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Consuelo, Tome 1 (1861)

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XIV.

«Je t'avoue que j'en suis éperdument amoureux, disait cette même nuit le comte Zustiniani à son ami Barberigo, vers deux heures du matin, sur le balcon de son palais, par une nuit obscure et silencieuse.

—C'est me signifier que je dois me garder de le devenir, répondit le jeune et brillant Barberigo; et je me soumets, car tes droits priment les miens. Cependant si la Corilla réussissait à te reprendre dans ses filets, tu aurais la bonté de m'en avertir, et je pourrais alors essayer de me faire écouler?…

—N'y songe pas, si tu m'aimes. La Corilla n'a jamais été pour moi qu'un amusement. Je vois à ta figure que tu me railles?

—Non, mais je pense que c'est un amusement un peu sérieux que celui qui nous fait faire de telles dépenses et de si grandes folies.

—Prenons que je porte tant d'ardeur dans mes amusements que rien ne me coûte pour les prolonger. Mais ici c'est plus qu'un désir; c'est, je crois, une passion Je n'ai jamais vu de créature aussi étrangement belle que cette Consuelo; c'est comme une lampe qui pâlit de temps en temps, mais qui, au moment où elle semble prête à s'éteindre, jette une clarté si vive que les astres, comme disent nos poètes, en sont éclipsés.

—Ah! dit Barberigo en soupirant, cette petite robe noire et cette collerette blanche, cette toilette à demi pauvre et à demi dévote, cette tête pâle, calme, sans éclat au premier regard, ces manières rondes et franches, cette étonnante absence de coquetterie, comme tout cela se transforme et se divinise lorsqu'elle s'inspire de son propre génie pour chanter! Heureux Zustiniani qui tiens dans tes mains les destinées de cette ambition naissante!

—Que ne suis-je assuré de ce bonheur que tu m'envies! mais je suis tout effrayé au contraire de ne trouver là aucune des passions féminines que je connais, et qui sont si faciles à mettre en jeu. Conçois-tu, ami, que celte fille soit restée une énigme pour moi, après toute une journée d'examen et dé surveillance? Il me semble, à sa tranquillité et à ma maladresse, que je suis déjà épris au point de ne plus voir clair.

—Certes, tu es épris plus qu'il ne faudrait, puisque tu es aveugle. Moi, que l'espérance ne trouble point, je te dirai en trois mots ce que tu ne comprends pas. Consuelo est une fleur d'innocence; elle aime le petit Anzoleto; elle l'aimera encore pendant quelques jours; et si tu brusques cet attachement d'enfance, tu lui donneras des forces nouvelles. Mais si tu parais ne point t'en occuper, la comparaison qu'elle fera entre lui et toi refroidira bientôt son amour.

—Mais il est beau comme Apollon, ce petit drôle, il a une voix magnifique; il aura du succès. Déjà la Corilla en était folle. Ce n'est pas un rival à dédaigner auprès d'une fille qui a des yeux.

—Mais il est pauvre, et tu es riche; inconnu, et tu es tout-puissant, reprit Barberigo. L'important serait de savoir s'il est son amant ou son ami. Dans le premier cas, le désabusement arrivera plus vite que Consuelo; dans le second, il y aura entre eux une lutte, une incertitude, qui prolongeront tes angoisses.

—Il me faudrait donc désirer ce que je crains horriblement, ce qui me bouleverse de rage rien que d'y songer! Toi, qu'en penses-tu?

—Je crois qu'ils ne sont point amants.

—Mais c'est impossible! L'enfant est libertin, audacieux, bouillant: et puis les moeurs de ces gens-là!

—Consuelo est un prodige en toutes choses. Tu n'es pas bien expérimenté encore, malgré tous tes succès auprès des femmes, cher Zustiniani, si tu ne vois pas dans tous les mouvements, dans toutes les paroles, dans tous les regards de cette fille, qu'elle est aussi pure que le cristal au sein du rocher.

—Tu me transportes de joie!

—Prends garde! c'est une folie, un préjugé! Si tu aimes Consuelo, il faut la marier demain, afin que dans huit jours son maître lui ait fait sentir le poids d'une chaîne, les tourments de la jalousie, l'ennui d'un surveillant fâcheux, injuste, et infidèle; car le bel Anzoleto sera tout cela. Je l'ai assez observé hier entre la Consuelo et la Clorinda, pour être à même de lui prophétiser ses torts et ses malheurs. Suis mon conseil, ami, et tu m'en remercieras bientôt. Le lien du mariage est facile à détendre, entre gens de cette condition; et tu sais que, chez ces femmes-là, l'amour est une fantaisie ardente qui ne s'exalte qu'avec les obstacles.

—Tu me désespères, répondit le comte, et pourtant je sens que tu as raison.»

Malheureusement pour les projets du comte Zustiniani, ce dialogue avait un auditeur sur lequel on ne comptait point et qui n'en perdait pas une syllabe. Après avoir quitté Consuelo, Anzoleto, repris de jalousie, était revenu rôder autour du palais de son protecteur, pour s'assurer qu'il ne machinait pas un de ces enlèvements si fort à la mode en ce temps-là, et dont l'impunité était à peu près garantie aux patriciens. Il ne put en entendre davantage; car la lune, qui commençait à monter obliquement au-dessus des combles du palais, vint dessiner, de plus en plus nette, son ombre sur le pavé, et les deux seigneurs, s'apercevant ainsi de la présence d'un homme sous le balcon, se retirèrent et fermèrent la croisée.

Anzoleto s'esquiva, et alla rêver en liberté à ce qu'il venait d'entendre. C'en était bien assez pour qu'il sût à quoi s'en tenir, et pour qu'il fit son profit des vertueux conseils de Barberigo à son ami. Il dormit à peine deux heures vers le matin, puis il courut à la Corte-Minelli. La porte était encore fermée au verrou, mais à travers les fentes de cette barrière mal close, il put voir Consuelo tout habillée, étendue sur son lit, endormie, avec la pâleur et l'immobilité de la mort. La fraîcheur de l'aube l'avait tirée de son évanouissement, et elle s'était jetée sur sa couche sans avoir la force de se déshabiller. Il resta quelques instants à la contempler avec une inquiétude pleine de remords. Mais bientôt s'impatientant et s'effrayant de ce sommeil léthargique, si contraire aux vigilantes habitudes de son amie, il élargit doucement avec son couteau une fente par laquelle il put passer la lame et faire glisser le verrou. Cela ne réussit pourtant pas sans quelque bruit; mais Consuelo, brisée de fatigue, n'en fut point éveillée. Il entra donc, referma la porte, et vint s'agenouiller à son chevet, où il resta jusqu'à ce qu'elle ouvrit les yeux. En le trouvant là, le premier mouvement de Consuelo fut un cri de joie; mais, retirant aussitôt ses bras qu'elle lui avait jetés au cou, elle se recula avec un mouvement d'effroi.

«Tu me crains donc à présent, et, au lieu de m'embrasser, tu veux me fuir! lui dit-il avec douleur. Ah! que je suis cruellement puni de ma faute! Pardonne-moi, Consuelo, et vois si tu dois te méfier de ton ami. Il y a une grande heure que je suis là à te regarder dormir. Oh! pardonne-moi, ma soeur; c'est la première et la dernière fois de ta vie que tu auras eu à blâmer et à repousser ton frère. Jamais plus je n'offenserai la sainteté de notre amour par des emportements coupables. Quitte-moi, chasse-moi, si je manque à mon serment. Tiens, ici, sur ta couche virginale, sur le lit de mort de ta pauvre mère, je te jure de te respecter comme je t'ai respectée jusqu'à ce jour, et de ne pas te demander un seul baiser, si tu l'exiges, tant que le prêtre ne nous aura pas bénis. Es-tu contente de moi, chère et sainte Consuelo?».

Consuelo ne répondit qu'en pressant la tête blonde du Vénitien sur son coeur et en l'arrosant de larmes. Cette effusion la soulagea; et bientôt après, retombant sur son dur petit oreiller: «Je t'avoue, lui dit-elle, que je suis anéantie; car je n'ai pu fermer l'oeil de toute la nuit. Nous nous étions si mal quittés!

—Dors, Consuelo, dors, mon cher ange, répondit Anzoleto; souviens-toi de cette, nuit où tu m'as permis de dormir sur ton lit, pendant que tu priais et que tu travaillais à cette petite table. C'est à mon tour de garder et de protéger ton repos. Dors encore, mon enfant; je vais feuilleter ta musique et la lire tout bas, pendant que tu sommeilleras une heure ou deux. Personne ne s'occupera de nous (si on s'en occupe aujourd'hui) avant le soir. Dors donc, et prouve-moi par cette confiance que tu me pardonnes et que tu crois en moi.»

Consuelo lui répondit par un sourire de béatitude. Il l'embrassa au front, et s'installa devant la petite table, tandis qu'elle goûtait un sommeil bienfaisant entremêlé des plus doux songes.

Anzoleto avait vécu trop longtemps dans un état de calme et d'innocence auprès de cette jeune fille, pour qu'il lui fût bien difficile, après un seul jour d'agitation, de reprendre son rôle accoutumé. C'était pour ainsi dire l'état normal de son âme que cette affection fraternelle. D'ailleurs ce qu'il avait entendu la nuit précédente, sous le balcon de Zustiniani, était de nature à fortifier ses résolutions: Merci, mes beaux seigneurs, se disait-il en lui-même; vous m'avez donné des leçons de morale à votre usage dont le petit drôle saura profiter ni plus ni moins qu'un roué de votre classe. Puisque la possession refroidit l'amour, puisque les droits du mariage amènent la satiété et le dégoût, nous saurons conserver pure cette flamme que vous croyez si facile à éteindre. Nous saurons nous abstenir et de la jalousie, et de l'infidélité, et môme des joies de l'amour. Illustre et profond Barberigo, vos prophéties portent conseil, et il fait bon d'aller à votre école!

En songeant ainsi, Anzoleto, vaincu à son tour par la fatigue d'une nuit presque blanche, s'assoupit de son côté, la tête dans ses mains et les coudes sur la table. Mais son sommeil fut léger; et, le soleil commençant à baisser, il se leva pour regarder si Consuelo dormait encore.

Les feux du couchant, pénétrant par la fenêtre, empourpraient d'un superbe reflet le vieux lit et la belle dormeuse. Elle s'était fait, de sa mantille de mousseline blanche, un rideau attaché aux pieds du crucifix de filigrane qui était cloué au mur au-dessus de sa tête. Ce voile léger retombait avec grâce sur son corps souple et admirable de proportions; et dans cette demi-teinte rose, affaissée comme une fleur aux approches du soir, les épaules inondées de ses beaux cheveux sombres sur sa peau blanche et mate, les mains jointes sur sa poitrine comme une sainte de marbre blanc sur son tombeau, elle était si chaste et si divine, qu'Anzoleto s'écria dans son coeur: Ah! comte Zustiniani! que ne peux-tu la voir en cet instant, et moi auprès d'elle, gardien jaloux et prudent d'un trésor que tu convoiteras en vain!

Au même instant un faible bruit se fit entendre au dehors; Anzoleto reconnut le clapotement de l'eau au pied de la masure où était située la chambre de Consuelo. Bien rarement les gondoles abordaient à cette pauvre Corte-Minelli; d'ailleurs un démon tenait en éveil les facultés divinatoires d'Anzoleto. Il grimpa sur une chaise, et atteignit à une petite lucarne percée près du plafond sur la face de la maison que baignait le canaletto. Il vit distinctement le comte Zustiniani sortir de sa barque et interroger les enfants demi-nus qui jouaient sur la rive. Il fut incertain s'il éveillerait son amie, ou s'il tiendrait la porte fermée. Mais pendant dix minutes que le comte perdit à demander et à chercher la mansarde de Consuelo, il eut le temps de se faire un sang-froid diabolique et d'aller entr'ouvrir la porte, afin qu'on pût entrer sans obstacle et sans bruit; puis il se remit devant la petite table, prit une plume, et feignit d'écrire des notes. Son coeur battait violemment; mais sa figure était calme et impénétrable.

Le comte entra en effet sur la pointe du pied, se faisant un plaisir curieux de surprendre sa protégée, et se réjouissant de ces apparences de misère qu'il jugeait être les meilleures conditions possibles pour favoriser son plan de corruption. Il apportait l'engagement de Consuelo déjà signé de lui, et ne pensait point qu'avec un tel passe-port il dût essuyer un accueil trop farouche. Mais au premier aspect de ce sanctuaire étrange, où une adorable fille dormait du sommeil des anges, sous l'oeil de son amant respectueux ou satisfait, le pauvre Zustiniani perdit contenance, s'embarrassa dans son manteau qu'il portait drapé sur l'épaule d'un air conquérant, et fit trois pas tout de travers entre le lit et la table sans savoir à qui s'adresser. Anzoleto était vengé de la scène de la veille à l'entrée de la gondole.

«Mon seigneur et maître! s'écria-t-il en se levant enfin comme surpris par une visite inattendue: je vais éveiller ma … fiancée.

—Non, lui répondit le comte, déjà remis de son trouble, et affectant de lui tourner le dos pour regarder Consuelo à son aise. Je suis trop heureux de la voir ainsi. Je te défends de l'éveiller.

—Oui, oui, regarde-la bien, pensait Anzoleto; c'est tout ce que je demandais.»

—Consuelo ne s'éveilla point; et le comte, baissant la voix, se composant une figure gracieuse et sereine, exprima son admiration sans contrainte.

«Tu avais raison, Zoto, dit-il d'un air aisé; Consuelo est la première chanteuse de l'Italie, et j'avais tort de douter qu'elle fût la plus belle femme de l'univers.

—Votre seigneurie la croyait affreuse, cependant! dit Anzoleto avec malice.

—Tu m'as sans doute accusé auprès d'elle de toutes mes grossièretés? Mais je me réserve de me les faire pardonner par une amende honorable si complète, que tu ne pourras plus me nuire en lui rappelant mes torts.

—Vous nuire, mon cher seigneur! Ah! comment le pourrais-je, quand même j'en aurais la pensée?»

Consuelo s'agita un peu.

«Laissons-la s'éveiller sans trop de surprise, dit le comte, et débarrasse-moi cette table pour que je puisse y poser et y relire l'acte de son engagement. Tiens, ajouta-t-il lorsque Anzoleto eut obéi à son ordre, tu peux jeter les yeux sur ce papier, en attendant qu'elle ouvre les siens.

—Un engagement avant l'épreuve des débuts! Mais c'est magnifique, ô mon noble patron! Et le début tout de suite? avant que l'engagement de la Corilla soit expiré?

—Ceci ne m'embarrasse point. Il y a un dédit de mille séquins avec la
Corilla: nous le paierons; la belle affaire!

—Mais si la Corilla suscite des cabales?

—Nous la ferons mettre aux plombs, si elle cabale.

—Vive Dieu! Rien ne gêne votre seigneurie.

—Oui, Zoto, répondit le comte d'un ton raide, nous sommes comme cela; ce que nous voulons, nous le voulons envers et contre tous.

—Et les conditions de l'engagement sont les mêmes que pour la Corilla? Pour une débutante sans nom, sans gloire, les mêmes conditions que pour une cantatrice illustre, adorée du public?

—La nouvelle cantatrice le sera davantage; et si les conditions de l'ancienne ne la satisfont pas, elle n'aura qu'un mot à dire pour qu'on double ses appointements. Tout dépend d'elle, ajouta-t-il en élevant un peu la voix, car il s'aperçut que la Consuelo s'éveillait: son sort est dans ses mains.»

Consuelo avait entendu tout ceci dans un demi-sommeil. Quand elle se fut frotté les yeux et assuré que ce n'était point un rêve, elle se glissa dans sa ruelle sans trop songer à l'étrangeté de sa situation, releva sa chevelure sans trop s'inquiéter de son désordre, s'enveloppa de sa mantille, et vint avec une confiance ingénue se mêler à la conversation.

«Seigneur comte, dit-elle, c'est trop de bontés; mais je n'aurai pas l'impertinence d'en profiter. Je ne veux pas signer cet engagement avant d'avoir essayé mes forces devant le public; ce ne serait point délicat de ma part. Je peux déplaire, je peux faire fiasco, être sifflée. Que je sois enrouée, troublée, ou bien laide ce jour-là, votre parole serait engagée, vous seriez trop fier pour la reprendre, et moi trop fière pour en abuser.

—Laide ce jour-là, Consuelo! s'écria le comte en la regardant avec des yeux enflammés; laide, vous? Tenez, regardez-vous comme vous voilà, ajouta-t-il en la prenant par la main et en la conduisant devant son miroir. Si vous êtes adorable dans ce costume, que serez-vous donc, couverte de pierreries et rayonnante de l'éclat du triomphe?»

L'impertinence du comte faisait presque grincer les dents à Anzoleto. Mais l'indifférence enjouée avec laquelle Consuelo recevait ses fadeurs le calma aussitôt.

«Monseigneur, dit-elle en repoussant le morceau de glace qu'il approchait de son visage, prenez garde de casser le reste de mon miroir; je n'en ai jamais eu d'autre, et j'y tiens parce qu'il ne m'a jamais abusée. Laide ou belle, je refuse vos prodigalités. Et puis je dois vous dire franchement que je ne débuterai pas, et que je ne m'engagerai pas, si mon fiancé que voilà n'est engagé aussi; car je ne veux ni d'un autre théâtre ni d'un autre public que le sien. Nous ne pouvons pas nous séparer, puisque nous devons nous marier.»

Cette brusque déclaration étourdit un peu le comte; mais il fut bientôt remis.

«Vous avez raison, Consuelo, répondit-il: aussi mon intention n'est-elle pas de jamais vous séparer. Zoto débutera en même temps que vous. Seulement nous ne pouvons pas nous dissimuler que son talent, bien que remarquable, est encore inférieur au vôtre….

—Je ne crois point cela, monseigneur, répliqua vivement Consuelo en rougissant, comme si elle eût reçu une offense personnelle.

—Je sais qu'il est votre élève, beaucoup plus que celui du professeur que je lui ai donné, répondit le comte en souriant. Ne vous en défendez pas, belle Consuelo En apprenant votre intimité, le Porpora s'est écrié: Je ne m'étonne plus de certaines qualités qu'il possède et que je ne pouvais pas concilier avec tant de défauts!

—Grand merci au signor professor! dit Anzoleto en riant du bout des lèvres.

—Il en reviendra, dit Consuelo gaiement. Le public d'ailleurs lui donnera un démenti, à ce bon et cher maître.

—Le bon et cher maître est le premier juge et le premier connaisseur de la terre en fait de chant, répliqua le comte. Anzoleto profitera encore de vos leçons, et il fera bien. Mais je répète que nous ne pouvons fixer les bases de son engagement, avant d'avoir apprécié le sentiment du public à son égard. Qu'il débute donc, et nous verrons à le satisfaire suivant la justice et notre bienveillance, sur laquelle il doit compter.

—Qu'il débute donc, et moi aussi, reprit Consuelo; nous sommes aux ordres de monsieur le comte. Mais pas de contrat, pas de signature avant l'épreuve, j'y suis déterminée….

—Vous n'êtes pas, satisfaite des conditions que je vous propose, Consuelo? Eh bien, dictez-les vous-même: tenez, voici la plume, rayez, ajoutez; ma signature est au bas.»

Consuelo prit la plume. Anzoleto pâlit; et le comte, qui l'observait, mordit de plaisir le bout de son rabat de dentelle qu'il tortillait entre ses doigts. Consuelo fit une grande X sur le contrat, et écrivit sur ce qui restait de blanc au-dessus de la signature du comte: «Anzoleto et Consuelo s'engageront conjointement aux conditions qu'il plaira à monsieur le comte Zustiniani de leur imposer après leurs débuts, qui auront lieu le mois prochain au théâtre de San-Samuel.» Elle signa rapidement et passa ensuite la plume à son amant.

«Signe sans regarder, lui dit-elle; tu ne peux faire moins pour prouver ta gratitude et ta confiance à ton bienfaiteur.»

Anzoleto avait lu d'un clin d'oeil avant de signer; lecture et signature furent l'affaire d'une demi-minute. Le comte lut par-dessus son épaule.

«Consuelo, dit-il, vous êtes une étrange fille, une admirable créature, en vérité! Venez dîner tous les deux avec moi,» dit-il en déchirant le contrat et en offrant sa main à Consuelo, qui accepta, mais en le priant d'aller l'attendre avec Anzoleto dans sa gondole, tandis qu'elle ferait un peu de toilette.

Décidément, se dit-elle dès qu'elle fut seule, j'aurai le moyen d'acheter une robe de noces. Elle mit sa robe d'indienne, rajusta ses cheveux, et bondit dans l'escalier en chantant à pleine voix une phrase éclatante de force et de fraîcheur. Le comte, par excès de courtoisie, avait voulu l'attendre avec Anzoleto sur l'escalier. Elle le croyait plus loin, et tomba presque dans ses bras. Mais, s'en dégageant avec prestesse, elle prit sa main et la porta à ses lèvres, à la manière du pays, avec le respect d'une inférieure qui ne veut point escalader les distances: puis, se retournant, elle se jeta au cou de son fiancé, et alla, toute joyeuse et toute folâtre, sauter dans la gondole, sans attendre l'escorte cérémonieuse du protecteur un peu mortifié.

XV.

Le comte, voyant que Consuelo était insensible à l'appât du gain, essaya de faire jouer les ressorts de la vanité, et lui offrit des bijoux et des parures: elle les refusa. D'abord Zustiniani s'imagina qu'elle comprenait ses intentions secrètes; mais bientôt il s'aperçut que c'était uniquement chez elle une sorte de rustique fierté, et qu'elle ne voulait pas recevoir de récompenses avant de les avoir méritées en travaillant à la prospérité de son théâtre. Cependant il lui fit accepter un habillement complet de satin blanc, en lui disant qu'elle ne pouvait pas décemment paraître dans son salon avec sa robe d'indienne, et qu'il exigeait que, par égard pour lui, elle quittât la livrée du peuple. Elle se soumit, et abandonna sa belle taille aux couturières à la mode, qui n'en tirèrent point mauvais parti et n'épargnèrent point l'étoffe. Ainsi transformée au bout de deux jours en femme élégante, forcée d'accepter aussi un rang de perles fines que le comte lui présenta comme le paiement de la soirée où elle avait chanté devant lui et ses amis, elle fut encore belle, sinon comme il convenait à son genre de beauté, mais comme il fallait qu'elle le devînt pour être comprise par les yeux vulgaires. Ce résultat ne fut pourtant jamais complètement obtenu. Au premier abord, Consuelo ne frappait et n'éblouissait personne. Elle fut toujours pâle, et ses habitudes studieuses et modestes ôtèrent à son regard cet éclat continuel qu'acquièrent les yeux des femmes dont l'unique pensée est de briller. Le fond de son caractère comme celui de sa physionomie était sérieux et réfléchi. On pouvait la regarder manger, parler de choses indifférentes, s'ennuyer poliment au milieu des banalités de la vie du monde, sans se douter qu'elle fût belle. Mais que le sourire d'un enjouement qui s'alliait aisément à cette sérénité de son âme vînt effleurer ses traits, on commençait à la trouver agréable. Et puis, qu'elle s'animât davantage, qu'elle s'intéressât vivement à l'action extérieure, qu'elle s'attendrît, qu'elle s'exaltât, qu'elle entrât dans la manifestation de son sentiment intérieur et dans l'exercice de sa force cachée, elle rayonnait de tous les feux du génie et de l'amour; c'était un autre rêve: on était ravi, passionné, anéanti à son gré, et sans qu'elle se rendît compte du mystère de sa puissance.

Aussi ce que le comte éprouvait pour elle l'étonnait et le tourmentait étrangement. Il y avait dans cet homme du monde des fibres d'artiste qui n'avaient pas encore vibré, et qu'elle faisait frémir de mouvements inconnus. Mais cette révélation ne pouvait pénétrer assez avant dans l'âme du patricien, pour qu'il comprît l'impuissance et la pauvreté des moyens de séduction qu'il voulait employer auprès d'une femme en tout différente de celle qu'il avait su corrompre.

Il prit patience, et résolut d'essayer sur elle les effets de l'émulation. Il la conduisit dans sa loge au théâtre, afin qu'elle vît les succès de la Corilla, et que l'ambition s'éveillât en elle. Mais le résultat de cette épreuve fut fort différent de ce qu'il en attendait. Consuelo sortit du théâtre froide, silencieuse, fatiguée et non émue de ce bruit et de ces applaudissements. La Corilla lui avait paru manquer d'un talent solide, d'une passion noble, d'une puissance de bon aloi. Elle se sentit compétente pour juger ce talent factice, forcé, et déjà ruiné dans sa source par une vie de désordre et d'égoïsme. Elle battit des mains d'un air impassible, prononça des paroles d'approbation mesurée, et dédaigna de jouer cette vaine comédie d'un généreux enthousiasme pour une rivale qu'elle ne pouvait ni craindre ni admirer. Un instant, le comte la crut tourmentée d'une secrète jalousie, sinon pour le talent, du moins pour le succès de la prima-donna.

«Ce succès n'est rien auprès de celui que vous remporterez, lui dit-il; qu'il vous serve seulement à pressentir les triomphes qui vous attendent, si vous êtes devant le public ce que vous avez été devant nous. J'espère que vous n'êtes pas effrayée de ce que vous voyez?

—Non, seigneur comte, répondit Consuelo en souriant: Ce public ne m'effraie pas, car je ne pense pas à lui; je pense au parti qu'on peut tirer de ce rôle que la Corilla remplit d'une manière brillante, mais où il reste à trouver d'autres effets qu'elle n'aperçoit point.

—Quoi! vous ne pensez pas au public?

—Non: je pense à la partition, aux intentions du compositeur, à l'esprit du rôle, à l'orchestre qui a ses qualités et ses défauts, les uns dont il faut tirer parti, les autres qu'il faut couvrir en se surpassant à de certains endroits. J'écoute les choeurs, qui ne sont pas toujours satisfaisants, et qui ont besoin d'une direction plus sévère; j'examine les passages où il faut donner tous ses moyens, par conséquent ceux auxquels il faudrait se ménager. Vous voyez, monsieur le comte, que j'ai à penser à beaucoup de choses avant de penser au public, qui ne sait rien de tout cela, et qui ne peut rien m'en apprendre.»

Cette sécurité de jugement et cette gravité d'examen surprirent tellement Zustiniani, qu'il n'osa plus lui adresser une seule question, et qu'il se demanda avec effroi quelle prise un galant comme lui pouvait avoir sur un esprit de cette trempe.

L'apparition des deux débutants fut préparée avec toutes les rubriques usitées en pareille occasion. Ce fut une source de différends et de discussions continuelles entre le comte et Porpora, entre Consuelo et son amant. Le vieux maître et sa forte élève blâmaient le charlatanisme des pompeuses annonces et de ces mille vilains petits moyens que nous avons si bien fait progresser en impertinence et en mauvaise foi. A Venise, en ce temps-là, les journaux ne jouaient pas un grand rôle dans de telles affaires. On ne travaillait pas aussi savamment la composition de l'auditoire; on ignorait les ressources profondes de la réclame, les hâbleries du bulletin biographique, et jusqu'aux puissantes machines appelées claqueurs. Il y avait de fortes brigues, d'ardentes cabales; mais tout cela s'élaborait dans les coteries, et s'opérait par là seule force d'un public engoué naïvement des uns, hostile sincèrement aux autres. L'art n'était pas toujours le mobile. De petites et de grandes passions, étrangères à l'art et au talent, venaient bien, comme aujourd'hui, batailler dans le temple. Mais on était moins habile à cacher ces causes de discorde, et à les mettre sur le compte d'un dilettantisme sévère. Enfin c'était le même fond aussi vulgairement humain, avec une surface moins compliquée par la civilisation.

Zustiniani menait ces sortes d'affaires en grand seigneur plus qu'en directeur de spectacle. Son ostentation était un moteur plus puissant que la cupidité des spéculateurs ordinaires. C'était dans les salons qu'il préparait son public, et chauffait les succès de ses représentations. Ses moyens n'étaient donc jamais bas ni lâches; mais il y portait la puérilité de son amour-propre, l'activité de ses passions galantes, et le commérage adroit de la bonne compagnie. Il allait donc démolissant pièce à pièce, avec assez d'art, l'édifice élevé naguère de ses propres mains à la gloire de Corilla. Tout le monde voyait bien qu'il voulait édifier une autre gloire; et comme on lui attribuait la possession complète de cette prétendue merveille qu'il voulait produire, la pauvre Consuelo ne se doutait pas encore des sentiments du comte pour elle, que déjà tout Venise disait que, dégoûté de la Corilla, il faisait débuter à sa place une nouvelle maîtresse. Plusieurs ajoutaient: «Grande mystification pour son public, et grand dommage pour son théâtre! car sa favorite est une petite chanteuse des rues qui ne sait rien, et ne possède rien qu'une belle voix et une figure passable.»

De là des cabales pour la Corilla, qui, de son côté, allait jouant le rôle de rivale sacrifiée, et invoquait son nombreux entourage d'adorateurs, afin qu'ils fissent, eux et leurs amis, justice des prétentions insolentes de la Zingarella (petite bohémienne). De là aussi des cabales en faveur de la Consuelo, de la part des femmes dont la Corilla avait détourné ou disputé les amants et les maris, ou bien de la part des maris qui souhaitaient qu'un certain groupe de Don Juan vénitiens se serrât autour de la débutante plutôt qu'autour de leurs femmes, ou bien encore de la part des amants rebutés ou trahis par la Corilla et qui désiraient de se voir vengés par le triomphe d'une autre.

Quant aux véritables dilettanti di musica, ils étaient également partagés entre le suffrage des maîtres sérieux, tels que le Porpora, Marcello, Jomelli, etc., qui annonçaient, avec le début d'une excellente musicienne, le retour des bonnes traditions et des bonnes partitions; et le dépit des compositeurs secondaires, dont la Corilla avait toujours préféré les oeuvres faciles, et qui se voyaient menacés dans sa personne. Les musiciens de l'orchestre, qu'on menaçait aussi de remettre à des partitions depuis longtemps négligées, et de faire travailler sérieusement; tout le personnel du théâtre, qui prévoyait les réformes résultant toujours d'un notable changement dans la composition de la troupe; enfin jusqu'aux machinistes des décorations, aux habilleuses des actrices et au perruquier des figurantes, tout était en rumeur au théâtre San-Samuel, pour ou contre le début; et il est vrai de dire qu'on s'en occupait beaucoup plus dans la république que des actes de la nouvelle administration du doge Pietro Grimaldi, lequel venait de succéder paisiblement à son prédécesseur le doge Luigi Pisani.

Consuelo s'affligeait et s'ennuyait profondément de ces lenteurs et de ces misères attachées à sa carrière naissante. Elle eût voulu débuter tout de suite, sans préparation autre que celle de ses propres moyens et de l'étude de la pièce nouvelle. Elle ne comprenait rien à ces mille intrigues qui lui semblaient plus dangereuses qu'utiles, et dont elle sentait bien qu'elle pouvait se passer. Mais le comte, qui voyait de plus près les secrets du métier, et qui voulait être envié et non bafoué dans son bonheur imaginaire auprès d'elle, n'épargnait rien pour lui faire des partisans. Il la faisait venir tous les jours chez lui, et la présentait à toutes les aristocraties de la ville et de la campagne. La modestie et la souffrance intérieure de Consuelo secondaient mal ses desseins; mais il la faisait chanter, et la victoire était brillante, décisive, incontestable.

Anzoleto était loin de partager la répugnance de son amie pour les moyens secondaires. Son succès à lui n'était pas à beaucoup près aussi assuré. D'abord le comte n'y portait pas la même ardeur; ensuite le ténor auquel il allait succéder était un talent de premier ordre, qu'il ne pouvait point se flatter de faire oublier aisément. Il est vrai que tous les soirs il chantait aussi chez le comte; que Consuelo, dans les duos, le faisait admirablement ressortir, et que, poussé et soutenu par l'entraînement magnétique de ce génie supérieur au sien, il s'élevait souvent à une grande hauteur. Il était donc fort applaudi et fort encouragé. Mais après la surprise que sa belle voix excitait à la première audition, après surtout que Consuelo s'était révélée, on sentait bien les imperfections du débutant, et il les sentait lui-même avec effroi. C'était le moment de travailler avec une fureur nouvelle; mais en vain Consuelo l'y exhortait et lui donnait rendez-vous chaque matin à la Corte-Minelli, où elle s'obstinait à demeurer, en dépit des prières du comte, qui voulait l'établir plus convenablement: Anzoleto se lançait dans tant de démarches, de visites, de sollicitations et d'intrigues, il se préoccupait de tant de soucis et d'anxiétés misérables, qu'il ne lui restait ni temps ni courage pour étudier.

Au milieu de ces perplexités, prévoyant que la plus forte opposition à son succès viendrait de la Corilla, sachant que le comte ne la voyait plus et ne s'occupait d'elle en aucune façon, il se résolut à l'aller voir afin de se la rendre favorable. Il avait ouï dire qu'elle prenait très gaiement et avec une ironie philosophique l'abandon et les vengeances de Zustiniani; qu'elle avait reçu de brillantes propositions de la part de l'Opéra italien de Paris, et qu'en attendant l'échec de sa rivale, sur lequel elle paraissait compter, elle riait à gorge déployée des illusions du comte et de son entourage. Il pensa qu'avec de la prudence et de la fausseté il désarmerait cette ennemie redoutable; et, s'étant paré et parfumé de son mieux, il pénétra dans ses appartements, un après-midi, à l'heure où l'habitude de la sieste rend les visites rares et les palais silencieux.

XVI.

Il trouva la Corilla seule, dans un boudoir exquis, assoupie encore sur sa chaise longue, et dans un déshabillé des plus galants, comme on disait alors; mais l'altération de ses traits au grand jour lui fit penser que sa sécurité n'était pas aussi profonde sur le chapitre de Consuelo, que voulaient bien le dire ses partisans fidèles. Néanmoins elle le reçut d'un air fort enjoué, et lui frappant la joue avec malice:

«Ah! ah! c'est toi, petit fourbe? lui dit-elle en faisant signe à sa suivante de sortir et de fermer la porte; viens-tu encore m'en conter, et te flattes-tu de me faire croire que tu n'es pas le plus traître des conteurs de fleurettes, et le plus intrigant des postulants à la gloire? Vous êtes un maître fat, mon bel ami, si vous avez cru me désespérer par votre abandon subit, après de si tendres déclarations; et vous avez été un maître sot de vous faire désirer: car je vous ai parfaitement oublié au bout de vingt-quatre heures d'attente.

—Vingt-quatre heures! c'est immense, répondit Anzoleto en baisant le bras lourd et puissant de la Corilla. Ob! si je le croyais, je serais bien orgueilleux; mais je sais bien que si je m'étais abusé au point de vous croire lorsque vous me disiez….

—Ce que je te disais, je te conseille de l'oublier aussi; et si tu étais venu me voir, tu aurais trouvé ma porte fermée. Mais qui te donne l'impudence de venir aujourd'hui?.

—N'est-il pas de bon goût de s'abstenir de prosternations devant ceux qui sont dans la faveur, et de venir apporter son coeur et son dévouement à ceux qui….

—Achève! à ceux qui sont dans la disgrâce? C'est bien généreux et très humain de ta part, mon illustre ami.» Et la Corilla se renversa sur son oreiller de satin noir, en poussant des éclats de rire aigus et tant soit peu forcés.

Quoique la prima-donna disgraciée ne fût pas de la première fraîcheur, que la clarté de midi ne lui fût pas très favorable, et que le dépit concentré de ces derniers temps eût un peu amolli les plans de son beau visage, florissant d'embonpoint, Anzoleto, qui n'avait jamais vu de si près en tête-à-tête une femme si parée et si renommée, se sentit émouvoir dans les régions de son âme où Consuelo n'avait pas voulu descendre, et d'où il avait banni volontairement sa pure image. Les hommes corrompus avant l'âge peuvent encore ressentir l'amitié pour une femme honnête et sans art; mais pour ranimer leurs passions, il faut les avances d'une coquette. Anzoleto conjura les railleries de la Corilla par les témoignages d'un amour qu'il s'était promis de feindre et qu'il commença à ressentir véritablement. Je dis amour, faute d'un mot plus convenable; mais c'est profaner un si beau nom que de l'appliquer à l'attrait qu'inspirent des femmes froidement provoquantes comme l'était la Corilla. Quand elle vit que le jeune ténor était ému tout de bon, elle s'adoucit, et le railla plus amicalement.

«Tu m'as plu tout un soir, je le confesse, dit-elle, mais au fond je ne t'estime pas. Je te sais ambitieux, par conséquent faux, et prêt à toutes les infidélités: je ne saurais me fier à toi. Tu fis le jaloux, une certaine nuit dans ma gondole; tu te posas comme un despote. Cela m'eût désennuyée des fades galanteries de nos patriciens; mais tu me trompais, lâche enfant! tu étais épris d'une autre, et tu n'as pas cessé de l'être, et tu vas épouser … qui!… Oh! je le sais fort bien, ma rivale, mon ennemie, la débutante, la nouvelle maîtresse de Zustiniani. Honte à nous deux, à nous trois, à nous quatre! ajouta-t-elle en s'animant malgré elle et en retirant sa main de celles d'Anzoleto.

—Cruelle, lui dit-il en s'efforçant de ressaisir cette main potelée, vous devriez comprendre ce qui s'est passé en moi lorsque je vous vis pour la première fois, et ne pas vous soucier de ce qui m'occupait avant ce moment terrible. Quant à ce qui s'est passé depuis, ne pouvez-vous le deviner, et avons-nous besoin d'y songer désormais?

—Je ne me paie pas de demi-mots et de réticences. Tu aimes toujours la zingarella tu l'épouses?

—Et si je l'aimais, comment se fait-il que je ne l'aie pas encore épousée?

—Parce que le comte s'y opposait peut-être. A présent, chacun sait qu'il le désire. On dit même qu'il a sujet d'en être impatient, et la petite encore plus.»

Le rouge monta à la figure d'Anzoleto en entendant ces outrages prodigués à l'être qu'il vénérait en lui-même au-dessus de tout.

—Ah! tu es outré de mes suppositions, répondit la Corilla, c'est bon; voilà ce que je voulais savoir. Tu l'aimes; et quand l'épouses-tu?

—Je ne l'épouse point du tout.

—Alors vous partagez? Tu es bien avant dans la faveur de monsieur le comte!

—Pour l'amour du ciel, madame, ne parlons ni du comte, ni de personne autre que de vous et de moi.

—Eh bien, soit, dit la Corilla. Aussi bien à cette heure, mon ex-amant et ta future épouse …»

Anzoleto était indigné. Il se leva pour sortir. Mais qu'allait-il faire? allumer de plus en plus la haine de cette femme, qu'il était venu calmer. Il resta indécis, horriblement humilié et malheureux du rôle qu'il s'était imposé.

La Corilla brûlait d'envie de le rendre infidèle; non qu'elle l'aimât, mais parce que c'était une manière de se venger de cette Consuelo qu'elle n'était pas certaine d'avoir outragée, avec justice.

«Tu vois bien, lui dit-elle en l'enchaînant au seuil de son boudoir, par un regard pénétrant, que j'ai raison de me méfier de toi: car en ce moment tu trompes quelqu'un ici. Est-ce elle ou moi?

—Ni l'une ni l'autre, s'écria-t-il en cherchant à se justifier à ses propres yeux; je ne suis point son amant, je ne le fus jamais. Je n'ai pas d'amour pour elle; car je ne suis pas jaloux du comte.

—En voici bien d'une autre! Ah! tu es jaloux au point de le nier, et tu viens ici pour te guérir ou te distraire? grand merci!

—Je ne suis point jaloux, je vous le répète; et pour vous prouver que ce n'est pas le dépit qui me fait parler, je vous dis que le comte n'est pas plus son amant que moi; qu'elle est honnête comme un enfant qu'elle est, et que le seul coupable envers vous, c'est le comte Zustiniani.

—Ainsi, je puis faire siffler la zingarella sans t'affliger? Tu seras dans ma loge et tu la siffleras, et en sortant de là tu seras mon unique amant. Accepte vite, ou je me rétracte.

—Hélas, madame, vous voulez donc m'empêcher de débuter? car vous savez bien que je dois débuter en même temps que la Consuelo? Si vous la faites siffler, moi qui chanterai avec elle, je tomberai donc, victime de votre courroux? Et qu'ai-je fait, malheureux que je suis, pour vous déplaire? Hélas! j'ai fait un rêve délicieux et funeste! je me suis imaginé tout un soir que vous preniez quelque intérêt à moi, et que je grandirais sous votre protection. Et voilà que je suis l'objet de votre mépris et de votre haine, moi qui vous ai aimée et respectée au point de vous fuir! Eh bien, madame, contentez votre aversion. Faites-moi tomber, perdez-moi, fermez-moi la carrière. Pourvu qu'ici en secret vous me disiez que je ne vous suis point odieux, j'accepterai les marques publiques de votre courroux.

—Serpent que tu es, s'écria la Corilla, où as-tu sucé le poison de la flatterie que ta langue et tes yeux distillent? Je donnerais beaucoup pour te connaître et te comprendre; mais je te crains, car tu es le plus aimable des amants ou le plus dangereux des ennemis.

—Moi, votre ennemi! Et comment oserais-je jamais me poser ainsi, quand même je ne serais pas subjugué par vos charmes? Est-ce que vous avez des ennemis, divine Corilla? Est-ce que vous pouvez en avoir à Venise, où l'on vous connaît et où vous avez toujours régné sans partage? Une querelle d'amour jette le comte dans un dépit douloureux. Il veut vous éloigner, il veut cesser de souffrir. Il rencontre sur son chemin une petite fille qui semble montrer quelques moyens et qui ne demande pas mieux que de débuter. Est-ce un crime de la part d'une pauvre enfant qui n'entend prononcer votre nom illustre qu'avec terreur, et qui ne le prononce elle-même qu'avec respect? Vous attribuez à cette pauvrette des prétentions insolentes qu'elle ne saurait avoir. Les efforts du comte pour la faire goûter à ses amis, l'obligeance de ces mêmes amis qui vont exagérant son mérite, l'amertume des vôtres qui répandent des calomnies pour vous aigrir et vous affliger, tandis qu'ils devraient rendre le calme à votre belle âme en vous montrant votre gloire inattaquable et votre rivale tremblante; voilà les causes de ces préventions que je découvre en vous, et dont je suis si étonné, si stupéfait, que je sais à peine comment m'y prendre pour les combattre.

—Tu ne le sais que trop bien, langue maudite, dit la Corilla en le regardant avec un attendrissement voluptueux, encore mêlé de défiance; j'écoute tes douces paroles, mais ma raison me dit encore de te redouter. Je gage que cette Consuelo est divinement belle, quoiqu'on m'ait dit le contraire, et qu'elle a du mérite dans un certain genre opposé au mien, puisque le Porpora, que je connais si sévère, le proclame hautement.

—Vous connaissez le Porpora? donc vous savez ses bizarreries, ses manies, on peut dire. Ennemi de toute originalité chez les autres et de toute innovation dans l'art du chant, qu'une petite élève soit bien attentive à ses radotages, bien soumise à ses pédantesques leçons, le voilà qui, pour une gamme vocalisée proprement, déclare que cela est préférable à toutes les merveilles que le public idolâtre. Depuis quand vous tourmentez-vous des lubies de ce vieux fou?

—Elle est donc sans talent?

—Elle a une belle voix, et chante honnêtement à l'église; mais elle ne doit rien savoir du théâtre, et quant à la puissance qu'il y faudrait déployer, elle est tellement paralysée par la peur, qu'il est fort à craindre qu'elle y perde le peu de moyens que le ciel lui a donnés.

—Elle a peur! On m'a dit qu'elle était au contraire d'une rare impudence.

—Oh! la pauvre fille! hélas, on lui en veut donc bien? Vous l'entendrez, divine Corilla, et vous serez émue d'une noble pitié, et vous l'encouragerez au lieu de la faire siffler, comme vous le disiez en raillant tout à l'heure.

—Ou tu me trompes, ou mes amis m'ont bien trompée sur son compte.

—Vos amis se sont laissé tromper eux-mêmes. Dans leur zèle indiscret, ils se sont effrayés de vous voir une rivale: effrayés d'un enfant! effrayés pour vous! Ah! que ces gens-là vous aiment mal, puisqu'ils vous connaissent si peu! Oh! si j'avais le bonheur d'être votre ami, je saurais mieux ce que vous êtes, et je ne vous ferais pas l'injure de m'effrayer pour vous d'une rivalité quelconque, fût-ce celle d'une Faustina ou d'une Molteni.

—Ne crois pas que j'aie été effrayée. Je ne suis ni jalouse ni méchante; et les succès d'autrui n'ayant jamais fait de tort aux miens, je ne m'en suis jamais affligée. Mais quand je crois qu'on veut me braver et me faire souffrir….

—Voulez-vous que j'amène la petite Consuelo à vos pieds? Si elle l'eût osé, elle serait venue déjà vous demander votre appui et vos conseils. Mais c'est un enfant si timide! Et puis, on vous a calomniée aussi auprès d'elle. A elle aussi on est venu dire que vous étiez cruelle, vindicative, et que vous comptiez la faire tomber.

—On lui a dit cela? En ce cas je comprends pourquoi tu es ici.

—Non, madame, vous ne le comprenez pas; car je ne l'ai pas cru un instant, je ne le croirai jamais. Oh! non, madame! vous ne me comprenez pas!»

En parlant ainsi, Anzoleto fit scintiller ses yeux noirs, et fléchit le genou devant la Corilla avec une expression de langueur et d'amour incomparable.

La Corilla n'était pas dépourvue de malice et de pénétration; mais, comme il arrive aux femmes excessivement éprises d'elles-mêmes, la vanité lui mettait souvent un épais bandeau sur les yeux, et la faisait tomber dans des pièges fort grossiers. D'ailleurs elle était d'humeur galante. Anzoleto était le plus beau garçon qu'elle eût jamais vu. Elle ne put résister à ses mielleuses paroles, et peu à peu, après avoir goûté avec lui le plaisir de la vengeance, elle s'attacha à lui par les plaisirs de la possession. Huit jours après cette première entrevue, elle en était folle, et menaçait à tout moment de trahir le secret de leur intimité par des jalousies et des emportements terribles. Anzoleto, épris d'elle aussi d'une certaine façon (sans que son coeur pût réussir à être infidèle à Consuelo), était fort effrayé du trop rapide et trop complet succès de son entreprise. Cependant il se flattait de la dominer assez longtemps pour en venir à ses fins, c'est-à-dire pour l'empêcher de nuire à ses débuts et au succès de Consuelo. Il déployait avec elle une grande habileté, et possédait l'art d'exprimer le mensonge avec un air de vérité diabolique. Il sut l'enchaîner, la persuader, et la réduire; il vint à bout de lui faire croire que ce qu'il aimait par-dessus tout dans une femme c'était la générosité, la douceur et la droiture; et il lui traça finement le rôle qu'elle avait à jouer devant le public avec Consuelo, si elle ne voulait être haïe et méprisée par lui-même. Il sut être sévère avec tendresse; et, masquant la menace sous la louange, il feignit de la prendre pour un ange de bonté. La pauvre Corilla avait joué tous les rôles dans son boudoir, excepté celui-là; et celui-là, elle l'avait toujours mal joué sur la scène. Elle s'y soumit pourtant, dans la crainte de perdre des voluptés dont elle n'était pas encore rassasiée, et que, sous divers prétextes, Anzoleto sut lui ménager et lui rendre désirables. Il lui fit croire que le comte était toujours épris d'elle, malgré son dépit, et secrètement jaloux en se vantant du contraire.

«S'il venait à découvrir le bonheur que je goûte près de toi, lui disait-il, c'en serait fait de mes débuts et peut-être de mon avenir: car je vois à son refroidissement, depuis le jour où tu as eu l'imprudence de trahir mon amour pour toi, qu'il me poursuivrait éternellement de sa haine s'il savait que je t'ai consolée.»

Cela était peu vraisemblable, au point où en étaient les choses; le comte eût été charmé de savoir Anzoleto infidèle à sa fiancée. Mais la vanité de Corilla aimait à se laisser abuser. Elle crut aussi n'avoir rien à craindre des sentiments d'Anzoleto pour la débutante. Lorsqu'il se justifiait sur ce point, et jurait par tous les dieux n'avoir été jamais que le frère de cette jeune fille, comme il disait matériellement la vérité, il y avait tant d'assurance dans ses dénégations que la jalousie de Corilla était vaincue. Enfin le grand jour approchait, et la cabale qu'elle avait préparée était anéantie. Pour son compte, elle travaillait désormais en sens contraire, persuadée que la timide et inexpérimentée Consuelo tomberait d'elle-même, et qu'Anzoleto lui saurait un gré infini de n'y avoir pas contribué. En outre, il avait déjà eu le talent de la brouiller avec ses plus fermes champions, en feignant d'être jaloux de leurs assiduités, et en la forçant à les éconduire un peu brusquement.

Tandis qu'il travaillait ainsi dans l'ombre à déjouer les espérances de la femme qu'il pressait chaque nuit dans ses bras, le rusé Vénitien jouait un autre rôle avec le comte et Consuelo. Il se vantait à eux d'avoir désarmé par d'adroites démarches, des visites intéressées, et des mensonges effrontés, la redoutable ennemie de leur triomphe. Le comte, frivole et un peu commère, s'amusait infiniment des contes de son protégé. Son amour-propre triomphait des regrets que celui-ci attribuait à la Corilla par rapport à leur rupture, et il poussait ce jeune homme à de lâches perfidies avec cette légèreté cruelle qu'on porte dans les relations du théâtre et la galanterie. Consuelo s'en étonnait et s'en affligeait:

«Tu ferais mieux, lui disait-elle, de travailler ta voie et d'étudier ton rôle. Tu crois avoir fait beaucoup en désarmant l'ennemi. Mais une note bien épurée, une inflexion bien sentie, feraient beaucoup plus sur le public impartial que le silence des envieux. C'est à ce public seul qu'il faudrait songer, et je vois avec chagrin que tu n'y songes nullement.

—Sois donc tranquille, chère Consuelita, lui répondait-il. Ton erreur est de croire à un public à la fois impartial et éclairé. Les gens qui s'y connaissent ne sont presque jamais de bonne foi, et ceux qui sont de bonne foi s'y connaissent si peu qu'il suffit d'un peu d'audace pour les éblouir et les entraîner.

XVII.

La jalousie d'Anzoleto à l'égard du comte s'était endormie au milieu des distractions que lui donnaient la soif du succès et les ardeurs de la Corilla. Heureusement Consuelo n'avait pas besoin d'un défenseur plus moral et plus vigilant. Préservée par sa propre innocence, elle échappait encore aux hardiesses de Zustiniani et le tenait à distance, précisément par le peu de souci qu'elle en prenait. Au bout de quinze jours, ce roué Vénitien avait reconnu qu'elle n'avait point encore les passions mondaines qui mènent à la corruption, et il n'épargnait rien pour les faire éclore. Mais comme, à cet égard même, il n'était pas plus avancé que le premier jour, il ne voulait point ruiner ses espérances par trop d'empressement. Si Anzoleto l'eût contrarié par sa surveillance, peut-être le dépit l'eût-il poussé à brusquer les choses; mais Anzoleto lui laissait le champ libre, Consuelo ne se méfiait de rien: tout ce qu'il avait à faire, c'était de se rendre agréable, en attendant qu'il devînt nécessaire. Il n'y avait donc sorte de prévenances délicates, de galanteries raffinées, dont il ne s'ingéniât pour plaire. Consuelo recevait toutes ces idolâtries en s'obstinant à les mettre sur le compte des moeurs élégantes et libérales du patriciat, du dilettantisme passionné et de la bonté naturelle de son protecteur. Elle éprouvait pour lui une amitié vraie, une sainte reconnaissance; et lui, heureux et inquiet de cet abandon d'une âme pure, commençait à s'effrayer du sentiment qu'il inspirerait lorsqu'il voudrait rompre enfin la glace.

Tandis qu'il se livrait avec crainte, et non sans douceur à un sentiment tout nouveau pour lui (se consolant un peu de ses mécomptes par l'opinion où tout Venise était de son triomphe), la Corilla sentait s'opérer en elle aussi une sorte de transformation. Elle aimait sinon avec noblesse, du moins avec ardeur; et son âme irritable et impérieuse pliait sous le joug de son jeune Adonis. C'était bien vraiment l'impudique Vénus éprise du chasseur superbe, et pour la première fois humble et craintive devant un mortel préféré. Elle se soumettait jusqu'à feindre des vertus qui n'étaient point en elle, et qu'elle n'affectait cependant point sans en ressentir une sorte d'attendrissement voluptueux et doux; tant il est vrai que l'idolâtrie qu'on se retire à soi-même, pour la reporter sur un autre être, élève et ennoblit par instants les âmes les moins susceptibles de grandeur et de dévouement.

L'émotion qu'elle éprouvait réagissait sur son talent, et l'on remarquait au théâtre qu'elle jouait avec plus de naturel et de sensibilité les rôles pathétiques. Mais comme son caractère et l'essence même de sa nature étaient pour ainsi dire brisés, comme il fallait une crise intérieure violente et pénible pour opérer cette métamorphose, sa force physique succombait dans la lutte; et chaque jour on s'apercevait avec surprise, les uns avec une joie maligne, les autres avec un effroi sérieux, de la perte de ses moyens. Sa voix s'éteignait à chaque instant. Les brillants caprices de son improvisation étaient trahis par une respiration courte et des intonations hasardées. Le déplaisir et la terreur qu'elle en ressentait achevaient de l'affaiblir; et, à la représentation qui précéda les débuts de Consuelo, elle chanta tellement faux et manqua tant de passages éclatants, que ses amis l'applaudirent faiblement et furent bientôt réduits au silence de la consternation par les murmures des opposants.

Enfin ce grand jour arriva, et la salle fut si remplie qu'on y pouvait à peine respirer. Corilla, vêtue de noir, pâle, émue, plus morte que vive, partagée entre la crainte de voir tomber son amant et celle de voir triompher sa rivale, alla s'asseoir au fond de sa petite loge obscure sur lé théâtre. Tout le ban et l'arrière-ban des aristocraties et des beautés de Venise vinrent étaler les fleurs et les pierreries en un triple hémicycle étincelant. Les hommes charmants encombraient les coulisses et, comme c'était alors l'usage, une partie du théâtre. La dogaresse se montra à l'avant-scène avec tous les grands dignitaires de la république. Le Porpora dirigea l'orchestre en personne, et le comte Zustiniani attendit à la porte de la loge de Consuelo qu'elle eût achevé sa toilette, tandis qu'Anzoleto, paré en guerrier antique avec toute la coquetterie bizarre de l'époque, s'évanouissait dans la coulisse et avalait un grand verre de vin de Chypre pour se remettre sur ses jambes.

L'opéra n'était ni d'un classique ni d'un novateur, ni d'un ancien sévère ni d'un moderne audacieux. C'était l'oeuvre inconnue d'un étranger. Pour échapper aux cabales que son propre nom, ou tout autre nom célèbre, n'eût pas manqué de soulever chez les compositeurs rivaux, le Porpora désirant, avant tout, le succès de son élève, avait proposé et mis à l'étude la partition d'Ipermnestre, début lyrique d'un jeune Allemand qui n'avait encore en Italie, et nulle part au monde, ni ennemis, ni séides, et qui s'appelait tout simplement monsieur Christophe Gluck.

Lorsque Anzoleto parut sur la scène, un murmure d'admiration courut dans toute la salle. Le ténor auquel il succédait, admirable chanteur, qui avait eu le tort d'attendre pour prendre sa retraite que l'âge eût exténué sa voix et enlaidi son visage, était peu regretté d'un public ingrat; et le beau sexe, qui écoute plus souvent avec les yeux qu'avec les oreilles, fut ravi de voir, à la place de ce gros homme bourgeonné, un garçon de vingt-quatre ans, frais comme une rose, blond comme Phébus, bâti comme si Phidias s'en fût mêlé, un vrai fils des lagunes: Bianco, crespo, é grassotto.

Il était trop ému pour bien chanter son premier air, mais sa voix magnifique, ses belles poses, quelques traits heureux et neufs suffirent pour lui conquérir l'engouement des femmes et des indigènes. Le débutant avait de grands moyens, de l'avenir: il fut applaudi à trois reprises et rappelé deux fois sur la scène après être rentré dans la coulisse, comme cela se pratique en Italie et à à Venise plus que partout ailleurs.

Ce succès lui rendit le courage; et lorsqu'il reparut avec Ipermnestre, il n'avait plus peur. Mais tout l'effet de cette scène était pour Consuelo: on ne voyait, on n'écoutait plus qu'elle. On se disait: «La voilà; oui, c'est elle! Qui? L'Espagnole? Oui, la débutante, l'amante del Zustiniani

Consuelo entra gravement et froidement. Elle fit des yeux le tour de son public, reçut les salves d'applaudissements de ses protecteurs avec une révérence sans humilité et sans coquetterie, et entonna son récitatif d'une voix si ferme, avec un accent si grandiose, et une sécurité si victorieuse, qu'à la première phrase des cris d'admiration partirent dé tous les points de la salle.

«Ah! le perfide s'est joué de moi,» s'écria la Corilla en lançant un regard terrible à Anzoleto, qui ne put s'empêcher en cet instant de lever les yeux vers elle avec un sourire mal déguisé.

Et elle se rejeta au fond de sa loge, en fondant en larmes.

Consuelo dit encore quelques phrases. On entendit la voix cassée du vieux Lotti qui disait dans son coin: «Amici miei, questo è un portento!»

Elle chanta son grand air de début, et fut interrompue dix fois; on cria bis! on la rappela sept fois sur la scène; il y eut des hurlements d'enthousiasme. Enfin la fureur du dilettantisme vénitien s'exhala dans toute sa fougue à la fois entraînante et ridicule.

«Qu'ont-ils donc à crier ainsi? dit Consuelo en rentrant dans la coulisse pour en être arrachée aussitôt par les vociférations du parterre: on dirait qu'ils veulent me lapider.»

De ce moment on ne s'occupa plus que très secondairement d'Anzoleto. On le traita bien, parce qu'on était en veine de satisfaction; mais la froideur indulgente avec laquelle on laissa passer les endroits défectueux de son chant, sans le consoler immodérément à ceux où il s'en releva, lui prouva que si sa figure plaisait aux femmes, la majorité expansive et bruyante, le public masculin faisait bon marché de lui et réservait ses tempêtes d'exaltation pour la prima-donna. Parmi tous ceux qui étaient venus avec des intentions hostiles, il n'y en eut pas un qui hasarda un murmure, et la vérité est qu'il n'y en eut pas trois qui résistèrent à l'entraînement et au besoin invincible d'applaudir la merveille du jour.

La partition eut le plus grand succès, quoiqu'elle ne fût point écoutée et que personne ne s'occupât de la musique en elle-même. C'était une musique tout italienne, gracieuse, modérément pathétique, et qui ne faisait point encore pressentir, dit-on, l'auteur d'Alceste et d'Orphée. Il n'y avait pas assez de beautés frappantes pour choquer l'auditoire. Dès le premier entr'acte, le maestro allemand fut rappelé devant le rideau avec le débutant, la débutante, voire la Clorinda qui, grâce à la protection de Consuelo, avait nasillé le second rôle d'une voix pâteuse et avec un accent commun, mais dont les beaux bras avaient désarmé tout le monde: la Rosalba, qu'elle remplaçait, était fort maigre.

Au dernier entracte, Anzoleto, qui surveillait Corilla à la dérobée et qui s'était aperçu de son agitation croissante, jugea prudent d'aller la trouver dans sa loge pour prévenir quelque explosion. Aussitôt qu'elle l'aperçut, elle se jeta sur lui comme une tigresse, et lui appliqua deux ou trois vigoureux soufflets, dont le dernier se termina d'une manière assez crochue pour faire couler quelques gouttes de sang et laisser une marque que le rouge et le blanc ne purent ensuite couvrir. Le ténor outragé mit ordre à ces emportements par un grand coup de poing dans la poitrine, qui fit tomber la cantatrice à demi pâmée dans les bras de sa soeur Rosalba.

«Infâme, traître, buggiardo! murmura-t-elle d'une voix étouffée; ta
Consuelo et toi ne périrez que de ma main.

—Si tu as le malheur de faire un pas, un geste, une inconvenance quelconque ce soir, je te poignarde à la face de Venise, répondit Anzoleto pâle et les dents serrées, en faisant briller devant ses yeux son couteau fidèle qu'il savait lancer avec toute la dextérité d'un homme des lagunes.

—Il le ferait comme il le dit, murmura la Rosalba épouvantée. Tais-toi; allons-nous-en, nous sommes ici en danger de mort.

—Oui, vous y êtes, ne l'oubliez pas,» répondit Anzoleto; et se retirant, il poussa la porte de la loge avec violence en les y enfermant à double tour.

Bien que cette scène tragi-comique se fût passée à la manière vénitienne dans un mezzo-voce mystérieux et rapide, en voyant le débutant traverser rapidement les coulisses pour regagner sa loge la joue cachée dans son mouchoir, on se douta de quelque mignonne bisbille; et le perruquier, qui fut appelé à rajuster les boucles de la coiffure du prince grec et à replâtrer sa cicatrice, raconta à toute la bande des choristes et des comparses, qu'une chatte amoureuse avait joué des griffes sur la face du héros. Ledit perruquier se connaissait à ces sortes de blessures, et n'était pas novice confident de pareilles aventures dé coulisse. L'anecdote fit le tour de la scène, sauta, je ne sais comment, par-dessus la rampe, et alla se promener de l'orchestre aux balcons, et de là dans les loges, d'où elle redescendit, un peu grossie en chemin, jusque dans les profondeurs du parterre. On ignorait encore les relations d'Anzoleto avec Corilla; mais quelques personnes l'avaient vu empressé en apparence auprès de la Clorinda, et le bruit général fut que la seconda-donna, jalouse de la prima-donna, venait de crever un oeil et de casser trois dents au plus beau des tenori.

Ce fut une désolation pour les uns (je devrais dire les unes), et un délicieux petit scandale pour la plupart. On se demandait si la représentation serait suspendue, si on verrait reparaître le vieux ténor Stefanini pour achever le rôle, un cahier à la main. La toile se releva, et tout fut oublié lorsqu'on vit revenir Consuelo aussi calme et aussi sublime qu'au commencement. Quoique son rôle ne fût pas extrêmement tragique, elle le rendit tel par la puissance de son jeu et l'expression de son chant. Elle fit verser des larmes; et quand le ténor reparut, sa mince égratignure n'excita qu'un sourire. Mais cet incident ridicule empêcha cependant son succès d'être aussi brillant qu'il eût pu l'être; et tous les honneurs de la soirée demeurèrent à Consuelo, qui fut encore rappelée et applaudie à la fin avec frénésie.

Après le spectacle on alla souper au palais Zustiniani, et Anzoleto oublia la Corilla qu'il avait enfermée dans sa loge, et qui fut forcée d'en sortir avec effraction. Dans le tumulte qui suit dans l'intérieur du théâtre une représentation aussi brillante, on ne s'aperçut guère de sa retraite. Mais le lendemain cette porte brisée vint coïncider avec le coup de griffe reçu par Anzoleto, et c'est ainsi qu'on fut sur la voie de l'intrigue qu'il avait jusque là cachée si soigneusement.

A peine était-il assis au somptueux banquet que donnait le comte en l'honneur de Consuelo, et tandis que tous les abbés de la littérature vénitienne débitaient à la triomphatrice les sonnets et madrigaux improvisés de la veille, un valet glissa sous l'assiette d'Anzoleto un petit billet de la Corilla, qu'il lut à la dérobée, et qui était ainsi conçu:

«Si tu ne viens me trouver à l'instant même, je vais te chercher et faire un éclat, fusses-tu au bout du monde, fusses-tu dans les bras de ta Consuelo, trois fois maudite.»

Anzoleto feignit d'être pris d'une quinte de toux, et sortit pour écrire cette réponse au crayon sur un bout de papier réglé arraché dans l'antichambre à un cahier de musique:

«Viens si tu veux; mon couteau est toujours prêt, et avec lui mon mépris et ma haine.»

Le despote savait bien qu'avec une nature comme celle à qui il avait affaire, la peur était le seul frein, la menace le seul expédient du moment. Mais, malgré lui, il fut sombre et distrait durant la fête; et lorsqu'on se leva de table, il s'esquiva pour courir chez la Corilla.

Il trouva cette malheureuse fille dans un état digne de pitié. Aux convulsions avaient succédé des torrents de larmes; elle était assise à sa fenêtre, échevelée, les yeux meurtris de sanglots; et sa robe, qu'elle avait déchirée de rage, tombait en lambeaux sur sa poitrine haletante. Elle renvoya sa soeur et sa femme de chambre; et, malgré elle, un éclair de joie ranima ses traits en se trouvant auprès de celui qu'elle avait craint de ne plus revoir. Mais Anzoleto la connaissait trop pour chercher à la consoler. Il savait bien qu'au premier témoignage de pitié ou de repentir, il verrait sa fureur se réveiller et abuser de la vengeance. Il prit le parti de persévérer dans son rôle de dureté inflexible; et bien qu'il fût touché de son désespoir, il l'accabla des plus cruels reproches, et lui déclara qu'il venait lui faire d'éternels adieux. Il l'amena à se jeter à ses pieds, à se traîner sur ses genoux jusqu'à la porte et à implorer son pardon dans l'angoisse d'une mortelle douleur. Quand il l'eut ainsi brisée et anéantie, il feignit de se laisser attendrir; et tout éperdu d'orgueil et de je ne sais quelle émotion fougueuse, en voyant cette femme si belle et si fière se rouler devant lui dans la poussière comme une Madeleine pénitente, il céda à ses transports et la plongea dans de nouvelles ivresses. Mais en se familiarisant avec cette lionne domptée, il n'oublia pas un instant que c'était une bête féroce, et garda jusqu'au bout l'attitude d'un maître offensé qui pardonne.

L'aube commençait à poindre lorsque cette femme, enivrée et avilie, appuyant son bras de marbre sur le balcon humide du froid matinal et ensevelissant sa face pâle sous ses longs cheveux noirs, se mit à se plaindre d'une voix douce et caressante des tortures que son amour lui faisait éprouver.

«Eh bien, oui, lui dit-elle, je suis jalouse, et si tu le veux absolument, je suis pis que cela, je suis envieuse. Je ne puis voir ma gloire de dix années éclipsée en un instant par une puissance nouvelle qui s'élève et devant laquelle une foule oublieuse et cruelle m'immole sans ménagement et sans regret. Quand tu auras connu les transports du triomphe et les humiliations de la décadence, tu ne seras plus si exigeant et si austère envers toi-même que tu l'es aujourd'hui envers moi. Je suis encore puissante, dis-tu; comblée de vanités, de succès, de richesses, et d'espérances superbes, je vais voir de nouvelles contrées, subjuguer de nouveaux amants, charmer un peuple nouveau. Quand tout cela serait vrai, crois-tu que quelque chose au monde puisse me consoler d'avoir été abandonnée de tous mes amis, chassée de mon trône, et d'y voir monter devant moi une autre idole? Et cette honte, la première de ma vie, la seule dans toute ma carrière, elle m'est infligée sous tes yeux; que dis-je! elle m'est infligée par toi; elle est l'ouvrage de mon amant, du premier homme que j'aie aimé lâchement, éperdument! Tu dis encore que je suis fausse et méchante, que j'ai affecté devant toi une grandeur hypocrite, une générosité menteuse; c'est toi qui l'as voulu ainsi, Anzoleto. J'étais offensée, tu m'as prescrit de paraître tranquille, et je me suis tenue tranquille; j'étais méfiante, tu m'as commandé de te croire sincère, et j'ai cru en toi; j'avais la rage et la mort dans l'âme, tu m'as dit de sourire, et j'ai souri; j'étais furieuse et désespérée, tu m'as ordonné de garder le silence, et je me suis tue. Que pouvais-je faire de plus que de m'imposer un caractère qui n'était pas le mien, et de me parer d'un courage qui m'est impossible? Et quand ce courage m'abandonne, quand ce supplice devient intolérable, quand je deviens folle et que mes tortures devraient briser ton coeur, tu me foules aux pieds, et tu veux m'abandonner mourante dans la fange où tu m'as plongée! Anzoleto, vous avez un coeur de bronze, et moi je suis aussi peu de chose que le sable des grèves qui se laisse tourmenter et emporter par le flot rongeur. Ah! gronde-moi, frappe-moi, outrage-moi, puisque c'est le besoin de ta force; mais plains-moi du moins au fond de ton âme; et à la mauvaise opinion que tu as de moi, juge de l'immensité de mon amour, puisque je souffre tout cela et demande à le souffrir encore.

«Mais écoute, mon ami, lui dit-elle avec plus de douceur et en l'enlaçant dans ses bras: ce que tu m'as fait souffrir n'est rien auprès de ce que j'éprouve en songeant à ton avenir et à ton propre bonheur. Tu es perdu, Anzoleto, cher Anzoleto! perdu sans retour. Tu ne le sais pas, tu ne t'en doutes pas, et moi je le vois, et je me dis: «Si du moins j'avais été sacrifiée à son ambition si ma chute servait à édifier son triomphe! Mais non! elle n'a servi qu'à sa perte, et je suis l'instrument d'une rivale qui met son pied sur nos deux têtes.»

—Que veux-tu dire, insensée? reprit Anzoleto; je ne te comprends pas.

—Tu devrais me comprendre pourtant! tu devrais comprendre du moins ce qui s'est passé ce soir. Tu n'as donc pas vu la froideur du public succéder à l'enthousiasme que ton premier air avait excité, après qu'elle a eu chanté, hélas! comme elle chantera toujours, mieux que moi, mieux que tout le monde, et faut-il te le dire? mieux que toi, mille fois, mon cher Anzoleto. Ah! tu ne vois pas que cette femme t'écrasera, et que déjà elle t'a écrasé en naissant? Tu ne vois pas que ta beauté est éclipsée par sa laideur; car elle est laide, je le soutiens; mais je sais aussi que les laides qui plaisent allument de plus furieuses passions et de plus violents engouements chez les hommes que les plus parfaites beautés de la terre. Tu ne vois pas qu'on l'idolâtre et que partout où tu seras auprès d'elle, tu seras effacé et passeras inaperçu? Tu ne sais pas que pour se développer et pour prendre son essor, le talent du théâtre a besoin de louanges et de succès, comme l'enfant qui vient au monde a besoin d'air pour vivre et pour grandir; que la moindre rivalité absorbe une partie de la vie que l'artiste aspire, et qu'une rivalité redoutable, c'est le vide qui se fait autour de nous, c'est la mort qui pénètre dans notre âme! Tu le vois bien par mon triste exemple: la seule appréhension de cette rivale que je ne connaissais pas, et que tu voulais m'empêcher de craindre, a suffi pour me paralyser depuis un mois; et plus j'approchais du jour de son triomphe, plus ma voix s'éteignait, plus je me sentais dépérir. Et je croyais à peine à ce triomphe possible! Que sera-ce donc maintenant que je l'ai vu certain, éclatant, inattaquable? Sais-tu bien que je ne peux plus reparaître à Venise, et peut-être en Italie sur aucun théâtre, parce que je serais démoralisée, tremblante, frappée d'impuissance? Et qui sait où ce souvenir ne m'atteindra pas, où le nom et la présence de cette rivale victorieuse ne viendront pas me poursuivre et me mettre en fuite? Ah! moi, je suis perdue; mais tu l'es aussi, Anzoleto. Tu es mort avant d'avoir vécu; et si j'étais aussi méchante que tu le dis, je m'en réjouirais, je te pousserais à ta perte, et je serais vengée; au lieu que je te le dis avec désespoir: si tu reparais une seule fois auprès d'elle à Venise, tu n'as plus d'avenir à Venise; si tu la suis dans ses voyages, la honte et le néant voyageront avec toi. Si, vivant de ses recettes, partageant son opulence, et t'abritant sous sa renommée, tu traînes à ses côtés une existence pâle et misérable, sais-tu quel sera ton titre auprès du public? Quel est, dira-t-on en te voyant, ce beau jeune homme qu'on aperçoit derrière elle? Rien, répondra-t-on; moins que rien: c'est le mari ou l'amant de la divine cantatrice.»

Anzoleto devint sombre comme les nuées orageuses qui montaient à l'orient du ciel.

«Tu es une folle, chère Corilla, répondit-il; la Consuelo n'est pas aussi redoutable pour toi que tu te l'es représentée aujourd'hui dans ton imagination malade. Quant à moi, je te l'ai dit, je ne suis pas son amant, je ne serai sûrement jamais son mari, et je ne vivrai pas comme un oiseau chétif sous l'ombre de ses larges ailes. Laisse-la prendre son vol. Il y a dans le ciel de l'air et de l'espace pour tous ceux qu'un essor puissant enlève de terre. Tiens, regarde ce passereau; ne vole-t-il pas aussi bien sur le canal que le plus lourd goëland sur la mer? Allons! trêve à ces rêveries! le jour me chasse de tes bras. A demain. Si tu veux que je revienne, reprends cette douceur et cette patience qui m'avaient charmé, et qui vont mieux à ta beauté que les cris et les emportements de la jalousie.»

Anzoleto, absorbé pourtant dans de noires pensées, se retira chez lui, et ce ne fut que couché et prêt à s'endormir, qu'il se demanda qui avait dû accompagner Consuelo au sortir du palais Zustiniani pour la ramener chez elle. C'était un soin qu'il n'avait jamais laissé prendre à personne.

«Après tout, se dit-il en donnant de grands coups de poing à son oreiller pour l'arranger sous sa tête, si la destinée veut que le comte en vienne à ses fins, autant vaut pour moi que cela arrive plus tôt que plus tard!»

XVIII.

Lorsque Anzoleto s'éveilla, il sentit se réveiller aussi la jalousie que lui avait inspirée le comte Zustiniani. Mille sentiments contraires se partageaient son âme. D'abord cette autre jalousie que la Corilla avait éveillée en lui pour le génie et le succès de Consuelo. Celle-là s'enfonçait plus avant dans son sein, à mesure qu'il comparait le triomphe de sa fiancée à ce que, dans son ambition trompée, il appelait sa propre chute. Ensuite l'humiliation d'être supplanté peut-être dans la réalité, comme il l'était déjà dans l'opinion, auprès de cette femme désormais célèbre et toute-puissante dont il était si flatté la veille d'être l'unique et souverain amour. Ces deux jalousies se disputaient dans sa pensée, et il ne savait à laquelle se livrer pour éteindre l'autre. Il avait à choisir entre deux partis: ou d'éloigner Consuelo du comte et de Venise, et de chercher avec elle fortune ailleurs, ou de l'abandonner à son rival, et d'aller au loin tenter seul les chances d'un succès qu'elle ne viendrait plus contre-balancer. Dans cette incertitude de plus en plus poignante, au lieu d'aller reprendre du calme auprès de sa véritable amie, il se lança de nouveau dans l'orage en retournant chez la Corilla. Elle attisa le feu en lui démontrant, avec plus de force que la veille, tout le désavantage de sa position.

«Nul n'est prophète en son pays, lui dit-elle; et c'est déjà un mauvais milieu pour toi que la ville où tu es né, où l'on t'a vu courir en haillons sur la place publique, où chacun peut se dire (et Dieu sait que les nobles aiment à se vanter de leurs bienfaits, même imaginaires, envers les artistes): «C'est moi qui l'ai protégé; je me suis aperçu le premier de son talent; c'est moi qui l'ai recommandé à celui-ci, c'est moi qui l'ai préféré à celui-là.» Tu as beaucoup trop vécu ici au grand air, mon pauvre Anzolo; ta charmante figure avait frappé tous les passants avant qu'on sût qu'il y avait en toi de l'avenir. Le moyen d'éblouir des gens qui t'ont vu ramer sur leur gondole, pour gagner quelques sous, en leur chantant les strophes du Tasse, ou faire leurs commissions pour avoir de quoi souper! Consuelo, laide et menant une vie retirée, est ici une merveille étrangère. Elle est Espagnole d'ailleurs, elle n'a pas l'accent vénitien. Sa prononciation belle, quoiqu'un peu singulière, leur plairait encore, quand même elle serait détestable: c'est quelque chose dont leurs oreilles ne sont pas rebattues. Ta beauté a été pour les trois quarts dans le petit succès que tu as eu au premier acte. Au dernier on y était déjà habitué.

—Dites aussi que la belle cicatrice que vous m'avez faite au-dessous de l'oeil, et que je ne devrais vous pardonner de ma vie, n'a pas peu contribué à m'enlever ce dernier, ce frivole avantage.

—Sérieux au contraire aux yeux des femmes, mais frivole à ceux des hommes. Avec les unes, tu régneras dans les salons; sans les autres, tu succomberas au théâtre. Et comment veux-tu les occuper, quand c'est une femme qui te les dispute? une femme qui subjugue non-seulement les dilettanti sérieux, mais qui enivre encore, par sa grâce et le prestige de son sexe, tous les hommes qui ne sont point connaisseurs en musique! Ah! que pour lutter avec moi, il a fallu de talent et de science à Stefanini, à Saverio, et à tous ceux qui ont paru avec moi sur la scène!

—A ce compte, chère Corilla, je courrais autant de risques en me montrant auprès de toi, que j'en cours auprès de la Consuelo. Si j'avais eu la fantaisie de te suivre en France, tu me donnerais là un bon avertissement.»

Ces mots échappés à Anzoleto furent un trait de lumière pour la Corilla. Elle vit qu'elle avait frappé plus juste qu'elle ne s'en flattait encore; car la pensée de quitter Venise s'était déjà formulée dans l'esprit de son amant. Dès qu'elle conçut l'espoir de l'entraîner avec elle, elle n'épargna rien pour lui faire goûter ce projet. Elle s'abaissa elle-même tant qu'elle put, et elle se mit au-dessous de sa rivale avec une modestie sans bornes. Elle se résigna même à dire qu'elle n'était ni assez grande cantatrice, ni assez belle pour allumer des passions dans le public. Et comme tout cela était plus vrai qu'elle ne le pensait en le disant, comme Anzoleto s'en apercevait de reste, et ne s'était jamais abusé sur l'immense supériorité de Consuelo, elle n'eut pas de peine à le lui persuader. Leur association et leur fuite furent donc à peu près résolues dans cette séance; et Anzoleto y songeait sérieusement, bien qu'il se gardât toujours une porte de derrière pour échapper à cet engagement dans l'occasion.

Corilla, voyant qu'il lui restait un fond d'incertitude, l'engagea fortement à continuer ses débuts, le flattant de l'espérance d'un meilleur sort pour les autres représentations; mais bien certaine, au fond, que ces épreuves malheureuses le dégoûteraient complètement et de Venise et de Consuelo.

En sortant de chez sa maîtresse, il se rendit chez son amie. Un invincible besoin de la revoir l'y poussait impérieusement. C'était la première fois qu'il avait fini et commencé une journée sans recevoir son chaste baiser au front. Mais comme, après ce qui venait de se passer avec la Corilla, il eût rougi de sa versatilité, il essaya de se persuader qu'il allait chercher auprès d'elle la certitude de son infidélité, et le désabusement complet de son amour. Sans nul doute, se disait-il, le comte aura profité de l'occasion et du dépit causé par mon absence, et il est impossible qu'un libertin tel que lui se soit trouvé avec elle la nuit en tête-à-tête, sans que la pauvrette ait succombé. Cette idée lui faisait pourtant venir une sueur froide au visage; s'il s'y arrêtait, la certitude du remords et du désespoir de Consuelo brisait son âme, et il hâtait le pas, s'imaginant la trouver, noyée de larmes. Et puis une voix intérieure, plus forte que toutes les autres, lui disait qu'une chute aussi prompte et aussi honteuse était impossible à un être aussi pur et aussi noble; et il ralentissait sa marche en songeant à lui-même, à l'odieux de sa conduite, à l'égoïsme de son ambition, aux mensonges et aux reproches dont il avait rempli sa vie et sa conscience.

Il trouva Consuelo dans sa robe noire, devant sa table, aussi sereine et aussi sainte dans son attitude et dans son regard qu'il l'avait toujours vue. Elle courut à lui avec la même effusion qu'à l'ordinaire, et l'interrogea avec inquiétude, mais sans reproche et sans méfiance, sur l'emploi de ce temps passé loin d'elle.

«J'ai été souffrant, lui répondit-il avec l'abattement profond que lui causait son humiliation intérieure. Ce coup que je me suis donné à la tête contre un décor, et dont je t'ai montré la marque en te disant que ce n'était rien, m'a pourtant causé un si fort ébranlement au cerveau qu'il m'a fallu quitter le palais Zustiniani dans la crainte de m'y évanouir, et que j'ai eu besoin de garder le lit toute la matinée.

—O mon Dieu! dit Consuelo en baisant la cicatrice faite par sa rivale; tu as souffert, et tu souffres encore?

—Non, ce repos m'a fait du bien. N'y songe plus, et dis-moi comment tu as fait pour revenir toute seule cette nuit?

—Toute seule? Oh! non, le comte m'a ramenée dans sa gondole.

—Ah! j'en étais sûr! s'écria Anzoleto avec un accent étrange. Et sans doute … il t'a dit de bien belles choses dans ce tête-à-tête?

—Qu'eût-il pu me dire qu'il ne m'ait dit cent fois devant tout le monde? Il me gâte, et me donnerait de la vanité si je n'étais en garde contre cette maladie. D'ailleurs, nous n'étions pas tête-à-tête; mon bon maître a voulu m'accompagner aussi. Oh! l'excellent ami!

—Quel maître? que excellent ami? dit Anzoleto rassuré et déjà préoccupé.

—Eh! le Porpora! A quoi songes-tu donc?

—Je songe, chère Consuelo, à ton triomphe d'hier soir; et toi, y songes-tu?

—Moins qu'au tien, je te jure!

—Le mien! Ah! ne me raille pas, ma belle amie; le mien a été si pâle qu'il ressemblait beaucoup à une chute.»

Consuelo pâlit de surprise. Elle n'avait pas eu, malgré sa fermeté remarquable, tout le sang-froid nécessaire pour apprécier la différence des applaudissements qu'elle et son amant avaient recueillis. II y a dans ces sortes d'ovations un trouble auquel l'artiste le plus sage ne peut se dérober, et qui fait souvent illusion à quelques-uns, au point de leur faire prendre l'appui d'une cabale pour la clameur d'un succès. Mais au lieu de s'exagérer l'amour de son public, Consuelo, presque effrayée d'un bruit si terrible, avait eu peine à le comprendre, et n'avait pas constaté la préférence qu'on lui avait donnée sur Anzoleto. Elle le gronda naïvement de son exigence envers la fortune; et voyant qu'elle ne pouvait ni le persuader ni vaincre sa tristesse, elle lui reprocha doucement d'être trop amoureux de la gloire, et d'attacher trop de prix à la faveur du monde.

«Je te l'ai toujours prédit, lui dit-elle, tu préfères les résultats de l'art à l'art lui-même. Quand on a fait de son mieux, quand on sent qu'on a fait bien, il me semble qu'un peu plus ou un peu moins d'approbation n'ôte ni n'ajoute rien au contentement intérieur. Souviens-toi de ce que me disait le Porpora la première fois que j'ai chanté au palais Zustiniani: Quiconque se sent pénétré d'un amour vrai pour son art ne peut rien craindre …

—Ton Porpora et toi, interrompit Anzoleto avec humeur, pouvez bien vous nourrir de ces belles maximes. Rien n'est si aisé que de philosopher sur les maux de la vie quand on n'en connaît que les biens. Le Porpora, quoique pauvre et contesté, a un nom illustre. Il a cueilli assez de lauriers pour que sa vieille tête puisse blanchir en paix sous leur ombre. Toi qui te sens invincible, tu es inaccessible à la peur. Tu t'élèves du premier bond au sommet de l'échelle, et tu reproches à ceux qui n'ont pas de jambes d'avoir le vertige. C'est peu charitable, Consuelo, et souverainement injuste. Et puis ton argument ne m'est pas applicable: tu dis que l'on doit mépriser l'assentiment du public quand on a le sien propre; mais si je ne l'ai pas, ce témoignage intérieur d'avoir bien fait? Et ne vois-tu pas que je suis horriblement mécontent de moi-même? N'as-tu pas vu que j'étais détestable? N'as-tu pas entendu que j'ai chanté pitoyablement?

—Non, car cela n'est pas. Tu n'as été ni au-dessus ni au-dessous de toi-même. L'émotion que tu éprouvais n'a presque rien ôté à tes moyens. Elle s'est vite dissipée d'ailleurs, et les choses que tu sais bien, tu les a bien rendues.

—Et celles que je ne sais pas?» dit Anzoleto en fixant sur elle ses grands yeux noirs creusés par la fatigue et le chagrin.

Elle soupira et garda un instant le silence, puis elle lui dit en l'embrassant:

«Celles que tu ne sais pas, il faut les apprendre. Si tu avais voulu étudier sérieusement pendant les répétitions … Te l'ai-je dit? Mais ce n'est pas le moment de faire des reproches, c'est le moment au contraire de tout réparer. Voyons, prenons seulement deux heures par jour, et tu verras que nous triompherons vite de ce qui t'arrête.

—Sera-ce donc l'affaire d'un jour?

—Ce sera l'affaire de quelques mois tout au plus.

—Et cependant je joue demain! je continue à débuter devant un public qui me juge sur mes défauts beaucoup plus que sur mes qualités.

—Mais qui s'apercevra bien de tes progrès.

—Qui sait? S'il me prend en aversion!

—Il t'a prouvé le contraire.

—Oui! tu trouves qu'il a été indulgent pour moi?

—Eh bien, oui, il l'a été, mon ami. Là où tu as été faible, il a été bienveillant; là où tu as été fort, il t'a rendu justice.

—Mais, en attendant, on va me faire en conséquence un engagement misérable.

—Le comte est magnifique en tout et n'épargne pas l'argent. D'ailleurs ne m'en offre-t-il pas plus qu'il ne nous en faut pour vivre tous deux dans l'opulence?

—C'est cela! je vivrais de ton succès!

—J'ai bien assez longtemps vécu de ta faveur.

—Ce n'est pas de l'argent qu'il s'agit. Qu'il m'engage à peu de frais, peu importe; mais il m'engagera pour les seconds ou les troisièmes rôles.

—Il n'a pas d'autre primo-uomo sous la main. Il y a longtemps qu'il compte sur toi et ne songe qu'à toi. D'ailleurs il est tout porté pour toi. Tu disais qu'il serait contraire à notre mariage! Loin de là, il semble le désirer, et me demande souvent quand je l'inviterai à ma noce.

—Ah! vraiment? C'est fort bien! Grand merci, monsieur le comte!

—Que veux-tu dire?

—Rien. Seulement, Consuelo, tu as eu grand tort de ne pas m'empêcher de débuter jusqu'à ce que mes défauts que tu connaissais si bien, se fussent corrigés dans de meilleures études. Car tu les connais, mes défauts, je le répète.

—Ai-je manqué de franchise? ne t'ai-je pas averti souvent? Mais tu m'as toujours dit que le public ne s'y connaissait pas; et quand j'ai su quel succès tu avais remporté chez le comte la première fois que tu as chanté dans son salon, j'ai pensé que …

—Que les gens du monde ne s'y connaissaient pas plus que le public vulgaire?

—J'ai pensé que tes qualités frapperaient plus que tes défauts; et il en a été ainsi, ce me semble, pour les uns comme pour l'autre.

—Au fait, pensa Anzoleto, elle dit vrai, et si je pouvais reculer mes débuts…. Mais c'est courir le risque de voir appeler à ma place un ténor qui ne me la céderait plus. Voyons! dit-il après avoir fait plusieurs tours dans la chambre, quels sont donc mes défauts?

—Ceux que je t'ai dits souvent, trop de hardiesse et pas assez de préparation; une énergie plus fiévreuse que sentie; des effets dramatiques qui sont l'ouvrage de la volonté plus que ceux de l'attendrissement. Tu ne t'es pas pénétré de l'ensemble de ton rôle. Tu l'as appris par fragments. Tu n'y as vu qu'une succession de morceaux plus ou moins brillants. Tu n'en as saisi ni la gradation, ni le développement, ni le résumé. Pressé de montrer ta belle voix et l'habileté que tu as à certains égards, tu as donné ton dernier mot presque en entrant en scène. À la moindre occasion, tu as cherché un effet, et tous tes effets ont été semblables. À la fin du premier acte, on te connaissait, on te savait par coeur; mais on ne savait pas que c'était tout, et on attendait quelque chose de prodigieux pour la fin. Ce quelque chose n'était pas en toi. Ton émotion était épuisée, et ta voix n'avait plus la même fraîcheur. Tu l'as senti, tu as forcé l'une et l'autre; on l'a senti aussi, et l'on est resté froid, à ta grande surprise, au moment où tu te croyais le plus pathétique. C'est qu'à ce moment-là on ne voyait pas l'artiste inspiré par la passion, mais l'acteur aux prises avec le succès.

—Et comment donc font les autres? s'écria Anzoleto en frappant du pied.
Est-ce que je ne les ai pas entendus, tous ceux qu'on a applaudis à
Venise depuis dix ans? Est-ce que le vieux Stefanini ne criait pas quand
la voix lui manquait? Et cependant on l'applaudissait avec rage.

—II est vrai, et je n'ai pas compris que le public pût s'y tromper. Sans doute on se souvenait du temps où il y avait eu en lui plus de puissance, et on ne voulait pas lui faire sentir le malheur de son âge.

—Et la Corilla, voyons, cette idole que tu renverses, est-ce qu'elle ne forçait pas les situations? Est-ce-qu'elle ne faisait pas des efforts pénibles à voir et à entendre? Est-ce qu'elle était passionnée tout de bon, quand on la portait aux nues?

—C'est parce que j'ai trouvé ses moyens factices, ses effets détestables, son jeu comme son chant dépourvus de goût et de grandeur, que je me suis présentée si tranquillement sur la scène, persuadée comme toi que le public ne s'y connaissait pas beaucoup.

—Ah! dit Anzoleto avec un profond soupir, tu mets le doigt sur ma plaie, pauvre Consuelo!

—Comment cela, mon bien-aimé?

—Comment cela? tu me le demandes? Nous nous étions trompés, Consuelo. Le public s'y connaît. Son coeur lui apprend ce que son ignorance lui voile. C'est un grand enfant qui a besoin d'amusement et d'émotion. Il se contente de ce qu'on lui donne; mais qu'on lui montre quelque chose de mieux, et le voilà qui compare et qui comprend. La Corilla pouvait encore le charmer la semaine dernière, bien qu'elle chantât faux et manquât de respiration. Tu parais, et la Corilla est perdue; elle est effacée, enterrée. Qu'elle reparaisse, on la sifflera. Si j'avais débuté auprès d'elle, j'aurais eu un succès complet comme celui que j'ai eu chez le comte, la première fois que j'ai chanté après elle. Mais auprès de toi, j'ai été éclipsé. Il en devait être ainsi, et il en sera toujours ainsi. Le public avait le goût du clinquant. Il prenait des oripeaux pour des pierreries; il en était ébloui. On lui montre un diamant fin, et déjà il ne comprend plus qu'on ait pu le tromper si grossièrement. Il ne peut plus souffrir les diamants faux, et il en fait justice. Voilà mon malheur, Consuelo: c'est d'avoir été produit, moi, verroterie de Venise, à côté d'une perle sortie du fond des mers.»

Consuelo ne comprit pas tout ce qu'il y avait d'amertume et de vérité dans ces réflexions. Elle les mit sur le compte de l'amour de son fiancé, et ne répondit à ce qu'elle prit pour de douces flatteries, que par des sourires et des caresses. Elle prétendit qu'il la surpasserait, le jour où il voudrait s'en donner la peine, et releva son courage en lui persuadant que rien n'était plus facile que de chanter comme elle. Elle était de bonne foi en ceci, n'ayant jamais été arrêtée par aucune difficulté, et ne sachant pas que le travail même est le premier des obstacles, pour quiconque n'en a pas l'amour et la persévérance.

XIX.

Encouragé par la franchise de Consuelo et la perfidie de Corilla qui le pressait de se faire entendre encore en public, Anzoleto se mit à travailler avec ardeur; et à la seconde représentation d'Ipermnestre, il chanta beaucoup plus purement son premier acte. On lui en sut gré.

Mais, comme le succès de Consuelo grandit en proportion, il ne fut pas satisfait du sien, et commença à se sentir démoralisé par cette nouvelle constatation de son infériorité. Dès ce moment, tout prit à ses yeux un aspect sinistre. Il lui sembla qu'on ne l'écoutait pas, que les spectateurs placés près de lui murmuraient des réflexions humiliantes sur son compte, et que les amateurs bienveillants qui l'encourageaient dans les coulisses avaient l'air de le plaindre profondément. Tous leurs éloges eurent pour lui un double sens dont il s'appliqua le plus mauvais. La Corilla, qu'il alla consulter dans sa loge durant l'entr'acte, affecta de lui demander d'un air effrayé s'il n'était pas malade.

—Pourquoi? lui dit-il avec impatience.

«Parce que ta voix est sourde aujourd'hui, et que tu sembles accablé! Cher Anzoleto, reprends courage; donne tes moyens qui sont paralysés par la crainte ou le découragement.

—N'ai-je pas bien dit mon premier air?

—Pas à beaucoup près aussi bien que la première fois. J'en ai eu le coeur si serré que j'ai failli me trouver mal.

—Mais on m'a applaudi, pourtant?

—Hélas!… n'importe: j'ai tort de t'ôter l'illusion. Continue …
Seulement tâche de dérouiller ta voix.»

«Consuelo, pensa-t-il, a cru me donner un conseil. Elle agit d'instinct, et réussit pour son propre compte. Mais où aurait-elle pris l'expérience de m'enseigner à dominer ce public récalcitrant? En suivant la direction qu'elle me donne, je perds mes avantages, et on ne me tient pas compte de l'amélioration de ma manière. Voyons! revenons à mon audace première. N'ai-je pas éprouvé, à mon début chez le comte, que je pouvais éblouir même ceux que je ne persuadais pas? Le vieux Porpora ne m'a-t-il pas dit que j'avais les taches du génie? Allons donc! que ce public subisse mes taches et qu'il plie sous mon génie.»

Il se battit les flancs, fit des prodiges au second acte, et fut écouté avec surprise. Quelques-uns battirent des mains, d'autres imposèrent silence aux applaudissements. Le public en masse se demanda si cela était sublime ou détestable.

Encore un peu d'audace, et peut-être qu'Anzoleto l'emportait. Mais cet échec le troubla au point que sa tête s'égara, et qu'il manqua honteusement tout le reste de son rôle.

A la troisième représentation, il avait repris son courage, et, résolu d'aller à sa guise sans écouter les conseils de Consuelo; il hasarda les plus étranges caprices, les bizarreries les plus impertinentes, honte! deux ou trois sifflets interrompirent le silence qui accueillait ces tentatives désespérées. Le bon et généreux public fit taire les sifflets et se mit à battre des mains; il n'y avait pas moyen de s'abuser sur cette bienveillance envers la personne et sur ce blâme envers l'artiste. Anzoleto déchira son costume en rentrant dans sa loge, et, à peine la pièce finie, il courut s'enfermer avec la Corilla, en proie à une rage profonde et déterminé à fuir avec elle au bout de la terre.

Trois jours s'écoulèrent sans qu'il revît Consuelo. Elle lui inspirait non pas de la haine, non pas du refroidissement (au fond de son âme bourrelée de remords, il la chérissait toujours et souffrait mortellement de ne pas la voir), mais une véritable terreur. Il sentait la domination de cet être qui l'écrasait en public de toute sa grandeur, et qui en secret reprenait à son gré possession de sa confiance et de sa volonté. Dans son agitation il n'eut pas la force de cacher à la Corilla combien il était attaché à sa noble fiancée, et combien elle avait encore d'empire sur ses convictions. La Corilla en conçut un dépit amer, qu'elle eut la force de dissimuler. Elle le plaignit, le confessa; et quand elle sut le secret de sa jalousie, elle frappa un grand coup en faisant savoir sous main à Zustiniani sa propre intimité avec Anzoleto, pensant bien que le comte ne perdrait pas une si belle occasion d'en instruire l'objet de ses désirs, et de rendre à Anzoleto le retour impossible.

Surprise de voir un jour entier s'écouler dans la solitude de sa mansarde, Consuelo s'inquiéta; et le lendemain d'un nouveau jour d'attente vaine et d'angoisse mortelle, à la nuit tombante, elle s'enveloppa d'une mante épaisse (car la cantatrice célèbre n'était plus garantie par son obscurité contre les méchants propos), et courut à la maison qu'occupait Anzoleto depuis quelques semaines, logement plus convenable que les précédents, et que le comte lui avait assigné dans une des nombreuses maisons qu'il possédait dans la ville. Elle ne l'y trouva point, et apprit qu'il y passait rarement la nuit.

Cette circonstance ne l'éclaira pas sur son infidélité. Elle connaissait ses habitudes de vagabondage poétique, et pensa que, ne pouvant s'habituer à ces somptueuses demeures, il retournait à quelqu'un de ses anciens gîtes. Elle allait se hasarder à l'y chercher, lorsqu'en se retournant pour repasser la porte, elle se trouva face à face avec maître Porpora.

«Consuelo, lui dit-il à voix basse, il est inutile de me cacher tes traits; je viens d'entendre ta voix, et ne puis m'y méprendre. Que viens-tu faire ici, à cette heure, ma pauvre enfant, et que cherches-tu dans cette maison?

—J'y cherche mon fiancé, répondit Consuelo en s'attachant au bras de son vieux maître. Et je ne sais pas pourquoi je rougirais de l'avouer à mon meilleur ami. Je sais bien que vous blâmez mon attachement pour lui; mais je ne saurais vous faire un mensonge. Je suis inquiète. Je n'ai pas vu Anzoleto depuis avant-hier au théâtre. Je le crois malade.

—Malade? lui! dit le professeur en haussant les épaules. Viens avec moi, pauvre fille; il faut que nous causions; et puisque tu prends enfin le parti de m'ouvrir ton coeur, il faut que je t'ouvre le mien aussi. Donne-moi le bras, mous parlerons en marchant. Écoute, Consuelo; et pénétre-toi bien de ce que je vais te dire. Tu ne peux pas, tu ne dois pas être la femme de ce jeune homme. Je te le défends, au nom du Dieu vivant qui m'a donné pour toi des entrailles de père.

—O mon maître, répondit-elle avec douleur, demandez-moi le sacrifice de ma vie, mais non celui de mon amour.

—Je ne le demande pas, je l'exige, répondit le Porpora avec fermeté. Cet amant est maudit. Il fera ton tourment et ta honte si tu ne l'abjures à l'instant même.

—Cher maître, reprit-elle avec un sourire triste et caressant, vous m'avez dit cela bien souvent; mais j'ai vainement essayé de vous obéir. Vous haïssez ce pauvre enfant. Vous ne le connaissez pas, et je suis certaine que vous reviendrez de vos préventions.

—Consuelo, dit le maestro avec plus de force, je t'ai fait jusqu'ici d'assez vaines objections et de très-inutiles défenses, je le sais. Je t'ai parlé en artiste, et comme à une artiste; je ne voyais non plus dans ton fiancé que l'artiste. Aujourd'hui, je te parle en homme, et je te parle d'un homme, et je te parle comme à une femme. Cette femme a mal placé son amour, cet homme en est indigne, et l'homme qui te le dit en est certain.

—O mon Dieu! Anzoleto indigne de mon amour! Lui, mon seul ami, mon protecteur, mon frère! Ah! vous ne savez pas comme il m'a aidée et comme il m'a respectée depuis que je suis au monde! Il faut que je vous le dise.»

Et Consuelo raconta toute l'histoire de sa vie et de son amour, qui était une seule et même histoire.

Le Porpora en fut ému, mais non ébranlé.

«Dans tout ceci, dit-il, je ne vois que ton innocence, ta fidélité, ta vertu. Quant à lui, je vois bien le besoin qu'il a eu de ta société et de tes enseignements, auxquels, bien que tu en penses, je sais qu'il doit le peu qu'il sait et le peu qu'il vaut; mais il n'en est pas moins vrai que cet amant si chaste et si pur n'est que le rebut de toutes les femmes perdues de Venise, qu'il apaise l'ardeur des feux que tu lui inspires dans les maisons de débauche, et qu'il ne songe qu'à t'exploiter, tandis qu'il assouvit ailleurs ses honteuses passions.

—Prenez garde à ce que vous dites, répondit Consuelo d'une voix étouffée; j'ai coutume de croire en vous comme en Dieu, ô mon maître! Mais en ce qui concerne Anzoleto, j'ai résolu de vous fermer mes oreilles et mon coeur … Ah! laissez-moi vous quitter, ajouta-t-elle en essayant de détacher son bras de celui du professeur, vous me donnez la mort.

—Je veux donner la mort à ta passion funeste, et par la vérité je veux te rendre à la vie, répondit-il en serrant le bras de l'enfant contre sa poitrine généreuse et indignée. Je sais que je suis rude, Consuelo. Je ne sais pas être autrement, et c'est à cause de cela que j'ai retardé, tant que je l'ai pu, le coup que je vais te porter. J'ai espéré que tu ouvrirais les yeux, que tu comprendrais ce qui se passe autour de toi. Mais au lieu de t'éclairer par l'expérience, tu te lances en aveugle au milieu des abîmes. Je ne veux pas t'y laisser tomber! moi! Tu es le seul être que j'aie estimé depuis dix ans. Il ne faut pas que tu périsses, non, il ne le faut pas.

—Mais, mon ami, je ne suis pas en danger. Croyez-vous que je mente quand je vous jure, par tout ce qu'il y a de sacré, que j'ai respecté le serment fait au lit de mort de ma mère? Anzoleto le respecte aussi. Je ne suis pas encore sa femme, je ne suis donc pas sa maîtresse.

—Mais qu'il dise un mot, et tu seras l'une et l'autre!

—Ma mère elle-même nous l'a fait promettre.

—Et tu venais cependant ce soir trouver cet homme qui ne veut pas et qui ne peut pas être ton mari?

—Qui vous l'a dit?

—La Corilla lui permettrait-elle jamais de …

—La Corilla? Qu'y a-t-il de commun entre lui et la Corilla?

—Nous sommes à deux pas de la demeure de cette fille … Tu cherchais ton fiancé … allons l'y trouver. T'en sens-tu le courage?

—Non! non! mille fois non! répondit Consuelo en fléchissant dans sa marche et en s'appuyant contre la muraille. Laissez-moi la vie, mon maître; ne me tuez pas avant que j'aie vécu. Je vous dis que vous me faites mourir.

—Il faut que tu boives ce calice, reprit l'inexorable vieillard; je fais ici le rôle du destin. N'ayant jamais fait que des ingrats et par conséquent des malheureux par ma tendresse et ma mansuétude, il faut que je dise la vérité à ceux que j'aime. C'est le seul bien que puisse opérer un coeur desséché par le malheur et pétrifié par la souffrance. Je te plains, ma pauvre fille, de n'avoir pas un ami plus doux et plus humain pour te soutenir dans cette crise fatale. Mais tel que l'on m'a fait, il faut que j'agisse sur les autres et que j'éclaire par le rayonnement de la foudre, ne pouvant vivifier par la chaleur du soleil. Ainsi donc, Consuelo, pas de faiblesse entre nous. Viens à ce palais. Je veux que tu surprennes ton amant dans les bras de l'impure Corilla. Si tu ne peux marcher, je te traînerai! Si tu tombes je te porterai! Ah! Le vieux Porpora est robuste encore, quand le feu de la colère divine brûle dans ses entrailles!

—Grâce! grâce! s'écria Consuelo plus pâle que la mort. Laissez-moi douter encore … Donnez-moi encore un jour, un seul jour pour croire en lui; je ne suis pas préparée à ce supplice …

—Non, pas un jour, pas une heure, répondit-il d'un ton inflexible; car cette heure qui s'écoule, je ne la retrouverai pas pour te mettre la vérité sous les yeux; et ce jour que tu demandes, l'infâme en profiterait pour te remettre sous le joug du mensonge. Tu viendras avec moi; je te l'ordonne, je le veux.

—Eh bien, oui! j'irai, dit Consuelo en reprenant sa force par une violente réaction de l'amour. J'irai avec vous pour constater votre injustice et la foi de mon amant; car vous vous trompez indignement, et vous voulez que je me trompe avec vous! Allez donc, bourreau que vous êtes! Je vous suis, et je ne vous crains pas.»

Le Porpora la prit au mot; et, saisissant son bras dans sa main nerveuse, forte comme une pince de fer, il la conduisit dans la maison qu'il habitait, où, après lui avoir fait parcourir tous les corridors et monter tous les escaliers, il lui fit atteindre une terrasse supérieure, d'où l'on distinguait, au-dessus d'une maison plus basse, complètement inhabitée, le palais de la Corilla, sombre du bas en haut, à l'exception d'une seule fenêtre qui était éclairée et ouverte sur la façade noire et silencieuse de la maison déserte. Il semblait, de cette fenêtre, qu'on ne put être aperçu de nulle part; car un balcon avancé empêchait que d'en bas on pût rien distinguer. De niveau, il n'y avait rien, et au-dessus seulement les combles de la maison qu'habitait le Porpora, et qui n'était pas tournée de façon à pouvoir plonger dans le palais de la cantatrice. Mais la Corilla ignorait qu'à l'angle de ces combles il y avait un rebord festonné de plomb, une sorte de niche en plein air, où, derrière un large tuyau de cheminée, le maestro, par un caprice d'artiste, venait chaque soir regarder les étoiles, fuir ses semblables, et rêver à ses sujets sacrés ou dramatiques. Le hasard lui avait fait ainsi découvrir le mystère des amours d'Anzoleto, et Consuelo n'eut qu'à regarder dans la direction qu'il lui donnait, pour voir son amant auprès de sa rivale dans un voluptueux tête-à-tête. Elle se détourna aussitôt; et le Porpora qui, dans la crainte de quelque vertige de désespoir, la tenait avec une force surhumaine, la ramena à l'étage inférieur et la fit entrer dans son cabinet, dont il ferma la porte et la fenêtre pour ensevelir dans le mystère l'explosion qu'il prévoyait.

XX.

Mais il n'y eut point d'explosion. Consuelo resta muette et atterrée. Le Porpora lui adressa la parole. Elle ne répondit pas, et lui fit signe de ne pas l'interroger; puis elle se leva, alla boire, à grands verres, toute une carafe d'eau glacée qui était sur le clavecin, fit quelques tours dans la chambre, et revint s'asseoir en face de son maître sans dire une parole.

Le vieillard austère ne comprit pas la profondeur de sa souffrance.

«Eh bien, lui dit-il, t'avais-je trompée? Que penses-tu faire maintenant?»

Un frisson douloureux ébranla la statue; et après avoir passé la main sur son front: «Je pense ne rien faire, dit-elle, avant d'avoir compris ce qui m'arrive.

—Et que te reste-t-il à comprendre?

—Tout! car je ne comprends rien; et vous me voyez occupée à chercher la cause de mon malheur, sans rien trouver qui me l'explique. Quel mal ai-je fait à Anzoleto pour qu'il ne m'aime plus? Quelle faute ai-je commise qui m'ait rendue méprisable à ses yeux? Vous ne pouvez pas me le dire, vous! puisque moi qui lis dans ma propre conscience, je n'y vois rien qui me donne la clef de ce mystère. Oh! c'est un prodige inconcevable! Ma mère croyait à la puissance des philtres: cette Corilla serait-elle une magicienne?

—Pauvre enfant! dit le maestro; il y a bien ici une magicienne, mais elle s'appelle Vanité; il y a bien un poison, mais il s'appelle Envie. La Corilla a pu le verser; mais ce n'est pas elle qui a pétri cette âme si propre à le recevoir. Le venin coulait déjà dans les veines impures d'Anzoleto. Une dose de plus l'a rendu traître, de fourbe qu'il était; infidèle, d'ingrat qu'il a toujours été.

—Quelle vanité? quelle envie?

—La vanité de surpasser tous les autres, l'envie de te surpasser, la rage d'être surpassé par toi.

—Cela est-il croyable? Un homme peut-il être jaloux des avantages d'une femme? Un amant peut-il haïr le succès de son amante? Il y a donc bien des choses que je ne sais pas, et que je ne puis pas comprendre!

—Tu ne les comprendras jamais; mais tu les constateras à toute heure de ta vie. Tu sauras qu'un homme peut être jaloux des avantages d'une femme, quand cet homme est un artiste vaniteux; et qu'un amant peut haïr les succès de son amante, quand le théâtre est le milieu où ils vivent. C'est qu'un comédien n'est pas un homme, Consuelo; c'est une femme. Il ne vit que de vanité maladive; il ne songe qu'à satisfaire sa vanité; il ne travaille que pour s'enivrer de vanité. La beauté d'une femme lui fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. Une femme est son rival, ou plutôt il est la rivale d'une femme; il a toutes les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les ridicules d'une coquette. Voilà le caractère de la plupart des hommes de théâtre. Il y a de grandes exceptions; elles sont si rares, elles sont si méritoires, qu'il faut se prosterner devant elles; et leur faire plus d'honneur qu'aux docteurs les plus sages. Anzoleto n'est point une exception; parmi les vaniteux, c'est un des plus vaniteux: voilà tout le secret de sa conduite.

—Mais quelle vengeance incompréhensible! mais quels moyens pauvres et inefficaces! En quoi la Corilla peut-elle le dédommager de ses mécomptes auprès du public? S'il m'eut dit franchement sa souffrance … (Ah! il ne fallait qu'un mot pour cela!) je l'aurais comprise, peut-être; du moins j'y aurais compati; je me serais effacée pour lui faire place.

—Le propre des âmes envieuses est de haïr les gens en raison du bonheur qu'ils leur dérobent. Et le propre de l'amour, hélas! n'est-il pas de détester, dans l'objet qu'on aime, les plaisirs qu'on ne lui procure pas? Tandis que ton amant abhorre le public qui te comble de gloire, ne hais-tu pas la rivale qui l'enivre de plaisirs?

—Vous dites là, mon maître, une chose profonde et à laquelle je veux réfléchir.

—C'est une chose vraie. En même temps qu'Anzoleto te hait pour ton bonheur sur la scène, tu le hais pour ses voluptés dans le boudoir de la Corilla.

—Cela n'est pas. Je ne saurais le haïr, et vous me faites comprendre qu'il serait lâche et honteux de haïr ma rivale. Reste donc ce plaisir dont elle l'enivre et auquel je ne puis songer sans frémir. Mais pourquoi? je l'ignore. Si c'est un crime involontaire, Anzoleto n'est donc pas si coupable de haïr mon triomphe.

—Tu es prompte à interpréter les choses de manière à excuser sa conduite et ses sentiments. Non, Anzoleto n'est pas innocent et respectable comme toi dans sa souffrance. Il te trompe, il t'avilit, tandis que tu t'efforces de le réhabiliter. Au reste, ce n'est pas la haine et le ressentiment que j'ai voulu t'inspirer; c'est le calme et l'indifférence. Le caractère de cet homme entraîne les actions de sa vie. Jamais tu ne le changeras. Prends ton parti, et songe à toi-même.

—A moi-même! c'est-à-dire à moi seule? à moi sans espoir et sans amour?

—Songe à la musique, à l'art divin, Consuelo; oserais-tu dire que tu ne l'aimes que pour Anzoleto?

—J'ai aimé l'art pour lui-même aussi; mais je n'avais jamais séparé dans ma pensée ces deux choses indivisibles: ma vie et celle d'Anzoleto. Et je ne vois pas comment il restera quelque chose de moi pour aimer quelque chose, quand la moitié nécessaire de ma vie me sera enlevée.

—Anzoleto n'était pour toi qu'une idée, et cette idée te faisait vivre. Tu la remplaceras par une idée plus grande, plus pure et plus vivifiante. Ton âme, ton génie, ton être enfin ne sera plus à la merci d'une forme fragile et trompeuse; tu contempleras l'idéal sublime dépouillé de ce voile terrestre; tu t'élanceras dans le ciel, et tu vivras d'un hymen sacré avec Dieu même.

—Voulez-vous dire que je me ferai religieuse, comme vous m'y avez engagée autrefois?

—Non, ce serait borner l'exercice de tes facultés d'artiste à un seul genre, et tu dois les embrasser tous. Quoi que tu fasses et où que tu sois, au théâtre comme dans le cloître, tu peux être une sainte, une vierge céleste, la fiancée de l'idéal sacré.

—Ce que vous dites présente un sens sublime entouré de figures mystérieuses. Laissez-moi me retirer, mon maître. J'ai besoin de me recueillir et de me connaître.

—Tu as dit |e mot, Consuelo, tu as besoin de te connaître. Jusqu'ici tu t'es méconnue en livrant ton âme et ton avenir à un être inférieur à toi dans tous les sens. Tu as méconnu ta destinée, en ne voyant pas que tu es née sans égal, et par conséquent sans associé possible en ce monde. Il te faut la solitude, la liberté absolue. Je ne te veux ni mari, ni amant, ni famille, ni passions, ni liens d'aucune sorte. C'est ainsi que j'ai toujours conçu ton existence et compris ta carrière. Le jour où tu te donneras à un mortel, tu perdras ta divinité. Ah! si la Minotaure et la Mollendo, mes illustres élèves, mes puissantes créations, avaient voulu me croire, elles auraient vécu sans rivales sur la terre. Mais la femme est faible et curieuse; la vanité l'aveugle, de vains désirs l'agitent, le caprice l'entraîne. Qu'ont-elles recueilli de leur inquiétude satisfaite? des orages, de la fatigue, la perte ou l'altération de leur génie. Ne voudras-tu pas être plus qu'elles, Consuelo? n'auras-tu pas une ambition supérieure à tous les faux biens de cette vie? ne voudras-tu pas éteindre les vains besoins de ton coeur pour saisir la plus belle couronne qui ait jamais servi d'auréole au génie?»

Le Porpora parla encore longtemps, mais avec une énergie et une éloquence que je ne saurais vous rendre. Consuelo l'écouta, la tête penchée et les yeux attachés à la terre. Quand il eut tout dit: «Mon maître, lui répondit-elle, vous êtes grand; mais je ne le suis pas assez pour vous comprendre. Il me semble que vous outragez la nature humaine en proscrivant ses plus nobles passions. Il me semble que vous étouffez les instincts que Dieu même nous a donnés, pour faire une sorte de déification d'un égoïsme monstrueux et antihumain. Peut-être vous comprendrais-je mieux si j'étais plus chrétienne: je tâcherai de le devenir; voilà ce que je puis vous promettre.»

Elle se retira tranquille en apparence, mais dévorée au fond de l'âme. Le grand et sauvage artiste la reconduisit jusque chez elle, l'endoctrinant toujours, sans pouvoir la convaincre. Il lui fit du bien cependant, en ouvrant à sa pensée, un vaste champ de méditations profondes et sérieuses, au milieu desquelles le crime d'Anzoleto vint s'abîmer comme un fait particulier servant d'introduction douloureuse, mais solennelle, à des rêveries infinies. Elle passa de longues heures à prier, à pleurer et à réfléchir; et puis elle s'endormit avec la conscience de sa vertu, et l'espérance en un Dieu initiateur et secourable.

Le lendemain Porpora vint lui annoncer qu'il y aurait répétition d'Ipermnestre pour Stefanini, qui prenait le rôle d'Anzoleto. Ce dernier était malade, gardait le lit, et se plaignait d'une extinction de voix. Le premier mouvement de Consuelo fut de courir chez lui pour le soigner.

«Épargne-toi cette peine, lui dit le professeur; il se porte à merveille; le médecin du théâtre l'a constaté, et il ira ce soir chez la Corilla. Mais le comte Zustiniani, qui comprend fort bien ce que cela veut dire, et qui consent sans beaucoup de regrets à ce qu'il suspende ses débuts, a défendu au médecin de démasquer la feinte, et a prié le bon Stefanini de rentrer au théâtre pour quelques jours.

—Mais, mon Dieu, que compte donc faire Anzoleto? Est-il découragé au point de quitter le théâtre?

—Oui, le théâtre de San-Samuel. Il part dans un mois, pour la France avec la Corilla. Cela t'étonne? Il fuit l'ombre que tu projettes sur lui. Il remet son sort dans les mains d'une femme moins redoutable, et qu'il trahira quand il n'aura plus besoin d'elle.»

La Consuelo pâlit et mit les deux mains sur son coeur prêt à se briser. Peut-être s'était-elle flattée de ramener Anzoleto, en lui reprochant doucement sa faute; et en lui offrant de suspendre ses propres débuts. Cette nouvelle était un coup de poignard, et la pensée de ne plus revoir celui qu'elle avait tant aimé ne pouvait entrer dans son esprit:

«Ah! c'est un mauvais rêve, s'écria-t-elle; il faut que j'aille le trouver et qu'il m'explique cette vision. Il ne peut pas suivre cette femme, ce serait sa perte. Je ne peux pas, moi, l'y laisser courir; je le retiendrai, je lui ferai comprendre ses véritables intérêts, s'il est vrai qu'il ne comprenne plus autre chose … Venez avec moi, mon cher maître, ne l'abandonnons pas ainsi …

—Je t'abandonnerais, moi, et pour toujours, s'écria le Porpora indigné, si tu commettais une pareille lâcheté. Implorer ce misérable, le disputer à une Corilla? Ah! sainte Cécile, méfie-toi de ton origine bohémienne, et songe à en étouffer les instincts aveugles et vagabonds. Allons, suis-moi: on t'attend pour répéter. Tu auras, malgré toi, un certain plaisir ce soir à chanter avec un maître comme Stefanini. Tu verras un artiste savant, modeste et généreux.»

Il la traîna au théâtre, et là, pour la première fois, elle sentit l'horreur de cette vie d'artiste, enchaînée aux exigences du public, condamnée à étouffer ses sentiments et à refouler ses émotions pour obéir aux sentiments et flatter les émotions d'autrui. Cette répétition, ensuite la toilette, et la représentation du soir furent un supplice atroce. Anzoleto ne parut pas. Le surlendemain il fallait débuter dans un opéra-bouffe de Galuppi: Arcifanfano re de' matti. On avait choisi cette farce pour plaire à Stefanini, qui y était d'un comique excellent. Il fallut que Consuelo s'évertuât à faire rire ceux qu'elle avait fait pleurer. Elle fut brillante, charmante, plaisante au dernier point avec la mort dans l'âme. Deux ou trois fois des sanglots remplirent sa poitrine et s'exhalèrent en une gaîté forcée, affreuse à voir pour qui l'eût comprise! En rentrant dans sa loge elle tomba en convulsions. Le public voulait la revoir pour l'applaudir; elle tarda, on fit un horrible vacarme; on voulait casser les banquettes, escalader la rampe. Stefanini vint la chercher à demi vêtue, les cheveux en désordre, pâle comme un spectre; elle se laissa traîner sur la scène, et, accablée d'une pluie de fleurs, elle fut forcée de se baisser pour ramasser une couronne de laurier.

«Ah! les bêtes féroces! murmura-t-elle en rentrant dans la coulisse.

—Ma belle, lui dit le vieux chanteur qui lui donnait la main, tu es bien souffrante; mais ces petites choses-là, ajouta-t-il en lui remettant une gerbe des fleurs qu'il avait ramassées pour elle, sont un spécifique merveilleux pour tous nos maux. Tu t'y habitueras, et un jour viendra où tu ne sentiras ton mal et ta fatigue que les jours où l'on oubliera de te couronner.

—Oh! qu'ils sont vains et petits! pensa la pauvre Consuelo.»

Rentrée dans sa loge, elle s'évanouit littéralement sur un lit de fleurs qu'on avait recueillies sur le théâtre et jetées pêle-mêle sur le sofa. L'habilleuse sortit pour appeler un médecin. Le comte Zustiniani resta seul quelques instants auprès de sa belle cantatrice, pâle et brisée comme les jasmins qui jonchaient sa couche. En cet instant de trouble et d'enivrement, Zustiniani perdit la tête et céda à la folle inspiration de la ranimer par ses caresses. Mais son premier baiser fut odieux aux lèvres pures de Consuelo. Elle se ranima pour le repousser, comme si c'eût été la morsure d'un serpent.

«Ah! loin de moi, dit-elle en s'agitant dans une sorte de délire, loin de moi l'amour et les caresses et les douces paroles! Jamais d'amour! jamais d'époux! jamais d'amant! jamais de famille! Mon maître l'a dit! la liberté, l'idéal, la solitude, la gloire!…»

Et elle fondit en larmes si déchirantes, que le comte effrayé se jeta à genoux auprès d'elle et s'efforça de la calmer. Mais il ne put rien dire de salutaire à cette âme blessée, et sa passion, arrivée en cet instant à son plus haut paroxysme, s'exprima en dépit de lui-même. Il ne comprenait que trop le désespoir de l'amante trahie. Il fit parler l'enthousiasme de l'amant qui espère. Consuelo eut l'air de l'écouter, et retira machinalement sa main des siennes avec un sourire égaré que le comte prit pour un faible encouragement. Certains hommes, pleins de tact et de pénétration dans le monde, sont absurdes dans de pareilles entreprises. Le médecin arriva et administra un calmant à la mode qu'on appelait des gouttes. Consuelo fut ensuite enveloppée de sa mante et portée dans sa gondole. Le comte y entra avec elle, la soutenant dans ses bras et parlant toujours de son amour, voire avec une certaine éloquence qui lui semblait devoir porter la conviction. Au bout d'un quart d'heure, n'obtenant pas de réponse, il implora un mot, un regard.

«A quoi donc dois-je répondre? lui dit Consuelo, sortant comme d'un rêve. Je n'ai rien entendu.»

Zustiniani, découragé d'abord, pensa que l'occasion ne pouvait revenir meilleure, et que cette âme brisée serait plus accessible en cet instant qu'après la réflexion et le conseil de la raison. Il parla donc encore et trouva le même silence, la même préoccupation, seulement une sorte d'empressement instinctif à repousser ses bras et ses lèvres qui ne se démentit pas, quoiqu'il n'y eût pas d'énergie pour la colère. Quand la gondole aborda, il essaya de retenir Consuelo encore un instant pour en obtenir une parole plus encourageante.

«Ah! seigneur comte, lui répondit-elle avec une froide douceur, excusez l'état de faiblesse où je me trouve; j'ai mal écouté, mais je comprends. Oh! oui, j'ai fort bien compris. Je vous demande la nuit pour réfléchir, pour me remettre du trouble où je suis. Demain, oui … demain, je vous répondrai sans détour.

—Demain, chère Consuelo, oh! c'est un siècle; mais je me soumettrai si vous me permettez d'espérer que du moins votre amitié …

—Oh! oui! oui! il y a lieu d'espérer! répondit Consuelo d'un ton étrange en posant les pieds sur la rive; mais ne me suivez pas, dit-elle en faisant le geste impérieux de le repousser au fond de sa gondole. Sans cela vous n'auriez pas sujet d'espérer.»

La honte et l'indignation venaient de lui rendre la force; mais une force nerveuse, fébrile, et qui s'exhala en un rire sardonique effrayant tandis qu'elle montait l'escalier.

«Vous êtes bien joyeuse, Consuelo! lui dit dans l'obscurité une voix qui faillit la foudroyer. Je vous félicite de votre gaîté!

—Ah! oui, répondit-elle en saisissant avec force le bras d'Anzoleto et en montant rapidement avec lui à sa chambre; je te remercie, Anzoleto, tu as bien raison de me féliciter, je suis vraiment joyeuse; oh! tout à fait joyeuse!»

Anzoleto, qui l'avait entendue, avait déjà allumé la lampe. Quand la clarté bleuâtre tomba sur leurs traits décomposés, ils se firent peur l'un à l'autre.

«Nous sommes bien heureux, n'est-ce pas, Anzoleto? dit-elle d'une voix âpre, en contractant ses traits par un sourire qui fit couler sur ses joues un ruisseau de larmes. Que penses-tu de notre bonheur?

—Je pense, Consuelo répondit-il avec un sourire amer et des yeux secs, que nous avons eu quelque peine à y souscrire, mais que nous finirons par nous y habituer.

—Tu m'as semblé fort bien habitué au boudoir de la Corilla.

—Et-moi, je te retrouve très-aguerrie avec la gondole de monsieur le comte.

—Monsieur le comte?… Tu savais donc, Anzoleto, que monsieur le comte voulait faire de moi sa maîtresse?

—Et c'est pour ne pas te gêner, ma chère, que j'ai discrètement battu en retraite.

—Ah! tu savais cela? et c'est le moment que tu as choisi pour m'abandonner?

—N'ai-je pas bien fait, et n'es-tu pas satisfaite de ton sort? Le comte est un amant magnifique, et le pauvre débutant tombé n'eût pas pu lutter avec lui, je pense?

—Le Porpora avait raison: vous êtes un homme infâme. Sortez d'ici! vous ne méritez pas que je me justifie, et il me semble que je serais souillée par un regret de vous. Sortez, vous dis-je! Mais sachez auparavant que vous pouvez débuter à Venise et rentrer à San-Samuel avec la Corilla: jamais plus la fille de ma mère ne remettra les pieds sur ces ignobles tréteaux qu'on appelle le théâtre.

—La fille de votre mère la Zingara va donc faire la grande dame dans la villa de Zustiniani, aux bords de la Brenta? Ce sera une belle existence, et je m'en réjouis!

—O ma mère!» dit Consuelo en se retournant vers son lit, et en s'y jetant à genoux, la face enfoncée dans la couverture qui avait servi de linceul à la zingara.

Anzoleto fut effrayé et pénétré de ce mouvement énergique et de ces sanglots terribles qu'il entendait gronder dans la poitrine de Consuelo. Le remords frappa un grand coup dans la sienne, et il s'approcha pour prendre son amie dans ses bras et la relever. Mais elle se releva d'elle-même, et le repoussant avec une force sauvage, elle le jeta à la porte en lui criant: «Hors de chez moi, hors de mon coeur, hors de mon souvenir! A tout jamais, adieu! adieu!»

Anzoleto était venu la trouver avec une pensée d'égoïsme atroce, et c'était pourtant la meilleure pensée qu'il eût pu concevoir. Il ne s'était pas senti la force de s'éloigner d'elle, et il avait trouvé un terme moyen pour tout concilier: c'était de lui dire qu'elle était menacée dans son honneur par les projets amoureux de Zustiniani, et de l'éloigner ainsi du théâtre. Il y avait, dans cette résolution, un hommage rendu à la pureté et à la fierté de Consuelo. Il la savait incapable de transiger avec une position équivoque, et d'accepter une protection qui la ferait rougir. Il y avait encore dans son âme coupable et corrompue une foi inébranlable dans l'innocence de cette jeune fille, qu'il comptait retrouver aussi chaste, aussi fidèle; aussi dévouée qu'il l'avait laissée quelques jours auparavant. Mais comment concilier cette religion envers elle, avec le dessein arrêté de la tromper et de rester son fiancé, son ami, sans rompre avec la Corilla? Il voulait faire rentrer cette dernière avec lui au théâtre, et ne pouvait songer à s'en détacher dans un moment où son succès allait dépendre d'elle entièrement. Ce plan audacieux et lâche était cependant formulé dans sa pensée, et il traitait Consuelo comme ces madones dont les femmes italiennes implorent la protection à l'heure du repentir, et dont elles voilent la face à l'heure du péché.

Quand il la vit si brillante et si folle en apparence au théâtre, dans son rôle bouffe, il commença à craindre d'avoir perdu trop de temps à mûrir son projet. Quand il la vit rentrer dans la gondole du comte, et approcher avec un éclat de rire convulsif, ne comprenant pas la détresse de cette âme en délire, il pensa qu'il venait trop tard, et le dépit s'empara de lui. Mais quand il la vit se relever de ses insultes et le chasser avec mépris, le respect lui revint avec la crainte, et il erra longtemps dans l'escalier et sur la rive attendant qu'elle le rappelât. Il se hasarda même à frapper et à implorer son pardon à travers la porte. Mais un profond silence régna dans cette chambre, dont il ne devait plus jamais repasser le seuil avec Consuelo. Il se retira confus et dépité, se promettant de revenir le lendemain et se flattant d'être plus heureux. «Après tout, se disait-il, mon projet va réussir; elle sait l'amour du comte; la besogne est à moitié faite.»

Accablé de fatigue, il dormit longtemps; et dans l'après-midi il se rendit chez la Corilla.

«Grande nouvelle! s'écria-t-elle en lui tendant les bras: la Consuelo est partie!

—Partie! et avec qui, grand Dieu! et pour quel pays?

—Pour Vienne, où le Porpora l'envoie, en attendant qu'il s'y rende lui-même. Elle nous a tous trompés, cette petite masque. Elle était engagée pour le théâtre de l'empereur, où le Porpora va faire représenter son nouvel opéra.

—Partie! partie sans me dire un mot! s'écria Anzoleto en courant vers la porte.

—Oh! rien ne te servira de la chercher à Venise, dit la Corilla avec un rire méchant et un regard de triomphe. Elle s'est embarquée pour Palestrine au jour naissant; elle est déjà loin en terre ferme. Zustiniani, qui se croyait aimé et qui était joué, est furieux; il est au lit avec la fièvre. Mais il m'a dépêché tout à l'heure le Porpora, pour me prier de chanter ce soir; et Stefanini, qui est très-fatigué du théâtre et très impatient d'aller jouir dans son château des douceurs de la retraite, est fort désireux de te voir reprendre tes débuts. Ainsi songe à reparaître demain dans, Ipermnestre. Moi, je vais à la répétition: on m'attend. Tu peux, si tu ne me crois pas, aller faire un tour dans la ville, tu te convaincras de la vérité.

—Ah! furie! s'écria Anzoleto, tu l'emportes! mais tu m'arraches la vie.»

Et il tomba évanoui sur le tapis de Perse de la courtisane.

XXI.

Le plus embarrassé de son rôle, lors de la fuite de Consuelo, ce fut le comte Zustiniani. Après avoir laissé dire et donné à penser à tout Venise que la merveilleuse débutante était sa maîtresse, comment expliquer d'une manière flatteuse pour son amour-propre qu'au premier mot de déclaration elle s'était soustraite brusquement et mystérieusement à ses désirs et à ses espérances? Plusieurs personnes pensèrent que, jaloux de son trésor, il l'avait cachée dans une de ses maisons de campagne. Mais lorsqu'on entendit le Porpora dire avec cette austérité de franchise qui ne s'était jamais démentie, le parti qu'avait pris son élève d'aller l'attendre en Allemagne, il n'y eut plus qu'à chercher les motifs de cette étrange résolution. Le comte affecta bien, pour donner le change, de ne montrer ni dépit ni surprise; mais son chagrin perça malgré lui, et on cessa de lui attribuer cette bonne fortune dont on l'avait tant félicité. La majeure partie de la vérité devint claire pour tout le monde; savoir: l'infidélité d'Anzoleto, la rivalité de Corilla, et le désespoir de la pauvre Espagnole, qu'on se prit à plaindre et à regretter vivement.

Le premier mouvement d'Anzoleto avait été de courir chez le Porpora; mais celui-ci l'avait repoussé sévèrement:

«Cesse de m'interroger, jeune ambitieux sans coeur et sans-foi, lui avait répondu le maître indigné; tu ne méritas jamais l'affection de cette noble fille, et tu ne sauras jamais de moi ce qu'elle est devenue. Je mettrai tous mes soins à ce que tu ne retrouves pas sa trace, et j'espère que si le hasard te la fait rencontrer un jour, ton image sera effacée de son coeur et de sa mémoire autant que je le désire et que j'y travaille.»

De chez le Porpora, Anzoleto s'était rendu à la Corte-Minelli. Il avait trouvé la chambre de Consuelo déjà livrée à un nouvel occupant et tout encombrée des matériaux de son travail. C'était un ouvrier en verroterie, installé depuis longtemps dans la maison, et qui transportait là son atelier avec beaucoup de gaieté.

«Ah!'ah! c'est toi mon garçon, dit-il au jeune ténor. Tu viens me voir dans mon nouveau logement? J'y serai fort bien, et ma femme est toute joyeuse d'avoir de quoi loger tous ses enfants en bas. Que cherches-tu? Consuelina aurait-elle oublié quelque chose ici? Cherche, mon enfant; regarde. Cela ne me fâche point.

—Où a-t-on mis ses meubles? dit Anzoleto tout troublé, et déchiré au fond du coeur de ne plus retrouver aucun vestige de Consuelo, dans ce lieu consacré aux plus pures jouissances de toute sa vie passée.

—Les meubles sont en bas, dans la cour. Elle en a fait cadeau à la mère Agathe; elle a bien fait. La vieille est pauvre, et va se faire un peu d'argent avec cela. Oh! la Consuelo a toujours eu un bon coeur. Elle n'a pas laissé un sou de dette dans la Corte; et elle a fait un petit présent à tout le monde en s'en allant. Elle n'a emporté que son crucifix. C'est drôle tout de même, ce départ, au milieu de la nuit et sans prévenir personne! Maître Porpora est venu ici dès le matin arranger toutes ses affaires; c'était comme l'exécution d'un testament. Ça a fait de la peine à tous les voisins; mais enfin on s'en console en pensant qu'elle va habiter sans doute un beau palais sur le Canalazzo, à présent qu'elle est riche et grande dame! Moi, j'avais toujours dit qu'elle ferait fortune avec sa voix. Elle travaillait tant! Et à quand la noce, Anzoleto? J'espère que tu m'achèteras quelque chose pour faire de petits présents aux jeunes filles du quartier.

—Oui, oui! répondit Anzoleto tout égaré.»

Il s'enfuit la mort dans l'âme, et vit dans la cour toutes les commères de l'endroit qui mettaient à l'enchère le lit et la table de Consuelo; ce lit où il l'avait vue dormir, cette table où il l'avait vue travailler!

«O mon Dieu! déjà plus rien d'elle!» s'écria-t-il involontairement en se tordant les mains.

Il eut envie d'aller poignarder la Corilla.

Au bout de trois jours il remonta sur le théâtre avec la Corilla. Tous deux furent outrageusement sifflés, et on fut obligé de baisser le rideau sans pouvoir achever la pièce: Anzoleto était furieux, et la Corilla impassible.

«Voilà ce que me vaut ta protection,» lui dit-il d'un ton menaçant dès qu'il se retrouva seul avec elle.

Là prima-donna lui répondit avec beaucoup de tranquillité:

«Tu t'affectes de peu, mon pauvre enfant; on voit que tu ne connais guère le public et que tu n'as jamais affronté ses caprices. J'étais si bien préparée à l'échec de ce soir, que je ne m'étais pas donné la peine de repasser mon rôle: et si je ne t'ai pas annoncé ce qui devait arriver, c'est parce que je savais bien que tu n'aurais pas le courage d'entrer en scène avec la certitude d'être sifflé. Maintenant il faut que tu saches ce qui nous attend encore. La prochaine fois nous serons maltraités de plus belle. Trois, quatre, six, huit représentations peut-être, se passeront ainsi; mais durant ces orages une opposition se manifestera en notre faveur. Fussions-nous les derniers cabotins du monde, l'esprit de contradiction et d'indépendance nous susciterait encore des partisans de plus en plus zélés. Il y a tant de gens qui croient se grandir en outrageant les autres, qu'il n'en manque pas qui croient se grandir aussi en les protégeant. Après une douzaine d'épreuves, durant lesquelles la salle sera un champ de bataille entre les sifflets et les applaudissements, les récalcitrants se fatigueront, les opiniâtres bouderont, et nous entrerons dans une nouvelle phase. La portion du public qui nous aura soutenus sans trop savoir pourquoi, nous écoutera assez froidement; ce sera pour nous comme un nouveau début, et alors; c'est à nous, vive Dieu! de passionner cet auditoire, et de rester les maîtres. Je te prédis de grands succès pour ce moment-là, cher Anzoleto; le charme qui pesait sur toi naguère sera dissipé. Tu respireras une atmosphère d'encouragements et de douces louanges qui te rendra ta puissance. Rappelle-toi l'effet que tu as produit chez Zustiniani la première fois que tu t'es fait entendre. Tu n'eus pas le temps de consolider ta conquête; un astre plus brillant est venu trop tôt t'éclipser: mais cet astre s'est laissé retomber sous l'horizon, et tu dois te préparer à remonter avec moi dans l'empyrée.»

Tout se passa ainsi que la Corilla l'avait prédit. A la vérité, on fit payer cher aux deux amants, pendant quelques jours, la perte que le public avait faite dans la personne de Consuelo. Mais leur constance à braver la tempête épuisa un courroux trop expansif pour être durable. Le comte encouragea les efforts de Corilla. Quant à Anzoleto, après avoir fait de vaines démarches pour attirer à Venise un primo-uomo dans une saison avancée, où tous les engagements étaient faits avec les principaux théâtres de l'Europe, le comte prit son parti, et l'accepta pour champion dans la lutte qui s'établissait entre le public et l'administration de son théâtre. Ce théâtre avait eu une vogue trop brillante pour la perdre avec tel ou tel sujet. Rien de semblable ne pouvait vaincre les habitudes consacrées. Toutes les loges étaient louées pour la saison. Les dames y tenaient leur salon et y causaient comme de coutume. Les vrais dilettanti boudèrent quelque temps; ils étaient en trop petit nombre pour qu'on s'en aperçût. D'ailleurs ils finirent par s'ennuyer de leur rancune, et un beau soir la Corilla, ayant chanté avec feu, fut unanimement rappelée. Elle reparut, entraînant avec elle Anzoleto, qu'on ne redemandait pas, et qui semblait céder à une douce violence d'un air modeste et craintif. Il reçut sa part des applaudissements, et fut rappelé le lendemain. Enfin, avant qu'un mois se fût écoulé, Consuelo était oubliée, comme l'éclair qui traverse un ciel d'été. Corilla faisait fureur comme auparavant, et le méritait peut-être davantage; car l'émulation lui avait donné plus d'entrain, et l'amour lui inspirait parfois une expression mieux sentie. Quant à Anzoleto, quoiqu'il n'eût point perdu ses défauts, il avait réussi à déployer ses incontestables qualités. On s'était habitué aux uns, et on admirait les autres. Sa personne charmante fascinait les femmes: on se l'arrachait dans les salons, d'autant plus que la jalousie de Corilla donnait plus de piquant aux coquetteries dont il était l'objet. La Clorinda aussi développait ses moyens au théâtre, c'est-à-dire sa lourde beauté et la nonchalance lascive d'une stupidité sans exemple, mais non sans attrait pour une certaine fraction des spectateurs. Zustiniani, pour se distraire d'un chagrin assez profond, en avait fait sa maîtresse, la couvrait de diamants, et la poussait aux premiers rôles, espérant la faire succéder dans cet emploi à la Corilla, qui s'était définitivement engagée avec Paris pour la saison suivante.

Corilla voyait sans dépit cette concurrence dont elle n'avait rien à craindre, ni dans le présent, ni dans l'avenir; elle prenait même un méchant plaisir à faire ressortir cette incapacité froidement impudente qui ne reculait devant rien. Ces deux créatures vivaient donc en bonne intelligence, et gouvernaient souverainement l'administration. Elles mettaient à l'index toute partition sérieuse, et se vengeaient du Porpora en refusant ses opéras pour accepter et faire briller ses plus indignes rivaux. Elles s'entendaient pour nuire à tout ce qui leur déplaisait, pour protéger tout ce qui s'humiliait devant leur pouvoir. Grâce à elles, on applaudit cette année-là à Venise les oeuvres de la décadence, et on oublia que la vraie, la grande musique y avait régné naguère.

Au milieu de son succès et de sa prospérité (car le comte lui avait fait un engagement assez avantageux), Anzoleto était accablé d'un profond dégoût, et succombait sous le poids d'un bonheur déplorable. C'était pitié de le voir se traîner aux répétitions, attaché au bras de la triomphante Corilla, pâle, languissant, beau comme un ange, ridicule de fatuité, ennuyé comme un homme qu'on adore, anéanti et débraillé sous les lauriers et les myrtes qu'il avait si aisément et si largement cueillis. Même aux représentations, lorsqu'il était en scène avec sa fougueuse amante, il cédait au besoin de protester contre elle par son attitude superbe et sa langueur impertinente. Lorsqu'elle le dévorait des yeux, il semblait, par ses regards, dire au public: N'allez pas croire que je réponde à tant d'amour. Qui m'en délivrera, au contraire, me rendra un grand service.

Le fait est qu'Anzoleto, gâté et corrompu par la Corilla, tournait contre elle les instincts d'égoïsme et d'ingratitude qu'elle lui suggérait contre le monde entier. Il ne lui restait plus dans le coeur qu'un sentiment vrai et pur dans son essence: l'indestructible amour qu'en dépit de ses vices il nourrissait pour Consuelo. Il pouvait s'en distraire, grâce à sa légèreté naturelle; mais il n'en pouvait pas guérir, et cet amour lui revenait comme un remords, comme une torture, au milieu de ses plus coupables égarements. Infidèle à la Corilla, adonné à mille intrigues galantes, un jour avec la Clorinda pour se venger en secret du comte, un autre avec quelque illustre beauté du grand monde, et le troisième avec la plus malpropre des comparses; passant du boudoir mystérieux à l'orgie insolente, et des fureurs de la Corilla aux insouciantes débauches de la table, il semblait qu'il eût pris à tâche d'étouffer en lui tout souvenir du passé. Mais au milieu de ce désordre, un spectre semblait s'acharner à ses pas; et de longs sanglots s'échappaient de sa poitrine, lorsqu'au milieu de la nuit, il passait en gondole, avec ses bruyants compagnons de plaisir, le long des sombres masures de la Corte-Minelli.

La Corilla, longtemps dominée par ses mauvais traitements, et portée, comme toutes les âmes viles, à n'aimer qu'en raison des mépris et des outrages qu'elle recevait, commençait pourtant elle-même à se lasser de cette passion funeste. Elle s'était flattée de vaincre et d'enchaîner cette sauvage indépendance. Elle y avait travaillé avec acharnement, elle y avait tout sacrifié. Quand elle reconnut qu'elle n'y parviendrait jamais, elle commença à le haïr, et à chercher des distractions et des vengeances. Une nuit qu'Anzoleto errait en gondole dans Venise avec la Clorinda, il vit filer rapidement une autre gondole dont le fanal éteint annonçait quelque furtif rendez-vous. Il y fit peu d'attention; mais la Clorinda, qui, dans sa frayeur d'être découverte, était toujours aux aguets, lui dit:

«Allons plus lentement. C'est la gondole du comte; j'ai reconnu le gondolier.

—En ce cas, allons plus vite, répondit Anzoleto; je veux le rejoindre, et savoir de quelle infidélité il paie la tienne cette nuit.

—Non, non, retournons! s'écria Clorinda. Il a l'oeil si perçant; et l'oreille si fine! Gardons-nous bien de le troubler.

—Marche! te dis-je, cria Anzoleto à son barcarolle; je veux rejoindre cette barque que tu vois là devant nous.»

Ce fut, malgré la prière et la terreur de Clorinda, l'affaire d'un instant. Les deux barques s'effleurèrent de nouveau, et Anzoleto entendit un éclat de rire mal étouffé partir de la gondole.

«A la bonne heure, dit-il, ceci est de bonne guerre: c'est la Corilla qui prend le frais avec monsieur le comte.»

En parlant ainsi, Anzoleto sauta sur l'avant de sa gondole, prit la rame des mains de son barcarolle, et suivant l'autre gondole avec rapidité, la rejoignit, l'effleura de nouveau, et, soit qu'il eût entendu son nom au milieu des éclats de rire de la Corilla, soit qu'un accès de démence se fût emparé de lui, il se mit à dire tout haut:

«Chère Clorinda, tu es sans contredit la plus belle et la plus aimée de toutes les femmes.

—J'en disais autant tout à l'heure à la Corilla, répondit aussitôt le comte en sortant de sa cabanette, et en s'avançant vers l'autre barque avec une grande aisance; et maintenant que nos promenades sont terminées de part et d'autre, nous pourrions faire un échange, comme entre gens de bonne foi qui trafiquent de richesses équivalentes:

«Monsieur le comte rend justice à ma loyauté, répondit Anzoleto sur le même ton. Je vais, s'il veut bien le permettre, lui offrir mon bras pour qu'il puisse venir reprendre son bien où il le retrouve.»

Le comte avança le bras pour s'appuyer sur Anzoleto, dans je ne sais quelle intention railleuse et méprisante pour lui et leurs communes maîtresses. Mais le ténor, dévoré de haine, et transporté d'une rage profonde, s'élança de tout le poids de son corps sur la gondole du comte, et la fit chavirer en s'écriant d'une voix sauvage:

«Femme pour femme, monsieur le comte; et gondole pour gondole!»

Puis, abandonnant ses victimes à leur destinée, ainsi que la Clorinda à sa stupeur et aux conséquences de l'aventure, il gagna à la nage la rive opposée, prit sa course à travers les rues sombres et tortueuses, entra dans son logement, changea de vêtements en un clin d'oeil, emporta tout l'argent qu'il possédait, sortit, se jeta dans la première chaloupe qui mettait à la voile; et, cinglant vers Trieste, il fit claquer ses doigts en signe de triomphe, en voyant les clochers et les dômes de Venise s'abaisser sous les flots aux premières clartés du matin.

XXII.

Dans la ramification occidentale des monts Carpathes qui sépare la Bohême de la Bavière, et qui prend dans ces contrées le nom de Boehmer-Wald (forêt de Bohême), s'élevait encore, il y a une centaine d'années, un vieux manoir très vaste, appelé, en vertu de je ne sais quelle tradition, le Château des Géants. Quoiqu'il eut de loin l'apparence d'une antique forteresse, ce n'était plus qu'une maison de plaisance, décorée à l'intérieur, dans le goût, déjà suranné à cette époque, mais toujours somptueux et noble, de Louis XIV. L'architecture féodale avait aussi subi d'heureuses modifications dans les parties de l'édifice occupées par les seigneurs de Rudolstadt, maîtres de ce riche domaine.

Cette famille, d'origine bohème, avait germanisé son nom en abjurant la Réforme à l'époque la plus tragique de la guerre de trente ans. Un noble et vaillant aïeul, protestant inflexible, avait été massacré sur la montagne voisine de son château par la soldatesque fanatique. Sa veuve, qui était de famille saxonne, sauva la fortune et la vie de ses jeunes enfants, en se proclamant catholique, et en confiant l'éducation des héritiers de Rudolstadt à des jésuites. Après deux générations, la Bohême étant muette et opprimée, la puissance autrichienne définitivement affermie, la gloire et les malheurs de la Réforme oubliés, du moins en apparence, les seigneurs de Rudolstadt pratiquaient doucement les vertus chrétiennes, professaient le dogme romain, et vivaient dans leurs terres avec une somptueuse simplicité, en bons aristocrates et en fidèles serviteurs de Marie-Thérèse. Ils avaient fait leurs preuves de bravoure autrefois au service de l'empereur Charles VI. Mais on s'étonnait que le dernier de cette race illustre et vaillante, le jeune Albert, fils unique du comte Christian de Rudolstadt, n'eût point porté les armes dans la guerre de succession qui venait de finir, et qu'il fut arrivé à l'âge de trente ans sans avoir connu ni recherché d'autre grandeur que celle de sa naissance et de sa fortune. Cette conduite étrange avait inspiré à sa souveraine des soupçons de complicité avec ses ennemis. Mais le comte Christian, ayant eu l'honneur de recevoir l'impératrice dans son château, lui avait donné de la conduite de son fils des excuses dont elle avait paru satisfaite. De l'entretien de Marie-Thérèse avec le comte de Rudolstadt, rien n'avait transpiré. Un mystère étrange régnait dans le sanctuaire de cette famille dévote et bienfaisante, que, depuis dix ans, aucun voisin ne fréquentait assidûment; qu'aucune affaire, aucun plaisir, aucune agitation politique ne faisait sortir de ses domaines; qui payait largement, et sans murmurer, tous les subsides de la guerre, ne montrant aucune agitation au milieu des dangers et des malheurs publics; qui, enfin, ne semblait plus vivre de la même vie que les autres nobles, et de laquelle on se méfiait, bien qu'on n'eût jamais eu à enregistrer de ses faits extérieurs que de bonnes actions et de nobles procédés. Ne sachant à quoi attribuer cette vie froide et retirée, on accusait les Rudolstadt, tantôt de misanthropie, tantôt d'avarice; mais comme, à chaque instant, leur conduite donnait un démenti à ces imputations, on était réduit à leur reprocher simplement trop d'apathie et de nonchalance. On disait que le comte Christian n'avait pas voulu exposer les jours de son fils unique, dernier héritier de son nom, dans ces guerres désastreuses, et que l'impératrice avait accepté, en échange de ses services militaires, une somme d'argent assez forte pour équiper un régiment de hussards. Les nobles dames qui avaient des filles à marier disaient que le comte avait fort bien agi; mais lorsqu'elles apprirent la résolution que semblait manifester Christian de marier son fils dans sa propre famille, en lui faisant épouser la fille du baron Frédérick, son frère; quand elles surent que la jeune baronne Amélie venait de quitter le couvent où elle avait été élevée à Prague, pour habiter désormais, auprès de son cousin, le château des Géants, ces nobles dames déclarèrent unanimement que la famille des Rudolstadt était une tanière de loups, tous plus insociables et plus sauvages les uns que les autres. Quelques serviteurs incorruptibles et quelques amis dévoués surent seuls le secret de la famille, et le gardèrent fidèlement.

Cette noble famille était rassemblée un soir autour d'une table chargée à profusion de gibier et de ces mets substantiels dont nos aïeux se nourrissaient encore à cette époque dans les pays slaves, en dépit des raffinements que la cour de Louis XV avait introduits dans les habitudes aristocratiques d'une grande partie de l'Europe. Un poêle immense, où brûlaient des chênes tout entiers, réchauffait la salle vaste et sombre. Le comte Christian venait d'achever à voix haute le Benedicite, que les autres membres de la famille avaient écouté debout. De nombreux serviteurs, tous vieux et graves, en costume du pays, en larges culottes de Mameluks, et en longues moustaches, se pressaient lentement autour de leurs maîtres révérés. Le chapelain du château s'assit à la droite du comte, et sa nièce, la jeune baronne Amélie, à sa gauche, le côté du coeur, comme il affectait de le dire avec un air de galanterie austère et paternelle. Le baron Frédérick, son frère puîné, qu'il appelait toujours son jeune frère, parce qu'il n'avait guère que soixante ans, se plaça en face de lui. La chanoinesse Wenceslawa de Rudolstadt, sa soeur aînée, respectable personnage sexagénaire affligé d'une bosse énorme et d'une maigreur effrayante, s'assit à un bout de la table, et le comte Albert, fils du comte Christian, le fiancé d'Amélie, le dernier des Rudolstadt, vint, pâle et morne, s'installer d'un air distrait à l'autre bout, vis-à-vis de sa noble tante.

De tous ces personnages silencieux, Albert était certainement le moins disposé et le moins habitué à donner de l'animation aux autres. Le chapelain était si dévoué à ses maîtres et si respectueux envers le chef de la famille, qu'il n'ouvrait guère la bouche sans y être sollicité par un regard du comte Christian; et celui-ci était d'une nature si paisible et si recueillie, qu'il n'éprouvait presque jamais le besoin de chercher dans les autres une distraction à ses propres pensées.

Le baron Frédérick était un caractère moins profond et un tempérament plus actif; mais son esprit n'était guère plus animé. Aussi doux et aussi bienveillant que son aîné, il avait moins d'intelligence et d'enthousiasme intérieur. Sa dévotion était toute d'habitude et de savoir-vivre. Son unique passion était la chasse. Il y passait toutes ses journées, rentrait chaque soir, non fatigué (c'était un corps de fer), mais rouge, essoufflé, et affamé. Il mangeait comme dix, buvait comme trente, s'égayait un peu au dessert en racontant comment son chien Saphyr avait forcé le lièvre, comment sa chienne Panthère avait dépisté le loup, comment son faucon Attila avait pris le vol; et quand on l'avait écouté avec une complaisance inépuisable, il s'assoupissait doucement auprès du feu dans un grand fauteuil de cuir noir jusqu'à ce que sa fille l'eût averti que son heure d'aller se mettre au lit venait de sonner.

La chanoinesse était la plus causeuse de la famille. Elle pouvait même passer pour babillarde; car il lui arrivait au moins deux fois par semaine de discuter un quart d'heure durant avec le chapelain sur la généalogie des familles bohèmes, hongroises et saxonnes, qu'elle savait sur le bout de son doigt, depuis celle des rois jusqu'à celle du moindre gentilhomme.

Quant au comte Albert, son extérieur avait quelque chose d'effrayant et de solennel pour les autres, comme si chacun de ses gestes eût été un présage, et chacune de ses paroles une sentence. Par une bizarrerie inexplicable à quiconque n'était pas initié au secret de la maison, dès qu'il ouvrait la bouche, ce qui n'arrivait pas toujours une fois par vingt-quatre heures, tous les regards des parents et des serviteurs se portaient sur lui; et alors on eût pu lire sur tous les visages une anxiété profonde, une sollicitude douloureuse et tendre excepté cependant sur celui de la jeune Amélie, qui n'accueillait pas toujours ses paroles sans un mélange d'impatience ou de moquerie, et qui, seule, osait y répondre avec une familiarité dédaigneuse ou enjouée, suivant sa disposition du moment.

Cette jeune fille, blonde, un peu haute en couleur, vive et bien faite, était une petite perle de beauté; et quand sa femme de chambre le lui disait pour la consoler de son ennui: «Hélas! répondait la jeune fille, je suis une perle enfermée dans ma triste famille comme dans une huître dont cet affreux château des Géants est l'écaille.» C'est en dire assez pour faire comprendre au lecteur quel pétulant oiseau renfermait cette impitoyable cage.

Ce soir-là le silence solennel qui pesait sur la famille, particulièrement au premier service (car les deux vieux seigneurs, la chanoinesse et le chapelain avaient une solidité et une régularité d'appétit qui ne se démentaient en aucune saison de l'année), fut interrompue par le comte Albert.

«Quel temps affreux!» dit-il avec un profond soupir.

Chacun se regarda avec surprise; car si le temps était devenu sombre et menaçant, depuis une heure qu'on se tenait dans l'intérieur du château et que les épais volets de chêne étaient fermés, nul ne pouvait s'en apercevoir. Un calme profond régnait au dehors comme au dedans, et rien n'annonçait qu'une tempête dût éclater prochainement.

Cependant nul ne s'avisa de contredire Albert; et Amélie seule se contenta de hausser les épaules, tandis que le jeu des fourchettes et le cliquetis de la vaisselle, échangée lentement par les valets, recommençait après un moment d'interruption et d'inquiétude.

«N'entendez-vous pas le vent qui se déchaîne dans les sapins du
Boehmer-Wald, et la voix du torrent qui monte jusqu'à vous?» reprit
Albert d'une voix plus haute, et avec un regard fixe dirigé vers son
père.

Le comte Christian ne répondit rien. Le baron, qui avait coutume de tout concilier, répondit, sans quitter des yeux le morceau de venaison qu'il taillait d'une main athlétique comme il eût fait d'un quartier de granit:

«En effet, le vent était à la pluie au coucher du soleil, et nous pourrions bien avoir mauvais temps pour la journée de demain.»

Albert sourit d'un air étrange, et tout redevint morne.

Mais cinq minutes s'étaient à peine écoulées qu'un coup de vent terrible ébranla les vitraux des immenses croisées, rugit à plusieurs reprises en battant comme d'un fouet les eaux du fossé, et se perdit dans les hauteurs de la montagne avec un gémissement si aigu et si plaintif que tous les visages en pâlirent, à l'exception de celui d'Albert, qui sourit encore avec la même expression indéfinissable que la première fois.

«Il y a en ce moment, dit-il, une âme que l'orage pousse vers nous. Vous feriez bien, monsieur le chapelain, de prier pour ceux qui voyagent dans nos âpres montagnes sous le coup de la tempête.

—Je prie à toute heure et du fond de mon âme, répondit le chapelain tout tremblant, pour ceux qui cheminent dans les rudes sentiers de la vie, sous la tempête des passions humaines.

—Ne lui répondez donc pas, monsieur le chapelain, dit Amélie sans faire attention aux regards et aux signes qui l'avertissaient de tous côtés de ne pas donner de suite à cet entretien; vous savez bien que mon cousin se fait un plaisir de tourmenter les autres en leur parlant par énigmes. Quant à moi, je ne tiens guère à savoir le mot des siennes.»

Le comte Albert ne parut pas faire plus attention aux dédains de sa cousine qu'elle ne prétendait en accorder à ses discours bizarres. Il mit un coude dans son assiette, qui était presque toujours vide et nette devant lui, et regarda fixement la nappe damassée, dont il semblait compter les fleurons et les rosaces, bien qu'il fût absorbé dans une sorte de rêve extatique.

XXIII.

Une tempête furieuse éclata durant le souper; lequel durait toujours deux heures, ni plus ni moins, même les jours d'abstinence, que l'on observait religieusement, mais qui ne dégageaient point le comte du joug de ses habitudes, aussi sacrées pour lui que les ordonnances de l'église romaine. L'orage était trop fréquent dans ces montagnes, et les immenses forêts qui couvraient encore leurs flancs à cette époque, donnaient au bruit du vent et de la foudre des retentissements et des échos trop connus des hôtes du château, pour qu'un accident de cette nature les émût énormément. Cependant l'agitation extraordinaire que montrait le comte Albert se communiqua involontairement à la famille; et le baron, troublé dans les douceurs de sa réfection, en eût éprouvé quelque humeur, s'il eût été possible à sa douceur bienveillante de se démentir un seul instant. Il se contenta de soupirer profondément lorsqu'un épouvantable éclat de la foudre, survenu à l'entremets, impressionna l'écuyer tranchant au point de lui faire manquer la noix du jambon de sanglier qu'il entamait en cet instant.

«C'est une affaire faite! dit-il, en adressant un sourire compatissant au pauvre écuyer consterné de sa mésaventure.

—Oui, mon oncle, vous avez raison! s'écria le comte Albert d'une voix forte, et en se levant; c'est une affaire faite. Le Hussite est abattu; la foudre le consume. Le printemps ne reverdira plus son feuillage.

—Que veux-tu dire, mon fils? demanda le vieux Christian avec tristesse; parles-tu du grand chêne de Schreckenstein[1]?

[1 Schreckenstein (pierre d'épouvante); plusieurs endroits portent ce nom dans ces contrées.]

—Oui, mon père, je parle du grand chêne aux branches duquel nous avons fait pendre, l'autre semaine, plus de vingt moines augustins.

—Il prend les siècles pour des semaines, à présent! dit la chanoinesse à voix basse en faisant un grand signe de croix. S'il est vrai, mon cher enfant, ajouta-t-elle plus haut et en s'adressant à son neveu, que vous ayez vu dans votre rêve une chose réellement arrivée, ou devant arriver prochainement (comme en effet ce hasard singulier s'est rencontré plusieurs fois dans votre imagination), ce ne sera pas une grande perte pour nous que ce vilain chêne à moitié desséché, qui nous rappelle, ainsi que le rocher qu'il ombrage, de si funestes souvenirs historiques.

—Quant à moi, reprit vivement Amélie, heureuse de trouver enfin une occasion de dégourdir un peu sa petite langue, je remercierais l'orage de nous avoir débarrassés du spectacle de cette affreuse potence dont les branches ressemblent à des ossements, et dont le tronc couvert d'une mousse rougeâtre paraît toujours suinter du sang. Je ne suis jamais passée le soir sous son ombre sans frissonner au souffle du vent qui râle dans son feuillage, comme des soupirs d'agonie, et je recommande alors mon âme à Dieu tout en doublant le pas et en détournant la tête.

—Amélie, reprit le jeune comte, qui, pour la première fois peut-être, depuis bien des jours, avait écouté avec attention les paroles de sa cousine, vous avez bien fait de ne pas rester sous le Hussite, comme je l'ai fait des heures et des nuits entières. Vous eussiez vu et entendu là des choses qui vous eussent glacée d'effroi, et dont le souvenir ne se fût jamais effacé de votre mémoire.

—Taisez-vous, s'écria la jeune baronne en tressaillant sur sa chaise comme pour s'éloigner de la table où s'appuyait Albert, je ne comprends pas l'insupportable amusement que vous vous donnez de me faire peur, chaque fois qu'il vous plaît de desserrer les dents.

—Plût au ciel, ma chère Amélie, dit le vieux Christian avec douceur, que ce fût en effet un amusement pour votre cousin de dire de pareilles choses!

—Non, mon père, c'est très-sérieusement que je vous parle, reprit le comte Albert. Le chêne de la pierre d'épouvante est renversé, fendu en quatre, et vous pouvez demain envoyer les bûcherons pour le dépecer; je planterai un cyprès à la place, et je l'appellerai non plus le Hussite, mais le Pénitent; et la pierre d'épouvante, il y a longtemps que vous eussiez dû la nommer pierre d'expiation.

—Assez, assez, mon fils, dit le vieillard avec une angoisse extrême. Éloignez de vous ces tristes images, et remettez-vous à Dieu du soin de juger les actions des hommes.

—Les tristes images ont disparu, mon père; elles rentrent dans le néant avec ces instruments de supplice que le souffle de l'orage et le feu du ciel viennent de coucher dans la poussière. Je vois, à la place des squelettes qui pendaient aux branches, des fleurs et des fruits que le zéphyr balance aux rameaux d'une tige nouvelle. A la place de l'homme noir qui chaque nuit rallumait le bûcher, je vois une âme toute blanche et toute céleste qui plane sur ma tète et sur la vôtre. L'orage se dissipe, ô mes chers parents! Le danger est passé, ceux qui voyagent sont à l'abri; mon âme est en paix. Le temps de l'expiation touche à sa fin. Je me sens renaître.

—Puisses-tu dire vrai, ô mon fils bien-aimé! répondit le vieux Christian d'une voix émue et avec un accent de tendresse profonde; puisses-tu être délivré des visions et des fantômes qui assiègent ton repos! Dieu me ferait-il cette grâce, de rendre à mon cher Albert le repos, l'espérance, et la lumière de la foi!»

Avant que le vieillard eût achevé ces affectueuses paroles, Albert s'était doucement incliné sur la table, et paraissait tombé subitement dans un paisible sommeil.

«Qu'est-ce que cela signifie encore? dit la jeune baronne à son père; le voilà qui s'endort à table? c'est vraiment fort galant!

—Ce sommeil soudain et profond, dit le chapelain en regardant le jeune homme avec intérêt, est une crise favorable et qui me fait présager, pour quelque temps du moins, un heureux changement dans sa situation.

—Que personne ne lui parle, dit le comte Christian, et ne cherche à le tirer de cet assoupissement.

—Seigneur miséricordieux! dit la chanoinesse avec effusion en joignant les mains, faites que sa prédiction constante se réalise, et que le jour où il entre dans sa trentième année soit celui de sa guérison définitive!

—Amen, ajouta le chapelain avec componction. Élevons tous nos coeurs vers le Dieu de miséricorde; et, en lui rendant grâces de la nourriture que nous venons de prendre, supplions-le de nous accorder la délivrance de ce noble enfant, objet de toutes nos sollicitudes.»

On se leva pour réciter les grâces, et chacun resta debout pendant quelques minutes, occupé à prier intérieurement pour le dernier des Rudolstadt. Le vieux Christian y mit tant de ferveur, que deux grosses larmes coulèrent sur ses joues flétries.

Le vieillard venait de donner à ses fidèles serviteurs l'ordre d'emporter son fils dans son appartement, lorsque le baron Frédérick, ayant cherché naïvement dans sa cervelle par quel acte de dévouement il pourrait contribuer au bien-être de son cher neveu, dit à son aîné d'un air de satisfaction enfantine: «Il me vient une bonne idée, frère. Si ton fils se réveille dans la solitude de son appartement, au milieu de sa digestion, il peut lui venir encore quelques idées noires, par suite de quelques mauvais rêves. Fais-le transporter dans le salon, et qu'on l'asseye sur mon grand fauteuil. C'est le meilleur de la maison pour dormir. Il y sera mieux que dans son lit; et quand il se réveillera, il trouvera du moins un bon feu pour égayer ses regards, et des figures amies pour réjouir son coeur.

—Vous avez raison, mon frère, répondit Christian: on peut en effet le transporter au salon, et le coucher sur le grand sofa.

—Il est très-pernicieux de dormir étendu après souper, s'écria le baron. Croyez-moi, frère, je sais cela par expérience. Il faut lui donner mon fauteuil. Oui, je veux absolument qu'il ait mon fauteuil.»

Christian comprit que refuser l'offre de son frère serait lui faire un véritable chagrin. On installa donc le jeune comte dans le fauteuil de cuir du vieux chasseur, sans qu'il s'aperçût en aucune façon du dérangement, tant son sommeil était voisin de l'état léthargique. Le baron s'assit tout joyeux et tout fier sur un autre siège, se chauffant les tibias devant un feu digne des temps antiques, et souriant d'un air de triomphe chaque fois que le chapelain faisait la remarque que ce sommeil du comte Albert devait avoir un heureux résultat. Le bonhomme se promettait de sacrifier sa sieste aussi bien que son fauteuil, et de s'associer au reste de sa famille pour veiller sur le jeune comte; mais, au bout d'un quart d'heure, il s'habitua si bien à son nouveau siège, qu'il se mit à ronfler sur un ton à couvrir les derniers grondements du tonnerre, qui se perdaient par degrés dans l'éloignement.

Le bruit de la grosse cloche du château (celle qu'on ne sonnait que pour les visites extraordinaires) se fit tout à coup entendre, et le vieux Hanz, le doyen des serviteurs de la maison, entra peu après, tenant une grande lettre qu'il présenta au comte Christian, sans dire une seule parole. Puis il sortit pour attendre dans la salle voisine les ordres de son maître; Christian ouvrit la lettre, et, ayant jeté les yeux sur la signature, présenta ce papier à la jeune baronne en la priant de lui en faire la lecture. Amélie, curieuse et empressée, s'approcha d'une bougie, et lut tout haut ce qui suit:

«Illustre et bien-aimé seigneur comte,»

«Votre excellence me fait l'honneur de me demander un service. C'est m'en rendre un plus grand encore que tous ceux que j'ai reçus d'elle, et dont mon coeur chérit et conserve le souvenir. Malgré mon empressement à exécuter ses ordres révérés, je n'espérais pas, cependant, trouver la personne qu'elle me demande aussi promptement et aussi convenablement que je désirais le faire. Mais des circonstances favorables venant à coïncider d'une manière imprévue avec les désirs de votre seigneurie, je m'empresse de lui envoyer une jeune personne qui remplit une partie des conditions imposées. Elle ne les remplit cependant pas toutes. Aussi, je ne l'envoie que provisoirement, et pour donner à votre illustre et aimable nièce le loisir d'attendre sans trop d'impatience un résultat plus complet de mes recherches et de mes démarches.»

«La personne qui aura l'honneur de vous remettre cette lettre est mon élève, et ma fille adoptive en quelque sorte; elle sera, ainsi que le désire l'aimable baronne Amélie, à la fois une demoiselle de compagnie obligeante, et gracieuse, et une institutrice savante dans la musique. Elle n'a point, du reste, l'instruction que vous réclamez d'une gouvernante. Elle parle facilement plusieurs langues; mais elle ne les sait peut-être pas assez correctement pour les enseigner. Elle possède à fond la musique, et chante remarquablement bien. Vous serez satisfait de son talent, de sa voix et de son maintien. Vous ne le serez pas moins de la douceur et de la dignité de son caractère, et vos seigneuries pourront l'admettre dans leur intimité sans crainte de lui voir jamais commettre une inconvenance, ni donner la preuve d'un mauvais sentiment. Elle désire être libre dans la mesure de ses devoirs envers votre noble famille, et ne point recevoir d'honoraires. En un mot, ce n'est ni une duègne ni une suivante que j'adresse à l'aimable baronne, mais une compagne et une amie, ainsi qu'elle m'a fait l'honneur de me le demander dans le gracieux post-scriptum ajouté de sa belle main à la lettre de votre excellence.»

«Le seigneur Corner, nommé à l'ambassade d'Autriche, attend l'ordre de son départ. Mais il est à peu près certain que cet ordre n'arrivera pas avant deux mois. La signora Corner, sa digne épouse et ma généreuse élève, veut m'emmener, à Vienne, où, selon elle, ma carrière doit prendre une face plus heureuse. Sans croire à un meilleur avenir, je cède à ses offres bienveillantes, avide que je suis de quitter l'ingrate Venise où je n'ai éprouvé que déceptions, affronts et revers de tous genres. Il me tarde de revoir la noble Allemagne, où j'ai connu des jours plus heureux et plus doux, et les amis vénérables que j'y ai laissés. Votre seigneurie sait bien qu'elle occupe une des premières places dans les souvenirs de ce vieux coeur froissé, mais non refroidi, qu'elle a rempli d'une éternelle affection et d'une profonde gratitude. C'est donc à vous, seigneur illustrissime, que je recommande et confie ma fille adoptive, vous demandant pour elle hospitalité, protection et bénédiction. Elle saura reconnaître vos bontés par son zèle à se rendre utile et agréable à la jeune baronne. Dans trois mois au plus j'irai la reprendre, et vous présenter à sa place une institutrice qui pourra contracter avec votre illustre famille de plus longs engagements.»

«En attendant ce jour fortuné où je presserai dans mes mains la main du meilleur des hommes, j'ose me dire, avec respect et fierté, le plus humble des serviteurs et le plus dévoué des amis de votre excellence chiarissima, stimatissima, illustrissima, etc.»

   «NICOLAS PORPORA.
   Maître de chapelle, compositeur et professeur de chant,
   «Venise, le…., 17..»

Amélie sauta de joie en achevant cette lettre, tandis que le vieux comte répétait à plusieurs reprises avec attendrissement: «Digne Porpora, excellent ami, homme respectable!

—Certainement, certainement, dit la chanoinesse Wenceslawa, partagée entre la crainte de voir les habitudes de la famille dérangées par l'arrivée d'une étrangère, et le désir d'exercer noblement les devoirs de l'hospitalité: il faudra la bien recevoir, la bien traiter … Pourvu qu'elle ne s'ennuie pas ici!…

—Mais, mon oncle, où donc est ma future amie, ma précieuse maîtresse? s'écria la jeune baronne sans écouter les réflexions de sa tante. Sans doute elle va arriver bientôt en personne?… Je l'attends avec une impatience …»

Le comte Christian sonna. «Hanz, dit-il au vieux serviteur, par qui cette lettre vous a-t-elle été remise?

—Par une dame, monseigneur maître.

—Elle est déjà ici? s'écria Amélie. Où donc, où donc?

—Dans sa chaise de poste, à l'entrée du pont-levis.

—Et vous l'avez laissée se morfondre à la porte du château, au lieu de l'introduire tout de suite au salon?

—Oui, madame la baronne, j'ai pris la lettre; j'ai défendu au postillon de mettre le pied hors de l'étrier, ni de quitter ses rênes. J'ai fait relever le pont derrière moi, et j'ai remis la lettre à monseigneur maître.

—Mais c'est absurde, impardonnable, de faire attendre ainsi par le mauvais temps les hôtes qui nous arrivent! Ne dirait-on pas que nous sommes dans une forteresse, et que tous les gens qui en approchent sont des ennemis! Courez donc, Hanz!»

Hanz resta, immobile comme une statue. Ses yeux seuls exprimaient le regret de ne pouvoir obéir aux désirs de sa jeune maîtresse; mais un boulet de canon passant sur sa tête n'eût pas dérangé d'une ligne l'attitude impassible dans laquelle il attendait les ordres souverains de son vieux maître.

«Le fidèle Hanz ne connaît que son devoir et sa consigne, ma chère enfant, dit enfin le comte Christian avec une lenteur qui fit bouillir le sang de la baronne. Maintenant, Hanz, allez faire ouvrir la grille et baisser le pont. Que tout le monde aille avec des flambeaux recevoir la voyageuse; qu'elle soit ici la bienvenue!»

Hanz ne montra pas la moindre surprise d'avoir à introduire d'emblée une inconnue dans cette maison, où les parents les plus proches et les amis les plus sûrs n'étaient jamais admis sans précautions et sans lenteurs. La chanoinesse alla donner des ordres pour le souper de l'étrangère. Amélie voulut courir au pont-levis; mais son oncle, tenant à honneur d'aller lui-même à la rencontre de son hôtesse, lui offrit son bras; et force fut à l'impétueuse petite baronne de se traîner majestueusement jusqu'au péristyle, où déjà la chaise de poste venait de déposer sur les premières marches l'errante et fugitive Consuelo.

XXIV.

Depuis trois mois que la baronne Amélie s'était mis en tête d'avoir une compagne, pour l'instruire bien moins que pour dissiper l'ennui de son isolement, elle avait fait cent fois dans son imagination le portrait de sa future amie. Connaissant l'humeur chagrine du Porpora, elle avait craint qu'il ne lui envoyât une gouvernante austère et pédante. Aussi avait-elle écrit en cachette au professeur pour lui annoncer qu'elle ferait un très mauvais accueil à toute gouvernante âgée de plus de vingt-cinq ans, comme s'il n'eût pas suffi qu'elle exprimât son désir à de vieux parents dont elle était l'idole et la souveraine.

En lisant la réponse du Porpora, elle fut si transportée, qu'elle improvisa tout d'un trait dans sa tête une nouvelle image de la musicienne, fille adoptive du professeur, jeune, et Vénitienne surtout, c'est-à-dire, dans les idées d'Amélie, faite exprès pour elle, à sa guise et à sa ressemblance.

Elle fut donc un peu déconcertée lorsqu'au lieu de l'espiègle enfant couleur de rose qu'elle rêvait déjà, elle vit une jeune personne pâle, mélancolique et très interdite. Car au chagrin profond dont son pauvre coeur était accablé, et à la fatigue d'un long et rapide voyage, une impression pénible et presque mortelle était venue se joindre dans l'âme de Consuelo, au milieu de ces vastes forêts de sapins battues par l'orage, au sein de cette nuit lugubre traversée de livides éclairs, et surtout à l'aspect de ce sombre château, où les hurlements de la meute du baron et la lueur des torches que portaient les serviteurs répandaient quelque chose de vraiment sinistre. Quel contraste avec le firmamento lucido de Marcello, le silence harmonieux des nuits de Venise, la liberté confiante de sa vie passée au sein de l'amour et de la riante poésie! Lorsque la voiture eut franchi lentement le pont-levis qui résonna sourdement sous les pieds des chevaux, et que la herse retomba derrière elle avec un affreux grincement, il lui sembla qu'elle entrait dans l'enfer du Dante, et saisie de terreur, elle recommanda son âme à Dieu.

Sa figure était donc bouleversée lorsqu'elle se présenta devant ses hôtes; et celle du comte Christian venant à la frapper tout d'un coup, cette longue figure blême, flétrie par l'âge et le chagrin, et ce grand corps maigre et raide sous son costume antique, elle crut voir le spectre d'un châtelain du moyen âge; et, prenant tout ce qui l'entourait pour une vision, elle recula en étouffant un cri d'effroi.

Le vieux comte, n'attribuant son hésitation et sa pâleur qu'à l'engourdissement de la voiture et à la fatigue du voyage, lui offrit son bras pour monter le perron, en essayant de lui adresser quelques paroles d'intérêt et de politesse. Mais le digne homme, outre que la nature lui avait donné un extérieur froid et réservé, était devenu, depuis plusieurs années d'une retraite absolue, tellement étranger au monde, que sa timidité avait redoublé, et que, sous un aspect grave et sévère au premier abord, il cachait le trouble et la confusion d'un enfant. L'obligation qu'il s'imposa de parler italien (langue qu'il avait sue passablement, mais dont il n'avait plus l'habitude) ajoutant à son embarras, il ne put que balbutier quelques paroles que Consuelo entendit à peine, et qu'elle prit pour le langage inconnu et mystérieux des ombres.

Amélie, qui s'était promis de se jeter à son cou pour l'apprivoiser tout de suite, ne trouva rien à lui dire, ainsi qu'il arrive souvent par contagion aux natures les plus entreprenantes, lorsque la timidité d'autrui semble prête à reculer devant leurs prévenances.

Consuelo fut introduite dans la grande salle où l'on avait soupé. Le comte, partagé entre le désir de lui faire honneur, et la crainte de lui montrer son fils plongé dans un sommeil léthargique, s'arrêta irrésolu; et Consuelo, toute tremblante, sentant ses genoux fléchir, se laissa tomber sur le premier siège qui se trouva auprès d'elle.

«Mon oncle, dit Amélie qui comprenait l'embarras du vieux comte, je crois que nous ferions bien de recevoir ici la signora. Il y fait plus chaud que dans le grand salon, et elle doit être transie par ce vent d'orage si froid dans nos montagnes. Je vois avec chagrin qu'elle tombe de fatigue, et je suis sûre qu'elle a plus besoin d'un bon souper et d'un bon sommeil que de toutes nos cérémonies. N'est-il pas vrai, ma chère signora?» ajouta-t-elle en s'enhardissant jusqu'à presser doucement de sa jolie main potelée le bras languissant de Consuelo.

Le son de cette voix fraîche qui prononçait l'italien avec une rudesse allemande très-franche, rassura Consuelo. Elle leva ses yeux voilés par la crainte sur le joli visage de la jeune baronne, et ce regard échangé entre elles rompit la glace aussitôt. La voyageuse comprit tout de suite que c'était là son élève, et que cette charmante tête n'était pas celle d'un fantôme. Elle répondit à l'étreinte de sa main, confessa qu'elle était tout étourdie du bruit de la voiture, et que l'orage l'avait beaucoup effrayée. Elle se prêta à tous les soins qu'Amélie voulut lui rendre, s'approcha du feu, se laissa débarrasser de son mantelet, accepta l'offre du souper quoiqu'elle n'eût pas faim le moins du monde, et, de plus en plus rassurée par l'amabilité croissante de sa jeune hôtesse, elle retrouva enfin la faculté de voir, d'entendre et de répondre.

Tandis que les domestiques servaient le souper, la conversation s'engagea naturellement sur le Porpora. Consuelo fut heureuse d'entendre le vieux comte parler de lui comme de son ami, de son égal, et presque de son supérieur. Puis on en revint à parler du voyage de Consuelo, de la route qu'elle avait tenue, et surtout de l'orage qui avait dû l'épouvanter.

«Nous sommes habitués, à Venise, répondit Consuelo, à des tempêtes encore plus soudaines, et beaucoup plus dangereuses; car dans nos gondoles, en traversant la ville, et jusqu'au seuil de nos maisons, nous risquons de faire naufrage. L'eau, qui sert de pavé à nos rues, grossit et s'agite comme les flots de la mer, et pousse nos barques fragiles le long des murailles avec tant de violence, qu'elles peuvent s'y briser avant que nous ayons eu le temps d'aborder. Cependant, bien que j'aie vu de près de semblables accidents et que je ne sois pas très peureuse, j'ai été plus effrayée ce soir que je ne l'avais été de ma vie, par la chute d'un grand arbre que la foudre a jeté du haut de la montagne en travers de la route; les chevaux se sont cabrés tout droits, et le postillon s'est écrié: C'est l'arbre du malheur qui tombe; c'est le Hussite! Ne pourriez-vous m'expliquer, signora baronessa, ce que cela signifie?»

Ni le comte ni Amélie ne songèrent à répondre à cette question. Ils venaient de tressaillir fortement en se regardant l'un l'autre.

«Mon fils ne s'était donc pas trompé! dit le vieillard; étrange, étrange, en vérité!»

Et, ramené à sa sollicitude pour Albert, il sortit de la salle pour aller le rejoindre, tandis qu'Amélie murmurait en joignant les mains:

«II y a ici de la magie, et le Diable demeure avec nous!»

Ces bizarres propos ramenèrent Consuelo au sentiment de terreur superstitieuse qu'elle avait éprouvé en entrant dans la demeure des Rudolstadt. La subite pâleur d'Amélie, le silence solennel de ces vieux valets à culottes rouges, à figures cramoisies, toutes semblables, toutes larges et carrées, avec ces yeux sans regards et sans vie que donnent l'amour et l'éternité de la servitude; la profondeur de cette salle, boisée de chêne noir, où la clarté d'un lustre chargé de bougies ne suffisait pas à dissiper l'obscurité; les cris de l'effraie qui recommençait sa chasse après l'orage autour du château; les grands portraits de famille, les énormes têtes de cerf et de sanglier sculptées en relief sur la boiserie, tout, jusqu'aux moindres circonstances, réveillait en elle les sinistres émotions qui venaient à peine de se dissiper. Les réflexions de la jeune baronne n'étaient pas de nature à la rassurer beaucoup.

«Ma chère signora, disait-elle en s'apprêtant à la servir, il faut vous préparer à voir ici des choses inouïes, inexplicables, fastidieuses le plus souvent, effrayantes parfois; de véritables scènes de roman, que personne ne voudrait croire si vous les racontiez, et que vous serez engagée sur l'honneur à ensevelir dans un éternel silence.»

Comme la baronne parlait ainsi, la porte s'ouvrit lentement, et la chanoinesse Wenceslawa, avec sa bosse, sa figure anguleuse et son costume sévère, rehaussé du grand cordon de son ordre qu'elle ne quittait jamais, entra de l'air le plus majestueusement affable qu'elle eût eu depuis le jour mémorable où l'impératrice Marie-Thérèse, au retour de son voyage en Hongrie, avait fait au château des Géants l'insigne honneur d'y prendre, avec sa suite, un verre d'hypocras et une heure de repos. Elle s'avança vers Consuelo, qui surprise et terrifiée, la regardait d'un oeil hagard sans songer à se lever, lui fit deux révérences, et, après un discours en allemand qu'elle semblait avoir appris par coeur longtemps d'avance, tant il était compassé, s'approcha d'elle pour l'embrasser au front. La pauvre enfant, plus froide qu'un marbre, crut recevoir le baiser de la mort, et, prête à s'évanouir, murmura un remerciement inintelligible.

Quand la chanoinesse eut passé dans le salon, car elle voyait bien que sa présence intimidait la voyageuse plus qu'elle ne l'avait désiré, Amélie partit d'un grand éclat de rire.

«Vous avez cru, je gage, dit-elle à sa compagne, voir le spectre de la reine Libussa? Mais tranquillisez-vous. Cette bonne chanoinesse est ma tante, la plus ennuyeuse et la meilleure des femmes.»

A peine remise de cette émotion, Consuelo entendit craquer derrière elle de grosses bottes hongroises. Un pas lourd et mesuré ébranla le pavé, et une figure massive, rouge et carrée au point que celles des gros serviteurs parurent pâles et fines à côté d'elle, traversa la salle dans un profond silence, et sortit par la grande porte que les valets lui ouvrirent respectueusement. Nouveau tressaillement de Consuelo, nouveau rire d'Amélie.

«Celui-ci, dit-elle, c'est le baron de Rudolstadt, le plus chasseur, le plus dormeur, et le plus tendre des pères. Il vient d'achever sa sieste au salon. A neuf heures sonnantes, il se lève de son fauteuil, sans pour cela se réveiller: il traverse cette salle sans rien voir et sans rien entendre, monte l'escalier, toujours endormi; se couche sans avoir conscience de rien, et s'éveille avec le jour, aussi dispos, aussi alerte, et aussi actif qu'un jeune homme, pour aller préparer ses chiens, ses chevaux et ses faucons pour la chasse.»

A peine avait-elle fini cette explication, que le chapelain vint à passer. Celui-là aussi était gros, mais court et blême comme un lymphatique. La vie contemplative ne convient pas à ces épaisses natures slaves, et l'embonpoint du saint homme était maladif. Il se contenta de saluer profondément les deux dames, parla bas à un domestique, et disparut par le même chemin que le baron avait pris. Aussitôt, le vieux Hanz et un autre de ces automates que Consuelo ne pouvait distinguer les uns des autres, tant ils appartenaient au même type robuste et grave, se dirigèrent vers le salon. Consuelo, ne trouvant plus la force de faire semblant de manger, se retourna pour les suivre des yeux. Mais avant qu'ils eussent franchi la porte située derrière elle, une nouvelle apparition plus saisissante que toutes les autres se présenta sur le seuil: c'était un jeune homme d'une haute taille et d'une superbe figure, mais d'une pâleur effrayante. Il était vêtu de noir de la tête aux pieds, et une riche pelisse de velours garnie de martre était retenue sur ses épaules par des brandebourgs et des agrafes d'or. Ses longs cheveux, noirs comme l'ébène, tombaient en désordre sur ses joues pâles, un peu voilées par une barbe soyeuse qui bouclait naturellement. Il fit aux serviteurs qui s'étaient avancés à sa rencontre un geste impératif, qui les força de reculer et les tint immobiles à distance, comme si son regard les eût fascinés. Puis, se retournant vers le comte Christian, qui venait derrière lui:

«Je vous assure, mon père, dit-il d'une voix harmonieuse et avec l'accent le plus noble, que je n'ai jamais été aussi calme. Quelque chose de grand s'est accompli dans ma destinée, et la paix du ciel est descendue sur notre maison.

—Que Dieu t'entende, mon enfant!» répondit le vieillard en étendant la main, comme pour le bénir.

Le jeune homme inclina profondément sa tête sous la main de son père; puis, se redressant avec une expression douce et sereine, il s'avança jusqu'au milieu de la salle, sourit faiblement en touchant du bout des doigts la main que lui tendait Amélie, et regarda fixement Consuelo pendant quelques secondes. Frappée d'un respect involontaire, Consuelo le salua en baissant les yeux. Mais il ne lui rendit pas son salut, et continua à la regarder.

«Cette jeune personne, lui dit la chanoinesse en allemand, c'est celle que …»

Mais il l'interrompit par un geste qui semblait dire: Ne me parlez pas, ne dérangez pas le cours de mes pensées. Puis il se détourna sans donner le moindre témoignage de surprise ou d'intérêt, et sortit lentement par la grande porte.

«Il faut, ma chère demoiselle, dit la chanoinesse, que vous excusiez….

—Ma tante, je vous demande pardon de vous interrompre, dit Amélie; mais vous parlez allemand à la signora qui ne l'entend point.

—Pardonnez-moi, bonne signora, répondit Consuelo en italien; j'ai parlé beaucoup de langues dans mon enfance, car j'ai beaucoup voyagé; je me souviens assez de l'allemand pour le comprendre parfaitement. Je n'ose pas encore essayer de le prononcer; mais si vous voulez me donner quelques leçons, j'espère m'y remettre dans peu de jours.

—Vraiment, c'est comme moi, repartit la chanoinesse en allemand. Je comprends tout ce que dit mademoiselle, et cependant je ne saurais parler sa langue. Puisqu'elle m'entend, je lui dirai que mon neveu vient de faire, en ne la saluant pas, une impolitesse qu'elle voudra bien pardonner lorsqu'elle saura que ce jeune homme a été ce soir fortement indisposé … et qu'après son évanouissement il était encore si faible, que sans doute il ne l'a point vue … N'est-il pas vrai, mon frère? ajouta la bonne Wenceslawa, toute troublée des mensonges qu'elle venait de faire, et cherchant son excuse dans les yeux du comte Christian.

—Ma chère soeur, répondit le vieillard, vous êtes généreuse d'excuser mon fils. La signora voudra bien ne pas trop s'étonner de certaines choses que nous lui apprendrons demain à coeur ouvert, avec la confiance que doit nous inspirer la fille adoptive du Porpora, j'espère dire bientôt l'amie de notre famille.»

C'était l'heure où chacun se retirait, et la maison était soumise à des habitudes si régulières, que si les deux jeunes filles fussent restées plus longtemps à table, les serviteurs, comme de véritables machines, eussent emporté, je crois, leurs sièges et soufflé les bougies sans tenir compte de leur présence. D'ailleurs il tardait à Consuelo de se retirer; et Amélie la conduisit à la chambre élégante et confortable qu'elle lui avait fait réserver tout à côté de la sienne propre.

«J'aurais bien envie de causer avec vous une heure ou deux, lui dit-elle aussitôt que la chanoinesse, qui avait fait gravement les honneurs de l'appartement, se fut retirée. Il me tarde de vous mettre au courant de tout ce qui se passe ici, avant que vous ayez à supporter nos bizarreries. Mais vous êtes si fatiguée que vous devez désirer avant tout de vous reposer.

—Qu'à cela ne tienne, signora, répondit Consuelo. J'ai les membres brisés, il est vrai; mais j'ai la tête si échauffée, que je suis bien certaine de ne pas dormir de la nuit. Ainsi parlez-moi tant que vous voudrez; mais à condition que ce sera en allemand, cela me servira de leçon; car je vois que l'italien n'est pas familier au seigneur comte, et encore moins à madame la chanoinesse.

—Faisons un accord, dit Amélie. Vous allez vous mettre au lit pour reposer vos pauvres membres brisés. Pendant ce temps, j'irai passer une robe de nuit et congédier ma femme de chambre. Je reviendrai après m'asseoir à votre chevet, et nous parlerons allemand jusqu'à ce que le sommeil nous vienne. Est-ce convenu?

—De tout mon coeur, répondit la nouvelle gouvernante.

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