je me trouve aussi riche qu’avant! Je n’ai plus rien, dit-on? Non, plus rien à porter. Eh! je suis délesté. Jamais je ne me suis senti plus frais, plus libre et plus flottant, au courant de ma fantaisie... Qui m’eût dit, l’an passé, cependant, que je le prendrais aussi gaiement! Avais-je assez juré que je voulais rester jusqu’à ma mort maître chez moi, maître de moi, indépendant, et ne devant qu’à moi mon gîte et ma pitance et le compte de mes extravagances! L’homme propose... Finalement, les choses tournent tout autrement que l’on voulait; et c’est juste ce qu’il fallait. Et puis, en somme, l’homme est un brave animal. Tout lui est bon. Il s’ajuste aussi bien au bonheur, à la peine, à la bombance, à la disette. Donnez-lui quatre jambes, ou prenez-lui ses deux, faites-le sourd, aveugle, muet, il trouvera moyen de s’en accommoder et, dans son aparte, de voir, d’entendre et de parler. Il est comme une cire qu’on étire et qu’on presse; l’âme la pétrit, à son feu. Et c’est beau de sentir qu’on a cette souplesse dans l’esprit et dans les jarrets, que l’on peut aussi bien être poisson dans l’eau, oiseau dans l’air, dans le feu salamandre, et sur la terre un homme qui lutte joyeusement avec les quatre éléments. Ainsi, l’on est plus riche, plus on est dépourvu: car l’esprit crée ce qui lui manque: l’arbre touffu que l’on élague monte plus haut. Moins j’ai et plus je suis...
Minuit. L’horloge tinte...
Il est né le divin Enfant...
Je chante Noël...
Jouez, hautbois, sonnez, musettes.
Ah! qu’il est beau, qu’il est charmant!...
Je m’assoupis, et fais un somme, bien calé, pour ne tomber dans le foyer...
Il est né... Hautbois, jouez, sonnez, musettes amusées...
Il est né, le petit Messie...
Mais si j’ai moins, eh plus je suis...
*
* *
Épiphanie.
Je suis un bon farceur! Car moins j’ai, et plus j’ai. Et je le sais très bien. J’ai trouvé le moyen d’être riche sans avoir rien, riche du bien des autres. J’ai le pouvoir sans charges. Que parle-t-on de ces vieux pères, qui lorsqu’ils se sont dépouillés, lorsqu’ils ont tout donné à leurs enfants ingrats, leur chemise et leurs chausses, sont délaissés, laissés et voient tous les regards les pousser à la fosse? Ce sont de fichus maladroits. Je n’ai jamais été, ma foi, plus aimé, plus choyé que dans ma pauvreté. C’est que je ne suis pas si bête que de me dépouiller de tout, sans rien garder. N’est-il donc que sa bourse à donner? Moi, quand j’ai tout donné, je garde le meilleur, je garde ma gaieté, ce que j’ai amassé en cinquante ans de promenade, en long, en large de la vie, de belle humeur et de malice, et de folle sagesse ou de sage folie. Et la provision n’est pas près de finir. Je l’ouvre à tous; que tous y puisent! N’est-ce donc rien? Si je reçois de mes enfants, je donne aussi, nous sommes quittes. Et s’il advient que celui-ci donne un peu moins que celui-là, l’affection fournit l’appoint; et du compte nul ne se plaint.
Qui veut voir un roi sans royaume, un Jean sans terre, un heureux coquin, qui veut voir un Breugnon de Gaule, qu’il me voie ce soir sur mon trône, présidant le bruyant festin! C’est aujourd’hui l’Épiphanie. L’après-midi, on vit passer dans notre rue les trois rois mages, leur équipage, un blanc troupeau, six pastoureaux, six pastourelles qui chantaient; et les chiens du quartier braillaient. Et ce soir, nous sommes à table, tous mes enfants et les enfants de mes enfants. Cela fait trente, en me comptant. Et tous les trente crient ensemble:
Le roi boit!
Le roi, c’est moi. J’ai la couronne, sur mon chef un moule à pâté. Et ma reine est Martine: comme dans les saints livres, j’ai épousé ma fille. Chaque fois que je porte à ma bouche mon verre, on m’acclame, je ris, j’avale de travers; mais de travers ou non, j’avale et n’en perds rien. Ma reine boit aussi et, gorge nue, fait boire à son rouge téton son rouge nourrisson, mon dernier petit-fils, braillant, buvant, bavant, et étalant son cul. Et le chien sous la table jappe et lape la jatte. Et le chat, en grondant et faisant le gros dos, se sauve avec un os.
Et je pense (tout haut: je n’aime à penser bas):
—La vie est bonne. Ô mes amis! Son seul défaut est qu’elle est brève: on n’en a pas pour son argent. Vous me direz: «Tiens-toi content, ta part est bonne, et tu l’as eue.» Je ne dis non. J’en voudrais deux. Et qui sait! Peut-être que j’aurai, en ne criant pas trop haut, un second morceau du gâteau... Mais le triste, c’est que si moi suis encore là, tant de bons gars que j’ai connus, où sont, hélas? Dieu! comme le temps passe, et les hommes aussi! Où est le roi Henry et le bon duc Louis?...
Et me voici parti, sur les chemins du temps jadis, à ramasser les fleurs fanées des souvenirs; et je raconte mes histoires, je ne m’en lasse, et je rabâche. Mes enfants me laissent aller; et lorsque en mon récit un mot me manque, ou je m’embrouille, ils me soufflent la fin du conte; et je m’éveille de mon songe, devant leurs yeux malicieux.
—Eh! vieux père, me disent-ils. Il faisait bon vivre, à vingt ans! Les femmes avaient, en ce temps, la gorge plus belle et fournie; et les hommes avaient le cœur au bon endroit, le reste aussi. Il fallait voir le roi Henry et son compain le duc Louis! On n’en fait plus de ce bois-ci...
Je réponds:
—Malins, vous riez? Vous faites bien, il fait bon rire. Parbleu, je ne suis pas si fou que de croire que chez nous y ait disette de vendange et de gaillards pour vendanger. Je sais bien que pour un qui part, il en vient trois, et que le bois dont on fabrique les lurons, les gars de Gaule, croît toujours dru, droit et serré. Mais ce ne sont plus les mêmes qu’on fabrique avec ce bois. Mille et mille aunes on tailleroit, jamais, jamais ne referoit Henry mon roi, ni mon Louis. Et c’était ceux-là que j’aimais... Allons, allons, mon Colas, ne nous attendrissons pas. Larme à l’œil? eh! grosse bête, est-ce que tu vas regretter de ne pouvoir, toute ta vie, remâcher la même bouchée? Le vin n’est plus le même? Il n’en est pas moins bon. Buvons! Vive le roi qui boit! Et vive aussi son peuple biberon!...
Et puis, pour être francs, entre nous, mes enfants, un bon roi est bien bon; mais le meilleur, c’est encore moi. Soyons libres, gentils François, et nos maîtres envoyons paître! Ma terre et moi nous nous aimons, nous suffisons. Qu’ai-je affaire d’un roi du ciel, ou de la terre? Je n’ai besoin d’un trône, ici-bas, ni là-haut. À chacun sa place au soleil, et son ombre! À chacun son lopin du sol, et ses bras pour le retourner! Nous ne demandons rien d’autre. Et si le roi venait chez moi, je lui dirais:
—«Tu es mon hôte. À ta santé! Assieds-toi là. Cousin, un roi en vaut un autre. Chaque François est roi. Et bonhomme est maître chez soi.»
«Comment, dist frère Jean, vous rhythmez aussy? Par la vertus de Dieu, je rhythmeray comme les aultres, je le sens bien; attendez, et m’ayez pour excuse, si je ne rhythme en cramoisi...»
Pantagruel, V. 46,