Consuelo, Tome 1 (1861)
XXV.
«Sachez donc, ma chère … dit Amélie lorsqu'elle eut fait ses arrangements pour la conversation projetée. Mais je m'aperçois que je ne sais point votre nom, ajouta-t-elle en souriant. Il serait temps de supprimer entre nous les titres et les cérémonies. Je veux que vous m'appeliez désormais Amélie, comme je veux vous appeler …
—J'ai un nom étranger, difficile à prononcer, répondit Consuelo. L'excellent maître Porpora, en m'envoyant ici, m'a ordonné de prendre le sien, comme c'est l'usage des protecteurs ou des maîtres envers leurs élèves privilégiés; je partage donc désormais, avec le grand chanteur Huber (dit le Porporino), l'honneur de me nommer la Porporina; mais par abréviation vous m'appellerez, si vous voulez tout simplement Nina.
—Va pour Nina, entre nous, reprit Amélie. Maintenant écoutez-moi, car j'ai une assez longue histoire à vous raconter, et si je ne remonte un peu haut dans le passé, vous ne pourrez jamais comprendre ce qui se passe aujourd'hui dans cette maison.
—Je suis toute attention et toute oreilles, dit la nouvelle Porporina.
—Vous n'êtes pas, ma chère Nina, sans connaître un peu l'histoire de la
Bohême? dit la jeune baronne.
—Hélas, répondit Consuelo, ainsi que mon maître a dû vous l'écrire, je suis tout à fait dépourvue d'instruction; je connais tout au plus un peu l'histoire de la musique; mais celle de la Bohême, je ne la connais pas plus que celle d'aucun pays du monde.
—En ce cas, reprit Amélie, je vais vous en dire succinctement ce qu'il vous importe d'en savoir pour l'intelligence de mon récit. Il y a trois cents ans et plus, le peuple opprimé et effacé au milieu duquel vous voici transplantée était un grand peuple, audacieux, indomptable, héroïque. Il avait dès lors, à la vérité, des maîtres étrangers, une religion qu'il ne comprenait pas bien et qu'on voulait lui imposer de force. Des moines innombrables le pressuraient; un roi cruel et débauché se jouait de sa dignité et froissait toutes ses sympathies. Mais une fureur secrète, une haine profonde, fermentaient de plus en plus, et un jour l'orage éclata: les maîtres étrangers furent chassés, la religion fut réformée, les couvents pillés et rasés, l'ivrogne Wenceslas jeté en prison et dépouillé de sa couronne. Le signal de la révolte avait été le supplice de Jean Huss et de Jérôme de Prague, deux savants courageux de Bohême qui voulaient examiner et éclaircir le mystère du catholicisme, et qu'un concile appela, condamna et fit brûler, après leur avoir promis la vie sauve et la liberté de la discussion. Cette trahison et cette infamie furent si sensibles à l'honneur national, que la guerre ensanglanta la Bohême et une grande partie de l'Allemagne, pendant de longues années. Cette guerre d'extermination fut appelée la guerre des Hussites. Des crimes odieux et innombrables y furent commis de part et d'autre. Les moeurs du temps étaient farouches et impitoyables sur toute la face de la terre. L'esprit de parti et le fanatisme religieux les rendirent plus terribles encore, et la Bohême fut l'épouvante de l'Europe. Je n'effraierai pas votre imagination, déjà émue, de l'aspect de ce pays sauvage, par le récit des scènes effroyables qui s'y passèrent. Ce ne sont, d'une part, que meurtres, incendies, pestes, bûchers, destructions, églises profanées, moines et religieux mutilés, pendus, jetés dans la poix bouillante; de l'autre, que villes détruites, pays désolés, trahisons, mensonges, cruautés, hussites jetés par milliers dans les mines, comblant des abîmes de leurs cadavres, et jonchant la terre de leurs ossements et de ceux de leurs ennemis. Ces affreux Hussites furent longtemps invincibles; aujourd'hui nous ne prononçons leur nom qu'avec effroi: et cependant leur patriotisme, leur constance intrépide et leurs exploits fabuleux laissent en nous un secret sentiment d'admiration et d'orgueil que de jeunes esprits comme le mien ont parfois de la peine à dissimuler.
—Et pourquoi dissimuler? demanda Consuelo naïvement.
—C'est que la Bohême est retombée, après bien des luttes, sous le joug de l'esclavage; c'est qu'il n'y a plus de Bohême, ma pauvre Nina. Nos maîtres savaient bien que la liberté religieuse de notre pays, c'était sa liberté politique. Voilà pourquoi ils ont étouffé l'une et l'autre.
—Voyez, reprit Consuelo, combien je suis ignorante! Je n'avais jamais entendu parler de ces choses, et je ne savais pas que les hommes eussent été si malheureux et si méchants.
—Cent ans après Jean Huss, un nouveau savant, un nouveau sectaire, un pauvre moine, appelé Martin Luther, vint réveiller l'esprit national, et inspirer à la Bohême et à toutes les provinces indépendantes de l'Allemagne la haine du joug étranger et la révolte contre les papes. Les plus puissants rois demeurèrent catholiques, non pas tant par amour de la religion que par amour du pouvoir absolu. L'Autriche s'unit à nous pour nous accabler, et une nouvelle guerre, appelée la guerre de trente ans, vint ébranler et détruire notre nationalité. Dès le commencement de cette guerre, la Bohême fut la proie du plus fort; l'Autriche nous traita en vaincus, nous ôta notre foi, notre liberté, notre langue, et jusqu'à notre nom. Nos pères résistèrent courageusement, mais le joug impérial s'est de plus en plus appesanti sur nous. Il y a cent vingt ans que notre noblesse, ruinée et décimée par les exactions, les combats et les supplices, a été forcée de s'expatrier ou de se dénationaliser, en abjurant ses origines, en germanisant ses noms (faites attention à ceci) et en renonçant à la liberté de ses croyances religieuses. On a brûlé nos livres, on a détruit nos écoles, on nous a faits Autrichiens en un mot. Nous ne sommes plus qu'une province de l'Empire, et vous entendez parler allemand dans un pays slave; c'est vous en dire assez.
—Et maintenant, vous souffrez de cet esclavage et vous en rougissez? Je le comprends, et je hais déjà l'Autriche de tout mon coeur.
—Oh! parlez plus bas! s'écria la jeune baronne. Nul ne peut parler ainsi sans danger, sous le ciel noir de la Bohême; et dans ce château, il n'y a qu'une seule personne qui ait l'audace et la folie de dire ce que vous venez de dire, ma chère Nina! C'est mon cousin Albert.
—Voilà donc la cause du chagrin qu'on lit sur son visage? Je me suis sentie saisie de respect en le regardant.
—Ah! ma belle lionne de Saint-Marc! dit Amélie, surprise de l'animation généreuse qui tout à coup fit resplendir le pâle visage de sa compagne; vous prenez les choses trop au sérieux. Je crains bien que dans peu de jours mon pauvre cousin ne vous inspire plus de pitié que de respect.
—L'un pourrait bien ne pas empêcher l'autre, reprit Consuelo; mais expliquez-vous, chère baronne.
—Écoutez bien, dit Amélie. Nous sommes une famille très-catholique, très-fidèle à l'église et à l'empire. Nous portons un nom saxon, et nos ancêtres de la branche saxonne furent toujours très-orthodoxes. Si ma tante la chanoinesse entreprend un jour, pour votre malheur, de vous raconter les services que nos aïeux les comtes et les barons allemands ont rendus à la sainte cause, vous verrez qu'il n'y a pas, selon elle, la plus petite tache d'hérésie sur notre écusson. Même au temps où la Saxe était protestante, les Rudolstadt aimèrent mieux abandonner leurs électeurs protestants que le giron de l'église romaine. Mais ma tante ne s'avisera jamais de vanter ces choses-là en présence du comte Albert, sans quoi vous entendriez dire à celui-ci les choses les plus surprenantes que jamais oreilles humaines aient entendues.
—Vous piquez toujours ma curiosité sans la satisfaire. Je comprends jusqu'ici que je ne dois pas avoir l'air, devant vos nobles parents, de partager vos sympathies et celle du comte Albert pour la vieille Bohême. Vous pouvez, chère baronne, vous en rapporter à ma prudence. D'ailleurs je suis née en pays catholique, et le respect que j'ai pour ma religion, autant que celui que je dois à votre famille, suffiraient pour m'imposer silence en toute occasion.
—Ce sera prudent; car je vous avertis encore une fois que nous sommes terriblement collets-montés à cet endroit-là. Quant à moi, en particulier, chère Nina, je suis de meilleure composition. Je ne suis ni protestante ni catholique. J'ai été élevée par des religieuses; leurs sermons et leurs patenôtres m'ont ennuyée considérablement. Le même ennui me poursuit jusqu'ici, et ma tante Wenceslawa résume en elle seule le pédantisme et les superstitions de toute une communauté. Mais je suis trop de mon siècle pour me jeter par réaction dans les controverses non moins assommantes des luthériens: et quant aux hussites, c'est de l'histoire si ancienne, que je n'en suis guère plus engouée que de la gloire des Grecs ou des Romains. L'esprit français est mon idéal, et je ne crois pas qu'il y ait d'autre raison, d'autre philosophie et d'autre civilisation que celle que l'on pratique dans cet aimable et riant pays de France, dont je lis quelquefois les écrits en cachette, et dont j'aperçois le bonheur, la liberté et les plaisirs de loin, comme dans un rêve à travers les fentes de ma prison.
—Vous me surprenez à chaque instant davantage, dit Consuelo avec simplicité. D'où vient donc que tout à l'heure vous me sembliez pleine d'héroïsme en rappelant les exploits de vos antiques Bohémiens? Je vous ai crue Bohémienne et quelque peu hérétique.
—Je suis plus qu'hérétique, et plus que Bohémienne, répondit Amélie en riant, je suis un peu incrédule, et tout à fait rebelle. Je hais toute espèce de domination, qu'elle soit spirituelle ou temporelle, et je proteste tout bas contre l'Autriche, qui de toutes les duègnes est la plus guindée et la plus dévote.
—Et le comte Albert est-il incrédule de la même manière? A-t-il aussi l'esprit français? Vous devez, en ce cas, vous entendre à merveille?
—Oh! nous ne nous entendons pas le moins du monde, et voici, enfin, après tous mes préambules nécessaires, le moment de vous parler de lui:
«Le comte Christian, mon oncle, n'eut pas d'enfants de sa première femme. Remarié à l'âge de quarante ans, il eut de la seconde cinq fils qui moururent tous, ainsi que leur mère, de la même maladie née avec eux, une douleur continuelle et une sorte de fièvre dans le cerveau. Cette seconde femme était de pur sang bohème et avait, dit-on, une grande beauté et beaucoup d'esprit. Je ne l'ai pas connue. Vous verrez son portrait, en corset de pierreries et en manteau d'écarlate, dans le grand salon. Albert lui ressemble prodigieusement. C'est le sixième et le dernier de ses enfants, le seul qui ait atteint l'âge de trente ans; et ce n'est pas sans peine: car, sans être malade en apparence, il a passé par de rudes épreuves, et d'étranges symptômes de maladie du cerveau donnent encore à craindre pour ses jours. Entre nous, je ne crois pas qu'il dépasse de beaucoup ce terme fatal que sa mère n'a pu franchir. Quoiqu'il fût né d'un père déjà avancé en âge, Albert est doué pourtant d'une forte constitution; mais, comme il le dit lui-même, le mal est dans son âme, et ce mal a été toujours en augmentant. Dès sa première enfance, il eut l'esprit frappé d'idées bizarres et superstitieuses. A l'âge de quatre ans, il prétendait voir souvent sa mère auprès de son berceau, bien qu'elle fût morte et qu'il l'eût vu ensevelir. La nuit il s'éveillait pour lui répondre; et ma tante Wenceslawa en fut parfois si effrayée, qu'elle faisait toujours coucher plusieurs femmes dans sa chambre auprès de l'enfant, tandis que le chapelain usait je ne sais combien d'eau bénite pour exorciser le fantôme, et disait des messes par douzaines pour l'obliger à se tenir tranquille. Mais rien n'y fit; car l'enfant n'ayant plus parlé de ces apparitions pendant bien longtemps, il avoua pourtant un jour en confidence à sa nourrice qu'il voyait toujours sa petite mère, mais qu'il ne voulait plus le raconter, parce que monsieur le chapelain disait ensuite dans la chambre de méchantes paroles pour l'empêcher de revenir.
«C'était un enfant sombre et taciturne. On s'efforçait de le distraire, on l'accablait de jouets et de divertissements qui ne servirent pendant longtemps qu'à l'attrister davantage. Enfin on prit le parti de ne pas contrarier le goût qu'il montrait pour l'étude, et en effet, cette passion satisfaite lui donna plus d'animation; mais cela ne fit que changer sa mélancolie calme et languissante en une exaltation bizarre, mêlée d'accès de chagrin dont les causes étaient impossibles à prévoir et à détourner. Par exemple, lorsqu'il voyait des pauvres, il fondait en larmes, et se dépouillait de toutes ses petites richesses, se reprochant et s'affligeant toujours de ne pouvoir leur donner assez. S'il voyait battre un enfant, ou rudoyer un paysan, il entrait dans de telles indignations, qu'il tombait ou évanoui, ou en convulsion pour des heures entières. Tout cela annonçait un bon naturel et un grand coeur; mais les meilleures qualités poussées à l'excès deviennent des défauts ou des ridicules. La raison ne se développait point dans le jeune Albert en même temps que le sentiment et l'imagination. L'étude de l'histoire le passionnait sans l'éclairer. Il était toujours, en apprenant les crimes et les injustices des hommes, agité d'émotions par trop naïves, comme ce roi barbare qui, en écoutant la lecture de la passion de Notre-Seigneur, s'écriait en brandissant sa lance: «Ah! si j'avais été là avec mes hommes d'armes, de telles choses ne seraient pas arrivées! j'aurais haché ces méchants Juifs en mille pièces!»
«Albert ne pouvait pas accepter les hommes pour ce qu'ils ont été et pour ce qu'ils sont encore. Il trouvait le ciel injuste de ne les avoir pas créés tous bons et compatissants comme lui; et à force de tendresse et de vertu, il ne s'apercevait pas qu'il devenait impie et misanthrope. Il ne comprenait que ce qu'il éprouvait, et, à dix-huit ans, il était aussi incapable de vivre avec les hommes et de jouer dans la société le rôle que sa position exigeait, que s'il n'eût eu que six mois. Si quelqu'un émettait devant lui une de ces pensées d'égoïsme dont notre pauvre monde fourmille et sans lequel il n'existerait pas, sans se soucier de la qualité de cette personne, ni des égards que sa famille pouvait lui devoir, il lui montrait sur-le-champ un éloignement invincible, et rien ne l'eût décidé à lui faire le moindre accueil. Il faisait sa société des êtres les plus vulgaires et les plus disgraciés de la fortune et même de la nature. Dans les jeux de son enfance, il ne se plaisait qu'avec les enfants des pauvres, et surtout avec ceux dont la stupidité ou les infirmités n'eussent inspiré à tout autre que l'ennui et le dégoût. Il n'a pas perdu ce singulier penchant, et vous ne serez pas longtemps ici sans en avoir la preuve.
«Comme, au milieu de ces bizarreries, il montrait beaucoup d'esprit, de mémoire et d'aptitude pour les beaux-arts, son père et sa bonne tante Wenceslawa, qui l'élevaient avec amour, n'avaient point sujet de rougir de lui dans le monde. On attribuait ses ingénuités à un peu de sauvagerie, contractée dans les habitudes de la campagne; et lorsqu'il était disposé à les pousser trop loin, on avait soin de le cacher, sous quelque prétexte, aux personnes qui auraient pu s'en offenser. Mais, malgré ses admirables qualités et ses heureuses dispositions, le comte et la chanoinesse voyaient avec effroi cette nature indépendante et insensible à beaucoup d'égards, se refuser de plus en plus aux lois de la bienséance et aux usages du monde.
—Mais jusqu'ici, interrompit Consuelo je ne vois rien qui prouve cette déraison dont vous parlez.
—C'est que vous êtes vous-même, à ce que je pense, répondit Amélie, une belle âme tout à fait candide…. Mais peut-être êtes-vous fatiguée de m'entendre babiller, et voulez-vous essayer de vous endormir.
—Nullement, chère baronne, je vous supplie de continuer, répondit
Consuelo.»
Amélie reprit son récit en ces termes :
XXVI.
«Vous dites, chère Nina, que vous ne voyez jusqu'ici aucune extravagance dans les faits et gestes de mon pauvre cousin. Je vais vous en donner de meilleures preuves. Mon oncle et ma tante sont, à coup sûr, les meilleurs chrétiens et les âmes les plus charitables qu'il y ait au monde. Ils ont toujours répandu les aumônes autour d'eux à pleines mains, et il est impossible de mettre moins de faste et d'orgueil dans l'emploi des richesses que ne le font ces dignes parents. Eh bien, mon cousin trouvait leur manière de vivre tout à fait contraire à l'esprit évangélique. Il eût voulu qu'à l'exemple des premiers chrétiens, ils vendissent leurs biens, et se fissent mendiants, après les avoir distribués aux pauvres. S'il ne disait pas cela précisément, retenu par le respect et l'amour qu'il leur portait, il faisait bien voir que telle était sa pensée, en plaignant avec amertume le sort des misérables qui ne font que souffrir et travailler, tandis que les riches vivent dans le bien-être et l'oisiveté. Quand il avait donné tout l'argent qu'on lui permettait de dépenser, ce n'était, selon lui, qu'une goutte d'eau dans la mer; et il demandait d'autres sommes plus considérables, qu'on n'osait trop lui refuser, et qui s'écoulaient comme de l'eau entre ses mains. Il en a tant donné, que vous ne verrez pas un indigent dans le pays qui nous environne; et je dois dire que nous ne nous en trouvons pas mieux: car les exigences des petits et leurs besoins augmentent en raison des concessions qu'on leur fait, et nos bons paysans, jadis si humbles et si doux, lèvent beaucoup la tête, grâce aux prodigalités et aux beaux discours de leur jeune maître. Si nous n'avions la force impériale au-dessus de nous tous, pour nous protéger d'une part, tandis qu'elle nous opprime de l'autre, je crois que nos terres et nos châteaux eussent été pillés et dévastés vingt fois par les bandes de paysans des districts voisins que la guerre a affamés, et que l'inépuisable pitié d'Albert (célèbre à trente lieues à la ronde) nous a mis sur le dos, surtout dans ces dernières affaires de la succession de l'empereur Charles.»
«Lorsque le comte Christian voulait faire au jeune Albert quelques sages remontrances, lui disant que donner tout dans un jour, c'était s'ôter le moyen de donner le lendemain:
—Eh quoi, mon père bien-aimé, lui répondait-il, n'avons-nous pas, pour nous abriter, un toit qui durera plus que nous, tandis que des milliers d'infortunés n'ont que le ciel inclément et froid sur leurs têtes? N'avons-nous pas chacun plus d'habits qu'il n'en faudrait pour vêtir une de ces familles couvertes de haillons? Ne vois-je point sur notre table, chaque jour, plus de viandes et de bons vins de Hongrie qu'il n'en faudrait pour rassasier et réconforter ces mendiants épuisés de besoin et de lassitude? Avons-nous le droit de refuser quelque chose tant que nous avons au delà du nécessaire? Et le nécessaire même, nous est-il permis d'en user quand les autres ne l'ont pas? La loi du Christ a-t-elle changé?
«Que pouvaient répondre à de si belles paroles le comte, et la chanoinesse, et le chapelain, qui avaient élevé ce jeune homme dans des principes de religion si fervents et si austères? Aussi se trouvaient-ils bien embarrassés en le voyant prendre ainsi les choses au pied de la lettre, et ne vouloir accepter aucune de ces transactions avec le siècle, sur lesquelles repose pourtant, ce me semble, tout l'édifice des sociétés.
«C'était bien autre chose quand il s'agissait de politique. Albert trouvait monstrueuses ces lois humaines qui autorisent les souverains à faire tuer des millions d'hommes, et à ruiner des contrées immenses, pour les caprices de leur orgueil et les intérêts de leur vanité. Son intolérance sur ce point devenait dangereuse, et ses parents n'osaient plus le mener à Vienne, ni à Prague, ni dans aucune grande ville, où son fanatisme de vertu leur eût fait de mauvaises affaires. Ils n'étaient pas plus rassurés à l'endroit de ses principes religieux; car il y avait, dans sa piété exaltée, tout ce qu'il faut pour faire un hérétique à pendre et à brûler. Il haïssait les papes, ces apôtres de Jésus-Christ qui se liguent avec les rois contre le repos et la dignité des peuples. Il blâmait le luxe des évêques et l'esprit mondain des abbés, et l'ambition de tous les hommes d'église. Il faisait au pauvre chapelain des sermons renouvelés de Luther et de Jean Huss; et cependant Albert passait des heures entières prosterné sur le pavé des chapelles, plongé dans des méditations et des extases dignes d'un saint. Il observait les jeunes et les abstinences bien au delà des prescriptions de l'Église; on dit même qu'il portait un cilice, et qu'il fallut toute l'autorité de son père et toute la tendresse de sa tante pour le faire renoncer à ces macérations qui ne contribuaient pas peu à exalter sa pauvre tête.
«Quand ces bons et sages parents virent qu'il était en chemin de dissiper tout son patrimoine en peu d'années, et de se faire jeter en prison comme rebelle à la Sainte-Église et au Saint-Empire, ils prirent enfin, avec douleur, le parti de le faire voyager, espérant qu'à force de voir les hommes et leurs lois fondamentales, à peu près les mêmes dans tout le monde civilisé, il s'habituerait à vivre comme eux et avec eux. Ils le confièrent donc à un gouverneur, fin jésuite, homme du monde et homme d'esprit s'il en fut, qui comprit son rôle à demi-mot, et se chargea, dans sa conscience, de prendre sur lui tout ce qu'on n'osait pas lui demander. Pour parler clair, il s'agissait de corrompre et d'émousser cette âme farouche, de la façonner au joug social, en lui infusant goutte à goutte les poisons si doux et si nécessaires de l'ambition, de la vanité, de l'indifférence religieuse, politique et morale.—Ne froncez pas ainsi le sourcil en m'écoutant, chère Porporina. Mon digne oncle est un homme simple et bon, qui dès sa jeunesse, a accepté toutes ces choses, telles qu'on les lui a données, et qui a su, dans tout le cours de sa vie, concilier, sans hypocrisie et sans examen, la tolérance et la religion, les devoirs du chrétien et ceux du grand seigneur. Dans un monde et dans un siècle où l'on trouve un homme comme Albert sur des millions comme nous autres, celui qui marche avec le siècle et le monde est sage, et celui qui veut remonter de deux mille ans dans le passé est un fou qui scandalise ses pareils et ne convertit personne.
«Albert a voyagé pendant huit ans. Il a vu l'Italie, la France, l'Angleterre, la Prusse, la Pologne, la Russie, les Turcs même; il est revenu par la Hongrie, l'Allemagne méridionale et la Bavière. Il s'est conduit sagement durant ces longues excursions, ne dépensant point au delà du revenu honorable que ses parents lui avaient assigné, leur écrivant des lettres fort douces et très affectueuses, où il ne parlait jamais que des choses qui avaient frappé ses yeux, sans faire aucune réflexion approfondie sur quoi que ce fût, et sans donner à l'abbé, son gouverneur, aucun sujet de plainte ou d'ingratitude.
«Revenu ici au commencement de l'année dernière, après les premiers embrassements, il se retira, dit-on, dans la chambre qu'avait habitée sa mère, y resta enfermé pendant plusieurs heures, et en sortit fort pâle, pour s'en aller promener seul sur la montagne.
«Pendant ce temps, l'abbé parla en confidence à la chanoinesse Wenceslawa et au chapelain, qui avaient exigé de lui une complète sincérité sur l'état physique et moral du jeune comte. Le comte Albert, leur dit-il, soit que l'effet du voyage l'ait subitement métamorphosé, soit que, d'après ce que vos seigneuries m'avaient raconté de son enfance, je me fusse fait une fausse idée de lui, le comte Albert, dis-je, s'est montré à moi, dès le premier jour de notre association, tel que vous le verrez aujourd'hui, doux, calme, longanime, patient, et d'une exquise politesse. Cette excellente manière d'être ne s'est pas démentie un seul instant, et je serais le plus injuste des hommes si je formulais la moindre plainte contre lui. Rien de ce que je craignais de ses folles dépenses, de ses brusqueries, de ses déclamations, de son ascétisme exalté, n'est arrivé. Il ne m'a pas demandé une seule fois à administrer par lui-même la petite fortune que vous m'aviez confiée, et n'a jamais exprimé le moindre mécontentement. Il est vrai que j'ai toujours prévenu ses désirs, et que, lorsque je voyais un pauvre s'approcher de sa voiture, je me hâtais de le renvoyer satisfait avant qu'il eût tendu la main. Cette façon d'agir a complètement réussi, et je puis dire que le spectacle de la misère et des infirmités n'ayant presque plus attristé les regards de sa seigneurie, elle ne m'a pas semblé une seule fois se rappeler ses anciennes préoccupations sur ce point. Jamais je ne l'ai entendu gronder personne, ni blâmer aucun usage, ni porter un jugement défavorable sur aucune institution. Cette dévotion ardente, dont vous redoutiez l'excès, a semblé faire place à une régularité de conduite et de pratiques tout à fait convenables à un homme du monde. Il a vu les plus brillantes cours de l'Europe, et les plus nobles compagnies sans paraître ni enivré ni scandalisé d'aucune chose. Partout on a remarqué sa belle figure, son noble maintien, sa politesse sans emphase, et le bon goût qui présidait aux paroles qu'il a su dire toujours à propos. Ses moeurs sont demeurées aussi pures que celles d'une jeune fille parfaitement élevée, sans qu'il ait montré aucune pruderie de mauvais ton. Il a vu les théâtres, les musées et les monuments; il a parlé sobrement et judicieusement sur les arts. Enfin, je ne conçois en aucune façon l'inquiétude qu'il avait donnée à vos seigneuries, n'ayant jamais vu, pour ma part, d'homme plus raisonnable. S'il y a quelque chose d'extraordinaire en lui, c'est précisément cette mesure, cette prudence, ce sang-froid, cette absence d'entraînements et de passions que je n'ai jamais rencontrés dans un jeune homme aussi avantageusement pourvu par la nature, la naissance, et la fortune.
«Ceci n'était, au reste, que la confirmation des fréquentes lettres que l'abbé avait écrites à la famille; mais on avait toujours craint quelque exagération de sa part, et l'on n'était vraiment tranquille que de ce moment où il affirmait la guérison morale de mon cousin, sans crainte d'être démenti par la conduite qu'il tiendrait sous les yeux de ses parents. On accabla l'abbé de présents et de caresses, et l'on attendit avec impatience qu'Albert fût rentré de sa promenade. Elle dura longtemps, et, lorsqu'il vint enfin se mettre à table à l'heure du souper, on fut frappé de la pâleur et de la gravité de sa physionomie. Dans le premier moment d'effusion, ses traits avaient exprimé une satisfaction douce et profonde qu'on n'y retrouvait déjà plus. On s'en étonna, et on en parla tout bas à l'abbé avec inquiétude. Il regarda Albert, et se retournant avec surprise vers ceux qui l'interrogeaient dans un coin de l'appartement:
«—Je ne trouve rien d'extraordinaire dans la figure de monsieur le comte, répondit-il; il a l'expression digne et paisible quo je lui ai vue depuis huit ans que j'ai l'honneur de l'accompagner.
«Le comte Christian se paya de cette réponse.
«—Nous l'avons quitté encore paré des roses de l'adolescence, dit-il à sa soeur, et souvent, hélas! en proie à une sorte de fièvre intérieure qui faisait éclater sa voix et briller ses regards; nous le retrouvons bruni par le soleil des contrées méridionales, un peu creusé par la fatigue peut-être, et de plus entouré de la gravité qui convient à un homme fait. Ne trouvez-vous pas, ma chère soeur, qu'il est mieux ainsi?
«—Je lui trouve l'air bien triste sous cette gravité, répondit ma bonne tante, et je n'ai jamais vu un homme de vingt-huit ans aussi flegmatique et aussi peu discoureur. Il nous répond par monosyllabes.
«—Monsieur le comte a toujours été fort sobre de paroles, répondit l'abbé.
«—Il n'était point ainsi autrefois, dit la chanoinesse. S'il avait des semaines de silence et de méditation, il avait des jours d'expansion et des heures d'éloquence.
«—Je ne l'ai jamais vu se départir, reprit l'abbé, de la réserve que votre seigneurie remarque en ce moment.
«—L'aimiez-vous donc mieux alors qu'il parlait trop, et disait des choses qui nous faisaient trembler? dit le comte Christian à sa soeur alarmée; voilà bien les femmes!
«—Mais il existait, dit-elle, et maintenant il a l'air d'un habitant de l'autre monde, qui ne prend aucune part aux affaires de celui-ci.
«—C'est le caractère constant de monsieur le comte, répondit l'abbé; c'est un homme concentré, qui ne fait part à personne de ses impressions, et qui, si je dois dire toute ma pensée, ne s'impressionne de presque rien d'extérieur. C'est le fait des personnes froides, sensées, réfléchies. Il est ainsi fait, et je crois qu'en cherchant à l'exciter, on ne ferait que porter le trouble dans cette âme ennemie de l'action et de toute initiative dangereuse.
—Oh! je fais serment que ce n'est pas là son vrai caractère! s'écria la chanoinesse.
—Madame la chanoinesse reviendra des préventions qu'elle se forme contre un si rare avantage.
—En effet, ma soeur, dit le comte, je trouve que monsieur l'abbé parle fort sagement. N'a-t-il pas obtenu par ses soins et sa condescendance le résultat que nous avons tant désiré? N'a-t-il pas détourné les malheurs que nous redoutions? Albert s'annonçait comme un prodigue, un enthousiaste, un téméraire. Il nous revient tel qu'il doit être pour mériter l'estime, la confiance et la considération de ses semblables.
—Mais effacé comme un vieux livre, dit la chanoinesse, ou peut-être raidi contre toutes choses, et dédaigneux de tout ce qui ne répond pas à ses secrets instincts. Il ne semble point heureux de nous revoir, nous qui l'attendions avec tant d'impatience!
—Monsieur le comte était impatient lui-même de revenir, reprit l'abbé; je le voyais, bien qu'il ne le manifestât pas ouvertement. Il est si peu démonstratif! La nature l'a fait recueilli.
—La nature l'a fait démonstratif, au contraire, répliqua-t-elle vivement. Il était quelquefois violent, et quelquefois tendre à l'excès. Il me fâchait souvent, mais il se jetait dans mes bras, et j'étais désarmée.
«—Avec moi, dit l'abbé, il n'a jamais eu rien à réparer.
«—Croyez-moi, ma soeur, c'est beaucoup mieux ainsi, dit mon oncle….
«—Hélas! dit la chanoinesse, il aura donc toujours ce visage qui me consterne et me serre le coeur?
—C'est un visage noble et fier qui sied à un homme de son rang, répondit l'abbé.
«—C'est un visage de pierre! s'écria la chanoinesse. Il me semble que je vois ma mère, non pas telle que je l'ai connue, sensible et bienveillante, mais telle qu'elle est peinte, immobile et glacée dans son cadre de bois de chêne.
«—Je répète à votre seigneurie, dit l'abbé, que c'est l'expression habituelle du comte Albert depuis huit années.
«—Hélas! il y a donc huit mortelles années qu'il n'a souri à personne! dit la bonne tante en laissant couler ses larmes; car depuis deux heures que je le couve des yeux, je n'ai pas vu le moindre sourire animer sa bouche close et décolorée! Ah! j'ai envie de me précipiter vers lui et de le serrer bien fort sur mon coeur, en lui reprochant son indifférence, en le grondant même comme autrefois, pour voir si, comme autrefois, il ne se jettera pas à mon cou en sanglotant.
«—Gardez-vous de pareilles imprudences, ma chère soeur, dit le comte Christian en la forçant de se détourner d'Albert qu'elle regardait toujours avec des yeux humides. N'écoutez pas les faiblesses d'un coeur maternel: nous avons bien assez éprouvé qu'une sensibilité excessive était le fléau de la vie et de la raison de notre enfant. En le distrayant, en éloignant de lui toute émotion vive, monsieur l'abbé, conformément à nos recommandations et à celles des médecins, est parvenu à calmer cette âme agitée; ne détruisez pas son ouvrage par les caprices d'une tendresse puérile.»
«La chanoinesse se rendit à ces raisons, et tâcha de s'habituer à l'extérieur glacé d'Albert; mais elle ne s'y habitua nullement, et elle disait souvent à l'oreille de son frère: Vous direz ce que vous voudrez, Christian, je crains qu'on ne nous l'ait abruti, en ne le traitant pas comme un homme, mais comme un enfant malade.
«Le soir, au moment de se séparer, on s'embrassa; Albert reçut respectueusement la bénédiction de son père, et lorsque la chanoinesse le pressa sur son coeur, il s'aperçut qu'elle tremblait et que sa voix était émue. Elle se mit à trembler aussi, et s'arracha brusquement de ses bras, comme si une vive souffrance venait de s'éveiller en lui.
«—Vous le voyez, ma soeur, dit tout bas le comte, il n'est plus habitué à ces émotions, et vous lui faites du mal.
«En même temps, peu rassuré, et fort ému lui-même, il suivait des yeux son fils, pour voir si dans ses manières avec l'abbé, il surprendrait une préférence exclusive pour ce personnage. Mais Albert salua son gouverneur avec une politesse très-froide.
«—Mon fils, dit le comte, je crois avoir rempli vos intentions et satisfait votre coeur, en priant monsieur l'abbé de ne pas vous quitter comme il en manifestait déjà le projet, et en l'engageant à rester près de nous le plus longtemps qu'il lui sera possible. Je ne voudrais pas que le bonheur de nous retrouver en famille fût empoisonné pour vous par un regret, et j'espère que votre respectable ami nous aidera à vous donner cette joie sans mélange.»
«Albert ne répondit que par un profond salut, et en même temps un sourire étrange effleura ses lèvres.
«—Hélas! dit la chanoinesse lorsqu'il se fut éloigné, c'est donc là son sourire à présent.»
XXVII.
«Durant l'absence d'Albert, le comte et la chanoinesse avaient fait beaucoup de projets pour l'avenir de leur cher enfant, et particulièrement celui de le marier. Avec sa belle figure, son nom illustre et sa fortune encore considérable, Albert pouvait prétendre aux premiers partis. Mais dans le cas où un reste d'indolence et de sauvagerie le rendrait inhabile à se produire et à se pousser dans le monde, on lui tenait en réserve une jeune personne aussi bien née que lui, puisqu'elle était sa cousine germaine et qu'elle portait son nom, moins riche que lui, mais fille unique, et assez jolie comme on l'est à seize ans, quand on est fraîche et parée de ce qu'on appelle en France la beauté du diable. Cette jeune personne, c'était Amélie, baronne de Rudolstadt, votre humble servante et votre nouvelle amie.
«Celle-là, se disait-on au coin du feu, n'a encore vu aucun homme. Élevée au couvent, elle ne manquera pas d'envie d'en sortir pour se marier. Elle ne peut guère aspirer à un meilleur parti; et quant aux bizarreries que pourrait encore présenter le caractère de son cousin, d'anciennes d'habitudes d'enfance, la parenté, quelques mois d'intimité auprès de nous, effaceront certainement toute répugnance, et l'engageront, ne fût-ce que par esprit de famille, à tolérer en silence ce qu'une étrangère ne supporterait peut-être pas. On était sûr de l'assentiment de mon père, qui n'a jamais eu d'autre volonté que celle de son aîné et de sa soeur Wenceslawa, et qui, à vrai dire, n'a jamais eu une volonté en propre.
«Lorsque après quinze jours d'examen attentif, on eut reconnu la constante mélancolie et la réserve absolue qui semblaient être le caractère décidé de mon cousin, mon oncle et ma tante se dirent que le dernier rejeton de leur race n'était destiné à lui rendre aucun éclat par sa conduite personnelle. Il ne montrait d'inclination pour aucun rôle brillant dans le monde, ni pour les armes, ni pour la diplomatie, ni pour les charges civiles. A tout ce qu'on lui proposait, il répondait d'un air de résignation qu'il obéirait aux volontés de ses parents, mais qu'il n'avait pour lui-même aucun besoin de luxe ou de gloire. Après tout, ce naturel indolent n'était que la répétition exagérée de celui de son père, cet homme calme dont la patience est voisine de l'apathie, et chez qui la modestie est une sorte d'abnégation. Ce qui donne à mon oncle une physionomie que son fils n'a pas, c'est un sentiment énergique, quoique dépourvu d'emphase et d'orgueil, du devoir social. Albert semblait désormais comprendre les devoirs de la famille; mais les devoirs publics, tels que nous les concevons, ne paraissaient pas l'occuper plus qu'aux jours de son enfance. Son père et le mien avaient suivi la carrière des armes sous Montecuculli contre Turenne. Ils avaient porté dans la guerre une sorte de sentiment religieux inspiré par la majesté impériale. C'était le devoir de leur temps d'obéir et de croire aveuglément à des maîtres. Ce temps-ci, plus éclairé, dépouille les souverains de l'auréole, et la jeunesse se permet de ne pas croire à la couronne plus qu'à la tiare. Lorsque mon oncle essayait de ranimer dans son fils l'antique ardeur chevaleresque, il voyait bien que ses discours n'avaient aucun sens pour ce raisonneur dédaigneux.
«Puisqu'il en est ainsi, se dirent mon oncle et ma tante, ne le contrarions pas. Ne compromettons pas cette guérison assez triste qui nous a rendu un homme éteint à la place d'un homme exaspéré. Laissons-le vivre paisiblement à sa guise, et qu'il soit un philosophe studieux, comme l'ont été plusieurs de ses ancêtres, ou un chasseur passionné contre notre frère Frédérick, ou un seigneur juste et bienfaisant comme nous nous efforçons de l'être. Qu'il mène dès à présent la vie tranquille et inoffensive des vieillards: ce sera le premier des Rudolstadt qui n'aura point eu de jeunesse. Mais comme il ne faut pas qu'il soit le dernier de sa race, hâtons-nous de le marier, afin que les héritiers de notre nom effacent cette lacune dans l'éclat de nos destinées. Qui sait? peut-être le généreux sang de ses aïeux se repose-t-il en lui par l'ordre de la Providence, afin de se ranimer plus bouillant et plus fier dans les veines de ses descendants.
«Et il fut décidé qu'on parlerait mariage à mon cousin Albert.
«On lui en parla doucement d'abord; et comme on le trouvait aussi peu disposé à ce parti qu'à tous les autres, on lui en parla sérieusement et vivement. Il objecta sa timidité, sa gaucherie auprès des femmes. «II est certain, disait ma tante, que, dans ma jeunesse, un prétendant aussi sérieux qu'Albert m'eût fait plus de peur que d'envie, et que je n'eusse pas échangé ma bosse contre sa conversation.»
«—II faut donc, lui dit mon oncle, revenir à notre pis-aller, et lui faire épouser Amélie. Il l'a connue enfant, il la considère comme sa soeur, il sera moins timide auprès d'elle; et comme elle est d'un caractère enjoué et décidé, elle corrigera, par sa bonne humeur, l'humeur noire dans laquelle il semble retomber de plus en plus.
«Albert ne repoussa pas ce projet, et sans se prononcer ouvertement, consentit à me voir et à me connaître. Il fut convenu que je ne serais avertie de rien, afin de me sauver la mortification d'un refus toujours possible de sa part. On écrivit à mon père; et dès qu'on eut son assentiment, on commença les démarches pour obtenir du pape les dispenses nécessaires à cause de notre parenté. En même temps mon père me retira du couvent, et un beau matin nous arrivâmes au château des Géants, moi fort contente de respirer le grand air, et fort impatiente de voir mon fiancé; mon bon père plein d'espérance, et s'imaginant m'avoir bien caché un projet qu'à son insu il m'avait, chemin faisant, révélé à chaque mot.
«La première chose qui me frappa chez Albert, ce fut sa belle figure et son air digne. Je vous avouerai, ma chère Nina, que mon coeur battit bien fort lorsqu'il me baisa la main, et que pendant quelques jours je fus sous le charme de son regard et de ses moindres paroles. Ses manières sérieuses ne me déplaisaient pas; il ne semblait pas contraint le moins du monde auprès de moi. Il me tutoyait comme aux jours de notre enfance, et lorsqu'il voulait se reprendre, dans la crainte de manquer aux convenances, nos parents l'autorisaient et le priaient, en quelque sorte, de conserver avec moi son ancienne familiarité. Ma gaieté le faisait quelquefois sourire sans effort, et ma bonne tante, transportée de joie, m'attribuait l'honneur de cette guérison qu'elle croyait devoir être radicale. Enfin il me traitait avec la bienveillance et la douceur qu'on a pour un enfant; et je m'en contentais, persuadée que bientôt il ferait plus d'attention à ma petite mine éveillée et aux jolies toilettes que je prodiguais pour lui plaire.
«Mais j'eus bientôt la mortification de voir qu'il se souciait fort peu de l'une, et qu'il ne voyait pas seulement les autres. Un jour, ma bonne tante voulut lui faire remarquer une charmante robe bleu lapis qui dessinait ma taille à ravir. Il prétendit que la robe était d'un beau rouge. L'abbé, son gouverneur, qui avait toujours des compliments fort mielleux au bord des lèvres, et qui voulait lui donner une leçon de galanterie, s'écria qu'il comprenait fort bien que le comte Albert ne vît pas seulement la couleur de mon vêtement. C'était pour Albert l'occasion de me dire quelque chose de flatteur sur les roses de mes joues, ou sur l'or de ma chevelure. Il se contenta de répondre à l'abbé, d'un ton fort sec, qu'il était aussi capable que lui de distinguer les couleurs, et que ma robe était rouge comme du sang.
«Je ne sais pourquoi cette brutalité et cette bizarrerie d'expression me donnèrent le frisson. Je regardai Albert, et lui trouvai un regard qui me fit peur. De ce jour-là, je commençai à le craindre plus qu'à l'aimer. Bientôt je ne l'aimai plus du tout, et aujourd'hui je ne le crains ni ne l'aime. Je le plains, et c'est tout. Vous verrez pourquoi, peu à peu, et vous me comprendrez.
«Le lendemain, nous devions aller faire quelques emplettes à Tauss; la ville la plus voisine. Je me promettais un grand plaisir de cette promenade; Albert devait m'accompagner à cheval. J'étais prête, et j'attendais qu'il vînt me présenter la main. Les voitures attendaient aussi dans la cour. Il n'avait pas encore paru. Son valet de chambre disait avoir frappé à sa porte à l'heure accoutumée. On envoya de nouveau savoir s'il se préparait. Albert avait la manie de s'habiller toujours lui-même, et de ne jamais laisser aucun valet entrer dans sa chambre avant qu'il en fût sorti. On frappa en vain; il ne répondit pas. Son père, inquiet de ce silence, monta à sa chambre, et ne put ni ouvrir la porte, qui était barricadée en dedans, ni obtenir un mot. On commençait à s'effrayer, lorsque l'abbé dit d'un air fort tranquille que le comte Albert était sujet à de longs accès de sommeil qui tenaient de l'engourdissement, et que lorsqu'on voulait l'en tirer brusquement, il était agité et comme souffrant pendant plusieurs jours.
«—Mais c'est une maladie, cela, dit la chanoinesse avec inquiétude.
«—Je ne le pense pas, répondit l'abbé. Je ne l'ai jamais entendu se plaindre de rien. Les médecins que j'ai fait venir lorsqu'il dormait ainsi, ne lui ont trouvé aucun symptôme de fièvre, et ont attribué cet accablement à quelque excès de travail ou de réflexion. Ils ont grandement conseillé de ne pas contrarier ce besoin de repos et d'oubli de toutes choses.
«—Et cela est fréquent? demanda mon oncle.
«—J'ai observé ce phénomène cinq ou six fois seulement durant huit années, répondit l'abbé; et, ne l'ayant jamais troublé par mes empressements, je ne l'ai jamais vu avoir de suites fâcheuses.
«—Et cela dure-t-il longtemps? demandai-je à mon tour, fort impatientée.
«—Plus ou moins, dit l'abbé, suivant la durée de l'insomnie qui précède ou occasionne ces fatigues: mais nul ne peut le savoir, car monsieur le comte ne se souvient jamais de cette cause, ou ne veut jamais la dire. Il est extrêmement assidu au travail, et s'en cache avec une modestie bien rare.
«—Il est donc bien savant? repris-je.
«—Il est extrêmement savant.
«—Et il ne le montre jamais?
«—Il en fait mystère, et ne s'en doute pas lui-même.
«—À quoi cela lui sert-il, en ce cas?
«—Le génie est comme la beauté, répondit ce jésuite courtisan en me regardant d'un air doucereux: ce sont des grâces du ciel qui ne suggèrent ni orgueil ni agitation à ceux qui les possèdent.»
«Je compris la leçon, et n'en eus que plus de dépit, comme vous pouvez croire. On résolut d'attendre, pour sortir, le réveil de mon cousin; mais lorsqu'au bout de deux heures, je vis qu'il ne bougeait, j'allai quitter mon riche habit d'amazone, et je me mis à broder au métier, non sans casser beaucoup de soies, et sans sauter beaucoup de points. J'étais outrée de l'impertinence d'Albert, qui s'était oublié sur ses livres la veille d'une promenade avec moi, et qui, maintenant, s'abandonnait aux douceurs d'un paisible sommeil, pendant que je l'attendais. L'heure s'avançait, et force fut de renoncer au projet de la journée. Mon père, bien confiant aux paroles de l'abbé, prit son fusil, et alla tuer un lièvre ou deux. Ma tante, moins rassurée, monta les escaliers plus de vingt fois pour écouter à la porte de son neveu, sans pouvoir entendre même le bruit de sa respiration. La pauvre femme était désolée de mon mécontentement. Quant à mon oncle, il prit un livre de dévotion pour se distraire de son inquiétude, et se mit à lire dans un coin du salon avec une résignation qui me donnait envie de sauter par les fenêtres. Enfin, vers le soir, ma tante, toute joyeuse, vint nous dire qu'elle avait entendu Albert se lever et s'habiller. L'abbé nous recommanda de ne paraître ni inquiets ni surpris, de ne pas adresser de questions à monsieur le comte, et de tâcher de le distraire s'il montrait quelque chagrin de sa mésaventure.
«—Mais si mon cousin n'est pas malade, il est donc maniaque? m'écriai-je avec un peu d'emportement.
«Je vis la figure de mon oncle se décomposer à cette dure parole, et j'en eus des remords sur-le-champ. Mais lorsque Albert entra sans faire d'excuses à personne, et sans paraître se douter le moins du monde de notre contrariété, je fus outrée, et lui fis un accueil très-sec. Il ne s'en aperçut seulement pas. Il paraissait plongé dans ses réflexions.
Le soir, mon père pensa qu'un peu de musique l'égaierait. Je n'avais pas encore chanté devant Albert. Ma harpe n'était arrivée que de la veille. Ce n'est pas devant vous, savante Porporina, que je puis me piquer de connaître la musique. Mais vous verrez que j'ai une jolie voix, et que je ne manque pas de goût naturel. Je me fis prier; j'avais plus envie de pleurer que de chanter; Albert ne dit pas un mot pour m'y encourager. Enfin je cédai; mais je chantai fort mal, et Albert, comme si je lui eusse écorché les oreilles, eut la grossièreté de sortir au bout de quelques mesures. Il me fallut toute la force de mon orgueil pour ne pas fondre en larmes, et pour achever mon air sans faire sauter les cordes de ma harpe. Ma tante avait suivi son neveu, mon père s'était endormi, mon oncle attendait près de la porte que sa soeur vînt lui dire quelque chose de son fils. L'abbé resta seul à me faire des compliments qui m'irritèrent encore plus que l'indifférence des autres.
«—Il paraît, lui dis-je, que mon cousin n'aime pas la musique.
«—Il l'aime beaucoup, au contraire, répondit-il; mais c'est selon …
«—C'est selon la manière dont on chante? lui dis-je en l'interrompant.
«—C'est, reprit-il sans se déconcerter, selon la disposition de son âme; quelquefois la musique lui fait du bien, et quelquefois du mal. Vous l'aurez ému, j'en suis certain, au point qu'il aura craint de ne pouvoir se contenir. Cette fuite est plus flatteuse pour vous que les plus grands éloges.»
«Les adulations de ce jésuite avaient quelque chose de sournois et de railleur qui me le faisait détester. Mais j'en fus bientôt délivrée, comme vous allez l'apprendre tout à l'heure.»
XXVIII.
«Le lendemain, ma tante, qui ne parle guère lorsque son coeur n'est pas vivement ému, eut la malheureuse idée de s'engager dans une conversation avec l'abbé et le chapelain. Et comme, en dehors de ses affections de famille, qui l'absorbent presque entièrement, il n'y a pour elle au monde qu'une distraction possible, laquelle est son orgueil de famille, elle ne manqua pas de s'y livrer en dissertant sur sa généalogie, et en prouvant à ces deux prêtres que notre race était la plus pure, la plus illustre, et la plus excellente de toutes les familles de l'Allemagne, du côté des femmes particulièrement. L'abbé l'écoutait avec patience et notre chapelain avec révérence, lorsque Albert, qui ne paraissait pas l'écouter du tout, l'interrompit avec un peu de vivacité:
«—Il me semble, ma bonne tante, lui dit-il, que vous vous faites quelques illusions sur la prééminence de notre famille. Il est vrai que la noblesse et les titres de nos ancêtres remontent assez haut dans le passé; mais une famille qui perd son nom, qui l'abjure en quelque sorte, pour prendre celui d'une femme de race et de religion étrangère, renonce au droit de se faire valoir comme antique en vertu et fidèle à la gloire de son pays.
«Cette remarque contraria beaucoup la chanoinesse; mais, comme l'abbé avait paru ouvrir l'oreille, elle crut devoir y répondre.
«—Je ne suis pas de votre avis, mon cher enfant, dit-elle. On a vu bien souvent d'illustres maisons se rendre, à bon droit, plus illustres encore, en joignant à leur nom celui d'une branche maternelle, afin de ne pas priver leurs hoirs de l'honneur qui leur revenait d'être issus d'une femme glorieusement apparentée.
«—Mais ce n'est pas ici le cas d'appliquer cette règle, reprit Albert avec une ténacité à laquelle il n'était point sujet. Je conçois l'alliance de deux noms illustres. Je trouve fort légitime qu'une femme transmette à ses enfants son nom accolé à celui de son époux. Mais l'effacement complet de ce dernier nom me paraît un outrage de la part de celle qui l'exige, une lâcheté de la part de celui qui s'y soumet.
«—Vous rappelez des choses bien anciennes, Albert, dit la chanoinesse avec un profond soupir, et vous appliquez la règle plus mal à propos que moi. Monsieur l'abbé pourrait croire, en vous entendant, que quelque mâle, dans notre ascendance, aurait été capable d'une lâcheté; et puisque vous savez si bien des choses dont je vous croyais à peine instruit, vous n'auriez pas dû faire une pareille réflexion à propos des événements politiques … déjà bien loin de nous, Dieu merci!
«—Si ma réflexion vous inquiète, je vais rapporter le fait, afin de laver notre aïeul Withold, dernier comte des Rudolstadt, de toute imputation injurieuse à sa mémoire. Cela paraît intéresser ma cousine, ajouta-t-il en voyant que je l'écoutais avec de grands yeux, tout étonnée que j'étais de le voir se lancer dans une discussion si contraire à ses idées philosophiques et à ses habitudes de silence. Sachez donc, Amélie, que notre arrière-grand-père Wratislaw n'avait pas plus de quatre ans lorsque sa mère Ulrique de Rudolstadt crut devoir lui infliger la flétrissure de quitter son véritable nom, le nom de ses pères, qui était Podiebrad, pour lui donner ce nom saxon que vous et moi portons aujourd'hui, vous sans en rougir, et moi sans m'en glorifier.
«—Il est au moins inutile, dit mon oncle Christian, qui paraissait fort mal à l'aise, de rappeler des choses si éloignées du temps où nous vivons.
«—II me semble, reprit Albert, que ma tante a remonté bien plus haut dans le passé en nous racontant les hauts faits des Rudolstadt, et je ne sais pas pourquoi l'un de nous, venant par hasard à se rappeler qu'il est Bohême, et non pas Saxon d'origine, qu'il s'appelle Podiebrad, et non pas Rudolstadt, ferait une chose de mauvais goût en parlant d'événements qui n'ont guère plus de cent vingt ans de date.
«—Je savais bien, observa l'abbé qui avait écouté Albert avec un certain intérêt, que votre illustre famille était alliée, dans le passé, à la royauté nationale de George Podiebrad; mais j'ignorais qu'elle en descendît par une ligne assez directe pour en porter le nom.
«—C'est que ma tante, qui sait dessiner des arbres généalogiques, a jugé à propos d'abattre dans sa mémoire l'arbre antique et vénérable dont la souche nous a produits. Mais un arbre généalogique sur lequel notre histoire glorieuse et sombre a été tracée en caractères de sang, est encore debout sur la montagne voisine.»
«Comme Albert s'animait beaucoup en parlant ainsi, et que le visage de mon oncle paraissait s'assombrir, l'abbé essaya de détourner la conversation, bien que sa curiosité fût fort excitée. Mais la mienne ne me permit pas de rester en si beau chemin.
«—Que voulez-vous dire, Albert? m'écriai-je en me rapprochant de lui.
«—Je veux dire ce qu'une Podiebrad ne devrait pas ignorer, répondit-il. C'est que le vieux chêne de la pierre d'épouvante, que vous voyez tous les jours de votre fenêtre, Amélie, et sous lequel je vous engage à ne jamais vous asseoir sans élever votre âme à Dieu, a porté, il y a trois cents ans, des fruits un peu plus lourds que les glands desséchés qu'il a peine à produire aujourd'hui.
«—C'est une histoire affreuse, dit le chapelain tout effaré, et j'ignore qui a pu l'apprendre au comte Albert.
«—La tradition du pays, et peut-être quelque chose de plus certain encore, répondit Albert. Car on a beau brûler les archives des familles et les documents de l'histoire, monsieur le chapelain; on a beau élever les enfants dans l'ignorance de la vie antérieure; on a beau imposer silence aux simples par le sophisme, et aux faibles par la menace: ni la crainte du despotisme, ni celle de l'enfer, ne peuvent étouffer les mille voix du passé qui s'élèvent de toutes parts. Non, non, elles parlent trop haut, ces voix terribles, pour que celle d'un prêtre leur impose silence! Elles parlent à nos âmes dans le sommeil, par la bouche des spectres qui se lèvent pour nous avertir; elles parlent à nos oreilles, par tous les bruits de la nature; elles sortent même du tronc des arbres, comme autrefois, celle des dieux dans les bois sacrés, pour nous raconter les crimes, les malheurs, et les exploits de nos pères.
«—Et pourquoi, mon pauvre enfant, dit la chanoinesse, nourrir ton esprit de ces pensées amères et de ces souvenirs funestes?
«—Ce sont vos généalogies, ma tante, c'est le voyage que vous venez de faire dans les siècles passés, qui ont réveillé en moi le souvenir de ces quinze moines pendus aux branches du chêne, de la propre main d'un de mes aïeux, à moi … oh! le plus grand, le plus terrible, le plus persévérant, celui qu'on appelait le redoutable aveugle, l'invincible Jean Ziska du Calice!»
«Le nom sublime et abhorré du chef des Taborites, sectaires qui renchérirent durant la guerre des Hussites sur l'énergie, la bravoure, et les cruautés des autres religionnaires, tomba comme la foudre sur l'abbé et sur le chapelain. Le dernier fit un grand signe de croix; ma tante recula sa chaise, qui touchait celle d'Albert.
«—Bonté divine! s'écria-t-elle; de quoi et de qui parle donc cet enfant? Ne l'écoutez pas, monsieur l'abbé! Jamais, non, jamais, notre famille n'a eu ni lien, ni rapport avec le réprouvé dont il vient de prononcer le nom abominable.
«—Parlez pour vous, ma tante, reprit Albert avec énergie. Vous êtes une Rudolstadt dans le fond de l'âme, bien que vous soyez dans le fait une Podiebrad. Mais, quant à moi, j'ai dans les veines un sang coloré de quelques gouttes de plus de sang bohème, purifié de quelques gouttes de moins de sang étranger. Ma mère n'avait ni Saxons, ni Bavarois, ni Prussiens, dans son arbre généalogique: elle était de pure race slave; et comme vous paraissez ne pas vous soucier beaucoup d'une noblesse à laquelle vous ne pouvez prétendre, moi, qui tiens à ma noblesse personnelle, je vous apprendrai, si vous l'ignorez, je vous rappellerai, si vous l'avez oublié, que Jean Ziska laissa une fille, laquelle épousa un seigneur de Prachalitz, et que ma mère, étant une Prachalitz elle-même, descendait en ligne directe de Jean Ziska par les femmes, comme vous descendez des Rudolstadt, ma tante!
«—Ceci est un rêve, une erreur, Albert!…
«—Non, ma chère tante; j'en appelle à monsieur le chapelain, qui est un homme véridique et craignant Dieu. Il a eu entre les mains les parchemins qui le prouvaient.
«—Moi? s'écria le chapelain, pâle comme la mort.
«—Vous pouvez l'avouer sans rougir devant monsieur l'abbé, répondit Albert avec une amère ironie, puisque vous avez fait votre devoir de prêtre catholique et de sujet autrichien en les brûlant le lendemain de la mort de ma mère!
«—Cette action, que me commandait ma conscience, n'a eu que Dieu pour témoin! reprit l'abbé, plus pâle encore. Comte Albert, qui a pu vous révéler …?
«—Je vous l'ai dit, monsieur le chapelain, la voix qui parle plus haut que celle du prêtre!
«—Quelle voix, Albert? demandai-je vivement intéressée.
«—La voix qui parle dans le sommeil, répondit Albert.
«—Mais ceci n'explique rien, mon fils, dit le comte Christian tout pensif et tout triste.
«—La voix du sang, mon père! répondit Albert d'un ton qui nous fit tous tressaillir.
«—Hélas! mon Dieu! dit mon oncle en joignant les mains, ce sont les mêmes rêveries, les mêmes imaginations, qui tourmentaient sa pauvre mère. Il faut que, dans sa maladie, elle ait parlé de tout cela devant notre enfant, ajouta-t-il en se penchant vers ma tante, et que son esprit en ait été frappé de bonne heure.
«—Impossible, mon frère, répondit la chanoinesse: Albert n'avait pas trois ans lorsqu'il perdit sa mère.
«—Il faut plutôt, dit le chapelain à voix basse, qu'il soit resté dans la maison quelques-uns de ces maudits écrits hérétiques, tout remplis de mensonge et tissus d'impiétés, qu'elle avait conservés par esprit de famille, et dont elle eut pourtant la vertu de me faire le sacrifice à son heure suprême.
«—Non, il n'en est pas resté, répondit Albert, qui n'avait pas perdu une seule parole du chapelain, bien que celui-ci eût parlé assez bas, et qu'Albert, qui se promenait avec agitation, fût en ce moment à l'autre bout du grand salon. Vous savez bien monsieur le chapelain, que vous avez tout détruit, et que vous avez encore, au lendemain de son dernier jour, cherché et fureté dans tous les coins de sa chambre.
«—Qui donc a ainsi aidé ou égaré votre mémoire, Albert? demanda le comte Christian d'un ton sévère. Quel serviteur infidèle ou imprudent s'est donc avisé de troubler votre jeune esprit par le récit, sans doute exagéré, de ces événements domestiques?
«—Aucun, mon père; je vous le jure sur ma religion et sur ma conscience.
«—L'ennemi du genre humain est intervenu dans tout ceci, dit le chapelain consterné.
«—Il serait plus vraisemblable et plus chrétien de penser, observa l'abbé, que le comte Albert est doué d'une mémoire extraordinaire, et que des événements dont le spectacle ne frappe point ordinairement l'âge tendre sont restés gravés dans son esprit. Ce que j'ai vu de sa rare intelligence me fait aisément croire que sa raison a dû avoir un développement fort précoce; et quant à sa faculté de garder le souvenir des choses, j'ai reconnu qu'elle était prodigieuse en effet.
«—- Elle ne vous semble prodigieuse que parce que vous en êtes tout à fait dépourvu, répondit Albert sèchement. Par exemple, vous ne vous rappelez pas ce que vous avez fait en l'année 1619, après que Withold Podiebrad le protestant, le vaillant, le fidèle (votre grand-père, ma chère tante), le dernier qui porta notre nom, eut rougi de son sang la pierre d'épouvante? Vous avez oublié votre conduite en cette circonstance, je le parierais, monsieur l'abbé?
«—Je l'ai oubliée entièrement, je l'avoue, répondit l'abbé avec un sourire railleur qui n'était pas de trop bon goût dans un moment où il devenait évident pour nous tous qu'Albert divaguait complètement.
«—Eh bien! je vais vous la rappeler, reprit Albert sans se déconcerter. Vous allâtes bien vite conseiller à ceux des soldats impériaux qui avaient fait le coup de se sauver ou de se cacher, parce que les ouvriers de Pilsen, qui avaient le courage de s'avouer protestants, et qui adoraient Withold, venaient pour venger la mort de leur maître, et s'apprêtaient à les mettre en pièces. Puis, vous vîntes trouver mon aïeule Ulrique, la veuve tremblante et consternée de Withold, et vous lui promîtes de faire sa paix avec l'empereur Ferdinand II, de lui conserver ses biens, ses titres, sa liberté, et la tête de ses enfants, si elle voulait suivre vos conseils et vous payer vos services à prix d'or; elle y consentit: son amour maternel lui suggéra cet acte de faiblesse. Elle ne respecta pas le martyre de son noble époux. Elle était née catholique, et n'avait abjuré que par amour pour lui. Elle ne sut point accepter la misère, la proscription, la persécution, pour conserver à ses enfants une foi que Withold venait de signer de son sang, et un nom qu'il venait de rendre plus illustre encore que tous ceux de ses ancêtres hussites, calixtins, taborites, orphelins, frères de l'union, et luthériens. (Tous ces noms, ma chère Porporina, sont ceux des diverses sectes qui joignent l'hérésie de Jean Huss à celle de Luther, et qu'avait probablement suivies la branche des Podiebrad dont nous descendons.) Enfin, continua Albert, la Saxonne eut peur, et céda. Vous prîtes possession du château, vous en éloignâtes les bandes impériales, vous fîtes respecter nos terres. Vous fîtes un immense auto-da-fé de nos titres et de nos archives. C'est pourquoi ma tante, pour son bonheur, n'a pu rétablir l'arbre généalogique des Podiebrad, et s'est rejetée sur la pâture moins indigeste des Rudolstadt. Pour prix de vos services, vous fûtes riche, très-riche. Trois mois après, il fut permis à Ulrique d'aller embrasser à Vienne les genoux de l'empereur, qui lui permit gracieusement de dénationaliser ses enfants, de les faire élever par vous dans la religion romaine, et de les enrôler ensuite sous les drapeaux contre lesquels leur père et leurs aïeux avaient si vaillamment combattu. Nous fûmes incorporés mes fils et moi, dans les rangs de la tyrannie autrichienne …
«—Tes fils et toi!… dit ma tante désespérée, voyant qu'il battait la campagne.
«—Oui, mes fils Sigismond et Rodolphe, répondit très-sérieusement
Albert.
«—C'est le nom de mon père et de mon oncle, dit le comte Christian.
Albert, où est ton esprit? Reviens à toi, mon fils. Plus d'un siècle
nous sépare de ces événements douloureux accomplis par l'ordre de la
Providence.»
«Albert n'en voulut point démordre. Il se persuada et voulut nous persuader qu'il était le même que Wratislaw, fils de Withold, et le premier des Podiebrad qui eût porté le nom maternel de Rudolstadt. Il nous raconta son enfance, le souvenir distinct qu'il avait gardé du supplice du comte Withold, supplice dont il attribuait tout l'odieux au jésuite Dithmar (lequel, selon lui, n'était autre que l'abbé, son gouverneur), la haine profonde que, pendant son enfance, il avait éprouvée pour ce Dithmar, pour l'Autriche, pour les impériaux et pour les catholiques. Et puis, ses souvenirs parurent se confondre, et il ajouta mille choses incompréhensibles sur la vie éternelle et perpétuelle, sur la réapparition des hommes sur la terre, se fondant sur cet article de la croyance hussitique, que Jean Huss devait revenir en Bohême cent ans après sa mort, et compléter son oeuvre; prédiction qui s'était accomplie, puisque, selon lui, Luther était Jean Huss ressuscité. Enfin ses discours furent un mélange d'hérésie, de superstition, de métaphysique obscure, de délire poétique; et tout cela fut débité avec une telle apparence de conviction, avec des souvenirs si détaillés, si précis, et si intéressants, de ce qu'il prétendait avoir vu, non-seulement dans la personne de Wratislaw, mais encore dans celle de Jean Ziska, et de je ne sais combien d'autres morts qu'il soutenait avoir été ses propres apparitions dans la vie du passé, que nous restâmes tous béants à l'écouter, sans qu'aucun de nous eût la force de l'interrompre ou de le contredire. Mon oncle et ma tante, qui souffraient horriblement de cette démence, impie selon eux, voulaient du moins la connaître à fond; car c'était la première fois qu'elle se manifestait ouvertement, et il fallait bien en savoir la source pour tâcher ensuite de la combattre. L'abbé s'efforçait de tourner la chose en plaisanterie, et de nous faire croire que le comte Albert était un esprit fort plaisant et fort malicieux, qui prenait plaisir à nous mystifier par son incroyable érudition.
«—II a tant lu, nous disait-il, qu'il pourrait nous raconter ainsi l'histoire de tous les siècles, chapitre par chapitre, avec assez de détails et de précision pour faire accroire à des esprits un peu portés au merveilleux, qu'il a véritablement assisté aux scènes qu'il raconte.»
«La chanoinesse, qui, dans sa dévotion ardente, n'est pas très-éloignée de la superstition, et qui commençait à croire son neveu sur parole, prit très-mal les insinuations de l'abbé, et lui conseilla de garder ses explications badines pour une occasion plus gaie; puis elle fit un grand effort pour amener Albert à rétracter les erreurs dont il avait la tête remplie.
«—Prenez garde, ma tante; s'écria Albert avec impatience, que je ne vous dise qui vous êtes. Jusqu'ici je n'ai pas voulu le savoir; mais quelque chose m'avertit en ce moment que la Saxonne Ulrique est auprès de moi.
«—Eh quoi, mon pauvre enfant, répondit-elle, cette aïeule prudente et dévouée qui sut conserver à ses enfants la vie, et à ses descendants l'indépendance, les biens et les honneurs dont ils jouissent, vous pensez qu'elle revit en moi? Eh bien, Albert, je vous aime tant, que pour vous je ferais plus encore: je sacrifierais ma vie, si je pouvais, à ce prix, calmer votre esprit égaré.»
«Albert la regarda quelques instants avec des yeux à la fois sévères et attendris.
«—Non, non, dit-il enfin en s'approchant d'elle, et en s'agenouillant à ses pieds, vous êtes un ange, et vous avez communié jadis dans la coupe de bois des Hussites. Mais la Saxonne est ici, cependant, et sa voix a frappé mon oreille aujourd'hui à plusieurs reprises.
«—Prenez que c'est moi, Albert, lui dis-je en m'efforçant de l'égayer, et ne m'en veuillez pas trop de ne pas vous avoir livré aux bourreaux en l'année 1619.
«—Vous, ma mère, dit-il en me regardant avec des yeux effrayants, ne dites pas cela; car je ne puis vous pardonner. Dieu m'a fait renaître dans le sein d! une femme plus forte; il m'a retrempé dans le sang de Ziska, dans ma propre substance, qui s'était égarée je ne sais comment. Amélie, ne me regardez pas, ne me parlez pas surtout! C'est votre voix, Ulrique, qui me fait aujourd'hui tout le mal que je souffre.»
«En disant cela, Albert sortit précipitamment, et nous restâmes tous consternés de la triste découverte qu'il venait enfin de nous faire faire sur le dérangement de son esprit.
«Il était alors deux heures après midi; nous avions dîné paisiblement, Albert n'avait bu que de l'eau. Rien ne pouvait nous donner l'espoir que cette démence fût l'effet de l'ivresse. Le chapelain et ma tante se levèrent aussitôt pour le suivre et pour le soigner, le jugeant fort malade. Mais, chose inconcevable! Albert avait déjà disparu comme par enchantement; on ne le trouva ni dans sa chambre, ni dans celle de sa mère, où il avait coutume de s'enfermer souvent, ni dans aucun recoin du château; on le chercha dans le jardin, dans la garenne, dans les bois environnants, dans les montagnes. Personne ne l'avait vu de près ni de loin. La trace de ses pas n'était restée nulle part. La journée et la nuit s'écoulèrent ainsi. Personne ne se coucha dans la maison. Nos gens furent sur pied jusqu'au jour pour le chercher avec des flambeaux.
«Toute la famille se mit en prières. La journée du lendemain se passa dans les mêmes anxiétés, et la nuit suivante dans la même consternation. Je ne puis vous dire quelle terreur j'éprouvai, moi qui n'avais jamais souffert, jamais tremblé de ma vie pour des événements domestiques de cette importance. Je crus très-sérieusement qu'Albert s'était donné la mort ou s'était enfui pour jamais. J'en pris des convulsions et une fièvre assez forte. Il y avait encore en moi un reste d'amour, au milieu de l'effroi que m'inspirait un être si fatal et si bizarre. Mon père conservait la force d'aller à la chasse, s'imaginant que, dans ses courses lointaines, il retrouverait Albert au fond des bois. Ma pauvre tante, dévorée de douleur, mais active et courageuse, me soignait, et cherchait à rassurer tout le monde. Mon oncle priait jour et nuit. En voyant sa foi et sa soumission stoïque aux volontés du ciel, je regrettais de n'être pas dévote.
«L'abbé feignait un peu de chagrin, mais affectait de n'avoir aucune inquiétude. Il est vrai, disait-il, qu'Albert n'avait jamais disparu ainsi de sa présence; mais il était sujet à des besoins de solitude et de recueillement.
Sa conclusion était que le seul remède à ces singularités était de ne jamais les contrarier, et de ne pas paraître les remarquer beaucoup. Le fait est que ce subalterne intrigant et profondément égoïste ne s'était soucié que de gagner les larges appointements attachés à son rôle surveillant, et qu'il les avait fait durer le plus longtemps possible en trompant la famille sur le résultat de ses bons offices. Occupé de ses affaires et de ses plaisirs, il avait abandonné Albert à ses penchants extrêmes. Peut-être l'avait-il vu souvent malade et souvent exalté. Il avait sans doute laissé un libre cours à ses fantaisies. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il avait eu l'habileté de les cacher à tous ceux qui eussent pu nous en rendre compte; car dans toutes les lettres que reçut mon oncle au sujet dé son fils, il n'y eut jamais que des éloges de son extérieur et des félicitations sur les avantages de sa personne. Albert n'a laissé nulle part la réputation d'un malade ou d'un insensé. Quoi qu'il en soit, sa vie intérieure durant ces huit ans d'absence est restée pour nous un secret impénétrable. L'abbé, voyant, au bout de trois jours, qu'il ne reparaissait pas, et craignant que ses propres affaires ne fussent gâtées par cet incident, se mit en campagne, soi-disant pour le chercher à Prague, où l'envie de chercher quelque livre rare pouvait, selon lui, l'avoir poussé.»
«—II est, disait-il, comme les savants qui s'abîment dans leurs recherches, et qui oublient le monde entier pour satisfaire leur innocente passion.»
«Là-dessus l'abbé partit, et ne revint pas.»
«Au bout de sept jours d'angoisses mortelles, et comme nous commencions à désespérer, ma tante, passant vers le soir devant la chambre d'Albert, vit la porte ouverte, et Albert assis dans son fauteuil, caressant son chien qui l'avait suivi dans son mystérieux voyage. Ses vêtements n'étaient ni salis ni déchirés; seulement la dorure en était noircie, comme s'il fût sorti d'un lieu humide, ou comme s'il eût passé les nuits à la belle étoile. Sa chaussure n'annonçait pas qu'il eût beaucoup marché; mais sa barbe et ses cheveux témoignaient d'un long oubli des soins de sa personne. Depuis ce jour-là, il a constamment refusé de se raser et de se poudrer comme les autres hommes; c'est pourquoi vous lui avez trouvé l'aspect d'un revenant.»
«Ma tante s'élança vers lui en faisant un grand cri.»
«—Qu'avez-vous donc, ma chère tante? dit-il en lui baisant la main. On dirait que vous ne m'avez pas vu depuis un siècle!»
«—Mais, malheureux enfant! s'écria-t-elle; il y a sept jours que tu nous as quittés sans nous rien dire; sept mortels jours, sept affreuses nuits, que nous te cherchons, que nous te pleurons, et que nous prions pour toi!»
«—Sept jours? dit Albert en la regardant avec surprise. II faut que vous ayez voulu dire sept heures, ma chère tante; car je suis sorti ce matin pour me promener, et je rentre à temps pour souper avec vous. Comment ai-je pu vous causer une pareille inquiétude par une si courte absence?»
«—Sans doute, dit-elle, craignant d'aggraver son mal en le lui révélant, la langue m'a tourné; j'ai voulu dire sept heures. Je me suis inquiétée parce que tu n'as pas l'habitude de faire d'aussi longues promenades, et puis j'avais fait cette nuit un mauvais rêve: j'étais folle.»
«—Bonne tante, excellente amie! dit Albert en couvrant ses mains de baisers, vous m'aimez comme un petit enfant. Mon père n'a pas partagé votre inquiétude, j'espère?»
«—Nullement. Il t'attend pour souper. Tu dois avoir bien faim?
«—Fort peu. J'ai très-bien dîné.»
«—Où donc, et quand donc, Albert?»
«—Ici, ce matin, avec vous, ma bonne tante. Vous n'êtes pas encore revenue à vous-même, je le vois. Oh! que je suis malheureux de vous avoir causé une telle frayeur! Comment aurais-je pu le prévoir?»
«—Tu sais que je suis ainsi. Laisse-moi donc te demander où tu as mangé, où tu as dormi depuis que tu nous as quittés!»
«—Depuis ce matin, comment aurais-je eu envie de dormir ou de manger?»
«—Tu ne te sens pas malade?
«—Pas le moins du monde.
«—Point fatigué? Tu as sans, doute beaucoup marché! gravi les montagnes? cela est fort pénible. Où as-tu été?»
«Albert mit la main sur ses yeux comme pour se rappeler; mais il ne put le dire.
—Je vous avoue, répondit-il, que je n'en sais plus rien. J'ai été fort préoccupé. J'ai marché sans rien voir, comme je faisais dans mon enfance, vous savez? je ne pouvais jamais vous répondre quand vous m'interrogiez.
—Et durant tes voyages, faisais-tu plus d'attention à ce que tu voyais?
—Quelquefois, mais pas toujours. J'ai observé bien des choses; mais j'en ai oublié beaucoup d'autres, Dieu merci!
—Et pourquoi Dieu merci?
—Parce qu'il y a des choses affreuses à voir sur la face de ce monde! répondit-il en se levant avec un visage sombre, que jusque-là ma tante ne lui avait pas trouvé.
«Elle vit qu'il ne fallait pas le faire causer davantage, et courut annoncer à mon oncle que son fils était retrouvé. Personne ne le savait encore dans la maison, personne ne l'avait vu rentrer. Son retour n'avait pas laissé plus de traces que son départ.
«Mon pauvre oncle, qui avait eu tant de courage pour supporter le malheur, n'en eut pas dans le premier moment pour la joie. Il perdit connaissance; et lorsque Albert reparut devant lui, il avait la figure plus altérée que celle de son fils. Albert, qui depuis ses longs voyages semblait ne remarquer aucune émotion autour de lui, parut ce jour-là tout renouvelé et tout différent de ce qu'on l'avait vu jusqu'alors. Il fit mille caresses à son père, s'inquiéta de le voir si changé, et voulut en savoir la cause. Mais quand on se hasarda à la lui faire pressentir, il ne put jamais la comprendre, et toutes ses réponses furent faites avec une bonne foi et une assurance qui semblaient bien prouver l'ignorance complète où il était des sept jours de sa disparition.»
—Ce que vous me racontez ressemble à un rêve, dit Consuelo, et me porte à divaguer plutôt qu'à dormir, ma chère baronne. Comment est-il possible qu'un homme vive pendant sept jours sans avoir conscience de rien?
—Ceci n'est rien auprès de ce que j'ai encore à vous raconter; et jusqu'à ce que vous ayez vu par vous-même que, loin d'exagérer, j'atténue pour abréger, vous aurez, je le conçois, de la peine à me croire. Moi-même qui vous rapporte ce dont j'ai été témoin, je me demande encore quelquefois si Albert est sorcier ou s'il se moque de nous. Mais l'heure est avancée, et véritablement je crains d'abuser de votre complaisance.
—C'est moi qui abuse de la vôtre, répondit Consuelo; vous devez être fatiguée de parler. Remettons donc à demain soir, si vous le voulez bien, la suite de cette incroyable histoire.
—A demain soit, dit la jeune baronne en l'embrassant.
XXIX.
L'histoire incroyable, en effet, qu'elle venait d'entendre tint Consuelo assez longtemps éveillée. La nuit sombre, pluvieuse, et pleine de gémissements, contribuait aussi à l'agiter de sentiments superstitieux qu'elle ne connaissait pas encore. Il y a donc une fatalité incompréhensible, se disait-elle, qui pèse sur certains êtres? Qu'avait fait à Dieu cette jeune fille qui me parlait tout à l'heure, avec tant d'abandon, de son naïf amour-propre blessé et de ses beaux rêves déçus? Et qu'avais-je fait de mal moi-même pour que mon seul amour fût si horriblement froissé et brisé dans mon coeur? Mais, hélas! quelle faute a donc commise ce farouche Albert de Rudolstadt pour perdre ainsi la conscience et la direction de sa propre vie? Quelle horreur la Providence a-t-elle conçue pour Anzoleto de l'abandonner, ainsi qu'elle l'a fait, aux mauvais penchants et aux perverses tentations?
Vaincue enfin par la fatigue, elle s'endormit, et se perdit dans une suite de rêves sans rapport et sans issue. Deux ou trois fois elle s'éveilla et se rendormit sans pouvoir se rendre compte du lieu où elle était, se croyant toujours en voyage. Le Porpora, Anzoleto, le comte Zustiniani et la Corilla passaient tour à tour devant ses yeux, lui disant des choses étranges et douloureuses, lui reprochant je ne sais quel crime dont elle portait la peine sans pouvoir se souvenir de l'avoir commis. Mais toutes ces visions s'effaçaient devant celle du comte Albert, qui repassait toujours devant elle avec sa barbe noire, son oeil fixe, et son vêtement de deuil rehaussé d'or, par moments semé de larmes comme un drap mortuaire.
Elle trouva, en s'éveillant tout à fait, Amélie déjà parée avec élégance, fraîche et souriante à côté de son lit.
«Savez-vous, ma chère Porporina, lui dit la jeune baronne en lui donnant un baiser au front, que vous avez en vous quelque chose d'étrange? Je suis destinée à vivre avec des êtres extraordinaires; car certainement vous en êtes un, vous aussi. Il y a un quart d'heure que je vous regarde dormir, pour voir au grand jour si vous êtes plus belle que moi. Je vous confesse que cela me donne quelque souci, et que, malgré l'abjuration complète et empressée que j'ai faite de mon amour pour Albert, je serais un peu piquée de le voir vous regarder avec intérêt. Que voulez-vous? c'est le seul homme qui soit ici, et jusqu'ici j'y étais la seule femme. Maintenant nous sommes deux, et nous aurons maille à partir si vous m'effacez trop.
—Vous aimez à railler, répondit Consuelo; ce n'est pas généreux de votre part. Mais voulez-vous bien laisser le chapitre des méchancetés, et me dire ce que j'ai d'extraordinaire? C'est peut-être ma laideur qui est tout à fait revenue. Il me semble qu'en effet cela doit être.
—Je vous dirai la vérité, Nina. Au premier coup d'oeil que j'ai jeté sur vous ce matin, votre pâleur, vos grands yeux à demi clos et plutôt fixes qu'endormis, votre bras maigre hors du lit, m'ont donné un moment de triomphe. Et puis, en vous regardant toujours, j'ai été comme effrayée de votre immobilité et de votre attitude vraiment royale. Votre bras est celui d'une reine, je le soutiens, et votre calme a quelque chose de dominateur et d'écrasant dont je ne peux pas me rendre compte. Voilà que je me prends à vous trouver horriblement belle, et cependant il y a de la douceur dans votre regard. Dites-moi donc quelle personne vous êtes. Vous m'attirez et vous m'intimidez: je suis toute honteuse des folies que je vous ai racontées de moi cette nuit. Vous ne m'avez encore rien dit de vous; et cependant vous savez à peu près tous mes défauts.
—Si j'ai l'air d'une reine, ce dont je ne me serais guère doutée, répondit Consuelo avec un triste sourire, ce doit être l'air piteux d'une reine détrônée. Quant à ma beauté, elle m'a toujours paru très-contestable; et quant à l'opinion que j'ai de vous, chère baronne Amélie, elle est toute en faveur de votre franchise et de votre bonté.
—Pour franche, je le suis; mais vous, Nina, l'êtes-vous? Oui, vous avez un air de grandeur et de loyauté. Mais êtes-vous expansive? Je ne le crois pas.
—Ce n'est pas à moi de l'être la première, convenez-en. C'est à vous, protectrice et maîtresse, de ma destinée en ce moment, de me faire les avances.
—Vous avez raison. Mais votre grand sens me fait peur. Si je vous parais écervelée, vous ne me prêcherez pas trop, n'est-ce pas?
—Je n'en ai le droit en aucune façon. Je suis votre maîtresse de musique, et rien de plus. D'ailleurs une pauvre fille du peuple, comme moi, saura toujours se tenir à sa place.
—Vous, une fille du peuple, fière Porporina! Oh! vous mentez; cela est impossible. Je vous croirais plutôt un enfant mystérieux de quelque famille de princes. Que faisait votre mère?
—Elle chantait, comme moi.
—Et votre père?»
Consuelo resta interdite. Elle n'avait pas préparé toutes ses réponses aux questions familièrement indiscrètes de la petite baronne. La vérité est qu'elle n'avait jamais entendu parler de son père, et qu'elle n'avait jamais songé à demander si elle en avait un.
«Allons! dit Amélie en éclatant de rire, c'est cela, j'en étais sûre; votre père est quelque grand d'Espagne, où quelque doge de Venise.»
Ces façons de parler parurent légères et blessantes à Consuelo.
«Ainsi, dit-elle avec un peu de mécontentement, un honnête ouvrier, ou un pauvre artiste, n'aurait pas eu le droit de transmettre à son enfant quelque distinction naturelle? Il faut absolument que les enfants du peuple soient grossiers et difformes!
—Ce dernier mot est une épigramme pour ma tante Wenceslawa, répliqua la baronne riant plus fort. Allons, chère Nina, pardonnez-moi si je vous fâche un peu, et laissez-moi bâtir dans ma cervelle un plus beau roman sur vous. Mais faites vite votre toilette, mon enfant; car la cloche va sonner, et ma tante ferait mourir de faim toute la famille plutôt que de laisser servir le déjeuner sans vous. Je vais vous aider à ouvrir vos caisses; donnez-moi les clefs. Je suis sûre que vous apportez de Venise les plus jolies toilettes, et que vous allez me mettre au courant des modes, moi qui vis dans ce pays de sauvages, et depuis si longtemps!»
Consuelo, se hâtant d'arranger ses cheveux, lui donna les clefs sans l'entendre, et Amélie s'empressa d'ouvrir une caisse qu'elle s'imaginait remplie de chiffons; mais, à sa grande surprise, elle n'y trouva qu'un amas de vieille musique, de cahiers imprimés, effacés par un long usage, et de manuscrits en apparence indéchiffrables.
«Ah! qu'est-ce que tout cela? s'écria-t-elle en essuyant ses jolis doigts bien vite. Vous avez là, ma chère enfant, une singulière garde-robe!
—Ce sont des trésors, traitez-les avec respect, ma chère baronne, répondit Consuelo. Il y a des autographes des plus grands maîtres, et j'aimerais mieux perdre ma voix que de ne pas les remettre au Porpora qui me les a confiés.»
Amélie ouvrit une seconde caisse, et la trouva pleine de papier réglé, de traités sur la musique, et d'autres livres sur la composition, l'harmonie et le contre-point.
«Ah! je comprends, dit-elle en riant, ceci est votre écrin.
—Je n'en ai pas d'autre, répondit Consuelo, et j'espère que vous voudrez bien vous en servir souvent.
—A la bonne heure, je vois que vous êtes une maîtresse sévère. Mais peut-on vous demander sans vous offenser, ma chère Nina, où vous avez mis vos robes?
—Là-bas dans ce petit carton, répondit Consuelo en allant le chercher, et en montrant à la baronne une petite robe de soie noire qui y était soigneusement et fraîchement pliée.
—Est-ce là tout? dit Amélie.
—C'est là tout, dit Consuelo, avec ma robe de voyage. Dans quelques jours d'ici, je me ferai une seconde robe noire, toute pareille à l'autre, pour changer.
—Ah! ma chère enfant, vous êtes donc en deuil?
—Peut-être, signora, répondit gravement Consuelo.
—En ce cas, pardonnez-moi. J'aurais dû comprendre à vos manières que vous aviez quelque chagrin dans le coeur, et je vous aime autant ainsi. Nous sympathiserons encore plus vite; car moi aussi j'ai bien des sujets de tristesse, et je pourrais déjà porter le deuil de l'époux qu'on m'avait destiné. Ah! ma chère Nina, ne vous effarouchez pas de ma gaieté; c'est souvent un effort pour cacher des peines profondes.»
Elles s'embrassèrent, et descendirent au salon où on les attendait.
Consuelo vit, dès le premier coup d'oeil, que sa modeste robe noire, et son fichu blanc fermé jusqu'au menton par une épingle de jais, donnaient d'elle à la chanoinesse une opinion très-favorable. Le vieux Christian fut un peu moins embarrassé et tout aussi affable envers elle que la veille. Le baron Frédérick, qui, par courtoisie, s'était abstenu d'aller à la chasse ce jour-là, ne sut pas trouver un mot à lui dire, quoiqu'il eût préparé mille gracieusetés pour les soins qu'elle venait rendre à sa fille. Mais il s'assit à table à côté d'elle, et s'empressa de la servir, avec une importunité si naïve et si minutieuse, qu'il n'eut pas le temps de satisfaire son propre appétit. Le chapelain lui demanda dans quel ordre le patriarche faisait la procession à Venise, et l'interrogea sur le luxe et les ornements des églises. Il vit à ses réponses qu'elle les avait beaucoup fréquentées; et quand il sut qu'elle avait appris à chanter au service divin, il eut pour elle une grande considération.
Quant au comte Albert, Consuelo avait à peine osé lever les yeux sur lui, précisément parce qu'il était le seul qui lui inspirât un vif sentiment de curiosité. Elle ne savait pas quel accueil il lui avait fait. Seulement elle l'avait regardé dans une glace en traversant le salon, et l'avait vu habillé avec une sorte de recherche, quoique toujours en noir. C'était bien la tournure d'un grand seigneur; mais sa barbe et ses cheveux dénoués, avec son teint sombre et jaunâtre, lui donnaient la tête pensive et négligée d'un beau pêcheur de l'Adriatique, sur les épaules d'un noble personnage.
Cependant la sonorité de sa voix, qui flattait les oreilles musicales de Consuelo, enhardit peu à peu cette dernière à le regarder. Elle fut surprise de lui trouver l'air et les manières d'un homme très-sensé. Il parlait peu, mais judicieusement; et lorsqu'elle se leva de table, il lui offrit la main, sans la regarder il est vrai (il ne lui avait pas fait cet honneur depuis la veille), mais avec beaucoup d'aisance et de politesse. Elle trembla de tous ses membres en mettant sa main dans celle de ce héros fantastique des récits et des rêves de la nuit précédente; elle s'attendait à la trouver froide comme celle d'un cadavre. Mais elle était douce et tiède comme la main d'un homme soigneux et bien portant. A vrai dire, Consuelo ne put guère constater ce fait. Son émotion intérieure lui donnait une sorte de vertige; et le regard d'Amélie, qui suivait tous ses mouvements, eût achevé de la déconcerter, si elle ne se fût armée de toute la force dont elle sentait avoir besoin pour conserver sa dignité vis-à-vis de cette malicieuse jeune fille. Elle rendit au comte Albert le profond salut qu'il lui fit en la conduisant auprès d'un siége; et pas un mot, pas un regard ne fut échangé entre eux.
«Savez-vous, perfide Porporina, dit Amélie à sa compagne en s'asseyant tout près d'elle pour chuchoter librement à son oreille, que vous faites merveille sur mon cousin?
—Je ne m'en aperçois pas beaucoup jusqu'ici, répondit Consuelo.
—C'est que vous ne daignez pas vous apercevoir de ses manières avec moi. Depuis un an, il ne m'a pas offert une seule fois la main pour passer à table ou pour en sortir, et voilà qu'il s'exécute avec vous de la meilleure grâce! Il est vrai qu'il est dans un de ses moments les plus lucides. On dirait que vous lui avez apporté la raison et la santé. Mais ne vous fiez point aux apparences, Nina. Ce sera avec vous comme avec moi. Après trois jours de cordialité, il ne se souviendra pas seulement de votre existence.
—Je vois, dit Consuelo, qu'il faut que je m'habitue à la plaisanterie.
—N'est-il pas vrai, ma petite tante, dit à voix basse Amélie en s'adressant à la chanoinesse, qui était venue s'asseoir auprès d'elle et de Consuelo, que mon cousin est tout à fait charmant pour la chère Porporina?
—Ne vous moquez pas de lui, Amélie, répondit Wenceslawa avec douceur; mademoiselle s'apercevra assez tôt de la cause de nos chagrins.
—Je ne me moque pas, bonne tante. Albert est tout à fait bien ce matin, et je me réjouis de le voir comme je ne l'ai pas encore vu peut-être depuis que je suis ici. S'il était rasé et poudré comme tout le monde, on pourrait croire aujourd'hui qu'il n'a jamais été malade.
—Cet air de calme et de santé me frappe en effet bien agréablement, dit la chanoinesse; mais je n'ose plus me flatter de voir durer un si heureux état de choses.
—Comme il a l'air noble et bon! dit Consuelo, voulant gagner le coeur de la chanoinesse par l'endroit le plus sensible.
—Vous trouvez? dit Amélie. la transperçant de son regard espiègle et moqueur.
—Oui, je le trouve, répondit Consuelo avec fermeté, et je vous l'ai dit hier soir, signora; jamais visage humain ne m'a inspiré plus de respect.
—Ah! chère fille, dit la chanoinesse en quittant tout à coup son air guindé pour serrer avec émotion la main de Consuelo; les bons curs se devinent! Je craignais que mon pauvre enfant ne vous fît peur; c'est une si grande peine pour moi que de lire sur le visage des autres l'éloignement qu'inspirent toujours de pareilles souffrances! Mais vous avez de la sensibilité, je le vois, et vous avez compris tout de suite qu'il y a dans ce corps malade et flétri une âme sublime, bien digne d'un meilleur sort.
Consuelo fut touchée jusqu'aux larmes des paroles de l'excellente chanoinesse, et elle lui baisa la main avec effusion. Elle sentait déjà plus de confiance et de sympathie dans son coeur pour cette vieille bossue que pour la brillante et frivole Amélie.
Elles furent interrompues par le baron Frédérick, lequel, comptant sur son courage plus que sur ses moyens, s'approchait avec l'intention de demander une grâce à la signora Porporina. Encore plus gauche auprès des dames que ne l'était son frère aîné (cette gaucherie était, à ce qu'il paraît, une maladie de famille, qu'on ne devait pas s'étonner beaucoup de retrouver développée jusqu'à la sauvagerie chez Albert), il balbutia un discours et beaucoup d'excuses qu'Amélie se chargea de comprendre et de traduire à Consuelo.
«Mon père vous demande, lui dit-elle, si vous vous sentez le courage de vous remettre à la musique, après un voyage aussi pénible, et si ce ne serait pas abuser de votre bonté que de vous prier d'entendre ma voix et de juger ma méthode.
—De tout mon coeur, répondit Consuelo en se levant avec vivacité et en allant ouvrir le clavecin.
—Vous allez voir, lui dit tout bas Amélie en arrangeant son cahier sur le pupitre, que ceci va mettre Albert en fuite malgré vos beaux yeux et les miens.»
En effet, Amélie avait à peine préludé pendant quelques minutes, qu'Albert se leva, et sortit sur la pointe du pied comme un homme qui se flatte d'être inaperçu.
«C'est beaucoup, dit Amélie en causant toujours à voix basse, tandis qu'elle jouait à contre-mesure, qu'il n'ait pas jeté les portes avec fureur, comme cela lui arrive souvent quand je chante. Il est tout à fait aimable, on peut même dire galant aujourd'hui.»
Le chapelain, s'imaginant masquer la sortie d'Albert, se rapprocha du clavecin, et feignit d'écouter avec attention. Le reste de la famille fit à distance un demi-cercle pour attendre respectueusement le jugement que Consuelo porterait sur son élève.
Amélie choisit bravement un air de l'Achille in Scyro de Pergolèse, et le chanta avec assurance d'un bout à l'autre, avec une voix fraîche et perçante, accompagnée d'un accent allemand si comique, que Consuelo, n'ayant jamais rien entendu de pareil, se tint à quatre pour ne pas sourire à chaque mot. Il ne lui fallut pas écouter quatre mesures pour se convaincre que la jeune baronne n'avait aucune notion vraie, aucune intelligence de la musique. Elle avait le timbre flexible, et pouvait avoir reçu de bonnes leçons; mais son caractère était trop léger pour lui permettre d'étudier quoi que ce fût en conscience. Par la même raison, elle ne doutait pas de ses forces, et sabrait avec un sang-froid germanique les traits les plus audacieux et les plus difficiles. Elle les manquait tous sans se déconcerter, et croyait couvrir ses maladresses en forçant l'intonation, et en frappant l'accompagnement avec vigueur, rétablissant la mesure comme elle pouvait, en ajoutant des temps aux mesures qui suivaient celles où elle en avait supprimé, et changeant le caractère de la musique à tel point que Consuelo eût eu peine à reconnaître ce qu'elle entendait, si le cahier n'eût été devant ses yeux.
Cependant le comte Christian, qui s'y connaissait bien, mais qui supposait à sa nièce la timidité qu'il aurait eue à sa place, disait de temps en temps pour l'encourager: «Bien, Amélie, bien! belle musique, en vérité, belle musique!»
La chanoinesse, qui n'y entendait pas grand'chose, cherchait avec sollicitude dans les yeux de Consuelo à pressentir son opinion; et le baron, qui n'aimait pas d'autre musique que celle des fanfares de chasse, s'imaginant que sa fille chantait trop bien pour qu'il pût la comprendre, attendait avec confiance l'expression du contentement de son juge. Le chapelain seul était charmé de ces gargouillades, qu'il n'avait jamais entendues avant l'arrivée d'Amélie au château, et balançait sa grosse tête ave un sourire de béatitude.
Consuelo vit bien que dire la vérité crûment serait porter la consternation dans la famille. Elle se réserva d'éclairer son élève en particulier sur tout ce qu'elle avait à oublier avant d'apprendre quelque chose, donna des éloges à sa voix, la questionna sur ses études, approuva le choix des maîtres qu'on lui avait fait étudier, et se dispensa ainsi de déclarer qu'elle les avait étudiés à contre-sens.
On se sépara fort satisfait d'une épreuve qui n'avait été cruelle que pour Consuelo. Elle eut besoin d'aller s'enfermer dans sa chambre avec la musique qu'elle venait d'entendre profaner, et de la lire des yeux, en la chantant mentalement, pour effacer de son cerveau l'impression désagréable qu'elle venait de recevoir.
XXX
Lorsqu'on se rassembla de nouveau vers le soir, Consuelo se sentant plus à l'aise avec toutes ces personnes qu'elle commençait à connaître, répondit avec moins de réserve et de brièveté aux questions que, de leur côté, elles s'enhardirent à lui adresser sur son pays, sur son art, et sur ses voyages. Elle évita soigneusement, ainsi qu'elle se l'était prescrit, de parler d'elle-même, et raconta les choses au milieu desquelles elle avait vécu sans jamais faire mention du rôle qu'elle y avait joué. C'est en vain que la curieuse Amélie s'efforça de l'amener dans la conversation à développer sa personnalité. Consuelo ne tomba pas dans ses pièges, et ne trahit pas un seul instant l'incognito qu'elle s'était promis de garder. Il serait difficile de dire précisément pourquoi ce mystère avait pour elle un charme particulier. Plusieurs raisons l'y portaient. D'abord elle avait promis, juré au Porpora, de se tenir si cachée et si effacée de toutes manières qu'il fût impossible à Anzoleto de retrouver sa trace au cas où il se mettrait à la poursuivre; précaution bien inutile, puisqu'à cette époque Anzoleto, après quelques velléités de ce genre, rapidement étouffées, n'était plus occupé que de ses débuts et de son succès à Venise.
En second lieu, Consuelo, voulant se concilier l'affection et l'estime de la famille qui donnait un asile momentané à son isolement et à sa douleur, comprenait bien qu'on l'accepterait plus volontiers simple musicienne, élève du Porpora et maîtresse de chant, que prima donna, femme de théâtre et cantatrice célèbre. Elle savait qu'une telle situation avouée lui imposerait un rôle difficile au milieu de ces gens simples et pieux; et il est probable que, malgré les recommandations du Porpora, l'arrivée de Consuelo, la débutante, la merveille de San-Samuel, les eût passablement effarouchés. Mais ces deux puissants motifs n'eussent-ils pas existé, Consuelo aurait encore éprouvé le besoin de se taire et de ne laisser pressentir à personne l'éclat et les misères de sa destinée. Tout se tenait dans sa vie, sa puissance et sa faiblesse, sa gloire et son amour. Elle ne pouvait soulever le moindre coin du voile sans montrer une des plaies de son âme; et ces plaies étaient trop vives, trop profondes, pour qu'aucun secours humain pût les soulager. Elle n'éprouvait d'allégement au contraire que dans l'espèce de rempart qu'elle venait d'élever entre ses douloureux souvenirs et le calme énergique de sa nouvelle existence. Ce changement de pays, d'entourage, et de nom, la transportait tout à coup dans un milieu inconnu où, en jouant un rôle différent, elle aspirait à devenir un nouvel être.
Cette abjuration de toutes les vanités qui eussent consolé une autre femme, fut le salut de cette âme courageuse. En renonçant à toute pitié comme à toute gloire humaine, elle sentit une force céleste venir à son secours. Il faut que je retrouve une partie de mon ancien bonheur, se disait-elle; celui que j'ai goûté longtemps et qui consistait tout entier à aimer les autres et à en être aimée. Le jour où j'ai cherché leur admiration, ils m'ont retiré leur amour, et j'ai payé trop cher les honneurs qu'ils ont mis à la place de leur bienveillance. Refaisons-nous donc obscure et petite, afin de n'avoir ni envieux, ni ingrats, ni ennemis sur la terre. La moindre marque de sympathie est douce, et le plus grand témoignage d'admiration est mêlé d'amertume. S'il est des coeurs orgueilleux et forts à qui la louange suffit, et que le triomphe console, le mien n'est pas de ce nombre, je l'ai trop cruellement éprouvé. Hélas! la gloire m'a ravi le cur de mon amant; que l'humilité me rende du moins quelques amis!
Ce n'était pas ainsi que l'entendait le Porpora. En éloignant Consuelo de Venise, en la soustrayant aux dangers et aux déchirements de sa passion, il n'avait songé qu'à lui procurer quelques jours de repos avant de la rappeler sur la scène des ambitions, et de la lancer de nouveau dans les orages de la vie d'artiste. Il ne connaissait pas bien son élève. Il la croyait plus femme, c'est-à-dire, plus mobile qu'elle ne l'était. En songeant à elle dans ce moment-là, il ne se la représentait pas calme, affectueuse, et occupée des autres, comme elle avait déjà la force de l'être. Il la croyait noyée dans les pleurs et dévorée de regrets. Mais il pensait qu'une grande réaction devait bientôt s'opérer en elle, et qu'il la retrouverait guérie de son amour, ardente à reprendre l'exercice de sa force et les privilèges de son génie.
Ce sentiment intérieur si pur et si religieux que Consuelo venait de concevoir de son rôle dans la famille de Rudolstadt, répandit, dès ce premier jour, une sainte sérénité sur ses paroles, sur ses actions, et sur son visage. Qui l'eût vue naguère resplendissante d'amour et de joie au soleil de Venise, n'eût pas compris aisément comment elle pouvait être tout à coup tranquille et affectueuse au milieu d'inconnus, au fond des sombres forêts, avec son amour flétri dans le passé et ruiné dans l'avenir. C'est que la bonté trouve la force, là où l'orgueil ne rencontrerait que le désespoir. Consuelo fut belle ce soir-là, d'une beauté qui ne s'était pas encore manifestée en elle. Ce n'était plus ni l'engourdissement d'une grande nature qui s'ignore elle-même et qui attend son réveil, ni l'épanouissement d'une puissance qui prend l'essor avec surprise et ravissement. Ce n'était donc plus ni la beauté voilée et incompréhensible de la scolare zingarella, ni la beauté splendide et saisissante de la cantatrice couronnée; c'était le charme pénétrant et suave de la femme pure et recueillie qui se connaît elle-même et se gouverne par la sainteté de sa propre impulsion.
Ses vieux hôtes, simples et affectueux, n'eurent pas besoin d'autre lumière que celle de leur généreux instinct pour aspirer, si je puis ainsi dire, le parfum mystérieux qu'exhalait dans leur atmosphère intellectuelle l'âme angélique de Consuelo. Ils éprouvèrent, en la regardant, un bien-être moral dont ils ne se rendirent pas bien compte, mais dont la douceur les remplit comme d'une vie nouvelle. Albert lui-même semblait jouir pour la première fois de ses facultés avec plénitude et liberté. Il était prévenant et affectueux avec tout le monde: il l'était avec Consuelo dans la mesure convenable, et il lui parla à plusieurs reprises de manière à prouver qu'il n'abdiquait pas, ainsi qu'on l'avait cru jusqu'alors, l'esprit élevé et le jugement lumineux que la nature lui avait donnés. Le baron ne s'endormit pas, la chanoinesse ne soupira pas une seule fois; et le comte Christian, qui avait l'habitude de s'affaisser mélancoliquement le soir dans son fauteuil sous le poids de la vieillesse et du chagrin, resta debout le dos à la cheminée comme au centre de sa famille, et prenant part à l'entretien aisé et presque enjoué qui dura sans tomber jusqu'à neuf heures du soir.
«Dieu semble avoir exaucé enfin nos ardentes prières, dit le chapelain au comte Christian et à la chanoinesse, restés les derniers au salon, après le départ du baron et des jeunes gens. Le comte Albert est entré aujourd'hui dans sa trentième année, et ce jour solennel, dont l'attente avait toujours si vivement frappé son imagination et la nôtre, s'est écoulé avec un calme et un bonheur inconcevables.
—Oui, rendons grâces à Dieu! dit le vieux comte. Je ne sais si c'est un songe bienfaisant qu'il nous envoie pour nous soulager un instant; mais je me suis persuadé durant toute cette journée, et ce soir particulièrement, que mon fils était guéri pour toujours.
—Mon frère, dit la chanoinesse, je vous en demande pardon ainsi qu'à vous, monsieur le chapelain, qui avez toujours cru Albert tourmenté par l'ennemi du genre humain. Moi je l'ai toujours cru aux prises avec deux puissances contraires qui se disputaient sa pauvre âme; car bien souvent lorsqu'il semblait répéter les discours du mauvais ange, le ciel parlait par sa bouche un instant après. Rappelez-vous maintenant tout ce qu'il disait hier soir durant l'orage et ses dernières paroles en nous quittant: «La paix du Seigneur est descendue sur cette «maison.» Albert sentait s'accomplir en lui un miracle de la grâce, et j'ai foi à sa guérison comme à la promesse divine.»
Le chapelain était trop timoré pour accepter d'emblée une proposition si hardie. Il se tirait toujours d'embarras en disant: «Rapportons-nous-en à la sagesse éternelle; Dieu lit dans les choses cachées; l'esprit doit s'abîmer en Dieu;» et autres sentences plus consolantes que nouvelles.
Le comte Christian était partagé entre le désir d'accepter l'ascétisme un peu tourné au merveilleux de sa bonne soeur, et le respect que lui imposait l'orthodoxie méticuleuse et prudente de son confesseur. Il crut détourner la conversation en parlant de la Porporina, et en louant le maintien charmant de cette jeune personne. La chanoinesse, qui l'aimait déjà, renchérit sur ces éloges, et le chapelain donna sa sanction à l'entraînement de coeur qu'ils éprouvaient pour elle. Il ne leur vint pas à l'esprit d'attribuer à la présence de Consuelo le miracle qui venait de s'accomplir dans leur intérieur. Ils en recueillirent le bienfait sans en reconnaître la source; c'est tout ce que Consuelo eût demandé à Dieu, si elle eût été consultée.
Amélie avait fait des remarques un peu plus précises. Il devenait bien évident pour elle que son cousin avait, dans l'occasion, assez d'empire sur lui-même pour cacher le désordre de ses pensées aux personnes dont il se méfiait, comme à celles qu'il considérait particulièrement. Devant certains parents ou certains amis de sa famille qui lui inspiraient ou de la sympathie ou de l'antipathie, il n'avait jamais trahi par aucun fait extérieur l'excentricité de son caractère. Aussi, lorsque Consuelo lui exprima sa surprise de ce qu'elle lui avait entendu raconter la veille, Amélie, tourmentée d'un secret dépit, s'efforça de lui rendre l'effroi que ses récits avaient déjà provoqué en elle pour le comte Albert.
«Eh! ma pauvre amie, lui dit-elle, méfiez-vous de ce calme trompeur; c'est le temps d'arrêt qui sépare toujours chez lui une crise récente d'une crise prochaine. Vous l'avez vu aujourd'hui tel que je l'ai vu en arrivant ici au commencement de l'année dernière. Hélas! si vous étiez destinée par la volonté d'autrui à devenir la femme d'un pareil visionnaire, si, pour vaincre votre tacite résistance, on avait tacitement comploté de vous tenir captive indéfiniment dans cet affreux château, avec un régime continu de surprises, de terreurs et d'agitations, avec des pleurs, des exorcismes et des extravagances pour tout spectacle, en attendant une guérison à laquelle on croit toujours et qui n'arrivera jamais, vous seriez comme moi bien désenchantée des belles manières d'Albert et des douces paroles de la famille.
—Il n'est pas croyable, dit Consuelo, qu'on veuille forcer votre volonté au point de vous unir malgré vous à un homme que vous n'aimez point. Vous me paraissez être l'idole de vos parents.
—On ne me forcera à rien: on sait bien que ce serait tenter l'impossible. Mais on oubliera qu'Albert n'est pas le seul mari qui puisse me convenir, et Dieu sait quand on renoncera à la folle espérance de me voir reprendre pour lui l'affection que j'avais éprouvée d'abord. Et puis mon pauvre père, qui a la passion de la chasse, et qui a ici de quoi se satisfaire, se trouve fort bien dans ce maudit château, et fait toujours valoir quelque prétexte pour retarder notre départ, vingt fois projeté et jamais arrêté. Ah! si vous saviez, ma chère Nina, quelque secret pour faire périr dans une nuit tout le gibier de la contrée, vous me rendriez le plus grand service qu'âme humaine puisse me rendre.
—Je ne puis malheureusement que m'efforcer de vous distraire en vous faisant faire de la musique, et en causant avec vous le soir, lorsque vous n'aurez pas envie, de dormir. Je tâcherai d'être pour vous un calmant et un somnifère.
—Vous me rappelez, dit Amélie, que j'ai le reste d'une histoire à vous raconter. Je commence, afin de ne pas vous faire coucher trop tard:
«Quelques jours après la mystérieuse absence qu'il avait faite (toujours persuadé que cette semaine de disparition n'avait duré que sept heures), Albert commença seulement à remarquer que l'abbé n'était plus au château, et il demanda où on l'avait envoyé.»
«—Sa présence auprès de vous n'étant plus nécessaire, lui répondit-on, il est retourné à ses affaires. Ne vous en étiez-vous pas encore aperçu?
«—Je m'en apercevais, répondit Albert: quelque chose manquait à ma souffrance; mais je ne me rendais pas compte de ce que ce pouvait être.
«—Vous souffrez donc beaucoup, Albert? lui demanda la chanoinesse.
«—Beaucoup, répondit-il du ton d'un homme à qui l'on demande s'il a bien dormi.
«—Et l'abbé vous était donc bien désagréable? lui demanda le comte
Christian.
«—Beaucoup, répondit Albert du même ton.
«—Et pourquoi donc, mon fils, ne l'avez-vous pas dit plus tôt? Comment avez-vous supporté pendant si longtemps la présence d'un homme qui vous était antipathique, sans me faire part de votre déplaisir? Doutez-vous, mon cher enfant, que je n'eusse fait cesser au plus vite votre souffrance?
«—C'était un bien faible accessoire à ma douleur, répondit Albert avec une effrayante tranquillité; et vos bontés, dont je ne doute pas, mon père, n'eussent pu que la soulager légèrement en me donnant un autre surveillant.
«—Dites un autre compagnon de voyage, mon fils. Vous vous servez d'une expression injurieuse pour ma tendresse.
«—C'est votre tendresse qui causait votre sollicitude, ô mon père! Vous ne pouviez pas savoir le mal que vous me faisiez en m'éloignant de vous et de cette maison, où ma place était marquée par la Providence jusqu'à une époque où ses desseins sur moi doivent s'accomplir. Vous avez cru travailler à ma guérison et à mon repos; moi qui comprenais mieux que vous ce qui convient à nous deux, je savais bien que je devais vous seconder et vous obéir: J'ai connu mon devoir et je l'ai rempli.
«—Je sais votre vertu et votre affection pour nous, Albert; mais ne sauriez-vous expliquer plus clairement votre pensée?
«—Cela est bien facile, répondit Albert, et le moment de le faire est venu.
«Il parlait avec tant de calme, que nous crûmes toucher au moment fortuné où l'âme d'Albert allait cesser d'être pour nous une énigme douloureuse. Nous nous serrâmes autour de lui, l'encourageant par nos regards et nos caresses à s'épancher entièrement pour la première fois de sa vie. Il parut décidé à nous accorder enfin cette confiance, et il parla ainsi.
«—Vous m'avez toujours pris, vous me prenez encore tous pour un malade et pour un insensé. Si je n'avais pour vous tous une vénération et une tendresse infinies, j'oserais peut-être approfondir l'abîme qui nous sépare, et je vous montrerais que vous êtes dans un monde d'erreur et de préjugés, tandis que le ciel m'a donné accès dans une sphère de lumière et de vérité. Mais vous ne pourriez pas me comprendre sans renoncer à tout ce qui fait votre calme, votre religion et votre sécurité. Lorsque, emporté à mon insu par des accès d'enthousiasme, quelques paroles imprudentes m'échappent, je m'aperçois bientôt après que je vous ai fait un mal affreux en voulant déraciner vos chimères et secouer devant vos yeux affaiblis la flamme éclatante que je porte dans mes mains. Tous les détails, toutes les habitudes de votre vie, tous les fibres de votre coeur, tous les ressorts de votre intelligence sont tellement liés, enlacés et rivés au joug du mensonge, à la loi des ténèbres, qu'il semble que je vous donne la mort en voulant vous donner la foi. Il y a pourtant une voix qui me crie dans la veille et dans le sommeil, dans le calme et dans l'orage, de vous éclairer et de vous convertir. Mais je suis un homme trop aimant et trop faible pour l'entreprendre. Quand je vois vos yeux pleins de larmes, vos poitrines gonflées, vos fronts abattus, quand je sens que je porte en vous la tristesse et l'épouvante, je m'enfuis, je me cache pour résister au cri de ma conscience et à l'ordre de ma destinée. Voilà mon mal, voilà mon tourment, voilà ma croix et mon supplice; me comprenez-vous maintenant?»
«Mon oncle, ma tante et le chapelain comprenaient jusqu'à un certain point qu'Albert s'était fait une morale et une religion complètement différentes des leurs; mais, timides comme des dévots, ils craignaient d'aller trop avant, et n'osaient plus encourager sa franchise. Quant à moi, qui ne savais encore que vaguement les particularités de son enfance et de sa première jeunesse, je ne comprenais pas du tout. D'ailleurs, à cette époque, j'étais à peu près au même point que vous, Nina; je savais fort peu ce que c'était que ce Hussitisme et ce Luthérianisme dont j'ai entendu si souvent parler depuis, et dont les controverses débattues entre Albert et le chapelain m'ont accablée d'un si lamentable ennui. J'attendais donc impatiemment une plus ample explication; mais elle ne vint pas.
«—Je vois, dit Albert, frappé du silence qui se faisait autour de lui, que vous ne voulez pas me comprendre, de peur de me comprendre trop. Qu'il en soit donc comme vous le voulez. Votre aveuglement a porté depuis longtemps l'arrêt dont je subis la rigueur. Éternellement malheureux, éternellement seul, éternellement étranger parmi ceux que j'aime, je n'ai de refuge et de soutien que dans la consolation qui m'a été promise.
«—Quelle est donc cette consolation, mon fils? dit le comte Christian mortellement affligé; ne peut-elle venir de nous, et ne pouvons-nous jamais arriver à nous entendre?
«—Jamais, mon père. Aimons-nous, puisque cela seul nous est permis. Le ciel m'est témoin que notre désaccord immense, irréparable, n'a jamais altéré en moi l'amour que je vous porte.
—Et cela ne suffit-il pas? dit la chanoinesse en lui prenant une main, tandis que son frère pressait l'autre main d'Albert dans les siennes; ne peux-tu oublier tes idées étranges, tes bizarres croyances, pour vivre d'affection au milieu de nous?
«Je vis d'affection, répondit Albert. C'est un bien qui se communique et s'échange délicieusement ou amèrement, selon que la foi religieuse est commune ou opposée. Nos coeurs communient ensemble, ô ma tante Wenceslawa! mais nos intelligences se font la guerre, et c'est une grande infortune pour nous tous! Je sais qu'elle ne cessera point avant plusieurs siècles, voilà pourquoi j'attendrai dans celui-ci un bien qui m'est promis, et qui me donnera la force d'espérer.
«—Quel est ce bien, Albert? ne peux-tu me le dire?
«—Non, je ne puis le dire, parce que je l'ignore; mais il viendra. Ma mère n'a point passé une semaine sans me l'annoncer dans mon sommeil, et toutes les voix de la forêt me l'ont répété chaque fois que je les ai interrogées. Un ange voltige souvent, et me montre sa face pâle et lumineuse au-dessus de la pierre d'épouvante; à cet endroit sinistre, sous l'ombrage de ce chêne, où, lorsque les hommes mes contemporains m'appelaient Ziska, je fus transporté de la colère du Seigneur, et devins pour la première fois l'instrument de ses vengeances; au pied de cette roche où, lorsque je m'appelais Wratislaw, je vis rouler d'un coup de sabre la tête mutilée et défigurée de mon père Withold, redoutable expiation qui m'apprit ce que c'est que la douleur et la pitié, jour de rémunération fatale, où le sang luthérien lava le sang catholique, et qui fit de moi un homme faible et tendre, au lieu d'un homme de fanatisme et de destruction que j'avais été cent ans auparavant….
—Bonté divine, s'écria ma tante en se signant, voilà sa folie qui le reprend!
—Ne le contrariez point, ma soeur, dit le comte Christian en faisant un grand effort sur lui-même; laissez-le s'expliquer. Parle, mon fils, qu'est-ce que l'ange t'a dit sur la pierre d'épouvante?
«—Il m'a dit que ma consolation était proche, répondit Albert avec un visage rayonnant d'enthousiasme, et qu'elle descendrait dans mon coeur lorsque j'aurais accompli ma vingt-neuvième année.
«Mon oncle laissa retomber sa tête sur son sein. Albert semblait faire allusion à sa mort en désignant l'âge où sa mère était morte, et il paraît qu'elle avait souvent prédit, durant sa maladie, que ni elle ni ses fils n'atteindraient l'âge de trente ans. Il paraît que ma tante Wanda était aussi un peu illuminée pour ne rien dire de plus; mais je n'ai jamais pu rien savoir de précis à cet égard. C'est un souvenir trop douloureux pour mon oncle, et personne n'ose le réveiller autour de lui.
«Le chapelain tenta d'éloigner la funeste pensée que cette prédiction faisait naître, en amenant Albert à s'expliquer sur le compte de l'abbé. C'était par là que la conversation avait commencé.»
Albert fit à son tour un effort pour lui répondre.
«—Je vous parle de choses divines et éternelles, reprit-il après un peu d'hésitation, et vous me rappelez les courts instants qui s'envolent, les soucis puérils et éphémères dont le souvenir s'efface déjà en moi.
«—Parle encore, mon fils, parle, reprit le comte Christian; il faut que nous te connaissions aujourd'hui.
«—Vous ne m'avez point connu, mon père, répondit Albert, et vous ne me connaîtrez point dans ce que vous appelez cette vie. Mais si vous voulez savoir pourquoi j'ai voyagé, pourquoi j'ai supporté ce gardien infidèle et insouciant que vous aviez attaché à mes pas comme un chien gourmand et paresseux au bras d'un aveugle, je vous le dirai en peu de mots. Je vous avais fait assez souffrir. Il fallait vous dérober le spectacle d'un fils rebelle à vos leçons et sourd à vos remontrances. Je savais bien que je ne guérirais pas de ce que vous appeliez mon délire; mais il fallait vous laisser le repos et l'espérance: j'ai consenti à m'éloigner. Vous aviez exigé de moi la promesse que je ne me séparerais point, sans votre consentement, de ce guide que vous m'aviez donné, et que je me laisserais conduire par lui à travers le monde. J'ai voulu tenir ma promesse; j'ai voulu aussi qu'il pût entretenir votre espérance et votre sécurité, en vous rendant compte de ma douceur et de ma patience. J'ai été doux et patient. Je lui ai fermé mon coeur et mes oreilles; il a eu l'esprit de ne pas songer seulement à se les faire ouvrir. Il m'a promené, habillé et nourri comme un enfant. J'ai renoncé à vivre comme je l'entendais; je me suis habitué à voir le malheur, l'injustice et la démence régner sur la terre. J'ai vu les hommes et leurs institutions; l'indignation a fait place dans mon coeur à la pitié, en reconnaissant que l'infortune des opprimés était moindre que celle des oppresseurs. Dans mon enfance, je n'aimais que les victimes: je me suis pris de charité pour les bourreaux, pénitents déplorables qui portent dans cette génération la peine des crimes qu'ils ont commis dans des existences antérieures, et que Dieu condamne à être méchants, supplice mille fois plus cruel que celui d'être leur proie innocente. Voilà pourquoi je ne fais plus l'aumône que pour me soulager personnellement du poids de la richesse, sans vous tourmenter de mes prédications, connaissant aujourd'hui que le temps n'est pas venu d'être heureux, puisque le temps d'être bon est loin encore, pour parler le langage des hommes.
«—Et maintenant que tu es délivré de ce surveillant, comme tu l'appelles, maintenant que tu peux vivre tranquille, sans avoir sous les yeux le spectacle de misères que tu éteins une à une autour de toi, sans que personne contrarie ton généreux entraînement, ne peux-tu faire un effort sur toi-même pour chasser tes agitations intérieures?
«—Ne m'interrogez plus; mes chers parents, répondit Albert; je ne dirai plus rien aujourd'hui.»
«Il tint parole, et au delà; car il ne desserra plus les dents de toute une semaine.
XXXI.
«L'histoire d'Albert sera terminée en peu de mots, ma chère Porporina, parce qu'à moins de vous répéter ce que vous avez déjà entendu, je n'ai presque plus rien à vous apprendre. La conduite de mon cousin durant les dix-huit mois que j'ai passés ici a été une continuelle répétition des fantaisies que vous connaissez maintenant. Seulement son prétendu souvenir de ce qu'il avait été et de ce qu'il avait vu dans les siècles passés prit une apparence de réalité effrayante, lorsque Albert vint à manifester une faculté particulière et vraiment inouïe dont vous avez peut-être entendu parler, mais à laquelle je ne croyais pas, avant d'en avoir eu les preuves qu'il en a données. Cette faculté s'appelle, dit-on, en d'autres pays, la seconde vue; et ceux qui la possèdent sont l'objet d'une grande vénération parmi les gens superstitieux. Quant à moi, qui ne sais qu'en penser, et qui n'entreprendrai point de vous en donner une explication raisonnable, j'y trouve un motif de plus pour ne jamais être la femme d'un homme qui verrait toutes mes actions, fût-il à cent lieues de moi, et qui lirait presque dans ma pensée. Une telle femme doit être au moins une sainte, et le moyen de l'être avec un homme qui semble voué au diable!»
—Vous avez le don de plaisanter sur toutes choses, dit Consuelo, et j'admire l'enjouement avec lequel vous parlez de choses qui me font dresser les cheveux sur la tête. En quoi consiste donc cette seconde vue?
—Albert voit et entend ce qu'aucun autre ne peut voir ni entendre. Lorsqu'une personne qu'il aime doit venir, bien que personne ne l'attende, il l'annonce et va à sa rencontre une heure d'avance. De même il se retire et va s'enfermer dans sa chambre, quand il sent venir de loin quelqu'un qui lui déplaît.
«Un jour qu'il se promenait avec mon père dans un sentier de la montagne, il s'arrêta tout à coup et fit un grand détour à travers les rochers et les épines, pour ne point passer sur une certaine place qui n'avait cependant rien de particulier. Ils revinrent sur leurs pas au bout de quelques instants, et Albert fit le même manège. Mon père, qui l'observait, feignit d'avoir perdu quelque chose, et voulut l'amener au pied d'un sapin qui paraissait être l'objet de cette répugnance. Non-seulement Albert évita d'en approcher, mais encore il affecta de ne point marcher sur l'ombre que cet arbre projetait en travers du chemin; et, tandis que mon père passait et repassait dessus, il montra un malaise et une angoisse extraordinaires. Enfin, mon père s'étant arrêté tout au pied de l'arbre, Albert fit un cri, et le rappela précipitamment. Mais il refusa bien longtemps de s'expliquer sur cette fantaisie, et ce ne fut que vaincu par les prières de toute la famille, qu'il déclara que cet arbre était la marque d'une sépulture, et qu'un grand crime avait été commis en ce lieu. Le chapelain pensa que si Albert avait connaissance de quelque meurtre commis jadis en cet endroit, il était de son devoir de s'en informer, afin de donner la sépulture à des ossements abandonnés.
«—Prenez garde à ce que vous ferez, dit Albert avec l'air moqueur et triste à la fois qu'il sait prendre souvent. L'homme, la femme et l'enfant que vous trouverez là étaient hussites, et c'est l'ivrogne Wenceslas qui les a fait égorger par ses soldats, une nuit qu'il se cachait dans nos bois, et qu'il craignait d'être observé et trahi par eux.
«On ne parla plus de cette circonstance à mon cousin. Mais mon oncle, qui voulait savoir si c'était une inspiration ou un caprice de sa part, fit faire des fouilles durant la nuit à l'endroit que désigna mon père. On y trouva les squelettes d'un homme, d'une femme et d'un enfant. L'homme était couvert d'un de ces énormes boucliers de bois que portaient les hussites, et qui sont bien reconnaissables à cause du calice qui est gravé dessus, avec cette devise autour en latin: O Mort, que ton souvenir est amer aux méchants! mais que tu laisses calme celui dont toutes les actions sont justes et dirigées en vue du trépas!»[1]
[1 O mors, quam est amara memoria tua hominibus injustis, viro quieta cujus omnes res flunt ordinate et ad hoc. C'est une sentence empruntée à la Bible (Ecclésiastique, ch. XLI;, v. 1 et 3). Mais, dans la Bible, au lieu des méchants, il y a les riches; au lieu des justes, les indigents.]
«On porta ces ossements dans un endroit plus retiré de la forêt, et lorsque Albert repassa à plusieurs jours de là au pied du sapin, mon père remarqua qu'il n'éprouvait aucune répugnance à marcher sur cette place, qu'on avait cependant recouverte de pierres et de sable, et où rien ne paraissait changé. Il ne se souvenait pas même de l'émotion qu'il avait eue en cette occasion, et il eut de la peine à se la rappeler lorsqu'on lui en parla.
«—II faut, dit-il à mon père, que vous vous trompiez, et que j'aie été _averti-dans un autre endroit. Je suis certain qu'ici il n'y a rien; car je ne sens ni froid, ni douleur, ni tremblement dans mon corps.»
«Ma tante était bien portée à attribuer cette puissance divinatoire à une faveur spéciale de la Providence. Mais Albert est si sombre, si tourmenté, et si malheureux, qu'on ne conçoit guère pourquoi la Providence lui aurait fait un don si funeste. Si je croyais au diable, je trouverais bien plus acceptable la supposition de notre chapelain, qui lui met toutes les hallucinations d'Albert sur le dos. Mon oncle Christian, qui est un homme plus sensé et plus ferme dans sa religion que nous tous, trouve à beaucoup de ces choses-là des éclaircissements fort vraisemblables. Il pense que malgré tous les soins qu'ont pris les jésuites de brûler, pendant et après la guerre de trente ans, tous les hérétiques de la Bohême, et en particulier ceux qui se trouvaient au château des Géants, malgré l'exploration minutieuse que notre chapelain a faite dans tous les coins après la mort de ma tante Wanda, il doit être resté, dans quelque cachette ignorée de tout le monde, des documents historiques du temps des hussites, et qu'Albert les a retrouvés. Il pense que la lecture de ces dangereux papiers aura vivement frappé son imagination malade, et qu'il attribue naïvement à des souvenirs merveilleux d'une existence antérieure sur la terre l'impression qu'il a reçue de plusieurs détails ignorés aujourd'hui, mais consignés et rapportés avec exactitude dans ces manuscrits. Par là s'expliquent naturellement tous les contes qu'il nous a faits, et ses disparitions inexplicables durant des journées et des semaines entières; car il est bon de vous dire que ce fait-là s'est renouvelé plusieurs fois, et qu'il est impossible de supposer qu'il se soit accompli hors du château. Toutes les fois qu'il a disparu ainsi, il est resté introuvable, et nous sommes certains qu'aucun paysan ne lui a jamais donné asile ni nourriture. Nous savons déjà qu'il a des accès de léthargie qui le retiennent enfermé dans sa chambre des journées entières. Quand on enfonce les portes, et qu'on s'agite autour de lui, il tombe en convulsions: Aussi s'en garde-t-on bien désormais. On le laisse en proie à son extase. Il se passe dans son esprit à ces moments-là des choses extraordinaires; mais aucun bruit, aucune agitation extérieure ne les trahissent: ses discours seuls nous les apprennent plus tard. Lorsqu'il en sort, il paraît soulagé et rendu à la raison; mais peu à peu l'agitation revient et va croissant jusqu'au retour de l'accablement. Il semble qu'il pressente la durée de ces crises; car, lorsqu'elles doivent être longues, il s'en va au loin, ou se réfugie dans cette cachette présumée, qui doit être quelque grotte de la montagne ou quelque cave du château, connue de lui seul. Jusqu'ici on n'a pu le découvrir. Cela est d'autant plus difficile qu'on ne peut le surveiller, et qu'on le rend dangereusement malade quand on veut le suivre, l'observer, ou seulement l'interroger. Aussi a-t-on pris le parti de le laisser absolument libre, puisque ces absences, si effrayantes pour nous dans les commencements, nous nous sommes habitués à les regarder comme des crises favorables dans sa maladie. Lorsqu'elles arrivent, ma tante souffre et mon oncle prie; mais personne ne bouge; et quant à moi, je vous avoue que je me suis beaucoup endurcie à cet égard-là. Le chagrin a amené l'ennui et le dégoût. J'aimerais mieux mourir que d'épouser ce maniaque. Je lui reconnais de grandes qualités; mais quoiqu'il vous semble que je ne dusse tenir aucun compte de ses travers, puisqu'ils sont le fait de son mal, je vous avoue que je m'en irrite comme d'un fléau dans ma vie et dans celle de ma famille.
—Cela me semble un peu injuste, chère baronne, dit Consuelo. Que vous répugniez à devenir la femme du comte Albert, je le conçois fort bien à présent; mais que votre intérêt se retire de lui, je ne le conçois pas.
—C'est que je ne puis m'ôter de l'esprit qu'il y a quelque chose de volontaire dans la folie de ce pauvre homme. Il est certain qu'il a beaucoup de force dans le caractère, et que, dans mille occasions, il a beaucoup d'empire sur lui-même. Il sait retarder à son gré l'invasion de ses crises. Je l'ai vu les maîtriser avec puissance quand on semblait disposé à ne pas les prendre au sérieux. Au contraire, quand il nous voit disposés à la crédulité et à la peur, il a l'air de vouloir faire de l'effet sur nous par ses extravagances, et il abuse de la faiblesse qu'on a pour lui. Voilà pourquoi je lui en veux, et demande souvent à son patron Belzébuth de venir le chercher une bonne fois pour nous en débarrasser.
—Voilà des plaisanteries bien cruelles, dit Consuelo, à propos d'un homme si malheureux, et dont la maladie mentale me semble plus poétique et plus merveilleuse que repoussante.
—A votre aise, chère Porporina! reprit Amélie. Admirez tant que vous voudrez ces sorcelleries, si vous pouvez y croire. Mais je fais devant ces choses-là comme notre chapelain, qui recommande son âme à Dieu et s'abstient de comprendre; je me réfugie dans le sein de la raison, et je me dispense d'expliquer ce qui doit avoir une interprétation tout à fait naturelle, ignorée de nous jusqu'à présent. La seule chose certaine dans cette malheureuse destinée de mon cousin, c'est que sa raison, à lui, a complètement plié bagage, que l'imagination a déplié dans sa cervelle des ailes si larges que la boîte se brise. Et puisqu'il faut parler net, et dire le mot que mon pauvre oncle Christian a été forcé d'articuler en pleurant aux genoux de l'impératrice Marie-Thérèse, laquelle ne se paie pas de demi-réponses et de demi-affirmations, en trois lettres, Albert de Rudolstadt est fou; aliéné, si vous trouvez l'épithète plus décente.»
Consuelo ne répondit que par un profond soupir. Amélie lui semblait en cet instant une personne haïssable et un coeur de fer. Elle s'efforça de l'excuser à ses propres yeux, en se représentant tout ce qu'elle devait avoir souffert depuis dix-huit mois d'une vie si triste et remplie d'émotions si multipliées. Puis, en faisant un retour sur son propre malheur: Ah! que ne puis-je mettre les fautes d'Anzoleto sur le compte de la folie! pensa-t-elle. S'il fût tombé dans le délire au milieu des enivrements et des déceptions de son début, je sens, moi, que je ne l'en aurais pas moins aimé; et je ne demanderais qu'à le savoir infidèle et ingrat par démence, pour l'adorer comme auparavant et pour voler à son secours.
Quelques jours se passèrent sans qu'Albert donnât par ses manières ou ses discours la moindre confirmation aux affirmations de sa cousine sur le dérangement de son esprit. Mais, un beau jour, le chapelain l'ayant contrarié sans le vouloir, il commença à dire des choses très-incohérentes; et comme s'il s'en fût aperçu lui-même, il sortit brusquement du salon et courut s'enfermer dans sa chambre. On pensait qu'il y resterait longtemps; mais, une heure après, il rentra, pâle et languissant, se traîna de chaise en chaise, tourna autour de Consuelo sans paraître faire plus d'attention à elle que les autres jours, et finit par se réfugier dans l'embrasure profonde d'une fenêtre, où il appuya sa tête sur ses mains et resta complètement immobile.
C'était l'heure de la leçon de musique d'Amélie, et elle désirait la prendre; afin, disait-elle tout bas à Consuelo, de chasser cette sinistre figure qui lui ôtait toute sa gaieté et répandait dans l'air une odeur sépulcrale.
«Je crois, lui répondit Consuelo, que nous ferions mieux de monter dans votre chambre; votre épinette suffira bien pour accompagner. S'il est vrai que le comte Albert n'aime pas la musique, pourquoi augmenter ses souffrances, et par suite celle de ses parents?»
Amélie se rendit à la dernière considération, et elles montèrent ensemble à leur appartement, dont elles laissèrent la porte ouverte parce qu'elles y trouvèrent un peu de fumée. Amélie voulut faire à sa tête, comme à l'ordinaire, en chantant des cavatines à grand effet; mais Consuelo, qui commençait à se montrer sévère, lui fit essayer des motifs fort simples et fort sérieux extraits des chants religieux de Palestrina. La jeune baronne bâilla, s'impatienta, et déclara cette musique barbare et soporifique.
«C'est que vous ne la comprenez pas, dit Consuelo. Laissez-moi vous en faire entendre quelques phrases pour vous montrer qu'elle est admirablement écrite pour la voix, outre qu'elle est sublime de pensées et d'intentions.
Elle s'assit à l'épinette, et commença à se faire entendre. C'était la première fois qu'elle éveillait autour d'elle les échos du vieux château; et la sonorité de ces hautes et froides murailles lui causa un plaisir auquel elle s'abandonna. Sa voix, muette depuis longtemps, depuis le dernier soir qu'elle avait chanté à San-Samuel et qu'elle s'y était évanouie brisée de fatigue et de douleur, au lieu de souffrir de tant de souffrances et d'agitations, était plus belle, plus prodigieuse, plus pénétrante que jamais. Amélie en fut à la fois ravie et consternée. Elle comprenait enfin qu'elle ne savait rien; et peut-être qu'elle ne pourrait jamais rien apprendre, lorsque la figure pâle et pensive d'Albert se montra tout à coup en face des deux jeunes filles, au milieu de la chambre, et resta immobile et singulièrement attendrie jusqu'à la fin du morceau. C'est alors seulement que Consuelo l'aperçut, et en fut un peu effrayée. Mais Albert, pliant les deux genoux et levant vers elle ses grands yeux noirs ruisselants de larmes, s'écria en espagnol sans le moindre accent germanique:
«O Consuelo, Consuelo! te voilà donc enfin trouvée!
—Consuelo? s'écria la jeune fille interdite, en s'exprimant dans la même langue. Pourquoi, seigneur, m'appelez-vous ainsi?
—Je t'appelle consolation, reprit Albert toujours en espagnol, parce qu'une consolation a été promise à ma vie désolée, et parce que tu es la consolation que Dieu accorde enfin à mes jours solitaires et funestes.
—Je ne croyais, pas, dit Amélie avec une fureur concentrée, que la musique pût faire un effet si prodigieux sur mon cher cousin. La voix de Nina est faite pour accomplir des miracles, j'en conviens; mais je ferai remarquer à tous deux qu'il serait plus poli pour moi, et plus convenable en général, de s'exprimer dans une langue que je puisse comprendre.»
Albert ne parut pas avoir entendu un mot de ce que disait sa fiancée. Il restait à genoux, regardant Consuelo avec une surprise et un ravissement indicibles, lui répétant toujours d'une voix attendrie:—Consuelo, Consuelo!
«Mais comment donc vous appelle-t-il? dit Amélie avec un peu d'emportement à sa compagne.
—Il me demande un air espagnol que je ne connais pas, répondit Consuelo fort troublée; mais je crois que nous ferons bien d'en rester là, car la musique paraît l'émouvoir beaucoup aujourd'hui.»
Et elle se leva pour sortir.
«Consuelo, répéta Albert en espagnol, si tu te retires de moi, c'en est fait de ma vie, et je ne veux plus revenir sur la terre!»
En parlant ainsi, il tomba évanoui à ses pieds; et les deux jeunes filles, effrayées, appelèrent les valets pour l'emporter et le secourir.
XXXII.
Le comte Albert fut déposé doucement sur son lit; et tandis que les deux domestiques qui l'y avaient transporté cherchaient, l'un le chapelain, qui était une manière de médecin pour la famille, l'autre le comte Christian, qui avait donné l'ordre qu'on vint toujours l'avertir à la moindre indisposition qu'éprouverait son fils, les deux jeunes filles, Amélie et Consuelo, s'étaient mises à la recherche de la chanoinesse. Mais avant qu'une seule de ces personnes se fût rendue auprès du malade, ce qui se fit pourtant avec le plus de célérité possible, Albert avait disparu. On trouva sa porte ouverte, son lit à peine foulé par le repos d'un instant qu'il y avait pris, et sa chambre dans l'ordre accoutumé. On le chercha partout, et, comme il arrivait toujours en ces sortes de circonstances, on ne le trouva nulle part; après quoi la famille retomba dans un des accès de morne résignation dont Amélie avait parlé à Consuelo, et l'on parut attendre, avec cette muette terreur qu'on s'était habitué à ne plus exprimer, le retour, toujours espéré et toujours incertain, du fantasque jeune homme.
Bien que Consuelo eût désiré ne pas faire part aux parents d'Albert de la scène étrange qui s'était passée dans la chambre d'Amélie, cette dernière ne manqua pas de tout raconter, et de décrire sous de vives couleurs l'effet subit et violent que le chant de la Porporina avait produit sur son cousin.
«Il est donc bien certain que la musique lui fait du mal! observa le chapelain.
—En ce cas, répondit Consuelo; je me garderai bien de me faire entendre; et lorsque je travaillerai avec notre jeune baronne, nous aurons soin de nous enfermer si bien, qu'aucun son ne puisse parvenir à l'oreille du comte Albert.
—Ce sera une grande gêne pour vous, ma chère demoiselle, dit la chanoinesse. Ah! il ne tient pas à moi que votre séjour ici ne soit plus agréable!
—J'y veux partager vos peines et vos joies, reprit Consuelo, et je ne désire pas d'autre satisfaction que d'y être associée par votre confiance et votre amitié.
—Vous êtes une noble enfant! dit la chanoinesse en lui tendant sa longue main, sèche et luisante comme de l'ivoire jaune. Mais écoutez, ajouta-t-elle; je ne crois pas que la musique fasse réellement du mal à mon cher Albert. D'après ce que raconte Amélie de la scène de ce matin, je vois au contraire qu'il a éprouvé une joie trop vive; et peut-être sa souffrance n'est venue que de la suspension, trop prompte à son gré, de vos admirables mélodies. Que vous disait-il en espagnol? C'est une langue qu'il parle parfaitemeut bien, m'a-t-on dit, ainsi que beaucoup d'autres qu'il a apprises dans ses voyages avec une facilité surprenante. Quand on lui demande comment il a pu retenir tant de langages différents, il répond qu'il les savait avant d'être né, et qu'il ne fait que se les rappeler, l'une pour l'avoir parlée il y a douze cents ans, l'autre lorsqu'il était aux croisades; que sais-je? hélas! Puisqu'on ne doit rien vous cacher, chère signora, vous entendrez d'étranges récits de ce qu'il appelle ses existences antérieures. Mais traduisez-moi dans notre allemand, que déjà vous parlez très-bien, le sens des paroles qu'il vous a dites dans votre langue, qu'aucun de nous ici ne connaît.»
Consuelo éprouva en cet instant un embarras dont elle-même ne put se rendre compte. Cependant elle prit le parti de dire presque toute la vérité, en expliquant que le comte Albert l'avait suppliée de continuer, de ne pas s'éloigner, et en lui disant qu'elle lui donnait beaucoup de consolation.
«Consolation! s'écria la perspicace Amélie. S'est-il servi de ce mot? Vous savez, ma tante, combien il est significatif dans la bouche de mon cousin.
—En effet, c'est un mot qu'il a bien souvent sur les lèvres, répondit Wenceslawa, et qui a pour lui un sens prophétique; mais je ne vois rien en cette rencontre que de fort naturel dans l'emploi d'un pareil mot.
—Mais quel est donc celui qu'il vous a répété tant de fois, chère Porporina? reprit Amélie avec obstination. Il m'a semblé qu'il vous disait à plusieurs reprises un mot particulier, que dans mon trouble je n'ai pu retenir.
—Je ne l'ai pas compris moi-même, répondit Consuelo en faisant un grand effort sur elle-même pour mentir.
—Ma chère Nina, lui dit Amélie à l'oreille, vous êtes fine et prudente; quant à moi, qui ne suis pas tout à fait bornée, je crois très-bien comprendre que vous êtes la consolation mystique promise par la vision à la trentième année d'Albert. N'essayez pas de me cacher que vous l'avez compris encore mieux que moi: c'est une mission céleste dont je ne suis pas jalouse.
—Écoutez, chère Porporina, dit la chanoinesse après avoir rêvé quelques instants: nous avons toujours pensé qu'Albert, lorsqu'il disparaissait pour nous d'une façon qu'on pourrait appeler magique, était caché non loin de nous, dans la maison peut-être, grâce à quelque retraite dont lui seul aurait le secret. Je ne sais pourquoi il me semble que si vous vous mettiez à chanter en ce moment, il l'entendrait et viendrait à nous.
—Si je le croyais!… dit Consuelo prête à obéir.
—Mais si Albert est près de nous et que l'effet de la musique augmente son délire! remarqua la jalouse Amélie.
—Eh bien, dit le comte Christian, c'est une épreuve qu'il faut tenter. J'ai ouï dire que l'incomparable Farinelli avait le pouvoir de dissiper par ses chants la noire mélancolie du roi d'Espagne, comme le jeune David avait celui d'apaiser les fureurs de Saül, au son de sa harpe. Essayez, généreuse Porporina; une âme aussi pure que la vôtre doit exercer une salutaire influence autour d'elle.»
Consuelo, attendrie, se mit au clavecin, et chanta un cantique espagnol en l'honneur de Notre-Dame-de-Consolation, que sa mère lui avait appris dans son enfance, et qui commençait par ces mots: Consuelo de mi alma, «Consolation de mon âme,» etc. Elle chanta d'une voix si pure et avec un accent de piété si naïve, que les hôtes du vieux manoir oublièrent presque le sujet de leur préoccupation, pour se livrer au sentiment de l'espérance et de la foi. Un profond silence régnait au dedans et au dehors du château; on avait ouvert les portes et les fenêtres, afin que la voix de Consuelo pût s'étendre aussi loin que possible, et la lune éclairait d'un reflet verdâtre l'embrasure des vastes croisées. Tout était calme, et une sorte de sérénité religieuse succédait aux angoisses de l'âme, lorsqu'un profond soupir exhalé comme d'une poitrine humaine vint répondre aux derniers sons que Consuelo fit entendre. Ce soupir fut si distinct et si long, que toutes les personnes présentes s'en aperçurent même le baron Frédérick, qui s'éveilla à demi, et tourna la tête comme si quelqu'un l'eût appelé. Tous pâlirent, et se regardèrent comme pour se dire: Ce n'est pas moi; est-ce vous? Amélie ne put retenir un cri, et Consuelo, à qui ce soupir sembla partir tout à côté d'elle, quoiqu'elle fût isolée au clavecin du reste de la famille, éprouva une telle frayeur qu'elle n'eut pas la force de dire un mot.
«Bonté divine! dit la chanoinesse terrifiée; avez-vous entendu ce soupir qui semble partir des entrailles de la terre?
—Dites plutôt, ma tante, s'écria Amélie, qu'il a passé sur nos têtes comme un souffle de la nuit.
—Quelque chouette attirée par la bougie aura traversé l'appartement tandis que nous étions absorbés par la musique, et nous avons entendu le bruit léger de ses ailes au moment où elle s'envolait par la fenêtre.»
Telle fut l'opinion émise par le chapelain, dont les dents claquaient pourtant de peur.
—C'est peut-être le chien d'Albert, dit le comte Christian.
—Cynabre n'est point ici, répondit Amélie. Là où est Albert, Cynabre y est toujours avec lui. Quelqu'un a soupiré ici étrangement. Si j'osais aller jusqu'à la fenêtre, je verrais si quelqu'un a écouté du jardin; mais il irait de ma vie que je n'en aurais pas la force.
—Pour une personne aussi dégagée des préjugés, lui dit tout bas Consuelo en s'efforçant de sourire, pour une petite philosophe française, vous n'êtes pas brave, ma chère baronne; moi, je vais essayer de l'être davantage.
—N'y allez pas, ma chère, répondit tout haut Amélie, et ne faites pas la vaillante; car vous êtes pâle comme la mort, et vous allez vous trouver mal.
—Quels enfantillages amusent votre chagrin, ma chère Amélie? dit le comte Christian en se dirigeant vers la fenêtre d'un pas grave et ferme.»
Il regarda dehors, ne vit personne, et il ferma la fenêtre avec calme, en disant:
«Il semble que les maux réels ne soient pas assez cuisants pour l'ardente imagination des femmes; il faut toujours qu'elles y ajoutent les créations de leur cerveau trop ingénieux à souffrir. Ce soupir n'a certainement rien de mystérieux. Un de nous, attendri par la belle voix et l'immense talent de la signora, aura exhalé, à son propre insu, cette sorte d'exclamation du fond de son âme. C'est peut-être moi-même, et pourtant je n'en ai pas eu conscience. Ah! Porpina, si vous ne réussissez point à guérir Albert, du moins vous saurez verser un baume céleste sur des blessures aussi profondes que les siennes.»
La parole de ce saint vieillard, toujours sage et calme au milieu des adversités domestiques qui l'accablaient, était elle-même un baume céleste, et Consuelo en ressentit l'effet. Elle fut tentée de se mettre à genoux devant lui, et de lui demander sa bénédiction, comme elle avait reçu celle du Porpora en le quittant, et celle de Marcello un beau jour de sa vie, qui avait commencé la série de ses jours malheureux et solitaires.
XXXIIÏ.
Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'on eût aucune nouvelle du comte Albert; et Consuelo, à qui cette situation semblait mortellement sinistre, s'étonna de voir la famille de Rudolstadt rester sous le poids d'une si affreuse incertitude, sans témoigner ni désespoir ni impatience. L'habitude des plus cruelles anxiétés donne une sorte d'apathie apparente ou d'endurcissement réel, qui blessent et irritent presque les âmes dont la sensibilité n'est pas encore émoussée par de longs malheurs. Consuelo, en proie à une sorte de cauchemar, au milieu de ces impressions lugubres et de ces événements inexplicables, s'étonnait de voir l'ordre de la maison à peine troublé, la chanoinesse toujours aussi vigilante, le baron toujours aussi ardent à la chasse, le chapelain toujours aussi régulier dans ses mêmes pratiques de dévotion, et Amélie toujours aussi gaie et aussi railleuse. La vivacité enjouée de cette dernière était ce qui la scandalisait particulièrement. Elle ne concevait pas qu'elle pût rire et folâtrer, lorsqu'elle-même pouvait à peine lire et travailler à l'aiguille.
La chanoinesse cependant brodait un devant d'autel en tapisserie pour la chapelle du château. C'était un chef-d'oeuvre de patience, de finesse et de propreté. A peine avait-elle fait un tour dans la maison, qu'elle revenait s'asseoir devant son métier, ne fût-ce que pour y ajouter, quelques points, en attendant que de nouveaux soins l'appelassent dans les granges, dans les offices, ou dans les celliers. Et il fallait voir avec quelle importance on traitait toutes ces petites choses, et comme cette chétive créature trottait d'un pas toujours égal, toujours digne et compassé, mais jamais ralenti, dans tous les coins de son petit empire; croisant mille fois par jour et dans tous les sens la surface étroite et monotone de son domaine domestique. Ce qui paraissait étrange aussi à Consuelo, c'était le respect et l'admiration qui s'attachaient dans la famille et dans le pays à cet emploi de servante infatigable, que la vieille dame semblait avoir embrassé avec tant d'amour et de jalousie. A la voir régler parcimonieusement les plus chétives affaires, on l'eût crue cupide et méfiante. Et pourtant elle était pleine de grandeur et de générosité dans le fond de son âme et dans les occasions décisives. Mais ces nobles qualités, surtout cette tendresse toute maternelle, qui la rendaient si sympathique et si vénérable aux yeux de Consuelo, n'eussent pas suffi aux autres pour en faire l'héroïne de la famille. Il lui fallait encore, il lui fallait surtout toutes ces puérilités du ménage gouvernées solennellement, pour être appréciée ce qu'elle était (malgré tout cela), une femme d'un grand sens et d'un grand caractère. Il ne se passait pas un jour sans que le comte Christian, le baron ou le chapelain, ne répétassent chaque fois qu'elle tournait les talons:
«Quelle sagesse, quel courage, quelle force d'esprit résident dans la chanoinesse!»
Amélie elle-même, ne discernant pas la véritable élévation de la vie d'avec les enfantillages qui, sous une autre forme, remplissaient toute la sienne, n'osait pas dénigrer sa tante sous ce point de vue, le seul qui, pour Consuelo, fit une ombre à cette vive lumière dont rayonnait l'âme pure et aimante de la bossue Wenceslawa.
Pour la Zingarella, née sur les grands chemins, et perdue dans le monde, sans autre maître et sans autre protecteur que son propre génie, tant de soucis, d'activité et de contention d'esprit, à propos d'aussi misérables résultats que la conservation et l'entretien de certains objets et de certaines denrées, paraissait un emploi monstrueux de l'intelligence. Elle qui ne possédait rien, et ne désirait rien des richesses de la terre, elle souffrait de voir une belle âme s'atrophier volontairement dans l'occupation de posséder du blé, du vin, du bois, du chanvre, des animaux et des meubles. Si on lui eût offert tous ces biens convoités par la plupart des hommes, elle eût demandé, à la place, une minute de son ancien bonheur, ses haillons, son beau ciel, son pur amour et sa liberté sur les lagunes de Venise; souvenir amer et précieux qui se peignait dans son cerveau sous les plus brillantes couleurs, à mesure qu'elle s'éloignait de ce riant horizon pour pénétrer dans la sphère glacée de ce qu'on appelle la vie positive.
Son coeur se serrait affectueusement lorsqu'elle voyait, à la nuit tombante, la chanoinesse, suivie de Hanz, prendre un gros trousseau de clefs, et marcher elle-même dans tous les bâtiments et dans toutes les cours, pour faire sa ronde, pour fermer les moindres issues, pour visiter les moindres recoins où des malfaiteurs eussent pu se glisser, comme si personne n'eût dû dormir en sûreté derrière ces murs formidables, avant que l'eau du torrent prisonnier derrière une écluse voisine ne se fût élancée en mugissant dans les fossés du château, tandis qu'on cadenassait les grilles et qu'on relevait les ponts. Consuelo avait dormi tant de fois, dans ses courses lointaines, sur le bord d'un chemin, avec un pan du manteau troué de sa mère pour tout abri! Elle avait tant de fois salué l'aurore sur les dalles blanches de Venise, battues par les flots, sans avoir eu un instant de crainte pour sa pudeur, la seule richesse qu'elle eût à coeur de conserver! Hélas! se disait-elle, que ces gens-ci sont à plaindre d'avoir tant de choses à garder! La sécurité est le but qu'ils poursuivent jour et nuit, et, à force de la chercher, ils n'ont ni le temps de la trouver, ni celui d'en jouir. Elle soupirait donc déjà comme Amélie dans cette noire prison, dans ce morne château des Géants, où le soleil lui-même semblait craindre de pénétrer. Mais au lieu que la jeune baronne rêvait de fêtes, de parures et d'hommages, Consuelo rêvait d'un sillon, d'un buisson ou d'une barque pour palais, avec l'horizon pour toute enceinte, et l'immensité des cieux étoilés pour tout spectacle.
Forcée par le froid du climat et par la clôture du château à changer l'habitude vénitienne qu'elle avait prise de veiller une partie de la nuit et de se lever tard le matin, après bien des heures d'insomnie, d'agitation et de rêves lugubres, elle réussit enfin à se plier à la loi sauvage de la claustration; et elle s'en dédommagea en hasardant seule quelques promenades matinales dans les montagnes voisines. On ouvrait les portes et on baissait les ponts aux premières clartés du jour; et tandis qu'Amélie, occupée une partie de la nuit à lire des romans en cachette, dormait jusqu'à l'appel de la cloche du déjeuner, la Porporina allait respirer l'air libre et fouler les plantes humides de la forêt.
Un matin qu'elle descendait bien doucement sur la pointe du pied pour n'éveiller personne, elle se trompa de direction dans les innombrables escaliers et dans les interminables corridors du château, qu'elle avait encore de la peine à comprendre. Égarée dans ce labyrinthe de galeries et de passages, elle traversa une sorte de vestibule qu'elle ne connaissait pas, et crut trouver par là une sortie sur les jardins. Mais elle n'arriva qu'à l'entrée d'une petite chapelle d'un beau style ancien, à peine éclairée en haut par une rosace dans la voûte, qui jetait une lueur blafarde sur le milieu du pavé, et laissait le fond dans un vague mystérieux. Le soleil était encore sous l'horizon, la matinée grise et brumeuse. Consuelo crut d'abord qu'elle était dans la chapelle du château, où déjà elle avait entendu la messe un dimanche. Elle savait que cette chapelle donnait sur les jardins; mais avant de la traverser pour sortir, elle voulut saluer le sanctuaire de la prière, et s'agenouilla sur la première dalle. Cependant, comme il arrive souvent aux artistes de se laisser préoccuper par les objets extérieurs en dépit de leurs tentatives pour remonter dans la sphère des idées abstraites, sa prière ne put l'absorber assez pour l'empêcher de jeter un coup d'oeil curieux autour d'elle; et bientôt elle s'aperçut qu'elle n'était pas dans la chapelle, mais dans un lieu où elle n'avait pas encore pénétré. Ce n'était ni le même vaisseau ni les mêmes ornements. Quoique cette chapelle inconnue fût assez petite, on distinguait encore mal les objets, et ce qui frappa le plus Consuelo fut une statue blanchâtre, agenouillée vis-à-vis de l'autel, dans l'attitude froide et sévère qu'on donnait jadis à toutes celles dont on décorait les tombeaux. Elle pensa qu'elle se trouvait dans un lieu réservé aux sépultures de quelques aïeux d'élite; et, devenue un peu craintive et superstitieuse depuis son séjour en Bohême, elle abrégea sa prière et se leva pour sortir.
Mais au moment où elle jetait un dernier regard timide sur cette figure agenouillée à dix pas d'elle, elle vit distinctement la statue disjoindre ses deux mains de pierre allongées l'une contre l'autre, et faire lentement un grand signe de croix en poussant un profond soupir.
Consuelo faillit tomber à la renverse, et cependant elle ne put détacher ses yeux hagards de la terrible statue. Ce qui la confirmait dans la croyance que c'était une figure de pierre, c'est qu'elle ne sembla pas entendre le cri d'effroi que Consuelo laissa échapper, et qu'elle remit ses deux grandes mains blanches l'une contre l'autre, sans paraître avoir le moindre rapport avec le monde extérieur.
XXXIV.
Si l'ingénieuse et féconde Anne Radcliffe se fût trouvée à la place du candide et maladroit narrateur de cette très véridique histoire, elle n'eût pas laissé échapper une si bonne occasion de vous promener, madame la lectrice, à travers les corridors, les trappes, les escaliers en spirale, les ténèbres et les souterrains, pendant une demi-douzaine de beaux et attachants volumes, pour vous révéler, seulement au septième, tous les arcanes de son oeuvre savante. Mais la lectrice esprit fort que nous avons charge de divertir ne prendrait peut-être pas aussi bien, au temps où nous sommes, l'innocent stratagème du romancier. D'ailleurs, comme il serait fort difficile de lui en faire accroire, nous lui dirons, aussi vite que nous le pourrons, le mot de toutes nos énigmes. Et pour lui en confesser deux d'un coup, nous lui avouerons que Consuelo, après deux secondes de sang-froid, reconnut, dans la statue animée qu'elle avait devant les yeux, le vieux comte Christian qui récitait mentalement ses prières du matin dans son oratoire; et dans ce soupir de componction qui venait de lui échapper à son insu, comme il arrive souvent aux vieillards, le même soupir diabolique qu'elle avait cru entendre à son oreille un soir, après avoir chanté l'hymne de Notre-Dame-de-Consolation.
Un peu honteuse de sa frayeur, Consuelo resta enchaînée à sa place par le respect, et par la crainte de troubler une si fervente prière. Rien n'était plus solennel et plus touchant à voir que ce vieillard prosterné sur la pierre, offrant son coeur à Dieu au lever de l'aube, et plongé dans une sorte de ravissement céleste qui semblait fermer ses sens à toute perception du monde physique. Sa noble figure ne trahissait aucune émotion douloureuse. Un vent frais, pénétrant par la porte que Consuelo avait laissée entr'ouverte, agitait autour de sa nuque une demi-couronne de cheveux argentés; et son vaste front, dépouillé jusqu'au sommet du crâne, avait le luisant jaunâtre des vieux marbres. Revêtu d'une robe de chambre de laine blanche à l'ancienne mode, qui ressemblait un peu à un froc de moine, et qui formait sur ses membres amaigris de gros plis raides et lourds, il avait tout l'air d'une statue de tombeau; et quand il eut repris son immobilité, Consuelo fut encore obligée de le regarder à deux fois pour ne pas retomber dans sa première illusion.
Après qu'elle l'eut considéré attentivement, en se plaçant un peu de côté pour le mieux voir, elle se demanda, comme malgré elle, tout au milieu de son admiration et de son attendrissement, si le genre de prière que ce vieillard adressait à Dieu était bien efficace pour la guérison de son malheureux fils, et si une âme aussi passivement soumise aux arrêts du dogme et aux rudes décrets de la destinée avait jamais possédé la chaleur, l'intelligence et le zèle qu'Albert aurait eu besoin de trouver dans l'âme de son père. Albert aussi avait une âme mystique: lui aussi avait eu une vie dévote et contemplative, mais, d'après tout ce qu'Amélie avait raconté à Consuelo, d'après ce qu'elle avait vu de ses propres yeux depuis quelques jours passés dans le château, Albert n'avait jamais rencontré le conseil, le guide et l'ami qui eût pu diriger son imagination, apaiser la véhémence de ses sentiments, et attendrir la rudesse brûlante de sa vertu. Elle comprenait qu'il avait dû se sentir isolé, et se regarder comme étranger au milieu de cette famille obstinée à le contredire ou à le plaindre en silence, comme un hérétique ou comme un fou; elle le sentait elle-même, à l'espèce d'impatience que lui causait cette impassible et interminable prière adressée au ciel, comme pour se remettre à lui seul du soin qu'on eût dû prendre soi-même de chercher le fugitif, de le rejoindre, de le persuader, et de le ramener. Car il fallait de bien grands accès de désespoir, et un trouble intérieur inexprimable, pour arracher ainsi un jeune homme si affectueux et si bon du sein de ses proches, pour le jeter dans un complet oubli de soi-même, et pour lui ravir jusqu'au sentiment des inquiétudes et des tourments qu'il pouvait causer aux êtres les plus chers.
Celte résolution qu'on avait prise de ne jamais le contrarier, et de feindre le calme au milieu de l'épouvante, semblait à l'esprit ferme et droit de Consuelo une sorte de négligence coupable ou d'erreur grossière. Il y avait là l'espèce d'orgueil et d'égoïsme qu'inspire une foi étroite aux gens qui consentent à porter le bandeau de l'intolérance, et qui croient à un seul chemin, rigidement tracé par la main du prêtre, pour aller au ciel.
«Dieu bon! disait Consuelo en priant dans son coeur; cette grande âme d'Albert, si ardente, si charitable, si pure de passions humaines, serait-elle donc moins précieuse à vos yeux que les âmes patientes et oisives qui acceptent les injustices du monde, et voient sans indignation la justice et la vérité méconnues sur la terre? Etait-il donc inspiré par le diable, ce jeune homme qui, dès son enfance, donnait tous ses jouets et tous ses ornements aux enfants des pauvres, et qui, au premier éveil de la réflexion, voulait se dépouiller de toutes ses richesses pour soulager les misères humaines? Et eux, ces doux et bénévoles seigneurs, qui plaignent le malheur avec des larmes stériles et le soulagent avec de faibles dons, sont-ils bien sages de croire qu'ils vont gagner le ciel avec des prières et des actes de soumission à l'empereur et au pape, plus qu'avec de grandes oeuvres et d'immenses sacrifices? Non, Albert n'est pas fou; une voix me crie au fond de l'âme que c'est le plus beau type du juste et du saint qui soit sorti des mains de la nature. Et si des rêves pénibles, des illusions bizarres ont obscurci la lucidité de sa raison, s'il est devenu aliéné enfin, comme ils le croient, c'est la contradiction aveugle, c'est l'absence de sympathie, c'est la solitude du coeur, qui ont amené ce résultat déplorable. J'ai vu la logette où le Tasse a été enfermé comme fou, et j'ai pensé que peut-être il n'était qu'exaspéré par l'injustice. J'ai entendu traiter de fous, dans les salons de Venise, ces grands saints du christianisme dont l'histoire touchante m'a fait pleurer et rêver dans mon enfance: on appelait leurs miracles des jongleries, et leurs révélations des songes maladifs. Mais de quel droit ces gens-ci, ce pieux vieillard, cette timide chanoinesse, qui croient aux miracles des saints et au génie des poètes, prononcent-ils sur leur enfant cette sentence de honte et de réprobation qui ne devrait s'attacher qu'aux infirmes et aux scélérats? Fou! Mais c'est horrible et repoussant, la folie! c'est un châtiment de Dieu après les grands crimes; et à force de vertu un homme deviendrait fou! Je croyais qu'il suffisait de faiblir sous le poids d'un malheur immérité pour avoir droit au respect autant qu'à la pitié des hommes. Et si j'étais devenue folle, moi; si j'avais blasphémé le jour terrible où j'ai vu Anzoleto dans les bras d'une autre, j'aurais donc perdu tout droit aux conseils, aux encouragements, et aux soins spirituels de mes frères les chrétiens? On m'eût donc chassée ou laissée errante sur les chemins, en disant: Il n'y a pas de remède pour elle; faisons-lui l'aumône, et ne lui parlons pas; car pour avoir trop souffert, elle ne peut plus rien comprendre? Eh bien, c'est ainsi qu'on traite ce malheureux, comte Albert! On le nourrit, on l'habille, on le soigne, on lui fait en un mot, l'aumône d'une sollicitude puérile. Mais on ne lui parle pas; on se tait quand il interroge, on baisse la tête ou on la détourne quand il cherche à persuader. On le laisse fuir quand l'horreur de la solitude l'appelle dans des solitudes plus profondes encore, et on attend qu'il revienne, en priant Dieu de le surveiller et de le ramener sain et sauf, comme si l'Océan était entre lui et les objets de son affection! Et cependant on pense qu'il n'est pas loin; on me fait chanter pour l'éveiller, s'il est en proie au sommeil léthargique dans l'épaisseur de quelque muraille ou dans le tronc de quelque vieux arbre voisin. Et l'on n'a pas su explorer tous les secrets de cette antique masure, on n'a pas creusé jusqu'aux entrailles de ce sol miné! Ah! si j'étais le père ou la tante d'Albert, je n'aurais pas laissé pierre sur pierre avant de l'avoir retrouvé; pas un arbre de la forêt ne serait resté debout avant de me l'avoir rendu.»
Perdue dans ses pensées, Consuelo était sortie sans bruit de l'oratoire du comte Christian, et elle avait trouvé, sans savoir comment, une porte sur la campagne. Elle errait parmi les sentiers de la forêt, et cherchait les plus sauvages, les plus difficiles, guidée, par un instinct romanesque et plein d'héroïsme qui lui faisait espérer de retrouver Albert. Aucun attrait vulgaire, aucune ombre de fantaisie imprudente ne la portait à ce dessein aventureux. Albert remplissait son imagination, et occupait tous ses rêves, il est vrai; mais à ses yeux ce n'était point un jeune homme beau et enthousiasmé d'elle qu'elle allait cherchant dans les lieux déserts, pour le voir et se trouver seule avec lui; c'était un noble infortuné qu'elle s'imaginait pouvoir sauver ou tout au moins calmer par la pureté de son zèle. Elle eût cherché de même un vénérable ermite malade pour le soigner, ou un enfant perdu pour le ramener à sa mère. Elle était un enfant elle-même, et cependant il y avait en elle une révélation de l'amour maternel; il y avait une foi naïve, une charité brûlante, une bravoure exaltée.
Elle rêvait et entreprenait ce pèlerinage, comme Jeanne d'Arc avait rêvé et entrepris la délivrance de sa patrie. Il ne lui venait pas seulement à l'esprit qu'on pût railler ou blâmer sa résolution; elle ne concevait pas qu'Amélie, guidée par la voix du sang, et, dans le principe, par les espérances de l'amour, n'eût pas conçu le même projet, et qu'elle n'eût pas réussi à l'exécuter. Elle marchait avec rapidité; aucun obstacle ne l'arrêtait. Le silence de ces grands bois ne portait plus la tristesse ni l'épouvante dans son âme. Elle voyait la piste des loups sur le sable, et ne s'inquiétait pas de rencontrer leur troupe affamée. Il lui semblait qu'elle était poussée par une main divine qui la rendait invulnérable. Elle qui savait le Tasse par coeur, pour l'avoir chanté toutes les nuits sur les lagunes, elle s'imaginait marcher à l'abri de son talisman, comme le généreux Ubalde à la reconnaissance de Renaud à travers les embûches de la forêt enchantée. Elle marchait svelte et légère, parmi les ronces et les rochers, le front rayonnant d'une secrète fierté, et les joues colorées d'une légère rougeur. Jamais elle n'avait été plus belle à la scène dans les rôles héroïques; et pourtant elle ne pensait pas plus à la scène en cet instant qu'elle n'avait pensé à elle-même en montant sur le théâtre.
De temps en temps elle s'arrêtait rêveuse et recueillie.
«Et si je venais à le rencontrer tout à coup, se disait-elle, que lui dirais-je qui pût le convaincre et le tranquilliser? Je ne sais rien de ces choses mystérieuses et profondes qui l'agitent. Je les comprends à travers un voile de poésie qu'on a à peine soulevé devant mes yeux, éblouis de visions si nouvelles. Il faudrait avoir plus que le zèle et la charité, il faudrait avoir la science et l'éloquence pour trouver des paroles dignes d'être écoutées par un homme si supérieur à moi, par un fou si sage auprès de tous les êtres raisonnables au milieu desquels j'ai vécu. Allons, Dieu m'inspirera quand le moment sera venu; car pour moi, j'aurais beau chercher, je me perdrais de plus en plus dans les ténèbres de mon ignorance. Ah! si j'avais lu beaucoup de livres de religion et d'histoire, comme le comte Christian et la chanoinesse Wenceslawa! si je savais par coeur toutes les règles de la dévotion et toutes les prières de l'Eglise, je trouverais bien à en appliquer heureusement quelqu'une à la circonstance; mais j'ai à peine compris, à peine retenu par conséquent quelques phrases du catéchisme, et je ne sais prier qu'au lutrin. Quelque sensible qu'il soit à la musique, je ne persuaderai pas ce savant théologien avec une cadence ou avec une phrase de chant. N'importe! il me semble qu'il y a plus de puissance dans mon coeur pénétré et résolu, que dans toutes les doctrines étudiées par ses parents, si bons et si doux, mais indécis et froids comme les brouillards et les neiges de leur patrie.»
XXXV.
Après bien des détours et des retours dans les inextricables sentiers de cette forêt jetée sur un terrain montueux et tourmenté, Consuelo se trouva sur une élévation semée de roches et de ruines qu'il était assez difficile de distinguer les unes des autres, tant la main de l'homme, jalouse de celle du temps, y avait été destructive. Ce n'était plus qu'une montagne de débris, où jadis un village avait été brûlé par l'ordre du redoutable aveugle, le célèbre chef Calixtin Jean Ziska, dont Albert croyait descendre, et dont il descendait peut-être en effet. Durant une nuit profonde et lugubre, le farouche et infatigable capitaine ayant commandé à sa troupe de donner l'assaut à la forteresse des Géants, alors gardée pour l'Empereur par des Saxons, il avait entendu murmurer ses soldats, et un entre autres dire non loin de lui: «Ce maudit aveugle croit que, pour agir, chacun peut, comme lui, se passer de la lumière.» Là-dessus Ziska, se tournant vers un des quatre disciples dévoués qui l'accompagnaient partout, guidant son cheval ou son chariot, et lui rendant compte avec précision de la position topographique et des mouvements de l'ennemi, il lui avait dit, avec cette sûreté de mémoire ou cet esprit de divination qui suppléaient en lui au sens de la vue: «II y a ici près un village?—Oui, père, avait répondu le conducteur taborite; à ta droite, sur une éminence, en face de la forteresse.» Alors Ziska avait fait appeler le soldat mécontent dont le murmure avait fixé son attention: «Enfant, lui avait-il dit, tu te plains des ténèbres, va-t'en bien vite mettre le feu au village qui est sur l'éminence, à ma droite; et, à la lueur des flammes, nous pourrons marcher et combattre.»
L'ordre terrible avait été exécuté. Le village incendié avait éclairé la marche et l'assaut des Taborites. Le château des Géants avait été emporté en deux heures, et Ziska en avait pris possession. Le lendemain, au jour, on remarqua et on lui fit savoir qu'au milieu des décombres du village, et tout au sommet de la colline qui avait servi de plate-forme aux soldats pour observer les mouvements de la forteresse, un jeune chêne, unique dans ces contrées, et déjà robuste, était resté debout et verdoyant, préservé apparemment de la chaleur des flammes qui montaient autour de lui par l'eau d'une citerne qui baignait ses racines.
«Je connais bien la citerne, avait répondu Ziska. Dix des nôtres y ont été jetés par les damnés habitants de ce village, et depuis ce temps la pierre qui la couvre n'a point été levée. Qu'elle y reste et leur serve de monument, puisque, aussi bien, nous ne sommes pas de ceux qui croient les âmes errantes repoussées à la porte des cieux par le patron romain (Pierre, le porte-clefs, dont ils ont fait un saint), parce que les cadavres pourrissent dans une terre non bénite par la main des prêtres de Bélial. Que les os de nos frères reposent en paix dans cette citerne; leurs âmes sont vivantes. Elles ont déjà revêtu d'autres corps, et ces martyrs combattent parmi nous, quoique nous ne les connaissions point. Quant aux habitants du village, ils ont reçu leur paiement; et quant au chêne, il a bien fait de se moquer de l'incendie: une destinée plus glorieuse que celle d'abriter des mécréants lui était réservée. Nous avions besoin d'une potence, et la voici trouvée. Allez-moi chercher ces vingt moines augustins que nous avons pris hier dans leur couvent, et qui se font prier pour nous suivre. Courons les pendre haut et court aux branches de ce brave chêne, à qui cet ornement rendra tout à fait la santé.»
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le chêne, depuis ce temps là, avait été nommé le Hussite, la pierre de la citerne, Pierre d'épouvante, et le village détruit sur la colline abandonnée, Schreckenstein.
Consuelo avait déjà entendu raconter dans tous ses détails, par la baronne Amélie, cette sombre chronique. Mais, comme elle n'en avait encore aperçu le théâtre que de loin, ou pendant la nuit au moment de son arrivée au château, elle ne l'eût pas reconnu, si, en jetant les yeux au-dessous d'elle, elle n'eût vu, au fond du ravin que traversait la route, les formidables débris du chêne, brisé par la foudre, et qu'aucun habitant de la campagne, aucun serviteur du château n'avait osé dépecer ni enlever, une crainte superstitieuse s'attachant encore pour eux, après plusieurs siècles, à ce monument d'horreur, à ce contemporain de Jean Ziska.
Les visions et les prédictions d'Albert avaient donné à ce lieu tragique un caractère plus émouvant encore. Aussi Consuelo, en se trouvant seule et amenée à l'improviste à la pierre d'épouvante, sur laquelle même elle venait de s'asseoir, brisée de fatigue, sentit-elle faiblir son courage, et son coeur se serrer étrangement. Non seulement, au dire d'Albert, mais à celui de tous les montagnards de la contrée, des apparitions épouvantables hantaient le Schreckenstein, et en écartaient les chasseurs assez téméraires pour venir y guetter le gibier. Cette colline, quoique très-rapprochée du château, était donc souvent le domicile des loups et des animaux sauvages, qui y trouvaient un refuge assuré contre les poursuites du baron et de ses limiers. L'impassible Frédérick ne croyait pas beaucoup, pour son compte, au danger d'y être assailli par le diable, avec lequel il n'eût pas craint d'ailleurs de se mesurer corps à corps; mais, superstitieux à sa manière, et dans l'ordre de ses préoccupations dominantes, il était persuadé qu'une pernicieuse influence y menaçait ses chiens, et les y atteignait de maladies inconnues et incurables. Il en avait perdu plusieurs pour les avoir laissés se désaltérer dans les filets d'eau claire qui s'échappaient des veines de la colline, et qui provenaient peut-être de la citerne condamnée, antique tombeau des Hussites. Aussi rappelait-il de toute l'autorité de son sifflet sa griffonne Pankin ou son double-nez Saphyr, lorsqu'ils s'oubliaient aux alentours du Schreckenstein.
Consuelo, rougissant des accès de pusillanimité qu'elle avait résolu de combattre, s'imposa de rester un instant sur la pierre fatale, et de ne s'en éloigner qu'avec la lenteur qui convient à un esprit calme, en ces sortes d'épreuves. Mais, au moment où elle détournait ses regards du chêne calciné qu'elle apercevait à deux cents pieds au-dessous d'elle, pour les reporter sur les objets environnants, elle vit qu'elle n'était pas seule sur la pierre d'épouvante, et qu'une figure incompréhensible venait de s'y asseoir à ses côtés, sans annoncer son approche par le moindre bruit.
C'était une grosse tête ronde et béante, remuant sur un corps contrefait, grêle et crochu comme une sauterelle, couvert d'un costume indéfinissable qui n'était d'aucun temps et d'aucun pays, et dont le délabrement touchait de près à la malpropreté. Cependant cette figure n'avait d'effrayant que son étrangeté et l'imprévu de son apparition car elle n'avait rien d'hostile. Un sourire doux et caressant courait sur sa large bouche, et une expression enfantine adoucissait l'égarement d'esprit que trahissaient le regard vague et les gestes précipités. Consuelo, en se voyant seule avec un fou, dans un endroit où personne assurément ne fût venu lui porter secours, eut véritablement peur, malgré les révérences multipliées et les rires affectueux que lui adressait cet insensé. Elle crut devoir lui rendre ses saluts et ses signes de tête, pour ne pas l'irriter; mais elle se hâta de se lever et de s'éloigner, toute pâle et toute tremblante.
Le fou ne la poursuivit point, et ne fit rien pour la rappeler; il grimpa seulement sur la pierre d'épouvante pour la suivre des yeux, et continua à la saluer de son bonnet en sautillant et en agitant ses bras et ses jambes, tout en articulant à plusieurs reprises un mot bohème que Consuelo ne comprit pas. Quand elle se vit à une certaine distance de lui, elle reprit un peu de courage pour le regarder et l'écouter. Elle se reprochait déjà d'avoir eu horreur de la présence d'un de ces malheureux que, dans son coeur, elle plaignait et vengeait des mépris et de l'abandon des hommes un instant auparavant. «C'est un fou bienveillant, se dit-elle, c'est peut-être un fou par amour. Il n'a trouvé de refuge contre l'insensibilité et le dédain que sur cette roche maudite où nul autre n'oserait habiter, et où les démons et les spectres sont plus humains pour lui que ses semblables, puisqu'ils ne l'en chassent pas et ne troublent pas l'enjouement de son humeur. Pauvre homme! qui ris et folâtres comme un petit enfant, avec une barbe grisonnante et un dos voûté! Dieu, sans doute, te protège et te bénit dans ton malheur, puisqu'il ne t'envoie que des pensées riantes, et qu'il ne t'a point rendu misanthrope et furieux comme tu aurais droit de l'être!»
Le fou, voyant qu'elle ralentissait sa marche, et paraissant comprendre son regard bienveillant, se mit à lui parler bohème avec une excessive volubilité; et sa voix avait une douceur extrême, un charme pénétrant, qui contrastait avec sa laideur. Consuelo, ne le comprenant pas, songea qu'elle devait lui donner l'aumône; et, tirant une pièce de monnaie de sa poche, elle la posa sur une grosse pierre, après avoir élevé le bras pour la lui montrer et lui désigner l'endroit où elle la déposait. Mais le fou se mit à rire plus fort en se frottant les mains et en lui disant en mauvais allemand:
«Inutile, inutile! Zdenko n'a besoin de rien, Zdenko est heureux, bien heureux! Zdenko a de la consolation, consolation, consolation!»
Puis, comme s'il se fût rappelé un mot qu'il cherchait depuis longtemps, il s'écria avec un éclat de joie, et intelligiblement, quoiqu'il prononçât fort mal: «Consuelo, Consuelo, Consuelo de mi alma!»
Consuelo s'arrêta stupéfaite, et lui adressant la parole en espagnol:
«Pourquoi m'appelles-tu ainsi? lui cria-t-elle, qui t'a appris ce nom?
Comprends-tu la langue que je te parle?»
A toutes ces questions, dont Consuelo attendit vainement la réponse, le fou ne fit que sautiller en se frottant les mains comme un homme enchanté de lui-même; et d'aussi loin qu'elle put saisir les sons de sa voix, elle lui entendit répéter son nom sur des inflexions différentes, avec des rires et des exclamations de joie, comme lorsqu'un oiseau parleur s'essaie à articuler un mot qu'on lui a appris, et qu'il entrecoupe du gazouillement de son chant naturel.
En reprenant le chemin du château, Consuelo se perdait dans ses réflexions. «Qui donc, se disait-elle, a trahi le secret de mon incognito, au point que le premier sauvage que je rencontre dans ces solitudes me jette mon vrai nom à la tête? Ce fou m'aurait-il vue quelque part? Ces gens-là voyagent: peut-être a-t-il été en même temps que moi à Venise.» Elle chercha en vain à se rappeler la figure de tous les mendiants et de tous les vagabonds qu'elle avait l'habitude de voir sur les quais et sur la place Saint-Marc, celle du fou de la pierre d'épouvante ne se présenta point à sa mémoire.
Mais, comme elle repassait le pont-levis, il lui vint à l'esprit un rapprochement d'idées plus logique et plus intéressant. Elle résolut d'éclaircir ses soupçons, et se félicita secrètement de n'avoir pas tout à fait manqué son but dans l'expédition qu'elle venait de tenter.
XXXVI.
Lorsqu'elle se retrouva au milieu de la famille abattue et silencieuse, elle qui se sentait pleine d'animation et d'espérance, elle se reprocha la sévérité avec laquelle elle avait accusé secrètement l'apathie de ces gens profondément affligés. Le comte Christian et la chanoinesse ne mangèrent presque rien à déjeuner, et le chapelain n'osa pas satisfaire son appétit; Amélie paraissait en proie à un violent accès d'humeur. Lorsqu'on se leva de table, le vieux comte s'arrêta un instant devant la fenêtre, comme pour regarder le chemin sablé de la garenne par où Albert pouvait revenir, et il secoua tristement la tête comme pour dire: Encore un jour qui a mal commencé et qui finira de même!
Consuelo s'efforça de les distraire en leur récitant avec ses doigts sur le clavier quelques-unes des dernières compositions religieuses de Porpora, qu'ils écoutaient toujours avec une admiration et un intérêt particuliers. Elle souffrait de les voir si accablés et de ne pouvoir leur dire qu'elle avait de l'espérance. Mais quand elle vit le comte reprendre son livre, et la chanoinesse son aiguille, quand elle fut appelée auprès du métier de cette dernière pour décider si un certain ornement devait avoir au centre quelques points bleus ou blancs, elle ne put s'empêcher de reporter son intérêt dominant sur Albert, qui expirait peut-être de fatigue et d'inanition dans quelque coin de la forêt, sans savoir retrouver sa route, ou qui reposait peut-être sur quelque froide pierre, enchaîné par la catalepsie foudroyante, exposé aux loups et aux serpents, tandis que, sous la main adroite et persévérante de la tendre Wenceslawa, les fleurs les plus brillantes semblaient éclore par milliers sur la trame, arrosées parfois d'une larme furtive, mais stérile.
Aussitôt qu'elle put engager la conversation avec la boudeuse Amélie, elle lui demanda ce que c'était qu'un fou fort mal fait qui courait le pays singulièrement vêtu, en riant comme un enfant aux personnes qu'il rencontrait.
«Eh! c'est Zdenko! répondit Amélie; vous ne l'aviez pas encore aperçu dans vos promenades? On est sûr de le rencontrer partout, car il n'habite nulle part.
—Je l'ai vu ce matin pour la première fois, dit Consuelo, et j'ai cru qu'il était l'hôte attitré du Schreckenstein.
—C'est donc là que vous avez été courir dès l'aurore? Je commence à croire que vous êtes un peu folle vous-même, ma chère Nina, d'aller ainsi seule de grand matin dans ces lieux déserts, où vous pourriez faire de plus mauvaises rencontres que celle de l'inoffensif idiot Zdenko.
—Être abordée par quelque loup à jeun? reprit Consuelo en souriant; la carabine du baron votre père doit, ce me semble, couvrir de sa protection tout le pays.
—Il ne s'agit pas seulement des bêtes sauvages, dit Amélie; le pays n'est pas si sûr que vous croyez, par rapport aux animaux les plus méchants de la création, les brigands et les vagabonds. Les guerres qui viennent de finir ont ruiné assez de familles pour que beaucoup de mendiants se soient habitués à aller au loin demander l'aumône, le pistolet à la main. Il y a aussi des nuées de ces Zingari égyptiens, qu'en France on nous fait l'honneur d'appeler Bohémiens, comme s'ils étaient originaires de nos montagnes pour les avoir infestées au commencement de leur apparition en Europe. Ces gens-là, chassés et rebutés de partout, lâches et obséquieux devant un homme armé, pourraient bien être audacieux avec une belle fille comme vous; et je crains que votre goût pour les courses aventureuses ne vous expose plus qu'il ne convient à une personne aussi raisonnable que ma chère Porporina affecte de l'être.
—Chère baronne, reprit Consuelo, quoique vous sembliez regarder la dent du loup comme un mince péril auprès de ceux qui m'attendent, je vous avouerai que je la craindrais beaucoup plus que celle des Zingari. Ce sont pour moi d'anciennes connaissances, et, en général, il m'est difficile d'avoir peur des êtres faibles, pauvres et persécutés. Il me semble que je saurai toujours dire à ces gens-là ce qui doit m'attirer leur confiance et leur sympathie; car, si laids, si mal vêtus et si méprisés qu'ils soient, il m'est impossible de ne pas m'intéresser à eux particulièrement.
—Brava, ma chère! s'écria Amélie avec une aigreur croissante. Vous voilà tout à fait arrivée aux beaux sentiments d'Albert pour les mendiants, les bandits et les aliénés; et je ne serais pas surprise de vous voir un de ces matins vous promener comme lui, appuyée sur le bras un peu malpropre et très-mal assuré de l'agréable Zdenko.»
Ces paroles frappèrent Consuelo d'un trait de lumière qu'elle cherchait depuis le commencement de l'entretien, et qui la consola de l'amertume de sa compagne.
«Le comte Albert vit donc en bonne intelligence avec Zdenko? demanda-t-elle avec un air de satisfaction qu'elle ne songea point à dissimuler.
—C'est son plus intime, son plus précieux ami, répondit Amélie avec un sourire de dédain. C'est le compagnon de ses promenades, le confident de ses secrets, le messager, dit-on, de sa correspondance avec le diable. Zdenko et Albert sont les seuls qui osent aller à toute heure s'entretenir des choses divines les plus biscornues sur la pierre d'épouvante. Albert et Zdenko sont les seuls qui ne rougissent point de s'asseoir sur l'herbe avec les Zingari qui font halte sous nos sapins, et de partager avec eux la cuisine dégoûtante que préparent ces gens-là dans leurs écuelles de bois. Ils appellent cela communier, et on peut dire que c'est communier sous toutes les espèces possibles. Ah! quel époux! quel amant désirable que mon cousin Albert, lorsqu'il saisira la main de sa fiancée dans une main qui vient de presser celle d'un Zingaro pestiféré, pour la porter à cette bouche qui vient de boire le vin du calice dans la même coupe que Zdenko!
—Tout ceci peut être fort plaisant, dit Consuelo; mais, quant à moi, je n'y comprends rien du tout.
—C'est que vous n'avez pas de goût pour l'histoire, reprit Amélie, et que vous n'avez pas bien écouté tout ce que je vous ai raconté des Hussites et des Protestants, depuis plusieurs jours que je m'égosille à vous expliquer scientifiquement les énigmes et les pratiques saugrenues de mon cousin. Ne vous ai-je pas dit que la grande querelle des Hussites avec l'église romaine était venue à propos de la communion sous les deux espèces? Le concile de Bâle avait prononcé que c'était une profanation de donner aux laïques le sang du Christ sous l'espèce du vin, alléguant, voyez le beau raisonnement! que son corps et son sang étaient également contenus sous les deux espèces, et que qui mangeait l'un buvait l'autre. Comprenez-vous?
—Il me semble que les Pères du concile ne se comprenaient pas beaucoup eux-mêmes. Ils eussent dû dire, pour être dans la logique, que la communion du vin était inutile; mais profanatoire! pourquoi, si, en mangeant le pain, on boit aussi le sang?
—C'est que les Hussites avaient une terrible soif de sang, et que les Pères du concile les voyaient bien venir. Eux aussi avaient soif du sang de ce peuple; mais, ils voulaient le boire sous l'espèce de l'or. L'église romaine a toujours été affamée et altérée de ce suc de la vie des nations, du travail et de la sueur des pauvres. Les pauvres se révoltèrent, et reprirent leur sueur et leur sang dans les trésors des abbayes et sur la chape des évêques. Voilà tout le fond de la querelle, à laquelle vinrent se joindre, comme je vous l'ai dit, le sentiment d'indépendance nationale et la haine de l'étranger. La dispute de la communion en fut le symbole. Rome et ses prêtres officiaient dans des calices d'or et de pierreries; les Hussites affectaient d'officier dans des vases de bois, pour fronder le luxe de l'Église, et pour simuler la pauvreté des apôtres. Voilà pourquoi Albert, qui s'est mis dans la cervelle de se faire Hussite, après que ces détails du passé ont perdu toute valeur et toute signification; Albert, qui prétend connaître la vraie doctrine de Jean Huss mieux que Jean Huss lui-même, invente toutes sortes de communions, et s'en va communiant sur les chemins avec les mendiants, les païens, et les imbéciles. C'était la manie des Hussites de communier partout, à toute heure, et avec tout le monde.
—Tout ceci est fort bizarre, répondit Consuelo, et ne peut s'expliquer pour moi que par un patriotisme exalté, porté jusqu'au délire, je le confesse, chez le comte Albert. La pensée est peut-être profonde, mais les formes qu'il y donne me semblent bien puériles pour un homme aussi sérieux et aussi savant. La véritable communion ne serait-elle pas plutôt l'aumône? Que signifient de vaines cérémonies passées de mode, et que ne comprennent certainement pas ceux qu'il y associe?
—Quant à l'aumône, Albert ne s'en fait pas faute; et si on le laissait aller, il serait bientôt débarrassé de cette richesse que, pour ma part, je voudrais bien lui voir fondre dans la main de ses mendiants.
—Et pourquoi cela?
—Parce que mon père ne conserverait pas la fatale idée de m'enrichir en me faisant épouser ce démoniaque. Car il faut que vous le sachiez, ma chère Porporina, ajouta Amélie avec une intention malicieuse, ma famille n'a point renoncé à cet agréable dessein. Ces jours derniers, lorsque la raison de mon cousin brilla comme un rayon fugitif du soleil entre les nuages, mon père revint à l'assaut avec plus de fermeté que je ne le croyais capable d'en montrer avec moi. Nous eûmes une querelle assez vive, dont le résultat parait être qu'on essaiera de vaincre ma résistance par l'ennui de la séquestration, comme une citadelle qu'on veut prendre par la famine. Ainsi donc, si je faiblis, si je succombe, il faudra que j'épouse Albert malgré lui, malgré moi, et malgré une troisième personne qui fait semblant de ne pas s'en soucier le moins du monde.
—Nous y voila! répondit Consuelo en riant: j'attendais cette épigramme, et vous ne m'avez accordé l'honneur de causer avec vous ce matin que pour y arriver. Je la reçois avec plaisir, parce que je vois dans cette petite comédie de jalousie un reste d'affection pour le comte Albert plus vive que vous ne voulez l'avouer.
—Nina! s'écria la jeune baronne avec énergie, si vous croyez voir cela, vous avez peu de pénétration, et si vous le voyez avec plaisir, vous avez peu d'affection pour moi. Je suis violente, orgueilleuse peut-être, mais non dissimulée. Je vous l'ai dit: la préférence qu'Albert vous accorde m'irrite contre lui, non contre vous. Elle blesse mon amour-propre, mais elle flatte mon espérance et mon penchant. Elle me fait désirer qu'il fasse pour vous quelque bonne folie qui me débarrasse de tout ménagement envers lui, en justifiant cette aversion que j'ai longtemps combattue, et qu'il m'inspire enfin sans mélange de pitié ni d'amour.
—Dieu veuille, répondit Consuelo avec douceur, que ceci soit le langage de la passion, et non celui de la vérité! car ce serait une vérité bien dure dans la bouche d'une personne bien cruelle!
L'aigreur et l'emportement qu'Amélie laissa percer dans cet entretien firent peu d'impression sur l'âme généreuse de Consuelo. Elle ne songeait plus, quelques instants après, qu'à son entreprise; et ce rêve qu'elle caressait, de ramener Albert à sa famille, jetait une sorte de joie naïve sur la monotonie de ses occupations. Il lui fallait bien cela pour échapper à l'ennui qui la menaçait, et qui, étant la maladie la plus contraire et la plus inconnue jusqu'alors à sa nature active et laborieuse, lui fût devenu mortel. En effet, lorsqu'elle avait donné à son élève indocile et inattentive une longue et fastidieuse leçon, il ne lui restait plus qu'à exercer sa voix et à étudier ses vieux auteurs. Mais cette consolation, qui ne lui avait jamais manqué, lui était opiniâtrement disputée. Amélie, avec son oisiveté inquiète, venait à chaque instant la troubler et l'interrompre par de puériles questions ou des observations hors de propos. Le reste de la famille était affreusement morne. Déjà cinq mortels jours s'étaient écoulés sans que le jeune comte reparût, et chaque journée de cette absence ajoutait à l'abattement et à la consternation des précédentes.
Dans l'après-midi, Consuelo, errant dans les jardins avec Amélie, vit Zdenko sur le revers du fossé qui les séparait de la campagne. Il paraissait occupé à parler tout seul, et, à son ton, on eût dit qu'il se racontait une histoire. Consuelo arrêta sa compagne, et la pria de lui traduire ce que disait l'étrange personnage.
«Comment voulez-vous que je vous traduise des rêveries sans suite et sans signification? dit Amélie en haussant les épaules. Voici ce qu'il vient de marmotter, si vous tenez à le savoir:
«II y avait une fois une grande montagne toute blanche, toute blanche, et à côté une grande montagne toute noire, toute noire, et à côté une grande montagne toute rouge, toute rouge …»
«Cela vous intéresse-t-il beaucoup?
—Peut-être, si je pouvais savoir la suite. Oh! que ne donnerais-je pas pour comprendre le bohême! Je veux l'apprendre.
—Ce n'est pas tout à fait aussi facile que l'italien ou l'espagnol; mais vous êtes si studieuse, que vous en viendrez à bout si vous voulez: je vous l'enseignerai, si cela peut vous faire plaisir.
—Vous serez un ange. A condition, toutefois, que vous serez plus patiente comme maîtresse que vous ne l'êtes comme élève. Et maintenant que dit ce Zdenko?
—Maintenant ce sont ses montagnes qui parlent.
«Pourquoi, montagne rouge, toute rouge, as-tu écrasé la montagne toute noire? et toi, montagne blanche, toute blanche, pourquoi as-tu laissé écraser la montagne noire, toute noire?»
Ici Zdenko se mit à chanter avec une voix grêle et cassée, mais d'une justesse et d'une douceur qui pénétrèrent Consuelo jusqu'au fond de l'âme. Sa chanson disait:
«Montagnes noires et montagnes blanches, il vous faudra beaucoup d'eau de la montagne rouge pour laver vos robes:
«Vos robes noires de crimes, et blanches d'oisiveté, vos robes souillées de mensonges, vos robes éclatantes d'orgueil.
«Les voilà toutes deux lavées, bien lavées; vos robes qui ne voulaient pas changer de couleur; les voilà usées, bien usées, vos robes qui ne voulaient pas traîner sur le chemin.
«Voilà toutes les montagnes rouges, bien rouges! Il faudra toute l'eau du ciel, toute l'eau du ciel, pour les laver.»
—Est-ce une improvisation ou une vieille chanson du pays? demanda
Consuelo à sa compagne.
—Qui peut le savoir? répondit Amélie: Zdenko est un improvisateur inépuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnément à l'écouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour un don du ciel plus que pour une disgrâce de la nature. Ils le nourrissent et le choient, et il ne tiendrait qu'à lui d'être l'homme le mieux logé et le mieux habillé du pays; car chacun se dispute le plaisir et l'avantage de l'avoir pour hôte. Il passe pour un porte-bonheur, pour un présage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient à passer, on dit: Ce ne sera rien; la grêle ne tombera pas ici. Si la récolte est mauvaise, on prie Zdenko de chanter; et comme il promet toujours des années d'abondance et de fertilité, on se console du présent dans l'attente d'un meilleur avenir. Mais Zdenko ne veut demeurer nulle part, sa nature vagabonde l'emporte au fond des forêts. On ne sait point où il s'abrite la nuit, où il se réfugie contre le froid et l'orage. Jamais, depuis dix ans, on ne l'a vu entrer sous un autre toit que celui du château des Géants, parce qu'il prétend que ses aïeux sont dans toutes les maisons du pays, et qu'il lui est défendu de se présenter devant eux. Cependant il suit Albert jusque dans sa chambre, parce qu'il est aussi dévoué et aussi soumis à Albert que son chien Cynabre. Albert est le seul mortel qui enchaîne à son gré cette sauvage indépendance, et qui puisse d'un mot faire cesser son intarissable gaîté, ses éternelles chansons, et son babil infatigable. Zdenko a eu, dit-on, une fort belle voix, mais il l'a épuisée à parler, à chanter et à rire. Il n'est guère plus âgé qu'Albert, quoiqu'il ait l'apparence d'un homme de cinquante ans. Ils ont été compagnons d'enfance. Dans ce temps-là, Zdenko n'était qu'à demi fou. Descendant d'une ancienne famille (un de ses ancêtres figure avec quelque éclat dans la guerre des Hussites), il montrait assez de mémoire et d'aptitude pour que ses parents, voyant la faiblesse de son organisation physique, l'eussent destiné au cloître. On l'a vu longtemps en habit de novice d'un ordre mendiant: mais on ne put jamais l'astreindre au joug de la règle; et quand on l'envoyait en tournée avec un des frères de son couvent, et un âne chargé des dons des fidèles, il laissait là la besace, l'âne et le frère, et s'en allait prendre de longues vacances au fond des bois. Lorsque Albert entreprit ses voyages, Zdenko tomba dans un noir chagrin, jeta le froc aux orties, et se fit tout à fait vagabond. Sa mélancolie se dissipa peu à peu; mais l'espèce de raison qui avait toujours brillé au milieu de la bizarrerie de son caractère s'éclipsa tout à fait. Il ne dit plus que des choses incohérentes, manifesta toutes sortes de manies incompréhensibles, et devint réellement insensé. Mais comme il resta toujours sobre, chaste et inoffensif, on peut dire qu'il est idiot plus que fou. Nos paysans l'appellent l'innocent, et rien de plus.
—Tout ce que vous m'apprenez de ce pauvre homme me le rend sympathique, dit Consuelo; je voudrais bien lui parler. Il sait un peu l'allemand?
—Il le comprend, et il peut le parler tant bien que mal. Mais, comme tous les paysans bohèmes, il a horreur de cette langue; et plongé d'ailleurs dans ses rêveries comme le voilà, il est fort douteux qu'il vous réponde si vous l'interrogez.
—Essayez donc de lui parler dans sa langue, et d'attirer son attention sur nous, dit Consuelo.»
Amélie appela Zdenko à plusieurs reprises, lui demandant en bohémien s'il se portait bien, et s'il désirait quelque chose; mais elle ne put jamais lui faire relever sa tête penchée vers la terre, ni interrompre un petit jeu qu'il faisait avec trois cailloux, un blanc, un rouge, et un noir, qu'il poussait l'un contre l'autre en riant, et en se réjouissant beaucoup chaque fois qu'il les faisait tomber.
«Vous voyez que c'est inutile, dit Amélie. Quand il n'a pas faim, ou qu'il ne cherche pas Albert, il ne nous parle jamais. Dans l'un ou l'autre cas, il vient à la porte du château, et s'il n'a que faim, il reste sur la porte. On lui donne ce qu'il désire, il remercie, et s'en va. S'il veut voir Albert, il entre, et va frapper à la porte de sa chambre, qui n'est jamais fermée pour lui, et où il reste des heures entières, silencieux et tranquille comme un enfant craintif si Albert travaille, expansif et enjoué si Albert est disposé à l'écouter, jamais importun, à ce qu'il semble, à mon aimable cousin, et plus heureux en ceci qu'aucun membre de sa famille.
—Et lorsque le comte Albert devient invisible comme dans ce moment-ci, par exemple, Zdenko, qui l'aimait si ardemment, Zdenko qui perdit sa gaîté lorsque le comte entreprit ses voyages, Zdenko, son compagnon inséparable, reste donc tranquille? il ne montre point d'inquiétude?
—Aucune. Il dit qu'Albert est allé voir le grand Dieu et qu'il reviendra bientôt. C'est ce qu'il disait lorsque Albert parcourait l'Europe, et que Zdenzo en avait pris son parti.
—Et vous ne soupçonnez pas, chère Amélie, que Zdenko puisse être mieux fondé que vous tous à goûter cette sécurité? Vous ne vous êtes jamais avisés de penser qu'il était dans le secret d'Albert, et qu'il veillait sur lui dans son délire ou dans sa léthargie?
—Nous y avons bien songé, et on a observé longtemps ses démarches; mais, comme son patron Albert, il déteste la surveillance; et, plus fin qu'un renard dépisté par les chiens, il a trompé tous les efforts, déjoué toutes les ruses, et dérouté toutes les observations. Il semble aussi qu'il ait, comme Albert, le don de se rendre invisible quand il lui plaît. Il a quelquefois disparu instantanément aux regards fixés sur lui, comme s'il eût fendu la terre pour s'y engloutir, ou comme si un nuage l'eût enveloppé de ses voiles impénétrables. Voilà du moins ce qu'affîrment nos gens et ma tante Wenceslawa elle-même, qui n'a pas, malgré toute sa piété, la tête beaucoup plus forte à l'endroit du pouvoir satanique.
—Mais vous, chère baronne, vous ne pouvez pas croire à ces absurdités?
—Moi, je me range à l'avis de mon oncle Christian. Il pense que si Albert n'a, dans ses détresses mystérieuses, que le secours et l'appui de cet insensé, il est fort dangereux de les lui ôter, et qu'on risque, en observant et en contrariant les démarches de Zdenko, de priver Albert, durant des heures et des jours entiers, des soins et même des aliments qu'il peut recevoir de lui. Mais, de grâce, passons outre, ma chère Nina; en voilà bien assez sur ce chapitre, et cet idiot ne me cause pas le même intérêt qu'à vous. Je suis fort rebattue de ses romans et de ses chansons, et sa voix cassée me donne mal à la gorge.
—Je suis étonnée, dit Consuelo en se laissant entraîner par sa compagne, que cette voix n'ait pas pour vos oreilles un charme extraordinaire. Tout éteinte qu'elle est, elle me fait plus d'impression que celle des plus grands chanteurs.
—C'est que vous êtes blasée sur les belles choses, et que la nouveauté vous amuse.
—Cette langue qu'il chante est d'une singulière douceur, reprit Consuelo, et la monotonie de ses mélodies n'est pas ce que vous croyez: ce sont, au contraire, des idées bien suaves et bien originales.
—Pas pour moi, qui en suis obsédée, repartit Amélie; j'ai pris dans les commencements quelque intérêt aux paroles, pensant avec les gens du pays que c'étaient d'anciens chants nationaux fort curieux sous le rapport historique; mais comme il ne les dit jamais deux fois de la même manière, je suis persuadée que ce sont des improvisations, et je me suis bien vite convaincue que cela ne valait pas la peine d'être écouté, bien que nos montagnards s'imaginent y trouver à leur gré un sens symbolique.»
Dès que Consuelo put se débarrasser d'Amélie, elle courut au jardin, et retrouva Zdenko à la même place, sur le revers du fossé, absorbé dans le même jeu. Certaine que ce malheureux avait des relations cachées avec Albert, elle était entrée furtivement dans l'office, et y avait dérobé un gâteau de miel et de fleur de farine, pétri avec soin des propres mains de la chanoinesse. Elle se souvenait d'avoir vu Albert, qui mangeait fort peu, montrer machinalement de la préférence pour ce mets que sa tante confectionnait toujours pour lui avec le plus grand soin. Elle l'enveloppa dans un mouchoir blanc, et, voulant le jeter à Zdenko par dessus le fossé, elle se hasarda à l'appeler. Mais comme il ne paraissait pas vouloir l'écouter, elle se souvint de la vivacité avec laquelle il lui avait dit son nom, et elle le prononça d'abord en allemand. Zdenko sembla l'entendre; mais il était mélancolique dans ce moment-là, et, sans la regarder, il répéta en allemand, en secouant la tête et en soupirant: Consolation! consolation! comme s'il eût voulu dire: Je n'espère plus de consolation.
«Consuelo!» dit alors la jeune fille pour voir si son nom espagnol réveillerait la joie qu'il avait montrée le matin en le prononçant.
Aussitôt Zdenko abandonna ses cailloux, et se mit à sauter et à gambader sur le bord du fossé, en faisant voler son bonnet par-dessus sa tête, et en étendant les bras vers elle, avec des paroles bohêmes très-animées, et un visage rayonnant de plaisir et d'affection.
«Albert!» lui cria de nouveau Consuelo en lui jetant le gâteau.
Zdenko le ramassa en riant, et ne déploya pas le mouchoir; mais il disait beaucoup de choses que Consuelo était désespérée de ne pas comprendre. Elle écouta particulièrement et s'attacha, à retenir une phrase qu'il répéta plusieurs fois en la saluant; son oreille musicale l'aida à en saisir la prononciation exacte; et dès qu'elle eut perdu Zdenko de vue, qui s'enfuyait à toutes jambes, elle l'écrivit sur son carnet, en l'orthographiant à la vénitienne, et se réservant d'en demander le sens à Amélie. Mais, avant de quitter Zdenko, elle voulut lui donner encore quelque chose qui témoignât à Albert l'intérêt qu'elle lui portait, d'une manière plus délicate; et, ayant rappelé le fou, qui revint, docile à sa voix, elle lui jeta un bouquet de fleurs qu'elle avait cueilli dans la serre une heure auparavant, et qui était encore frais et parfumé à sa ceinture. Zdenko le ramassa, répéta son salut, renouvela ses exclamations et ses gambades, et, s'enfonçant dans des buissons épais où un lièvre eût seul semblé pouvoir se frayer un passage, il y disparut tout entier. Consuelo suivit des yeux sa course rapide pendant quelques instants, en voyant le haut des branches s'agiter dans la direction du sud-est. Mais un léger vent qui s'éleva rendit cette observation inutile, en agitant toutes les branches du taillis; et Consuelo rentra, plus que jamais attachée à la poursuite de son dessein.