Contes bruns
LES REGRETS.
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS.
On nous fera remarquer, nous nous y attendons bien, que la composition dramatique que l'on va lire n'est pas conséquente au titre de ce livre, qui promet des contes et non des proverbes; mais le moyen d'obtenir que l'imagination capricieuse à laquelle est dû ce recueil gardât, l'espace d'un volume, l'unité d'une forme littéraire? Dans ses habitudes fantasques, avoir conté pendant deux cents pages devenait une raison toute concluante pour quitter la forme du récit, et se jeter brusquement dans celle du drame; bien heureux le lecteur qu'elle n'ait pas eu l'idée de prendre sa lyre, pour formuler, sous le titre d'Inondations, de Stupéfactions, ou de Dévastations, deux ou trois confidences de poésie rêveuse.
Mais une chose bien autrement difficile à excuser, c'est l'atroce calomnie dirigée contre la nature humaine, dans une suite de scènes où l'on semble avoir voulu nier la religion des morts. Nous avons eu beau nous récrier sur la crudité de ce tableau, protester contre sa vérité, la mégère avec laquelle nous avions traité nous a répondu que nous étions d'honnêtes coeurs, simples et naïfs, qui n'avions rien observé, et qui prenions plaisir à nous leurrer d'agréables mensonges; elle nous a soutenu, par exemple, qu'un mari, venant à perdre sa femme, était quelquefois capable, non seulement de dîner, mais aussi de l'oublier le jour même de son enterrement. Elle s'est jetée dans une métaphysique incroyable pour nous prouver que les enfans, à l'exception de quelques-uns d'entre eux, chez lesquels la sensibilité se développait prématurément, n'avaient que l'intelligence de la douleur physique. Enfin elle a été jusqu'à prétendre qu'ordinairement les domestiques se souciaient fort peu de la mort de leurs maîtres, et qu'ils n'y voyaient guère que l'occasion d'un habit neuf, dans le cas où on leur faisait prendre le deuil.
Nous n'avons pas besoin de dire l'indignation profonde que nous a causée le développement de ces principes subversifs. Tout le monde sait, de reste, qu'un homme tombant dans le veuvage reste toujours de huit à quinze jours sans manger; que des enfans à la mamelle ont été vus pleurant à chaudes larmes le jour de la mort de leur mère, surtout quand la nourrice oubliait de leur donner à téter, et que, chez les anciens, des esclaves se précipitaient souvent au milieu du bûcher de leurs maîtres, afin de ne pas leur survivre. Obligés d'éditer, dans toute son atrocité, une conception immorale, nous nous empressons de faire ici nos réserves, en priant le public de croire qu'il n'a pas tenu à nous qu'elle ne fût pas publiée.
P.S. Nous déclarons en outre ne pas nous associer aux insinuations qu'on paraît avoir voulu diriger contre deux classes de femmes recommandables par les soins qu'elles rendent à l'humanité souffrante: celle des garde-malades, et celle des femmes dites entretenues.
PERSONNAGES.
Mme LAROCHE, garde-malade.
SOPHIE, ouvrière en linge.
ROYER, chef de division au ministère des affaires ecclésiastiques, officier de la légion-d'honneur.
BOISSEL, premier expéditionnaire de son cabinet.
UN APPRENTI IMPRIMEUR.
ERNEST ROYER, fils de Royer, âgé de cinq ans et quelques mois.
CHARLES, son ami, âgé de six ans.
MARGUERITE, cuisinière de Royer.
PICARD, dit COEUR-VOLANT, croque-mort.
DEUX PROCHES PARENS DE ROYER, DU CÔTÉ DE SA FEMME.
DEUX AMIS ET CONNAISSANCES.
UN GARÇON DE RESTAURANT.
Mme SAINT-LÉON, rentière.
JULIE, sa femme de chambre.
GUSTAVE, clerc de notaire.
Mme SAGOT, marbrière.
JEAN, ouvrier chez Mme Sagot.
LES REGRETS.
SCÈNE 1re.
(LUNDI SOIR SEPT HEURES.—Une chambre à coucher en désordre.—Sur la cheminée plusieurs fioles ayant contenu des potions.)
MADAME LAROCHE, versant dans une cuiller un restant de bouteille.
Pauvre chère femme! elle n'a pas eu le temps seulement de finir son looch. (Buvant.) Il était fameux pourtant. Faudra que j'en fasse compliment à M. Cadet. (S'approchant du lit où Sophie est occupée à coudre.) Ah ben! par exemple, vas-tu pas me coudre ça à points-arrière?
SOPHIE.
Mais il me semble, mame Laroche, qu'il faut que ça soye solide: c'est pas pour un jour que je l'ourle.
MADAME LAROCHE.
Sois donc tranquille, ça tiendra toujours assez bien pour jusqu'au cimetière; après ça c'est l'affaire aux vers.
SOPHIE.
Saprestie! êtes-vous philosophe! Elle vous parle de ça comme d'une demi-tasse à avaler.
MADAME LAROCHE.
Tu sens bien, chère petite, qu'on n'est pas venu jusqu'à mon âge, ayant gardé quantité de malades que beaucoup me sont passés dans les bras, sans se familiariser avec eux sur la chose de mourir. Car enfin qu'est-ce que la mort? c'est le terme, c'est déménager, c'est finir. Aujourd'hui pour demain, ça peut être notre tour.
SOPHIE.
S'entend, mère Laroche, que le vôtre est plus près que le mien.
MADAME LAROCHE.
Ah! mon Dieu, pauvre bichonne, j'ai vu encore périr plus d'une jeunesse. Tiens donc, la petite Leroy, qui allait sur ses dix ans, et qui vous a été troussée en trois jours de temps, la semaine passée.
SOPHIE.
Oui, mais d'abord les enfans sont bien plus susceptibles à mourir que les jeunes personnes.—Quel âge qu'elle avait, cette pauvre dame que je tiens là?
MADAME LAROCHE.
Vingt-neuf ans, à ce qu'elle disait. Moi je lui en aurais bien donné trente-trois ou trente-quatre.
SOPHIE.
C'est tout de même mourir jeune.
MADAME LAROCHE.
Je crois bien, c'est la fleur de notre âge; d'autant plus que si cette femme avait eu de la santé, il n'y avait rien de si heureux qu'elle.—Allonge donc tes points.—Adorée de son mari, qui a une très-jolie place...
SOPHIE.
Est-ce qu'il n'est pas pour les récompenses des mémorables journées?
MADAME LAROCHE.
Non, ça c'est à la mairerie; mais son bureau est rue de Grenelle. C'est lui qui fait payer les suminaires.
SOPHIE, d'un air dédaigneux.
Ah! un fanatique.
MADAME LAROCHE.
Eh bien! magine-toi qu'elle avait trois cachemires, deux français et un vrai des Indes...
SOPHIE.
Trois châles pour lors?
MADAME LAROCHE.
Une paire de boucles d'oreilles en diamans, des bagues l'impossible; montée en robes, en linge; que son mari ne la contrariait jamais, qu'elle ordonnait tout dans la maison; même que son fils qui est gentil tout plein est très-fort et très-grand pour son âge; avec tout ça fallait qu'elle fût pomonique.
SOPHIE.
C'est terrible, ça!
MADAME LAROCHE, d'un air capable.
Mais vois-tu ben, je l'ai dit quand j'ai vu son médecin: C't'homme-là ne la réchappera pas.
SOPHIE.
Taisez-vous donc; vos médecins c'est tous des faiseurs d'embarras.—V'là qu'est fait, mère Laroche.
MADAME LAROCHE.
En te remerciant, ma fille.—Maintenant c'n'est pas le tout: faut que tu me sortes adroitement le petit paquet d'hardes, parce que moi, la portière a toujours l'habitude de m'appeler quand je passe, de manière que si je n'entrais pas pour jaser un peu dans sa loge, ça ferait un mauvais effet.—Tu fileras vite; alors toi t'auras le canezou.
SOPHIE.
Convenu.—Et vous, comme ça, vous allez rester toute la nuit auprès d'elle?
MADAME LAROCHE.
Pauvre chère femme, c'est le dernier service.
SOPHIE.
Je n'oserais jamais, moi.
MADAME LAROCHE.
Ah ben! par exemple, as-tu pas peur qu'elle vienne te tirer par les pieds? Comme dit l'auteur, va, les morts sont morts; laissons en paix leur cendre.
SOPHIE.
Bonsoir, mère Laroche.
MADAME LAROCHE.
Bonsoir, ma fille.—Ne t'amuse pas en route, que la mère serait inquiète. Vois-tu, le canezou qui est peut-être un peu élégant pour toi, tu pourrais ôter un rang; ça te ferait une jolie garniture de bonnet.
SOPHIE.
Oui, mame Laroche.
MADAME LAROCHE.
Attends, je descends avec toi. Je vais dire à la cuisine qu'on me fasse un peu de vin sacré! L'air de la nuit est mauvaise, il faut se tenir l'estomac chaud.
(Elles sortent.)
SCÈNE II.
(LUNDI SOIR HUIT HEURES.—Le cabinet de Royer.)
ROYER, BOISSEL.
BOISSEL, entrant.
Monsieur le directeur m'a fait demander?
ROYER.
Oui, mon cher Boissel. Entrez, vous savez le malheur qui m'est arrivé?
BOISSEL.
Hélas! oui, monsieur. Le garçon de bureau, en venant ce matin ici pour prendre le porte-feuille, a appris le décès de madame votre épouse, il nous l'a transmis.—Les bureaux sont dans la consternation.
ROYER, avec un soupir.
Que voulez-vous, mon ami?—Il n'y a rien de nouveau là-bas?
BOISSEL.
Nous avons eu la visite du secrétaire général; il a parcouru tous les bureaux.
ROYER.
Qui était avec lui?
BOISSEL.
M. Certain le chef.
ROYER, à part.
Petit intrigant! (Haut.) C'est incroyable qu'on ne puisse pas s'absenter un jour, et pour un motif aussi légitime, sans s'exposer à des désagrémens.
BOISSEL.
Je vous assure, monsieur, que monsieur le secrétaire général n'a pas du tout paru piqué de votre absence.
ROYER.
Piqué de mon absence! Il s'agit bien qu'il soit piqué ou non. Ne voyez-vous pas qu'il est de la dernière inconvenance, quand il y a un chef de service, de se faire accompagner par un de ses subalternes? Du moment que monsieur le secrétaire-général voulait faire sa visite ce jour-là, il devait me prévenir; j'aurais surmonté la préoccupation de ma juste douleur, je me serais arraché aux derniers embrassemens d'une épouse chérie, afin de me trouver à mon poste.
BOISSEL.
Moi, je sais bien que pour mon compte j'ai trouvé très-étonnante la conduite de M. Certain.
ROYER.
Du reste, je sais ce que j'ai à faire.—Dites-moi, mon cher Boissel.—Asseyez-vous donc.—Je veux vous demander un service...
BOISSEL.
Deux, monsieur le directeur.
ROYER.
Qu'est-ce que vous faites le soir?
BOISSEL.
Mon Dieu, nous sommes une société, des employés, un médecin, quelques avocats, il y a même là un homme, un ancien magistrat, je voudrais que vous le connussiez, un homme du premier mérite. Nous nous réunissons dans un café près de chez moi, on jase politique, on fait sa partie de dames ou de dominos; quand on est célibataire...
ROYER.
Voyez-vous, j'ai là une liste des personnes de ma connaissance auxquelles je veux envoyer des billets de faire-part. J'ai marqué aussi dans l'Almanach royal les différens fonctionnaires de l'ordre civil et militaire auxquels je compte en adresser...
BOISSEL.
Oui, monsieur.
ROYER.
Il faudrait me prendre cette liste et l'Almanach, avoir bien soin de n'oublier personne, et de votre belle écriture...
BOISSEL, riant.
Ah! monsieur le directeur.
ROYER.
Non, vraiment, vous avez une main superbe. Vous auriez donc la bonté de plier les lettres, de mettre les adresses, et à mesure qu'il y en aura un paquet de prêt, Cumilhac mon garçon de bureau viendra les prendre pour les porter. Avant minuit vous pouvez avoir fini tout cela.
BOISSEL.
Oui, monsieur.
ROYER.
Ça ne vous contrarie pas de manquer votre partie ce soir?
BOISSEL.
Comment donc, monsieur le directeur!
ROYER.
Tenez, voilà précisément qu'on vient de l'imprimerie.
(Entre un apprenti.)
L'APPRENTI.
Bonsoir, monsieur la compagnie; v'la les billets de votre épouse.
ROYER.
Vous venez bien tard!
L'APPRENTI.
Ah! monsieur, dame c'est de l'ouvrage soigné qu'est long à tirer.
ROYER.
Comment, c'est là ce que M. Éverat a de mieux?
L'APPRENTI.
Monsieur ne les trouve pas bien?
ROYER.
Du tout. Ce papier est horrible, la vignette et d'un goût détestable. (Ayant lu.) Ah! et puis voilà qu'ils me mettent chevalier de la légion-d'honneur au lieu d'officier.
L'APPRENTI.
C'est ces animaux de compositeurs qui n'aura pas fait attention.
ROYER.
Remportez-moi ces lettres; je n'en veux pas.
BOISSEL.
J'observerai à monsieur le directeur que si la cérémonie est pour demain matin, il est bien tard pour que nous en fassions faire d'autres.
ROYER.
Mais, mon cher, voyez vous-même si l'on peut se servir de pareilles horreurs.
BOISSEL.
Je sais bien que c'est désagréable, mais des billets d'enterrement ne sont pas absolument pour faire trophée.
ROYER.
Dans six lignes une faute énorme!
BOISSEL.
Monsieur, je corrigerai à la main, et même comme ça le titre d'officier sera plus visible.
ROYER.
Allons, voyons, laissez ces lettres.
L'APPRENTI.
V'là, monsieur.
ROYER.
Vous direz à votre maître que je suis excessivement mécontent.
L'APPRENTI.
Oui, 'sieur.
(Il sort.)
ROYER
Vous avez perdu quelque chose?
BOISSEL.
C'est mon canif que je cherche. Je l'ai sur moi ordinairement, mais précisément aujourd'hui...
ROYER.
Tenez, en voilà un et dépêchons-nous, car il faut absolument que nous ayons fini ce soir. (Se promenant à grands pas.) Certain avait-il l'air à son aise avec le secrétaire général?
BOISSEL.
Comme ça, monsieur.
ROYER.
Que lui disait-il?
BOISSEL.
Ah! je n'ai pas pu entendre. (Avec intention.) Mais j'ai bien regretté que vous ne fussiez pas là.
ROYER, vivement.
Pourquoi? Est-ce que vous pensez qu'il se soit passé quelque chose?
BOISSEL.
Non, monsieur; mais c'est que j'aurais fait ma demande d'augmentation, et j'ose croire que vous n'auriez pas dédaigné de l'appuyer. C'est bien de l'indiscrétion à moi; mais puis-je espérer...
ROYER.
Ah! mon pauvre Boissel, j'ai si peu le coeur a m'occuper d'affaires de bureaux.—Je vous laisse; je vous empêche de travailler; je vais tâcher de dormir un peu; toute la nuit dernière j'ai été sur pied, et j'ai un fils pour lequel il faut me conserver.
(Il sort.)
SCÈNE III.
(MARDI MIDI.)—La cour de la maison mortuaire.
ERNEST ROYER à une fenêtre, son chapeau sur la tête.
ERNEST.
Eh! dis-donc, Charles? bonjour!
CHARLES, paraissant à une fenêtre en face.
Tiens! t'es donc pas à ta pension?
ERNEST.
Non.
CHARLES.
Pourquoi donc?
ERNEST.
Je vais à l'enterrement de maman. Il s'ra j'ment beau, va; y aura trois voitures noires; je serai dans une.
CHARLES.
Oh! je voudrais-t'y y aller avec toi.
ERNEST.
Tu ne peux pas, tu n'es pas invité; si tu savais tout c'monde qu'il y a dans le salon!
CHARLES.
Mais, dis-donc, tu ne pleures pas?
ERNEST.
J'peux pas; j'ai pas envie.
CHARLES.
Moi j'ai j'ment pleuré quand ma grand'maman est morte.
ERNEST.
Elle t'grondait toujours.
CHARLES.
Je sais bien; mais papa et maman pleuraient, moi je pleurais aussi.
ERNEST.
Oh bien oui! mais papa ne pleure pas.
CHARLES.
Dis-donc: en revenant, tu viendras jouer?
ERNEST.
Si ma bonne veut.
CHARLES.
Nous jouerons à la garde nationale.
ERNEST.
Oui; mais alors je veux être Lafayette.
CHARLES.
Tu le seras: moi je serai artilleur.
ERNEST.
Nous ferons l'émeute.
CHARLES.
Ça y est.
ERNEST.
Otons-nous de la fenêtre, voilà un croque-mort qui se promène dans la cour; ma bonne m'a dit que ces hommes-là étaient très-méchans.
SCÈNE IV.
(MIDI ET DEMI.)
MARGUERITE, cuisinière de M. Royer, PICARD, dit Coeur-Volant, croque-mort.
PICARD, s'approchant de la porte de la cuisine.
Vous effondrez là, mademoiselle, une bien belle volaille; combien ça peut-il revenir une pièce comme ça?
MARGUERITE.
3 francs 10 sous, 4 francs.
PICARD.
Je vous demande ça, parce que dernièrement, à un repas de corps que nous fîmes, on nous compta une poularde beaucoup moins belle que celle-ci au prix de 6 francs.
MARGUERITE.
Oh! par exemple, on vous a joliment écorchés!
PICARD.
Eh bien! voyez, ma femme me soutenait que non.
MARGUERITE.
Votre femme? Vous êtes donc marié?
PICARD.
Comment donc? mais sans doute; ça vous étonne?
MARGUERITE.
Dam! il me semblait que vous deviez-t'-être célibataire.
PICARD.
Le monde est drôle: mais nous sommes presque tous mariés. Tel que vous me voyez, j'en suis à ma seconde femme; une grosse mère, bien fraîche, bien réjouie, qui tient une jolie boutique de fruiterie près de la Halle, et qui avait plus d'un soupirant encore. Mais je n'ai eu qu'à me présenter pour obtenir la préférence.
MARGUERITE.
Ça vous rapporte donc bien votre place?
PICARD.
Ce n'est pas l'intérêt qui l'a décidée; c'est mon humeur, mon caractère franc et gai, mon physique: ensuite l'état n'est pas mauvais;—d'abord, nous, nous ne connaissons pas de morte saison.
MARGUERITE.
Ah! bien, dans nos pays c'est rien du tout que les sacquards14.
PICARD.
Je crois bien. (Avec importance.) On porte à bras chez vous?
MARGUERITE.
Oui, monsieur.
PICARD.
C'est ça; mais ici vous voyez que nous sommes sur un autre pied. Les plus pauvres gens ne meurent qu'en voiture. Si je vous disais que ce convoi-là va coûter plus de 25 louis à la famille de la défunte!
MARGUERITE.
Comment! 25 louis pour enterrer madame?
PICARD.
Ah! c'était votre maîtresse? Je parie que vous ne la regrettez pas?
MARGUERITE.
Ma foi, pas trop.
PICARD.
Il paraît qu'elle n'était pas commode?
MARGUERITE.
Oh! d'abord, avant sa maladie, elle était très-regardante sur la dépense; et puis, après ça, depuis qu'elle était indisposée, fallait faire trente-six tisanes, se relever la nuit.
PICARD.
Ces malades sont si exigeans!
MARGUERITE.
Avec ça que la femme de chambre est très-paresseuse, tout me retombait sur les bras.
PICARD.
Il y a seulement huit jours, j'aurais pu vous indiquer une bien excellente place! une très-forte maison!
MARGUERITE.
Je ne quitterais toujours pas, maintenant, parce que un homme seul, je veux voir, ça peut devenir bon, et puis il va nous faire faire, à la femme de chambre et à moi, chacune deux robes pour deuil.
PICARD.
Alors, il ne serait pas délicat de sortir maintenant.
UNE VOIX.
Picard, ohé! Picard!
PICARD.
Pardon, mademoiselle, voilà qu'on enlève le corps, il faut que j'aille donner un coup de main. Au plaisir de vous revoir.
(Il sort.)
MARGUERITE.
Bonjour, monsieur. Il est aimable!
SCÈNE V.
(TROIS HEURES APRÈS MIDI.)—L'intérieur d'une voiture de deuil.
LE BEAU-FRÈRE de la défunte, SON COUSIN, DEUX ÉTRANGERS.
LE BEAU-FRÈRE.
Elle devait avoir de trente à trente-deux ans.
PREMIER ÉTRANGER.
C'est bien cela, l'âge critique pour les poitrinaires.
PREMIER ÉTRANGER.
Monsieur, sans indiscrétion, qu'avait-elle apportée en dot à Royer?
LE BEAU-FRÈRE.
60,000 francs.
DEUXIÈME ÉTRANGER.
J'aurais cru que c'était davantage. Mais, est-ce qu'il ne va pas être forcé de restituer cette somme?
LE BEAU-FRÈRE.
Du tout, monsieur, du tout; il y a un enfant.
DEUXIÈME ÉTRANGER.
Ah! fort bien.
(Moment de silence.)
PREMIER ÉTRANGER.
Ce sont toujours de fort tristes cérémonies que celles auxquelles nous allons assister.
LE BEAU-FRÈRE.
Sans doute.
PREMIER ÉTRANGER.
Avec ça, moi, qui vais immensément dans le monde, je connais tout Paris. En sorte que continuellement je me vois forcé de remplir de ces sortes de devoirs, qui sont très-pénibles.
LE COUSIN.
Mais en effet, monsieur, j'ai eu l'honneur de vous rencontrer dans plusieurs maisons, à ce qu'il me semble.
PREMIER ÉTRANGER.
Cela est possible; je vais partout.
LE COUSIN.
Par exemple! l'autre semaine n'ai-je pas eu l'honneur de dîner avec vous chez Mme d'Angremont?
PREMIER ÉTRANGER.
En effet, monsieur, j'y étais. Un dîner bien remarquable!
LE COUSIN.
Ah! tout-à-fait. Des truffes à profusion, des vins, tout ce qu'il y a de mieux; et puis, une maîtresse de maison faisant ses honneurs!...
PREMIER ÉTRANGER.
Admirablement.
LE COUSIN.
Monsieur, autant que je me rappelle, vous n'êtes pas resté la soirée?
PREMIER ÉTRANGER.
Non, monsieur; ma femme était à l'Opéra, et je fus la chercher.
LE COUSIN.
Vous avez beaucoup perdu: il y avait immensément de jolies femmes: on a joué un proverbe de Théodore Leclercq; Mme d'Angremont y a été charmante.
LE BEAU-FRÈRE.
C'est un homme qui a bien de l'esprit, ce Théodore Leclercq!
PREMIER ÉTRANGER.
Excessivement d'esprit, monsieur; et puis véritablement une gaieté,—à faire rire des morts.
DEUXIÈME ÉTRANGER.
Nous voilà, je crois, au cimetière.
LE COUSIN.
Oui, où par parenthèse nous allons avoir de la boue jusqu'à la cheville.
LE BEAU-FRÈRE, au cousin.
Ah ça! Adolphe, ne nous perdons pas. Tu sais que nous avons un rendez-vous chez Véry à six heures moins un quart. Les voitures vous ramenant chez vous, nous nous ferons jeter par le cocher au Perron.
(Ils sortent de la voiture et entrent au cimetière.)
SCÈNE VI.
(MARDI, SEPT HEURES.)—Un salon de restaurateur.
ROYER.
Garçon, la carte et un bol.
LE GARÇON.
V'là, m'sieur. (Dictant, au comptoir.) Bouteille de bordeaux, julienne, filet sauté aux truffes, saumon sauce câpres, pâté de foie gras, cardons au jus, salade, gelée d'orange, café. (Apportant la carte.) V'là, m'sieur.
ROYER, à part.
Ce restaurant n'est pas mauvais.—Mon chapeau, garçon.
(Il sort.)
SCÈNE VII.
(MARDI, HUIT HEURES).—Un salon.
Mme SAINT-LÉON, GUSTAVE.
MADAME SAINT-LÉON.
Mon Dieu, tu sais bien, Gustave, que je t'aime et que j'aime le spectacle; mais je ne puis pas y aller ce soir: il viendra, j'en suis sûre.
GUSTAVE.
Allons donc, aujourd'hui qu'il a enterré sa femme?
MADAME SAINT-LÉON.
Raison de plus, puisqu'il vient tous les soirs. Aujourd'hui il aura besoin de se distraire, alors il me tombera sur les bras.
GUSTAVE, d'un air boudeur.
C'est bien gai?
MADAME SAINT-LÉON.
Il me semble, monsieur, que je suis ici la première victime; vous n'avez pas de raison.
GUSTAVE.
Mais au moins tâche d'être libre pour notre partie de campagne.
MADAME SAINT-LÉON.
Sois tranquille.
JULIE, accourant.
Vite, vite, monsieur Gustave, partez; voilà monsieur qui est en bas.
MADAME SAINT-LÉON
Là, qu'est-ce que je te disais?
GUSTAVE, prenant son chapeau.
Le ciel le confonde. Je vais monter un étage, j'aurai l'air de venir du troisième. A demain.
(Il sort.)
MADAME SAINT-LÉON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.
Cela va faire une petite soirée bien amusante! Il faudra qu'il la paie. Il a eu l'air de ne pas m'entendre l'autre jour, mais je vais aujourd'hui, positivement, lui demander le cachemire de sa femme.
SCÈNE VIII.
(HUIT HEURES UN QUART.)
Mme SAINT-LÉON, ROYER, d'un front soucieux.
MADAME SAINT-LÉON, d'un air affectueux.
Ah! vous voilà, mon ami; j'avais peur que vous ne vinssiez pas ce soir; je n'ai fait que penser à vous toute la matinée. Vont avez dû être bien ennuyé! Comment allez-vous?
ROYER, avec un soupir.
Je suis tout malingre.
MADAME SAINT-LÉON.
Je conçois cela. (Avec hésitation.) Est-ce que vous avez été au cimetière?
ROYER.
Non, ce n'est pas l'usage... J'ai été à mon bureau.
MADAME SAINT-LÉON.
Comment, aujourd'hui?
ROYER.
Oui, ils sont là deux ou trois intrigans toujours prêts, quand on s'absente, à entamer votre position; d'ailleurs j'avais un travail pressé qui ne pouvait guère se remettre, une circulaire très-délicate sur l'enseignement primaire. Eh bien! je m'en suis encore tiré; je crois qu'elle sera remarquée; je vous l'apporterai demain soir dans le Messager.
MADAME SAINT-LÉON.
Je la lirai avec plaisir. (A part.) Avec beaucoup de plaisir.
(Moment de silence.)
ROYER.
Voulez-vous sonner Julie, qu'elle m'apporte un peu de rhum; j'ai mal à l'estomac.
MADAME SAINT-LÉON.
La cave est sur la console.—Vous n'avez peut-être pas dîné?
ROYER.
Si fait; j'ai essayé de manger quelques cuillerées de potage et une aile de volaille, ça ne m'a pas passé. (Il boit un verre de rhum.)—Le ministre a été fort content de mon dernier rapport.
MADAME SAINT-LÉON.
Ah!
ROYER.
Il en a fait presque tout l'exposé des motifs de son projet de loi.
MADAME SAINT-LÉON.
C'est très-affable.—(Moment de silence.) J'ai vu Mme Saint-Phal aujourd'hui, elle m'a fort demandé de vos nouvelles.
ROYER.
A propos, je l'ai rencontrée l'autre soir, elle ne m'a pas vu; elle était avec un grand jeune homme blond.
MADAME SAINT-LÉON.
Ah! tout de suite de mauvaises idées!
ROYER.
Non; mais cette femme-là est très-légère, et je ne me soucie pas que vous la voyiez beaucoup.
MADAME SAINT-LÉON.
Mon Dieu! je ne la reçois presque jamais. Elle est venue aujourd'hui, parce qu'elle avait un grand bonheur à me conter.
ROYER.
Qu'est-ce que c'est que ce bonheur?
MADAME SAINT-LÉON
Ah! mon Dieu, elle venait me dire que le général était en marché de quelque chose pour elle qu'elle désirait depuis long-temps.
ROYER.
Quelque chose qu'elle désirait depuis long-temps?
MADAME SAINT-LÉON, négligemment.
Oui, un châle!—un cachemire!
ROYER.
Ah!
MADAME SAINT-LÉON.
Du reste, ce n'est pas un cachemire neuf, c'est une Anglaise qui veut se défaire d'un.
ROYER.
Vos lampes vont bien mal, ma chère!
MADAME SAINT-LÉON
Mais non, c'est que la mèche n'est pas assez levée. —Il paraît que cette Anglaise en a six.
ROYER.
Eh bien! je suis sûr qu'elle ne les met pas.
MADAME SAINT-LÉON.
C'est possible, lorsqu'on en a tant; mais celles qui n'en ont qu'un...
ROYER.
S'en lassent tout aussi bien!
MADAME SAINT-LÉON.
Mais, mon ami, il faut toujours un châle.
ROYER.
Sans doute; mais les châles français, comme celui que je vous ai donné, valent bien les châles étrangers, dont les dessins sont horribles. D'ailleurs, qu'est-ce que ça prouve, un cachemire?
MADAME SAINT-LÉON
Qu'est-ce que prouve la croix de la légion-d'honneur que vous voulez tous avoir? Jouissance d'amour-propre; au moins on n'a pas l'air d'une grisette.
ROYER.
On peut très-bien avoir l'air distingué sans cela.
MADAME SAINT-LÉON
Alors pourquoi en aviez-vous acheté un des Indes à votre femme?
ROYER.
Parce qu'avec la dot qu'elle m'apportait, j'étais tenu à une corbeille convenable, et que dans une corbeille convenable il y a toujours au moins quelques diamans et un cachemire.
MADAME SAINT-LÉON
Je suis sûre qu'elle le portait, elle!
ROYER.
Très-peu.
MADAME SAINT-LÉON
Tant pis; parce que s'il avait été un peu fané, je vous l'aurait repris.
ROYER.
Je ne vous l'aurais pas vendu.
MADAME SAINT-LÉON, souriant.
Vous aimeriez mieux me le donner?
ROYER.
Pas davantage!
MADAME SAINT-LÉON.
Qu'est-ce que vous comptez donc en faire?
ROYER.
Rien; mais il n'est pas convenable qu'une chose que ma femme a portée...
MADAME SAINT-LÉON, avec ironie.
Passe aux mains de la femme que vous aimez?
ROYER.
Je ne dis pas cela.
MADAME SAINT LÉON.
Mon Dieu si, monsieur, c'est votre pensée, et c'est précisément pour cela que j'avais envie de ce châle. Je voulais voir si vous ne mettiez pas de différence entre votre femme et moi, si vous me croyez digne des mêmes égards que vous aviez pour elle...
ROYER.
Pourquoi ne me demandez-vous pas aussi ses diamans?
MADAME SAINT LÉON, avec dignité.
Des diamans, monsieur, sont comme de l'argent; ils ont une valeur réelle, tandis qu'un objet de toilette, qui a été porté...
ROYER.
Sais-tu que tu plaides bien?
MADAME SAINT LÉON.
Eh bien! écoute, Alfred, prête-le-moi pour quelques mois; je te le rendrai après. (S'approchant de lui, et arrangeant le noeud de sa cravate.) Si tu savais, ça m'irait si bien!
ROYER.
Non, je le donnerai à ma belle-soeur.
MADAME SAINT LÉON, allant s'asseoir sur un sofa à l'autre bout du salon.
C'est vrai, ce sera plus convenable.
ROYER.
Tu vas bouder?
MADAME SAINT LÉON.
Non, monsieur; vous êtes bien libre de me préférer les personnes de votre famille.
ROYER.
Allons! des folies maintenant.
MADAME SAINT LÉON.
J'ai un malheur; je ne sais pas, comme Mme Saint-Phal, donner des inquiétudes. Ce sont celles-là qu'on aime!
ROYER, assis auprès d'elle.
Voyons, Irma, ne pleure pas, et embrasse-moi.
MADAME SAINT LÉON.
Non, monsieur.
ROYER.
Comment tu ne veux pas m'embrasser, moi qui suis aujourd'hui si triste, si à plaindre? Voyons, nous arrangerons tout cela.
MADAME SAINT LÉON.
Nous n'arrangerons rien, car je ne veux rien de vous.
ROYER.
Irma!
MADAME SAINT-LÉON, le repoussant.
Laissez-moi, monsieur.
ROYER.
Ma petite Irma!
MADAME SAINT-LÉON.
Du tout, monsieur; non, je ne veux pas; laissez-moi.
SCÈNE IX.
(NEUF HEURES.)—L'atelier de M. Sagot, marbrier près le cimetière Mont-Parnasse.
MADAME SAGOT.
Tenez, Jean, voilà une épitaphe qu'il faudra graver le plus tôt possible sur cette pierre-là. On a bien recommandé de ne pas faire attendre.
JEAN, lisant.
Ci-gît Jeanne-Marie Perrault, femme de M. Royer,
chef de division aux affaires ecclésiastiques, officier
de la Légion-d'Honneur, morte à l'âge de trente-deux
ans. Elle fut bonne mère, bonne épouse. Son époux et
son fils inconsolables lui ont élevé ce monument.
De profundis.
C'est bien, madame, je ferai ça demain.
MADAME SAGOT.
Dès que vous aurez fini votre pierre, vous irez la poser, et vous mettrez au-dessus une couronne d'immortelles.
JEAN.
Oui, madame; bonsoir.
MADAME SAGOT.
Bonsoir, Jean.
SCÈNE X.
(NEUF HEURES UNE MINUTE.)—Le salon de Mme Saint-Léon.
MADAME SAINT-LÉON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.
Vous êtes insupportable.—Eh bien! vous vous en allez?
ROYER.
Oui, je suis fatigué; j'ai eu tant d'émotions aujourd'hui! J'ai besoin de repos. Je vous apporterai le châle demain; mais vous ne le mettrez pas de quelque temps. Qu'on n'aille pas le reconnaître sur vos épaules.
MADAME SAINT-LÉON.
Oui, mon ami.
ROYER.
Adieu, petite.
MADAME SAINT-LÉON.
Vous ne m'embrassez pas? (Il l'embrasse et sort.)
SCÈNE XI.
(NEUF HEURES CINQ MINUTES.)
MADAME SAINT-LÉON.
Julie, Julie, je l'aurai demain.
JULIE.
Quoi donc, madame?
MADAME SAINT-LÉON.
Le cachemire.
JULIE, se jetant à son cou.
Oh! madame, que je suis contente! Comme ça va vous aller!
MADAME SAINT-LÉON.
Tu n'as qu'à aller chercher demain mon petit châle rayé, chez le dégraisseur; je te le donne.
JULIE.
Que vous êtes bonne; mais c'est le cachemire que je voudrais vous voir.
MADAME SAINT-LÉON.
Dis donc? Mme Saint-Phal qui n'a jamais pu en avoir un, depuis deux ans qu'elle intrigue auprès du général.
JULIE.
Elle va être désolée.
MADAME SAINT-LÉON.
Tu ne sais pas? j'ai une idée. Il est de très-bonne heure encore; si nous allions chez elle pour lui conter la nouvelle?
JULIE.
Ah! oui, madame; il y a de quoi l'empêcher de dormir cette nuit.
MADAME SAINT-LÉON.
Eh bien! cours t'arranger; moi je vais mettre mon chapeau.
(Elles sortent toutes deux.)
SCÈNE XII
(MARDI SOIR, DIX HEURES.)—La chambre à coucher de Royer. Sur un panneau auprès de la cheminée le portrait de sa femme.
ROYER, COIFFÉ DE NUIT, EN CALEÇON, PRÊT A SE METTRE AU LIT; MARGUERITE.
ROYER.
...Comme du temps de ma femme, un livre de compte que j'arrêterai.—Avez-vous eu le soin de mettre le lit à l'air?
MARGUERITE.
Oui, monsieur; il y est resté toute la journée.
ROYER.
Il ne faudrait pas le laisser cette nuit, il n'y aurait qu'à pleuvoir.
MARGUERITE.
Je l'ai ôté, monsieur.
ROYER, prenant sa montre pour la monter.
Quelle heure est-il à la pendule?
MARGUERITE.
Il est, il est... Elle est arrêtée.
ROYER.
C'est juste; dans tout ce tracas d'hier j'ai oublié de la monter. Voyez l'heure qu'il est au salon.
MARGUERITE.
Dix heures dix minutes.
ROYER, près de la pendule.
Voyons, tenez la cage, et prenez garde de la laisser tomber.
(Il monte la pendule, et fait sonner les heures.)
MARGUERITE.
Ah! mon Dieu, que j'ai eu peur!
ROYER.
Qu'est-ce que c'est donc?
MARGUERITE.
C'est le portrait de madame; imaginez-vous, monsieur, il m'a semblé qu'il me regardait.
ROYER.
Allons, sotte que vous êtes.—Vous dites qu'il était dix heures...
MARGUERITE.
Dix minutes, monsieur.
ROYER.
Mettons dix minutes et demie.—Donnez-moi la cage.—Là, je suis bien aise d'avoir fait cette opération; je n'aime pas à ne point entendre sonner l'heure la nuit quand je me réveille.
MARGUERITE.
Monsieur n'a plus rien à me commander?
ROYER.
Non. (La rappelant.) Ayez-moi demain des sardines fraîches pour mon déjeuner, et réveillez-moi à huit heures.
MARGUERITE.
Oui, monsieur.—Monsieur, je voulais vous dire pour la couturière...
ROYER.
C'est bien, c'est bien, nous reparlerons de ça. Bonsoir.
(Marguerite sort.)
ROYER, lisant le journal du soir.
Diable! la loi a passé à une grande majorité: allons, bravo, monsieur le ministre; avec votre permission, je m'en vais remettre la lecture de notre discours à demain; je tombe de sommeil.
(Il éteint sa bougie et s'endort.)
LE MINISTÈRE PUBLIC.
Le Français né malin créa la guillotine.
Pierre Leroux était un pauvre charretier des environs de Beaugency.
Après avoir passé sa journée à conduire à travers les champs les trois chevaux qui formaient l'attelage ordinaire de sa charrette, quand venait le soir, il rentrait à la ferme où il servait, soupait sans grandes paroles avec les autres valets, allumait une lanterne, puis allait se coucher dans une manière de soupente pratiquée en un coin de l'écurie.
Ses rêves en général étaient peu compliqués et sans grande couleur; ses chevaux, la plupart du temps, en faisaient tous les frais. Une fois il se réveillait en sursaut au milieu des efforts qu'il faisait pour relever le limonier qui s'était abattu; une autre fois la Grisa s'était pris les pieds dans la corde de l'attelage. Une nuit il songea qu'il venait de mettre à son fouet une belle mèche toute neuve, et que son fouet refusait obstinément de claquer; cette vision l'émut si fort, qu'étant venu à se réveiller, il saisit celui qu'il avait l'habitude de placer chaque soir à côté de lui, et pour bien s'assurer qu'il n'était pas frappé d'impuissance et privé de la plus belle prérogative qui appartienne au charretier, il se mit à le faire résonner au milieu du silence. A ce bruit, la chambrée entière fut en émoi, les chevaux effrayés se levèrent en confusion, se ruèrent en hennissant les uns sur les autres, et manquèrent de briser leurs longes; mais avec quelques paroles calmantes, Pierre Leroux apaisa tout ce tumulte, et chacun se rendormit; c'était là un des événemens marquans de sa vie qu'il ne manquait guère de raconter chaque fois qu'un verre de vin l'avait mis en éloquence, et qu'il se trouvait là un auditeur en humeur de l'écouter.
Dans le même temps, des rêves d'une tout autre forme préoccupaient M. Desalleux, substitut du procureur général près la cour criminelle d'Orléans. Ayant débuté avec éclat dans les fonctions du ministère public quelque mois avant l'époque dont nous parlons, il n'était pas de haute position de la magistrature à laquelle il ne se crût appelé, et la simarre du garde-des-sceaux était une des visions courantes de ses nuits. Mais c'était surtout pour les enivremens des triomphes oratoires que sa pensée veillait durant le sommeil, lorsqu'une journée entière avait été par lui courageusement dépensée aux études mortellement graves du barreau. La gloire des d'Aguesseau, celle des autres grandes renommées des beaux temps de la magistrature parlementaire, ne suffisait pas aux étreintes de son impatient avenir; c'était jusque dans le passé le plus lointain, jusqu'aux temps des merveilles de l'éloquence de Démosthène, que son ame s'élançait; pouvoir par la parole, c'était là l'espérance, le résumé pour ainsi dire du vouloir de toute sa vie, concentrée dans cette passion, et s'étant déshéritée pour elle de tous les plaisirs, de toutes les pensées de la jeunesse.
Un jour ces deux natures, celle de Pierre Leroux s'élevant d'un degré à peine au-dessus de la portée de la brute, et celle de M. Desalleux, abstraite et rectifiée jusqu'au spiritualisme de la plus haute pression, se trouvèrent face à face. Il s'agissait entre eux d'un mince débat: M. Desalleux, siégeant en son tribunal, demandait sur quelques indices assez insignifians la tête de Pierre Leroux accusé d'un meurtre, et Pierre Leroux défendait sa tête contre les empressemens de M. Desalleux.
Malgré la remarquable disproportion de forces que la Providence avait mise dans ce duel entre les deux combattans, malgré l'intervention de l'institution humaine, venant encore déranger la juste répartition des chances dans le pair ou non qu'allait prononcer le jury; faute de preuves concluantes, l'accusé, selon toute apparence, aurait échappé aux mains du bourreau; mais de cette indigence même de l'accusation résultait pour elle l'occasion de faire un placement extraordinaire d'éloquence, lequel devait devenir singulièrement utile à la réalisation des belles espérances de M. Desalleux. En bon administrateur de son avenir, il ne pouvait guère prendre sur lui de ne point en profiter.
Après cela, une circonstance fâcheuse se présentait pour le pauvre Pierre Leroux. Quelques jours avant le commencement du procès, en présence de plusieurs femmes aimables qui se faisaient fête d'y assister, le jeune substitut avait laissé entrevoir la ferme confiance d'obtenir du jury un verdict de condamnation; il n'est personne qui ne comprenne la situation fausse dans laquelle il allait se trouver si cette condamnation lui manquait, et si Pierre Leroux, demeurant intact, venait la tête sur ses épaules donner un démenti à l'omnipotence de sa parole accusatrice. Aussi ne le blâmez pas, l'officier du ministère public; s'il ne fut pas absolument convaincu, il n'en eut que plus de mérite à le paraître, que plus de mérite à se montrer éloquent, comme depuis plus d'un siècle on ne l'avait point été au barreau d'Orléans. Oh! que n'étiez-vous là pour voir comme ils furent émus ces pauvres messieurs les jurés, jusqu'au plus profond de leurs entrailles, quand, dans une belle péroraison sonore, on leur fit l'effrayant tableau de la société ébranlée jusque dans ses fondemens, de la société prête à entrer en dissolution, le cas échéant de l'acquittement de Pierre Leroux! Que n'assistiez-vous aux courtois éloges échangés entre la défense et l'accusation, quand l'avocat de l'accusé, prenant la parole, commença par déclarer qu'il ne pouvait se dispenser de rendre hommage au brillant talent oratoire déployé par le ministère public! Que n'entendiez-vous le président de la cour faisant des mêmes félicitations le texte de son exorde, si bien que rien ne vous aurait défendu de croire qu'il s'agissait académiquement de décerner un prix d'éloquence, et point du tout d'ôter la vie à un homme! Vous auriez pu voir aussi au milieu d'une foule de dames élégamment parées, comme dit un récit de journal, la soeur de M. Desalleux recevant les complimens de toutes les femmes de sa société, tandis qu'un peu plus loin son vieux père pleurait de bonheur en voyant le fils et l'orateur incomparable qu'il avait mis au monde.
Six semaines environ après toute cette joie de famille, Pierre Leroux monta avec l'exécuteur des hautes-oeuvres sur une charrette qui l'attendait à la porte de la prison criminelle d'Orléans. Ils se rendirent à la place du Martroie, qui est le lieu où se font les exécutions; il y trouvèrent un échafaud qui avait été dressé pour eux, et beaucoup de monde qui les attendait. Pierre Leroux, avec la résignation que met à Paris un sac de farine à se hisser, au moyen d'une poulie, dans le grenier d'un boulanger, monta l'escalier de l'échafaud. Comme il arrivait aux derniers degrés, un rayon de soleil, qui se jouait sur l'acier brillant et poli du glaive de la justice, lui donna dans les yeux, il parut prêt à chanceler; mais l'exécuteur, avec le courtois empressement d'un hôte qui sait faire les honneurs de chez lui, le soutint par-dessous les bras, et le posa sur le plancher de la guillotine; là Pierre Leroux trouva M. le greffier criminel qui était venu pour formuler le procès-verbal de l'exécution, MM. les gendarmes chargés de veiller à ce que l'ordre public ne fut pas troublé dans le compte qu'il allait régler, et MM. les valets du bourreau, qui, loin de justifier le proverbe dont ils sont l'objet, lui montrèrent avec une complaisance pleine d'égards comment il devait se placer sous le couteau. Une minute après, Pierre Leroux fit divorce avec sa tête; cela fut pratiqué avec une telle dextérité que plusieurs de ceux qui étaient venus pour assister à un spectacle furent obligés de demander à leurs voisins si la chose était déjà faite, et alors ils jurèrent bien qu'on ne les prendrait plus à se déranger pour si peu.
Trois mois s'étaient écoulés depuis que la tête et le corps de Pierre Leroux avaient été jetés dans un coin du cimetière, et, selon toute apparence, la fosse ne recélait plus que ses ossemens, quand une nouvelle session des assises s'étant ouverte, M. Desalleux eut encore à soutenir une accusation capitale.
Le veille du jour où il devait porter la parole, il quitta de bonne heure un bal auquel il avait été invité avec toute sa famille, dans un château des environs, et revint seul à la ville, afin de préparer sa cause pour le lendemain.
La nuit était sombre; un vent chaud du midi sifflait tristement dans la plaine, cependant que les bourdonnemens de la fête dansaient encore à son oreille.
Aussi il ne tarda pas à être saisi d'une grande mélancolie. Le souvenir de bien des gens qu'il avait connus, et qui étaient morts, lui revenait; et, sans trop savoir pourquoi, il se mit à songer à Pierre Leroux.
Néanmoins, quand il approcha de la ville, et que les premières lumières du faubourg commencèrent à briller, toutes ces sombres idées s'évanouirent; et quand il fut une fois devant son bureau, entouré de ses livres et de ses procédures, il ne pensa plus qu'à son plaidoyer, qu'il aurait voulu faire plus éloquent qu'aucun de ceux qu'il avait encore prononcés.
Déjà son système d'accusation était à peu près arrangé. Pour le remarquer en passant, c'est chose assez étrange que l'on puisse dire en langage social un système d'accusation, c'est-à-dire une manière absolue de grouper un ensemble de faits et de preuves en vertu duquel on s'approprie la tête d'un homme, comme on dit un système de philosophie, c'est-à-dire un ensemble de raisonnemens ou de sophismes à l'aide duquel on fait triompher quelque innocente vérité, théorie ou rêverie morale.—Son système d'accusation commençait donc à venir à bien, quand la déposition d'un témoin, qu'il n'avait pas encore examinée, se présenta à lui sous un aspect à renverser tout l'édifice de sa certitude. Il eut bien quelques momens d'hésitation, mais, ainsi que nous l'avons vu, M. Desalleux, dans ses fonctions du ministère public, comptait pour le moins aussi souvent avec son amour-propre qu'avec sa conscience. Appelant à lui toute sa puissance de logique et toutes les roueries de la parole, se prenant corps à corps avec ce malencontreux témoignage, il ne désespéra pas de l'enrégimenter au nombre de ses meilleurs argumens; seulement le travail était pénible, et la nuit s'avançait.
Trois heures venaient de sonner, et les bougies placées sur son bureau, prêtes à s'éteindre, ne jetaient plus qu'une pâle lueur.
Après les avoir renouvelées, comme le travail l'avait fortement échauffé, il fit quelques tours dans la chambre, vint se rasseoir dans son fauteuil, sur le dos duquel il se renversa, puis, dans cette attitude, suspendant sa pensée, à travers une fenêtre placée vis-à-vis de lui, il contemplait les étoiles qui brillaient dans le ciel. Tout à coup ses yeux, en descendant le long du vitrage, rencontrèrent deux yeux fixes qui le regardaient; il crut que le reflet de ses bougies, en se jouant sur le verre, lui produisait cette vision, et il les changea de place; mais la vision ne lui apparut que plus distincte. Comme il ne manquait point de coeur, s'armant d'une canne, la seule arme qu'il eût sous la main, il alla ouvrir sa croisée, pour voir quel était l'indiscret qui venait ainsi l'observer à une pareille heure. La chambre qu'il occupait était élevée de plusieurs étages; au-dessus et au-dessous de lui, le mur était à pic et ne présentait aucun accident au moyen duquel on pût descendre ou monter; dans l'espace étroit qui régnait entre la fenêtre et le balcon, aucun objet ne pouvait se dérober à son regard, et cependant il ne vit rien. Il pensa de nouveau qu'il avait été en proie à une de ces fantaisies qu'enfante l'erreur des sens durant la nuit, et il se remit en riant à son travail. Mais il n'avait pas écrit vingt lignes que, dans un coin obscur de sa chambre, il entendit remuer quelque chose: cela commença à l'émouvoir, car il n'était pas naturel que ses sens ainsi l'un après l'autre conspirassent pour le tromper. Ayant regardé cette fois avec attention pour découvrir d'où venait ce frôlement, il vit un objet noirâtre, qui s'avançait en sautillant par bonds inégaux, comme aurait fait une pie. A mesure que l'apparition se rapprochait de lui, son aspect devenait de plus en plus hideux, car elle prenait, à ne pas s'y méprendre, la forme d'une tête humaine séparée du tronc, et dégouttante de sang; et quand, par un lourd élan, elle vint s'abattre entre ses deux bougies, sur les papiers épars de son dossier, M. Desalleux reconnut les traits de Pierre Leroux, qui sans doute était venu pour lui apprendre que dans un magistrat conscience vaut mieux qu'éloquence. Succombant sous une indicible impression de terreur, il s'évanouit; le lendemain, on le trouva étendu sans connaissance au milieu de ce sang, qui avait coulé dans la chambre, sur son bureau, et jusque sur les feuilles de son plaidoyer; on pensa, et il n'eut garde de dire le contraire, qu'il avait été surpris par une hémorragie. Il est inutile d'ajouter qu'il ne fut pas en état de porter la parole, et que tous ses préparatifs oratoires furent perdus.
Bien des jours se passèrent avant que le souvenir de cette terrible nuit sortit de sa mémoire, bien des jours avant qu'il pût supporter sans terreur les ténèbres et la solitude. Au bout de quelques mois cependant, l'apparition ne s'étant pas renouvelée, l'orgueil de l'esprit commença à contrebalancer le témoignage des sens, et il se demanda de nouveau s'il n'avait pas été dupé par eux. Afin de mieux infirmer cette autorité, dont tous ses raisonnemens ne l'affranchissaient pas complétement, il appela à son aide l'opinion de son médecin, en lui faisant la confidence de son aventure. Le docteur, qui, à force de regarder dans les cerveaux sans découvrir la moindre trace de quelque chose qui ressemblât à une ame, était arrivé à une savante conviction de matérialisme, ne manqua pas de rire aux éclats en écoutant le récit de la vision nocturne. C'était peut-être la meilleure manière de guérir son malade; car, de cette façon, en ayant l'air de prendre en dérision sa préoccupation, il forçait, pour ainsi dire, son amour-propre à prendre parti dans la cure. Il ne fut pas d'ailleurs, comme on s'en doute, fort embarrassé d'expliquer à M. Desalleux son hallucination par un excès de tension de la fibre cérébrale, suivie d'une congestion et d'une évacuation sanguine, qui avait fait justement qu'il avait vu ce qu'il n'avait pas vu. Puissamment rassuré par cette consultation, dont aucun accident ne vint contredire la sagesse, M. Desalleux reprit peu à peu sa sérénité d'esprit, et presque toutes ses habitudes; il les modifia seulement en ce sens, qu'il travailla avec une application moins opiniâtre, et se livra par les conseils du docteur à quelques distractions de monde qu'il avait fort évitées jusque là.
Pour un homme d'étude, que sa santé exile dans les salons, la seule manière de rendre sa situation supportable, c'est de l'accepter loyalement et sans nulle réserve; c'est de se faire franchement, quoi qu'il puisse lui en coûter, tout d'abord homme de plaisir. Il y a aux choses que l'on fait avec conscience, même aux moins avenantes, je ne sais quel entraînement et quelle consolation; et puis, après tout, il n'est peut-être pas d'homme d'une nature si complétement supérieure, qu'une occupation à laquelle se plaît ce qu'on appelle la société, c'est-à-dire tout le monde, ne puisse le distraire à son tour, s'il ne prend pas trop conseil de sa morgue intellectuelle.
Employées avec précaution, les femmes, dans ces sortes de cas, peuvent devenir une excellente diversion; et aussi bien que personne, M. Desalleux était en position de s'en assurer; car sans parler de quelques avantages extérieurs, le retentissement de ses succès oratoires, et, peut-être plus encore, le peu d'empressement qu'il montrait pour d'autres succès, l'avaient rendu l'objet de plus d'une fantaisie féminine. Mais il y avait dans la donnée de sa vie quelque chose de trop positif pour qu'il consentit à ce que même l'amour d'une femme y trouvât place sans condition. Entre les coeurs qui paraissaient vouloir se donner à lui, il calcula quel était celui dont la bonne volonté s'escompterait le plus convenablement, sous la forme d'un mariage, en argent, utiles relations et autres avantages sociaux. La première partie de son roman ainsi arrêtée, il vit sans déplaisir que la fiancée qui lui procurerait tout cela était une jeune fille gracieuse, élégante et spirituelle, et alors il se mit à l'aimer de toute la fureur dont il était capable, avec approbation et privilége de ses père et mère, jusqu'à ce que mariage s'ensuivit.
Depuis long-temps Orléans n'avait pas vu une plus jolie fiancée que celle de M. Desalleux; depuis longtemps Orléans n'avait pas vu de famille plus heureuse que celle de M. Desalleux; depuis long-temps Orléans n'avait pas vu un bal de noces aussi joyeux et aussi brillant que celui de M. Desalleux.
Aussi, ce soir-là, pour un moment il avait laissé en paix son avenir, et il vivait dans le présent. Fait prisonnier dans un coin du salon par un plaideur qui avait pris ce temps pour lui recommander un procès, il regardait de temps en temps la pendule qui marquait une heure trois quarts; il avait aussi remarqué que deux fois depuis minuit la mère de la mariée était venue lui parler bas, que celle-ci avait répondu avec un visage boudeur, et qu'elle ne dansait plus que d'un air préoccupé. Tout à coup, à la suite d'une contredanse, il crut s'apercevoir, à un certain chuchotement qui courait dans l'assemblée, qu'il venait de se passer quelque chose. Ayant jeté les yeux, pendant que le plaideur plaidait toujours, sur les places que sa femme et les demoiselles d'honneur avaient occupées pendant toute la soirée, il ne les vit plus. Alors le grave magistrat fit comme tous les autres hommes; faussant tout court compagnie à l'argumentation de son solliciteur, il s'avança, par d'habiles manoeuvres, vers la porte de l'appartement, et au moment où des domestiques passaient chargés de rafraîchissemens, il s'esquiva, croyant n'avoir été remarqué par personne; ce qui était une grande prétention, car, depuis le moment où la mariée avait quitté le bal, toutes les demoiselles de dix-huit à vingt-cinq n'avaient plus perdu de vue le marié.
Au moment où il allait entrer dans la chambre nuptiale, il trouva sa belle-mère, qui en sortait avec les dignitaires dont la présence avait été nécessaire au coucher de la mariée, et quelques matrones qui s'étaient jointes d'office au cortége. D'un ton ému, et en lui serrant vivement la main, sa belle-mère lui dit à voix basse quelques paroles; on voyait qu'elle lui recommandait sa fille. M. Desalleux répondit par quelques mots affectueux et par un sourire, et certes à cet instant il ne songeait pas à Pierre Leroux.
Au moment où il ferma la porte de la chambre, sa fiancée était déjà couchée; par un arrangement qui lui parut étrange, les rideaux du lit avaient été tirés sur elle; pas un bruit ne se faisait entendre.
La solennité de ce silence, l'obstacle inattendu de ce rideau, dont l'ouverture allait nécessiter une certaine diplomatie, redoublèrent chez le marié un embarras d'autant plus facile à comprendre qu'il s'était rarement donné l'occasion de s'aguerrir, de manière à mener lestement de pareilles rencontres. Son coeur battait violemment, et un frisson lui courait par tous les membres, en regardant la robe et les parures de noces, jetées autour de lui dans un gracieux désordre. D'une voix mal assurée il appela sa fiancée. N'ayant pas reçu de réponse, il retourna, peut-être pour gagner du temps, vers la porte, s'assura de nouveau qu'elle était bien fermée, puis s'approchant du lit, il écarta doucement le rideau.
A la lumière incertaine de la lampe de nuit qui éclairait la chambre, une singulière vision lui apparut.
Près de sa fiancée, dormant d'un profond sommeil, une chevelure noire, et qui n'était pas celle d'une femme, se dessinait sur la blancheur de l'oreiller, où elle occupait sa place. Etait-il la victime de quelques-unes de ces mystifications destinées à troubler les mystères de la nuit nuptiale? ou bien un audacieux usurpateur était-il venu le détrôner, même avant son couronnement? Dans tous les cas, son substitut prenait assez peu de souci de lui; car, ainsi que sa femme, il était endormi d'un profond sommeil, et avait le visage tourné vers le fond de l'alcôve. Au moment où M. Desalleux se penchait sur le lit pour reconnaître les traits de cet hôte étrange, un long soupir, comme celui d'un homme qui se réveille, traversa le silence; en même temps la face de l'inconnu, se retournant vers lui, lui offrit une épouvantable ressemblance, celle de Pierre Leroux.
En se voyant pour la seconde fois en proie à cette horrible vision, le magistrat aurait dû comprendre qu'il y avait dans sa vie quelque méchante action dont il lui était demandé compte: sa conscience, s'il eût voulu prendre le soin de l'interroger, n'eût point été en peine de lui apprendre quel était son crime; la chose une fois bien expliquée, ce qu'il aurait eu de mieux à faire, c'eût été de se mettre en prières jusqu'au matin, puis, le jour venu, d'aller à sa paroisse faire dire une messe pour le repos de l'ame de Pierre Leroux: au moyen de ces expiations et de quelques aumônes faites aux pauvres prisonniers, peut-être eût-il recouvré le repos de sa vie, et se fût-il pour jamais dérobé à l'obsession dont il était l'objet.
La pensée de sa nuit de noces, qui l'occupait alors, ne lui permit pas de songer à ce pieux recours. Le coeur chaud de désirs, il se sentit le courage d'entrer en lutte ouverte avec le fantôme qui venait lui disputer sa fiancée, et il essaya de le saisir par sa chevelure pour le jeter hors de l'appartement. Au mouvement qu'il fit, la tête ayant compris son intention commença à grincer des dents, et comme il avançait la main sans précaution, elle lui fit une morsure profonde: mais cette blessure augmenta encore la rage du valeureux époux, il regarda autour de lui pour chercher une arme, alla ramasser dans la cheminée la barre de fer qui servait à retenir les tisons, et, en déchargeant de toutes ses forces plusieurs coups sur le lit, il essayait de donner la mort à la mort, et d'écraser son hideux ennemi. Mais les choses se passaient comme aux théâtres de marionnettes en plein vent, où Polichinelle esquive, en faisant le plongeon, les coups de bâton qu'on lui destine. A chaque fois que la barre de fer se levait, la tête faisait adroitement un saut de côté et laissait frapper l'arme à vide. Cela dura quelques minutes jusqu'à ce que, s'élançant par un bond prodigieux par-dessus l'épaule de son adversaire, elle disparut derrière lui, sans qu'il pût la retrouver dans aucun coin de l'appartement et deviner par où elle s'était échappée.
Après une perquisition scrupuleuse, une fois qu'il lui fut prouvé qu'il était bien maître du champ de bataille, il retourna auprès de sa femme qui, pendant le combat, avait miraculeusement continué son sommeil, et, malgré le désordre de la couche hyménée sur laquelle la tête avait laissé quelques traces sanglantes, il se disposait à en prendre possession; mais, au moment où il soulevait le drap pour se glisser dessous, il s'aperçut avec horreur qu'une vaste mare de sang chaud, conséquence du séjour qu'y avait fait son odieux rival, occupait sa place et baignait les reins de sa fiancée. Plus d'une heure se passa sans qu'il fût parvenu à étancher ce sang, qui, malgré tous ses efforts, ne tarissait point. Un malheur n'arrive jamais seul. En tracassant dans la chambre, il renversa la lampe qui l'éclairait et demeura dans une obscurité qui augmenta son embarras. Cependant la nuit s'écoulait; et, malgré toutes les entraves que le ciel et la terre pourraient y mettre, le magistrat avait juré que son mariage serait consommé! Après avoir étendu sur le drap humide deux ou trois couches de linge sec, qui ne lui paraissaient pas devoir être de long-temps traversées, il se coucha bravement dessus; et, commençant à appeler sa fiancée des noms les plus tendres, il essayait de la réveiller. Celle-ci dormait toujours. Alors il l'attira à lui, l'enlaça dans ses bras et la couvrit de baisers; elle continua son sommeil et parut insensible à toutes ses caresses. Que signifiait cela? était-ce une feinte de jeune fille qui donnait pour n'avoir point à faire les honneurs de sa virginité mourante? Dans cette nuit de sabbat, un sommeil surnaturel s'était-il abattu sur ses yeux? Dans ce moment, le jour devait commencer à poindre; espérant que ses premiers rayons achèveraient de rompre tous les enchantemens odieux auxquels il avait été en proie, M. Desalleux se leva et alla ouvrir les persiennes et les rideaux de ses fenêtres, pour laisser pénétrer dans l'appartement la clarté matinale; alors le malheureux vit pourquoi ce sang ne tarissait point. Emporté par son fougueux courage, dans son duel avec la tête de Pierre Leroux, lorsqu'il croyait frapper sur elle, il avait frappé sur la tête de sa bien-aimée: le coup avait été si rudement porté qu'elle était morte sans même laisser échapper un soupir; et, à l'heure où il la contemplait, son sang n'avait pas encore fini de couler par une profonde ouverture qu'il lui avait faite à la tempe gauche.
Nous laissons aux physiologistes à expliquer ce phénomène: mais en voyant qu'il avait tué sa femme, il fut saisi d'un accès de rire inextinguible, qui durait encore au moment où sa belle-mère vint frapper à la porte de la chambre, pour savoir comment les époux avaient passé la nuit. Son effroyable gaieté redoubla lorsqu'il entendit la voix de la mère de la défunte. Courant lui ouvrir, il la saisit par le bras; et, la traînant en face du lit pour qu'elle contemplât bien ce beau spectacle, il fut atteint d'un redoublement de rire qui ne se calma que quand il vint à haleter sous un hoquet furieux.
Accourus au cri terrible qu'avait jeté la pauvre mère avant de s'évanouir, tous les habitans de la maison furent témoins de cette horrible scène, dont le bruit ne tarda pas à se répandre dans la ville. Le matin même, sur un mandat du procureur-général, M. Desalleux fut conduit dans la prison criminelle d'Orléans, et on a remarqué depuis que la chambre où il fut déposé était celle qu'avait habitée Pierre Leroux jusqu'au moment de son exécution.
La fin du magistrat fut un peu moins tragique.
Déclaré, sur l'avis unanime des médecins, atteint de monomanie et de folie furieuse, celui qui s'était cru destiné à remuer le monde par sa parole fut conduit à l'hôpital des fous, et, durant plus de six mois, on le tint enchaîné dans une cellule obscure. Au bout de ce temps, comme il n'avait donné aucun signe de férocité, on lui ôta sa chaîne et il fut mis à un régime plus doux.
Aussitôt qu'il eut la liberté de ses mouvemens, une étrange folie, qui ne le quitta plus, se déclara chez lui; il croyait être artiste funambule, et, du matin au soir, il dansait avec les gestes et tout les mouvemens d'un homme qui tient un balancier et qui marche sure une corde.
Un libraire d'Orléans a eu l'idée de recueillir en un volume les plaidoyers qu'il avait prononcés durant sa courte carrière oratoire. Trois éditions successives en ont été enlevées. L'éditeur en prépare une quatrième en ce moment.
LE GRAND D'ESPAGNE.
Lors de l'expédition entreprise en 1823-4, par le roi Louis XVIII, pour sauver Ferdinand VII du régime constitutionnel, je me trouvais, par hasard, à Tours, sur la route d'Espagne.
La veille de mon départ, j'allai au bal chez une des plus aimables femmes de cette ville où l'on sait s'amusait mieux que dans aucune autre capitale de province; et, peu de temps avant le souper, car on soupe encore à Tours, je me joignis à un groupe de causeurs au milieu duquel un monsieur qui m'était inconnu racontait une aventure.
L'orateur, venu fort tard au bal, avait, je crois, dîné chez le receveur général. En entrant, il s'était mis à une table d'écarté; puis, après avoir passé plusieurs fois, au grand contentement de ses parieurs, dont le côté perdait, il s'était levé, vaincu par un sous-lieutenant de carabiniers; et, pour se consoler, il avait pris part à une conversation sur l'Espagne, sujet habituel de mille dissertations inutiles.
Pendant le récit, j'examinais avec un intérêt involontaire la figure et la personne du narrateur. C'était un de ces êtres à mille faces qui ont des ressemblances avec tant de types que l'observateur reste indécis, et ne sait s'il faut les classer parmi les gens de génie obscurs ou parmi les intrigans subalternes.
D'abord il était décoré d'un ruban rouge; or ce symbole trop prodigué ne préjuge plus rien en faveur de personne; il avait un habit vert, et je n'aime pas les habits verts au bal, lorsque la mode ordonne à tout le monde d'y porter un habit noir; puis il avait de petites boucles d'acier à ses souliers, au lieu d'un noeud de ruban; sa culotte était d'un casimir horriblement usé, sa cravate mal mise; bref, je vis bien qu'il ne tenait pas beaucoup au costume: ce pouvait être un artiste!
Ses manières et sa voix avaient je ne sais quoi de commun, et sa figure, en proie aux rougeurs que les travaux de la digestion y imprimaient, ne rehaussait par aucun trait saillant l'ensemble de sa personne; il avait le front découvert et peu de cheveux sur la tête. D'après tous ces diagnostics, j'hésitais à en faire, soit un conseiller de préfecture, soit un ancien commissaire des guerres; lorsque, lui voyant poser la main sur la manche de son voisin d'une manière magistrale, je le jetai dans la classe des plumitifs, des bureaucrates et consorts.
Enfin je fus tout-à-fait convaincu de la vérité de mon observation en remarquant qu'il n'était écouté que pour son histoire; aucun de ses auditeurs ne lui accordait cette attention soumise et ces regards complaisans qui sont le privilége des gens hautement considérés.
Je ne sais si vous voyez bien l'homme, se bourrant le nez de prises de tabac, parlant avec la prestesse des gens empressés de finir leur discours, de peur qu'on ne les abandonne; du reste s'exprimant avec une grande facilité, contant bien, peignant d'un trait, et jovial comme un loustic de régiment.
Pour vous sauver l'ennui des digressions, je me permets de traduire son histoire en style de conteur, et d'y donner cette façon didactique nécessaire aux récits qui, de la causerie familière, passent à l'état typographique.
Quelque temps après son entrée à Madrid, le grand-duc de Berg invita les principaux personnages de cette ville à une fête française offerte par l'armée à la capitale nouvellement conquise. Malgré la splendeur du gala, les Espagnols n'y furent pas très-rieurs; leurs femmes dansèrent peu; en somme, les conviés jouèrent, et perdirent ou gagnèrent beaucoup.
Les jardins du palais étaient illuminés assez splendidement pour que les dames pussent s'y promener avec autant de sécurité qu'elles l'eussent fait en plein jour... La fête était impérialement belle, et rien ne fut épargné dans le but de donner aux Espagnols une haute idée de l'empereur, s'ils voulaient le juger d'après ses lieutenans.
Dans un bosquet assez voisin du palais, entre une heure et deux du matin, plusieurs militaires français s'entretenaient des chances de la guerre, et de l'avenir peu rassurant que pronostiquait l'attitude même des Espagnols présens à cette pompeuse fête.
—Ma foi, dit un Français dont le costume indiquait le chirurgien en chef de quelque corps d'armée, hier j'ai formellement demandé mon rappel au prince Murat. Sans avoir précisément peur de laisser mes os dans la Péninsule, je préfère aller panser les blessures faites par nos bons voisins les Allemands; leurs armes ne vont pas si avant dans le torse que les poignards castillans... Puis, la crainte de l'Espagne est, chez moi, comme une superstition... Dès mon enfance j'ai lu des livres espagnols, un tas d'aventures sombres et mille histoires de ce pays, qui m'ont vivement prévenu contre les moeurs de ses habitans... Eh bien! depuis notre entrée à Madrid, il m'est arrivé d'être déjà, sinon le héros, du moins le complice de quelque périlleuse intrigue, aussi noire, aussi obscure que peut l'être un roman de lady Radcliffe... Or comme j'écoute assez mes pressentimens, dès demain je détale... Murat ne me refusera certes pas mon congé; car, nous autres, grâces aux services secrets que nous rendons, nous avons des protections toujours efficaces...
—Puisque tu tires ta crampe, dis-nous ton événement!... s'écria un colonel, vieux républicain qui du beau langage et des courtisaneries impériales ne se souciait guère.
Là-dessus le chirurgien en chef regarda soigneusement autour de lui, parut chercher à reconnaître les figures de ceux qui l'environnaient; et, sûr qu'aucun Espagnol n'était dans le voisinage, il dit:
—Puisque nous sommes tous Français!... volontiers, colonel Charrin...
—Il y a six jours, reprit-il, je revenais tranquillement à mon logis, vers onze heures du soir, après avoir quitté le général Latour, dont l'hôtel se trouve à quelques pas du mien, dans ma rue; nous sortions tous deux de chez l'ordonnateur en chef, où nous avions fait une bouillotte assez animée... Tout à coup, au coin d'une petite rue, deux inconnus, ou plutôt deux diables, se jettent sur moi, et m'entortillent la tête et les bras dans un grand manteau... Je criai, vous devez me croire, comme un chien fouetté; mais le drap étouffa ma voix, puis je fus transporté dans une voiture avec une rapidité merveilleuse; et, quand mes deux compagnons me débarrassèrent du sacré manteau, j'entendis une voix de femme et ces désolantes paroles dites en mauvais français:
—Si vous criez ou si vous faites mine de vous échapper, si vous vous permettez le moindre geste équivoque, le monsieur qui est devant vous est capable de vous poignarder sans scrupule. Ainsi tenez-vous tranquille. Maintenant je vais vous apprendre la cause de votre enlèvement... Si vous voulez vous donner la peine d'étendre votre main vers moi, vous trouverez entre nous deux vos instrumens de chirurgie que nous avons envoyé chercher chez vous de votre part; ils vous seront sans doute nécessaires. Nous vous emmenons dans une maison où votre présence est indispensable... Il s'agit de sauver l'honneur d'une dame. Elle est en ce moment sur le point d'accoucher d'un enfant dont elle fait présent à son amant à l'insu de son mari. Quoique celui-ci quitte peu sa femme dont il est toujours passionnément épris, et qu'il la surveille avec toute l'attention de la jalousie espagnole, elle a su lui cacher sa grossesse. Il la croit malade. Nous vous emmenons pour faire l'accouchement. Ainsi vous voyez que les dangers de l'entreprise ne vous concernent pas: seulement obéissez-nous; autrement l'ami de cette dame, qui est en face de vous dans la voiture, et qui ne sait pas un mot de français, vous poignarderait à la moindre imprudence...
—Et qui êtes-vous, lui dis-je en cherchant la main de mon interlocutrice, dont le bras était enveloppé dans la manche d'un habit d'uniforme...
—Je suis la camariste de madame, sa confidente, et toute prête à vous récompenser par moi-même, si vous vous prêtez galamment aux exigences de notre situation.
—Volontiers!... dis-je en me voyant embarqué de force dans une aventure dangereuse.
Alors, à la faveur de l'ombre, je vérifiai si la figure et les formes de la camariste étaient en harmonie avec toutes les idées que les sons riches et gutturaux de sa voix m'avaient inspirées...
La camariste s'était sans doute soumise par avance à tous les hasards de ce singulier enlèvement, car elle garda le plus complaisant de tous les silences, et la voiture n'eut pas roulé pendant plus de dix minutes dans Madrid qu'elle reçut et me rendit un baiser très-passionné.
Le monsieur que j'avais en vis-a-vis ne s'offensa point de quelques coups de pied dont je le gratifiai fort involontairement; mais comme il n'entendait pas le français, je présume qu'il n'y fit pas attention.
—Je ne puis être votre maîtresse qu'à une seule condition, me dit la camariste en réponse aux bêtises que je lui débitais, emporté par la chaleur d'une passion improvisée, à laquelle tout faisait obstacle.
—Et laquelle?...
—Vous ne chercherez jamais à savoir à qui j'appartiens... Si je viens chez vous, ce sera de nuit, et vous me recevrez sans lumière.
Notre conversation en était là quand la voiture arriva près d'un mur de jardin.
—Laissez-moi vous bander les yeux!... me dit la camariste; mais vous vous appuyerez sur mon bras, et je vous conduirai moi-même.
Puis la camariste me serra sur les yeux et noua fortement derrière ma tête un mouchoir très-épais.
J'entendis le bruit d'une clef mise avec précaution dans la serrure d'une petite porte sans doute par le silencieux amant que j'avais eu pour vis-à-vis; et bientôt la femme de chambre, au corps cambré, et qui avait du meneho dans son allure, me conduisit, à travers les allées sablées d'un grand jardin, jusqu'à un certain endroit, où elle s'arrêta.
Par le bruit que nos pas firent dans l'air, je présumai que nous étions devant la maison.
—Silence, maintenant!... me dit-elle à l'oreille, et veillez bien sur vous-même!... Ne perdez pas de vue un seul de mes signes, car je ne pourrai plus vous parler sans danger pour nous deux, et il s'agit en ce moment de vous sauver la vie.
Puis, elle ajouta, mais à haute voix:
—Madame est dans une chambre au rez-de-chaussée; pour y arriver, il nous faudra passer dans la chambre et devant le lit de son mari; ainsi ne toussez pas, marchez doucement, et suivez-moi bien, de peur de heurter quelques meubles, ou de mettre les pieds hors du tapis que j'ai disposé sous nos pas...
Ici l'amant grogna sourdement, comme un homme impatienté de tant de retards. La camariste se tut; j'entendis ouvrir une porte, je sentis l'air chaud d'un appartement, et nous allâmes à pas de loup, comme des voleurs en expédition.
Enfin la douce main de la camariste m'ôta mon bandeau.
Je me trouvai dans une grande chambre, haute d'étage, et mal éclairée par une seule lampe fumeuse. La fenêtre était ouverte, mais elle avait été garnie de gros barreaux de fer par le jaloux mari; j'étais jeté là comme au fond d'un sac.
Il y avait à terre, sur une natte, une femme magnifique, dont la tête était couverte d'un voile de mousseline, mais à travers lequel ses yeux pleins de larmes brillaient de tout l'éclat des étoiles. Elle serrait avec force sur sa bouche un mouchoir de batiste, et le mordait si vigoureusement que ses dents l'avaient déchiré et y étaient entrées à moitié... Jamais je n'ai vu si beau corps, mais ce corps se tordait sous la douleur comme se tord une corde de harpe jetée au feu. La malheureuse avait fait deux arcs-boutans de ses jambes, en les appuyant sur une espèce de commode; et, de ses deux mains, elle se tenait aux bâtons d'une chaise en tendant ses bras, dont toutes les veines étaient horriblement gonflées. Elle ressemblait ainsi à un criminel dans les angoisses de la question...
Du reste, pas un cri, pas d'autre bruit que le sourd craquement de ses os, et nous étions là, tous trois, muets, immobiles...
Les ronflemens du mari retentissaient avec une constante régularité...
Je voulus examiner la camariste, mais elle avait remis le masque dont elle s'était sans doute débarrassée pendant la route, et je ne pus voir que deux yeux noirs et des formes bien prononcées qui bombaient fortement son uniforme. L'amant était également masqué. Quand il arriva, il jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de sa maîtresse, et replia en double sur la figure le voile de mousseline.
Lorsque j'eus soigneusement observé cette femme, je reconnus, à certains symptômes jadis remarqués dans une bien triste circonstance de ma vie, que l'enfant était mort; alors je me penchai vers la camariste pour l'instruire de cet événement.
En ce moment, le défiant inconnu tira son poignard; mais j'eus le temps de tout dire à la femme-de-chambre, qui lui cria deux mots à voix basse.
En entendant mon arrêt, l'amant eut un léger frisson qui passa sur lui de pied à la tête comme un éclair, et il me sembla voir pâlir sa physionomie sous son masque de velours noir.
La camariste, saisissant un moment où cet homme au désespoir regardait la mourante qui devenait violette, me montra, par un geste, des verres de limonade tout préparés sur une table, en me faisant un signe négatif.
Je compris qu'il fallait m'abstenir de boire, malgré l'horrible chaleur qui me mettait en nage.
Tout à coup l'amant ayant soif prit un de ces verres, et but environ la moitié de la limonade qu'il contenait.
En ce moment, la dame eut une convulsion violente qui m'annonça l'heure favorable à la crise; et, prenant ma lancette, je la saignai, de force, au bras droit avec assez de bonheur. La camariste reçut dans des serviettes le sang qui jaillissait abondamment; puis l'inconnue tomba dans un abattement propice à mon opération... Je m'armai de courage, et je pus, après une heure de travail, extraire l'enfant par morceaux.
L'Espagnol, ne pensant plus à m'empoisonner, en comprenant que je venais de sauver sa maîtresse, pleurait sous son masque, et de grosses larmes roulaient, par instans, sur son manteau.
Du reste, la femme ne jeta pas un cri, mais elle mordait son mouchoir, tressaillait comme une bête fauve surprise, et suait à grosses gouttes.
Dans un instant horriblement critique, elle fit un geste pour montrer la chambre de son mari; le mari venait de se retourner; et, de nous quatre, elle seule avait entendu le froissement des draps, le bruissement du lit ou des rideaux.
Nous nous arrêtâmes, et à travers les trous de leurs masques, la camariste et l'amant se jetèrent des regards de feu...
Profitant de cette espèce de relâche, j'étendis la main pour prendre le verre de limonade que l'inconnu avait entamé; mais lui, croyant que j'allais boire un des verres pleins, bondit aussi légèrement qu'un chat, et posa son long poignard sur les deux verres empoisonnés. Il me laissa le sien, en me faisant un signe de tête pour me dire d'en boire le reste. Il y avait tant de choses, d'idées, de sentiment, dans ce signe et dans son vif mouvement, que je lui pardonnai presque les atroces combinaisons médités pour tuer et ensevelir toute mémoire de ces événemens.
Il me serra la main lorsque j'eus achevé de boire; puis, après avoir laissé échapper un mouvement convulsif, il enveloppa lui-même soigneusement les débris de son enfant; et quand, après deux heures de soins et de craintes, nous eûmes, la camariste et moi, recouché sa maîtresse, il me serra de nouveau les mains, et mit à mon insu, dans ma poche, des diamans sur papier. Mais, par parenthèse, comme j'ignorais le somptueux cadeau de l'Espagnol, mon domestique me vola ce trésor le surlendemain, et s'est enfui nanti d'une vraie fortune.
Je dis à l'oreille de la femme-de-chambre, et bien bas, les précautions qui restaient à prendre; puis je manifestai l'intention d'être libre. La camariste resta près de sa maîtresse, circonstance qui ne me rassura pas excessivement; mais je résolus de me tenir sur mes gardes. L'amant fit un paquet de l'enfant mort et des linges teints du sang de sa maîtresse; puis il le serra fortement, le cacha sous son manteau; et, me passant la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer, il sortit le premier, en m'invitant par un geste à tenir le pan de son habit; ce que je fis, non sans donner un dernier regard à la camariste. Elle arracha son masque en voyant l'Espagnol dehors, et me montra la plus délicieuse figure du monde.
Je traversai les appartemens à la suite de l'amant; et quand je me trouvai dans le jardin, en plein air, j'avoue que je respirai comme si l'on m'eût ôté un poids énorme de dessus la poitrine. Je marchais à une distance respectueuse de mon guide, en veillant sur ses moindres mouvemens avec la plus grande attention.
Arrivés à la petite porte, il me prit par la main, et m'appuya sur les lèvres un cachet, monté en bague, que je lui avais vu à un doigt de la main gauche. Je compris toute la valeur de ce signe éloquent. Nous nous trouvâmes dans la rue; et, au lieu de la voiture, deux chevaux nous attendaient. Nous montâmes chacun sur une des deux bêtes; mon Espagnol s'empara de ma bride, la tint dans sa main gauche, prit entre ses dents les guides de sa monture, car il avait son paquet sanglant dans sa main droite, et nous partîmes avec la rapidité de l'éclair. Il me fut impossible de remarquer le moindre objet qui pût servir à me faire reconnaître la route que nous parcourûmes. Au petit jour, je me trouvai près de ma porte, et l'Espagnol s'enfuit, en se dirigeant vers la porte d'Atocha...
—Et vous n'avez rien aperçu qui puisse vous faire soupçonner à quelle femme vous aviez affaire?... dit un officier au chirurgien.
—Une seule chose... reprit-il. Quand je saignai l'inconnue, je remarquai sur son bras, à peu près au milieu, une petite envie, grosse comme une lentille, et environnée de poils bruns... Puis le palais m'a paru magnifique, immense; la façade ne finissait pas...
En ce moment, l'indiscret chirurgien s'arrêta, pâlit. Tous les yeux fixés sur les siens en suivirent la direction; et les Français virent un Espagnol enveloppé d'un manteau, dont le regard de feu brillait dans l'ombre, au milieu d'une touffe d'orangers où il se tenait debout.
L'écouteur disparut aussitôt avec une légèreté de sylphe, quand un jeune sous-lieutenant s'élança vivement sur lui.
—Sarpéjeu! mes amis, s'écria le chirurgien, cet oeil de basilic m'a glacé. J'entends sonner des cloches dans mes oreilles; et je vous fais mes adieux... vous m'enterrez ici!...
—Es-tu bête!... dit le colonel Charrin. Lecamus s'est mis à la piste l'espion, il saura bien nous en rendre raison.
—Hé bien! Lecamus?... s'écrièrent les officiers, en voyant revenir le sous-lieutenant tout essoufflé.
—Au diable!... répondit Lecamus. Il a passé, je crois, à travers les murailles; et, comme je ne pense pas qu'il soit sorcier, il est sans doute de la maison! il en connaît les passages, les détours, et m'a facilement échappé.
—Je suis perdu!... dit le chirurgien d'une voix sombre.
—Allons, sois calme!... répondirent les officiers; nous nous mettrons à tour de rôle chez toi, jusqu'à ton départ... et, pour ce soir, nous t'accompagnerons.
En effet, trois jeunes officiers, qui ayant perdu leur argent au jeu ne savaient plus que faire, reconduisirent le chirurgien à son logement, et s'offrirent à rester chez lui, ce qu'il accepta.
Le surlendemain, il avait obtenu son renvoi en France, et faisait tous ses préparatifs pour partir avec une dame à laquelle Murat donnait une forte escorte. Il achevait de dîner en compagnie de ses amis, lorsque son domestique vint le prévenir qu'une jeune dame voulait lui parler. Le chirurgien et les trois officiers descendirent aussitôt; mais l'inconnue ne put que dire à son amant:
—Prenez garde!...
Elle tomba morte.
C'était la camariste qui, se sentant empoisonnée, espérait arriver à temps pour sauver le chirurgien.
Le poison la défigura complétement.
—Diable! diable!... s'écria Lecamus, voilà ce qui s'appelle aimer!... il n'y a qu'une Espagnole au monde qui puisse trotter avec un monstre de poison dans son bocal!...
Le chirurgien restait singulièrement pensif. Enfin, pour noyer les sinistres pressentimens qui le tourmentaient, il se remit à table et but immodérément, ainsi que ses compagnons; puis tous, à moitié ivres, se couchèrent de bonne heure.
Au milieu de la nuit, le chirurgien fut réveillé par le bruit aigu que firent les anneaux de ses rideaux violemment tirés sur les tringles. Il se mit sur son séant, en proie à cette trépidation mécanique de toutes les fibres qui nous saisit au moment d'un semblable réveil. Alors il vit, debout devant lui, un Espagnol enveloppé dans son manteau. L'inconnu lui jetait le même regard brûlant, parti du buisson pendant la fête, et par lequel il avait déjà été si fatalement saisi.
Le chirurgien cria: Au secours!... A moi, mes amis!
Mais, à ce cri de détresse, l'Espagnol répondit d'abord par un rire amer:
—L'opium croît pour tout le monde!... dit-il.
Puis, après cette espèce de sentence, il lui montra ses trois amis profondément endormis; et, tirant avec brusquerie de dessous son manteau un bras de femme récemment coupé, il le présenta vivement au chirurgien, en lui montrant un signe semblable à celui qu'il avait si imprudemment décrit:
—Est-ce bien le même?... demanda-t-il.
A la lueur d'une lanterne posée sur le lit, le chirurgien, glacé d'effroi, répondit par un signe de tête; et, sans plus ample information, le mari de l'inconnu lui plongea son poignard dans le coeur!...
—Le conte est furieusement brun, dit un des auditeurs, mais il est encore plus invraisemblable; car pourriez-vous m'expliquer qui, du mort ou de l'Espagnol, vous a raconté cela?...
—Monsieur, répondit le narrateur, piqué de l'observation, comme fort heureusement le coup de poignard que j'ai reçu a glissé à droite au lieu d'aller à gauche, vous me permettrez de savoir un peu ma propre histoire... Je vous jure qu'il y a encore des nuits où je vois en rêve les deux sacrés yeux...
L'ancien chirurgien en chef s'arrêta, pâlit, et resta, la bouche ouverte, dans un véritable état d'épilepsie.
Nous nous retournâmes tous du côté du salon. A la porte était un grand d'Espagne, un afrancesados en exil, et arrivé depuis quinze jours en Touraine, avec sa famille. Il apparaissait pour la première fois dans le monde; et, venu fort tard, il visitait les salons, accompagné de sa femme dont le bras droit restait immobile.
Nous nous séparâmes en silence pour laisser passer ce couple, que nous ne vîmes pas sans une émotion profonde.
C'était un vrai tableau de Murillo! Le mari avait, sous des orbites creusés et noircis, des yeux de feu. Sa face était desséchée, son crâne sans cheveux, et son corps d'une maigreur effroyable.—La femme!... imaginez-la?—non!—vous ne la feriez pas vraie.—Elle avait une admirable taille; elle était pâle, mais belle encore; son teint, par un privilége inouï pour une Espagnole, était éclatant de blancheur; mais son regard tombait sur vous comme un jet de plomb fondu... son beau front, orné de perles, et blanc, ressemblait au marbre d'une tombe; il y avait un mort enseveli dans son coeur!... C'était la douleur espagnole dans tout son lustre.
Inutile de dire que le chirurgien avait disparu.
—Madame, demandai-je à la comtesse vers la fin de la soirée, par quel événement avez-vous donc perdu le bras?