Considérations inactuelles, deuxième série: Schopenhauer éducateur, Richard Wagner à Bayreuth
NOTES:
[1] Nietzsche cite d'après une traduction. Voici le passage exact de Montaigne: «Il me fait défaut d'être si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent [Plutarque]; je ne le puis si peu raccointer, que je ne tire cuisse ou aile.» Voir les Essais, livre III, chapitre V (Sur des vers de Virgile). Edition Charpentier, tome III, page 446.
1.
Pour qu'un événement ait un caractère de grandeur, deux conditions doivent se trouver réunies: l'élévation du sentiment chez ceux qui l'accomplissent et l'élévation du sentiment chez ceux qui en sont les témoins. Par lui-même aucun événement n'est grand. Lors même que des constellations entières disparaîtraient, que des guerres dévastatrices absorberaient des forces immenses, toujours le vent de l'histoire passerait là-dessus, pour tout disperser comme de légers flocons.
Mais il arrive aussi qu'un homme puissant frappe un coup qui tombe sur une roche sans y laisser de trace. On perçoit un écho bref et sonore, puis plus rien. Aussi l'histoire ne sait-elle presque rien dire au sujet de pareils événements, dont l'effort a été pour ainsi dire brisé. Celui qui est capable de prévenir un événement se demande donc avec inquiétude si ceux qui vont y assister en seront véritablement dignes. Dès que l'on agit, aussi bien dans les grandes que dans les petites choses, on compte toujours que la réceptivité correspondra à l'action. Que celui qui veut donner veille à trouver des preneurs qui soient capables de comprendre quel est le sens de ses dons. L'acte isolé, fut-il même celui d'un grand homme, est dépourvu de grandeur, lorsqu'il est bref, émoussé et stérile; car, au moment même où cet homme l'a accompli, il ne possédait certainement pas la conviction profonde qu'il était nécessaire. Il n'avait pas visé avec assez de justesse; il n'avait pas assez reconnu ni choisi son heure. Le hasard s'était rendu maître de lui, alors qu'au contraire, être grand et savoir distinguer ce qui est nécessaire sont deux qualités inséparables.
Or, ce qui se déroule actuellement à Bayreuth est-il opportun et nécessaire? Nous laissons volontiers le soin de résoudre cette question à ceux qui s'aviseraient de mettre en doute, chez Wagner, l'instinct de l'opportunité. Pour nous, qui sommes animés d'une plus grande confiance, il paraît évident que Wagner a foi en la grandeur de son œuvre, autant qu'il croit à l'élévation de sentiment de ceux qui vont y assister. Il faut se sentir fier d'être l'objet de cette foi, car Wagner ne s'adresse pas à tous, il ne place pas son espoir dans toute la génération actuelle, dans tout le peuple allemand d'aujourd'hui. Il l'a dit lui-même dans son discours d'inauguration du 22 mai 1872 et il n'y a personne parmi nous qui ait pu soulever une objection, dans un sens plus optimiste.
«Je n'avais que vous, disait alors Wagner, vous les amis de mon art particulier, de mon travail et de mon activité les plus personnels. A vous seuls je pouvais m'adresser pour que mon œuvre fût accueillie avec sympathie. Je pouvais vous demander de m'aider dans mon entreprise, afin de pouvoir présenter celle-ci pure et sous son aspect véritable à ceux qui faisaient preuve d'un penchant sérieux pour mon art, bien que cet art ne pût leur être présenté jusqu'à présent que sous une forme impure et défigurée.»
Sans doute qu'à Bayreuth le spectateur lui-même est un spectacle digne d'être contemplé. Un esprit observateur et sage qui passerait d'un siècle dans un autre pour comparer entre elles les manifestations notoires de la civilisation y trouverait maint sujet d'observation.
Il se sentirait nécessairement transporté soudain dans un courant plus chaud, tel un nageur qui s'ébat dans un lac et qui entre dans le jaillissement d'une source d'eau chaude. Il se dit qu'elle a son origine dans les bas-fonds. L'élément qui l'environne ne suffit pas à en expliquer l'origine, car il est tout de surface. De même, tous ceux qui prennent part aux fêtes de Bayreuth seront considérés comme n'appartenant pas à une époque. Ils se sont créé une patrie ailleurs que dans le temps et ils trouvent ailleurs leur raison d'être et leur justification. Pour ma part, j'ai toujours mieux compris que l'homme «cultivé», pour autant qu'il est en toutes choses le produit des temps présents, ne peut s'approcher que par la parodie de tout ce que Wagner fait et pense—et tout ceci a été en effet parodié—et que, de même pour tout ce qui touche à l'événement de Bayreuth, ils ne vont le regarder qu'à la lueur de la lanterne fort peu magique de nos mauvais railleurs du journalisme. Encore faut-il s'estimer heureux quand ils s'en tiennent à la parodie. Celle-ci dégage un esprit d'éloignement et d'animosité, qui serait capable d'avoir recours à des façons et à des voies bien autrement dangereuses et qui s'en est déjà servi à l'occasion. Cette accentuation et cette tension extraordinaire des contrastes n'échapperaient pas non plus à cet observateur de la culture dont nous parlons plus haut. Qu'un individu isolé au cours d'une vie ordinaire puisse créer quelque chose d'absolument nouveau, ce fait pourrait bien révolter tous ceux qui tablent, comme sur une espèce de loi morale, sur la nécessité régulière de toute évolution. Ils sont lents eux-mêmes et exigent la lenteur chez les autres. Or, ici, ils se trouvent en présence d'un homme qui progresse très rapidement; ils ne savent pas comment il s'y prend et ils lui en veulent à cause de cela.
Pour une entreprise comme celle de Bayreuth il n'y eut jamais ni signes précurseurs, ni transitions, ni intermédiaires; Wagner seul connaissait le but et le long chemin qui pouvait y conduire. Cette entreprise est comme le premier voyage autour du monde dans le royaume de l'art et il semble bien que non seulement un art nouveau fut découvert, mais l'art lui-même. Par là tous les arts modernes connus jusqu'à ce jour apparaissent comme étiolés dans leur solitude, ou comme des arts de luxe à moitié démonétisés. Même les souvenirs incertains et décousus d'un art véritable que nous autres modernes nous tenions des Grecs peuvent s'effacer maintenant, dans la mesure où ils ne sont pas à même de rayonner sous l'empire d'une nouvelle interprétation. Pour un grand nombre de choses le moment est venu de mourir, car cet art nouveau est un art visionnaire, qui prévoit une ruine dont les arts seuls ne seront pas atteints. Son geste avertisseur doit troubler profondément toute notre civilisation actuelle, dès l'instant que se taisent les rires ironiques qu'il avait soulevés par ses parodies. Laissons-le donc jouir du peu de temps qui lui reste encore pour le rire et la joie.
Quant à nous, disciples de l'art ressuscité, nous aurons le temps et la volonté d'être sérieux, profondément sérieux! Tout le bavardage et tout le bruit que la civilisation a fait entendre jusqu'à présent au sujet de l'art doivent nous faire maintenant l'effet d'un empressement impudent. Nous devons nous faire un devoir du silence, du silence dont les Pythagoriciens faisaient vœu pour cinq ans. Qui de nous n'aurait pas souillé ses mains et son cœur au contact de l'idolâtrie honteuse de la culture moderne. Qui n'aurait besoin des eaux lustrales? Qui pourrait ne pas entendre la voix qui lui crie: tais-toi et sois pur! Se taire et être pur! Ce n'est qu'en tant que nous sommes de ceux qui entendent cette voix que nous sera accordé le regard souverain dont nous avons besoin pour contempler l'événement de Bayreuth. Et c'est de ce regard seul que dépend le grand avenir de cet événement.
Lorsqu'en ce jour de mai de l'année 1872 la première pierre eut été posée sur la colline de Bayreuth, alors que le ciel était sombre et que la pluie tombait à torrents, Wagner monta en voiture avec quelques-uns d'entre nous, pour regagner la ville; il se taisait et le long regard qui semblait plonger en lui-même lui donnait une expression que les paroles ne sauraient rendre. Ce jour-là il entrait dans sa soixantième année. Tout ce qui lui était arrivé jusque-là n'était que la préparation de ce moment. On sait qu'en face d'un grand danger ou d'une décision importante pour leur existence, certains hommes peuvent, au moyen d'une vision intérieure infiniment accélérée, faire repasser devant leurs yeux leur existence tout entière, et en reconnaître, avec une rare précision, les détails les plus éloignés, comme les plus rapprochés. Qui pourra nous dire ce qui se déroula dans l'imagination d'Alexandre lorsqu'il fit boire l'Europe et l'Asie dans la même coupe? Mais ce que Wagner contempla ce jour-là de son regard intérieur—comment il choisit, ce qu'il est et ce qu'il sera,—nous, ses plus proches, nous pouvons en une certaine mesure le revoir une seconde fois; et ce n'est qu'en voyant avec l'œil de Wagner que nous pourrons comprendre nous-mêmes sa grande action, pour nous porter garants de sa fécondité, à l'aide de cette compréhension.
2.
Si ce que quelqu'un sait le mieux et fait le plus volontiers ne laissait une empreinte visible sur toute l'orientation de sa vie, ce serait là un phénomène bien singulier. Tout au contraire, chez les hommes remarquablement doués, la vie ne présentera pas seulement l'image du caractère, comme c'est le cas chez tout le monde, mais avant tout l'image de l'intelligence et de ses aptitudes les plus personnelles. L'existence du poète épique tiendra de l'épopée, comme c'est le cas de Gœthe,—soit dit en passant de Gœthe, chez qui les Allemands se sont habitués, bien à tort, à voir surtout le poète lyrique;—l'existence du poète dramatique tiendra du drame.
L'élément dramatique ne peut être méconnu dans le développement de Wagner, dès le moment où sa passion dominante prend conscience d'elle-même et s'empare de son être tout entier. A partir de là il se débarrasse des tâtonnements, des errements, il étouffe l'exubérance parasitaire des rejetons; et partout, dans ses voies et ses évolutions les plus compliquées, dans les courbes les plus aventureuses de ses projets, règne une loi, une volonté unique et intime, qui suffit à les expliquer, quelque singulières que sembleront ses explications. Cependant, il y eut dans l'existence de Wagner une période que l'on peut appeler prédramatique: son enfance, sa jeunesse, dont on ne peut parler sans rencontrer de nombreux problèmes. Rien ne fait encore présager qu'il se trouvera un jour lui-même; et tout ce que l'on pourrait interpréter aujourd'hui rétrospectivement comme un présage apparaît à première vue comme une coexistence de qualités qui sont de nature à inspirer plutôt la crainte que l'espérance; un esprit d'inquiétude, d'irritation, une hâte nerveuse à saisir mille choses, un plaisir passionné suscité par des états d'âme presque maladifs et tendus à l'excès, un retour subit, après des moments de sérénité et de calme absolu, vers ce qui est brutal et tapageur. Il n'était limité par aucune discipline rigoureuse dans l'art qu'il eût pu tenir de famille: la peinture, la poésie, l'art du comédien, la musique le touchaient d'aussi près que les études et la carrière d'un savant; tout était à sa portée; à n'y regarder qu'à la surface on eût pu croire qu'il était né pour le dilettantisme. Le monde restreint dans les limites duquel il grandit n'était pas composé de telle sorte qu'on eût pu souhaiter à un artiste de vivre sous un pareil horizon. Il lui fut difficile d'échapper au plaisir dangereux qu'éprouve un esprit qui veut goûter de toutes choses, d'échapper à la présomption qui naît du savoir multiple, telle qu'on la rencontre dans les villes de savants. Chez lui la sensibilité n'était éveillée que légèrement et imparfaitement satisfaite. Aussi loin que s'étendaient les regards du jeune homme, il se voyait entouré d'esprits singulièrement vieillots, mais sans cesse en activité, formant un contraste ridicule avec l'éclat du théâtre et avec l'allure entraînante de la musique, un contraste incompréhensible. Or, celui qui sait comparer s'étonne toujours qu'il soit si rare que l'homme moderne, lorsqu'il est doué de talents remarquables, possède, durant son enfance et sa jeunesse, des qualités de naïveté, d'originalité sans apprêt, et combien il lui est difficile de les posséder. Tout au contraire, des hommes rares, tels que Gœthe et Wagner, qui s'élèvent à la naïveté, la possèdent maintenant plutôt à l'âge mûr que lorsqu'ils sont enfants et adolescents. L'artiste surtout, doué en naissant d'une forte mesure de puissance d'imitation, sera forcé de subir l'émouvante diversité de la vie moderne, comme on subit de violentes maladies infantiles. Comme enfant et comme adolescent, il ressemblera plutôt à un vieillard qu'à lui-même. Le type si merveilleusement fidèle du jeune homme, tel qu'il est réalisé dans le personnage de Siegfried de l'Anneau du Niebelung, ne pouvait être aperçu que par un homme et même seulement par un homme qui n'a vu s'épanouir que tardivement sa propre jeunesse. L'âge mûr de Wagner fut tardif comme sa jeunesse, de sorte que, en ceci du moins, il est le contraire d'une nature qui a tout anticipé.
Avec l'apparition de sa virilité intellectuelle et morale commence aussi le drame de sa vie. Et comme le spectacle nous en semble changé! Sa nature paraît simplifiée d'une façon effrayante, déchirée en deux instincts contraires, deux sphères dissemblables. En bas bouillonne une volonté ardente, avide de domination, faite de brusques jaillissements, qui cherche à se faire jour par toutes les voies, toutes les crevasses, toutes les cavités. Seule une force absolument pure et libre était capable de désigner à cette volonté la voie qui mène à tout ce qui est bon et bienfaisant. Associés à un esprit étroit, les désirs tyranniques et illimités d'une telle volonté auraient pu devenir néfastes; il était nécessaire, en tous cas, qu'une issue libre fût promptement trouvée, que l'air clair et le soleil vinssent la baigner. Une puissante aspiration qui chaque jour se rend compte de son impuissance tourne à la méchanceté. L'insuffisance des efforts peut parfois tenir aux circonstances, à l'inflexibilité du sort, et non au manque de force; mais celui qui ne peut renoncer à son aspiration, malgré l'insuffisance de ces efforts, s'ulcère en quelque sorte et devient par conséquent irritable et injuste. Il lui arrivera peut-être de chercher chez les autres les causes de son insuccès ou même, dans un accès de haine passionnée, d'accabler de reproches le monde tout entier; peut-être aussi sa fierté blessée choisira-t-elle des chemins isolés ou s'adonnera-t-elle à la violence. Et c'est ainsi que des natures animées de bonnes intention peuvent se corrompre sur le chemin même du bien. Parmi ceux-là mêmes qui ne recherchaient que leur propre purification morale, parmi les ermites et les moines, on trouve de ces malheureux qui, pour avoir échoué dans leurs efforts, sont devenus des êtres corrompus, profondément malades, minés et rongés par l'insuccès. C'était un esprit plein d'amour, débordant de bonté et de douceur, ennemi de toute violence, de toute immolation de soi, avide de liberté, que celui qui parla à Wagner. Cet esprit descendit sur lui et l'enveloppa de ses ailes tutélaires, lui montra le chemin. Nous voici prêts à jeter un regard sur l'autre sphère de la nature de Wagner. Mais comment la décrire?
Les créations d'un artiste ne sont pas sa propre image, mais l'ordre, dans lequel se succèdent les créations qu'il fit vivre avec tout son ardent amour, donne partout quelques indications sur l'artiste lui-même. Qu'on se représente en esprit Rienzi, le Hollandais volant et Senta, Tannhæuser et Elisabeth, Lohengrin et Elsa, Tristan et le roi Marke, Hans Sachs, Wotan et Brunhilde; toutes ces figures sont reliées entre elles par un même courant souterrain de perfectionnement et d'accroissement moral, dont les eaux s'épurent toujours davantage en avançant; c'est ici que nous nous trouvons, pleins d'une réserve respectueuse, en présence de l'âme même de Wagner, alors qu'elle accomplit un de ses plus mystérieux développements. Chez quel artiste percevons-nous quelque chose de semblable, dans des proportions aussi vastes? Les créations de Schiller, depuis les Brigands jusqu'à Wallenstein et Guillaume Tell, suivent une voie semblable de perfectionnement successif et nous éclairent également, en une certaine mesure, sur le développement de leur auteur; mais chez Wagner, la proportion est plus grandiose, la carrière parcourue plus étendue. Tout participe à cette épuration et sert à l'exprimer, le mythe aussi bien que la musique; dans l'Anneau du Niebelung je trouve la musique la plus morale que je connaisse, par exemple à la scène où Brunhilde est réveillée par Siegfried. Là, Wagner s'élève à une hauteur et à une sainteté d'aspiration telles qu'il nous faut penser au reflet ardent du soleil couchant sur la neige immaculée des cimes alpestres, tant la nature qui s'y révèle est pure, solitaire, inaccessible, exempte de passion, inondée d'amour; les nuées et les orages, le sublime même sont au-dessous d'elle. Si de cette hauteur nous regardons en arrière, vers le point de départ, Tannhæuser et le Hollandais nous comprenons comment, dans Wagner, se développa l'homme; comment ses commencements furent obscurs et inquiets, avec quelle impétuosité il rechercha la satisfaction de ses goûts, la puissance, l'ivresse du plaisir et comment il les fuyait souvent avec dégoût, comment il aspirait à jeter loin de lui son fardeau, voulant oublier, nier, renoncer—le fleuve de son activité se précipitait tantôt dans une vallée, tantôt dans une autre, et s'enfonçait dans les plus sombres ravins. Dans la nuit de cette agitation souterraine apparut alors, bien au-dessus de lui, une étoile à l'éclat mélancolique; dès qu'il la reconnut il la nomma: Fidélité, oubli de soi par fidélité.
Pourquoi sa lumière lui parut-elle plus claire et plus pure que tout au monde? Quel sens mystérieux uniforme pour son être tout entier renferme le mot fidélité? Car, sur tout ce qu'il a imaginé et composé, il a gravé le symbole et le problème de la fidélité; il y a dans son œuvre une série presque complète de ses manifestations les plus belles et les plus rares: la fidélité du frère pour la sœur, de l'ami pour l'ami, du serviteur pour son maître, d'Elisabeth pour Tannhæuser, de Senta pour le Hollandais, d'Elsa pour Lohengrin, d'Isolde, de Kurvenal et de Marke pour Tristan, de Brunhilde pour les vœux les plus secrets de Wotan—pour ne donner que quelques exemples de la série. C'est l'expérience la plus primitive, la plus personnelle que Wagner revit en lui-même et qu'il vénère comme un saint mystère; c'est elle qu'il cherche à exprimer par le mot fidélité, elle qu'il ne se lasse point de personnifier, de vivifier de cent manières, lui consacrant, dans la plénitude de sa reconnaissance, ses meilleurs trésors et la plus pure essence de son art; c'est enfin cette merveilleuse conviction que l'une des sphères de sa nature est restée fidèle à l'autre, que la sphère créatrice, innocente, lumineuse, a conservé la foi d'un amour libre des plus désintéressés à celle qui était obscure, indomptable et tyrannique.
3.
Dans l'équilibre entre les deux forces constituantes, dans l'abandon de l'une à l'autre résidait l'impérieuse nécessité qui seule rendait Wagner capable de rester pleinement lui-même. C'était en même temps la seule chose qui ne fût point en son pouvoir, qu'il devait se contenter d'observer et d'accepter, tandis que les sollicitations à l'infidélité et les terribles dangers dont elle le menaçait l'environnaient d'une manière de plus en plus pressante. Et l'incertitude est une source abondante de souffrances pour celui qui est en voie de développement? Chacun de ses instincts tendait à outre-passer toutes les bornes; chacune de ses aptitudes à jouir de l'existence voulait se satisfaire séparément; plus elles étaient nombreuses et plus le tumulte était grand, plus leur rencontre était hostile. Le hasard et la vie contribuaient, à leur tour, à l'irritation; de même, le goût du pouvoir et des fastes, le désir ardent du gain; plus souvent encore c'était la cruelle nécessité qui l'oppressait, la nécessité de vivre d'une manière ou d'une autre; partout des entraves et des pièges. Comment serait-il possible, dans de pareilles circonstances, de rester fidèle à soi-même, de se conserver tout entier?
Ce doute l'accablait souvent et il l'exprimait alors comme un artiste exprime ses doutes, par des créations artistiques. Elisabeth ne peut que souffrir, prier et mourir pour Tannhæuser; elle sauve l'inconstant vagabond par sa fidélité, mais sa tâche n'est pas de ce monde. Les dangers et les désespoirs abondent dans la carrière de tout artiste véritable jeté dans l'arène des temps modernes. Il peut arriver aux honneurs et au pouvoir de mille manières différentes, le repos et le contentement sont souvent à sa portée, mais leur forme est toujours celle que connaît l'homme moderne et qui, pour l'artiste sincère, se transformera en une lourde contrainte. Dans la tentation de s'abandonner et dans la résistance à cette tentation il y a aussi des périls pour lui: péril dans la répugnance qu'il éprouve pour les moyens modernes de se procurer à la fois des jouissances et de la considération; péril dans la colère qui se tourne contre les satisfactions égoïstes qui sont le propre des hommes d'aujourd'hui. Qu'on s'imagine Wagner remplissant un emploi,—tel celui de chef d'orchestre, qu'il exerça à différents théâtres de ville et de cour. Qu'on essaie de comprendre ce qu'éprouve l'artiste le plus convaincu, qui s'efforce d'introduire la conviction, là où les institutions modernes s'élèvent sur des principes de légèreté et exigent de la légèreté. Qu'on essaie de comprendre ce qu'il éprouve lorsqu'il réussit en partie, tout en échouant toujours dans l'ensemble, lorsque le dégoût s'empare de lui et qu'il cherche à fuir, lorsqu'il ne trouve point de refuge et se voit toujours contraint à retourner, comme s'il était l'un des leurs, vers les bohèmes et les bannis de votre société civilisée. Lorsqu'il brise les liens qui le retenaient à une condition sociale, il en trouve rarement une meilleure; quelquefois même il tombe dans la plus profonde détresse. C'est ainsi que Wagner changea de villes, de compagnons, de pays, et l'on peut à peine imaginer quels furent les sollicitations et les milieux qu'il eut à supporter temporairement La plus longue moitié de sa vie fut oppressée sous le poids d'une atmosphère pesante; il semble qu'il dût renoncer à toute espérance pour ne plus vivre et espérer qu'au jour le jour, de telle sorte que, s'il ne désespéra point, il n'eut cependant plus la foi. Wagner dut souvent s'apparaître à lui-même tel un voyageur qui marche à travers la nuit, chargé d'un lourd fardeau, brisé de fatigue et qui néanmoins se soutient par la fièvre; l'idée d'une mort subite n'était plus alors à ses yeux quelque chose d'épouvantable, mais miroitait devant lui comme un fantôme séduisant, désirable. Voir disparaître à la fois le fardeau, le chemin et la nuit! Quelle puissante séduction! Maintes fois il se jeta dans la vie avec cette espérance brève et trompeuse, laissant derrière lui tous les fantômes. Mais la manière dont il le faisait dépassait presque toujours les bornes, ce qui laisse supposer que sa foi en cette espérance n'était ni ferme ni profonde, mais qu'elle n'était pour lui qu'un moyen de s'étourdir. La disproportion entre ses aspirations et son impuissance partielle ou complète à les satisfaire se changeait pour lui en un aiguillon douloureux; énervée par des privations continuelles, son imagination s'égarait dans des excès, aussitôt que diminuait l'état d'indigence. Sa vie devenait de plus en plus compliquée, mais les moyens et les détours qu'il découvrait dans son art, lui l'auteur dramatique, semblaient aussi de plus en plus hardis et fertiles en inventions, tout en n'étant au fond que des pis-aller scéniques, des motifs mis en avant, qui trompent un moment et ne sont inventés que pour un moment. Il les met brusquement en jeu, mais ils sont tout aussi vite usés. Envisagée de près et sans affectation, la vie de Wagner, pour rappeler une pensée de Schopenhauer, tient beaucoup de la comédie et même d'une comédie singulièrement grotesque. Comment le sentiment de tout cela, comment la conscience d'un grotesque manque de dignité, qui s'est affirmée durant plusieurs périodes de sa vie, devaient agir sur la personnalité d'un artiste qui, plus que tout autre, ne pouvait respirer librement que dans le sublime et l'ultra-sublime,—c'est ce qui donne beaucoup à penser à celui qui sait penser.
Au milieu de cette activité pour laquelle seule une description détaillée pourrait inspirer le degré de pitié, de frayeur et d'admiration qu'elle mérite, se développe une aptitude à apprendre telle qu'elle paraît tout à fait extraordinaire, même parmi les Allemands, qui sont par excellence le peuple qui veut s'instruire; et de ce don devait naître encore un nouveau danger, plus grand même que celui d'une existence qui semblait déracinée et errante, jetée au hasard par une folie inquiète. D'un novice qui s'essayait encore, Wagner devint un maître universel de la musique et du théâtre, un inventeur fécond dans les préparations techniques. Personne ne lui contestera plus la gloire d'avoir fourni le modèle le plus parfait pour l'art de la grande déclamation. Mais il devint davantage encore et pour devenir ceci et cela il ne put, pas plus que d'autres, se dispenser de s'assimiler par l'étude le plus haut degré de la culture. Et comme il le fit bien! C'est une jouissance de l'observer. De tous côtés les matériaux s'amoncellent autour de lui et il les fait siens; plus l'édifice devient imposant, plus s'élargit et s'élève la voûte de sa pensée dominante et régulatrice. Peu d'hommes cependant eurent à lutter contre tant de difficultés pour parvenir jusqu'aux avenues des sciences et des arts spéciaux; souvent même il fut forcé d'improviser ces avenues. Le rénovateur du drame simple, l'inventeur du rang que doivent occuper les arts dans la vraie société humaine, l'interprète inspiré des conceptions du passé, le philosophe, l'historien, l'esthéticien et le critique Wagner, le maître de la langue, le mythologiste et le poète mystique, qui le premier fondit en un seul anneau, sur lequel il grava les runes de sa pensée, les magnifiques figures, primitives et formidables—quelle abondance de savoir ne dut-il pas rassembler et embrasser d'une seule étreinte pour devenir tout cela! Et pourtant cet ensemble étouffa aussi peu sa volonté d'action que les détails les plus attrayants ne réussirent à l'en distraire. Pour mesurer l'originalité d'une pareille attitude prenons Gœthe comme point de comparaison, Gœthe, ce grand antipode de Wagner, qui, au double point de vue de l'étudiant et du savant, peut être comparé à un fleuve riche en affluents qui ne porte point toutes ses eaux à la mer, mais en perd au moins la moitié dans les méandres de son cours. Il est vrai qu'une nature comme celle de Gœthe recueille plus de satisfaction et en procure davantage; il y a autour d'elle de la douceur et une noble prodigalité, tandis que le cours puissant du fleuve incarné par Wagner pourrait bien effrayer et rebuter. Mais que d'autres s'effrayent s'ils veulent! Quant à nous, nous serons d'autant plus courageux qu'il nous a été donné de voir de nos yeux un héros qui, même pour ce qui est de la culture moderne, «n'a pas appris la peur».
Il n'a pas davantage appris à trouver le repos dans des études historiques et philosophiques et à s'approprier ce que les effets de ces sciences ont de merveilleusement calmant et de contraire à toute action. L'étude et la culture ne détournèrent l'artiste ni du travail ni de la lutte. Dès que la force créatrice s'empare de lui, l'histoire se transforme pour lui en une argile mobile. Sa position vis-à-vis d'elle devient alors toute différente de celle des autres savants, et ressemble bien plutôt à l'attitude qu'occupaient les Grecs vis-à-vis de leurs mythes, ceux-ci étant devenus des objets que l'on façonne et réalise avec amour, saisi d'une sorte de crainte pieuse, mais pourtant conscient du droit souverain que possède le créateur. Et précisément parce que l'histoire est pour lui plus simple et plus changeante qu'un rêve, il lui est possible de concentrer poétiquement, dans un événement particulier, le type caractéristique d'une époque entière et d'atteindre ainsi à un degré de vérité dans l'exposition auquel l'historien ne peut jamais atteindre. Où le moyen âge chevaleresque a-t-il passé si complètement dans une composition qui l'incarnait en chair et en esprit, que le fit Wagner dans Lohengrin? Et les Maîtres chanteurs ne parleront-ils pas encore de l'esprit allemand dans les temps les plus éloignés, ne feront-ils pas plus que d'en parler, ne seront-ils pas bien plutôt un des fruits les plus mûrs de cet esprit qui veut toujours réformer, et non pas révolutionner, et qui n'a pas oublié, au sein des faciles jouissances, de pratiquer ce noble mécontentement, source de toute action régénératrice?
C'est précisément vers cette espèce de mécontentement que Wagner se sentit toujours davantage porté par ses études historiques et philosophiques. Il sut non seulement y trouver des armes et une armure, mais il y perçut avant tout le souffle inspirateur qui plane sur le tombeau des grands lutteurs, des grands penseurs et des grands affligés. On ne peut mieux se différencier de toute notre époque que par l'usage que l'on fait de l'histoire et de la philosophie. Telle qu'on la conçoit aujourd'hui le plus souvent, l'histoire semble avoir reçu la mission de laisser respirer l'homme moderne, lequel court à son but haletant et avec peine, de telle sorte qu'il se sente en quelque sorte, mais seulement pour un moment, débarrassé de son harnais. Ce que signifie Montaigne, considéré individuellement, dans la fluctuante agitation de l'esprit de Réforme, un repos provoqué par le reploiement sur soi-même, une paisible retraite en soi-même, un temps de répit pour reprendre haleine—et c'est bien ainsi que le comprit certainement Shakespeare, son meilleur lecteur,—voilà ce que signifient maintenant les études historiques pour l'esprit moderne. Si, depuis un siècle, les Allemands se sont particulièrement occupés des études historiques, cela prouve que, dans le mouvement du monde moderne, ils sont la puissance retardatrice, ralentissante, calmante. Ce fait sera peut être interprété par quelques-uns comme une louange en leur faveur. Mais c'est, en somme, un indice dangereux, quand on voit les efforts intellectuels d'un peuple se tourner de préférence vers le passé, c'est un signe d'amollissement, de régression et d'infirmité, de telle sorte que ce peuple se voit exposé de la façon la plus dangereuse à toutes les fièvres contagieuses, comme par exemple la fièvre politique. Dans l'histoire de l'esprit moderne, nos savants sont les représentants d'un pareil état de faiblesse, par opposition à tous les mouvements réformateurs et révolutionnaires; ils ne se sont pas imposé la plus noble des missions, mais ils se sont assuré une espèce particulière de paisible bonheur. A vrai dire, chaque démarche plus indépendante et plus virile passe à côté d'eux, bien entendu sans passer à côté de l'histoire proprement dite. Celle-ci tient en réserve, au fond d'elle-même, bien d'autres forces, ainsi que l'ont deviné des natures telles que Wagner; mais elle a besoin d'être écrite une fois dans un sens beaucoup plus sérieux et plus sévère par une âme vraiment puissante et non plus d'une manière optimiste, comme par le passé, tout autrement donc que les savants allemands l'ont traitée jusqu'à présent. Il y a dans tous leurs travaux quelque chose de palliateur, de soumis, de satisfait et le cours des choses a leur pleine approbation. C'est beaucoup déjà quand l'un d'eux donne à entendre qu'il est satisfait parce que les choses auraient pu tourner plus mal; la plupart d'entre eux voient involontairement que tout s'est passé pour le mieux dans le meilleur des mondes. Si l'étude de l'histoire n'était pas toujours une théodicée chrétienne déguisée, si l'histoire était écrite avec plus de justice et plus d'ardeur sympathique, elle serait vraiment apte à rendre les services auxquels on l'emploie maintenant: comme narcotique contre toutes les tendances révolutionnaires et novatrices.
Il en est de même de la philosophie, dont la plupart des gens ne veulent se servir que pour apprendre à concevoir les choses à peu près—très à peu près—pour en prendre ensuite leur parti. Ses représentants les plus nobles mettent si bien en relief son influence calmante et consolante que les paresseux et ceux qui sont avides de repos peuvent se bercer de l'illusion qu'ils recherchent la même chose que les philosophes. Pour moi, par contre, la question essentielle de toute philosophie me paraît être celle de savoir jusqu'à quel point les choses ont une forme et un caractère immuable, pour pouvoir ensuite, lorsque cette question aura été résolue, poursuivre avec une bravoure à toute épreuve l'amélioration de ce qui dans ce monde sera reconnu susceptible de changement. C'est ce qu'enseignent aussi les vrais philosophes par leurs propres actions, en travaillant à améliorer les idées changeantes des hommes et en ne gardant pas pour eux seuls la sagesse qu'ils ont acquise. C'est ce qu'enseignent aussi les vrais disciples des vraies philosophies qui, comme Wagner, savent extraire de ces philosophies non point des narcotiques, mais une décision renforcée et une volonté inflexible. Wagner est le plus philosophe là où son activité est la plus puissante et la plus héroïque. Et c'est précisément en qualité de philosophe qu'il trouva sans peur non seulement la fournaise ardente de différents systèmes philosophiques, mais encore les vapeurs de la science et de l'érudition; il resta fidèle à la plus noble moitié de lui-même, qui exigeait de sa nature multiple des action d'ensemble et qui lui enseignait à souffrir et à s'instruire, pour pouvoir accomplir ces actions.
4.
L'histoire du développement de la culture depuis l'époque des Grecs est assez courte, si l'on considère la longueur réelle des chemins qu'elle a parcourus, et qu'on ne tient pas compte de ses arrêts, de ses reculs, de ses hésitations, de ses détours. L'hellénisation du monde, et, pour rendre celle-ci possible, l'orientalisation de l'hellénisme—cette double mission du grand Alexandre—constitue toujours encore le dernier événement d'importance; et la vieille question de savoir si une civilisation étrangère est réellement transmissible constitue toujours encore le problème que les modernes s'efforcent en vain de résoudre. L'action alternative et combinée de ces deux facteurs a particulièrement influencé le cours de l'histoire. Ainsi le christianisme se présente par exemple comme un fragment d'antiquité orientale que l'humanité a complété par la pensée et réalisé dans ses actes jusqu'aux détails les plus minutieux. Lorsque son influence fut en train de diminuer, la puissance de la culture hellénique se mit de nouveau à augmenter. Nous assistons à des événements si étranges qu'ils seraient inexplicables et résolument dépourvus de fondements si l'on ne pouvait les rattacher, en franchissant un immense espace de temps, à des phénomènes similaires qui ont eu la Grèce pour théâtre. C'est ainsi qu'il y a entre Kant et les Eléates, entre Schopenhauer et Empédocle, entre Eschyle et Richard Wagner, de telles similitudes, de telles parentés, qu'on y eût presque touché du doigt le caractère relatif de toutes les notions de temps; il semble presque que certaines choses sont de même ordre et que le temps qui les sépare en apparence n'est au fond qu'un nuage qui nous empêche de distinguer les lois de ce rapport. L'histoire des sciences exactes surtout éveille en nous le sentiment que nous pourrions bien nous trouver, précisément aujourd'hui, aussi rapprochés que possible du monde alexandrin grec, et que le pendule de l'histoire pourrait bien osciller de nouveau vers le point d'où il prit autrefois son élan vers des espaces mystérieux et infinis. L'image de notre monde actuel n'offre rien de nouveau: celui qui connaît l'histoire a l'impression qu'il y retrouve toujours à nouveau les traits familiers d'un visage connu. L'esprit de la culture hellénique se retrouve en une dispersion infinie dans notre époque; tandis que des forces variées se pressent côte à côte et que les résultats des sciences et des aptitudes modernes deviennent des matières d'échange, on voit reparaître, comme une pâle vision dans un crépuscule lointain, la noble image de l'hellénisme. Le monde qui, jusqu'à présent, a été suffisamment saturé d'orientalisme, aspire de nouveau à être hellénisé; celui qui voudrait l'y aider devrait, à vrai dire, se hâter, d'un pied ailé, pour réunir les fragments si divers et si dispersés des sciences, les domaines éloignés des talents, pour parcourir et dominer le champ démesuré qui s'offre à son activité. Il est donc besoin maintenant d'une série d'anti-Alexandre, lesquels devront être doués d'une puissance suprême de concentration, pour relier et attirer à soi les fils isolés du tissu, afin d'empêcher qu'ils soient dispersés à tous les vents. Il ne s'agit plus maintenant de trancher le nœud gordien de la culture grecque, comme le fit Alexandre, de telle sorte que les fragments en fussent dispersés dans toutes les directions; il s'agit de renouer ce qui a été tranché. Je reconnais dans la personne de Wagner un de ces anti-Alexandre. Il possède le don de savoir réunir ce qui était isolé, débile et inactif; on peut dire qu'il possède, si je puis employer une expression médicale, le pouvoir astringent: sous ce rapport il fait partie des plus grandes puissances civilisatrices de son temps. Il domine les arts, les religions, les différentes branches de l'histoire universelle, et il n'en est pas moins tout l'opposé d'un polymathe, d'un esprit qui ne sait que rassembler et classer des matériaux: car il est l'artiste puissant qui les transforme et leur donne la vie; il est un simplificateur du monde. On ne se laissera pas détourner de cette idée en comparant cette mission générale que lui a dictée son génie avec l'autre tâche plus rapprochée et plus limitée à laquelle on songe maintenant avant tout lorsque l'on prononce le nom de Wagner. On attend de lui une réforme du théâtre; mais, en admettant qu'il réussisse dans cette voie, quel en serait le résultat pour sa tâche plus haute et plus lointaine?
Par là l'homme moderne serait modifié et réformé; tant il est vrai que, dans notre monde moderne, les choses se tiennent au point que, si l'on vient à en enlever une pierre, tout l'édifice s'ébranle et s'écroule. Et ce que nous énonçons ici avec une apparence d'exagération de la réforme de Wagner, on pourrait l'attendre également de toute autre réforme véritable. Il n'est pas possible de rétablir l'art théâtral dans son effet le plus noble et le plus pur, sans rénover en même temps sur tous les domaines, dans les mœurs et dans l'Etat, dans l'éducation et dans les rapports sociaux. L'amour et la justice, devenus puissants sur un point qui serait ici le royaume de l'art, doivent se développer selon une loi intérieure et ne peuvent revenir à l'immobilité de leur précédent état de chrysalide. Ne fût-ce que pour comprendre jusqu'à quel point le rapport de nos arts avec la vie est un symbole de la dégénérescence de cette vie même, jusqu'à quel point nos théâtres sont une honte pour ceux qui les construisent et s'y rendent, il faudrait déjà modifier complètement son jugement et pouvoir regarder ce qui est habituel et coutumier comme quelque chose de très exceptionnel et de très compliqué. Un singulier manque de lucidité dans le jugement, un besoin mal déguisé d'amusement et de distraction à tout prix, des scrupules d'apparence savante, une affectation du côté des exécutants, qui cherchent à faire croire qu'ils prennent l'art au sérieux, une soif brutale du gain chez les entrepreneurs, platitude et légèreté dans une société qui ne pense au peuple que tant qu'il est pour elle utile et redoutable, qui recherche les spectacles et les concerts sans que ceux-ci éveillent jamais en elle la pensée d'un devoir—tels sont aujourd'hui les éléments de l'atmosphère lourde et pernicieuse de nos institutions artistiques. Dès que l'on a fini par s'y habituer (c'est le cas de notre société bien élevée), on peut facilement se figurer que cette atmosphère est indispensable à la santé, et se trouver ensuite mal à son aise lorsqu'une contrainte quelconque nous en prive pour un certain temps.
Il n'existe véritablement qu'un seul moyen pour arriver à la conviction que nos institutions théâtrales sont vulgaires, et vulgaires au point de paraître étranges et bizarres. Qu'on y oppose seulement la réalité passée de l'ancien théâtre grec! En admettant que nous ne sachions rien des Grecs, nous serions probablement incapables de nous en prendre aux conditions actuelles, et les critiques, telles qu'elles ont été formulées pour la première fois par Wagner avec la largeur d'esprit qui lui était propre, seraient tenues pour des chimères, dont seules sont capables des gens qui vivent dans les nuages. On dira peut-être que, pour les hommes tels qu'ils sont, un art semblable est suffisant et convenable, et, à vrai dire, les hommes n'ont jamais été faits autrement. Mais, bien au contraire, il est certain qu'autrefois les hommes étaient différents et, maintenant encore, il y en a auxquels les institutions actuelles ne suffisent pas.
C'est précisément ce que démontre l'institution de Bayreuth. Vous trouvez là des spectateurs préparés et pleins de recueillement, là encore l'émotion d'hommes qui se sentent transportés de joie et qui concentrent dans ce bonheur leur nature tout entière pour y puiser la force de s'élever vers une impulsion plus vaste. Enfin, vous y verrez chez les artistes l'abandon le plus désintéressé, le spectacle de tous les spectacles, le créateur victorieux d'une œuvre qui est elle-même la synthèse de tous les triomphes artistiques. Ne vous semble-t-il pas assister à une opération magique, quand vous avez le bonheur de pouvoir assister de nos jours à une pareille manifestation? Ceux qui sont appelés à y concourir, artistes et spectateurs, ne doivent-ils pas déjà être transformés et renouvelés, afin de pouvoir, à l'avenir et dans d'autres sphères, transformer et renouveler à leur tour? Ne semble-t-il pas que l'on aperçoit un port, après l'immense désert de l'Océan? N'est-ce pas ici le calme qui s'étend sur la nappe des eaux?
Celui qui, pour retourner aux plaines et aux bas-fonds de la vie, d'aspect si différent, abandonne cet état d'âme plein de profondeur et de solitude qui règne ici, ne doit-il pas se demander sans cesse comme Iseult: «Comment ai-je pu le supporter? Comment puis-je le supporter encore?» Et s'il ne peut plus supporter de cacher égoïstement au fond de lui-même son bonheur et son malheur, il profitera dès lors de chaque occasion pour en rendre témoignage par ses actes. Où sont ceux que les institutions actuelles font souffrir? se demandera-t-il. Où sont nos alliés naturels, ceux aux côtés desquels nous pouvons lutter contre l'extension et les empiètements déprimants de l'actuelle prétention à la culture? Car jusqu'à présent—jusqu'à présent au moins!—nous n'avons qu'un seul ennemi, ces esprits soi-disant «cultivés», pour lesquels le nom de «Bayreuth» signifie une des défaites les plus sensibles. Ils n'ont point concouru à cette œuvre, ils la combattaient avec fureur ou faisaient preuve de cette surdité plus efficace qui est devenue maintenant l'arme habituelle des adversaires les plus réfléchis. Mais ceci nous prouve que leur malice et leur animosité furent impuissantes à détruire l'esprit même de Wagner et à entraver l'accomplissement de son œuvre. Mieux encore, ils ont trahi leur propre faiblesse et démontré que la puissance des dominateurs actuels ne résistera plus à ses attaques répétées.
Le moment est venu pour ceux qui veulent vaincre et conquérir; les royaumes les plus vastes leur sont ouverts; si loin qu'il y a des domaines à défendre, un point d'interrogation fatal s'attache comme une menace au nom des possesseurs. Tout l'édifice de l'éducation, entre autres, est notoirement vermoulu et partout nous rencontrons des individus qui ont quitté en silence l'édifice menaçant. Que ne peut-on pousser ceux qui sont déjà profondément mécontents de l'édifice à se déclarer ouvertement en révolte! Que ne peut-on les délivrer de la timidité qu'ils gardent dans leur mécontentement! Je suis sûr que si l'on déduisait de l'ensemble de notre corps enseignant le contingent de ces natures silencieusement désapprobatrices, ce serait, certes, la perte la plus sensible que l'on pourrait lui faire éprouver. Parmi les savants, par exemple, ceux-là seuls resteraient fidèles à l'ancien état de choses qui ont déjà respiré la contagion de la déraison politique et tous les hommes entachés de littérature. L'engeance désagréable qui ne se soutient qu'en s'appuyant sur la violence et sur l'injustice, sur l'Etat et la Société, et qui trouve un avantage à les rendre toujours plus méchants et plus brutaux, cette engeance, privée de cet appui, n'est que faiblesse et lassitude: on n'a qu'à la bien mépriser pour la voir s'évanouir aussitôt. Celui qui combat pour l'avancement de la justice et de l'amour parmi les hommes n'a pas besoin de s'effrayer devant elle, car il ne se verra en face de ses véritables ennemis que le jour où il aura mené à bonne fin le combat engagé contre leur avant-garde, la culture d'aujourd'hui.
Pour nous, Bayreuth signifie la consécration au matin du combat. Jamais on ne pourrait nous faire plus de tort qu'en supposant que, dans toute cette affaire, l'art seul nous intéresse; comme si l'art pouvait passer pour un remède ou un stupéfiant au moyen desquels on se débarrasserait de tous les maux de l'existence. Dans l'image que nous présente le tragique chef-d'œuvre qu'est Bayreuth nous voyons au contraire la lutte des individus contre tout ce qui s'oppose à eux sous la forme d'une invincible nécessité. La lutte contre la puissance, la loi, la coutume, la convention, contre des séries entières qui constituent l'ordre des choses. Pour les individus il ne saurait y avoir d'existence plus belle que de mûrir pour mourir au combat, en vue du sacrifice pour la justice et l'amour. Le regard chargé de mystère que la tragédie nous jette n'est pas un enchantement qui énerve et qui paralyse. Cependant, tant qu'elle nous regarde, elle exige de notre part le calme. Car l'art ne nous est pas donné pour le moment même du combat, mais pour les moments de repos qui précèdent ou interrompent le combat, pour ces instants fugitifs où, évoquant le passé, pressentant l'avenir, nous comprenons ce qui est symbolique, où, sous l'impression d'une légère fatigue, un rêve rafraîchissant s'abaisse sur nous. Le jour se lève et la lutte va commencer, les ombres sacrées s'évanouissent et l'art est de nouveau loin de nous, mais la consolation qu'il a apportée est restée répandue sur l'homme comme une rosée du matin. Partout ailleurs l'individu se trouve en présence de son insuffisance personnelle, de sa médiocrité et de son impuissance; comment trouverait-il le courage de combattre, s'il n'avait été d'abord sanctifié par quelque chose d'impersonnel! Les plus grandes souffrances que l'individu peut éprouver—le manque d'accord sur la vérité parmi les hommes, l'incertitude concernant les derniers résultats de la science, l'inégalité des facultés—tout cela fait qu'il a besoin de l'art. Nous ne saurions être heureux tant qu'autour de nous tout souffre et se crée des souffrances; nous ne saurions être vertueux, tant que le cours des choses humaines est déterminé par la violence, le mensonge et l'injustice; nous ne saurions même être sages tant que l'humanité tout entière n'a pas rivalisé d'ardeur pour acquérir la sagesse et n'a pas introduit l'individu, de la façon la plus sage, dans la vie et dans les sciences. Comment serait-il donc possible de supporter ce sentiment de triple insuffisance, si l'on n'était pas capable de discerner ce qu'il y a de sublime et d'important dans la nécessité qui s'impose d'aspirer, de combattre et de succomber, si l'on n'apprenait par la tragédie à prendre plaisir au rythme de la grande passion et au sacrifice qu'occasionne cette passion. L'art, à vrai dire, ne saurait nous servir de guide et d'éducateur dans l'action immédiate; dans cet ordre d'idées l'artiste n'est jamais un mentor et un conseiller. Les objets auxquels aspirent les héros tragiques ne sont pas indistinctement et par excellence les buts les plus dignes d'aspiration. Tant que l'art nous tient sous son charme, notre évaluation des choses apparaît déformée comme dans un rêve. Ce que nous trouvons désirable, tant que dure ce charme, au point que nous applaudissons au héros qui choisit la mort plutôt que d'y renoncer, possède rarement, dans la vie réelle, la même valeur et nous paraît rarement digne des mêmes efforts. Cette disproportion tient précisément à ceci que l'art est l'activité de l'homme qui se repose.
Les luttes figurées par l'art apparaissent comme des simplifications des luttes réelles de la vie; les problèmes évoqués par l'art sont des raccourcis du problème infiniment compliqué de l'action et de la volonté humaine. Mais c'est précisément en ceci que réside la grandeur et la nécessité absolue de l'art, qu'il fait naître l'apparence d'un monde simplifié, le mirage d'une solution plus rapide du problème de la vie. Aucun de ceux que la vie fait souffrir ne peut se passer de cette apparence, comme personne ne peut se passer de sommeil. Plus la science des lois qui régissent la vie devient difficile, plus nous aspirons à l'apparence de cette simplification, ne dût-elle durer que quelques instants; plus forte devient aussi la tension entre la connaissance générale des choses et les facultés morales de l'individu. C'est pour empêcher que l'arc ne se brise que l'art existe.
L'individu doit être transformé en un être impersonnel, supérieur à la personne. Voilà ce que se propose la tragédie. Par elle, il doit désapprendre l'épouvante qu'inspire à chacun la mort et le temps. Car déjà dans le moment le plus fugitif de son existence il peut rencontrer quelque chose de sacré qui l'emporte surabondamment sur toutes les luttes et toutes les misères qu'il a eu à subir. C'est là ce qui s'appelle avoir des sentiments tragiques. Et si l'humanité tout entière devait mourir un jour—qui donc voudrait douter de cette mort?—sa mission suprême pour les temps à venir consisterait à s'unir, à se fondre dans la Totalité, de telle sorte qu'elle pourrait marcher au devant de sa ruine imminente, comme si elle ne formait qu'une seule âme animée de sentiments tragiques. Dans cette mission suprême est incluse toute aspiration à l'anoblissement de l'homme; sa répudiation définitive apparaîtrait, pour l'ami de l'humanité, comme une des images les plus funestes qu'il puisse voir. Tel est du moins mon sentiment! Il n'y a qu'un seul espoir et une seule garantie pour l'avenir de ce qui est humain, c'est que le sentiment tragique ne meure pas. Si les hommes devaient un jour perdre complètement ce sentiment, il faudrait faire retentir sur la terre des lamentations comme on n'en a jamais entendu; et, d'autre part, il n'existe pas de joie plus enivrante que celle de savoir ce que nous savons, de savoir que la pensée tragique a de nouveau fait son apparition dans le monde. Car cette joie est bien une joie entièrement supra-personnelle et générale, une jubilation de l'humanité en présence du lien qui relie à tout jamais tout ce qui est humain.
5.
Wagner plaça la vie présente et passée sous le rayon lumineux d'une connaissance assez puissante pour atteindre des distances considérables. C'est pourquoi il apparaît comme un simplificateur du monde. La simplification du monde consiste toujours en ceci, que le regard de celui qui possède la connaissance domine de nouveau la masse immense et inculte d'un chaos apparent et réunit par des liens puissants ce qui paraissait auparavant dispersé d'une manière irréconciliable. Wagner atteignit ce but en découvrant un rapport entre deux objets qui semblaient mener une existence séparée, chacun restant dans sa sphère: entre la musique et la vie, ainsi qu'entre la musique et le drame. Non point qu'il ait inventé ces rapports ou qu'il les ait créés; ils existent et se trouvent pour ainsi dire sous les pas de chacun; car tout grand problème est semblable à la pierre précieuse que foulent en passant des milliers d'indifférents avant que quelqu'un se baisse pour la ramasser. Comment se fait-il, se demande Wagner, que dans la vie des hommes modernes un art comme la musique se soit développé avec une puissance si incomparable? Point n'est besoin d'avoir médiocre opinion de cette vie moderne, pour s'apercevoir qu'il y a ici un problème. Au contraire, lorsque l'on considère toutes les forces qui sont le propre de celle-ci, lorsque l'on se représente une existence aux aspirations puissantes luttant pour la conscience de la liberté et pour l'indépendance de la pensée, la présence de la musique n'en paraît que plus énigmatique. N'est-on pas forcé d'avouer qu'il était impossible que la musique naquît d'une pareille époque? A quoi doit-elle alors son existence? Peut-être à un hasard? Certes l'apparition d'un grand artiste isolé pourrait être le résultat d'un hasard, mais celle d'une série de grands artistes, telle que nous la révèle l'histoire de la musique moderne et tel qu'il ne s'en produit de semblable qu'une seule fois, à l'époque des Grecs, l'apparition de cette série donne à penser qu'ici ce n'est pas le hasard, mais bien une nécessité absolue qui impose sa loi. Cette nécessité constitue précisément le problème dont Wagner offre la solution.
Tout d'abord il sut reconnaître un état de crise qui s'étend aujourd'hui aussi loin que va la civilisation, ce lien des peuples. Partout ici le langage se trouve en défaut, et l'oppression de cette effroyable maladie se fait sentir sur tout le développement humain. S'éloignant toujours davantage des fortes manifestations du sentiment qu'il avait exprimées à l'origine dans toute leur simplicité, le langage fut sans cesse contraint de gravir le dernier degré qu'il fût capable d'atteindre, afin d'embrasser le monde de la pensée, c'est-à-dire tout ce qu'il y a de plus opposé au sentiment. Cette extension démesurée eut pour résultat d'épuiser ses forces, au cours de la période relativement brève qu'occupe la civilisation nouvelle, de sorte que le langage n'est plus capable de remplir la tâche en vue de laquelle il s'est formé: permettre à ceux qui souffrent de se communiquer les uns aux autres les sujets de tristesse les plus ordinaires de la vie. Dans sa misère, l'homme ne peut plus se faire comprendre au moyen du langage; il ne peut donc plus véritablement se communiquer. Cette condition obscurément sentie a fait partout du langage un pouvoir indépendant, qui maintenant étreint les hommes de ses bras de fantôme et les presse à aller où ils ne veulent pas. Dès qu'ils cherchent à s'expliquer entre eux et à s'associer en vue d'une œuvre commune, la folie des idées générales, le vertige des mots sonores s'empare d'eux. Incapables de se comprendre véritablement, ils exécutent en commun ces œuvres qui toutes portent l'empreinte de ce manque d'entente, en ce sens qu'elles ne sont pas l'expression des véritables besoins qui les ont fait naître, mais ne correspondent qu'à un impérieux et creux verbalisme. Ainsi, à toutes ses souffrances l'humanité ajoute encore la souffrance de la convention, c'est-à-dire de la conformité dans les paroles et les actions sans la conformité du sentiment. De même que, dans la période décroissante de chaque art, il arrive un moment où l'exubérance maladive des moyens et des formes acquiert une influence tyrannique sur l'âme des jeunes artistes et fait d'eux ses esclaves, de même on se trouve être aujourd'hui, alors que le langage est en décadence, l'esclave du verbe. Cette contrainte ne permet plus à personne de se montrer tel qu'il est, de parler naïvement; et il en est peu qui, d'une façon générale, réussissent à conserver leur individualité dans la lutte avec une culture qui croit pouvoir démontrer son succès, non point en exerçant son action bienfaisante sur des sentiments et des aspirations nettement affirmés, mais en saisissant l'individu dans un réseau d'«idées bien définies», pour lui apprendre à bien penser. Comme s'il y avait un intérêt quelconque à faire d'un individu un être qui pense bien et qui sait conclure logiquement, si l'on n'est parvenu, au préalable, à faire de lui un être qui sait sentir juste. Si donc la musique de nos maîtres allemands résonne, au milieu d'une humanité à tel point malade, qu'entend-on résonner au juste? Rien autre chose qu'un sentiment exact, l'ennemi de toute convention, de toute aliénation factice, de toute incompréhension d'homme à homme. Cette musique équivaut à la fois à un retour à la nature, à une purification et à une transformation de la nature; car c'est dans l'âme des hommes les plus aimants qu'est né le besoin de ce retour et c'est dans leur art que résonne la nature transformée en amour.
Prenons cet exposé comme une réponse de Wagner à la question de savoir ce que signifie la musique de notre temps. Mais il tient encore en réserve une seconde réponse. Le rapport entre la musique et la vie n'est pas seulement le rapport d'une espèce de langage à une autre espèce; c'est aussi le rapport du monde parfait de l'audition au monde complet de la vision. Considérée comme un phénomène visuel et comparée aux phénomènes antérieurs de la vie, l'existence des hommes actuels offre cependant le spectacle d'une pauvreté et d'un épuisement indicibles, malgré son ineffable variété, dont seul le regard superficiel peut se satisfaire. Qu'on aille donc y regarder de plus près pour analyser l'impression que produit cette multiple bigarrure. Ne croirait-on pas voir le scintillement d'une mosaïque dont les innombrables parcelles mouvantes sont toutes empruntées à des civilisations passées? Ici tout n'est-il pas fastes déplacés, agitation simulée, dehors trompeurs? Un vêtement dérisoire fait de loques bariolées pour celui qui souffre d'être nu et d'avoir froid? Une mensongère danse de joie imposée à celui qui pleure? L'expression d'une fierté exubérante affichée par quelqu'un qui est blessé au cœur? Puis, au milieu de tout cela, masquées et dissimulées seulement par la hâte du tourbillon incessant, une grise impuissance, une discorde qui ronge, une morne désolation, une honteuse misère! L'aspect sous lequel se manifeste l'homme moderne n'est plus qu'apparence; ce que l'homme moderne représente sert bien plutôt à le dissimuler qu'à le rendre visible et le reste d'invention et d'activité artistique qui s'est conservé chez quelques peuples, comme chez les Français et les Italiens, n'est plus employé qu'à l'art de ce jeu de cache-cache. Partout où l'on demande maintenant la «forme», dans la société et dans la conversation, dans l'expression littéraire et dans les rapports entre nations, partout on entend involontairement par là une apparence plaisante, c'est-à-dire le contraire de l'idée véritable de la forme, la forme étant l'expression adéquate et nécessaire, laquelle n'a pas à s'occuper de ce qui est «plaisant» et «déplaisant», précisément parce qu'elle est le résultat d'une nécessité et non pas du bon plaisir. Mais, lors même que, parmi les peuples civilisés, on n'exige pas catégoriquement la forme, on ne possède pas davantage cette figuration expressive; tout en étant aussi zélé dans la recherche de l'apparence agréable, on est seulement moins heureux dans les résultats. A quel point l'apparence est agréable, ici et là, et pourquoi chacun doit trouver son agrément à ce que l'homme moderne s'efforce au moins de paraître, c'est ce que chacun comprend dans la mesure où il est lui-même un homme moderne. «Les galériens seuls se connaissent, dit le Tasse; quant à nous, nous méconnaissons les autres par politesse, afin qu'ils nous méconnaissent à leur tour.»
Et voilà que dans ce monde, où règnent les formes et le désir de se voir méconnu, apparaissent les âmes animées par la musique. Dans quel but? Ces âmes se meuvent en harmonie avec le rythme souverain et libre, animées d'une noble loyauté, vivifiées par la passion supérieure à toute personnalité, elles brûlent de l'ardeur à la fois puissante et paisible de la musique, de cette ardeur qui des profondeurs inépuisables jaillit à la lumière. Et tout ceci, encore une fois, dans quel but?
Par l'entremise de ces âmes la musique exprime la volonté de s'associer à sa sœur légitime, la gymnastique, laquelle apparaît comme son expression nécessaire dans le monde visible. En cherchant à satisfaire cette volonté la musique s'érige en juge du monde des apparences tout entier, telle que l'a fait la réalité trompeuse du présent. L'affirmation de ce phénomène est la seconde réponse de Wagner à ceux qui demandent ce que la musique signifie de nos jours. Aidez-moi, dit-il, en s'adressant à tous ceux qui savent entendre, aidez-moi à découvrir la culture dont ma musique—expression retrouvée du sentiment juste—est le présage. Réfléchissez à ceci que l'âme de la musique veut maintenant se créer un corps; qu'elle cherche sa voie, de telle sorte qu'elle devienne visible par l'entremise de vous tous, dans vos mouvements, vos actions, vos institutions et vos mœurs. Il existe déjà des hommes qui comprennent cet appel et leur nombre deviendra de plus en plus grand. Ils comprennent aussi, pour la première fois dans notre ère, ce que cela signifie de prendre la musique pour base de l'Etat. Les anciens Hellènes l'avaient non seulement compris mais ils s'en étaient fait une loi pour eux-mêmes, et ces mêmes esprits clairvoyants hésitent aussi peu à condamner l'Etat dans sa forme actuelle que la plupart des hommes le font dès aujourd'hui à l'égard de l'Eglise. En nous dirigeant vers ce but singulièrement nouveau, mais qui n'a pas toujours passé pour quelque chose d'inouï, nous sommes amenés à comprendre en quoi consiste la lacune la plus humiliante de notre éducation et à nous rendre compte de la vraie cause de son impuissance à nous faire sortir de la barbarie. Il manque à notre éducation l'âme de la musique, inspiratrice du mouvement et de la forme, tandis que ses exigences et son organisation sont l'œuvre d'une époque où n'était pas encore née cette musique, à laquelle nous accordons ici une confiance si particulière.
Notre pédagogie est l'institution la plus arriérée dans le temps où nous vivons; elle est rétrograde précisément par rapport au seul nouvel élément éducateur qui donne aux hommes d'aujourd'hui un avantage sur ceux du siècle passé, ou qui du moins le leur donnerait s'ils consentaient à ne plus vivre aveuglément dans leur temps, en proie à la fièvre du moment. Comme jusqu'à présent l'âme de la musique n'est pas encore entrée en eux, ils n'ont pas encore su deviner l'idée de la gymnastique dans le sens que les Grecs et Wagner attachent à ce mot. C'est pourquoi leurs artistes sont condamnés à être privés d'espérance, tant qu'ils ne prendront pas la musique pour guide, quand ils voudront pénétrer dans un nouveau monde des perspectives visibles. Le talent pourra se développer à son gré, toujours il arrivera trop tard ou trop tôt, et en tous les cas mal à propos, car il est superflu et impuissant, ce que le passé nous a légué de plus parfait et de plus sublime, la forme, modèle de nos artistes, étant devenue superflue et presque impuissante à ajouter une pierre nouvelle à l'édifice. Si leur imagination est incapable de leur faire distinguer les formes nouvelles qu'ils ont devant eux, s'ils ne voient sans cesse, derrière eux, que les formes anciennes, ils sont morts avant d'avoir cessé de vivre.
Mais celui qui sent en lui-même une vie véritable et féconde, cette vie qui ne saurait être aujourd'hui autre chose que de la musique, pourrait-il un seul instant céder à l'illusion de fonder des espérances durables sur quelque chose qui s'épuise à produire des figures, des formes et des styles. Il est supérieur à toutes les vanités de ce genre, et ne pense pas plus à rencontrer des chefs-d'œuvre plastiques en dehors de son imagination idéale, qu'il n'espère voir nos langues séniles et décolorées produire encore de grands écrivains. Plutôt que de prêter l'oreille à quelques consolations chimériques, il supportera de jeter un regard profondément découragé sur notre état de choses moderne. Qu'il laisse l'amertume et la haine remplir son cœur, si ce cœur n'est pas assez tendre pour la pitié. La méchanceté même et l'ironie valent mieux que de s'abandonner à une satisfaction trompeuse et à une paisible ivresse, comme font nos «amateurs d'art»! Mais, lors même qu'il serait capable de faire plus que de nier et de mépriser, s'il est capable d'aimer, de souffrir et de travailler avec ses semblables, il sera cependant contraint d'observer tout d'abord une attitude négative, pour ouvrir la voie à son âme généreuse. Si la musique doit un jour disposer au recueillement les cœurs de beaucoup d'hommes et faire d'eux les confidents de ses grands desseins, il faudra tout d'abord mettre un terme aux rapports de jouissance purement passive avec un art à tel point sacré. Il faudra précisément jeter l'anathème à cet «amateur d'art», qui est le principal soutien de nos entreprises artistiques, les théâtres, les musées et les concerts; l'empressement que met le gouvernement à combler les vœux de l'amateur devra cesser. L'opinion publique met un empressement tout particulier à inculquer au citoyen le goût tout spécial de l'art; elle devra être remplacée par un jugement plus sain. En attendant nous devrons considérer comme un allié véritable et utile l'ennemi déclaré de l'art, car son inimitié ne s'adresse qu'à l'art tel que le conçoit «l'ami de l'art» et il n'en connaît pas d'autre. Qu'il soit donc libre de reprocher à cet ami les sommes follement dépensées pour la construction de nos théâtres et de nos monuments publics, à l'engagement des chanteurs et des comédiens «célèbres», à l'entretien des écoles et des musées des beaux-arts, si complètement inutiles, sans compter les sommes importantes que chaque famille dépense en énergie, en temps et en argent, pour le développement des intérêts soi-disant «artistiques». Il n'y a là ni faim, ni satiété, mais seulement un jeu languissant, avec l'apparence de l'une et de l'autre, un jeu imaginé par le vain désir de faire de l'effet et de dérouter le jugement des autres. Mais c'est pire encore lorsque l'on prend l'art plus ou moins au sérieux, que l'on exige de lui qu'il suscite une espèce de faim et de désir et que l'on s'imagine que c'est sa mission de produire cette excitation factice. Comme si l'on craignait de périr du dégoût que l'on a devant soi-même et de sa propre inertie, on conjure tous les mauvais démons, pour se laisser traquer par eux comme un gibier aux abois; on a soif de souffrance, de colère, de haine, d'excitation, de frayeur subite, d'anxiété sans trêve et l'on fait appel à l'artiste pour évoquer cette chasse d'esprits infernaux.
Dans l'économie spirituelle de nos hommes cultivés, l'art est devenu un besoin tout à fait mensonger, méprisable, avilissant; si ce n'est pas simplement rien, c'est du moins quelque chose de fort mauvais. L'artiste, le meilleur et le plus rare, ne voit rien de tout cela, car il semble être en proie à une sorte de rêve stupéfiant; il répète en hésitant, d'une voix mal assurée, des mots magnifiques et étranges qu'il croit percevoir dans le lointain, mais dont il ne distingue pas clairement le sens. Quand, au contraire, il professe des tendances tout à fait modernes, l'artiste méprise chez ses nobles compagnons les tâtonnements et les discours ivres de rêve; il tient en laisse toute la meute glapissante des passions et des horreurs accouplées, pour les lâcher au besoin sur ses contemporains. Car ceux-ci préfèrent se voir poursuivis, blessés et déchirés, plutôt que d'être contraints à vivre paisiblement, seuls avec eux-mêmes. Seuls avec eux-mêmes! L'idée de cet isolement suffit à plonger les âmes modernes dans la peur et, la terreur des spectres.
Lorsque je contemple, dans les villes populeuses, des milliers d'individus qui passent devant moi avec un air pressé et hébété, je ne cesse de me répéter que ces gens doivent être mal à l'aise. Pour eux, cependant, l'art n'existe qu'à condition qu'il les rende encore plus mal à l'aise, qu'ils aient l'air encore plus hébétés et plus insensés, ou bien encore plus pressés et plus avides. Car le sentiment faux les possède et les tourmente sans relâche et ne permet pas qu'ils s'avouent leur misère à eux-mêmes. S'ils veulent parler, la convention leur souffle quelque chose à l'oreille qui leur fait oublier ce qu'ils avaient voulu dire; veulent-ils se concerter entre eux, leur esprit se trouve paralysé comme par enchantement, de telle sorte qu'ils nomment bonheur ce qui est leur malheur et que c'est pour leur propre malheur qu'ils s'appliquent à s'unir les uns avec les autres. C'est ainsi qu'ils sont complètement détournés d'eux-mêmes et réduits au rôle d'esclaves aveugles d'un sentiment faussé.
6.
Je ne veux montrer que par deux exemples à quel point le sentiment a été perverti de nos jours et combien notre temps se rend peu compte de cette perversion. Autrefois on regardait de haut, avec une honnête réserve, les gens qui font commerce d'argent, lors même que l'on pouvait avoir besoin d'eux; on se rendait compte que, dans toute société organisée, certains organes devaient remplir des fonctions moins nobles. Maintenant ces gens forment la puissance dominante dans l'âme de l'humanité moderne, car ils en sont la partie la plus avide. Autrefois, ce contre quoi on mettait le plus en garde, c'était de prendre trop au sérieux le jour ou l'instant fugitif; on recommandait le nil admirari et le souci des choses éternelles. Maintenant il ne reste plus, dans l'âme moderne, qu'une seule espèce de sérieux; ce sérieux s'applique aux nouvelles qu'apporte le journal ou le télégraphe. Profiter du moment et le juger aussi vite que possible pour pouvoir en tirer parti! On pourrait presque croire que les hommes d'aujourd'hui n'ont conservé qu'une seule vertu, la présence d'esprit. Malheureusement cette présence d'esprit est bien plutôt la présence perpétuelle d'une insatiable avidité et d'une curiosité sans bornes que l'on retrouve chez tout le monde. Quant à savoir si l'esprit est présent aujourd'hui, nous laisserons aux juges de l'avenir, qui feront passer les hommes modernes par leur crible, le soin d'approfondir cette question. Pourtant cette époque-ci est vile, on peut s'en rendre compte dès à présent, car elle honore ce que méprisaient les nobles époques antérieures. Maintenant qu'elle s'est approprié tout le trésor de sagesse et d'art que nous a légué le passé et qu'elle se pare de ce vêtement somptueux, elle fait preuve, dans sa présomption, d'une inquiétante vanité en n'utilisant pas ce manteau simplement pour se réchauffer, mais pour donner le change sur elle-même. Le besoin de feindre et de dissimuler lui semble plus pressant que celui de se protéger du froid. C'est ainsi que les savants et les philosophes d'aujourd'hui ne font pas servir la sagesse des Hindous et des Grecs à la conquête de la sagesse et de la paix intime; leurs travaux doivent seulement contribuer à procurer à notre époque un renom trompeur de sagesse. Ceux qui étudient l'histoire naturelle s'efforcent de démontrer que les accès de violence bestiale, de ruse et la vengeance brutale auxquels s'abandonnent les Etats et les individus dans leurs rapports réciproques ne sont que d'immuables lois naturelles. Les historiens font des efforts craintifs pour démontrer que chaque époque a son droit particulier et des conditions d'existence qui lui sont propres; ils se préparent ainsi à défendre l'idée fondamentale de la procédure judiciaire qui devra être octroyée à notre époque. Qu'elle traite de l'Etat, du peuple, de l'économie, du commerce ou du droit, la science, sous toutes ses formes, assume dès à présent ce caractère préparatoire et apologétique; il semble même que la part d'esprit restée vivace, sans avoir perdu son action dans le mécanisme compliqué des rapports de gain et de puissance, s'impose pour tâche unique de défendre et d'excuser le temps présent.
Devant quel accusateur? Telle est la question qu'on se pose avec stupeur.
Devant sa propre mauvaise conscience.
Et ici nous distinguerons tout à coup la tâche que se propose l'art moderne: plonger dans l'apathie ou dans l'ivresse! Endormir ou étourdir! Pousser la conscience à l'ignorance de quelque manière que ce soit! Aider l'âme moderne à se dérober au sentiment de la foule sans la ramener à son innocence! Que cela soit possible au moins pour quelques instants! Défendre l'homme contre lui-même en l'amenant à imposer silence à sa conscience, à ne pas écouter les voix intérieures!—Les rares natures qui auront compris une seule fois tout ce qu'il y a d'humiliant dans cette tâche et dans cette affreuse dégradation de l'art auront senti leur cœur non seulement déborder de douleur et de pitié, mais aussi de nouveaux et d'irrésistibles désirs. Celui qui voudrait délivrer l'art et lui rendre sa sainteté profanée devrait d'abord se délivrer lui-même de l'âme moderne; ce n'est qu'après avoir retrouvé son innocence qu'il pourra découvrir l'innocence de l'art; il lui restera à se soumettre à deux grandes purifications et à une double consécration. S'il sortait vainqueur de l'épreuve, si, du fond de son âme délivrée, il parlait aux hommes le langage de son art délivré, il se verrait plus que jamais exposé au plus grand danger, forcé au plus rude combat; car les hommes le réduiraient en morceaux, lui et son art, plutôt que d'avouer à quel point ils sont saisis de honte à leur aspect. Il ne serait pas impossible que le seul rayon de lumière que pût espérer notre époque, que la délivrance de l'art restât un événement réservé à quelques âmes solitaires, tandis que le grand nombre supporterait indéfiniment la contemplation de la lueur vacillante et enfumée d'un art à leur usage. Ils ne veulent pas la lumière, mais l'éblouissement; ils détestent la lumière, lorsque c'est sur eux qu'elle jette ses rayons.
C'est pour cela qu'ils évitent le nouveau messager de lumière; mais ce messager les suit, poussé par l'amour qui l'a fait naître et il veut les soumettre. «Il vous faut être initié à mes mystères, leur dit-il, vous avez besoin de leurs purifications et de leurs émotions. Faites-en l'essai pour votre salut, abandonnez les sombres parages de la nature et de la vie que vous semblez seuls connaître! Je vous conduirai dans un monde qui, lui aussi, est réel. Vous direz vous-mêmes, lorsque vous quitterez ma caverne pour retourner au grand jour qui est le vôtre, laquelle des deux existences est la plus réelle, où est en réalité le jour et où est la caverne. La nature, vue de l'intérieur, est bien plus riche, plus puissante, plus délicieuse, plus féconde; tel que vous vivez d'ordinaire vous ne pouvez la connaître. Apprenez à redevenir vous-même partie intégrante de la nature et laissez-vous ensuite transformer avec elle et par elle sous l'empire de mon incantation d'amour et de mon incantation du feu.»
C'est l'art de Wagner dont la voix parle ainsi aux hommes. Si nous autres, enfants d'une époque misérable, nous sommes les premiers à entendre cette voix, nous voyons en cela précisément une preuve que cette époque est digne d'une profonde pitié et que d'une façon générale la musique véritable participe du destin et a son origine dans une loi primordiale; car il n'est pas possible d'expliquer par un absurde hasard qu'on l'entende précisément aujourd'hui. Un Wagner apparaissant par hasard eût été écrasé par la prédominance de l'élément contraire où il a été jeté. Mais sur la genèse du vrai Wagner plane une nécessité qui en est la justification et la glorification. L'art de Wagner, considéré à son origine, est le plus beau des spectacles, quelque douloureux que pût être cette genèse, car la raison, l'ordre, le but y sont partout visibles. Sans la joie d'un pareil spectacle, l'observateur estimera bienheureuses les douleurs mêmes de cette gestation et il se rendra compte avec joie que toutes choses contribuent nécessairement au bonheur et au profit d'une nature prédestinée, quelle que soit la dure école qu'elle ait à traverser; il verra à quel point chaque victoire augmente sa prudence, qu'elle peut se nourrir de poison et de malheur tout en conservant sa force et sa santé. La raillerie et la contradiction du monde qui l'entoure lui servent de stimulant et d'aiguillon; si elle s'égare, elle revient de cet égarement et de ces errements chargée du plus magnifique butin; si elle dort, «son sommeil rassemble pour elle de nouvelles forces». Elle retrempe le corps lui-même et le rend plus vigoureux; elle ne consume pas la vie, plus elle avance dans la vie; elle régit l'homme comme une passion ailée et ne le laisse voler que quand son pied s'est fatigué dans le sable et qu'il s'est meurtri aux pierres du chemin. Elle ne peut résister au désir de partager; chacun doit contribuer à son œuvre; elle n'est pas avare de ses dons. Repoussée, elle donne plus largement; abusée par les donataires, elle offre encore, par surcroît, le plus précieux trésor qui lui reste et, si l'on en croit l'expérience la plus ancienne, comme aussi la plus récente, jamais ceux qui les ont reçus n'ont été absolument dignes de ses dons.
C'est par là qu'elle se révèle comme la nature prédestinée par laquelle la musique parle au monde des apparences, la musique qui est la chose la plus mystérieuse qui soit sous le soleil, un abîme où reposent jointes la force et la bonté, un pont jeté entre le moi et le non-moi. Qui donc saurait désigner clairement le but auquel elle doit servir, lors même qu'il verrait quelque opportunité dans la manière dont elle se développe. Mais le plus délicieux des pressentiments nous encourage à demander: serait-il donc vrai que ce qu'il y a de plus grand existât à cause de ce qu'il y a de plus petit; le don le plus magnifique en faveur du talent moindre, la vertu la plus haute et la plus sacrée pour l'amour des faibles? La vraie musique dut-elle se faire entendre parce que les hommes la méritaient le moins, mais en avaient le plus besoin? Qu'on se plonge donc en esprit dans le miracle ineffable de cette possibilité. Si l'on regarde ensuite en arrière, la vie apparaît resplendissante, quelque sombre et brumeuse qu'elle parût auparavant.
7.
Il est impossible qu'il en soit autrement: l'observateur qui a devant les yeux une nature telle que celle de Wagner doit faire involontairement, de temps en temps, un retour forcé sur lui-même, sur sa petitesse et sa fragilité, pour se demander ce que cette nature a à faire avec lui. Il se dira alors: Pourquoi, dans quel dessein te trouves-tu là? Sans doute la réponse lui fera-t-elle défaut, et se sentira-t-il comme embarrassé et surpris en face de sa propre nature. Qu'il lui suffise alors d'avoir éprouvé ces sentiments; puisse-t-il, en outre, dans le fait qu'il est devenu étranger à sa propre nature, trouver une réponse à la question qu'il se posait. Car c'est précisément par ce sentiment qu'il participe à la puissante manifestation vitale chez Wagner, qu'il communie avec le centre de sa force, cette merveilleuse transmissibilité, cette abdication de sa propre nature, qui peut aussi bien se communiquer à d'autres qu'elle absorbe elle-même d'autres natures et reste grande, aussi bien en donnant qu'en acceptant. Tout en paraissant vaincu par la nature expansive et débordante de Wagner, l'observateur a pris lui-même sa part de cette force jaillissante et, par elle, il est en quelque sorte devenu puissant contre lui-même. Celui qui s'examine jusqu'au fond du cœur sait que, même pour contempler simplement un mystérieux antagonisme, est nécessaire un antagonisme qui consiste à regarder en face. Si l'art de Wagner nous fait passer par tout ce qu'éprouve une âme qui entreprend un voyage, qui sympathise avec d'autres âmes et compatit à leur sort, qui apprend à regarder le monde à travers beaucoup d'yeux, alors la distance et l'éloignement nous rendent capables de voir Wagner lui-même, après que nous l'avons nous-même vécu. Nous saisissons alors avec précision qu'en Wagner le monde visible veut se spiritualiser, se rendre plus intime et se retrouver lui-même dans le royaume des sons; de même, en Wagner, tout ce qui est perceptible par les sons veut prendre corps en se manifestant en quelque sorte comme phénomène visuel. Son art le conduit toujours, par deux voies différentes, du monde où dominent les sons dans un monde de spectacle visuel, à quoi le rattachent des affinités mystérieuses—et vice versa. Il se voit sans cesse contraint (et l'observateur avec lui) de retraduire le mouvement visible en le transportant sur le domaine de l'âme et de la vie instinctive; de percevoir, en même temps, comme phénomène visible, l'impulsion la plus cachée de l'être intime, pour lui prêter un corps apparent. Tout cela appartient en propre au dramaturge dithyrambique, si l'on donne à ce terme son acception la plus vaste, qui embrasse à la fois le comédien, le poète et le musicien, notion qui se déduit nécessairement d'Eschyle et des artistes grecs ses contemporains, lesquels offrirent le seul exemple parfait du dramaturge dithyrambique avant Wagner.
Si l'on a essayé de ramener des dons particulièrement grandioses de certaines natures à des entraves intérieures ou à des lacunes du génie, si, pour Gœthe, par exemple, la poésie ne fut qu'une sorte de palliatif pour une vocation de peintre manquée, si l'on peut dire des drames de Schiller qu'ils sont de l'éloquence populaire transposée, si Wagner lui-même cherche à expliquer l'encouragement de la musique par les Allemands, entre autres circonstances, par le fait que ceux-ci, privés du don séducteur d'une voix naturellement mélodieuse, furent obligés de concevoir la musique avec le même sérieux profond que leurs réformateurs observèrent la face du christianisme. Si l'on voulait même établir un rapport semblable entre le développement de Wagner et cette sorte d'entrave intérieure, il serait permis d'admettre chez lui un don inné pour les planches, vocation naturelle qu'il dut abandonner sans pouvoir la satisfaire sur un domaine vulgaire, mais qu'il parvint à réaliser, malgré les obstacles, en faisant concourir tous les arts à une grande réalisation théâtrale. Mais alors il serait également permis d'affirmer que la plus puissante nature de musicien, dans son désespoir d'avoir à s'adresser à des personnes qui ne sont musiciennes qu'à moitié ou qui ne le sont pas du tout, s'ouvrit de force un accès vers les autres arts, pour pouvoir enfin se communiquer avec une précision centuplée et contraindre les masses à le comprendre. Quelque idée qu'on se fasse du développement de l'artiste dramatique idéal, à l'époque de sa maturité, au moment où il donne toute sa mesure, il présente lui-même un ensemble exempt de toute lacune et de toute entrave; il est le véritable artiste libre, qui ne saurait faire autrement que de créer à la fois, dans tous les domaines de l'art, l'interprète et le médiateur de l'unité et de l'universalité du pouvoir créateur, unité et universalité qui ne peuvent être ni devinées, ni révélées, mais que l'action seule est en mesure de démontrer.
Cependant, celui en présence duquel cette action se produira d'une façon soudaine en sera subjugué comme par un maléfice tout à la fois attrayant et inquiétant. Il se trouvera soudain en face d'une puissance qui annule la résistance de la raison et qui fait même paraître déraisonnable et incompréhensible tout ce qui jusque là faisait partie de notre existence. Transportés hors de nous-mêmes, nous nageons dans un élément mystérieux et ardent, nous ne nous comprenons plus nous-mêmes, nous ne connaissons plus ce que nous connaissions le mieux; la mesure échappe de nos mains; tout ce qui est légitime, tout ce qui est immobile commence à s'ébranler; toute chose revêt de nouvelles couleurs et nous parle un nouveau langage. Il faut être Platon lui-même pour pouvoir, en présence de ce mélange d'extase violente et de frayeur, se décider quand même et s'adresser, ainsi qu'il fit, au poète dramatique pour lui dire:
«Nous voulons un homme qui, par le moyen de sa sagesse, puisse se transformer en toutes sortes de choses et imiter toutes choses. S'il vient au milieu de nous, il sera l'objet de notre vénération, comme s'il était un saint et un prodige, nous verserons de l'huile sur sa tête, nous le ceindrons du bandeau sacré, mais nous chercherons à le décider à se retirer dans une autre communauté.» Il se peut que quelqu'un qui vit dans une communauté platonicienne puisse et doive s'imposer quelque chose de semblable. Mais nous autres, nous qui vivons dans une communauté toute différente et qui sommes régis selon d'autres règles, nous souhaitons et nous demandons ardemment que l'enchanteur vienne à nous, bien que nous ayons peur de lui. Cela nous paraît nécessaire, pour que notre communauté, la puissance et la raison malfaisante, dont elle est l'expression, se trouvent une fois au moins contredites. Une condition de l'humanité, de la vie sociale, des mœurs et de l'organisation de celle-ci, qui pourrait se passer des artistes imitateurs, n'est peut-être pas complètement une impossibilité, mais ce «peut-être» est parmi les plus audacieux qu'on puisse exprimer, il équivaut à une profonde inquiétude. Le droit d'en parler ne devrait appartenir qu'à celui qui, anticipant le moment suprême de tout ce qui est à venir, serait à même de le créer et d'en jouir, et qui serait alors, comme Faust, contraint de devenir aveugle immédiatement, à moins qu'il n'implore la cécité comme une faveur. Car nous autres, nous n'avons pas droit même à cette cécité; tandis que Platon, par exemple, pouvait à bon droit être aveugle en face de toute la réalité hellénique, après qu'il eût jeté un regard, un seul, sur l'idéal hellénique. Pour ce qui est de nous, tout au contraire, nous avons besoin de l'art précisément parce que l'aspect de la réalité nous a ouvert les yeux; il nous faut le dramaturge universel pour qu'il nous délivre, ne fût-ce que pour quelques heures, de la terrible tension dont souffre l'homme clairvoyant, placé entre sa propre faiblesse et la tâche qui lui est imposée. Avec le dramaturge nous gravissons les degrés les plus élevés du sentiment et c'est là seulement que nous avons l'illusion de nous voir ramenés au sein de la nature illimitée, dans le royaume de la liberté. Là seulement, comme dans un formidable mirage, nous nous apercevons, nous et nos semblables, en plein dans la lutte, la victoire et la disparition, comme si nous étions, nous aussi, quelque chose de sublime et d'important; nous faisons nos délices du rythme de la passion et du sacrifice que comporte la passion; à chacun des pas formidables que fait le héros, nous entendons le sourd retentissement de la mort et dans le voisinage de la mort nous saisissons l'attrait suprême de la vie.
Transformés de la sorte en hommes tragiques, nous revenons à la vie singulièrement consolés, avec le sentiment d'une sécurité nouvelle, semblable à celle que nous éprouverions si, après avoir couru les plus grands dangers, après des écarts et des extases multiples, nous avions retrouvé le chemin qui nous ramène dans un monde limité et familier. Un chemin qui nous ramène à des sentiments d'une courtoisie supérieure et bienveillante dans nos relations et qui nous confère plus de noblesse qu'auparavant. Car tout ce qui paraît ici sérieux et nécessaire, parce qu'il s'agit d'atteindre un but déterminé, ne ressemble, lorsque nous le comparons à la voie que nous avons nous-mêmes parcourue (bien que seulement en rêve), qu'à des fragments singulièrement isolés de ces événements cosmiques dont nous ne prenons conscience qu'avec terreur. Nous serons même exposés à un dangereux écueil, tentés comme nous le serons de prendre la vie trop à la légère, précisément parce que, dans l'art, nous l'avons considérée avec un si rare sérieux. Nous rappelons ici une expression dont Wagner s'est servi lorsqu'il a parlé des événements de sa propre vie. Car, alors qu'à nous autres, qui prenons seulement part, sans le créer, à un pareil art du drame dithyrambique, le rêve paraît presque plus vrai que la veille et la réalité, quel effet ce contraste ne doit-il pas produire sur l'artiste créateur! Le voici placé au milieu des appels bruyants et des nécessités du jour, en proie aux exigences de la vie, de la Société, de l'Etat. Où est-il lui-même en face de tout cela? Peut-être est-il justement le seul dont les sentiments soient vrais et réels, au milieu des dormeurs troublés et tourmentés, au milieu des malheureux en proie aux illusions et aux douleurs. Peut-être sent-il parfois qu'une insomnie persistante s'empare de lui, comme s'il devait passer dorénavant son existence si lucide et si consciente au milieu de somnambules et d'êtres qui jouent sérieusement au fantôme; si bien que tout ceci, qui paraît pour d'autres si naturel, le remplit d'un trouble inusité, et qu'il n'est tenté de n'opposer à ce phénomène qu'un orgueilleux dédain. Mais quel choc étrange ce sentiment ne subit-il pas quand, à la clairvoyance de son orgueil frémissant, vient se joindre un tout autre penchant: l'aspiration à quitter les hauteurs pour les profondeurs, le tendre désir des choses terrestres, du bonheur en commun... Puis, lorsqu'il pense à tout ce dont il est privé dans sa solitude de créateur, il éprouve l'obligation pressante de rassembler, tel un dieu descendu sur la terre, tout ce qui est faible, humain, égaré, et de «le soulever dans ses bras ardents vers les cieux», pour trouver enfin l'amour au lieu de l'adoration, et faire abnégation complète de soi-même dans l'amour! Toutefois, le choc que nous admettons ici apparaît comme le miracle positif qui se produit dans l'âme du dramaturge dithyrambique et, s'il était possible de se faire quelque part une idée claire de la nature de celui-ci, ce devrait être là. Car les moments de génération de son art sont ceux durant lesquels il est subjugué par le choc des sentiments contraires, lorsque le trouble et l'étonnement orgueilleux qu'il éprouve en face du monde s'unit en lui au désir ardent d'embrasser ce même monde avec amour. Dès lors les regards qu'il tournera vers la terre et la vie seront toujours pareils à des rayons de soleil qui «attirent les vapeurs», condensent les brouillards et rassemblent les nuées orageuses. Discret et pénétrant à la fois, exempt d'égoïsme et riche d'amour, son regard s'abaisse sur toutes choses et partout où il dirige la lumière de ce double rayonnement il excite la nature, avec une redoutable promptitude, au dégagement de toutes ses forces, à la révélation de ses mystères les plus profonds, et il l'y contraint au moyen de la pudeur. On peut dire sans métaphore qu'avec ce regard il a surpris la nature, qu'il l'a entrevue dans sa nudité. Elle cherche alors à se voiler pudiquement de ses contrastes. Ce qui, jusque là, était invisible, intime, se réfugie dans la sphère des phénomènes et devient visible; ce qui jusque là n'était que visible se plonge dans l'océan mystérieux de la mélodie. C'est ainsi que la nature, tout en voulant se dérober aux regards, révèle l'essence de ses antinomies. Par une danse au rythme impétueux, mais léger, par des mouvements extatiques, le dramaturge primitif exprime alors ce qui se passe en lui et dans la nature. Le dithyrambe de ses mouvements équivaut aussi bien à une compréhension frémissante, à une triomphante justesse de vue qu'à un rapprochement plein d'amour, à un joyeux abandon de soi. La parole enivrée cède à l'entraînement de ce rythme, la mélodie résonne, unie à la parole; et de nouveau la mélodie jette au loin dans le monde des images et des idées ses notes étincelantes. Une vision de rêve, semblable à l'image de la nature et de l'amant de la nature—semblable et pourtant dissemblable—s'approche lentement; elle se condense pour prendre forme humaine; elle s'élargit pour donner cours à une volonté héroïquement triomphante; à l'ivresse de la chute et de l'anéantissement, à l'ivresse du non-vouloir. Ainsi naît la tragédie; ainsi la vie reçoit en hommage sa plus magnifique sagesse, celle de la pensée tragique; ainsi naît, enfin, le plus grand enchanteur, bienfaiteur parmi les mortels, le dramaturge dithyrambique.
8.
La vie véritable de Wagner, c'est-à-dire la lente révélation du dramaturge dithyrambique, fut en même temps pour lui une lutte continuelle avec lui-même, en tant que ce dramaturge dithyrambique ne constituait pas l'unique élément de sa nature. La lutte contre le monde qui s'opposait à lui ne fut si violente et si lugubre que parce qu'il percevait au fond de son âme la voix prenante de ce «monde» ennemi et qu'en même temps il possédait un puissant esprit de résistance. Lorsque l'idée dominante de sa vie commença à prendre corps chez lui, l'idée que c'est par le théâtre que l'art peut exercer une influence incomparable, la plus grande influence que l'art puisse exercer, elle produisit dans tout son être une fermentation violente. Ses désirs et ses actions n'en furent pas aussitôt illuminés d'une vision nette et claire. Cette idée prit tout d'abord la forme d'un mirage tentateur, comme si elle n'était que l'expression d'une volonté égoïste, toujours avide de puissance et d'éclat. Produire un effet, un effet incomparable! Mais par quoi et sur qui? Ce fut, dès lors, la question que se posa Wagner; son cerveau et son cœur s'appliquèrent infatigablement à la résoudre. Il voulait vaincre et conquérir mieux qu'aucun artiste l'avait fait avant lui, arriver, si possible, d'un seul coup à cette toute-puissance tyrannique vers laquelle il se sentait obscurément poussé. Il mesurait d'un regard jaloux et inquisiteur tout ce qui obtenait quelque succès, il observait plus attentivement encore celui sur qui devait s'exercer cette influence. L'œil magique du dramaturge, qui lit dans les âmes comme dans un livre familier, lui servit à étudier soigneusement le spectateur et l'auditeur; bien que les observations qu'il faisait le remplissent souvent d'inquiétude, il ne s'empara pas moins, sur-le-champ, des moyens qui lui servirent à les dominer. Ces moyens étaient à sa disposition; tout ce qui agissait fortement sur lui-même, il était capable de le vouloir et de l'exécuter; ses modèles, il les comprenait à tous les degrés, dans la mesure où il était capable de les recréer lui-même; jamais il ne doutait de pouvoir exécuter ce qui était à même de lui plaire. Sur ce chapitre sa nature est peut-être encore plus «présomptueuse» que celle de Gœthe, lequel disait de lui-même: «De toutes choses je me croyais déjà maître; on aurait pu placer sur ma tête la couronne d'un roi que j'aurais trouvé cela tout naturel.» Le pouvoir d'exécution de Wagner, son «goût» aussi bien que ses intentions s'adaptent de tout temps l'un à l'autre, aussi exactement que la clef à la serrure; ils grandirent et s'affranchirent en même temps. Mais à l'époque dont nous voulons parler cette évolution ne s'était pas encore accomplie. Qu'importait à Wagner le sentiment faible bien qu'infiniment noble et pourtant égoïstement solitaire, qu'entretenait loin de la foule quelque dilettante élevé dans le culte de l'art et des lettres!
Mais ces violentes tempêtes de l'âme qu'engendre la foule en présence de certains élans violents du chant dramatique, cette ivresse des esprits qui se propage rapidement et qui reste si complètement sincère et désintéressée, voilà quel fut l'écho de ce qu'il éprouvait, de ce qu'il sentait lui-même et il en fut animé d'un ardent espoir de puissance suprême et d'influence décisive! C'est ainsi qu'il comprit le grand opéra, moyen qui lui permit d'exprimer son idée dominante; c'est vers le grand opéra qu'il tendit toute sa volonté et son regard se tourna du côté d'où venait le grand opéra. Une longue période de sa vie, de même que les changements les plus téméraires, dans ses projets et ses études, dans ses lieux d'habitation et relations, ne peuvent s'expliquer que par ce désir et par les résistances extérieures que devait infailliblement rencontrer l'artiste allemand, indigent et inquiet comme il l'était, et si passionnément naïf. Comment on réussit à passer maître sur ce terrain, un autre artiste le savait mieux que lui. Maintenant qu'on n'ignore plus par quelles ingénieuses combinaisons d'influences de toutes espèces Meyerbeer savait préparer et assurer chacune de ses grandes victoires, qu'on sait avec quelle gradation méticuleuse les «effets» dans l'opéra même étaient calculés, on comprendra aussi à quel point Wagner se sentit irrité et mortifié, lorsqu'il fut obligé de reconnaître que, pour obtenir un succès auprès du public, ces «procédés» sont presque toujours indispensables. Je doute que l'histoire puisse mentionner un seul grand artiste qui ait débuté par une si prodigieuse erreur et qui se soit engagé dans un des genres les plus révoltants de l'art avec aussi peu de prudence et autant de sincérité; et pourtant la façon dont il le fit n'était pas dépourvue d'une certaine grandeur et fut, pour cette raison, d'une singulière fécondité. Car lorsque Wagner eut reconnu son erreur, le désespoir lui fit comprendre de quoi est fait le succès moderne, le public moderne et tout le système mensonger de l'art moderne. Et, tout en se faisant le critique des procédés «à effet», il fut saisi d'un pressentiment, celui de sa propre épuration. Ce fut comme si l'esprit de la musique lui eût parlé dès lors avec un nouveau charme intime. De même que s'il revenait au grand jour, après une longue maladie, il hésitait à se fier à sa propre main, à son propre coup d'œil. Il cherchait sa route d'un pas mal assuré, de sorte que ce fut pour lui comme une merveilleuse découverte de se sentir encore musicien, encore artiste, de sentir même qu'il venait seulement de le devenir réellement.
Chacune des périodes successives dans le développement de Wagner est caractérisée par le fait que les deux forces fondamentales de sa nature s'unissent toujours plus étroitement. La répulsion qui éloignait l'une de l'autre ces forces commence à diminuer; à partir de ce moment le moi supérieur ne croit plus faire une grâce à son frère plus violent et plus terrestre en se mettant à son service, car il l'aime et ne peut plus se refuser à le servir. Lorsqu'elles ont acquis leur plein développement, la délicatesse et la pureté les plus parfaites se retrouvent aussi dans les manifestations de la force; l'impétueux instinct suit son cours comme auparavant, mais dans d'autres régions, celles du moi supérieur et celui-ci, à son tour, s'abaisse vers la terre et reconnaît sa propre image dans tout ce qui est terrestre. S'il était possible de parler de la même manière du but final et de l'issue de ce développement, tout en restant compréhensible, on pourrait espérer trouver aussi l'expression imagée qui servirait à désigner une longue période intermédiaire dans le développement; mais, comme je doute de la première possibilité, je renonce aussi à m'aventurer dans la seconde. Au point de vue historique, cette période intermédiaire peut être isolée par deux mots de la période qui la précède et de celle qui la suit: Wagner se transforma en révolutionnaire de la société; il reconnaît dans le peuple poète le seul artiste véritable qu'il y ait eu jusqu'à présent. L'idée maîtresse qui s'imposa à lui, sous une forme nouvelle et plus impérieuse que jamais, après le profond désespoir et le repentir par lequel il avait passé, le conduisit à ces deux conceptions: Exercer de l'influence, faire de l'effet! Faire de l'effet, exercer une influence incomparable par le théâtre!... Mais sur qui? Il frémissait en songeant au public sur lequel il avait voulu porter jusqu'à présent. Il se rappelait sa propre aventure pour comprendre toute l'indignité de la position où se trouvent l'art et les artistes; pour comprendre comment une société sans âme ou dont l'âme est endurcie, une société qui voudrait passer pour la bonne et qui n'est au fond que la mauvaise, traîne à la suite l'art et les artistes, pour les faire servir à ses besoins factices.
L'art moderne est un luxe. Il le comprit et il comprit de même que le sort de l'art est indissolublement lié à l'existence d'une société luxueuse. De même que cette société, usant de son pouvoir avec une prudence impitoyable, pour abaisser et assujettir toujours davantage le peuple, pour le dépouiller toujours plus de ses attributs et en faire le moderne «travailleur», de même elle a su dérober au peuple tout ce qu'un profond besoin avait créé de plus pur et de plus grand, tout ce qui permettait à cet artiste, le seul artiste véritable, d'épancher au dehors son âme généreuse: son mythe, son chant, sa danse, son langage, et cela pour en distiller un remède voluptueux contre l'épuisement et l'ennui dont s'enveloppe son existence. Ce remède, ce sont les arts modernes. Comment se forma cette société; comment elle sut puiser des forces nouvelles dans des sphères d'influences contradictoires en apparence; comment, par exemple, le christianisme, discrédité par l'hypocrisie et les demi-mesures, servait arbitrairement à consolider et à protéger contre le peuple cette société et tout ce qu'elle possède; comment la science et ses savants se plièrent habilement à ce servage, Wagner sut observer tout cela en en suivant la trace à travers les siècles; et le résultat de ses observations fut une expression de rage et de dégoût. Par pitié pour le peuple il était devenu révolutionnaire! A partir de ce moment-là il aima le peuple; il se sentit attiré vers lui autant qu'il était attiré vers son art; car c'est seulement dans le peuple, hélas! ce peuple éloigné, presque impossible à deviner, artificiellement mis à l'écart, que Wagner vit dorénavant le spectateur, l'auditeur qui seul serait digne et capable de comprendre la puissance de l'œuvre d'art qu'il rêvait. Ses réflexions se concentrèrent donc sur toute la question: Comment le peuple prend-il naissance? Comment le faire naître encore une fois?
Il ne trouvait toujours qu'une seule réponse. Il se dit que, si une collectivité souffrait du même mal que lui, cette collectivité serait le peuple. Et là où une souffrance semblable produisait une aspiration et des désirs identiques, on chercherait à les satisfaire de la même manière et l'on trouverait le même bonheur dans cette satisfaction. Lorsqu'il se demandait alors quelle était pour lui la meilleure consolation et le plus solide appui dans la misère, et ce qui viendrait au-devant de sa souffrance avec le plus de sympathie, il se rendit compte avec un bonheur infini que cela ne pouvait être que le mythe et la musique—le mythe qu'il savait être le produit et le langage de la souffrance du peuple; la musique, d'origine semblable, quoique plus mystérieuse encore. C'est dans ces deux éléments qu'il plonge, dès lors, son âme et qu'il la guérit; c'est vers eux qu'il aspire avec le plus d'ardeur. En partant de ces éléments il peut se rendre compte combien sa souffrance a d'affinités avec celles que devait éprouver le peuple à son origine et dans quelles conditions se trouvera un jour un peuple qui devra compter au milieu de lui beaucoup d'hommes comme Wagner lui-même. Or, comment vivaient le mythe et la musique dans notre société moderne, pour autant qu'ils n'avaient pas été victimes de cette société? Un même sort leur était échu en partage, preuve de leur étroite et mystérieuse affinité: profondément abaissé et déformé, transformé en «conte», dépouillé de son admirable et sainte vérité, le mythe était devenu l'amusement et le jouet des femmes et des enfants d'un peuple dégénéré; la musique s'était conservée au milieu des pauvres et des simples, au foyer des solitaires. Le musicien allemand n'avait point réussi à prendre un rang favorable dans la pratique élégante des arts, il était devenu lui-même un de ces contes pleins de monstres et de mystères, riche d'accents sincères et de touchantes promesses, questionneur maladroit, il était devenu quelque chose d'enchanté, qui avait besoin d'être délivré du charme qui le retenait prisonnier. C'est là que l'artiste entendit clairement l'ordre qui lui était donné à lui seul, l'ordre de restituer au mythe sa nature virile, de délivrer la musique de son sortilège pour lui rendre la parole; il sentit soudain que la force qui devait produire le Drame était déchaînée en lui, que sa domination était assurée sur un royaume encore à découvrir, qui tiendrait le milieu entre le mythe et la musique. C'est alors qu'il présenta aux hommes sa nouvelle œuvre d'art, l'œuvre où il avait concentré tout ce qu'il savait être puissant, saisissant, riche en félicité, et, en même temps, il leur posait sa question grandiose et douloureusement incisive:
«Où êtes-vous, vous qui souffrez comme moi et dont les besoins sont les miens? Où est la collectivité que j'aspire à voir un jour sous l'aspect du peuple? Je vous reconnaîtrai à ceci que votre bonheur, votre consolation seront les mêmes que les miens. Votre joie me révèlera votre souffrance!» C'est par la voix de Tannhæuser et de Lohengrin qu'il interrogeait ainsi, qu'il se mettait en quête de ses semblables. Le solitaire avait soif de collectivité.
Mais quel fut alors le sentiment qu'il éprouva? Personne ne lui répondit; personne n'avait compris la question. Ce ne fut pas que l'on gardât le silence; tout au contraire, on répondit à cent questions qu'il n'avait point posées; on dissertait sur les nouvelles productions, comme si elles avaient été faites pour être mises en pièces par des paroles. Ce fut comme si la manie écrivassière et jacassante, en matière d'esthétique, s'était emparée des Allemands, qui, pris de fièvre, se jetèrent indiscrètement sur ces œuvres d'art et sur la personne de leur auteur, avec ce manque de discrétion et de délicatesse qui distingue le savant aussi bien que le journaliste allemand. Wagner essaya par des écrits de faciliter la compréhension de son problème; ces écrits ne provoquèrent qu'une nouvelle confusion et de nouveaux murmures: un musicien qui écrit et qui pense était alors un non-sens pour tout le monde. On s'écria alors qu'il n'était qu'un théoricien qui veut transformer l'art au moyen d'idées subtiles et on le conspua... Wagner en fut comme étourdi. Le problème qu'il posait n'était pas compris; sa douleur laissait insensible; son œuvre s'adressait à des sourds et à des aveugles, le «peuple» qu'il avait espéré apparaissait comme une chimère! Il eut un vertige et se sentit vaciller. La possibilité d'un complet renversement de toutes choses apparut à ses yeux et il ne s'effraya plus de cette possibilité. Il se rendit compte qu'au delà de ce bouleversement et de cette destruction il y aurait peut-être une nouvelle espérance à dresser, mais que cette espérance même ne serait peut-être pas fondée et qu'alors le néant serait en tous les cas préférable à quelque chose qui inspire de la répugnance! En fort peu de temps il dut subir l'exil politique et la misère.
Mais c'est maintenant seulement, avec ce terrible revirement dans ses destinées extérieures et intimes, que s'ouvre le chapitre de la vie du grand homme sur lequel s'étend, comme d'une coulée d'or fondu, l'éclat d'une perfection suprême. Maintenant seulement le génie du drame dithyrambique laisse tomber ses derniers voiles! Il est complètement isolé, le présent lui paraît méprisable, il n'espère plus. C'est alors que son vaste regard universel mesure encore une fois l'abîme, cette fois-ci jusqu'au fond. Il y voit la souffrance dans l'essence même des choses, et devenu dès lors en quelque sorte impersonnel, il accepte sa part de souffrance avec une plus grande tranquillité. Son aspiration à la plus haute puissance, héritage d'états d'âme antérieurs, se tourne exclusivement vers la production artistique. Par son art, il ne parle plus à un «public» ou à un peuple, mais seulement à lui-même, et il s'efforce de donner à cet art toute la clarté et toutes les qualités nécessaires à un dialogue aussi grandiose. Durant la période précédente, il avait encore conçu l'œuvre d'art d'une façon différente; là aussi, quoique avec une noble réserve, il avait tenu compte de l'effet immédiat. L'œuvre, dans son esprit, ne devait être qu'une question posée et elle devait provoquer une réponse immédiate. Que de fois Wagner voulut venir en aide à ceux auxquels il s'adressait, pour qu'ils comprissent ce qu'il leur demandait, de telle sorte que, pour guider leur inexpérience et être mieux compris, il se rattachait à des formes, à des expressions d'art déjà connues. Quand il devait craindre de ne pas être compris et de ne pas convaincre lorsqu'il parlait son propre langage, il avait tenté de convaincre et de poser son problème dans une langue qui lui était presque étrangère, mais qui, pour ses auditeurs, semblait plus familière.
Dès lors, cependant, il ne restait plus rien qui pût l'engager à de pareilles considérations. Maintenant il ne voulait plus qu'une seule chose: se mettre d'accord avec lui-même, traduire en action sa pensée sur l'essence du monde, exprimer sa philosophie par le moyen des sons; tout ce qui restait en lui de préméditation se tournait vers le dernier terme de l'entendement. Que celui qui est digne de savoir ce qui se passait alors au fond de lui-même, sur quoi il conférait avec lui-même dans les saintes profondeurs de son âme—et ils ne sont pas nombreux ceux qui en sont dignes—qu'il écoute, qu'il contemple et qu'il revive Tristan et Iseult, le véritable opus metaphysicum de tout art, œuvre sur quoi repose le regard brisé d'un mourant, le regard chargé des désirs délicieusement inapaisés, attirés vers les secrets de la nuit et de la mort, si éloigné de la vie qui resplendit dans une clarté effrayante et fantastique, comme quelque chose de mauvais qui trompe et qui sépare! Tristan et Iseult apparaît en outre comme un drame rempli de la plus austère rigueur dans la forme, subjuguant par la simple grandeur et conforme par là au mystère dont parle le drame: être mort au sein de la vie, être uni dans la dualité.
Et cependant, il y a quelque chose de plus admirable encore que cette œuvre, c'est l'artiste lui-même, qui a pu produire ensuite, et dans un espace de temps fort court, un tableau de la société d'une nuance toute différente, les Maîtres Chanteurs de Nuremberg; l'artiste qui, dans ces deux compositions, semble n'avoir voulu que se reposer et se rafraîchir, pour terminer à loisir le gigantesque édifice à quatre degrés, ébauché et commencé bien plus tôt, le but de toutes ses pensées pendant vingt ans, son œuvre de Bayreuth, l'Anneau du Niebelung! Ceux qui peuvent s'étonner du voisinage de Tristan et des Maîtres Chanteurs n'ont pas compris un point essentiel dans la vie et la nature de tous les Allemands véritablement grands; ils ne connaissent pas le terrain sur lequel seul peut se développer cette gaieté si essentiellement allemande, celle de Luther, de Beethoven, de Wagner, qui n'est pas comprise des autres peuples et que les Allemands d'aujourd'hui semblent avoir désapprise; ce parfait mélange de simplicité, de compréhension aimante, d'esprit contemplatif et de fine malice que Wagner verse comme un breuvage délicieux à tous ceux qui ont profondément souffert de la vie et qui se tournent vers lui avec le sourire plein de gratitude des convalescents. Et, tandis que lui-même regardait le monde d'un regard plus apaisé, tandis que la colère et le dégoût s'emparaient de lui plus rarement, et qu'il renonçait à la puissance avec tristesse et amour plutôt qu'avec effroi, tandis que sa grande œuvre se développait dans le silence et qu'il ajoutait chaque jour les partitions aux partitions, il se passa enfin quelque chose qui lui fit prêter l'oreille: les amis vinrent à lui, lui annonçant un mouvement souterrain qui remuait de nombreux esprits. Ce n'était pas encore le «peuple» en mouvement qui annonçait sa venue, c'en était peut-être le germe, la première étincelle de vie d'une société vraiment humaine destinée à la perfection dans un avenir lointain. Il n'y avait là encore qu'une garantie que son œuvre magistrale pourrait être confiée un jour à des mains fidèles qui sauraient y veiller et qui seraient dignes de transmettre à la postérité ce glorieux héritage. Transfigurés par l'amitié, ses jours se colorèrent dès lors d'une lumière plus vive et plus chaude. Il ne fut plus seul à nourrir son plus noble espoir, celui d'arriver au but avant la fin du jour et de trouver pour son œuvre un refuge hospitalier. C'est alors qu'eut lieu un événement qu'il ne pouvait interpréter que dans un sens symbolique et qui fut pour lui une nouvelle consolation, un présage favorable. Une grande guerre faite par les Allemands le força à lever les yeux; une guerre faite par ces mêmes Allemands qu'il savait si dégénérés, si déchus de l'ancien esprit supérieur allemand, tel qu'il l'avait observé et reconnu consciencieusement aussi bien sur lui-même que chez d'autres grands Allemands célèbres dans l'histoire. Il vit ces Allemands faire preuve, dans des situations exceptionnelles, de deux vertus réelles, la prudence et la simple bravoure; il commença dès lors à croire qu'il n'était peut-être pas le dernier Allemand et qu'un jour il verrait peut-être se ranger autour de son œuvre une puissance plus efficace que le dévouement sincère, mais limité de ses quelques rares amis, une puissance capable de protéger son œuvre jusqu'au moment où, dans un lointain avenir, celle-ci serait véritablement considérée comme l'œuvre d'art de cet avenir. Peut-être que cette conviction ne sut pas toujours le préserver du doute, surtout lorsqu'il chercha à réaliser des espérances immédiates. Quoi qu'il en soit, il reçut une impulsion assez puissante pour qu'il songeât impérieusement à un devoir souverain qui lui restait à accomplir.
Son œuvre n'eût pas été terminée, il ne l'eût pas accomplie jusqu'au bout, si elle était restée une partition muette confiée à la postérité; il lui fallut démontrer et enseigner publiquement ce que personne ne pouvait deviner, ce qui lui était exclusivement réservé, le nouveau style dans l'exécution et la représentation, afin de donner un exemple qu'aucun autre ne pouvait donner, et de fonder une tradition du style qui ne fût pas inscrite simplement par des signes sur un fragile papier, mais qui eût produit des impressions sur des âmes humaines.
Ce fut pour lui un devoir d'autant plus urgent que ses autres compositions avaient subi, précisément en ce qui concerne le style dans l'exécution, le sort le plus absurde et le plus intolérable. Elles étaient célèbres et admirées, elles étaient ... maltraitées et personne n'en paraissait indigné. Le fait peut paraître étrange: tandis qu'il renonçait pourtant toujours davantage, par principe et par une intelligente appréciation de ses compositions, à toute espèce de succès auprès de ses contemporains, ainsi qu'à toute idée d'influence, le «succès» et «l'influence» vinrent à lui. C'est du moins ce qu'on lui assurait de tous côtés.
Vainement essaya-t-il de montrer de la façon la plus péremptoire ce qu'il y avait pour lui d'équivoque et même d'humiliant pour lui dans ce «succès»; on était si peu habitué à voir un artiste distinguer entre la nature de ces différentes influences, qu'on n'ajoutait pas foi même à ses protestations les plus solennelles. Dès qu'il eut compris le rapport qui existe actuellement entre le monde des théâtres, le succès scénique et le caractère de l'homme d'aujourd'hui, son âme ne voulut plus rien avoir de commun avec ce genre de théâtre. Il n'attachait plus aucun prix à l'enthousiasme esthétique et aux acclamations des foules agitées, il ne pouvait même faire autrement que de s'indigner en voyant son art englouti sans discernement par le gouffre béant de l'insatiable ennui et de la chasse aux distractions. Combien chaque effet obtenu devrait nécessairement être sans profondeur et sans idées, à quel point il s'agissait plutôt de satisfaire l'avidité d'un insatiable que de nourrir un affamé, il pouvait s'en rendre compte d'après un phénomène qui se répétait régulièrement: partout, même parmi les exécutants et les virtuoses, ses compositions étaient traitées comme toute musique de scène, conformément aux formules vulgaires et traditionnelles du style d'opéra. Grâce à la complaisance de chefs d'orchestre stylés, à l'aide de coupures et de suppressions arbitraires, on tailla les œuvres wagnériennes à la mesure de l'opéra, tel que le chanteur croyait pouvoir l'aborder, après en avoir soigneusement extirpé l'essence. Alors même que l'on voulait agir pour le mieux, on suivait les instructions de Wagner avec tant de maladresse et de pusillanimité qu'on aurait tout aussi bien fait de remplacer par une figuration de ballet l'émeute nocturne dans les rues de Nuremberg, telle qu'elle est indiquée au deuxième acte des Maîtres chanteurs. Et dans tout ceci on semblait agir de bonne foi, sans aucune intention malhonnête.
Les tentatives généreuses de Wagner pour donner au moins l'exemple d'une exécution simplement correcte et intègre et pour initier individuellement certains chanteurs au style tout nouveau de la diction musicale avaient toujours été étouffées par le limon de la traditionnelle étourderie et des mauvaises habitudes. Ces tentatives l'avaient, en outre, toujours obligé de s'occuper de ces questions de théâtre dont l'ensemble lui inspirait le plus profond dégoût. Gœthe lui-même n'avait-il pas perdu toute envie d'assister aux représentations de son Iphigénie! «Je souffre énormément, avait-il dit, lorsque je suis obligé de me débattre avec des fantômes que je ne réussis pas à faire apparaître comme ils le devraient.» Avec cela le «succès» allait toujours en augmentant à ce théâtre qui était devenu pour lui un véritable supplice; il augmentait même au point que les grandes scènes elles-mêmes finirent par vivre presque exclusivement des copieuses recettes que leur procurait l'art de Wagner travesti en art d'opéra. La confusion née de l'engouement croissant dans le public trouva même accès auprès de certains amis de Wagner, et lui, qui avait tout souffert, dut souffrir de voir ses amis enivrés de «succès» et de «victoire», précisément alors qu'il voyait sa suprême pensée défigurée et reniée. On eût pu croire qu'un peuple, sérieux à beaucoup d'égards, un peuple lourd, voulût garder vis-à-vis de son artiste le plus sérieux le privilège d'une légèreté systématique, qu'il voulût décharger sur lui tout ce qu'il y a de vulgaire et d'irréfléchi, de maladroit et de méchant dans la nature allemande.
Quand enfin, pendant la guerre allemande, un courant d'idées plus larges et plus libérales sembla s'emparer des esprits, Wagner se rappela son devoir de fidélité, qui lui commandait de sauver au moins son ouvrage capital des outrages que lui infligeaient ces succès à faux et de restituer cet ouvrage dans les rythmes qui lui sont propres, comme un exemple pour tous les temps. C'est ainsi que naquit l'idée de Bayreuth. Comme conséquence de ce nouveau mouvement des esprits, il crut aussi pouvoir discerner, parmi ceux auxquels il voulait confier son trésor, le réveil du sentiment plus vif du devoir. De l'association de ces espèces de devoirs naquit l'événement qui répand une étrange clarté sur les années qui viennent de s'écouler comme sur les années à venir. Imaginé pour le bien d'un avenir lointain, le seul avenir possible, mais encore incertain, ce n'est guère qu'une énigme et un scandale pour le présent; pour le petit nombre de ceux qui peuvent y prendre part, c'est l'anticipation d'une jouissance, une prévision de l'ordre le plus élevé, au moyen de quoi, bien au delà d'un présent fugitif, ce petit nombre sent qu'il est bienheureux et fécond et qu'il rend bienheureux; mais pour Wagner lui-même c'est un nuage de plus, un nuage plein de difficultés, de soucis, de méditations, de chagrins, un nouvel assaut des éléments hostiles, tout cela cependant illuminé par le rayonnement de la fidélité altruiste, transformé par la lumière en un bonheur ineffable!
Il est à peine besoin de le dire: le souffle tragique a passé sur cette existence. Et celui dont l'âme peut en deviner quelque chose, celui pour qui l'illusion tragique sur le but de la vie, la déviation et l'arrêt des aspirations, le renoncement et la purification par l'amour, ne sont pas des notions tout à fait étrangères, sentira nécessairement, dans ce que Wagner affirme par son œuvre d'art, revivre le souvenir effacé de sa propre existence héroïque, celle du grand homme qu'il eût pu être. Nous croirons entendre dans un lointain mystérieux Siegfried racontant ses exploits: le deuil profond de l'automne se mêle à la joie du plus touchant souvenir et toute la nature se repose paisiblement dans un crépuscule doré.
9.
Réfléchir à ce qu'est Wagner en tant qu'artiste et considérer le spectacle qu'offrent chez lui des facultés et des nécessités véritablement libérées, chacun de ceux qui ont souffert en examinant comment s'est formé l'homme dans Wagner devra s'y astreindre pour retrouver l'équilibre et la santé. Si l'art n'est, d'une façon générale, que le pouvoir de communiquer à d'autres ce que l'on a soi-même senti, si l'œuvre d'art est en contradiction avec elle-même lorsqu'elle ne peut se faire comprendre, la grandeur de Wagner, en tant qu'artiste, doit consister précisément en ceci que son génie est doué d'une communicabilité surhumaine et parle un langage accessible à tous quand il révèle avec une suprême clarté ses sensations les plus intimes et les plus personnelles. Son apparition dans l'histoire des arts ressemble à l'éruption volcanique de l'ensemble des facultés artistiques dont la nature elle-même est douée, alors que l'humanité avait été habituée jusqu'à présent, comme à une règle, à ne voir les actes qu'isolément. On ne peut donc hésiter à lui donner un nom et à se demander s'il faut l'appeler poète, musicien ou statuaire, en donnant à chacun de ces termes son sens le plus large, ou bien s'il vaut mieux créer pour lui une dénomination nouvelle.
La faculté poétique de Wagner s'affirme en ceci qu'il imagine des phénomènes visibles et sensibles et non pas des idées abstraites, ce qui équivaut à dire qu'il pense d'une façon mythique, comme le peuple a pensé de tous temps. Le mythe n'a pas pour base une idée, ainsi que se l'imaginent les enfants d'une civilisation raffinée; le mythe c'est l'idée même, il communique une notion du monde, en évoquant une succession de phénomènes, d'actions et de souffrances. L'Anneau du Niebelung est un immense système de pensées, mais sans la forme spéculative de la pensée.—Un philosophe pourrait peut-être mettre en parallèle une œuvre correspondante qui serait complètement dépourvue d'images et d'action et ne s'adresserait à nous que par des idées abstraites. On aurait alors représenté le même sujet dans deux sphères différentes, une fois pour le peuple et une fois pour l'antipode du peuple, l'homme théorique. Wagner ne s'adresse donc pas à celui-ci, car l'homme théorique entend ce qui est essentiellement poétique, le mythe, à peu près comme le sourd entend la musique; ils voient tous deux des mouvements désordonnés qui leur paraissent dépourvus de sens. De l'une de ces sphères disparates il n'est pas possible de voir ce qui se passe dans l'autre. Tant qu'on se trouve dans le domaine du poète on pense avec lui, comme si l'on n'était qu'un être qui sent, qui voit et qui entend; les conclusions que l'on tire sont des enchaînements des phénomènes que l'on perçoit, par conséquent, des causalités de faits et non des causalités de paroles.
Lorsque les héros et les dieux de ces drames mythiques tels que Wagner les crée doivent se rendre intelligibles par des paroles, il y a tout à craindre que ce langage parlé n'éveille en nous l'homme théorique et ne nous fasse passer dans une autre sphère, qui n'a rien de mythique; si bien qu'en fin de compte la parole n'aurait pas servi à nous faire mieux comprendre ce qui se passait devant nous, mais que nous n'aurions rien compris du tout. C'est pourquoi Wagner fit rétrograder le langage jusqu'à un état primitif, où il ne sert pas encore à exprimer des idées, mais où il n'est encore lui-même que poésie, image et sentiment. L'intrépidité que Wagner mit à entreprendre cette tâche effrayante démontre avec quelle force il était poussé par l'inspiration poétique, à quel point il se voyait contraint de suivre la voie que lui prescrivait son guide fantastique. Chacune des paroles de ces drames devait pouvoir être chantée, pouvoir passer par la bouche des dieux et des héros: telle était la tâche formidable que s'imposait l'imagination linguistique de Wagner! Tout autre que lui se fût découragé, car notre langue paraît presque trop vieille et trop usée pour que l'on puisse exiger d'elle ce que Wagner lui demanda. Et cependant la verge dont il frappa les rochers en fit jaillir une source abondante. Parce que Wagner aimait cette langue, plus qu'aucun autre Allemand et qu'il exigeait d'elle plus que tout autre, il souffrit davantage de sa dégénérescence et de son affaiblissement, c'est-à-dire des nombreuses déperditions et mutilations que ses formes avaient subies au cours des temps, des embarrassantes particules de notre syntaxe et de nos verbes auxiliaires inchantables. Mais tout cela n'avait pu s'introduire dans notre langue qu'à la suite d'une série d'abus et de négligences. D'autre part, Wagner était fier à bon droit de ce qui reste à cette langue de primesautier et d'inépuisable, de puissance sonore dans les racines des mots. Cette puissance paraît prédestiner la langue allemande, au contraire des langues dérivées et d'une rhétorique artificielle en usage chez les nations romanes, à se prêter merveilleusement à la vraie musique. La poésie de Wagner est remplie d'un amour pour la langue allemande, d'une cordialité et d'une sincérité dans les rapports qu'il a avec elle, qu'on ne retrouve, excepté chez Gœthe, dans l'œuvre d'aucun Allemand. Volume de l'expression, concision hardie; vigueur et diversité du rythme; richesse singulière d'expressions fortes et précises; simplification dans l'enchaînement des périodes; fertilité presque unique dans les trouvailles d'expressions propres à exprimer la fluctuation des sentiments et des pressentiments; source abondante et parfois très pure de locutions populaires et proverbiales: si l'on se contentait d'énumérer toutes ces qualités, on ne manquerait pas d'oublier toujours les plus puissantes et les plus admirables. Celui qui lit successivement deux poèmes, tels que Tristan et les Maîtres Chanteurs, est pris du même doute, du même étonnement devant la langue parlée que devant la musique et il se demande comment il a été possible de dominer dans la création deux domaines aussi différents dans leur forme, leur couleur, leur agencement, que dans leur caractère. C'est là ce qu'il y a de plus puissant dans le génie de Wagner et le grand maître est seul à pouvoir l'accomplir. Pour chaque œuvre il improvise une langue nouvelle, à chaque sentiment nouveau il donne une forme nouvelle et un nouvel accent. En face des manifestations d'une faculté aussi rare, le blâme restera toujours mesquin et impuissant, dès qu'il ne s'attaquera qu'à quelques détails extravagants et originaux, ou qu'il ne touchera qu'à de fréquentes obscurités dans l'expression, à certains voiles enveloppant la pensée. Au reste, ce qui choquait le plus ceux qui ont manifesté leur blâme le plus bruyamment, ce qui leur paraissait le plus inouï, ce n'était pas tant le langage de Wagner que l'âme du musicien et toute sa façon de sentir et de souffrir. Attendons que ces dénigreurs aient eux-mêmes une autre âme; ils parleront alors une autre langue et, à tout prendre, les choses n'en iront que mieux pour la langue allemande.
Mais, avant tout, quand on voudra méditer sur Wagner poète et réformateur de la langue, il ne faudra pas oublier qu'aucun des drames de Wagner n'est destiné à être lu et qu'on ne peut, en conséquence, exiger ce que l'on serait en droit d'attendre d'une œuvre purement littéraire. Celle-ci n'entend agir sur le sentiment que par le seul moyen des idées et des mots; cette destination la soumet aux lois de la rhétorique. Mais, dans la vie réelle, la passion est rarement éloquente; dans le drame littéraire, il faut qu'elle le soit, car elle ne dispose pas d'autres moyens pour se manifester. Quand le langage d'un peuple est déjà tombé à l'état de décadence et d'usure, l'auteur dramatique éprouve le besoin de colorer et de façonner la langue par des procédés extraordinaires; il veut relever la langue, pour qu'à son tour elle fasse ressortir l'élévation du sentiment, et il s'expose ainsi à ne pas être compris du tout. Il cherche de même à rehausser la passion par des sentences et des inventions sublimes, et tombe par là dans un autre travers, il paraît invraisemblable et artificiel. Car dans la vie réelle la passion véritable ne s'exprime pas par des sentences et, quand la passion s'étale dans la poésie, on doute de sa sincérité, dès qu'elle s'éloigne de la réalité. Par contre, Wagner, qui fut le premier à reconnaître les défauts du drame parlé, rend chaque action dramatique intelligible de trois manières différentes: par la parole, le geste et la musique; de telle sorte que la musique fait passer immédiatement les sentiments qui animent les acteurs du drame dans l'âme des auditeurs, lesquels voient alors dans les gestes de ces comédiens la première manifestation visible de ces phénomènes intérieurs. Dans les paroles ils en perçoivent en outre une seconde image plus affaiblie, traduite en une volonté réfléchie. Tous ces effets se produisent simultanément et sans se nuire réciproquement. Ils forcent celui devant lequel un pareil drame est représenté à une compréhension toute nouvelle, à une vivante sympathie, de telle sorte que ses sens apparaissent spiritualisés et que son esprit devient plus sensible, comme si tout ce qui cherche à s'épancher au dehors de l'homme, tout ce qui est avide de la connaissance se sentait maintenant heureux et libre dans une allégresse de perception. Chaque péripétie d'un drame de Wagner se communiquant au spectateur avec une clarté parfaite, illuminée et transfigurée par la musique comme par un feu intérieur, l'auteur put se passer de tous les expédients dont le poète qui ne se sert que de moyens verbaux a besoin pour prêter à ses épisodes la chaleur et l'éclat nécessaires. Toute l'économie du drame put de nouveau affirmer son goût pour la mesure dans les proportions grandioses de l'édifice, car il ne lui restait plus aucun prétexte pour recourir à ces complications préméditées, à cette multiplicité déroutante dans le style de l'édifice, au moyen desquels le poète dramatique cherche à soulever en faveur de son œuvre un vif sentiment d'intérêt et d'étonnement, sentiment qui se hausse ensuite jusqu'à une stupéfaction bienheureuse. L'impression de lointain et d'élévation idéale ne devait pas être obtenue à l'aide des procédés artificiels. La langue, se dépouillant de l'ampleur rhétorique, revenait à la concision expressive du sentiment. Bien que l'interprète parlât beaucoup moins qu'autrefois de tout ce qu'il faisait et éprouvait pendant les péripéties du drame, des circonstances intimes, que le poète dramatique avait jusqu'alors exclues de la scène comme peu dramatiques, forcèrent maintenant le spectateur à une participation passionnée, alors que le langage des gestes peut être réduit aux plus délicates modulations. Or, la passion chantée a généralement besoin de plus de temps pour s'exprimer que la passion parlée; la musique produit, si l'on peut ainsi parler, une extension du sentiment; il s'en suit généralement que l'interprète qui est en même temps chanteur se voit contraint de maîtriser l'animation trop peu plastique des mouvements, laquelle constitue une des difficultés du drame parlé. L'artiste se sent d'autant plus entraîné à donner plus de noblesse à tous ses gestes que la musique a plongé son émotion dans une atmosphère plus pure et plus éthérée, et l'a de la sorte rapprochée de l'idéal de la beauté.
La tâche peu commune que Wagner a imposée aux comédiens et aux chanteurs ne manquera pas de susciter parmi eux, et cela pour des générations entières, une noble émulation, de telle sorte qu'ils devront arriver enfin à personnifier l'image du héros wagnérien avec une vivante perfection, la musique du drame offrant déjà le prototype de cette incarnation parfaite. Guidé par un tel maître, l'œil de l'artiste plastique finira par percevoir les merveilles d'un nouveau monde des phénomènes, telles qu'avant lui seul le créateur d'œuvres comme l'Anneau du Niebelung aura pu les contempler pour la première fois, car il est un formateur de la plus haute espèce, qui, pareil à Eschyle, montre la voie à un art futur. L'émulation ne fera-t-elle pas forcément naître de grands talents si l'artiste plastique compare l'effet produit par son art avec celui d'une musique semblable à celle de Wagner? C'est une musique qui provoque un bonheur lumineux et sans mélange, si bien qu'il semble à celui qui l'écoute que presque toute la musique précédente n'ait parlé qu'un langage embarrassé, contraint et tout extérieur, comme si jusqu'alors elle n'avait servi qu'à jouer devant ceux qui n'étaient pas dignes du sérieux, ou encore d'enseignement et de démonstration pour ceux qui ne sont pas même dignes du jeu. Cette musique antérieure ne vous pénètre que pendant quelques heures fugitives de ce bonheur que nous éprouvons toujours quand nous écoutons la musique wagnérienne; on la dirait sous l'influence de quelques rares moments d'oubli, durant lesquels elle se parle à elle-même et, comme la Sainte-Cécile de Raphaël, tourne son regard vers le ciel, loin de ceux qui écoutent et qui lui demandent de les distraire, de les amuser ou de les instruire.
De Wagner, le musicien, on pourrait dire d'une façon générale qu'il a prêté des accents à tout ce qui jusqu'à présent ne savait s'exprimer dans la nature; il ne croit pas qu'il doive exister nécessairement quelque chose de muet. Son génie pénètre l'aurore, la forêt, la brume, l'abîme aussi bien que le sommet, l'horreur obscure, aussi bien que la sérénité lunaire de la nuit, et partout il pénètre leur désir secret: eux aussi veulent faire entendre leur voix dans le concert universel. Quand le philosophe dit qu'il existe une Volonté qui, dans la nature animée, comme dans la nature inanimée, a soif de l'être, le musicien ajoute que cette Volonté veut, à tous les degrés, une existence dans le domaine des sons.
Avant Wagner, la musique se mouvait dans des limites généralement étroites. Elle s'appliquait à des états permanents de l'homme, à ce que les Grecs appelaient éthos; ce n'est qu'avec Beethoven qu'elle avait commencé à essayer le langage du pathos, c'est-à-dire de la volonté passionnée, des phénomènes dramatiques qui se succèdent dans le cœur de l'homme. Précédemment, c'était un état d'âme, une disposition particulière, soit au calme, soit à la gaîté, soit au recueillement, soit au repentir qui devaient être exprimés par les sons; à l'aide d'un certain accord dans la forme et de la durée de cet accord, on voulait frapper l'auditeur, le contraindre à interpréter la signification de cette musique, et enfin le placer dans un état d'âme semblable. Pour représenter toutes ces dispositions et ces états d'âme, certaines formes particulières étaient nécessaires; d'autres furent introduites par la convention. Quant à la longueur des compositions, elle fut fixée par la prudence du musicien, qui voulait bien faire naître certains sentiments chez son auditeur, mais non le fatiguer par la durée prolongée de cette sensation. On fit un pas de plus lorsqu'on esquissa successivement les images de sentiments opposés et qu'on découvrit le charme des contrastes; on fit un autre pas en avant en réunissant dans le même morceau le contraire de l'éthos, opposant, par exemple, l'un à l'autre un thème masculin et un thème féminin. Mais ce ne sont là que des stades encore grossiers et primitifs de la musique. La peur de la passion dictait une partie de ces règles, la peur de l'ennui faisait naître les autres. Toute recherche dans le sentiment, tous les excès étaient considérés comme «contraires aux règles de l'éthique». Mais, après que l'art de l'éthos eut représenté ces dispositions et ces états d'âme habituels dans des répliques innombrables et toujours pareilles, il tomba dans une sorte d'épuisement, malgré la merveilleuse imagination de ses maîtres. Beethoven, le premier, fit parler à la musique un langage nouveau, interdit jusque-là, le langage de la passion. Mais son art étant sorti des lois et des conventions de l'art tel que l'avait créé l'éthos, il fut en quelque sorte obligé de tenter une justification vis-à-vis de celui-ci. C'est pourquoi son développement artistique conserva des traces des difficultés particulières qu'il rencontra et il résulta de ce fait une singulière confusion. Une action dramatique intime—et toute passion se développe sous une forme dramatique—cherchait péniblement à revêtir un aspect nouveau, mais le plan rationnel de la musique de sentiment s'y opposait et prenait presque l'air et le ton de la moralité offensée vis-à-vis d'une innovation immorale. Il semble parfois que Beethoven se soit imposé la tâche si pleine de contradictions de faire parler le pathos avec les seules ressources de l'éthos. Mais cette supposition ne suffirait pas à expliquer les dernières œuvres de Beethoven, les plus considérables. Et véritablement, pour décrire la grande courbe de la passion, il trouva un moyen nouveau; il choisit sur l'ensemble du tracé certains points déterminés qu'il accentua avec une minutieuse précision, de telle sorte qu'ils puissent servir de points de repère à l'auditeur, pour deviner la direction générale de la ligne. A première vue, cette nouvelle forme faisait l'effet d'un assemblage de plusieurs pièces de musique, dont chacune, prise isolément, représentait, en apparence, un état d'âme constant, mais qui n'était, en réalité, qu'un moment passager dans le cours dramatique de la passion. L'auditeur pouvait s'imaginer qu'il n'entendait que d'ancienne musique, exprimant des états d'âme, avec la seule différence que le rapport entre les diverses parties constituantes était devenu pour lui incompréhensible, et ne pouvait plus s'exprimer que par la loi des contrastes.
Les musiciens de second ordre eux-mêmes commencèrent à mépriser l'obligation de faire de toute composition artistique un édifice complet; dans leurs œuvres, la succession des différentes parties prit un caractère arbitraire. L'invention d'une expression large de la passion fut si mal comprise qu'elle ramena le compositeur à l'ancienne phrase musicale détachée de l'ensemble et évoquant un sujet quelconque, et la tension réciproque des différentes parties disparut complètement. Voilà pourquoi la symphonie ne fut plus, après Beethoven, qu'une création si singulièrement confuse, surtout lorsqu'elle s'efforçait encore par moments de bégayer le langage pathétique de Beethoven. Les moyens ne sont pas en rapport avec l'intention, et l'intention, à tout prendre, n'est pas claire pour l'auditeur, parce qu'elle a toujours été dépourvue de clarté pour le cerveau même où elle a pris naissance. Cependant, plus un genre de composition est élevé, difficile et plein d'exigences, plus il est indispensable que l'on ait à dire quelque chose de bien déterminé et qu'on l'exprime de la façon la plus claire.
C'est pour cette raison que les efforts constants de Wagner tendaient à découvrir tous les moyens capables de favoriser la clarté. Il lui fallait avant tout se détacher des contraintes et des prétentions de l'ancienne musique des états d'âme et faire parler à sa musique, processus mélodieux du sentiment et de la passion, un langage qui ne pût donner lieu à aucune équivoque. Si nous considérons ce qu'il est parvenu à accomplir, il nous semble que ce qu'il a réalisé dans le domaine de la musique correspond à ce qu'a fait dans le domaine de l'art plastique l'inventeur du groupe détaché. Comparée à celle de Wagner, toute la musique antérieure paraît contrainte et timide, comme si elle ne pouvait se montrer sous toutes ses faces et qu'elle fût prise d'une sorte de honte. Wagner saisit chaque degré et chaque nuance du sentiment avec la plus sûre précision. Sans crainte qu'elle lui échappe, il prend en main l'émotion la plus délicate, la plus lointaine et la plus subtile et il sait la retenir, comme si elle avait pris corps, tandis que tout autre que lui n'y verrait qu'un éphémère papillon que flétrit le moindre attouchement. Sa musique n'est jamais indéterminée, jamais fugace; tout ce qui parle par sa voix, que ce soit l'homme ou la nature, est animé d'une passion rigoureusement individualisée; la tempête et la flamme elles-mêmes revêtent chez lui la force irrésistible d'une volonté personnelle. Au-dessus de ces êtres qui font entendre leur voix, au-dessus de la lutte des passions qui les agitent, au-dessus du tourbillon des contradictions, plane une puissante intelligence symphonique, inspirée par une raison supérieure, qui, du sein de la guerre, fait naître sans cesse la concorde. La musique de Wagner, dans son ensemble, est une image du monde tel que le concevait le grand philosophe d'Ephèse, harmonie engendrée par la lutte, union de la justice et de l'inimitié. J'admire la faculté de calculer la ligne majeure de passions individuelles qui toutes suivent une courbe différente; et je vois la preuve de cette faculté dans chaque acte des drames de Wagner, qui raconte côte à côte l'histoire particulière d'individus différents et celle qui leur est commune à tous. Dès le début nous sentons que nous sommes en présence de courants opposés, mais aussi d'un fleuve puissant qui les domine tous. Ce fleuve coule tout d'abord irrégulièrement sur des écueils invisibles; parfois ses ondes semblent vouloir se séparer violemment et suivre des directions différentes. Peu à peu nous voyons leur mouvement devenir plus fort et plus rapide; l'agitation tumultueuse a passé au calme imposant d'un large mouvement vers un but encore inconnu; et soudain, lorsque le dénouement est proche, le flot se précipite de toute sa masse vers l'abîme, avec un désir fatal du gouffre et de ses fureurs. Jamais Wagner n'est davantage lui-même que lorsque les difficultés s'accumulent et qu'il peut agir dans des conditions tout à fait grandioses avec l'allégresse du législateur. Transformer en rythmes d'une grande simplicité des éléments déréglés et rebelles, réaliser une volonté unique au milieu d'une multiplicité déroutante de prétentions et d'exigences—tels sont les devoirs pour lesquels il se sent né, dans l'exercice desquels il a la conscience de sa liberté. Pour ces devoirs jamais les forces ne lui manquent, jamais il ne perd le souffle avant d'arriver à son but. Il s'est efforcé de s'imposer les règles les plus rigoureuses avec la même persévérance que d'autres mettent à alléger leur fardeau. La vie et l'art lui pèsent, lorsqu'il ne peut pas jouer à loisir avec leurs problèmes les plus ardus. Qu'on considère seulement le rapport de la mélodie chantée avec la mélodie de la langue parlée et comme Wagner considère l'élévation, la force et la mesure du langage humain, lorsque l'homme parle avec passion, comme le modèle naturel qu'il s'applique à transformer en art. Qu'on considère ensuite l'adaptation d'une telle passion mélodieuse à l'ensemble symphonique de la musique et l'on pourra se rendre compte des difficultés extraordinaires que Wagner a dû vaincre. Sa fertilité d'invention dans les grandes et les petites choses, l'omniprésence de son intelligence et de son application sont telles que l'on pourrait croire, en parcourant une partition de Wagner, qu'il n'y avait jamais eu, avant lui, de vrai travail et de véritable effort. Il semble que, pour le dramaturge, la vertu par excellence est le renoncement à soi-même. Mais il pourra probablement objecter que ceux-là seuls sont affligés de peines qui ne sont pas encore libérés. La vertu et le bien sont faciles.
Considéré dans son ensemble comme artiste, Wagner, si l'on veut le rapprocher d'un type connu, a quelque chose de Démosthène. Le terrible sérieux qu'il met au service de sa cause, la sûreté avec laquelle il s'empare chaque fois de cette cause, alors que sa main s'en saisit et la retient comme si elle était de fer, voilà des qualités de Démosthène! Et comme Démosthène encore, Wagner cache son art ou le fait oublier, en nous contraignant à penser à la cause qu'il défend; et pourtant il est, lui aussi, la dernière et la plus haute manifestation mettant fin à toute une série de puissants génies artistiques et il aurait par conséquent plus à cacher que ceux qui sont venus les premiers dans la série. Son art agit comme la nature, comme s'il était la nature restaurée et retrouvée. Il n'y a chez lui rien de pompeux, alors que tous les musiciens qui l'ont précédé aimaient à l'occasion à jouer de leur art et à faire parade de leur virtuosité. En face de l'œuvre wagnérienne, on ne songe ni à ce qui est intéressant, ni à ce qui est divertissant, ni à Wagner lui-même, ni à l'art en général; on sent seulement ce que cet art a de nécessaire. Personne ne pourra jamais calculer de quelle abnégation, de quelle rigueur, de quelle unité de volonté l'artiste eut besoin au moment où son génie était encore en plein développement, pour être à même de faire ensuite, à l'époque de sa pleine maturité, ce qui était nécessaire qu'il fît, et de le faire avec une joyeuse liberté, à chaque moment de son inspiration. Il suffit que nous sentions, dans certains cas particuliers, combien sa musique se soumet, avec une résolution presque impitoyable, aux péripéties du drame, qui apparaissent elles-mêmes inflexibles comme le destin, tandis que l'âme ardente qui remplit ce drame brûle du désir d'errer parfois sans entrave dans le chaos et dans le libre espace.
10.
Un artiste qui possède un tel empire sur lui-même se soumet, sans le vouloir, tous les autres artistes. Pour lui seul aussi ceux qu'il a soumis, ses amis et ses partisans, ne constituent ni un danger, ni un obstacle, tandis que des caractères plus faibles perdent généralement leur indépendance en cherchant à s'appuyer sur leurs amis. Il est singulier de pouvoir constater à quel point, durant toute sa vie, Wagner s'est tenu à l'écart de toute organisation de parti, mais chaque phase nouvelle de son art lui constituait un cercle de partisans, qui semblait n'avoir d'autre but que de le retenir dans cette phase. Mais il passa toujours au milieu de ses partisans sans se laisser retenir; de plus, sa carrière fut trop longue pour que quelqu'un d'autre que lui ait pu la suivre dès le début, elle fut aussi trop extraordinaire et trop hérissée d'obstacles pour que, même le plus fidèle, perdant le souffle, ne restât en route. Presque à toutes les époques de sa vie, Wagner se trouva en présence d'amis qui l'eussent volontiers érigé en dogme; il en fut de même, pour d'autres raisons, de ses ennemis. Pour peu que la pureté de son caractère artistique eût été moins prononcée, rien n'eût été plus facile pour lui que de devenir plus tôt l'arbitre des questions littéraires et artistiques de notre époque—ce qu'il a fini par devenir aujourd'hui, mais dans un sens beaucoup plus élevé, au point que tout ce qui se passe, dans un domaine quelconque de l'art, se voit involontairement traduit devant le tribunal de ses conceptions artistiques et de sa probité intellectuelle. Il a subjugué les volontés les plus antipathiques; il n'y a plus un seul musicien de talent qui ne lui prête l'oreille dans son for intérieur et qui ne le juge plus digne d'être écouté que lui-même et tout le reste de ce qui s'appelle musique. Quelques-uns de ceux qui veulent à tout prix signifier quelque chose par eux-mêmes luttent vraiment contre ce charme intérieur qui les subjugue; ils se retranchent avec une application anxieuse dans le camp des anciens maîtres et préfèrent appuyer leur «indépendance» sur Schubert ou sur Hændel que sur Wagner. Vain effort! En s'élevant contre leurs sentiments les plus forts ils s'amoindrissent et se rapetissent en tant qu'artistes; contraints d'accepter de mauvais alliés et de mauvais amis, ils altèrent leur propre caractère. Quand ils sont au bout de tous ces sacrifices, il leur arrive malgré tout, peut-être dans un rêve, de tourner leur oreille vers Wagner. Ces adversaires sont à plaindre; ils s'imaginent qu'ils perdent beaucoup quand ils renoncent à eux-mêmes et ils sont dans l'erreur.
Or, il est certain que Wagner se soucie peu de savoir si les musiciens vont se mettre à composer dans sa manière, ou s'ils composent en général: il fait même tout ce qu'il peut pour détruire la fâcheuse opinion qu'une nouvelle école de compositeurs devrait se rattacher à lui. Pour autant qu'il exerce une influence directe sur les musiciens, il cherche à les instruire dans la science de la grande déclamation; il estime que, dans l'évolution de l'art, le moment est venu où le désir sincère de passer maître dans l'exécution est beaucoup plus estimable que le désir de «produire» soi-même à tout prix. Car, au point où en est l'art aujourd'hui, la conséquence fatale de cette production est d'aplatir les effets de ce qui est véritablement grand, en produisant tant bien que mal, le plus possible et en émoussant par un usage journalier les moyens et les procédés du génie. Même ce qui est simplement bien en art est superflu et nuisible, quand ce n'est que le résultat de l'imitation de ce qu'il y a de meilleur. Les buts et les moyens de Wagner ne font qu'un; pour s'en rendre compte, il ne faut que de la loyauté artistique; et c'est être déloyal que de s'approprier ses moyens et de les faire servir à des buts diminués et différents.
Si Wagner se refuse donc à être confondu avec une foule de musiciens qui composent en s'inspirant de sa manière, il impose avec d'autant plus d'insistance à tous les talents la tâche nouvelle de découvrir, d'un commun accord avec lui, les lois du style pour la diction dramatique. Il est poussé par la nécessité pressante de fonder, pour son art, la tradition d'un style, une tradition au moyen de laquelle son œuvre pourrait passer, d'une époque à l'autre, sans que sa forme en soit altérée, jusqu'à ce qu'elle ait atteint cet avenir en vue duquel son créateur l'avait imaginée.
Wagner est animé d'une ardeur infatigable pour communiquer autour de lui tout ce qui se rapporte à cette fondation du style et, par conséquent, à la pérennité de son art. Faire de son œuvre, véritable dépôt sacré—pour parler avec Schopenhauer,—fruit essentiel de son existence, une propriété commune de toute l'humanité, la mettre à part pour une postérité qui la jugera mieux, tel fut pour lui le but qui passe avant tous les autres buts, et pour lequel il porte la couronne d'épines qui reverdira plus tard en couronne de lauriers. Il voulut aussi prendre des dispositions efficaces pour assurer la sécurité future de son œuvre, imitant ainsi la prévoyance de l'insecte à sa dernière métamorphose, qui met à l'abri ses œufs pour se préparer une progéniture qu'il ne verra jamais naître. L'insecte dépose ses œufs en un endroit où ils trouveront, un jour, vie et subsistance, et il meurt rassuré sur l'avenir.
Ce but, qui passe avant tous les autres, le pousse à des innovations toujours nouvelles; il en puise d'autant plus à la source de sa communicativité surhumaine, qu'il se sent en lutte avec le siècle qui se détourne de lui, faisant preuve de tant de mauvaise volonté à son égard. Cependant, peu à peu, ce siècle lui-même commence à céder à ses infatigables tentatives, à ses souples assauts, et il prête l'oreille. Chaque fois que se montrait de loin une occasion plus ou moins importante d'expliquer ses idées par un exemple, Wagner était prêt à le faire; il remaniait ses idées en les adaptant aux circonstances et il trouvait moyen de les faire entendre à travers l'interprétation la plus insuffisante. Chaque fois qu'une âme à demi capable de le comprendre s'ouvrait à lui, il y laissait tomber la semence de sa pensée. Il rattache des espérances là où l'observateur de sang-froid ne fait que hausser les épaules; il se trompe cent fois pour l'emporter une seule fois sur cet observateur. De même que le sage n'a coutume de fréquenter les hommes vivants qu'autant qu'il croit pouvoir augmenter par eux le trésor de son expérience, de même il semble que l'artiste ne puisse plus avoir de rapports avec les hommes de son temps, lorsqu'ils ne concourent pas à immortaliser son œuvre. On ne peut l'aimer lui-même qu'en aimant cette immortalisation, de même que, parmi les haines qu'on lui témoigne, il n'en ressent qu'une seule espèce: la haine, qui voudrait rompre les ponts menant à cet avenir de son art. Les disciples que Wagner a éduqués, les musiciens et les interprètes auxquels il fit une seule observation, auxquels il enseigna un seul geste, les orchestres petits et grands qu'il dirigea, les villes qui le virent dans toute l'ardeur de son activité, les princes et les femmes qui prirent part à ses projets, moitié avec crainte, moitié avec amour, les différents pays de l'Europe auxquels il appartint temporairement et où il fut pour les arts un juge et une conscience: tout cela se transforma peu à peu en un écho de sa pensée et de ses efforts incessants vers une production future. Et quoique cet échec lui revînt souvent sous une forme confuse et dénaturée, la force prépondérante de la voix formidable qu'il fit résonner tant de fois dans le monde doit pourtant finir par provoquer un retentissement d'une puissance égale, de telle sorte qu'il ne sera bientôt plus possible de ne pas l'entendre ou de le mal comprendre. Maintenant déjà ce retentissement ébranle les fondements des institutions artistiques de la société moderne; chaque fois que le souffle de son esprit passait sur ces plantations, tout était ébranlé de ce qui était desséché et ne pouvait résister au vent. Mais il y a quelque chose qui parle un langage encore plus éloquent que cette inquiétude, c'est le doute qui commence à naître partout: personne ne saurait dire ni où ni quand l'influence de Wagner pourra inopinément se faire jour.
Wagner est tout à fait incapable de considérer le salut de l'art en le détachant de toute autre circonstance, en bien ou en mal; partout où l'esprit moderne recèle un danger quelconque, sa clairvoyante méfiance y découvre aussi un danger pour l'art. Son imagination décompose pièce par pièce l'édifice de notre civilisation et rien ne lui échappe de ce qui est vermoulu ou construit à la légère; si, ce faisant, il découvre des murs solides ou s'il tombe sur des fondations durables, il songe aussitôt à en tirer parti pour son art, les utilisant comme bastions ou comme abris protecteurs. Pareil à un réfugié, il cherche à préserver, non pas lui-même, mais un secret précieux, comme une femme malheureuse qui veut sauver la vie de l'enfant qu'elle porte dans son sein et non pas la sienne propre; semblable à Sieglinde, il vit «pour l'amour de l'Amour».
Car c'est bien une vie de tourments et de honte que d'être errant et étranger dans un monde comme le nôtre et pourtant obligé de lui adresser la parole et de lui demander quelque chose, de le mépriser et de ne pouvoir se passer de ce que l'on méprise. C'est la misère particulière de l'artiste de l'avenir, de celui qui ne peut pas, comme le philosophe, s'adonner seul, dans une sombre retraite, à la recherche de la connaissance, car il a besoin d'âmes humaines comme médiatrices entre lui et l'avenir, il a besoin d'institutions publiques comme garanties de cet avenir, comme ponts entre maintenant et plus tard. Son art ne peut pas être confié, comme celui des philosophes, au véhicule de l'annotation écrite; l'art veut être transmis par des facultés vivantes et non par des signes et des notes. Pendant des périodes entières de la vie de Wagner retentit cette crainte de ne pouvoir s'emparer des facultés vivantes, de se voir forcément réduit aux indications écrites, à défaut de l'exemple qu'il aurait voulu donner, réduit à montrer le pâle reflet de l'action à ceux qui lisent les livres, ce qui équivaut en somme à dire: à ceux qui ne sont pas des artistes.
Wagner, en tant qu'écrivain, subit la contrainte d'un homme courageux auquel on aurait coupé la main droite et qui continue à se battre de la main gauche; il souffre toujours lorsqu'il écrit, car il est privé, par une nécessité temporairement invincible, de son véritable moyen de communication, qu'il trouverait dans un exemple éclatant et souverain. Ses écrits n'ont rien de canonique, rien de sévère; le canon, il l'a déposé dans ses œuvres d'art. Ils sont le résultat de l'effort qu'il fait pour comprendre l'instinct qui l'a poussé à composer les œuvres, des tentatives qu'il fait pour se regarder soi-même en face. Dès qu'il est parvenu à transformer son instinct en connaissance, il espère que l'opération inverse se fera dans l'âme de ses lecteurs. C'est avec cette intention qu'il écrit. Si par hasard le résultat obtenu devait démontrer qu'il a entrepris là quelque chose d'impossible, Wagner ne ferait que partager le sort de tous ceux qui ont réfléchi sur l'art; et il a sur la plupart d'entre eux l'avantage qu'en lui réside le puissant instinct de l'art total. Je ne connais pas d'écrits esthétiques qui prodiguent plus de lumière que ceux de Wagner; tout ce qu'il est possible d'apprendre sur l'origine des œuvres d'art c'est là qu'on le trouve. C'est un génie de premier ordre qui se dresse ici comme témoin et qui, à travers une longue série d'années, s'efforce de rendre son témoignage toujours meilleur, toujours plus clair, plus indépendant, plus dégagé de l'imprécision; même lorsqu'un homme qui cherche la connaissance fait un faux pas, l'étincelle jaillit du sol. Certains de ses écrits, comme Beethoven, De l'Art de diriger, Comédiens et Chanteurs, Etat et Religion, font taire toutes les velléités de contradiction et imposent au lecteur une méditation silencieuse, profonde et recueillie, comme il convient en présence d'un précieux reliquaire. D'autres œuvres, particulièrement celles de la première période, sans en excepter Opéra et Drame, inquiètent et agitent l'esprit. Il y règne une irrégularité dans le rythme qui, quand il s'agit de prose, a quelque chose d'inquiétant. La dialectique y est souvent brisée, l'exposition est plutôt entravée qu'accélérée par des écarts de sentiments; une sorte de répugnance à écrire pèse sur ces pages comme une ombre, à tel point que l'on pourrait croire que la démonstration spéculative répugne à l'artiste. Ce qui gêne peut-être le plus celui qui n'est pas tout à fait initié, c'est un ton de dignité autoritaire difficile à définir et qui n'appartient qu'à Wagner. J'ai l'impression que, quand Wagner écrit, il croit parler devant des ennemis—car tous ses écrits sont rédigés dans une langue parlée et non pas dans une langue écrite, de sorte qu'ils paraîtront beaucoup plus clairs dès qu'on les entendra lire à haute voix—devant des ennemis avec lesquels il ne va pas échanger des familiarités, en raison de quoi il les tient à distance et se montre réservé. Or, souvent, l'ardeur entraînante de ses sentiments n'en perce pas moins à travers les plis de ce déguisement; alors la période artificielle, lourde, surchargée d'épithètes accessoires disparaît et sa plume laisse échapper des phrases, des pages entières qui peuvent être comptées parmi les plus belles de la prose allemande.
Cependant, en admettant même que dans ces passages de ses écrits il s'adresse à des amis et que le spectre de son adversaire ne surgit plus à ses côtés, il faut avouer que les amis et les ennemis avec lesquels Wagner s'explique en tant qu'écrivain ont certains traits qui leur sont communs et qui les séparent essentiellement de ce «peuple» pour lequel Wagner travaille en tant qu'artiste. Par le raffinement et la stérilité de leur culture ils sont à tous les points de vue l'opposé du peuple, et celui qui veut être compris par eux est forcé de parler d'une manière impopulaire, ainsi que l'ont fait nos meilleurs prosateurs, ainsi que le fait Wagner lui-même. On peut deviner à quel point il a dû se faire violence. Mais la force de cet instinct de prévoyance presque maternel, pour lequel aucun sacrifice ne lui coûte, le fait rentrer dans cette atmosphère de savants et d'hommes cultivés que sa qualité de génie créateur l'avait fait abandonner à jamais. Il se soumet au langage de la culture et à toutes les règles de ses moyens de communication, bien qu'il eût été le premier à sentir la profonde insuffisance de ces moyens.
Car, s'il y a quelque chose qui distingue son art de l'art des temps modernes, c'est bien ceci qu'il ne parle plus le langage cultivé d'une caste particulière et qu'en général il ne connaît plus de contraste entre les lettrés et les illettrés. Par là, il se place en opposition directe avec toute la civilisation de la Renaissance, laquelle nous a enveloppés jusqu'à présent, nous autres hommes modernes, de ses lumières et de ses ombres. L'art de Wagner, en nous transportant par moments en dehors de cette civilisation, nous permet de jeter un coup d'œil d'ensemble sur son caractère uniforme. Alors nous voyons en Gœthe et en Leopardi les derniers grands représentants attardés des poètes-philologues italiens, en Faust l'exposition du problème le plus antipopulaire que se soient posé les temps modernes, sous la forme de l'homme théorique avide de connaître la vie. Le lied même de Gœthe est imité de la chanson populaire et il ne saurait servir de modèle à celle-ci. C'est donc avec le plus grand sérieux que le poète pouvait offrir cette boutade aux méditations d'un de ses admirateurs: «Mes compositions ne peuvent pas devenir populaires; celui qui voudrait y songer et s'y appliquer serait dans l'erreur.»
Que, d'une façon générale, il puisse exister un art assez lumineux pour éclairer les petits et les pauvres d'esprit, en même temps que ses rayons seraient assez chauds pour faire fondre l'orgueil des savants, cela, on ne pouvait pas le deviner, il fallait en faire l'expérience. Mais dans l'esprit de tous ceux qui s'en rendent compte aujourd'hui, toutes les notions d'éducation et de culture doivent être bouleversées; ils croiront voir s'écarter le rideau qui leur cachait un avenir où il n'y aura plus de biens et de félicités suprêmes qui ne soient communs à tous. Et alors la honte qui s'attache au mot «commun» lui sera ôtée.
Si l'esprit se hasarde ainsi à deviner le lointain avenir, le regard clairvoyant se tournera vers l'inquiétante incertitude sociale du présent, et ne se fera pas illusion sur les dangers que court un art qui semble n'avoir de racines que dans ce lointain avenir et qui nous laisse apercevoir plutôt ses rameaux chargés de fleurs que le sol d'où il jaillit. Comment ferons-nous donc pour sauvegarder cet art sans patrie et pour le transmettre intact jusqu'à cet avenir? Quelle digue opposerons-nous au flot de la révolution, qui semble partout inévitable, afin que la bienheureuse anticipation et la garantie d'un avenir meilleur, d'une humanité plus libre, ne soient pas entraînées avec la masse de ce qui est destiné à périr et qui mérite de périr?
Celui qui se pose cette question et qui est agité par ce souci a pris part aux inquiétudes de Wagner; il se sentira poussé comme Wagner à rechercher, parmi les puissances établies, celles qui sont animées de la bonne volonté d'être, aux époques de bouleversements et de révolutions, les génies protecteurs des plus nobles possessions de l'humanité. C'est uniquement dans ce sens que Wagner, par ses écrits, s'adressa aux hommes cultivés pour leur demander de mettre en sûreté, parmi les trésors qu'ils entendent garder, le précieux Anneau de son art. La grande confiance dont Wagner a fait preuve jusque dans ses desseins politiques vis-à-vis de l'esprit allemand semble même provenir à mes yeux de ceci qu'il croit le peuple de la Réforme capable de la force, de la douceur, de la bravoure qui sont nécessaires pour «endiguer la mer de la révolution dans le lit du fleuve paisible de l'humanité». Je serais même tenté de croire que c'est cela et non point autre chose qu'il a voulu exprimer par le symbolisme de sa Marche Impériale.
Cependant, l'aspiration généreuse de l'artiste créateur est généralement trop ardente, l'horizon de sa philanthropie trop vaste pour que son regard puisse être arrêté par les barrières des nationalités. Comme celles de chaque bon, de chaque grand Allemand, ses idées sont suprêmement allemandes, et le langage que parle son art ne s'adresse pas à des nations, mais à des hommes. Ces hommes sont les hommes de l'avenir.
C'est là la foi qui lui est propre, c'est là sa souffrance et son honneur. A quelque tradition qu'il appartînt, aucun artiste ne reçut jamais de son génie un don si extraordinaire en partage; personne, si ce n'est lui, n'eut à mêler un breuvage d'une telle amertume au nectar divin que lui versait l'enthousiasme. Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, l'artiste méconnu, maltraité, errant en quelque sorte au milieu de son époque qui sut adopter cette foi pour s'en revêtir comme d'une armure pour sa défense; ni le succès, ni l'insuccès auprès de ses contemporains ne parvinrent soit à ébranler, soit à affirmer cette foi dans son âme. Qu'elle l'exalte ou le rejette, il n'appartient pas à cette génération. Il en juge lui-même ainsi conformément à son instinct; et quant à savoir s'il se trouvera jamais une génération qui soit la sienne, c'est quelque chose dont on ne saurait persuader celui qui ne veut pas y croire. Mais il se pourrait bien que ce même incrédule se demandât de quelle nature devrait être une génération dans laquelle Wagner reconnaîtrait son peuple, une génération qui incarnerait tous ceux qui éprouvent une souffrance commune et qui veulent s'en délivrer par un art commun à tous. Schiller, à vrai dire, était animé de plus de foi et avait plus d'espérance. Il n'a pas demandé quel pourrait être l'aspect d'un avenir, si l'instinct de l'artiste qui prédit cet avenir venait à vérifier sa prédiction, mais il a exigé des artistes: