Contes bruns
SARA LA DANSEUSE.
Non, s'écriait, un soir de sabbat, le juif Fleischmann en frappant vivement de son poing la table sur laquelle il venait de souper; non, jamais je ne souffrirai que ma fille monte sur un théâtre pour amuser par ses pirouettes les oisifs de Berlin! Danseuse! Par Abraham, ma fille danseuse, quand le jeune Aaron la demande en mariage, et que demain elle pourrait être la première marchande de chevaux de tout le Mecklembourg!—Je ne dis pas non, reprenait sa femme; mais si pourtant elle devait faire fortune dans cet état, on peut très-bien y vivre honnêtement, quoique les dames de théâtre ne soient pas toutes en possession d'une excellente réputation.—Taisez-vous, reprenait Fleischmann, vous en savez, vous, des danseuses qui ne soient pas des Babylones vivantes? J'aimerais mieux, comme notre grand patriarche, être obligé de la sacrifier moi-même, de mes propres mains, que de la laisser entrer dans une pareille vie. La fille de Fleischmann sauteuse publique!!—Mais enfin, mon ami, reprenait la mère, David a dansé devant l'arche.—Il y dansait, répondit solennellement le vieux juif, pour célébrer les louanges du Seigneur, et sa danse ne ressemblait en aucune manière à celle que votre Sara voudrait pratiquer. C'était une danse grave, mesurée...—Pour cela, mon ami, c'est ce que vous ne savez pas. Le livre de Samuel, que les chrétiens appellent le livre des Rois, ne dit pas du tout une danse plutôt qu'une autre.—Langue de l'enfer, s'écria Fleischmann avec une voix retentissante, que ne prends-tu avec toi ta fille, et ne la mènes-tu par les rues, comme je l'ai vu faire à d'honnêtes mères lors de mon voyage à Paris?» Cette brillante apostrophe ferma la bouche de Mme Fleischmann, qui, sans plus rien ajouter, se mit à ôter le couvert; et elle ne reparla plus que pour rappeler à son mari, absorbé dans ses pensées, qu'il était temps de se coucher, car dix heures venaient de sonner à l'horloge de Saint-Cyprien.
Trois mois après cette conversation, la salle du grand théâtre de Berlin était pleine comme depuis long-temps elle ne l'avait pas été, et dans une des loges de l'avant-scène, occupée par l'ambassadeur de France et l'un des secrétaires de légation, avant que la toile ne fût levée, avait lieu la conversation suivante.
«Une juive pour maîtresse, disait le jeune secrétaire, a toujours été dans ma pensée l'idéal du bonheur, et si votre excellence ne la prend dans sa maison, je compte bien me mettre en diplomatie pour arriver jusqu'à son coeur. Sara! monseigneur; comprenez-vous ce que doit être dans les bras de son amant une femme qui s'appelle Sara?—Sans doute, reprenait l'ambassadeur. A ce nom seul revivent tous les souvenirs de la vie patriarcale, et pour peu que la petite ait le pied bien et les formes gracieuses, je pourrais bien faire quelque chose pour elle. Aussi bien la Ripiena vieillit beaucoup. Je ne sache rien dans le monde dont on se lasse aussi vite que d'un contr'alto.—Et puis, ajoutait le secrétaire, il n'est pas jusqu'aux circonstances de son début qui donnent à ce sujet un attrait tout-à-fait piquant et romanesque. Son père est un juif à principes, qui voulait la marier à un marchand de chevaux, plutôt que de la laisser devenir la Terpsichore de l'Allemagne. Elle procède de par une vocation. Avant de monter sur la scène, elle a bravement rompu avec toute sa famille; aussi jurerais-je sur mon ambassade à venir qu'elle ira plus loin qu'aucune des célébrités dansantes de la chrétienté...—Silence! interrompit l'ambassadeur; je vois là-bas le chargé d'Espagne qui cause avec le conseiller intime. Laissez-moi observer leurs figures; j'ai dans l'idée qu'ils trament quelque chose.» Un peu après, l'ouverture commença, la toile fut levée, et des nymphes et des amours firent l'exposition de la pièce, en dansant avec des guirlandes, ce qui laissa comprendre aux spectateurs que c'étaient des nymphes et des amours qui dansaient avec des guirlandes. A la troisième scène parut Sara. C'était une grande fille, aux cheveux noirs, aux formes élégantes et élancées, comme la Sulamite du Cantique des Cantiques. Depuis un siècle peut-être rien d'aussi voluptueux n'avait paru sur la scène du grand théâtre. En un moment toutes les puissances européennes, dans la personne de leurs représentans, furent embrasées pour elle des feux les plus vifs. Il y aurait eu de quoi rompre à jamais l'équilibre et la paix de l'Europe, sans un incident qui se présenta.
Au moment où la jeune débutante, après s'être long-temps dérobée aux poursuites d'un Zéphyr, tombait comme épuisée dans ses bras et lui laissait prendre un baiser au vol, un homme dont le costume n'avait rien de mythologique, portant une longue barbe et un chapeau à larges bords, sort vivement de la coulisse, court à la débutante, la saisit par sa robe qu'il froisse et qu'il déchire. «Malheureuse! s'écrie-t-il, rien n'a pu t'arrêter, il a fallu que tu vinsses te prostituer à la face de tout Berlin! Eh bien! aussi à la face de tout Berlin je te maudis, et je demande au ciel qu'il te fasse mourir dans la honte et dans la misère; je te maudis!» répéta-t-il. Et bien qu'il ne fût pas le moindrement du monde comédien, jamais au théâtre malédiction paternelle n'avait produit un pareil effet.
A cette terrible apparition, Sara se trouva mal; deux soldats de la garde du roi, en faction dans les coulisses, s'emparèrent du perturbateur et le mirent à la porte de la scène, où sa qualité de père au désespoir ne lui donnait point entrée. Le directeur du théâtre ne pouvait comprendre la colère de cet homme, quand il avait fait à sa fille l'engagement le plus avantageux qui depuis dix ans peut-être eut été signé. Les puissances européennes furent un peu dérangées dans leur plan respectif par cette intervention qu'elles n'avaient pas prévue; parmi les femmes il n'y avait qu'une voix: la débutante était passable, mais il fallait qu'elle fût une fille bien perdue et bien abandonnée pour donner à un père si respectable un chagrin si cruel. Quant aux gens du parterre, qui d'abord avaient paru touchés de cette scène, revenus de leur première émotion, ils demandèrent qu'on leur rendît leur argent ou la danseuse, attendu que l'affiche n'avait pas prévenu qu'elle eût un père, et qu'ils étaient venus pour assister à un ballet et non à un drame bourgeois; les choses ne se fussent point passées autrement si l'on fût venu annoncer que le premier ténor était surpris tout à coup par un enrouement, ou que le premier sujet de la danse venait de se donner une entorse.
En rentrant chez eux (depuis plusieurs mois ils ne demeuraient plus sous le même toit), le père et la fille furent saisis tous les deux d'une fièvre violente, résultat de l'émotion à laquelle ils avaient été soumis. Mais la fille avait dix-sept ans, et la vie chez elle achevait à peine de se compléter; chez le vieux père, au contraire, la nature en décadence depuis long-temps menaçait ruine; elle s'en fut du coup. On le porta au cimetière des juifs, qui est placé en dehors de la porte de la ville, sur le chemin de France; en sorte que, deux mois après, lorsque Sara passa par cette route dans la voiture de l'ambassadeur, elle ne put s'empêcher de penser au vieux Fleischmann et à sa malédiction.
C'est une chose étrange que la malédiction d'un père. Ce n'est pas une force, comme disent les mathématiciens; ce n'est pas un corps, une substance, une chose matérielle, avec laquelle vous puissiez toucher celui auquel vous l'adressez; trois mots: Je te maudis; ce n'est autre chose que l'expression d'un voeu pour son malheur, lequel ne devait pas avoir plus de portée que cette autre forme, bien plus usuelle et bien plus arrêtée: Que le diable t'emporte! Et cependant, d'ordinaire, la vie d'un homme s'en trouve flétrie, et il est rare qu'il mène à bien son existence, lorsqu'il en marche chargé.
Pour Sara, moins d'un quart de lieue après le cimetière, dont, au reste, aucune voix n'était sortie pour répéter l'anathème, elle avait cessé d'y songer. Elle trouvait une profonde volupté à se sentir emportée d'un train rapide vers Paris, où les danseuses sont en honneur comme jadis la vertu à Rome; elle était fière, autant toutefois qu'on peut l'être de supporter un poids assez gênant, de soutenir la tête de l'ambassadeur de France endormi, et reposant avec toute sa politique sur son épaule. De temps en temps ses grands yeux noirs de danseuse rencontraient ceux du jeune secrétaire qui aimait tant les jeunes filles de Sion, et ils augmentaient chez lui la langueur voluptueuse qui vient visiter le voyageur glissant dans une berline bien suspendue, sur une route bien unie, lorsqu'aucune pensée triste ne le tourmente, qu'aucun cahos ne le réveille, et qu'il n'a pas trop hâte d'arriver.
Au milieu de cette douce extase, les voyageurs croient s'apercevoir que le train de la voiture redouble de vitesse. Bientôt les cris du postillon et le mouvement de plus en plus rapide des roues leur font comprendre que les chevaux s'emportent, et qu'ils sont, pour le moins, exposés au danger de verser. Si la chose se fût passée en France, où, grâce à l'état des routes, les voitures de voyage en ont une sorte d'habitude, le péril eût été moins sérieux; mais, en Allemagne, rien ne se fait qu'en conscience, et quand une chaise vient à être brisée, il est rare que le malencontreux propriétaire s'en tire à moins de quelque côte enfoncée. L'événement ne fut que trop conséquent à cet usage; la voiture, entraînée par les chevaux, roula dans un fossé profond; l'ambassadeur eut une cuisse cassée; le jeune homme, la moitié des dents brisées. Pour la jeune juive, tirée du ravin dans un état à faire pitié, on la transporta au plus prochain village. Le chirurgien de l'endroit s'empara d'elle, et, sous le prétexte qu'il voulait lui sauver la vie, il lui travailla les chairs en tout sens, et la fit cruellement souffrir. Durant la nuit qui suivit cette torture, elle entra dans le délire, parla de son père, de Berlin, de Paris, de diplomatie, de pas de deux; sur le matin elle rendit le dernier soupir. Le lendemain, Sara la danseuse était étendue entre deux lits de terre, et les vers commençaient leur travail.
Voilà qui était bien pour ce monde-ci, reste à savoir ce qui allait se passer dans l'autre.
Aussitôt que l'ame de Sara se fut séparée de son corps, elle commença à s'avancer à travers des régions infinies et solitaires où elle eut peur de sa solitude.
A la fin elle arriva devant son juge, qu'elle n'osa jamais contempler face à face, et son jugement commença.
«Ame que j'avais faite à mon image, d'où viens-tu?»
L'ame répondit: «Je reviens d'en bas.
—Le temps que je t'avais donné à y passer, qu'en as-tu fait?
—Il fut bien court, reprit l'ame.
—Raison de plus pour le bien employer. As-tu souvent fait l'aumône?
—Quelquefois.
—Oui, trente fois en tout: dix fois par charité, vingt fois par orgueil et par respect humain; tout compensé, l'aumône ne te sera point comptée.—As-tu souvent pensé au Seigneur ton Dieu?
—Oh! oui, souvent.
—Oui souvent, jusqu'à l'âge de douze ans, quand ta mère te disait de faire tes prières; mais plus tard, aux parures, aux bals, aux beaux cheveux des jeunes gens. As-tu respecté ton père et ta mère, à l'égal du Seigneur ton Dieu?
—Je les aimais, reprit l'ame.
—Et jamais tu ne leur as désobéi?
L'ame se tint dans le silence.
—Sara, tu as dansé?»
L'ame commença à être agitée comme une feuille tremblant sous le vent.
—«Sara! ton père est mort, et son ame est avec moi.»
L'ame trembla plus fort.
—«Sara! aux ténèbres éternelles!
—Hélas! hélas! reprit-elle, pour avoir dansé!
—Non point pour avoir dansé, répondit le juge, car j'ai avec moi des danseurs dans la félicité éternelle; mais parce que ton père t'a maudite, et qu'il est mort sans avoir repris sa malédiction. Adieu, Sara, adieu, ma fille, chante maintenant.»
Aussitôt les esprits de ténèbres se ruèrent sur elle, en riant aux éclats; et, l'entraînant vers les régions de leur éternité, ils la faisaient horriblement souffrir en se l'arrachant entre eux, pour savoir qui aurait l'honneur de la présenter à leur illustre seigneur et roi.
Or Satan était assis dans toute sa gloire sur un trône emblématique, dans lequel il avait pris plaisir à parodier tous les trônes de la terre; sa forme était, j'en demande humblement pardon à l'honorable lecteur, celle d'une chaise percée. Son front, jaune et cuivré, était sans cesse agité par un tic nerveux, et sa bouche, qui s'entrouvrait pour sourire, laissait voir dans une profondeur infinie deux rangées de dents blanches qui ne ressemblaient pas mal aux longues colonnades d'un temple antique.
—Une ame? dit Satan.
—Oui, maître, répondirent les suppôts.
—Ame, qu'as-tu fait? reprit le grand monarque.
—J'ai dansé, répondit l'ame, si bien que mon père en est mort, et le Seigneur mon Dieu (ici Satan fit une horrible contorsion) m'envoie vers vous pour que vous fassiez de moi ce qu'il vous plaira.»
Et l'ame aurait voulu mentir qu'elle ne l'aurait pas pu, car son arrêt la condamnait à se dénoncer elle-même, et il fallait que son arrêt fût accompli.
Lors Satan, dans un jour de familiarité, daigna consulter les démons qui avaient amené l'ame de Sara, et il leur dit: «Qu'en ferons-nous?
—Pendons-la par les pieds! dit le premier; ainsi elle sera punie par où elle a péché.
—Commun! dit le maître, et il passa à un autre avis.
—Moi, dit le second, je propose ma fameuse mixture: huile bouillante, un baril ordinaire, bonne partie de soufre et de plomb, argent et bronze en fusion, servez chaud et faites infuser la coupable...»
La pauvre ame en délibération eut une mortelle frayeur en entendant parler de cette cuisine effroyable.
Mais Satan, donnant un coup de pied à l'opinant: «Arrière! lui dit-il, misérable classique! avec tes vieilles méthodes. J'ai une idée»; et se levant pour en faire aussitôt l'essai, il ordonne que dans un coin de son empire on élève rapidement une vaste salle de spectacle capable de contenir quelques cent milliers de spectateurs.
Ni peintures, ni dorures, ni candélabres, ni lustres, ni girandoles ne sont épargnés. Dans l'orchestre, ce sont trompettes déchirantes, clarinettes criardes, tam-tams à la voix d'airain et au bruissement lugubre, basses ronflantes et continues, avec des fifres pour les dessus.
Puis pour une heure de l'éternité les chaudières et les chevalets se reposent, et le beau monde des damnés est invité, sous bonne escorte, à venir honorer de sa présence l'ouverture de l'Académie royale de l'enfer.
Industrie de bourreaux! les voilà qui rendent à ces femmes, à ces femmes qui depuis le temps qu'elles brûlent dans la géhenne éternelle avaient presque oublié les joies de la terre, les voilà qui leur rendent et leurs frais chapeaux de fleurs, et leurs plumes, et leurs cachemires, et leurs satins brochés, et leurs riches fourrures; puis tout à l'heure ils les dépouilleront de tout cela, et avec un désespérant souvenir tout fraîchement renouvelé, ils les renverront reprendre leur nudité et leur supplice. Cependant derrière les dames, au second rang des loges, l'habit bien empesé et la cravate savamment jetée, se placent les ministres, les banquiers, les diplomates et les dilettanti; la corne dorée, la fourche au poing, grave et imposant comme un sergent de garde bourgeoise, un démon veille à chaque issue; mais ce que vous n'auriez pas vu sur la terre, aux stalles réservées pour les hauts dignitaires, ce ne sont qu'évêques, cardinaux, archevêques, revêtus de leurs plus beaux atours, et ne tenant compte de la canaille du parterre qui, parquée derrière cette forêt de houlettes et de coiffures épiscopales, ne cesse de crier: A bas le chapeau rouge! à bas la crosse! à bas la mitre!
Après cela, dans une loge restée vide, et richement drapée, voyez venir sa majesté Satan; il est accompagné de ses hauts dignitaires et de madame la Mort, reine des royaumes infernaux, de la terre, du monde, et autres lieux circonvoisins; sur quoi la pièce commença, dont nous ne saurions au juste donner l'analyse. Nous pouvons dire cependant que deux scènes furent merveilleusement applaudies. Dans l'une, le poète et le musicien avaient agréablement tourné en raillerie la félicité des justes, condamnés, disaient-ils, pour toute réjouissance, à chanter éternellement l'Hosanna in excelsis devant la face du Très-Haut. On laisse à penser du succès que cette parodie dut avoir devant un pareil auditoire.
La donnée de l'autre scène, quoique plus fine et plus délicate, ne fut pas moins goûtée. Dans une langoureuse cavatine, un bienheureux se plaignait de n'avoir plus retrouvé dans le ciel ses amitiés de la terre; il ne pouvait se consoler d'avoir vu toutes les forces aimantes de son ame aller se résumer dans le mystique amour des perfections divines, et il demandait qu'on lui rendît ses amours grossières de la création et les yeux de sa bien-aimée.
Ensuite ce fut le ballet.
Plusieurs danseuses vinrent successivement rivaliser de graces et de molles attitudes. A chaque pas brillant, à chaque pirouette hardie, le roi donnait lui-même le signal, et des tonnerres d'applaudissemens retentissaient; mais quand ce fut le tour de Sara, il affecta, car cela était dans son plan, une froide indifférence, que le reste des spectateurs partagea avec lui. La pauvre fille avait beau se dépenser en efforts, un désespérant silence l'accueillit jusqu'à la fin de la scène; aussi, en rentrant dans les coulisses, d'où ses compagnes avaient vu sa mésaventure, elle fut saisie d'une violente attaque de nerfs. Alors le roi Satan, qui avait voulu faire cet essai, tint pour certain que le plus grand supplice à infliger à une ame d'artiste, c'est la supériorité de ses rivales: assuré de l'excellence de ce nouveau mode de torture, et ayant autre chose à faire que d'assister jusqu'au bout à l'intrigue d'un ballet, il se leva, et aussitôt les gardiens, à grands coups de fouet, firent évacuer la salle par l'honorable assistance.
Depuis ce temps, dans cette salle déserte, dont une petite lampe, à la lumière tremblotante, ne sert qu'à sonder l'incommensurable solitude, la pauvre Sara, ayant toujours à l'oreille le bruit des applaudissemens donnés à ses compagnes, est là, qui danse sans relâche; et il n'y a pas d'orchestre pour lui marquer la mesure, pas d'yeux pour contempler ses grâces et sa beauté, pas de prince russe pour s'en éprendre, et lui escompter son admiration.
UNE BONNE FORTUNE.
C'est chose curieuse qu'une soirée de Palerme, au bord de la mer murmurante, sous les flots du soleil d'été, au milieu de cette population grimaçante et mobile, plus originale mille fois et moins connue que la race classique des abbés, des courtisanes et des lazzaroni napolitains. Grâce aux romans et à la scène, Naples est vieux pour moi: on me l'a gâté; on m'a usé ce ciel et cette mer pleins de prestiges. La Sicile est neuve et inconnue; il y a là un double reflet venu de l'Arabie et de l'Espagne. Des murailles sarrazines s'élèvent autour de vous; des costumes espagnols flottent aux fenêtres et étincellent sur les quais. C'est une féerie comique et fantastique! Et l'air est si doux, la brise apporte tant de parfums avec sa fraîcheur, la chanson du pâtre lointain a quelque chose de si sauvage et de si tendre! Vous ne respirez que fleurs, vous ne voyez que débris de marbres et fragmens de temples. C'est encore un fragment de grotesque comédie que cette aristocratie en guenilles, et sur ces guenilles de l'or; ces femmes belles comme dans l'ancienne Syracuse, et vêtues comme on l'était il y a quarante ans; puis au milieu des chanteurs et des promeneurs, un gros moine rebondi qui vous offre un crâne de mort au bout d'une croix noire, et vous demande l'aumône en riant, son urne sépulcrale toujours brandie et vacillante sous votre menton; puis des carrosses découverts roulant doucement sur la Marina12, chargés d'abbés qui rient, qui s'éventent
avec des plumes, qui se parfument, qui prennent du tabac, qui savourent des sorbets. Auprès des abbés sont des princes écrasés de noms propres et d'ennui, traînant de leur mieux leur gloire séculaire, leur obscurité profonde et leur pauvreté incurable. Quelques-uns d'entre eux se jettent dans la dévotion, d'autres dans la débauche, d'autres dans les arts. J'ai connu un prince palermitain qui s'est ruiné en sculptures d'un genre inouï; il faisait exécuter des bouteilles hautes de trente pieds et taillées dans le marbre; des pions d'échecs de dimensions colossales, et dont le régiment garnissait une vaste cour de son palais; un polichinel grand comme Atlas, en agathe et en onyx; au milieu de l'étoile du parc une longue marotte d'ébène s'élevait en forme de pyramide. Toutes ces inventions fantasques coûtèrent sa fortune au prince de ***, et l'envoyèrent mourir à l'hôpital. Ce que c'est que l'oisiveté entée sur la sottise et la richesse!
Vous qui avez de belles couleurs sous votre pinceau, mes amis, donnez-nous la copie du tumulte de la Marina, reproduisez ce bruit d'un peuple indigent qui jouit de se sentir vivre, ces baise-mains jetés au vent et rendus de toutes parts: bonjour! bonsoir! lancés de carrosse en carrosse, avec plus de verve que de bon ton; et la cloche de l'Angélus retentissant sous ce beau ciel dont l'azur noir se fond dans une teinte d'émeraudes: belle et ravissante scène en vérité! On l'a très-peu admirée et rarement décrite. Il est à la mode d'aller à Rome et à Naples; la Sicile n'est pas encore fashionable.
J'admirais ce spectacle, et je m'étais appuyé, pour en mieux jouir, contre la muraille basse ornée de petits pilastres d'architecture sarrazine qui suit le rivage de la mer, et présente aux promeneurs fatigués une longue et commode banquette de marbre fruste et usée depuis des siècles. Je m'assis sur ce banc. L'air maritime soufflait dans mes cheveux; la mobile scène passait devant moi.
Un capucin à longue barbe vint prendre place à mes côtés. Il avait l'air souffrant, son extérieur était plutôt triste et simple que dévot et humble. On lui aurait donné cinquante ans, et on l'aurait pris pour un ancien militaire. Sa physionomie n'était pas sicilienne. Au lieu de se contracter avec une mobilité presque convulsive, elle était froide, sévère, résignée. Vous avez rencontré dans votre vie de ces traits heureux qui appellent la confiance et la fixent; vous vous intéressez involontairement à cette physionomie inconnue; ce n'est pas de la beauté ni même de la grâce; vous vous dites: «La souffrance a passé par là; elle a passé, non sans se faire sentir; elle n'a point rencontré un corps d'airain, une ame de bronze, mais un être faible, tendre, mais une organisation délicate; la lutte a été cruelle. Et voici cet être, il n'a pas été brisé; approchons pour en toucher les restes. C'est en lui qu'a eu lieu le combat, c'est lui qui a été le théâtre, la victime et l'athlète.»
Je voulais lier conversation avec le capucin; je lui demandai l'heure. Il me regarda fixement, reconnut sans doute à mon accent que j'étais étranger à Palerme, et me répondit en anglais:
«Il est huit heures.»
Puis il se leva et partit.
Je sais l'anglais; la prononciation du capucin était toute nationale et franchement britannique; je ne pouvais m'y tromper. Mais comment cet Anglais était-il venu à Palerme? Un homme de cette nation en Sicile et sous la robe de capucin! Il y avait là quelque mystère que je voulais approfondir. Je revins le lendemain à la même place dans l'espérance de l'y retrouver; en effet il y était. Les jours suivans même manége. Peu à peu sa farouche humeur s'adoucit; je parlais anglais avec lui, cela lui gagna le coeur. Il vit que je désirais me lier avec lui, et s'y prêta sans peine; il avait de l'instruction et une connaissance pratique assez étendue des hommes et des choses: quinze jours après notre première entrevue il me raconta sa vie.
Rien n'est plus touchant qu'une douleur vraie qui se juge, se condamne et se contraint. La voix du moine était ferme, son oeil restait sec, mais on voyait que ce calme lui coûtait. Il faisait l'histoire de son malheur comme un brave invalide raconte la campagne où il a perdu un de ses membres. La conversation n'était point encore tombée sur cette matière, et il ne m'avait parlé ni de ses antécédens, ni de ses malheurs, lorsque je m'avisai de lui demander depuis combien de temps il portait cette robe.
«Ne me jugez pas d'après elle. Vous ne me connaissez pas, me répondit-il. J'ai adopté le couvent comme un lieu de paix et de retraite, et cette robe comme une égide commode contre la vie et ses tourmens; je ne suis pas de l'ordre de Saint-François. Les moines de ce pays, classe d'hommes dont on dit tant de mal, sont d'une admirable tolérance; ils me laissent porter leur costume, partager leur vie, et ne m'imposent pas leurs croyances; ils me souffrent et m'aiment. Je suis protestant. Que cela ne vous étonne pas: nous autres philosophes de France et d'Angleterre nous ne savons pas ce que les couvens d'Italie et d'Espagne renferment de lumières et de bon sens. Jamais nos moines ne me font subir l'ennui d'aucune controverse; je vis avec eux, et j'y vis... tranquille.»
A ce dernier mot il hésita, il s'arrêta, il n'osait pas dire heureux. Une rêverie plus sombre nuagea ce front pensif; des idées tristes l'assiégeaient. Il garda quelques momens le silence, appuya sa tête rasée entre ses mains, et me dit:
«Je suis du comté de Herford. Quand notre armée revint d'Alexandrie, le vaisseau de transport sur lequel je me trouvais avec plusieurs autres officiers fut incapable de tenir la mer, et nous relâchâmes à Messine. Fatigués des incommodités sans nombre de l'existence orientale, des détestables appartemens du Caire et de la vie de vaisseau, nous descendîmes au lazaret; nous le trouvâmes commode et de bon goût. Vous savez ce que c'est que ce lazaret: une mauvaise cour carrée avec un cimetière au milieu. On est là, isolé des vivans, sans communication avec la terre, et sans autre récréation que l'espérance d'en sortir bientôt. Mes camarades supportaient fort bien leur position; les journaux anglais que l'on nous envoyait fournissaient un aliment à leur curiosité et à leur gaieté. Ils jouaient, ils chantaient; j'étais triste et j'ignorais la cause de cette tristesse. Un indicible pressentiment pesait sur moi; dans nos journaux je ne trouvais rien qui se rapportât à ma famille ou à mes amis; les journaux stériles comme cette mer aux flots plats et tristes, comme ces murs jaunes et lugubres qui m'environnaient. Mes camarades me raillaient; je ne savais que leur répondre. Enfin notre quarantaine s'acheva.
»Vous connaissez sans doute la disposition des théâtres de Messine: ils sont distribués en stalles où chacun trouve la place que le hasard lui assigne, de sorte que trois ou quatre rangs d'auditeurs peuvent vous séparer des personnes de votre société. C'est ce qui m'arriva le soir même où la liberté nous fut rendue. Toutes les loges étaient pleines; nous allâmes prendre place au parterre, mes camarades et moi; nous fûmes obligés de nous asseoir à de grandes distances les uns des autres. Dans un entr'acte plusieurs Siciliens assis près de moi se levèrent, et d'autres officiers anglais accompagnés d'un jeune homme en costume de ville prirent leur place. Ils parlaient très-haut, et j'appris que le dernier interlocuteur était arrivé le soir même à Messine par le paquebot.
»C'était un homme de taille moyenne, l'oeil bleu et fixe, le regard attentif, pour ne pas dire insolent; un véritable Anglais de l'école moderne. La secte était nouvelle alors, le Caire et Alexandrie ne m'avaient rien offert de tel: aussi l'examinais-je avec curiosité et l'écoutais-je avec attention. L'officier auquel il s'adressait, et qui semblait fort intime avec lui, avait été son condisciple au collége d'Éton. La cravate du nouveau venu l'emprisonnait si étroitement, ses grandes joues étaient d'une si belle couleur safranée, son affectation d'austérité sourcilleuse contrastait si ridiculement avec la fatuité de ses paroles, que j'oubliais le spectacle pour le contempler et pour l'entendre.
»Il m'est arrivé bien des choses, mon cher, disait-il à son camarade, depuis nos vieilles folies d'Éton. Vous me direz, vous, combien de villes nouvelles vous avez visitées, et à combien de batailles vous avez assisté: cela est très-héroïque et très-beau; moi, je vous dirai, en revanche, combien de chevaux j'ai tué à la chasse, et combien de maris désolés m'ont envoyé à tous les diables. La liste en est longue, par Dieu! et je ne vous en ferai pas grâce. Ce qui m'amène à Messine aujourd'hui, et me force d'assister à ce spectacle que Dieu damne, c'est l'éclat de ma dernière affaire de ce genre. Il s'agissait d'une femme mariée, jolie, intrigante, et dont la rouerie profonde eût aisément servi de modèle à tout ce que la France et l'Espagne possèdent de plus consommé en ce genre. Vous sentez que la délicatesse m'empêche de la nommer. Tout nous ordonnait une conduite prudente; eh bien! malgré notre habileté mutuelle, nous fûmes trahis. Une femme, une aubergiste de la route de Bath, que j'avais daigné dans le temps honorer de quelques regards, éventa notre complot anti-conjugal, et me menaça de l'ébruiter. C'eût été dangereux de toute manière: la dame a des parens qui ne plaisantent jamais, et nos tribunaux font payer cher les maladresses amoureuses. J'achetai le silence de notre hôtesse, et me voici à Messine, où je compte passer quelque temps loin de celle dont mon absence protégera sans doute la réputation.»
»Cette conversation fit peu d'impression sur moi dans le premier moment. Je ne remarquai que deux choses: la corruption froidement frivole du jeune dandy, et la dépravation de sa complice. Je rentrai chez moi. Un paquet de lettres et de journaux se trouvait sur ma table. Je reconnus l'écriture de ma femme, et je me hâtai de décacheter sa lettre. On ne peut être attaché à une amante, à une soeur, à une épouse, par des liens plus doux que ceux qui m'unissaient à Marie. Sa lettre respirait toute la tendresse d'une ame pure et dévouée. Depuis que j'avais épousé Marie, elle ne m'avait pas causé un seul chagrin. Jeune fille élevée dans un des comtés les plus sauvages de l'Angleterre, appartenant à une des familles les plus illustres de la pairie, elle unissait à la grâce et à la dignité aristocratique la rare magie de l'ingénuité la plus touchante.»
Le capucin se leva; le soleil baissait, nous nous dirigeâmes vers son couvent. Il me fit entrer dans sa cellule, et pendant que la nuit commençait à tout obscurcir, il continua en ces mots:
«Dans la lettre de ma femme elle faisait mention d'un voyage à Bath et d'un retour subit à Londres, retour causé par la mauvaise santé de sa mère. Je reconnaissais dans ces lignes, pleines de sensibilité, toute son ame angélique, et je me félicitais d'avoir rencontré une telle épouse, lorsqu'en portant la main sur le paquet de journaux une singulière réflexion m'occupa. Le mot Bath, si souvent reproduit dans la conversation du dandy, se montrait aussi dans la lettre de ma femme; ce rapprochement frappa mon esprit d'une étrange terreur. Ce n'était pas un doute, ce n'était pas un soupçon, c'était comme une vague, une lugubre et lointaine clarté. Une angoisse jalouse me saisit le coeur, et je tremblai un moment comme la feuille. Je me rappelai toute la vie passée de ma femme, son amour pour ses devoirs, la profondeur simple et naïve de ses affections, je m'accusai moi-même: mais je ne pouvais échapper à ce tourment. Entre sa vertu et ma confiance, il me semblait qu'un démon gigantesque s'élevait pour en éclipser la clarté et me plonger dans des ténèbres profondes.
»Comment vous peindre, monsieur, ce supplice d'une jalousie fondée sur la plus légère hypothèse, conçue dans un pays étranger, sans aucun moyen d'en vérifier la réalité ou l'injustice? Tous mes raisonnemens étaient inutiles, le dard envenimé restait là enfoncé dans mon sein. Je ne pouvais le secouer ni l'arracher. L'horreur de la même pensée me poursuivait sans relâche. Je me levai, me promenai à travers la chambre et ne retrouvai un peu de calme que vers une heure du matin, après avoir respiré à longs traits l'air embaumé de la nuit sicilienne. Le portrait de Marie se trouvait dans l'intérieur d'un de mes portefeuilles; je l'ouvris, je contemplai cette image qui s'offrit à moi pure, naïve, candide; c'étaient bien ces traits si modestes dont l'expression semblait me reprocher mes soupçons outrageux et se plaindre de ma défiance. Un sentiment amer et brûlant comme le remords s'empara de moi; j'étais prêt à demander pardon à ce portrait. Je me calmai ensuite; et, rallumant ma lampe que le vent venait d'éteindre, je repris le paquet de journaux que j'avais négligé d'ouvrir.
»Après avoir parcouru négligemment plusieurs paragraphes politiques et littéraires, je me mis à lire cette partie de nos feuilles publiques où, sous le titre de Bruits de la ville et de la cour, on accumule hardiment tous les scandales semés dans les salons et dans les tavernes. Voici le passage étrange qui frappa mes regards, et que je relus plusieurs fois avec une anxiété que vous n'aurez pas de peine à deviner:
«Il n'est bruit dans le monde que de la piété filiale de la belle et jeune mistriss Os... qui a quitté tout à coup les plaisirs de Bath pour suivre sa mère souffrante. On dit que la réputation de la fille est aussi invalide que la santé de la mère.»
»Je laissai tomber le journal. Mon nom est Osprey. L'initiale dont le journaliste s'était servi était précisément celle du nom de ma femme et du mien.
»Vingt balles eussent frappé et déchiré ma poitrine à la fois que je n'eusse pas souffert davantage. Ces lignes du journal ajoutaient à mes soupçons un venin mortel et une hideuse probabilité. Je n'essaierai pas de décrire l'état dans lequel je tombai; le temps s'écoula, l'horloge d'un couvent voisin sonna quatre heures. Je repris machinalement un autre numéro du même journal, où, sous la même rubrique dont j'ai déjà parlé, se trouvait le paragraphe suivant:
«Les insinuations scandaleuses et injustes dont lady O... et sa famille ont été l'objet sont formellement démenties par des personnes dignes de foi.»
»Je méditai long-temps ces paroles, et j'y vis non une attestation de l'innocence de la dame accusée, mais seulement une réponse adroite, et la preuve irréfragable d'une réputation déjà flétrie. D'ailleurs le dandy n'avait-il pas répété que sa maîtresse était ingénieuse dans le vice, spirituelle dans ses excès, féconde en ressources pour les voiler, d'une dissimulation profonde, d'une adresse sans égale, d'une perfidie qui eût fait bonté aux plus habiles. Plus je rêvais, plus mon anxiété augmentait; la fièvre s'emparait de mon cerveau. Tourment insupportable! Le matin je me jetai sur mon lit, où je restai étendu et pleurant. Tantôt ma femme m'apparaissait comme l'ange de nos premières amours, tantôt comme un monstre odieux. Dans le flux et le reflux de mes pensées je ne savais à quoi me fixer; je ne pouvais aller demander raison à l'homme dont les paroles avaient soulevé dans mon sein cette affreuse tempête. Le mot Bath retentissait à mon oreille comme un glas funèbre.
»Il était onze heures quand je sortis au hasard; et bientôt, par un mouvement presque machinal, je m'acheminai vers un couvent de bénédictins où demeurait un homme que j'avais remarqué pendant le séjour que j'avais fait précédemment à Messine. Il se nommait le père Anselme; sa sagacité était rare et puissante; il donnait un démenti formel à l'opinion vulgaire, mais ridicule et fausse, qui peuple les couvens d'une race ignorante, oisive et inutile.
»Ne croyez pas que toute l'intuition du coeur humain appartienne aux gens du monde: la solitude donne des leçons. Un moine qui a l'instinct de l'observation en sait plus sur vous et sur moi que le favori des salons et des boudoirs n'en saura jamais. Ce dernier se dissipe, sa sagacité se perd sur une surface plane; son esprit de détail s'applique à des riens. Le solitaire, s'il a l'esprit droit, creuse à une profondeur inouïe, découvre des rapports ignorés des autres hommes, étudie le monde sans le voir, devine les secrets des coeurs sans se confondre dans la tourbe sociale, pénètre le ciel et l'enfer, invente dans sa cellule tout ce qui doit changer le globe: c'est Roger Bacon devinant la machine à vapeur et la circulation du sang; c'est Abeilard et Occam préludant au scepticisme de Voltaire; il n'y a que les esprits sans portée qui se moquent des cénobites. Le cénobitisme est le nourricier du génie; la cellule en est le berceau. Croyez-vous que ces jésuites qui émouvaient le monde et pétrissaient les ames royales eussent acquis dans le tumulte d'une société bruyante leur génie si fécond et si dangereux? Non. Même le talent de l'intrigue peut émaner de la cellule: là, dans la solitude, en face du ciel, loin du mouvement des pensées tumultueuses, qui nous enlèvent à nous, germent et grandissent tous les bons et mauvais génies.
»Le père Anselme, Vénitien de naissance, était un remarquable exemple de sagacité et de finesse mondaines, chez un prêtre enfermé dans le cloître.
»J'avais beaucoup de confiance en lui et je crois qu'il m'aimait. Les prêtres siciliens forment, vous ne l'ignorez pas, une classe à part. L'hérésie ne leur fait pas peur, combien de fois ai-je entendu le père Anselme me dire:
«Vous autres Anglais, vous êtes une grande nation, et Dieu ne voudra pas damner des hérétiques tels que vous.»
»Je lui appris tout ce qui m'agitait, je ne lui cachai pas la moindre particularité des événemens de ma vie, pas un des détails que je viens de vous donner. Il m'écouta paisiblement, et me répondit:
»—Retournez chez vous, ce soir vous reviendrez au couvent après vêpres. Peut-être alors serai-je en état de vous donner quelques conseils.
»J'allai m'enfermer dans ma chambre. Mes camarades s'étaient absentés, et sous la conduite d'un cicérone ils visitaient les ruines dont cette partie de la Sicile est semée. Je fus heureux de pouvoir rester seul et triste dans mon appartement. J'attendis avec impatience le moment de notre entrevue. Le jour baissait; à la porte du couvent un religieux appartenant aux ordres mendians causait avec Anselme; quand ils me virent, leurs regards semblèrent se fixer sur moi avec une expression de pitié. En Sicile, comme dans tout le reste de l'Italie, la police secrète se trouve entre les mains des prêtres. Je ne sais si le père Anselme avait consulté ce moine sur ce qui m'intéressait si vivement; mais quand il eut fait ses adieux, il me prit par la main et me dit:
»—Venez.
»Sa figure était plus grave qu'à l'ordinaire. Nous entrâmes dans l'église; elle était déserte. Qu'elles sont belles, monsieur, nos églises siciliennes, où le génie de la mosquée d'orient s'allie au génie du catholicisme occidental! Vous aimez sans doute ces mosaïques incrustées, ces saints de couleurs tranchantes, ce mélange d'éclat et de ténèbres, ces nombreux monumens, un ciel éthéré apparaissant à travers les dentelures et les trèfles des hautes voûtes; l'or et la pourpre resplendissant dans les chapelles, et les versets du Coran qui se lisent encore au bas des corniches noircies par la fumée des cierges chrétiens? Malgré cette pompe, il y avait autour de moi, dans cette solitude du temple, une tranquillité pour ainsi dire palpable qui m'enlaça, me saisit, pesa sur moi comme un manteau de plomb, et dit à la fièvre de mes passions: Fais silence.
»Le père Anselme me conduisit vers le fond de l'église, s'arrêta derrière le maître-autel, et là il me dit:
»—Mon fils, quoique nous soyons de communion différente, agenouillez-vous ici. Je suis prêtre et vieux, vous recevrez mes conseils d'homme et de pasteur, vous plierez le genou, non devant moi, mais devant Dieu qui nous frappe et nous sauve. Nous prierons ensemble.
»J'étais troublé, je fis ce qu'il me disait. Après quelques prières communes, il reprit:
»—Votre soupçon est fondé.
»Un long soupir s'échappa de mon sein, et je ne pus rien répondre.
»—Partez pour l'Angleterre, écrivez à votre femme sans lui témoigner aucun soupçon; passez par Bath où demeure la femme dont on a acheté le silence; payée pour se taire, elle parlera si vous lui offrez un meilleur prix. Que rien ne trahisse votre intention avant que vos soupçons soient éclaircis; quand vous connaîtrez toute la vérité, vous vous conduisez comme un homme d'honneur doit le faire, et vous abandonnerez la coupable à ses remords, ou vous rendrez votre confiance à l'épouse fidèle.
»En ce moment quelques personnes entraient dans l'église; nous étions placés de manière à ce que je pusse les voir sans être aperçu d'eux.
»—C'est lui! m'écriai-je.
«En effet le jeune Anglais, dont le nom était sir Ormond Mondeville, venait d'entrer dans l'église, accompagné d'un de ses amis. Il n'était pas étonnant que, nouvellement arrivé à Messine, il s'empressât de visiter l'intérieur de cette nef remarquable, l'une des curiosités les plus pittoresques de la contrée. Le père Anselme vit mon mouvement et me retint.
»—Je suis plus calme que vous, me dit-il, je vais lui parler; vous devez vous taire. Le moine salua sir Ormond et lui fit remarquer une belle et vieille statue de bronze placée à droite du maître-autel. J'essayai de lier conversation avec l'un des officiers qui se trouvaient là; je ne sais ce que je lui dis, mais, incapable de lier deux paroles et deux idées, je suis persuadé qu'il me regarda comme un fou ou comme un idiot.
»Anselme s'exprimait avec facilité, avec élégance; sa courtoisie envers sir Ormond me surprenait. Malgré l'état d'irritation fébrile où je me trouvais, j'étais frappé de la singularité de sa conduite. Il me semblait qu'il s'agissait pour lui d'une expérience à faire. Sa froideur se communiqua, pénétra jusqu'à moi: je le suivis en silence et beaucoup plus calme, plus recueilli, plus attentif.
»J'avais donné à ce moine des renseignemens exacts qu'il m'avait demandés, sur ma femme, sur son caractère, sur ses traits, le son de sa voix, la couleur de ses cheveux, la forme de son visage et l'expression de sa physionomie. Il causait vivement avec sir Ormond et arrêtait son attention sur les portraits des saints pères, qui peuplaient le temple, profitant de la liberté italienne pour commenter ces tableaux, demander au jeune homme son opinion sur leur beauté relative, et déduire des conséquences morales de leur extérieur mélancolique ou sévère. Lorsque sir Ormond parlait, le long regard noir d'Anselme descendait dans l'ame de son interlocuteur; mais mon compatriote restait indifférent et calme, et toute cette investigation métaphysique, chef-d'oeuvre de pénétration intuitive et d'inquisition intellectuelle, n'aboutit qu'à nous montrer un coeur froid, des sens blasés, un faux goût pour les arts, et un coeur incapable de véritable passion dans aucun genre. En vain Anselme éveillait tout ce que le fond d'une ame humaine peut renfermer d'associations et de souvenirs tendres et délicats, rien ne vibrait à l'unisson chez notre dandy. Il développait par saillies un épicurisme facile et sans choix, mêlé d'une vanité de fat: puis, sans savoir qu'il avait placé dans les mains de l'étranger une clef qui découvrait le triste trésor de ses secrètes pensées, il remercia Anselme de sa complaisance et s'en alla.
»—Vous voyez cet homme, me dit le moine; la femme qui aura cédé à ses instances ne mérite pas un regret, car il n'a pas un remords. L'intrigue dont il vous a fait involontairement confidence n'est qu'une folie de jeune homme; si malheureusement votre femme est coupable vous devez l'oublier à jamais.
»—Elle mourra! lui dis-je.
»Il me regarda sévèrement.
»—Une erreur de ce genre ne mérite pas votre colère et vous dégage de toute affection. L'épreuve à laquelle j'ai soumis ce jeune homme est certaine; il n'a pas aimé, il n'aime pas, il n'est pas aimé. Un amour profond, même quand on ne le partage pas, laisse son empreinte chez la personne aimée. Croyez-moi, mon fils, ces gens ont péché sans vous offenser. Dans le cas où le crime que vous soupçonnez serait réel, bénissez le ciel; il vous délivre d'une compagne qui vous aurait déshonoré tôt ou tard.
»Ces paroles d'Anselme me semblaient oraculaires; je ne cherchais pas à les comprendre ou à les discuter. Il me fallait un guide, ma main le suivait sans réflexion.
»Mais essayer de bannir l'image de Marie était inutile; je ne pouvais déraciner ainsi mon premier et mon seul amour. Tout rappelait à mon esprit sa beauté, sa simplicité, sa piété, surtout cette délicatesse du sens moral qui s'accordait si peu avec la grossière erreur et l'entraînement sans excuse que l'on attribuait à la maîtresse de sir Ormond. Cependant la première rage était passée. A ma fureur succéda une douleur plus calme, et, si je puis me servir de cette expression, plus exquise. Oh! l'angoisse de ces journées! Oh! la douleur de perdre une telle consolation, un tel soutien, un tel amour, tout l'espoir de ma vie!
»Deux jours après je m'embarquai pour l'Angleterre, et aussitôt après mon arrivée à Falmouth, je partis pour Bath. C'était là qu'étaient restées les traces du crime, et que m'attendaient les seuls renseignemens que je pusse espérer. Me voilà en face de l'auberge que sir Ormond avait désignée; j'entre, tout mon corps frémit de crainte. Une femme de moyen âge et assez jolie se présente à moi, c'est la maîtresse de la maison. On me sert du thé. Sous prétexte que j'ai quitté depuis long-temps l'Angleterre et que je désire m'instruire de quelques particularités relatives à l'état de mon pays, je prie la servante de demander à sa maîtresse si elle peut venir prendre le thé avec moi.
»J'étais arrivé à mon but, et j'allais causer avec celle qui connaissait le secret fatal. Elle monta dans ma chambre, et les discours que je tins furent si incohérens qu'elle s'en étonna. J'étais trop préoccupé du seul sujet qui m'intéressât, pour que mes autres paroles ne fussent pas obscures et confuses. Je passais d'un sujet à l'autre, et j'essayais vainement de donner à ma conversation l'ordre et la suite nécessaires pour inspirer de la confiance à l'hôtesse. Quand je vis que ses regards surpris se fixaient sur moi:
»—Pardon, lui dis-je, madame, vous vous apercevez de mon inquiétude; j'ai des sujets de chagrin profonds, des soupçons cruels à éclaircir; je suis jaloux d'une femme que j'adore, et l'anxiété où je suis doit se peindre dans tous mes discours.
»Je vis que son coeur de femme s'intéressait à mon chagrin et que sa curiosité était excitée.
»—Hélas! repris-je, le lieu même où je suis ne fait qu'accroître mon émotion. S'il faut en croire au scandale qui est venu jusqu'à moi dans un pays étranger, c'est à Bath même que s'est formée l'intrigue qui me désespère.»
»A mesure que je parlais j'examinais à la dérobée les traits de l'aubergiste dont l'émotion et le trouble s'accroissaient pendant mon récit.
»—Je ne connais pas assez la ville de Bath, continuai-je d'un ton assez indifférent, pour trouver sur un sujet qui m'occupe si cruellement des informations exactes. Je sais seulement que l'homme auquel on prétend que je dois mon déshonneur est sir Ormond Mondeville.
»L'hôtesse pâlit; je n'eus pas l'air de m'en apercevoir.
»—Je servais à l'étranger: ma femme et sa mère vinrent passer quelque temps à Bath. Voici, madame, comment on m'a fait le cruel récit de ma honte et de mon malheur: sir Ormond les attendait dans une auberge de Bath ou des environs...
»L'hôtesse, qui tenait une tasse de thé à la main, trembla et en répandit le contenu sur la table.—La jeune femme quelle qu'elle soit, sous prétexte d'une indisposition grave, demanda une chambre séparée. Au milieu de la nuit, l'hôtesse entendant du bruit dans la chambre de cette dernière y entra; sir Ormond Mondeville s'y trouvait: cent livres sterling furent offertes par sir Ormond à cette femme, qui lui promit le silence.
»Je crus que l'hôtesse allait se trouver mal.
»Les renseignemens que m'avait donnés le père Anselme étaient si précis, j'affectais une si complète ignorance du rôle important que l'hôtesse avait joué dans l'aventure, enfin j'étais si bien instruit qu'elle fut obligée de convenir que tout était vrai et que son auberge avait été le théâtre de l'aventure. Je ne voulus pas pousser plus loin mon enquête, et le lendemain je partis pour Londres sans vouloir lui dire mon nom. Il me restait une dernière et faible espérance, la possibilité de quelque méprise qui aurait disculpé Marie, et m'aurait rendu le bonheur. Qu'on imagine avec quelles palpitations de coeur je retrouvai le foyer domestique!
»Marie, en me voyant, se jeta dans mes bras avec une effusion de sensibilité qui me toucha d'abord; puis songeant à sa perfidie, je crus sentir les étreintes d'un serpent, et je fus près de la repousser: je me contraignis. Avec quelle admiration maternelle elle me parla de la beauté de nos enfans, de leurs grâces enfantines et de ses espérances! Comme je souffrais, monsieur, de tout ce qui, sans cette fatale circonstance, m'eût pénétré de bonheur! Chaque battement de mes veines était une douleur; chacune de ses paroles me frappait comme une blessure. Elle pleurait, tout agitée encore de la joie de mon retour, et comme je l'observais d'un air sombre, je crus découvrir dans son regard je ne sais quelle lueur étrange; cet indice excepté, tout en elle respirait la tendresse et la candeur. Pour moi, je n'y voyais que ruse et déception. Elle m'amena ses enfans avec une allégresse et un triomphe de mère: il était impossible de conserver l'ombre d'un soupçon en la regardant; mais elle se détourna, je l'épiai, et je la vis essuyer furtivement des larmes qui coulaient de ses yeux. C'était pour moi la preuve d'un remords qui se trahissait involontairement, le témoignage d'une angoisse secrète infligée par le repentir à cette ame qui n'était point encore entièrement corrompue.
»Je ne sais si ma femme s'aperçut de la contrainte et du tourment que j'éprouvais, il y eut entre nous un moment d'embarras et de silence, puis je pris tout à coup ma résolution.
»—Emmenez les enfans dans la chambre de leur nourrice.
»On les emmena, je restai en silence: Marie les vit partir sans leur adresser un mot, sans leur faire une caresse; sa stupeur acheva de me convaincre. Quand la porte fut fermée je la regardai, elle était pâle; elle arrêtait sur moi un oeil hagard, et restait muette devant moi.
»—Madame, veuillez répondre à quelques questions.
»Elle se tut.
»—Quand avez-vous fait connaissance avec sir Ormond Mondeville?
»Point de réponse.
»—Est-ce dans votre voyage de Londres à Bath?
»Même silence.
»—Répondez-moi, malheureuse femme; je voudrais pour tout au monde vous arracher au coup de l'infamie qui vous flétrit. Répondez!
»A ces mots je me levai; elle se leva aussi, étendit ses bras vers moi, puis laissa échapper un éclat de rire convulsif, mouvement si terrible, si hideux à voir, et accompagné d'un cri si aigu que vous auriez frémi, que je tremble encore d'horreur en me le rappelant. Puis elle me contempla un instant d'un air solennel, et tomba par terre. Je commandai au domestique de la porter dans sa chambre. Un reste de tendresse me parlait pour elle; je pris soin d'elle, et aussitôt qu'elle eut repris l'usage de ses sens, je sortis pour me rendre chez son père. C'est un plus des vénérables vieillards de la pairie anglaise; homme froid, d'une probité à toute épreuve, et d'une rare hauteur de raison. J'étais si douloureusement ému que, lorsque je le vis, les larmes jaillirent de mes yeux.
»Sa froideur m'étonna. Elle contrastait avec mon émotion et semblait me la reprocher. D'un air de réserve et de hauteur cérémoniale, il me demanda ce que je venais faire en Angleterre, depuis combien du temps j'y étais, et si je comptais y rester long-temps. Je me persuadai qu'il savait d'avance les torts de sa fille, et que sa froideur avec moi n'était qu'un moyen d'éloigner les reproches que j'avais à lui faire. Dans tous les temps, il est vrai, je l'avais vu froid, posé, et ses ennemis taxaient de morgue et d'insolence aristocratique la réserve de ses manières. Mais bouleversé comme je l'étais, il me semblait que cette froideur était une insulte à mon émotion. Je m'armai de courage, mes larmes se tarirent, et je lui fis à mon tour, d'un ton calme et concentré, le récit de mon aventure à Messine et de ma visite à Bath. Je ne lui cachai aucune particularité, ni la lecture de ce fatal article de journal, ni les conseils du père Anselme, ni ma conversation avec l'hôtesse.
»Il m'écouta en silence. Sa fille avait paru consternée, lui n'était qu'attentif. Il fit plusieurs tours dans sa galerie d'un air méditatif, passant souvent sa main sur son front, mais sans trahir aucune émotion par ses gestes ou ses paroles.
»—Cela n'est pas impossible, me dit-il ensuite en croisant les bras et s'arrêtant devant moi.
»C'était un caractère profond, parfaitement maître de lui-même dans toutes les circonstances, qui exprimait toujours une pensée par une parole et cachait la plus grande partie de ses pensées. Il continua cependant:
»—Ce que vous me dites est étrange; nous verrons.
»Une larme roulait dans ses yeux, il se hâta de l'essuyer. La douleur de cet homme vénérable, cette double souffrance de l'orgueil et de l'amour paternel, cette larme arrachée à un vieillard toujours calme et maître de lui, m'ébranlèrent jusqu'au fond de l'ame. Je me levai brusquement. Tout semblait confirmer nos soupçons.
»—Je partirai bientôt, lui dis-je; d'ici à mon départ, j'habiterai la maison de ma mère, où je vais faire conduire mes enfans.
»—Vous n'avez pas perdu de temps, monsieur, et vous allez bien vite: au surplus, je passerai chez vous dans la journée.
»Nous nous quittâmes froidement. J'étais déterminé à faire avec la plus grande promptitude les démarches nécessaires pour hâter le divorce, et je ne doutai pas un moment de la justesse de nos soupçons. Si les preuves légales du crime manquaient, toutes les preuves morales concouraient à le prouver: la consternation de Marie, le long silence de son père, le trouble et l'aveu de l'aubergiste, ces fatales initiales employées par le journaliste, ce voyage de Bath qui se trouvait à la fois dans le récit du jeune homme, dans la lettre de ma femme et dans l'article du journal. Ma tête brûlait, mon corps chancelait quand j'arrivai chez ma mère. Les caresses de mes enfans, que j'envoyai chercher, ne me touchèrent pas. Ma mère, à qui l'on avait appris l'état où se trouvait ma femme et mon départ précipité, était sortie. Je sus plus tard qu'elle s'était rendue chez moi; mais dans le premier moment, son absence me surprit. Craint-elle, me dis-je, de retrouver un fils malheureux, et a-t-elle à se reprocher de n'avoir pas prévenu ma douleur par des conseils assez sévères et une surveillance assez attentive? Hélas! j'étais injuste, et j'oubliais que le premier mouvement d'une mère est de s'élancer chez un fils souffrant.
»Je m'étendis sur un sofa, et j'attendis avec angoisses. A l'instant où je me levais pour aller à sa recherche, ma mère entra, et quelques minutes après on annonça lord Barndale, père de Marie. Ma mère n'avait eu que le temps de prononcer ces paroles:
»—Je viens de chez vous: votre femme est partie dans une voiture de louage, sans dire où elle allait.
»Lord Barndale venait aussi de ma maison; il y avait sur sa figure une expression de résolution et de douleur.
—»J'ai pensé, monsieur, me dit-il, à tout ce que vous m'avez appris; ne jouons pas notre bonheur et notre repos. Il peut y avoir erreur dans tout cela. Nous allons monter dans la même chaise de poste, et nous irons à l'instant trouver cette femme qui n'imposera pas à notre crédulité. Nous la paierons, mais pour nous faire des révélations complètes. Venez, monsieur.
»Ses mains se serraient convulsivement. Je pris mon chapeau. Nous partîmes, et pendant toute la route nous ne prononçâmes pas un mot. Nous arrivâmes le soir même de bonne heure à l'auberge. Quel fut mon étonnement ou plutôt mon indignation quand je vis Marie dans le parloir! Elle était donc venue s'assurer de la discrétion de l'hôtesse, et sa présence seule dans ce lieu était une preuve de sa faute.
»—Vous ici, madame, lui dis-je! comment y êtes-vous venue? pourquoi?... Qui vous a donc appris que je fusse venu ici avant vous?... N'espérez pas...
»Elle m'interrompit en tirant vivement le cordon de la sonnette; l'hôtesse se présenta. Marie voulut parler, je lui imposai silence, et je dit à la maîtresse de l'hôtel:
»—Lady Osprey n'a-t-elle point passé une nuit dans votre auberge, dans le même lit que sir Ormond Mondeville?
»L'hôtesse pâle hésita un moment.
»—Vous me l'avez dit, repris-je; n'en êtes-vous pas convenue?
»—Oui, monsieur.
»—Quel nom? Répondez. Quel est le nom de cette femme?
»—Vous venez de le prononcer.
»—Lady Osprey?
»—Oui.
»—Je vais parler à madame, disait d'une voix entrecoupée Marie, qui, depuis son enfance sujette à des palpitations violentes, avait appuyé sa main sur son coeur et avait peine à prononcer ce peu de mots. Elle se leva en tremblant, et regardant l'hôtesse, elle lui dit:
»—Suis-je lady Osprey?
»L'hôtesse se tut quelques momens, parut incertaine, et dit enfin:
»—Non, madame.
»—Ces ruses ne me tromperont pas, Marie; c'est une adresse inutile. Combien avez-vous donné à cette femme? Sir Ormond Mondeville lui a donné cent guinées.
»Marie me regarda. Au nom de sir Ormond, l'hôtesse tressaillit, et je me tournai vers lord Barndale.
»—Croyez-vous, lui demandai-je, que l'on puisse trop payer cette femme pour savoir d'elle la vérité?
»—Non certes, dit le père.
»Son énergie était vaincue.
»—Marie, disait-il, vous que j'ai élevée, vous que j'aimais! est-il possible? répondez, vous être livrée à cet homme!
»—Vous n'êtes pas convaincu? dit Marie; eh bien! voici ce que j'exige: allons à Bath. Faites ce que je désire; il faut que cette femme vienne avec nous. Et vous, mon père, prenez-moi sous votre protection.
»Elle avait l'air de souffrir beaucoup en parlant.
»—Faisons ce qu'elle demande, dit lord Barndale, nous déciderons après.
»L'aubergiste se refusait d'abord à nous accompagner mais Marie lui dit d'un ton impératif et avec une énergie qui m'étonna:
»—Il le faut!
«Le changement subit qui venait de s'opérer chez Marie me blessa. Était-ce donc cette femme si délicate et si faible qui prenait tout à coup une attitude arrogante, et un ton auquel la convenance semblait manquer? Nous partîmes.
»Lord Barndale était avec sa fille dans une chaise de poste; je me trouvais avec l'aubergiste dans une autre. Trois fois il fallut s'arrêter pour secourir Marie, dont les évanouissemens nous affligeaient; l'hôtesse paraissait très-émue et à peu près incapable de répondre à mes questions.
»Lorsque nous descendions de voiture, Marie semblait affecter de ne faire aucune attention à moi. Je ne sais quelle résolution violente paraissait l'animer. Arrivée à Bath, elle fit dire au postillon de se diriger vers un hôtel de la rue Pultney qu'elle indiqua très-exactement. Quand nos voitures s'arrêtèrent, Marie descendit la première, frappa, dit au domestique de prier sa maîtresse de descendre un moment, et nous fit signe de la suivre. Nous étions tous debout dans le parloir de cette maison inconnue quand la dame du logis se présenta devant nous; à peine avait-elle mis le pied dans la chambre que l'hôtesse, s'avançant d'un pas et la regardant fixement, s'écria:
»—Voici lady Osprey!
»La dame pâlit, recula vers la porte et eut l'air de reconnaître l'aubergiste.
»—Vous vous trompez, lui dit-elle, je suis lady Heathstone.
»—Non, non, s'écria l'hôtesse avec beaucoup d'émotion et de violence, c'est vous qui m'avez dit votre nom, vous-même, cette nuit où vous êtes venue dans mon auberge avec lord Mondeville, et où je vous ai surprise! Cette jeune dame, ajouta-t-elle en montrant Marie qui se trouvait mal pendant cette explication, logeait aussi chez moi, et elle vous a vue; elle vous a même saluée le matin lorsque vous partîtes avec sir Mondeville.
»—Il y a ici quelque erreur, reprit lady Heathstone; que voulez-vous dire?
»Je m'avançai vers lady Heathstone, en priant lord Barndale d'avoir soin de sa fille.
»—Sir Ormond, que j'ai eu le plaisir de voir à Messine, dis-je à cette dame, avait raison de faire l'éloge de votre politique et de votre adresse, cependant elles échouent aujourd'hui. Rendez son nom et son honneur à lady Osprey, madame.
»Elle se jeta sur le sofa, et couvrant son visage de ses mains, elle s'écria:
»—Quoi! vous l'avez vu à Messine?
»—Quittons cette femme, dit d'une voix sombre lord Barndale, qui ne pouvait parvenir à rendre à sa fille l'usage de ses sens.
»Nous la replaçâmes dans la chaise de poste, mourante, presque inanimée, incapable de ressentir la joie que devait lui causer son innocence, si hautement reconnue. Hélas! monsieur, que puis-je vous dire de plus, pendant deux mois elle languit; elle me pardonna et mourut d'un anévrisme au coeur, déterminé par tant de secousses et d'émotions.
»Le père indigné déclara qu'il ne me reverrait jamais. J'eus le malheur de perdre mes deux enfans. Je n'avais plus rien à faire au monde, monsieur, je revins en Sicile, où j'espérais trouver encore lord Mondeville, à qui je voulais demander vengeance de tous les maux que sa fatuité avait fait tomber sur moi, et de l'indigne supposition de nom qui avait flétri l'honneur de ma femme: il était parti pour les Indes avec une commission du gouvernement. Le père Anselme me facilita l'entrée de ce cloître, où je trouve un asile. Hélas! tous les lieux me sont indifférens! Une seule pensée de haine me reste, au milieu de tant de pensées douloureuses! J'ai de l'aversion pour ces institutions sociales qui me condamnent au malheur. Ah! le mariage, monsieur, le mariage! posséder une femme, l'aimer, la croire à soi et trembler toujours; et ne jamais savoir si un autre ne reçoit pas en pur don ce que la loi nous accorde et ce que le coeur peut nous refuser; n'être jamais certain que les désirs et les voeux d'une épouse sont pour vous, sont à vous; conserver pour un autre et élever pour les menus plaisirs d'un ami ces créatures si frêles, si délicates, que nous pouvons briser en les adorant, et que nous couvrons de nos hommages immérités, après les avoir accablées de nos injustices.»
TOBIAS GUARNERIUS.
Par une soirée bien brumeuse d'hiver, mon arrière-grand-père, retenu pour quelques affaires à Brème en Saxe, se promenait dans une petite rue écartée, derrière la cathédrale. Ce qu'il faisait là, vous le comprendrez de reste quand je vous aurai appris qu'il avait alors vingt ans, et qu'il est peu de villes en Allemagne où les grisettes soient plus gracieuses et plus agaçantes. Ceci soit dit sans altérer en rien la bonne opinion que par avance vous auriez pu prendre de son mérite. Mais depuis plus de vingt minutes l'heure du rendez-vous était sonnée à toutes les horloges, sans que celle qui l'avait donné eût songé à s'y rendre, et mon arrière-grand-père attendait toujours.
Le gouvernement représentatif nous a trop bien guéris, hélas! de ces merveilleuses patiences d'amour: bien admirable pour moi serait l'homme qui s'en rencontrerait encore capable aujourd'hui.
Pendant les longs tours et retours de sa faction, mon arrière-grand-père avait remarqué une petite boutique placée à l'angle de la rue qu'il arpentait. Aux deux côtés de la devanture, deux planchettes peintes en rouge et taillées en forme de violons indiquaient le commerce qui s'y faisait, ou, pour parler plus juste, le commerce qui ne s'y faisait point; car, à moins que l'on ne compte pour quelque chose un mauvais basson pendu au mur, une contre-basse sans cordes, quelques archets et une quinte que le propriétaire du lieu était occupé à raccommoder, sa boutique était complétement dégarnie, et, nonobstant l'inscription placée au-dessus de la porte, ressemblait plutôt à un corps de garde de milice bourgeoise qu'à un magasin d'instrumens à cordes et à vent.
Une mauvaise chandelle, haletant sous une mèche effroyablement longue, qui lui faisait jeter des lueurs sinistres, éclairait à peine l'homme qui travaillait dans cette misérable échoppe. Il ne paraissait pas d'ailleurs tenir autrement à la perfection de l'ouvrage dont il s'occupait, car, de trois minutes en trois minutes, il se levait, laissait là sa quinte, et se promenait à grands pas, avec un regard fixe et des gestes brusques et précipités, indiquant un homme qu'une pensée profonde était venue visiter.
Moitié curiosité, moitié pour échapper à une neige abondante qui était venue compliquer son rendez-vous, mon arrière-grand-père, qui n'avait pu encore se décider à quitter la place, entre dans la boutique du luthier, et bien que de sa vie il n'eût su une note de musique, il le prie de lui montrer des violons à acheter.
«Des violons! répondit brusquement le luthier, vous voyez bien que je n'en ai pas et que je n'en vends pas, à moins que tous ne vouliez vous arranger de cette contre-basse, que j'ai été forcé de prendre en paiement pour les raccommodages que j'ai faits pendant plus d'un trimestre aux instrumens de l'orchestre des Chiens savans, qui ont eu dans cette ville un si grand succès, et qui ont travaillé devant MM. les membres du grand-conseil. La voulez-vous, ma contre-basse? je vous la laisse pour dix écus; pour cinquante livres, tenez, sans plus marchander.»
Mon arrière-grand-père eût été un million de fois plus musicien qu'il n'était réellement, il eût eu encore une peine infinie à se prêter à l'arrangement qu'on lui proposait, lequel consistait à s'accommoder d'une contre-basse lorsqu'il était censé avoir besoin d'un violon.
S'étant permis de faire, avec une grande force de logique, cette observation à l'honnête luthier, il en reçut je ne sais quelle répartie si étrange qu'il lui vint aussitôt à l'esprit qu'il avait affaire à une manière de monomane. La chose lui fut prouvée quand en sa présence ce singulier personnage recommença à se promener et à gesticuler, et quand une vieille femme, ouvrant la porte de l'arrière-boutique, lui fit signe en haussant les épaules que la tête du pauvre homme n'y était plus.
Mon arrière-grand-père sortit alors de chez le luthier, et le lendemain il partit de la ville, sans s'être autrement occupé de lui.
Trois ans après, durant un nouveau séjour qu'il fit à Brème, ayant eu occasion de repasser dans la même rue, il remarqua que la boutique du luthier était fermée; sur les volets, qui en plus d'un endroit portaient des traces d'effraction, de grandes croix rouges avaient été tracées. Cette circonstance ayant attiré son attention, le soir, à souper, il en parla à son hôte, qui était l'un des magistrats de haute police de la ville, et lui raconta, sans dire toutefois son rendez-vous manqué, l'étrange accueil qu'il avait reçu dans cette même boutique, trois ans auparavant. A son tour, le magistrat lui conta l'histoire que l'on va lire.
L'homme auquel vous avez eu affaire, lui dit-il, s'appelait Tobias Guarnerius; à grande peine il faisait vivre de son travail la vieille femme que vous avez vue: c'était sa mère, avec laquelle il vivait depuis la mort de sa femme.
Comme il était dans la ville le seul ouvrier de son état, et qu'elle contient un nombre assez considérable d'artistes et d'amateurs, qui sans cesse lui donnaient des instrumens à réparer, il aurait pu, ce semble, vivre passablement à l'aise. Mais dix ans environ avant l'époque dont nous parlons, une insigne calamité était venue le visiter. Un beau matin il s'était trouvé en proie à une idée fixe, et depuis ce temps il n'avait cessé de la poursuivre, quelque sacrifice qu'elle lui eût coûté.
Sa femme, qui était morte en partie du chagrin qu'elle avait eu à le voir dissiper ainsi tout le fruit de son travail, avait eu beau lui représenter la folie de sa persévérance, le conjurer de ne pas la réduire à la misère, il n'en avait tenu compte. D'abord ses économies, plus tard l'argent de quelques emprunts qu'il avait faits, ensuite ses meubles, ses marchandises, une partie de sa garde-robe, étaient venus se perdre dans ce gouffre qui s'était ouvert à côté de lui, sans que tant d'inutiles essais fussent parvenus à l'éclairer. A l'époque où, faute d'argent, il avait été forcé de mettre un terme à ses expériences, il n'en avait pas moins conservé l'espérance de réaliser sa pensée, qui tôt ou tard devait, selon lui, le mener à une grande gloire, et le récompenser largement de toutes ses avances.
Il est, au reste, vrai de dire que s'il fût arrivé au but qu'il se proposait, il eût réellement mis la main sur une excellente spéculation. Ayant en sa possession un violon de Stradivarius, dont quelques amateurs, à plusieurs reprises, lui avaient offert un haut prix, l'idée lui était venue d'imiter le faire de cet auteur. Il avait pensé qu'en reproduisant avec une rigueur mathématique les formes et les dimensions de ses instrumens, en employant un bois semblable à celui qui avait servi à les établir, en arrivant à imiter rigoureusement le vernis et la couleur dont ils avaient été primitivement enduits, il parviendrait à se procurer une qualité de son exactement pareil. Malgré tous les soins qu'il mettait à ses contre-façons, toujours il s'y rencontrait une légère différence avec le modèle; or des nuances infiniment subtiles constituant, selon toute apparence, la supériorité qui faisait son désespoir, il pensait pouvoir logiquement expliquer l'infériorité de ses copies par les imperfections presque insaisissables qu'il y découvrait, en sorte que l'oeuvre était toujours à reprendre; c'était une manière de cercle vicieux tournant à l'infini, dans lequel une fortune de prince se fût elle-même engouffrée.
Après bien des essais, cependant, une modification s'était faite dans son idée primitive; il était un jour arrivé si près d'une imitation irréprochable, et ce jour-là précisément l'instrument sorti de ses mains s'était trouvé si loin au-dessous de son stradivarius, qu'il avait fini par soupçonner dans la création de ce chef-d'oeuvre un élément d'une nature supérieure et non encore sollicité par lui. «—Qui sait, disait-il fort gravement à un physicien qui prétendait le faire arriver à la solution de son problème instrumental par des applications nouvelles de la théorie du son, qui sait plutôt si ce n'est pas hors du monde matériel que je dois chercher. Les mots représentent des idées, n'est-il pas vrai? eh bien! quand je dis l'ame de mon violon, peut-être, sans y songer, frappé-je à la porte que je cherche depuis si long-temps. Que vous en semble, monsieur?» Et le physicien de se mettre à rire, et le pauvre Tobias Guarnerius de s'enfoncer plus profondément dans l'abîme de ses recherches.
Un jour une de ses pratiques venant lui apporter un archet à réparer laissa chez lui un livre que pendant plusieurs jours elle oublia de venir reprendre. A ses heures de loisir, lesquelles étaient rares, car lorsqu'il ne travaillait pas de ses mains il travaillait de sa pauvre tête, qui ne reposait guère, Tobias Guarnerius parcourut ce livre: c'était un de ces respectables monumens de la patience et de l'érudition germaniques, où l'auteur vous annonce, sans y mettre d'ailleurs autrement de prétentions, qu'il traitera de omni re scibili et de quelques autres sujets. En effet on y voyait, à côté d'un chapitre sur la meilleure forme de gouvernement, un chapitre sur la manière de gratter le dos de sa femme quand il la démange; une recette pour faire du vin de Chypre était suivie d'une dissertation sur la virginité des onze mille vierges, et d'un discours sur les avantages de la calvitie; un ton de bonhomie singulière avait présidé à la rédaction de cet ouvrage informe, et donnait à sa lecture un charme particulier, qui avait fini par dominer notre monomane jusqu'à détourner de lui pendant une demi-journée l'obsession de sa pensée ordinaire.
Tout-à-coup, au détour d'une page, un chapitre se présente à lui avec ce titre: De la Transfusion des ames. A la lecture de ces mots, comme s'il eût soudain entrevu que la révélation du grand secret qu'il cherchait depuis si long-temps allait lui être faite, il sauta d'un bond prodigieux, appela sa mère, qu'il chargea de garder la boutique, et de dire, si on venait le demander, qu'il était sorti; puis courant s'enfermer dans sa chambre, pour ne pas être interrompu, il commença la lecture du chapitre qui, dans sa pensée, ne pouvait manquer d'être le plus merveilleux que jamais plume de philosophe eût enfanté.
Ce n'est pas seulement dans les livres, c'est dans toutes les choses de la vie, dans ses amitiés, dans ses espérances dans les prospectus, dans les amours de femme surtout qu'il faut craindre des désappointemens semblables à celui qui attendait Tobias Guarnerius. Le chapitre, dont un instant avant il eût payé la lecture au prix d'une livre de sa chair, était une misérable rapsodie, lardée de citations des Pères de l'église, d'Aristote, de Platon et de l'Écriture. Après force divagations, abstractions et conversations, l'auteur se résumait à cette découverte toute nouvelle, que l'ame était immortelle: sans contredit les vingt pages les plus pauvres de cet immense in-folio étaient comprises sous le titre si magnifique que je vous ai dit.
Mais l'heure de Tobias Guarnerius n'en était pas moins venue; étreignant avec une singulière puissance les trois mots qui tout à coup lui étaient apparus, pour en faire jaillir un sens logique aux entrevisions qu'il avait eues précédemment, il commença à se représenter l'ame humaine comme une substance locomobile, transportable, avec sa puissance d'animation, d'un lieu dans un autre. En Allemagne, où il y a de la philosophie dans l'air, un artisan, tout aussi bien qu'en France un prix d'honneur de rhétorique, avait entendu parler de la métempsycose; et ce système, pour peu que l'on pesât dessus, pouvait bien s'élargir jusqu'à admettre la donnée du philosophe luthier. Trois heures de réflexions passant par-dessus cette illumination achevèrent de lui donner dans l'esprit de Tobias une créance indélébile, et désormais il ne s'occupa plus que du procédé matériel à l'aide duquel il appliquerait à son art le bénéfice de sa découverte psycologique.
A trois mois de là, c'était durant la nuit, la veille de la Saint-Joseph, depuis long-temps une heure était sonnée à toutes les horloges, et la ville de Brème tout entière reposait dans le sommeil; l'atelier de Tobias Guarnerius était soigneusement fermé; et de peur qu'en passant on ne pût voir par les fentes des volets la lumière qui brillait dans son arrière-boutique, il avait eu soin d'étendre devant la porte vitrée qui communiquait de cette pièce à son magasin un épais rideau de serge verte replié deux fois sur lui-même.
Certes, ces précautions n'étaient point inutiles, car c'était une oeuvre étrange que celle à laquelle le luthier s'occupait.
Dans le grand lit de damas rouge sur lequel, il y avait bientôt quarante ans, elle l'avait mis au monde, sa vieille mère Brigitta Guarnerius, en proie aux angoisses de l'agonie, achevait de mourir d'un cancer qui la minait depuis long-temps. Penché sur sa poitrine, qui râlait d'une manière horrible, sans qu'une larme brillât dans ses yeux, sans qu'un seul des muscles de son visage exprimât la moindre sympathie pour les atroces souffrances dont il était témoin, Tobias paraissait plongé dans le pressentiment d'un moment solennel et fatal, dont l'attente absorbait toutes ses facultés. Sans doute, en vue de quelque produit étrange à recueillir, un appareil bizarre, que n'avait ni décrit ni prévu aucune science humaine, mettait en rapport le lit de l'agonisante et une table sur laquelle reposait un instrument inachevé. Un tube, qui paraissait formé de l'alliage de plusieurs métaux, s'évasant par le bout en forme d'entonnoir, avait été placé au-devant de la bouche de la vieille femme, et recevait le souffle de son haleine qui, à chaque expiration, s'y engouffrait avec un bruit lugubre. A l'autre extrémité, ce tube s'emboîtait à une cheville de bois, pareille à celle qui se place debout entre le fond et la table de tous les instrumens à chevalet; seulement celle-ci était d'un diamètre un peu supérieur au diamètre ordinaire, et au lieu d'être en bois plein, elle était creuse et devait se fermer hermétiquement, au moyen d'un petit couvercle à vis merveilleusement travaillé, lorsque l'embouchure du tube viendrait à en être retirée. Précisément au-dessus du point de jonction provisoire du bois et du métal, et comme pour empêcher l'évaporation au moment où se ferait leur séparation, avait été disposée une manière de boîte ou de guérite en bois de sapin; les planches, humides et vermoulues, exhalaient une odeur terreuse et nauséabonde, et un grand clou rouillé, pendant encore après, indiquait qu'elles avaient du antérieurement faire partie d'un objet de plus grande dimension.
A une heure cinquante-deux minutes et quelques secondes, la respiration de la malade s'étant arrêtée, son pouls et son coeur ayant cessé de battre, tout à coup on entendit dans le tube, qui fut agité comme par un mouvement galvanique, un long soupir, suivi d'un frémissement qui courut tout le long du métal, et vint bondir au fond de l'étui qui y adhérait. A ce bruit, Tobias Guarnerius se précipita; les yeux égarés et la poitrine haletante, il repoussa le tube conducteur, et d'une main forcenée, malgré une force incroyable de résistance qui répondait à sa pression, malgré une sorte de crépitation douloureuse et plaintive qui s'agitait sous ses doigts, il vissa le couvercle à l'extrémité de la cheville. Maintenant il faut vous le dire, quoique jamais la preuve matérielle de cette monstruosité n'ait été acquise, il paraît que ce que Tobias Guarnerius venait d'enfermer dans ce bois creux, c'était l'ame de sa mère, la première qui se fût trouvée pour réaliser son abominable découverte.
Au moment où avait été rompu le lien par lequel elle était unie à l'enveloppe mortelle qui venait de finir son temps, l'ame s'était élancée pour retourner en haut; forcée de suivre l'étroit conduit qui la cernait à sa sortie, elle avait couru pleine de détresse jusqu'au fond de l'espace qu'elle avait devant elle: elle se fût sans doute évadée dans le peu de temps que son bourreau avait mis à fermer sur elle le couvercle; mais une effroyable industrie avait tout prévu. Les planches de sapin qui ombrageaient l'espace sur lequel s'accomplissait l'odieux mystère étaient les planches d'un cercueil fraîchement enlevé à la terre du cimetière. Quand l'ame s'était pressée pour sortir, elle avait eu horreur de cette atmosphère de mort qu'il lui fallait traverser, et elle s'était retirée en arrière; alors Tobias était venu et il l'avait scellée dans sa prison, et il la tenait là pour s'en servir à ses volontés.
Il ne faut pas croire pourtant que ces épouvantables audaces puissent s'exécuter sans qu'il en coûte quelque chose à leurs auteurs; car au moment où tout avait été accompli, Tobias était tombé à la renverse, frappé comme d'une puissante commotion électrique, et il était resté étendu à terre, sans connaissance, plusieurs heures encore après que le soleil se fût levé.
Au moment où il se réveilla de ce long évanouissement, il commença par sentir une vive fatigue dans tous ses membres, comme s'il avait fait une longue route; puis il eut grand peine à recueillir ses idées, afin de se rendre compte de ce qui lui était arrivé. A la fin cependant un souvenir lucide de toutes les choses de la nuit se dessina devant lui. La main agitée d'un tremblement qui ne le quitta plus, il s'approcha du lit, où le corps de sa mère était déjà froid et raidi. Il abaissa la paupière de ses yeux, en ayant soin que leur regard fixe ne rencontrât pas le sien; puis, ayant couvert le visage, il eut peur; car il lui sembla que l'angle facial qui se dessinait sous le drap blanc avait un air de reproche et le menaçait.
Depuis deux semaines environ, les restes mortels de Brigitta avaient été déposés dans la tombe, et même il s'était passé d'étranges choses lors de son enterrement; car à chaque fois que, dans les prières, le prêtre avait eu à parler de l'ame de la défunte, les cierges qui brûlaient autour du corps s'étaient éteints d'eux-mêmes; et bien des choses s'étaient dites touchant cette circonstance et plusieurs autres que l'on racontait. Témoin de ce phénomène, et tourmenté, dans son ame, par le remords, bien que la joie d'avoir réalisé la pensée de toute sa vie fût encore la plus forte, Tobias n'avait pas encore osé faire l'essai de l'instrument qu'il avait achevé, et pourtant une merveilleuse harmonie y était cachée; car lorsque l'air seulement venait à passer dessus, des soupirs d'une incroyable douceur s'en exhalaient. Le bruit à la fin commença à se répandre que Tobias avait découvert son grand secret; et chaque jour tout ce qu'il y avait de musiciens dans la ville venait savoir, les uns pour se rire du rêveur, les autres avec une curiosité plus sérieuse, à quand l'audition du violon-miracle, et Tobias reculait toujours, sous prétexte que son oeuvre n'était point finie.
Il advint pourtant que l'héritier présomptif d'une petite principauté de l'Allemagne passa par la ville. La Providence, qui apparemment avait eu ses raisons pour cet arrangement, le destinant à régner un jour, lui avait donné toutes les qualités requises pour être un excellent violon solo. Sa réputation de virtuose s'était répandue dans toute l'Europe, à peu près comme la renommée militaire du grand Frédéric, et il ne s'arrêtait guère en un pays qu'on n'organisât pour lui un concert, où souvent il ne dédaignait pas de se faire entendre. Le gouverneur de Brème, ayant toute raison de vouloir être agréable à l'illustre exécutant, se hâta de préparer une soirée musicale, et il ne laissa pas ignorer à Tobias Guarnerius qu'il lui serait agréable d'y voir faire l'essai de son invention.
Au moment où ce désir lui fut intimé, Tobias commençait à entrer en composition avec sa conscience. L'impression de terreur qu'il avait subie à la suite de son larcin, comme le souvenir de toutes les autres émotions humaines, s'effaçait peu à peu sous les jours qui passaient. D'étranges raisonnemens étaient ensuite venus à son secours. «On ne sait jamais, se disait-il, avec cette jurisprudence céleste, qui vous absout in extremis pour un bon sentiment, qui vous punit pour une pensée mauvaise, ni qui sera condamné ni qui sera sauvé. Ma mère Brigitta eut à nos yeux une vie honnête: en est-il de même pour le jugement d'en haut; et qui peut assurer qu'en la retenant ici-bas je ne lui sauve pas plusieurs jours de l'éternité des douleurs? D'ailleurs je suis bon fils, ajoutait-il avec une sublime sophistiquerie digne d'un avocat de nos jours. D'autres conservent précieusement les ossemens de leurs proches; moi je conserve l'ame de ma mère; moi je ne veux pas m'en séparer. N'y a-t-il pas entre le double mérite de nos piétés filiales tout l'intervalle qui sépare l'esprit de la matière?» Avec ces pensées, qu'il habillait des plus belles paroles qu'il pouvait, il parvenait à émousser son remords.
Quand fut venu le soir où devait avoir lieu la grande épreuve, Tobias fut tout à coup saisi d'une autre inquiétude. La préoccupation de l'artiste dominant toute autre pensée, il eut des doutes sur la sincérité des résultats que devait lui donner son expérience. L'ame avait-elle, en effet, été transfusée? Par une évaporation subtile, en supposant qu'elle eût un instant séjourné là où il l'avait retenue, n'avait-elle point pu s'échapper pour obéir à la loi céleste d'attraction qui la rappelait? Et alors voyez un peu la belle confusion, si, en présence de toute la ville assemblée, sa création surhumaine allait tout à coup se résumer en quelque misérable instrument, criard comme ceux que tant de fois déjà il avait réalisés. Il n'y avait dans cette appréhension rien que de raisonnable, et plutôt que de s'exposer à un si mortel désappointement, surmontant enfin la religieuse terreur qui jusque là l'avait empêché d'interroger son oeuvre, il l'eût essayée de ses mains s'il l'eût eue à sa disposition; mais, en homme qui savait son monde, il l'avait, dans la journée, envoyée à l'hôtel du gouvernement, enfermée dans un riche étui, dont il avait gardé la clef. Le sort en était donc jeté, et il n'y avait plus à revenir sur ses pas; dans un quart d'heure il aurait effacé la gloire de Stradivarius et celle de tous les maîtres de l'art, ou il serait devenu l'objet d'une inexorable dérision. Après tout, ce sont là, à vrai dire, les deux termes du marché auquel se soumet quiconque dans cette vie essaie de penser ou de vouloir de la première main.
A l'heure où tous les convives du grand banquet musical furent rassemblés, Tobias Guarnerius fut introduit dans le salon du gouverneur, où, pour cette fois, il avait entrée. L'aspect général de sa toilette presque antédiluvienne, et accusant un délabrement de vieille date, malgré tous les soins extraordinaires qu'il y avait donnés, quelque chose de gauche et d'endimanché répandu dans toute l'habitude de son corps faisait de lui un personnage assez burlesque. Toutefois, au moment où on le vit assis dans un coin, le visage empreint d'une pâleur mortelle, l'oeil fixe et plongeant avec une indicible anxiété sur le virtuose qui, pour la première fois, allait donner une voix à sa création, il ne parut plus grotesque à personne, et chacun eut peur et fut ému avec lui.
Il faudrait avoir des paroles exprès, pour faire comprendre l'étrange impression dont fut agitée l'assistance quand l'archet venant à mettre la corde en vibration, l'ame prisonnière commença à être tourmentée d'une affreuse souffrance et à se lamenter misérablement; plusieurs ont assuré que, dès les premières notes, il leur avait semblé qu'ils étaient soulevés de terre et qu'ils demeuraient suspendus dans l'espace au milieu d'une angoisse indéfinissable, pour d'autres, la perception du son fut si vive et si pénétrante qu'ils crurent en subir le contact immédiat sur leurs nerfs, dont un moment ils eurent le sentiment distinct et absolu, comme si la chair se fût retirée et les eût laissés à nu. Mais ce qu'aucune parole humaine ne saurait peindre, c'est l'ineffable sympathie de toutes ces ames reconnaissant, quoique sans pouvoir se rendre compte du prestige, la voix d'une ame qui appelait à elle, et à ses accens douloureux se plongeant avec elle jusqu'aux larmes, dans un abîme de tristesse inconsolable. Ni la douleur de la mère pleurant sur son premier né, ni celle de l'amante au premier soir de son délaissement, ni celle de l'artiste s'éteignant avant son oeuvre achevée, ne peuvent donner une idée de la plainte amère de cette fille du ciel traîtreusement retenue au-delà de son temps, et demandant à se replonger dans le repos de l'infini. Personne, pas même l'homme qui conduisait l'archet sur la corde, n'aurait pu se rappeler une seule note de l'air que le violon de Tobias Guarnerius avait joué; personne n'aurait pu dire si ce qu'il avait entendu était un chant mélodieux ou quelque merveilleuse histoire racontée par un poète sublime, et où aurait été résumé avec un art admirable le tableau de toutes les souffrances, de toutes les anxiétés, de toutes les tristesses de la vie, depuis le vague de la mélancolie qui regrette et désire sans but, jusqu'aux plus positifs et aux plus cruels mécomptes; mais personne aussi n'aurait pu dire qu'en aucun temps et en aucun lieu de la terre, une harmonie aussi profondément émouvante fût parvenue à son oreille.
Aussitôt que le chant eut cessé, et quand chaque auditeur fut revenu de l'espèce d'extase et de contemplation intérieure dans laquelle il avait été plongé, les regards se tournèrent vers Tobias Guarnerius. A ce moment, l'artiste en lui dominait tellement l'homme, qu'il n'avait point entendu ce cri de douleur qui avait retenti dans le coeur de tous les assistans, et qui aurait dû si profondément l'émouvoir; car pour lui ce n'était point seulement une plainte, mais un atroce reproche; il n'avait perçu que des sons d'une merveilleuse harmonie, supérieurs à tout ce que les maîtres de son art avaient jamais réalisés; et en voyant enfin le problème de toute sa vie résolu, il s'était laissé tomber à genoux, les mains jointes et étendues vers le ciel, et des larmes coulaient sur son visage, rayonnant d'une expression de joie indicible. Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes qu'il aperçut le prince allemand le secouant vivement par le bras pour le réveiller de son à parte de bonheur, et lui demandant s'il voulait lui donner son violon pour 1,000 écus.
«Mon violon! pour 1,000 écus? répondit-il en regardant le prince avec un rire qui n'annonçait pas un homme dans son bon sens, c'est-à-dire que vous mettez un prix à ce qui n'était pas et à ce qui existe; vous achetez la création, monsieur, à ce que je vois! Combien payeriez-vous le soleil, s'il vous plaît, à supposer qu'un beau matin on le mît dans le commerce?»
Que signifiaient ces orgueilleuses paroles du pauvre luthier? Sa piété filiale s'indignait-elle du marché qu'on lui proposait, ou son amour-propre d'auteur se révoltait-il de la mesquine estimation faite de son oeuvre? L'acquéreur interpréta l'apostrophe dans ce sens, et il donna aussitôt la somme; mais Tobias répondit de nouveau que son violon n'était pas à vendre, que sa gloire était désormais immortelle (comme celle de tous les poètes de nos jours apparemment) et que cela lui suffisait. Malheureusement pour lui, il avait à faire à un vouloir de prince qui ne s'étonnait pas facilement des obstacles. Tirant de sa poche un portefeuille qui pouvait bien contenir 12,000 livres en billets de banque, lesquels furent étalés sur une table, plus une bourse pleine d'or, pour le moins aussi bien garnie que celle des séducteurs de comédie: «Pour ceci votre violon!» s'écria le royal dilettante. A la vue de ces richesses, l'orgueil du pauvre Tobias, qui, de sa vie peut-être, n'avait possédé bien ronde une somme de 1,000 livres, sa piété filiale, ses prétentions marchandes, tout ce qui le retenait, en un mot, lâcha pied brusquement: de l'oeil il compta les billets épars sur la table, fit une rapide et amiable estimation du contenu de la bourse; puis, avec l'air d'un homme qui voudrait qu'on le crût en proie à une insupportable contrainte. «Puisque vous le voulez, dit-il, j'accepte le marché, je vous donne même (sublime magnificence) l'étui et sa clef pardessus le marché. Seulement prenez bien garde que je ne réponds pas de ma marchandise; si vous n'en avez pas soin, et que quelque chose se dérange, je ne me charge point des réparations.» Le prince avait une envie si profondément éveillée qu'il ne lui parut pas même possible que jamais la chance d'une avarie pût se présenter. Faisant aussitôt mettre son acquisition dans la boîte qui lui avait été si généreusement superoctroyée, il ordonna à son valet de chambre de la porter en son logis; presqu'aussitôt il faussa compagnie au gouverneur et à son monde pour aller se mettre en jouissance, et pendant la nuit entière qui suivit, il n'y eut pas à cinquante toises à la ronde un voisin qui pût fermer l'oeil, tant fut bruyante et prolongée la prise de possession.
Quant à Tobias, pendant une partie de la nuit il ne cessa de se redire à lui-même ce qu'il avait déjà proclamé dans le salon du gouverneur, à savoir que sa gloire était immortelle. Pendant une autre portion du temps, il se roula avec délices dans cette pensée qu'il était riche. 15,000 et quelques cents livres, tout bien compté; c'était sa fortune, il pensa que cela faisait beaucoup. Pour mieux s'en assurer, il promena son esprit à travers toutes les fractions dans lesquelles ce chiffre était divisible; il compta une à une ses pièces d'or, et comme il avait éteint sa lampe et qu'il ne pouvait plus les voir, il se plaisait à les rouler dans ses doigts, à en sentir le coin, et ensuite il les ramassait dans sa bourse, afin de les peser et de les tenir toutes ensemble dans sa main; cela le mena jusque vers les trois heures du matin: à ce moment il s'endormit.
Le lendemain, il se réveilla de bonne heure, et en se réveillant il fut comme un homme qui la veille ayant été pris du sommeil au milieu des pensées joyeuses du vin et de l'ivresse, se retrouve le matin la tête pesante, l'esprit lourd et fatigué et le coeur mal content. Une idée commença à l'obséder; non-seulement il avait dérobé, non-seulement il avait retenu prisonnière, mais encore il avait vendu l'ame de sa mère. A toutes les heures où cela lui plairait, un homme qui avait payé pour cela pourrait la réveiller, la forcer de chanter; cet homme pourrait la revendre à un autre; lorsqu'il voyagerait il remmènerait avec lui, et, comme dit le premier psaume des vêpres, il pourrait en faire l'escabelle de ses pieds. Tandis qu'il se débattait dans cette pensée poignante, quelqu'un entra dans sa boutique: c'était l'un des domestiques du gouverneur qu'il connaissait bien, car autrefois cet homme, dans sa jeunesse, avait été le fiancé de la vieille Brigitta, et il l'aurait épousé s'il ne fût parti pour la guerre. Quand bien des années après il était revenu et l'avait trouvée mariée, il n'en avait pas moins continué à l'aimer d'amitié, et le mari de Brigitta lui-même, qui avait bonne confiance en sa femme, l'avait engagé à venir les voir quand il le voudrait; en sorte qu'il avait fait sauter plus d'une fois Tobias sur ses genoux. La veille au soir, de l'antichambre il avait entendu le violon dans lequel soupirait l'ame de Brigitta, et il avait aussitôt reconnu sa voix, car les souvenirs d'amour, si vieux que soient les os d'un homme, ne se perdent pas dans sa mémoire, et c'était ainsi que Brigitte s'était lamentée à un jour de sa vie qu'il n'avait jamais oublié, celui de leurs adieux. D'avoir ainsi cru entendre l'ame de sa maîtresse l'avait jeté durant la nuit dans des perplexités incroyables, et dès le matin il venait demander à Tobias Guarnerius de lui expliquer comment cela avait pu se faire. Aux premiers mots que lui en dit le vieillard, Tobias se troubla, balbutia quelques paroles embarrassées: à la fin pourtant il se remit et il essaya de tourner la chose en plaisanterie; mais l'amant de Brigitte ne fut pas sa dupe, et il s'éloigna en hochant la tête, en disant entre ses dents qu'il y avait la-dessous quelque méchant mystère.
Si Tobias souffrait déjà cruellement de sa faute, au moment où il la croyait entre le ciel et lui, ce fut bien autre chose quand il entrevit la pensée d'autrui sur la trace de son crime, et quand il put redouter que ce larcin ne devînt une affaire de justice humaine. Pendant quelques heures encore il lutta contre ses craintes et ses remords, mais à la fin, dominé par eux, il prit avec lui le prix qu'il avait reçu la veille, et courut chez l'acquéreur, pour le prier de revenir sur le marché, son intention étant, dès que le violon serait rentré dans ses mains, de rompre la charme, et de rendre l'ame à sa liberté. Mais les hommes, qui ont toute commodité pour se jeter dans les voies du mal, n'ont pas de même la route facile quand ils veulent revenir sur leurs pas. Le prince était parti avant le jour, et au moment où Tobias frappait à sa porte, il était déjà bien loin. Décidé qu'il était à ne pas porter plus long-temps volontairement le poids de sa faute, Tobias n'hésita pas, il courut fermer sa boutique, alla hors de la ville attendre la voiture publique, et se jeta dedans pour se rendre à la résidence du prince. Mais, quand il fut arrivé, deux jours se passèrent avant qu'il pût approcher de son altesse; et, au moment où l'abord lui fut permis, quelqu'un lui apprit que le violon avait déjà changé de main. Le prince n'avait pu en jouer plus de huit jours sans que tout le système nerveux ne devint, chez lui, en proie à une insupportable irritation. Son médecin, consulté, avait déclaré que le son pénétrant de l'instrument dont il avait fait nouvellement l'acquisition était la cause de cet accident, et dans la journée, comme on fait d'un cheval vicieux, le prince avait vendu le violon à un artiste italien qui allait faire son tour d'Europe, et qui comptait donner des concerts à Paris.
Aussitôt Tobias se remit en route; en arrivant dans la capitale de la France, sans se mettre en peine des merveilles de civilisation qu'elle renferme, et qu'à une autre époque il eût explorées avec un si vif empressement, il n'eut qu'une préoccupation, celle de savoir l'adresse del signor Ballondini. Il l'apprit sans beaucoup de peine, car, grâce à son violon, el signor Ballondini s'était fait, dès son premier concert, une réputation colossale, et toutes les feuilles publiques ne parlaient que de son talent et de la merveilleuse qualité de son qu'il tirait de son instrument.
Tobias eut bien un instant la volonté de se mettre en colère contre le virtuose italien, qui prenait pour lui toute la gloire, quand le luthier en avait une si bonne part à revendiquer; mais il pensa que son amour-propre devait boire ce calice, en expiation de sa faute, et il s'imposa l'obligation de ne point se plaindre de ce qu'on lui dérobait, trop heureux s'il pouvait rentrer en possession de sa fatale création. Aussitôt qu'il sut où demeurait le signor Ballondini, afin de le joindre plus vite, il monta dans un fiacre, en sorte qu'il arriva à son logement un quart d'heure après son départ pour l'Italie, où le signor Ballondini allait encore donner des concerts. Tobias Guarnerius le suivit.
On ne finirait pas si on voulait raconter tous les lieux et toutes les mains par lesquelles passa le fatal violon. Jamais les nerfs les plus robustes ne purent le garder au-delà de quinze jours; et cependant, aussitôt qu'un acquéreur songeait à s'en défaire, un autre se trouvait pour lui succéder, sans que l'instrument perdit de son prix. Pendant plus de deux ans, le malheureux Tobias le poursuivit en Italie, en Angleterre, aux Indes orientales où il passa, en Espagne, et enfin en Allemagne, où il revint, en traversant de nouveau la France.
Après des fatigues inouïes, Tobias Guarnerius arriva à Leipzig, où il avait appris qu'un riche libraire en était détenteur. Cette fois il ne venait pas trop tard, et l'instrument était bien entre les mains de l'homme qu'on lui avait indiqué. Mais, depuis le temps qu'il voyageait, quelque rigoureuse économie qu'il eût mise dans ses dépenses, il n'en avait pas moins épuisé sa bourse, et au moment de traiter d'un objet dont le cours s'était constamment maintenu entre douze et quinze mille livres, il lui restait à peine quelques louis par devers lui. Il tint alors conseil avec lui-même, et, toutes choses considérées, ayant cru reconnaître que de tous les larcins que pouvait commettre un homme, celui d'une ame était, sans contredit, le plus odieux; étant en outre prouvé pour lui que la seule manière qui fût en son pouvoir de réparer son crime, c'était d'en commettre, dans un ordre inférieur, un second; avec l'argent qui lui restait, il tenta la fidélité d'un domestique, et obtint de lui d'être introduit, durant la nuit, dans la maison du libraire, afin de lui dérober le violon.
Mais la malédiction avait frappé tellement à plein sur le misérable, que même une mauvaise pensée ne lui réussissait pas. Le domestique qui avait reçu son argent se trouva être un honnête fripon, qui, ayant calculé le bénéfice qu'il y avait à recevoir le prix d'une méchante action et à ne pas la commettre, le dénonça à son maître. Pris en flagrant délit, au moment où il venait de commettre son vol, Tobias fut jeté en prison, et se vit menacé de voir couronner toutes ses tribulations par un arrêt infamant. L'effroi de cet avenir acheva de compléter chez lui un mal que d'abord la violence de ses désirs long-temps trompés et éconduits, et durant ces dernières années les agitations inquiètes de sa vie, avaient lentement développé. Atteint d'un anévrisme au coeur, il fut transporté à l'hôpital.
Là, minute à minute il se sentait mourir, et la médecine, qui le traitait cavalièrement parce que, de toute façon, elle n'attendait rien de lui, ne lui avait pas laissé ignoré qu'elle ne pouvait rien pour sa guérison. Ceci pouvait bien lui donner l'espérance d'échapper aux atteintes de la justice humaine, mais le menait droit aux mains de la justice divine, avec laquelle il sentait bien qu'il aurait un long compte à régler, et cependant il n'osait demander des consolations et des espérances au sacrement de la pénitence, effrayé qu'il était de la monstruosité de l'aveu qu'il aurait à faire à son tribunal.
Un jour, c'était par une belle matinée d'automne, un rayon de soleil était venu se reposer sur son lit, dont il ne sortait plus, et donnait à tout ce qui l'entourait un air de fête; un vent frais balançait la verdure des arbres sous sa fenêtre, et les oiseaux chantaient joyeusement dans le feuillage; il y avait dans l'air tant de repos et de bonheur que vous eussiez juré que par un si beau jour on ne pouvait mourir. L'aspect de cette nature en joie avait élevé son esprit vers le Créateur, et son coeur s'était tourné avec amour vers l'espérance de l'infinie miséricorde. Dans cet instant il se sentit quelque courage pour confier son secret à un prêtre, afin d'obtenir l'absolution; et, sur sa demande, l'aumônier de l'hôpital vint pour recevoir sa confession. Elle fut longue cette confession, parce qu'il lui semblait que son aveu, étendu en beaucoup de paroles, lui coûterait moins à faire; et quand à la fin sa confidence fut achevée l'émotion qu'elle lui avait donnée l'avait fort affaibli, et le prêtre qui l'écoutait aurait bien fait de se hâter; mais, en sa qualité de ministre de la parole de Dieu, il était dans l'usage de ne jamais donner une absolution sans la faire précéder à tout le moins d'un fragment étendu de l'un des sept discours qu'il avait écrits autrefois et prêchés sur les sept péchés capitaux. Dans le cas particulier, aucun point ne s'appliquant d'une manière directe à la situation de son pénitent, il fut obligé de faire une combinaison de plusieurs passages empruntés à des sermons différens, ce qui compliqua et allongea outre mesure son opération oratoire, et laissa au malade, que ses forces abandonnaient à vue d'oeil, le temps d'entrer en pleine agonie. Depuis quelques minutes il paraissait avoir perdu le sentiment de tout ce qui l'entourait, et le bon prêtre était sur le point d'achever sa péroraison quand le son criard et lointain d'un violon qui jouait une tyrolienne retentit à leurs oreilles. Ce bruit, comme on peut le penser, n'émut pas autrement le prédicateur, qui continua de finir son discours; mais le malade en parut pénétré jusque dans la moelle des os. Il se releva droit sur son séant; ses cheveux se hérissèrent; une contraction nerveuse parcourut sa face; il prêta l'oreille avec une horrible angoisse, saisit le bras du confesseur, et, le serrant violemment: «Entendez-vous, dit-il d'une voix lamentable, entendez-vous l'ame de ma mère qui se plaint de moi?» A cette parole il fut saisi d'une convulsion qui dura quelques minutes; puis, sans avoir reçu l'absolution, il expira; et franchement le pauvre Tobias avait eu tort de s'émouvoir ainsi, car ce qu'il avait entendu, c'était le violon d'un infirmier qui, à ses momens perdus, une fois ses plaies pansées et ses morts ensevelis, pratiquait les beaux-arts, auxquels les gens de son état sont en général fort enclins.
Au moment même où Tobias Guarnerius cessa de vivre, le libraire chez lequel était alors déposé son violon entendit dans l'intérieur de l'étui une forte vibration, comme celle d'une corde qu'on aurait pincée vivement: l'ayant ouvert pour voir ce que cela pouvait être, il sentit un petit vent qui lui passa devant la face: toutes les cordes s'étaient brisées d'un même coup; le chevalet, ainsi que la cheville que les luthiers appellent l'ame, étaient tombés, et on l'entendait rouler dans l'intérieur de l'instrument, qui d'ailleurs n'avait aucun autre dommage. Un luthier fut chargé de réparer ce désordre. En sortant de ses mains, le violon avait tout-à-fait perdu sa qualité de son. Ce qu'on n'y retrouvait plus surtout, c'était cette puissance d'excitation nerveuse qu'on y remarquait autrefois. Tel qu'il était cependant, il restait encore un des remarquables ouvrages connus dans le commerce de lutherie européenne.
Quelques mois après, le bruit de la mort de Tobias Guarnerius s'étant répandu dans sa ville natale, le vieux domestique du gouverneur, qui jusque là avait gardé le silence, parla de ses soupçons; et comme la disparition subite de Tobias avait déjà fort excité l'attention publique, il n'eut pas grand'peine à leur donner créance. Le peuple s'ameuta devant la boutique, qui était fermée depuis près de trois années, en brisa la clôture, et pénétra dans l'intérieur. Plusieurs objets suspects, entre autres les pièces de l'appareil transfusoire dont j'ai parlé, quelques livres écrits en caractères étrangers, y furent trouvés, et contribuèrent à mettre en mauvaise renommée la mémoire du luthier, qui heureusement ne laissait après lui aucun parent. Pendant plus de deux mois le clergé ne fut occupé qu'à dire des messes que les ames dévotes commandaient pour le repos de celle de Brigitta Guarnerius. Le lendemain du jour où la visite domiciliaire avait eu lieu, les croix rouges que vous avez vues sur les volets s'y trouvèrent marquées sans qu'on pût savoir qui les y avait faites. Depuis ce temps, le propriétaire de la boutique, qui avait déjà essayé inutilement de la louer à bas prix, avant la mort de Tobias, a dû renoncer à l'espoir d'en tirer parti d'aucune façon. Il se propose, à ce qu'on assure, de la faire démolir incessamment, et les gens du quartier s'en réjouissent fort; car on dit que souvent, durant la nuit, on y entend de mauvais bruits. Je crois cependant que ce sont des contes de vieilles femmes, auxquels les esprits sensés ne doivent point ajouter foi; car on ne saurait trop se défier de ces sottes superstitions auxquelles le peuple se livre si facilement.
On remarquera que ceci était la morale du conte que le magistrat avait raconté à mon arrière-grand-père.
LA FOSSE DE L'AVARE.
(Lieu de la scène: un village près Badajoz, le cimetière.—Sept heures du soir.)
GARCIAS, FOSSOYEUR, JOSÉ, SON VALET.
JOSÉ.
Maître, creuserons-nous long-temps encore? Voici dix pieds de terre que nous remuons depuis deux jours! Saint Jacques de Galice m'ait en aide! Ouf! je suis las!
GARCIAS.
Un peu de courage, garçon; tu seras payé de ta peine: va toujours, José, va toujours. Il faut gagner son argent, mon fils! Nous avons encore cinq bons pieds de terre à jeter dehors. Corps du Christ! Garcias, fossoyeur depuis trente-et-un ans, ne va pas manquer à sa parole, ni attraper une vieille pratique. Mon marché est bon, et j'y tiens. Il faut remplir ses engagemens en honnête chrétien.
JOSÉ.
Bah! c'est bien assez profond comme cela! Pourquoi descendrions-nous si bas ce pauvre cadavre? Que craignez-vous, maître? Il a voulu quinze pieds de fosse: va-t-il donc revenir, la toise en main, pour mesurer si vous lui avez donné son compte? Allez, vous ne courez pas risque d'être cité devant le corrégidor.
GARCIAS.
C'est pourtant vrai, José, qu'il a voulu, le vieil avare, être enterré aussi loin des hommes que possible.
JOSÉ.
Craint-il qu'on ne lui vole son vieux corps?
GARCIAS.
Ou espère-t-il, quand viendra le jour du jugement, que l'ange de la résurrection n'aura pas la pioche assez longue et le bras assez fort pour l'atteindre?
JOSÉ.
C'est peut-être son idée... peut-être qu'il a raison.
GARCIAS.
Pauvre niais! tu crois que l'ange de la résurrection est fossoyeur.
JOSÉ.
Je penserai à cela... ou je le demanderai au curé.
GARCIAS.
Creuse, creuse, José; tu n'es bon qu'à ton métier. Creuse, tu ne trouveras pas le bon sens que tu as perdu.
JOSÉ.
Du bon sens, maître! mais dites donc, en avait-il plus que moi celui dont nous préparons le domicile? A propos, maître, pendant que nous sommes en train de jaser, si vous me contiez l'histoire de cet homme-ci? pourquoi il a voulu quinze pieds de fosse? quelle raison il vous a donnée? Cela me taquine. Cette histoire doit être drôle; notre homme était assurément un imbécile.
GARCIAS.
Oui, José.
JOSÉ.
J'aime les contes d'imbéciles; ils m'amusent plus que tous les autres. Et celui-là en était un, comme vous dites. Avare, avare! que c'est bête d'être avare! n'est-ce pas, maître? Avoir de l'argent et ne pas manger; être riche et se faire pâtir! c'est plus niais que moi.
GARCIAS.
Tu as trop d'esprit aujourd'hui, José. Mais, tiens, nous sommes las; apporte le bissac; soupons ensemble. Laisse un moment ta pioche et viens t'asseoir près de moi; là. Je vais te dire l'histoire d'un homme comme le bon Dieu n'en a jamais créé qu'un seul.
JOSÉ.
Diable!
GARCIAS.
Mets-toi sur le bord de la fosse, les jambes pendantes, bien à ton aise, et écoute.
JOSÉ.
Oui, maître.
GARCIAS, d'un ton de prédicateur.
Aucune des créatures que Dieu a faites à son image ne ressemblait à don Ferrero.
JOSÉ.
Maître, permettez que je vous arrête ici. Le diable a-t-il donc été fait à l'image de Dieu?
GARCIAS.
Oui... non...—Tu es un sot, José.
JOSÉ.
En attendant, vous ne me répondez pas.
GARCIAS.
Je ne te dirai pas l'histoire d'Andréa Ferrero, dont le cercueil est là, tout à côté de nous.
JOSÉ.
Si fait, si fait; je vais me taire. J'écoute de toutes mes oreilles. C'est demain dimanche; je leur conterai cela, le soir à la veillée, et je commencerai par leur dire: Écoutez, mes camarades, la grande, la nouvelle histoire de la Fosse de l'avare. C'est un beau commencement.
GARCIAS.
Écoute donc et profite.
JOSÉ.
J'écoute, maître.
GARCIAS, toujours d'un ton solennel.
C'est une grande leçon, mon enfant, que celle que renferme le cercueil dont nous allons confier le dépôt à la terre. Le maigre squelette qui bientôt va reposer dans le trou profond que nous venons de lui préparer n'avait pas d'autre Dieu sur terre, pas d'autre espoir, pas d'autre avenir que l'argent. Il en vivait, il s'en rassasiait sans pouvoir jamais s'en assouvir. Je l'ai vu, au milieu du marché de notre ville, jeter un regard avide sur tout l'argent qui circulait autour de lui; quelque chose de démoniaque émanait de ce regard. Je m'étonnais qu'il pût s'abstenir de voler et d'assassiner, mais Andréa Ferrero était timide. La cupidité jointe au courage fait le brigand; jointe à la lâcheté, elle fait l'avare.
JOSÉ.
Maître fossoyeur, vous parlez comme le vicaire; vous dites presque aussi bien que le curé.
GARCIAS.
Les morts instruisent. Tu as dû remarquer cet oeil d'un gris verdâtre qui faisait peur aux marchands et aux marchandes, quand ils s'approchaient de Ferrero, et ces mains crochues qui s'allongeaient comme des griffes; alors même que leur étreinte ne saisissait que l'air et le vide, vous eussiez dit qu'elles se contractaient encore pour enserrer leur métal chéri. Etait-il obligé de changer une pièce, il semblait vous dévorer de l'oeil, vous et votre argent; vous reculiez effrayé. Pas un sentiment de bienveillance, pas un éclair de générosité dans cette ame. Il ne parlait jamais aux enfans, dédaignait les femmes, et ne s'est jamais marié. Il ne s'intéressait à personne qu'à lui-même et au monceau de doublons, bien trébuchans, qu'il avait entassés. Il restait enfermé en lui, occupé à contempler l'image intérieure de sa fortune, et à ronger son propre coeur, tourmenté par la crainte du vol et le chagrin de ne pas accroître plus rapidement ses gains. Dans ce coeur en proie à une souffrance de tous les momens, le ver rongeur de l'avarice continuait jour et nuit ses morsures.
Il y a quinze jours, ou à peu près, Ferrera vint chez moi. Il commença par se plaindre de la cupidité des hommes, de la difficulté de gagner sa vie, et du malheur des temps: ainsi font tous les avares. Je ne savais à quoi il en voulait venir. Puis il me dit: «Garcias, tu es honnête homme, autant qu'on peut l'être aujourd'hui; dis-moi donc un peu, la main sur la conscience, combien me prendras-tu pour me creuser une fosse de quinze pieds de profondeur?
—Nous en parlerons, mon bon monsieur, lui répondis-je, quand vous en aurez besoin.
—Non, non, reprit-il; je veux arranger cela moi-même avant de mourir; autrement mes pauvres héritiers seraient dupes. On leur demanderait une somme d'argent énorme; c'est ce que je veux empêcher. C'est par pitié pour eux.
—Mais, mon cher monsieur, si nous faisons votre fosse aujourd'hui, et que vous viviez long-temps, il ne se passera pas d'hiver qui ne détruise votre ouvrage, songez-y bien. Il faudra recommencer le même travail, ce qui vous coûtera bien davantage.
—Tout le monde veut tromper. Non-seulement ce maudit fossoyeur prétend m'attraper, mais le temps se met de la partie, et me demande mon argent. Je ne le donnerai pas à toi, vieux squelette! ajouta-t-il en se mettant en colère, et ta main décharnée ne recevra pas mes écus. Fossoyeur, voici comment nous allons arranger cette affaire; je te paierai d'avance le prix convenu, et tu t'engageras par un acte légal à creuser, quand j'en aurai besoin, ma tombe, selon mes intentions. Voyons, sois raisonnable, que me demandes-tu? Il te faut, pour cette oeuvre, deux hommes, pas davantage. Deux journées suffisent, et le travail n'est pas cher aujourd'hui: on trouve plutôt des hommes que de l'ouvrage. Parle, j'ai besoin d'être tranquille là-dessus.
Je trouvai sa proposition si bizarre que j'eus de la peine à m'empêcher de rire.
«Très-volontiers, lui dis-je, mon maître; j'ai besoin d'argent comptant; et personne, je vous assure, ne fera votre affaire à aussi bon marché que moi. Je ne vous demanderai en tout qu'un quart de maravédis par pied cube. Seulement nous doublerons la somme à mesure que la pioche descendra en terre.
—Doubler à mesure que la pioche descendra en terre?
Il réfléchit un moment et reprit:
—Très-volontiers; mais je ne veux pas donner à boire ni à manger aux travailleurs. Pas un sou de nourriture, entends-tu, Garcias? tiendras-tu ton marché? J'y tope, moi.
—Eh bien! j'accepte, répondis-je.
Si tu avais vu, José, avec quelle joie l'avare fit tomber sa main desséchée dans la mienne, et comme il me força de quitter nos occupations pour aller chez l'escribano13. Le contrat fut fait double et signé de nous deux, ainsi que de l'homme de loi. Ferrero tira sa bourse, et attendit que le notaire eût fini son calcul et stipulé le montant total de la somme convenue. L'escribano n'en finissait pas.
«Diable! s'écria Ferrero, vous êtes bien long, notaire, mon ami; que de chiffres pour une si petite somme! C'est trois ou quatre dollars; rien de plus facile à compter.
—Mais, interrompit le notaire, c'est quelque chose de plus; voyez plutôt. Cela fait juste 200 dollars.»
Ferrero saisit d'une main tremblante le compte qui lui était offert, et le parcourut d'un air d'épouvante. L'agonie était sur son visage; vous l'eussiez pris pour le symbole de la mort. Son menton desséché retomba sur sa poitrine; il essaya de parler, mais en vain. Ses dents claquèrent, ses genoux frémissans s'entre-choquèrent; il pleura, pria, maugréa, et refusa de payer. J'ai encore entre les mains le traité que nous avons conclu, et que je ferai solder assurément. Quant à lui, il s'enferma dans sa maison, cessa de manger, et se laissa dépérir. Le désespoir d'avoir accédé à ma proposition le dévorait. Ces 200 dollars le tuaient; cette fosse qui n'était pas encore faite, et qu'il fallait payer si cher, absorbait sa vie.
JOSÉ, riant.
Ah! ah! maître, la voilà cette fosse! nous remettons-nous à l'oeuvre! Allons, terminons. Finissons-en avec ce vieux ladre!
GARCIAS.
Tout à l'heure; mon histoire n'est pas finie. Bref, il passa trois ou quatre jours à soupirer, à languir, à déplorer sa faute, et expira.
JOSÉ.
Maître, vous l'avez assassiné, le pauvre homme. Je connais la loi, moi, je sais ce qui vous pend à l'oreille; vous serez pendu, et c'est moi qui aurai l'honneur de vous enterrer; car je serai maître fossoyeur.
GARCIAS.
Silence! Il y avait plus de vingt ans que Ferrero avait commandé au menuisier de la grande rue des Carmes un beau cercueil pour son usage. C'était une vaste boîte bien plus profonde que ne sont les cercueils ordinaires. Il avait placé ce cercueil au pied de son lit. Un double cadenas le protégeait et le fermait; il ne cessait de contempler cette lourde boîte. Quelquefois, pendant l'hiver, lorsque le vent soufflait à travers les fissures de ses fenêtres disjointes, lorsque la vieille porte criait, que la bise hurlait dans la cheminée antique, que le sifflet aigu de l'ouragan épouvantait les vieilles femmes, il s'enveloppait d'un grand drap blanc, s'asseyait auprès de l'âtre sans feu, et regardait fixement le cercueil, sur lequel il finissait par aller s'asseoir. Là, il restait en contemplation pendant des journées. Les vieilles femmes disaient que c'était un homme pieux, et elles se trompaient. On croyait qu'assis sur ce cercueil il finirait par se repentir de ses péchés, et qu'il laisserait aux pauvres tant de richesses dont il n'avait fait aucun usage.
Hier sur le midi deux hommes prirent le cercueil dans lequel était le cadavre, et se mirent en devoir de l'emporter. Ils le remuèrent avec peine, et à force de le secouer dans tous les sens le fond se détacha. Devine, José, ce qui se trouvait dans le double fond du cercueil. De l'or, des dollars sans nombre, des écus de toutes les espèces, de quoi faire la dot de la fille d'un vice-roi d'Amérique. Il avait tout emporté avec lui.
JOSÉ.
Ah! ah! ah! s'il revenait maintenant, qu'il serait attrapé.
GARCIAS.
Il voulait que ses dollars couchassent avec lui dans l'éternité. C'était son paradis. Il avait une pauvre vieille tante et une nièce fort jolie, ma foi, qui ne se trouve pas mal de l'aventure, et qui est devenue riche tout à coup. Honnête José, je t'ai dit que c'était une leçon, profite-s-en. Tu vois bien ce cadavre-là, dans cette boîte à côté de nous: il a vécu plus riche qu'un banquier de Madrid et plus pauvre qu'un nègre d'Afrique. Car il s'est privé de tout et n'a joui de rien. Quel homme! gourmand et dépensier aux dépens des autres, avare de tout ce qui était à lui! Le plus misérable de tous les cadavres que j'ai ensevelis; lâche, et qui aurait mérité le gibet s'il n'avait pas été si lâche.
JOSÉ.
Maître, dites donc, ne parlez pas si haut; si cette mauvaise ame allait revenir?
GARCIAS.
Est-ce que tu aurais peur aussi, toi?
JOSÉ.
Non, maître: ce que je méprise le plus c'est un poltron.
GARCIAS.
Eh bien! descends vite dans cette fosse, tu m'aideras.
JOSÉ.
Maître, la fosse est déjà bien profonde, et si elle allait s'écrouler sur nous et nous ensevelir?
GARCIAS.
Mais tu n'es pas poltron?
JOSÉ.
Non, maître, je descends.
UNE VOIX sortant du cercueil.
Ah! j'étouffe; ouvrez-moi! Mon or...
GARCIAS.
José! as-tu entendu?
JOSÉ, se sauvant.
Maître, sauvez-vous, c'est l'ame.
(Les deux fossoyeurs tombent dans la fosse en se culbutant.)
FERRERO, brisant le cercueil et se soulevant avec peine.
Où étais-je? Ah! mon Dieu! et d'où viens-je? ils m'ont enterré. Voici le cercueil. Ah! mon Dieu! ce n'est plus mon beau cercueil de bois de chêne que j'avais payé quinze écus au menuisier Tolèdo. Et mes beaux dollars qui remplissaient le fond! Ah! mon Dieu, je suis perdu! mon cercueil, mes dollars, le double fond où ils étaient, je suis volé, volé!
(Il fuit vers le village enveloppé de son linceul.)
LES TROIS SOEURS.
Je ne sais s'il me sera possible de faire passer dans le récit suivant l'intérêt que m'ont inspiré trois jeunes filles que j'ai vues mourir dans le Rutlandshire, en Angleterre. On veut aujourd'hui des émotions terribles, variées, et la simple narration des derniers momens de trois infortunées condamnées à succomber jeunes à un mal héréditaire offre peu d'incidens et de contrastes. Nous prétendons aussi maintenant nous rapprocher du vrai en littérature; et quand le vrai se présente sans parure, nous lui demandons encore le trivial, le bizarre et le niais pour relever sa faiblesse et assaisonner sa fadeur. Je n'offrirai donc ces souvenirs que comme une réalité triste que j'ai vue et qui m'a touché: qu'on prenne ce récit, non pour mien, mais pour vrai, comme dit Montaigne.
Leur père, resté veuf de bonne heure, était un de ces gentilshommes de campagne (country gentlemen) qui réunissent dans leurs manoirs demi champêtres, demi seigneuriaux, à peu près tout ce qui peut contribuer au bonheur réel de l'homme, et faire passer doucement la vie: considération publique, bien-être, richesse, le moyen et la fréquente occasion de faire le bien. C'est une existence dont ne peuvent donner l'idée, ni les villes d'Italie, ni nos anciens châteaux, ni l'opulente élégance de nos habitations de campagne. Plus domestique, plus agreste, elle réunit l'ordre, l'aisance, un luxe qui n'est pas de la magnificence, une certaine élégance chaste, qui ne semble destinée qu'à augmenter le bien-être du possesseur, et n'est cependant privée ni d'agrément ni même de poésie. Des plantations vastes et bien dirigées, une chasse abondante, de bonnes meutes, d'excellens chevaux; enfin, s'il faut tout dire, cette position à la fois aristocratique et rurale, que le philosophe spéculatif peut blâmer, mais qui donne à chaque petit seigneur une importance idéale en même temps qu'une influence réelle; tout cela compose une douce vie qui contraste singulièrement avec l'existence agitée des riches du continent; une vie dont on peut jouir avec délices, pour peu que l'on ait de ressources en soi-même et que la solitude n'effraie pas.
Malheureusement ce dont l'homme est le moins capable de jouir, c'est ce qu'il possède. Le seigneur châtelain dont je parle ne se doutait pas qu'il y eût dans tout cela une seule source de bonheur; c'était un des humains les plus rapprochés de l'espèce animale qu'il soit possible de rencontrer. On regrettera sans doute que je n'introduise pas à sa place un père sentimental, qui eût attendri mes pages, et augmenté l'effet pathétique de ce qui va suivre; mais la vie, mais la réalité, mais le monde comme il est, ne se prêtent pas à des combinaisons aussi savantes. Le père des trois jeunes filles, ainsi que la plupart de ses confrères, était un intrépide chasseur; grâce à un long exercice, presque toujours ivre encore du vin de la veille, il revenait cependant sain et sauf à six heures du soir de ses excursions périlleuses. Le lendemain matin à cinq heures il recommençait, et sa vie se passait ainsi. Ses filles étaient pour lui comme si elles n'eussent pas existé; une de ses soeurs en prenait soin, ou plutôt, depuis qu'elles avaient perdu leur mère, enlevée à vingt-trois ans par la phthisie, elles étaient absolument livrées à elles-mêmes et au pressentiment du sort qui les attendait.
Caroline devait mourir la première.
Elle ne ressemblait en rien à ses deux soeurs, toutes deux plus âgées qu'elle; elle avait près de dix-sept ans. Plus jolie que belle et plus gracieuse que jolie, ses grands yeux bleus étincelaient d'un feu vif, dont l'éclat attristait: c'était la lampe prête à finir. La légèreté de sa course, la promptitude de ses réparties, l'abandon de ses jeux naïfs; une gaieté vive qui se mêlait à la précision de sa fin prochaine, contrastaient étrangement avec la douceur résignée d'Emma et l'expression ardente et passionnée de Marie.
Quand les trois soeurs étaient ensemble, c'était la plus jeune qui dominait les autres. Une nuance de son caractère se communiquait à ses deux soeurs, et ces caractères si différens s'harmonisaient, si je peux employer ce mot, avec un charme qu'il est également difficile d'exprimer et d'oublier.
A mesure que le mal faisait des progrès chez Caroline, sa vivacité, sa gaieté, augmentaient. La destruction intérieure, qui s'opérait peu à peu, semblait embellir sa victime. Vers la fin de l'hiver de 1816, il était facile de prévoir que le printemps, aussi fatal aux poitrinaires que l'automne, ne se passerait pas sans achever le sacrifice commencé. Je voyais avec terreur s'accomplir ce phénomène moral et physique, et les lentes approches de la mort, semblables à celles d'une mer calme et paisible, qui, dans son flux insensible, envahit lentement sa proie réservée. Alors il semble que toute l'ame, effrayée de voir de près le sort qui la menace, recule, se ramasse en elle-même, et double sa force et son énergie. Le visage de la pauvre enfant se colorait d'une teinte plus rosée chaque jour, comme le ciel s'anime et s'enflamme avant la nuit. A observer l'ardeur de ses yeux, l'agilité de ses mouvemens, vous eussiez dit que la santé tout à coup renaissante animait d'une sève nouvelle cette existence délicate, et que la vie, avec ses plaisirs et ses espérances, commençait à déployer pour elle des trésors dont la révélation l'enivrait. L'effet produit par ce mélange et cette lutte de la vie et de la joie avec la mort inévitable me rappelait un tableau assez peu connu de je ne sais quel maître de l'école hollandaise; ce peintre, plus philosophe que ses patiens rivaux, a représenté un tout petit enfant, qui sourit et qui se joue avec des hochets: étendu sur un blanc linceul, il est entouré de tous les emblèmes de la destruction: un crâne desséché soutient sa petite tête blonde; un osselet de mort roule entre ses jolis doigts. Le même contraste se trouvait entre cette jeune et naïve innocence et le tombeau qui la réclamait. Rien n'était plus triste ni plus touchant.
Jusqu'aux derniers instans de sa vie, la gaieté de la jeune fille se soutint. Personne ne la vit mourir. Un jour, vers la fin du mois de mai, elle se leva de très-bonne heure et descendit doucement dans le parloir où sa harpe était placée; ses deux soeurs n'étaient point levées. Sur les dix heures, elles trouvèrent Caroline, souriant encore; appuyée sur une ottomane, la tête penchée pour ne se relever jamais; ses doigts étaient glacés, et s'étendaient, comme pour ressaisir l'instrument qu'ils avaient quitté.
Je l'ai dit plus haut, ce récit est bien simple; il n'a ni incidens ni péripétie, et, pour toute catastrophe, une seule, la dernière. Je voudrais pourtant rappeler et faire revivre le souvenir de ces jeunes filles, qui ont traversé le monde sans y laisser de trace, comme le chant d'un oiseau traverse la feuillée. Je voudrais redire qu'elles ont vécu, redire comment elles ont péri. Je voudrais que leur nom inconnu ne fût pas perdu tout-à-fait. Je serais heureux si les diverses nuances de leur vie si passagère et si pure intéressaient quelques ames.
Emma Beatoun, plus âgée d'un an que Caroline, la suivit de près; c'était une personne supérieure et dont la raison avait mûri avant l'âge. Il y avait quelque chose de singulièrement profond dans sa pensée, de réfléchi et de noble dans sa conduite; sa figure était pâle; ses cheveux étaient blonds, et ses traits d'une régularité frappante. Dénuée de tout pédantisme, mais douée de talens d'un ordre peu commun, d'une facilité de compréhension et d'une justesse d'esprit dont j'ai vu peu d'exemples, elle voulait, comme sa soeur, et comme la plupart des personnes que cette cruelle maladie a marquées du sceau funèbre, vivre beaucoup en peu de temps. L'étude et les arts occupaient toutes ses journées: elle vivait de cette flamme intellectuelle dont l'intensité et l'éclat augmentaient chaque jour. Ces progrès, auxquels la vie allait bientôt manquer, causaient plus d'effroi encore que d'admiration. Elle n'avait pas vu le monde, mais elle le devinait. Un remarquable instinct d'observation, d'ailleurs si commun aux femmes, s'était développé chez elle dans la solitude où elle avait vécu; et, comme il arrive souvent aux solitaires, ses idées sur toutes choses étaient d'autant plus singulières et plus profondes qu'elle ignorait leur nouveauté: c'était de naïfs paradoxes.
Il nous arrivait assez souvent de parler d'ouvrages récemment publiés, et même du théâtre, qu'elle ne connaissait que par ses lectures.
«Voyez-vous, me disait-elle, il y a dans la plupart de ces livres mille choses que je ne puis souffrir; je sens que ce n'est pas vrai. Le faux me déplaît comme mensonge; dans les actions, dans les écrits, dans les arts, il me semble que le faux c'est le mal. Apprenez-moi pourquoi je le retrouve partout. Celui-ci affecte la simplicité; tel autre la grandeur. Votre Diderot, dont vous m'avez prié de lire une tragi-comédie, avec son amour prétendu pour la vérité, est le plus faux des hommes; chacun de ses personnages a un sermon dans la bouche; il est imposteur comme un chef de secte. D'autres sont faux et serviles comme des esclaves. Depuis que Walter Scott a écrit des romans gothiques, tout le monde l'imite, c'est insupportable. L'affectation est si déplaisante! c'est encore un mensonge. Dans tous ces efforts de littérateurs, la conscience manque; ils écrivent, non comme ils sentent, mais selon la manière qui doit, suivant eux, flatter le public: ce sont des courtisans et des acteurs; ils jouent un rôle, ils n'ont pas de personnage qui leur appartienne. Je crois quelquefois, quand je les lis, voir un homme monté sur des échasses; d'autres fois, ce sont des orgueilleux qui font les pauvres, et, dans leur simplicité prétendue, se revêtent de haillons pour qu'on les remarque. N'est-ce pas un Français qui a dit le premier que le langage humain fut donné à l'homme pour déguiser sa pensée? La plupart des écrivains ont apparemment choisi cette phrase pour mot d'ordre. Je conçois que vous, messieurs, qui avez été élevés dans des colléges latins et grecs, et qui vous préparez à pérorer dans les parlemens et dans les salons, vous trouviez tout cela fort beau; mais, nous autres femmes, nous ne comprenons guère ce travestissement universel que vous appelez littérature; ce que nous aimons, ce qui me plaît, du moins, c'est un trait de vérité, non affectée, comme il y en a tant chez Sterne, mais franche comme chez votre Molière, de ces mots qui abondent dans Shakespeare; de ces peintures qui se reconnaissent tout de suite, et dont on dit: C'est cela; de ces échappés de vue qui vous éclairent tout à coup, sans que l'auteur soit devant vous, la plume à la main, un masque sur le visage, tantôt comme un professeur prêt à vous endoctriner, tantôt comme un bouffon ou un comédien, pour vous redire ce que d'autres ont pensé, et détruire par là votre plaisir.»
Ainsi une jeune fille qui n'avait vu que les beaux gazons de son parc et les murs de briques du manor-house avait deviné la grande et seule division qui existe réellement dans les arts et dans les ouvrages de l'esprit; ainsi, dans la simplicité de ses vues profondes, elle avait dépassé de bien loin La Harpe et le docteur Blair. On s'étonnera de cette bizarrerie apparente. Cependant oublier combien il y a de rapports entre la vraie critique et l'observation de la nature humaine, c'est oublier combien ce qui est vraiment simple est nécessairement profond. Par leur instinctive connaissance du coeur, par leurs réflexions de tous les jours, ou plutôt par leurs émotions, qui se transforment en pensées, les femmes sont constamment plus rapprochées de la vérité que nous; et ces idées justes et sagaces, ces aperçus d'une finesse extrême, dont la source pure ne se mêle ni des préjugés de collége, ni de passions d'école, de coterie, de secte, de parti, de corporation, de profession, meurent presque toujours avec celles qui en ont été dotées. L'homme a mille carrières où il peut laisser une trace de sa vie, imprimer son passage et prouver qu'il a vécu. Pour les femmes, il n'en est pas ainsi; la réserve imposée à leur vie s'étend à leurs pensées. Rarement des circonstances spéciales viennent donner de la publicité et de l'avenir à ces sentimens, à ces opinions, à ces observations; soit que leurs jours s'écoulent au milieu des occupations, des plaisirs et des peines de la vie domestique, soit que leur tombeau s'ouvre avant la vieillesse, et que tout s'évanouisse à la fois, beauté, grâces, intelligence, faculté d'aimer, de sentir et de penser.
Ainsi disparut Emma Beatoun. Le seul peut-être entre tous les hommes qui ait pu entrevoir les éclairs de génie, les trésors de naïve et de modeste sagesse que cet esprit supérieur renfermait, j'ose à peine inscrire ici quelques-uns de mes souvenirs à cet égard, de peur qu'une légèreté trop commune n'élève un doute sur la véracité de ces souvenirs même. Tous les jugemens qu'elle portait émanant d'une pensée vierge et forte, et n'ayant rien d'emprunté ni de factice, étaient cependant précieux à recueillir. Je ne citerai qu'une de ses opinions, qui me paraît faite pour frapper les esprits, dans un temps où l'on s'occupe beaucoup de littérature étrangère. On sait qu'aux yeux de la plupart des critiques, le Roméo et Juliette de Shakspeare a semblé une brillante apothéose de l'amour, un chant élégiaque, une sorte de Bérénice anglaise. Dans cette supposition, ils se sont fatigués pour expliquer le style étrange, les concettis bizarres, les métaphores fantasques de Roméo; et Johnson, incapable d'expliquer l'énigme, s'est contenté d'accuser l'auteur, mais ce qu'un philologue et un lexicographe ne découvrent pas dans un poète, une jeune fille peut l'apercevoir.
«Il me semble (me disait un soir Emma Beatoun) qu'il y a quelque chose d'ironique dans Roméo, et que Shakspeare s'est un peu moqué de l'amour. Le jeune homme est un aimable garçon, plein de légèreté, d'étourderie, de tendresse et d'inconstance; son amour est de fantaisie et de caprice, et son langage est fantastique comme sa passion. Il aimait Rosalinde qui repoussait son hommage. Juliette se présente et reçoit ses voeux inconstans; tout entier à l'impulsion nouvelle qui le domine, Roméo ignore combien sa conduite est plaisante et insensée. C'est Mercutio, placé à côté de lui, qui se charge d'exprimer les intentions de Shakspeare, et qui passe son temps à railler l'amour et l'amoureux. Aussi quand ce rêve bizarre, cette fantaisie, ce songe vaporeux, se terminent par le meurtre, la douleur et le désespoir, Mercutio, dont la gaieté devient inutile ou déplacée, disparaît; le poète le tue et s'en débarrasse. Vous voyez bien qu'au lieu de chanter un hymne à l'amour, comme vous le prétendez, Shakspeare le montre, selon moi, comme un caprice né du moment, facile à détruire, fertile en douleurs, aussi périlleux dans ses suites que léger dans ses causes, comme un souffle passager qui enivre et qui empoisonne, qui exalte et qui tue.» C'est, je l'avoue, la meilleure critique que j'aie jamais entendue ou lue sur ce singulier ouvrage de Shakspeare.
Le mal avait pris chez Caroline une forme brillante et gaie qui semblait se moquer de sa victime. Pour Emma, les trois derniers mois de sa vie furent singulièrement pénibles: elle passait d'une langueur accablante à des angoisses insupportables; ce n'était plus qu'un fantôme. Sa soeur Marie la soignait, et rien ne paraissait l'attrister comme la présence de cette soeur, aussi condamnée, qui oubliait son propre destin pour adoucir les derniers momens de sa soeur. J'avais remarqué chez Emma un penchant assez vif pour l'exaltation religieuse; ses souffrances et l'aspect de la mort accrurent cette disposition qui prit vers la fin de sa vie un caractère d'enthousiasme très-prononcé. Sa soeur Marie, assise auprès de son chevet, écrivait sous sa dictée des hymnes ou chants religieux qu'elle composait quand elle se trouvait mieux. On sait que la versification anglaise offre peu d'obstacles, se charge de peu d'entraves, et que le sentiment poétique se meut librement dans le rhythme qu'il veut choisir. Ces hymnes de la mourante sont magnifiques; mais pour les reproduire dans leur énergie, le talent de Lamartine serait nécessaire. Un soir la vieille tante s'aperçut que les doigts blancs et amaigris d'Emma ne remuaient plus et restaient croisés sur sa poitrine; tout était fini!
Marie restait seule; c'était la plus âgée et la plus délicate des trois soeurs. Dans l'isolement où elle se trouvait, et douée d'un caractère passionné, qui sait si la mort ne fut pas un asile pour elle? Du moins elle la contempla sous cet aspect. Des symptômes assez légers, mais heureux, nous donnaient une lueur d'espérance. Son pouls était faible; mais le médecin s'applaudissait de ne pas y trouver le mouvement irrégulier de la fièvre. Ses joues ne se teignaient pas de cette rougeur pourprée qui apparaît ordinairement et fait tache au milieu de la livide pâleur des poitrinaires. Nous nous efforcions de lui communiquer nos espérances, et son père lui-même, que la mort de ses deux filles avait frappé d'une sorte de terreur, était plus assidu auprès de Marie; mais si on cherchait à lui persuader qu'elle devait vivre, elle secouait la tête et gardait le silence. Elle semblait nous dire: «Il y a des secrets que les mourans savent seuls.»
Bientôt une lassitude profonde s'empara d'elle; elle ne pouvait plus se lever dès qu'elle était assise. La mort paraissait vivre en elle. Quand nous l'avions placée sur le siége d'osier qui faisait face à la pelouse du château, ses membres fatigués, ses jointures sans ressort, ses nerfs détendus refusaient d'exécuter le moindre mouvement: il fallait la reporter dans son lit.
Le père avait repoussé, une année auparavant, les propositions d'un jeune étudiant d'Oxford, qui avait demandé Marie en mariage. C'était le fils d'un tory, et par conséquent un objet de haine pour le country gentleman, whig sans savoir pourquoi, et d'autant plus invincible dans ses décisions, une fois prises, que son intelligence était plus courte et plus bornée. Marie, dont l'ame ardente avait cru entrevoir le bonheur dans cette union, avait ressenti un profond chagrin en voyant son espoir détruit. On conseilla au père, qui voyait dépérir sa fille, maintenant unique, de sacrifier enfin sa vieille haine de whig à l'espérance de sauver Marie. Il se résolut, non sans peine, à écrire au jeune homme, qui malheureusement était parti pour l'Italie. Quatre mois s'écoulèrent, pendant lesquels la jeune fille s'éteignit lentement.
Lorsqu'il arriva, il était trop tard. Elle vivait encore, mais quelle existence! On voulut lui persuader qu'un voyage en Italie la ranimerait. «Non, disait-elle, je mourrai près de mes deux soeurs, et je serai ensevelie près d'elles. Nos trois tombeaux seront réunis dans le petit cimetière du village de Blantyre. Je veux que les arbres dont j'ai respiré l'odeur et écouté le murmure soient là, près de moi, près de nous. Ce sont, je le sens bien, des illusions et des chimères, les caprices d'un enfant; mais ne me les ôtez pas; ils me consolent.»
La vie fuyait lentement de son sein, comme un léger filet d'eau se perd en été, et disparaît dans le sable. La dernière scène de cette tragédie domestique fut déchirante. Le lieu de sépulture des habitans du village et de ceux du château est situé sur une colline asses élevée, près de l'église. Marie souffrait beaucoup, elle n'ignorait pas que la vivacité de l'air qu'on respire sur les hauteurs hâte les progrès de la phthisie; et plusieurs fois on s'était opposé à ce qu'elle allât visiter les tombeaux de Caroline et d'Emma. Parvenue au terme extrême de la maladie, et au moment où le dernier souffle, prêt à la quitter, vacillait, annonçant la venue de la mort par de nouvelles souffrances, elle voulut qu'on la portât auprès de ses deux soeurs, sur le siége d'osier de la pelouse.
On dut lui obéir; toute espérance était détruite, et résister à ses vives instances eût été une cruauté inutile. Henri et son père la suivirent. Quand elle fut arrivée au lieu qu'elle avait désigné, elle dit:
«Je me souviens d'avoir été là dimanche; on me soutenait, mais je pouvais encore marcher... Maintenant...
Henri cachait sa figure entre ses mains et pleurait.
«Mon ami, lui dit-elle, je vais là où sont mes soeurs, là où nous nous reverrons tous, là où nous nous retrouverons. Adieu... embrassez-moi une fois avant de mourir.»
Il se baissa; à peine eut-elle la force de l'entourer de ses bras... un long soupir s'échappa... c'était le dernier.
J'ai assisté aux funérailles de la dernière de ces infortunées; je l'ai vue descendre dans l'étroit et dernier séjour où elle repose. La stupide et muette douleur du père me pénétra. L'ame de cet homme était elle-même ébranlée. Quant à moi, le souvenir des trois soeurs ne m'a plus quitté. Que sont les grandes infortunes dont on nous parle, les angoisses des ambitions trompées qui remplissent l'histoire, les malheurs bruyans, les catastrophes éclatantes qui nous émeuvent parce qu'elles nous effraient, auprès de cette vie, de cette mort, de ce long supplice, de ce mouvement continuel, sensible, vers le terme fatal, de cette longue souffrance suivie d'un long oubli!
Nées avec tout ce qui donne le bonheur et le fait partager aux autres, faites pour aimer, pour être aimées, pour sentir toutes les affections du coeur, quelles traces ont-elles laissées au monde? Trois pierres funéraires dans le Rutlandshire. Souffrances du martyr, malheurs du génie, revers du héros, ont leur consolation et leur récompense; mais ici tant d'obscurité et tant de douleur! se voir mourir, se sentir s'éteindre! Non, dans la longue liste des douleurs humaines, il n'en est pas de plus dénuée de compensation et d'allégement que le sort de ces trois soeurs, cette existence qui ne fut qu'un sacrifice à la mort, une consécration de trois victimes.