← Retour

Contes choisis

16px
100%

HISTOIRE DU MÉCHANT PETIT GARÇON

Il y avait une fois un méchant petit garçon qui s’appelait Jim. Cependant, si l’on veut bien le remarquer, les méchants petits garçons s’appellent presque toujours James dans les livres de l’école du dimanche. C’était bizarre, mais on n’y peut rien. Celui-là s’appelait Jim.

Il n’avait pas non plus une mère malade, une pauvre mère pieuse et poitrinaire, et qui eût souhaité mourir et se reposer dans la tombe, sans le grand amour qu’elle portait à son fils, et la crainte qu’elle avait que le monde fût méchant et dur pour lui, quand elle aurait disparu. Tous les méchants petits garçons dans les livres de l’école du dimanche s’appellent James, et ont une mère malade qui leur enseigne à répéter: «Maintenant, je vais m’en aller...» et chantent pour les endormir d’une voix douce et plaintive, et les baisent, et leur souhaitent bonne nuit, et s’agenouillent au pied du lit pour pleurer. Il en était autrement pour notre garçon. Il s’appelait Jim. Et rien de semblable chez sa mère, ni phtisie, ni autre chose. Elle était plutôt corpulente, et n’avait nulle piété. En outre elle ne se tourmentait pas outre mesure au sujet de Jim. Elle avait coutume de dire que s’il se cassait le cou, ce ne serait pas une grande perte. Elle l’envoyait coucher d’une claque, et ne l’embrassait jamais, pour lui souhaiter bonne nuit. Au contraire, elle lui frottait les oreilles quand il la quittait pour dormir.

Un jour ce méchant petit garçon vola la clef de l’office, s’y glissa, mangea de la confiture, et remplit le vide du pot avec du goudron, pour que sa mère ne soupçonnât rien. Mais à ce moment même un terrible sentiment ne l’envahit pas. Quelque chose ne lui sembla pas murmurer: «Ai-je bien fait de désobéir à ma mère?» «N’est-ce pas un péché d’agir ainsi?» «Où vont les méchants petits garçons qui mangent gloutonnement la confiture maternelle?» Et alors, il ne se mit pas à genoux, tout seul, et ne fit pas la promesse de n’être plus jamais méchant; il ne se releva pas, le cœur léger et heureux, pour aller trouver sa mère et tout lui raconter; et demander son pardon, et recevoir sa bénédiction, elle ayant des pleurs de joie et de gratitude dans les yeux. Non. C’est ainsi que se comportent les autres méchants petits garçons dans les livres. Mais chose étrange, il en arriva autrement avec ce Jim. Il mangea la confiture et dit que c’était «épatant» dans son langage grossier et criminel. Et il versa le goudron dans le pot, et dit que c’était aussi «épatant» et se mit à rire, et observa que la vieille femme sauterait et renâclerait, quand elle s’en apercevrait. Et quand elle découvrit la chose, il affirma qu’il ignorait ce qu’il en était; elle le fouetta avec sévérité; il se chargea de l’accompagnement. Tout s’arrangeait autrement pour lui que pour les méchants James dans les histoires.

Un autre jour, il grimpa sur le pommier du fermier Acorn, pour voler des pommes. La branche ne cassa pas. Il ne tomba pas et ne se cassa pas le bras, et ne fut pas mis en pièces par le gros chien du fermier, pour languir de longues semaines sur un lit de douleur, et se repentir, et devenir bon. Oh! non! Il prit autant de pommes qu’il voulut, et descendit sans encombre. Et d’ailleurs, il était paré pour le chien, et le chassa avec une brique lorsqu’il s’avança pour le mordre. C’était bizarre. Rien de semblable jamais dans ces aimables petits livres à couverture marbrée, où l’on voit des images qui représentent des messieurs en queue-de-pie et chapeaux hauts en forme de cloche, avec des pantalons trop courts, et des dames ayant la taille sous les bras et sans crinolines. Rien de pareil dans les livres de l’école du dimanche.

Il déroba, une autre fois, le canif du maître d’école, et, pour éviter d’être fouetté, il le glissa dans la casquette de Georges Wilson, le fils de la pauvre veuve Wilson, le jeune garçon moral, le bon petit garçon du village, qui toujours obéissait à sa mère et qui ne mentait jamais, et qui était amoureux de ses leçons et infatué de l’école du dimanche. Quand le canif tomba de la casquette, et que le pauvre Georges baissa la tête et rougit comme surpris sur le fait, et que le maître en colère l’accusa, et était juste au moment de laisser tomber le fouet sur ses épaules tremblantes, on ne vit pas apparaître soudain, l’attitude noble, au milieu des écoliers, un improbable juge de paix à perruque blanche, pour dire: «Épargnez ce généreux enfant. Voici le coupable et le lâche. Je passais par hasard sur la porte de l’école, et, sans être vu, j’ai tout vu.» Et Jim ne fut pas harponné, et le vénérable juge ne prononça pas un sermon devant toute l’école émue jusqu’aux larmes et ne prit pas Georges par la main pour déclarer qu’un tel enfant méritait qu’on lui rendît hommage, et ne lui dit pas de venir habiter chez lui, balayer le bureau, préparer le feu, faire les courses, fendre le bois, étudier les lois, aider la femme du juge dans ses travaux d’intérieur, avec la liberté de jouer tout le reste du temps, et la joie de gagner dix sous par mois. Non. Les choses se seraient passées ainsi dans les livres, mais ce ne fut pas ainsi pour Jim. Aucun vieil intrigant de juge ne tomba là pour tout déranger. Et l’écolier modèle Georges fut battu, et Jim fut heureux de cela, car Jim détestait les petits garçons moraux. Jim disait qu’il fallait mettre à bas ces «poules mouillées». Tel était le grossier langage de ce méchant et mal élevé petit garçon.

La plus étrange chose arriva à Jim, le jour qu’il était allé, un dimanche, faire une promenade en bateau. Il ne fut pas du tout noyé. Une autre fois, il fut surpris par l’orage, pendant qu’il pêchait, toujours un dimanche, et ne fut pas foudroyé. Eh bien! Vous pouvez consulter et consulter d’un bout jusqu’à l’autre, et d’ici au prochain Christmas, tous les livres de l’école du dimanche, sans rencontrer chose pareille. Vous trouverez que les méchants garçons qui vont en bateau le dimanche sont invariablement noyés, et que tous les méchants garçons qui sont surpris par un orage en train de pêcher un dimanche sont infailliblement foudroyés. Les bateaux porteurs de méchants garçons, le dimanche, chavirent toujours. Et l’orage éclate toujours quand les méchants petits garçons vont à la pêche ce jour-là. Comment Jim toujours échappa demeure pour moi un mystère.

Il y avait dans la vie de Jim quelque chose de magique. C’est sans doute la raison. Rien ne pouvait lui nuire. Il donna même à un éléphant de la ménagerie un paquet de tabac au lieu de pain, et l’éléphant, avec sa trompe, ne lui cassa pas la tête. Il alla fouiller dans l’armoire pour trouver la bouteille de pippermint, et ne but pas par erreur du vitriol. Il déroba le fusil de son père et s’en alla chasser le jour du sabbat; le fusil n’éclata pas en lui emportant trois ou quatre doigts. Il donna à sa petite sœur un coup de poing sur la tempe, dans un accès de colère, elle ne languit pas malade pendant tout un long été, pour mourir enfin avec sur les lèvres de douces paroles de pardon qui redoublèrent l’angoisse dans le cœur brisé du criminel—non. Elle n’eut rien. Il s’échappa pour aller au bord de la mer, et ne revint pas se trouvant triste et solitaire au monde, tous ceux qu’il aimait endormis dans la paix du cimetière, et la maison de son enfance avec la treille de vigne tombée en ruines et démolie. Pas du tout. Il revint chez lui aussi ivre qu’un tambour et fut conduit au poste à peine arrivé.

Et il grandit et se maria, et eut de nombreux enfants. Et il fendit la tête à tous, une nuit, à coup de hache, et s’enrichit par toutes sortes de fourberies et de malhonnêtetés. Et à l’heure actuelle, c’est le plus infernal damné chenapan de son village natal, il est universellement respecté, et fait partie du parlement.

HISTOIRE DU BON PETIT GARÇON

Il y avait une fois un bon petit garçon du nom de Jacob Blivens. Il obéissait toujours à ses parents quelque absurdes et déraisonnables que fussent leurs ordres. Il apprenait exactement ses leçons, et n’était jamais en retard à l’école du dimanche. Il ne voulait pas jouer au croquet, même aux heures où son jugement austère lui disait que c’était l’occupation la plus convenable. C’était un enfant si étrange qu’aucun des autres petits garçons ne pouvait l’entraîner. Il ne mentait jamais, quelque utilité qu’il y eût. Il disait simplement que le mensonge était un péché, et cela suffisait. Enfin il était si honnête qu’il en devenait absolument ridicule. Ses bizarres façons d’agir dépassaient tout. Il ne jouait pas aux billes le dimanche, il ne cherchait pas des nids, il ne donnait pas des sous rougis au feu aux singes des joueurs d’orgue. Il ne semblait prendre intérêt à aucune espèce d’amusement raisonnable. Les autres garçons essayaient de se rendre compte de son naturel, et d’arriver à le comprendre, mais ils ne pouvaient parvenir à aucune conclusion satisfaisante. Comme j’ai déjà dit, ils se faisaient seulement une sorte de vague idée qu’il était «frappé». Aussi l’avaient-ils pris sous leur protection, et ne permettaient pas qu’on lui fît du mal.

Ce bon petit garçon lisait tous les livres de l’école du dimanche. C’était son plus grand plaisir. C’est qu’il croyait fermement à la réalité de toutes les histoires qu’on y racontait sur les bons petits garçons. Il avait une confiance absolue dans ces récits. Il désirait vivement rencontrer un de ces enfants, quelque jour, en chair et en os, mais il n’eut jamais ce bonheur. Peut-être que tous étaient morts avant sa naissance. Chaque fois qu’il lisait l’histoire d’un garçon particulièrement remarquable, il tournait vite les pages pour savoir ce qu’il était advenu de lui, il aurait volontiers couru des milliers de kilomètres pour le rencontrer. Mais, inutile. Le bon petit garçon mourait toujours au dernier chapitre, il y avait une description de ses funérailles, avec tous ses parents et les enfants de l’école du dimanche debout autour de la tombe, en pantalons trop courts et en casquettes trop larges, et tout le monde sanglotant dans des mouchoirs qui avaient au moins un mètre et demi d’étoffe. Ainsi le bon petit garçon était toujours désappointé. Il ne pouvait jamais songer à voir un de ces jeunes héros, car ils étaient toujours morts en arrivant au dernier chapitre.

Jacob, cependant, avait la noble ambition d’être mis un jour dans les livres. Il souhaitait qu’on l’y vît, avec des dessins qui le représenteraient refusant glorieusement de faire un mensonge à sa mère, qui pleurait de joie. D’autres gravures l’auraient montré debout sur le seuil de la porte, donnant deux sous à une pauvre mendiante, mère de six enfants, et lui recommandant de les dépenser librement, mais sans profusion, car la profusion est un péché. Et ailleurs, on l’aurait vu refusant généreusement de dénoncer le méchant gars qui l’attendait chaque jour au coin de la rue à son retour de l’école, et lui donnait sur la tête des coups de bâton, et le poursuivait jusqu’à sa maison, en criant «Hi! hi!» derrière lui. Telle était l’ambition du jeune Jacob Blivens. Il souhaitait de passer dans un livre de l’école du dimanche. Quelque chose seulement lui faisait éprouver une impression manquant de confortable: il songeait que tous les bons petits garçons mouraient à la fin du livre. Sachez qu’il aimait à vivre, et c’était là le trait le plus désagréable dans la peinture d’un bon garçon des livres de l’école du dimanche. Il voyait qu’il n’était pas sain d’être saint. Il se rendait compte qu’il était moins fâcheux d’être phtisique que de faire preuve de sagesse surnaturelle comme les petits garçons des livres. Aucun d’eux, remarquait-il, n’avait pu soutenir longtemps son personnage, et Jacob s’attristait de penser que si on le mettait dans un livre, il ne le verrait jamais. Si même on éditait le livre avant qu’il mourût, l’ouvrage ne serait pas populaire, manquant du récit de ses funérailles à la fin. Ce n’était pas grand’chose qu’un livre de l’école du dimanche où ne se trouveraient pas les conseils donnés par lui mourant à la communauté. Ainsi, pour conclure, il devait se résoudre à faire le mieux suivant les circonstances, vivre honnêtement, durer le plus possible, et tenir prêt son discours suprême pour le jour.

Cependant, rien ne réussissait à ce bon petit garçon. Rien ne lui arrivait jamais comme aux bons petits garçons des livres. Ceux-là avaient toujours de la chance, et les méchants garçons se cassaient les jambes. Mais, dans son cas, il devait y avoir une vis qui manquait au mécanisme, et tout allait de travers. Quand il trouva Jim Blake en train de voler des pommes, et qu’il vint sous l’arbre pour lui lire l’histoire du méchant petit garçon qui tomba de l’arbre du voisin et se cassa le bras, Jim tomba de l’arbre lui aussi, mais il tomba sur Jacob et lui cassa le bras, et lui-même n’eut rien. Jacob ne put comprendre. Il n’y avait rien de semblable dans les livres.

Et un jour que des méchants garçons poussaient un aveugle dans la boue, et que Jacob courut pour le secourir et recevoir ses bénédictions, l’aveugle ne lui donna aucune bénédiction, mais lui tapa sur la tête avec son bâton et dit: «Que je vous y prenne encore à me pousser et à venir ensuite à mon aide ironiquement!» Cela ne s’accordait avec aucune histoire des livres. Jacob les examina tous pour voir.

Un rêve de Jacob était de trouver un chien estropié et abandonné, affamé et persécuté, et de l’emmener chez lui pour le choyer et mériter son impérissable reconnaissance. A la fin, il en trouva un et fut heureux. Il le prit à la maison et le nourrit. Mais quand il se mit à le caresser, le chien sauta après lui et lui déchira tous ses vêtements, excepté sur le devant, ce qui fit de lui un spectacle surprenant. Il examina ses auteurs, mais ne put trouver d’explication. C’était la même race de chien que dans les livres, mais se comportant très différemment. Quoi que fît ce garçon, tout tournait mal. Les actions même qui valaient aux petits garçons des histoires des éloges et des récompenses devenaient pour lui l’occasion des plus désavantageux accidents.

Un dimanche, sur la route de l’école, il vit quelques méchants gars partir pour une promenade en bateau. Il fut consterné, car il savait par ses lectures que les garçons qui vont en bateau le dimanche sont infailliblement noyés. Aussi courut-il sur un radeau pour les avertir. Mais un tronc d’arbre à la dérive fit chavirer le radeau, qui plongea, et Jacob avec lui. On le repêcha aussitôt, et le docteur pompa l’eau de son estomac, et rétablit sa respiration avec un soufflet, mais il avait pris froid, et fut au lit neuf semaines. Ce qu’il y eut de plus incroyable fut que les méchants garçons du bateau eurent un temps superbe tout le jour, et rentrèrent chez eux sains et saufs, de la plus surprenante façon. Jacob Blivens dit qu’il n’y avait rien de semblable dans ses livres. Il était tout stupéfait.

Une fois rétabli, il fut un peu découragé, mais se résolut néanmoins à continuer ses expériences. Jusqu’alors, il est vrai, les événements n’étaient pas de nature à être mis dans les livres, mais il n’avait pas encore atteint le terme fixé pour la fin de la vie des bons petits garçons. Il espérait trouver l’occasion de se distinguer en persévérant jusqu’au bout. Si tout venait à échouer, il avait son discours mortuaire, en dernière ressource, prêt.

Il examina les auteurs et vit que c’était le moment de partir en mer comme mousse. Il alla trouver un capitaine et fit sa demande. Quand le capitaine lui demanda ses certificats, il tira fièrement un traité où étaient écrits ces mots: «A Jacob Blivens, son maître affectueux.» Mais le capitaine était un homme grossier et vulgaire. «Que le diable vous emporte! cria-t-il; cela prouve-t-il que vous sachiez laver les assiettes ou porter un seau? J’ai comme une idée que je n’ai pas besoin de vous.» Ce fut l’événement le plus extraordinaire de la vie de Jacob Blivens. Un compliment de maître, sur un livre, n’avait jamais manqué d’émouvoir les plus tendres émotions des capitaines, et d’ouvrir l’accès à tous les emplois honorables et lucratifs dont ils pouvaient disposer. Cela n’avait jamais manqué dans aucun des livres qu’il eût lus. Il pouvait à peine en croire ses sens.

Ce garçon n’eut jamais de chance. Rien ne lui arriva jamais en accord avec les autorités. Enfin, un jour qu’il était en chasse de méchants petits garçons à admonester, il en trouva une troupe, dans la vieille fonderie, qui avaient trouvé quelque amusement à attacher ensemble quatorze ou quinze chiens en longue file, et à les orner de bidons vides de nitro-glycérine solidement fixés à leurs queues. Le cœur de Jacob fut touché. Il s’assit sur un bidon (car peu lui importait de se graisser quand son devoir était en jeu) et, prenant par le collier le premier chien, il attacha un œil de reproche sur le méchant Tom Jones. Mais juste à ce moment, l’alderman Mac Welter, tout en fureur, arriva. Tous les méchants garçons s’enfuirent, mais Jacob Blivens, fort de son innocence, se leva et commença un de ces pompeux discours comme dans les livres, dont le premier mot est toujours: «Oh! Monsieur!» en contradiction flagrante avec ce fait que jamais garçon bon ou mauvais ne commence un discours par «Oh! Monsieur!» Mais l’alderman n’attendit pas la suite. Il prit Jacob Blivens par l’oreille et le fit tourner, et le frappa vigoureusement sur le derrière avec le plat de la main. Et subitement le bon petit garçon fit explosion à travers le toit et prit son essor vers le soleil, avec les fragments des quinze chiens pendus après lui comme la queue d’un cerf-volant. Et il ne resta pas trace de l’alderman ou de la vieille fonderie sur la surface de la terre. Pour le jeune Jacob Blivens, il n’eut pas même la chance de pouvoir prononcer son discours mortuaire après avoir pris tant de peine à le préparer, à moins qu’il ne l’adressât aux oiseaux. Car, quoique le gros de son corps tombât tout droit au sommet d’un arbre dans une contrée voisine, le reste de lui fut dispersé sur le territoire de quatre communes à la ronde, et l’on dut faire quatre enquêtes pour le retrouver, et savoir s’il était mort ou vivant, et comment l’accident s’était produit. On ne vit jamais un gars aussi dispersé.

Ainsi périt le bon petit garçon, après avoir fait tous ses efforts pour vivre selon les histoires, sans pouvoir y parvenir. Tous ceux qui vécurent comme lui prospérèrent, excepté lui. Son cas est vraiment remarquable. Il est probable qu’on n’en pourra pas donner d’explication.

SUR LES FEMMES DE CHAMBRE

Contre toutes les femmes de chambre, de n’importe quel âge ou pays, je lève le drapeau des célibataires parce que:

Elles choisissent, pour l’oreiller, le côté du lit invariablement opposé au bec de gaz. Ainsi, voulez-vous lire ou fumer, avant de vous endormir (ce qui est la coutume ancienne et honorée des célibataires), il vous faut tenir le livre en l’air, dans une position incommode, pour empêcher la lumière de vous éblouir les yeux.

Si, le matin, elles trouvent l’oreiller remis en place, elles n’acceptent pas cette indication dans un esprit bienveillant. Mais, fières de leur pouvoir absolu et sans pitié pour votre détresse, elles refont le lit exactement comme il était auparavant, et couvent des yeux, en secret, l’angoisse que leur tyrannie vous causera.

Et chaque fois, inlassablement, elles détruisent votre ouvrage, vous défiant et cherchant à empoisonner l’existence que vous tenez de Dieu.

S’il n’y a pas d’autre moyen de mettre la lumière dans une position incommode, elles retournent le lit.

Quand vous avez placé votre malle à cinq ou six pouces du mur, pour que le couvercle puisse rester debout, la malle ouverte, elles repoussent invariablement la malle contre le mur. Elles font cela exprès.

Il vous convient d’avoir le crachoir à une certaine place où vous puissiez en user commodément. Mais il ne leur convient pas. Elles le mettent ailleurs.

Vos chaussures de rechange sont exilées à des endroits inaccessibles. Leur grande joie est de les pousser sous le lit aussi loin que le mur le permet. Vous serez forcé ainsi de vous aplatir sur le sol, dans une attitude humiliante et de ramer sauvagement pour les atteindre avec le tire-bottes, dans l’obscurité, et de jurer.

Elles trouvent toujours pour la boîte d’allumettes un nouvel endroit. Elles dénichent une place différente chaque jour, et posent une bouteille, ou quelque autre objet périssable, en verre, où la boîte se trouvait d’abord. C’est pour vous forcer à casser le verre, en tâtonnant dans le noir, et vous causer du trouble.

Sans cesse elles modifient la disposition du mobilier. Quand vous entrez, dans la nuit, vous pouvez compter que vous trouverez le bureau où se trouvait la commode le matin. Et quand vous sortez, le matin, laissant le seau de toilette près de la porte, et le rocking-chair devant la fenêtre, de retour aux environs de minuit, vous trébucherez sur la chaise et vous irez à la fenêtre vous asseoir dans le seau. Cela vous dégoûtera. C’est ce qu’elles aiment.

Peu importe où vous placiez quelque objet que ce soit, elles ne le laisseront jamais là. Elles le prendront pour le mettre ailleurs à la première occasion. C’est leur nature. C’est un moyen de se montrer fâcheuses et odieuses. Elles mourraient si elles ne pouvaient vous être désagréables.

Elles ramassent avec un soin extrême tous les bouts de journal que vous jetez sur le sol et les rangent minutieusement sur la table, cependant qu’elles allument le feu avec vos manuscrits les plus précieux. S’il y a quelque vieux chiffon de papier dont vous soyez particulièrement encombré, et que vous épuisiez graduellement votre énergie à essayer de vous en débarrasser, vous pouvez faire tous vos efforts. Ils seront vains. Elles ramasseront sans cesse ce vieux bout de papier, et le remettront régulièrement à la même place. C’est leur joie.

Elles consomment plus d’huile à cheveux que six hommes. Si on les accuse d’en avoir soustrait, elles mentent avec effronterie. Que leur importe leur salut éternel? Rien du tout absolument.

Si, pour plus de commodité, vous laissez la clef sur la porte, elles la descendront au bureau et la donneront au garçon. Elles agissent ainsi sous le vil prétexte de garder vos affaires des voleurs. Mais en réalité, c’est pour vous forcer à redescendre à la recherche jusqu’au bas de l’escalier, quand vous rentrez fatigué, ou pour vous causer l’ennui d’envoyer un garçon la prendre. Ce garçon comptera bien recevoir quelque chose pour sa peine. Dans ce cas, je suppose que ces misérables créatures partagent le gain.

Elles viennent régulièrement chercher à faire votre lit avant que vous soyez levé, détruisant ainsi votre repos, et vous réduisant à l’agonie. Mais dès que vous êtes levé, elles ne reparaissent plus jusqu’au lendemain.

Elles commettent toutes les infamies qu’elles peuvent imaginer, cela par perversité pure, et non pour quelque autre motif.

Les femmes de chambre sont mortes à tout sentiment humain.

Si je puis présenter une pétition à la chambre, pour l’abolition des femmes de chambre, je le ferai.

LA GRANDE RÉVOLUTION DE PITCAIRN

Que le lecteur me permette de lui rafraîchir un peu la mémoire. Il y a cent ans, à peu près, l’équipage d’un vaisseau anglais, le Bounty, se révolta. Les matelots abandonnèrent le capitaine et les officiers, à l’aventure, en pleine mer, s’emparèrent du navire et firent voile vers le sud. Ils se procurèrent des femmes parmi les naturels de Tahiti, puis allèrent jusqu’à un petit rocher isolé au milieu du Pacifique, appelé île de Pitcairn, brisèrent le vaisseau, après l’avoir vidé de tout ce qui pouvait être utile à une nouvelle colonie, et s’établirent sur le rivage de l’île.

Pitcairn est si écarté des routes commerciales qu’il se passa des années avant qu’un autre navire y abordât. On avait toujours regardé l’île comme inhabitée. Aussi, lorsqu’en 1808 un navire y jeta l’ancre, le capitaine fut grandement surpris de trouver la place occupée. Les matelots mutinés avaient, il est vrai, lutté ensemble, et leur nombre avait graduellement diminué par des meurtres mutuels, tant qu’il n’en était resté que deux ou trois du stock primitif. Mais ces tragédies avaient duré assez longtemps pour que quelques enfants fussent nés; aussi, en 1808, l’île avait-elle une population de vingt-sept personnes. John Adams, le chef des mutinés, vivait encore, et devait vivre encore longtemps, comme gouverneur et patriarche du troupeau. L’ancien révolté homicide était devenu un chrétien et un prêcheur, et sa nation de vingt-sept personnes était maintenant la plus pure et la plus dévouée à Christ. Adams avait depuis longtemps arboré le drapeau britannique, et constitué son île en apanage du royaume anglais.

Aujourd’hui la population compte quatre-vingt-dix personnes, seize hommes, dix-neuf femmes, vingt-cinq garçons et trente filles, tous descendants des révoltés, tous portant les noms de famille de ces révoltés, tous parlant exclusivement anglais. L’île s’élève haut de la mer, et ses bords sont escarpés. Sa longueur est environ de trois quarts de mille, et, par places, sa largeur atteint un demi-mille. Les terres labourables qu’elle renferme sont distribuées entre les différentes familles, suivant un partage fait depuis de longues années. Il y a quelque bétail, chèvres, porcs, volaille, chats. Pas de chiens, ni de grands animaux. Il y a une église dont les constructions servent aussi de capitole, de maison d’école, et de bibliothèque publique. Le gouverneur s’est appelé, pendant une ou deux générations, «Magistrat et chef suprême, en subordination à Sa Majesté la reine de Grande-Bretagne». Il avait la charge de faire les lois et de les exécuter. Ses fonctions étaient électives. A dix-sept ans révolus, tout le monde était électeur, sans distinction de sexe.

Les seules occupations du peuple étaient l’agriculture et la pêche; leur seul amusement, les services religieux. Il n’y a jamais eu dans l’île une boutique, ou de l’argent. Les mœurs et les vêtements du peuple ont toujours été primitifs; les lois, d’une puérile simplicité. Ils ont vécu dans le calme profond d’un dimanche, loin du monde, de ses ambitions, de ses vexations, ignorants et insoucieux de ce qui se passait dans les puissants empires situés au delà des solitudes illimitées de l’océan.

Une fois, en trois ou quatre ans, un navire abordait là, les émouvait avec de vieilles nouvelles batailles sanglantes, épidémies dévastatrices, trônes tombés, dynasties écroulées, puis leur cédait quelque savon et flanelle pour des fruits d’igname ou d’arbre à pain, et refaisait voile, les laissant à nouveau se retirer vers leurs songes paisibles et leurs pieuses dissipations.

Le 8 septembre dernier, l’amiral de Horsey, commandant en chef de l’escadre anglaise dans le Pacifique, visita l’île de Pitcairn. Voici comment il s’exprime dans son rapport officiel à l’amirauté: «Ils ont des haricots, des carottes, des navets, des choux, un peu de maïs, des ananas, des figues et des oranges, des citrons et des noix de coco. Les vêtements leur viennent uniquement des navires qui passent, et qui prennent en échange des provisions fraîches. Il n’y a pas de sources dans l’île, mais comme il pleut en général une fois par mois, ils ont abondance d’eau. Cependant, parfois, dans les premières années, ils ont souffert de la soif. Les liqueurs alcooliques ne sont employées que comme remèdes, et un ivrogne est chose inconnue.

«Quels sont les objets nécessaires que les habitants ont à se procurer du dehors? Le mieux est de voir ceux fournis par nous en échange de provisions fraîches: c’est de la flanelle, de la serge, des vrilles, des bottines, des peignes et du savon. Il leur faut aussi des cartes et des ardoises pour leur école. Les outils de toute sorte sont reçus avec plaisir. Je leur ai fait livrer un drapeau national de notre matériel, afin qu’ils puissent le déployer à l’arrivée des vaisseaux, et une longue scie, dont ils avaient grand besoin. Cela sera approuvé, je crois, de Vos Seigneuries. Si la généreuse nation anglaise était seulement informée des besoins de cette petite colonie si méritante, il y serait pourvu avant peu.

«Le service divin a lieu chaque dimanche à dix heures et demie et à trois heures, dans l’édifice bâti pour cet usage par John Adams, et où il officia jusqu’à sa mort en 1829. Il se célèbre exactement suivant la liturgie de l’église anglicane; le pasteur actuel est M. Simon Young. Il est fort respecté. Un cours d’instruction religieuse a lieu tous les mercredis. Tous ceux qui peuvent y assister le font. Il y a aussi une réunion générale de prière le premier vendredi de chaque mois. Les prières familiales se disent dans chaque maison. C’est la première chose qu’on fait au réveil, la dernière avant le coucher. On ne prend sa part d’aucun repas sans invoquer les bénédictions divines avant et après. Nul ne peut parler sans profond respect des vertus religieuses de ces insulaires. Des gens dont le plus grand plaisir et le plus estimé est de communier par la prière avec Dieu, et de s’unir pour chanter des hymnes à sa gloire, des gens qui sont, en outre, aimables, actifs, et probablement plus exempts de vice que toute autre réunion d’hommes, n’ont pas besoin de prêtres parmi eux.»

J’arrive maintenant à une phrase, dans le rapport de l’amiral, qu’il laissa tomber de sa plume négligemment, j’en suis sûr, et sans arrière-pensée. Voici la phrase:

«Un étranger, un Américain, est venu s’installer dans l’île. C’est une acquisition douteuse.»

Une acquisition douteuse, certes! Le capitaine Ornsby, du navire américain Hornet, toucha à Pitcairn quatre mois à peine après la visite de l’amiral, et par les faits qu’il y a recueillis, nous sommes tout à fait renseignés, maintenant, sur cet Américain. Réunissons ces faits, par ordre chronologique. Le nom de l’Américain était Butterworth Stavely. Dès qu’il eut fait connaissance avec tout le peuple,—et cela, naturellement, ne lui demanda que quelques jours,—il s’occupa de se mettre en faveur par tous les moyens possibles. Il devint excessivement populaire, et très considéré. La première chose qu’il fit, en effet, fut d’abandonner ses mœurs profanes et de mettre toutes ses énergies dans l’exercice de la religion. Il était sans cesse à lire sa Bible, à prier, à chanter des hymnes, à demander les bénédictions divines. Pour la prière, nul n’avait plus de facilité que lui. Personne ne pouvait prier aussi longtemps et aussi bien.

Enfin, quand il pensa que son projet était mûr, il commença à semer secrètement des germes de mécontentement parmi le peuple. Son dessein caché était, dès le début, de renverser le gouvernement; mais il le garda pour lui, comme il convenait, pendant quelque temps. Il usa de moyens divers avec les différents individus. Il éveilla le mécontentement de certains en appelant leur attention sur la brièveté des offices le dimanche. Il prétendit que, chaque dimanche, on dût avoir trois offices de trois heures chacun, au lieu de deux. Beaucoup de gens, en secret, avaient eu la même idée auparavant; ils formèrent dès lors un parti occulte pour le triomphe de ce projet. Il démontra à certaines des femmes qu’on ne leur accordait pas assez de voix aux prières dans les réunions. Ainsi se forma un autre parti. Aucune arme ne lui échappait. Il alla même jusqu’aux enfants, éveillant dans leur cœur une amertume, parce que, trouva-t-il pour eux, l’école du dimanche était trop courte. Cela fit un troisième parti.

Dès lors, chef de ces trois partis, il se trouva maître de la situation, et put songer à la suite de son plan. Il ne s’agissait de rien moins que de la mise en accusation du premier magistrat, James Russell Nickoy, homme remarquable par son caractère et son talent, fort riche, car il possédait une maison pourvue d’un salon, trois acres et demie de terrain planté d’ignames, et le seul bateau de l’île, une baleinière. Malheureusement, un prétexte d’accusation se présenta juste au même temps. Une des lois les plus vieilles et les plus sacrées de l’île était celle sur la violation de propriété. On la tenait en grand respect. Elle était le palladium des libertés populaires. Quelque trente ans auparavant, un débat fort grave, qui tombait sous cette loi, s’était présenté devant la cour. Il s’agissait d’un poulet appartenant à Élizabeth Young (alors âgée de cinquante-huit ans, fille de John Mills, un des révoltés du Bounty); le poulet passa sur des terres appartenant à Jeudi Octobre Christian (âgé de vingt-neuf ans, petit-fils de Fletcher Christian, un des révoltés). Christian tua le poulet. D’après la loi, Christian pouvait garder le poulet, ou, à son choix, rendre sa dépouille mortelle au propriétaire, et recevoir, en nature, des dommages-intérêts en accord avec le dégât et le tort à lui causés par l’envahisseur. Le rapport de la cour établissait que «le susdit Christian délivra la susdite dépouille mortelle à la susdite Élizabeth Young, et demanda un boisseau d’ignames en réparation du dommage causé». Mais Élizabeth Young trouva la demande exorbitante. Les parties ne purent s’accorder, et Christian poursuivit. Il perdit son procès en première instance; du moins on ne lui accorda qu’un demi-boisseau d’ignames, ce qu’il regarda comme insuffisant, et comme un échec. Il fit appel. Le procès traîna des années devant des tribunaux de divers degrés, avec des jugements successifs confirmant toujours le premier. L’affaire vint enfin devant la cour suprême, où elle s’arrêta vingt ans. Mais, l’été dernier, la cour suprême elle-même se décida à prononcer son verdict. Et le premier jugement fut confirmé une fois de plus.

Christian se déclara satisfait. Mais Stavely était présent, et lui parlant à voix basse, ainsi qu’à son avocat, lui suggéra, comme une simple question de forme, de demander que l’on produisît le texte de la loi, pour que l’on fût sûr qu’elle existait. Cette idée parut bizarre, mais ingénieuse. La demande fut adressée. On envoya un express à la demeure du magistrat. Il revint aussitôt pour annoncer que le texte de loi avait disparu des archives.

La cour annula son jugement, comme ayant été prononcé d’après une loi qui n’avait pas d’existence actuelle.

Il s’ensuivit une vive et subite émotion. La nouvelle se répandit par toute l’île que le palladium des libertés populaires était perdu, peut-être détruit traîtreusement. Dans l’espace d’une heure, presque toute la nation se trouvait réunie dans le prétoire, c’est-à-dire l’église. Le renversement du magistrat suprême suivit, sur la motion de Stavely. L’accusé supporta son infortune avec la dignité qu’il fallait. Il ne plaida ni ne discuta. Il dit simplement pour sa défense qu’il n’était pour rien dans la perte du texte de loi, qu’il avait gardé constamment les archives publiques dans la même caisse à bougies qui avait servi depuis l’origine à cet usage et qu’il était innocent de l’enlèvement ou de la destruction du document perdu.

Mais rien ne put le sauver. Il fut déclaré coupable de trahison et de dissimulation, déchu de ses fonctions; et toutes ses propriétés furent confisquées. La partie la moins solide de tout ce honteux procès fut la raison indiquée par ses ennemis à la destruction du texte de loi; à savoir qu’il voulait favoriser Christian parce qu’il était son cousin! Stavely était, à vrai dire, parmi toute la nation, le seul individu qui ne fût pas le cousin du juge. Le lecteur doit se souvenir que tous les gens de ce peuple descendaient d’une demi-douzaine de personnes. Les premiers enfants s’étaient mariés ensemble et avaient donné aux révoltés des petits-enfants. Ces petits-enfants s’étaient mariés entre eux. Ensuite on vit des mariages d’arrière-petits-fils et de leurs enfants. Aujourd’hui, par suite, tous sont consanguins. Il y a des parentés étonnantes, stupéfiantes même, par leurs combinaisons compliquées. Un étranger, par exemple, dira à un habitant de l’île:

—«Vous parlez de cette jeune fille comme de votre cousine. Tout à l’heure, vous l’appeliez votre tante.»

—«Parfaitement. Elle est ma tante et aussi ma cousine. Elle est également ma belle-sœur, ma nièce, ma cousine au quatrième degré, au trente-troisième, ou quarante-deuxième, ma grand’tante, ma grand’mère, la veuve de mon beau-frère, et, la semaine prochaine, elle sera ma femme.»

Ainsi l’accusation de népotisme contre le premier magistrat était faible. Mais, peu importe. Faible ou forte, elle convint à Stavely. Il fut immédiatement élu à la place vacante, et, suant des réformes par tous les pores, il se mit à l’œuvre avec vigueur. En peu de temps, les services religieux firent rage, partout et sans discontinuer. Par ordre, la seconde prière de l’office du matin, qui avait jusqu’alors duré quelque trente-cinq ou quarante minutes, et où l’on faisait des vœux pour le monde, en énumérant les continents et puis les nations et les tribus, fut étendue à une heure et demie. On y ajouta des supplications en faveur des peuples possibles dans les diverses planètes. Tout le monde en fut ravi. Chacun disait: «Cela commence à prendre tournure.» Par ordre les trois sermons habituels de trois heures chacun furent doublés en longueur. La nation vint en corps signifier sa gratitude au nouveau magistrat. La vieille loi défendant de faire la cuisine le jour du sabbat s’étendit à l’interdiction de manger, également. Par ordre, l’école du dimanche eut le privilège de se continuer pendant la semaine. La joie de tous fut complète. En un mois à peine, le nouveau magistrat était devenu l’idole du peuple.

Le moment lui parut propice au nouveau mouvement qu’il méditait. Il commença, d’abord avec prudence, à exciter l’opinion publique contre l’Angleterre. Il prit à part, un par un, les principaux citoyens, et causa avec eux sur ce sujet. Bientôt, il s’enhardit, et parla ouvertement. Il dit que la nation devait à elle-même, à son honneur, à ses grandes traditions, de se dresser dans sa force et de secouer le joug écrasant de l’Angleterre.

Les naïfs insulaires répondirent:—«Nous n’avons jamais remarqué qu’il nous écrasât. Comment pourrait-il nous écraser! Une fois en trois ou quatre ans, l’Angleterre nous envoie un navire, avec du savon et des vêtements, et toutes les choses dont nous avons grand besoin et que nous recevons avec reconnaissance. Elle ne nous dérange jamais. Elle nous laisse aller comme nous voulons.»

—«Aller comme vous voulez! De tout temps les esclaves ont pensé et parlé ainsi. Vos paroles montrent combien vous êtes tombés bas, combien vils et abrutis vous êtes devenus, sous cette tyrannie qui vous écrase. Eh! quoi? avez-vous renié toute fierté humaine? N’est-ce rien que la liberté? Êtes-vous satisfaits de n’être qu’une dépendance d’une souveraineté étrangère et odieuse, alors que vous pourriez vous lever et prendre votre juste place dans l’auguste famille des nations? Vous seriez libres, grands, civilisés, indépendants. Vous ne seriez plus les serviteurs d’un maître couronné, mais les arbitres de votre destin. Vous auriez le droit de parler et vous pèseriez dans la balance des destinées des nations terrestres, vos sœurs.»

De semblables discours produisirent leur effet. Les citoyens commencèrent à sentir le joug anglais. Ils ne savaient pas exactement comment et où, mais ils étaient parfaitement sûrs de le sentir. Ils se mirent à murmurer avec insistance, à secouer leurs chaînes, à soupirer pour le soulagement et la délivrance. Ils en vinrent à la haine du drapeau anglais, le signe et le symbole de leur humiliation nationale. Ils cessèrent de le regarder quand ils passaient près du Capitole, détournèrent les yeux et grincèrent des dents. Et quand, un beau matin, on le trouva piétiné dans la boue, au bas du poteau, on le laissa là; personne n’avança la main pour le rehisser. Une chose alors, qui devait arriver tôt ou tard, se produisit. Quelques-uns des principaux citoyens allèrent trouver une nuit le magistrat et lui dirent:

—«Nous ne pouvons supporter plus longtemps cette odieuse tyrannie. Comment faire pour nous affranchir?»

—«Par un coup d’État.»

—«Comment?»

—«Un coup d’État, voici ce que c’est. Tout est prêt d’ailleurs. A un moment donné, comme chef suprême de la nation, je proclame publiquement et solennellement son indépendance, et je la délie de toute obéissance à quelque autre puissance que ce soit.»

—«Cela paraît simple et aisé. Nous pouvons fort bien l’exécuter. Quelle sera la première chose à faire ensuite?»

—«S’emparer de toutes les forces, et des propriétés publiques de toute sorte, promulguer une loi martiale, mettre l’armée et la marine sur le pied de guerre et proclamer l’empire.»

Ce beau programme éblouit ces gens naïfs.

—«Cela est grand, dirent-ils, cela est splendide. Mais l’Angleterre ne résistera-t-elle pas?»

—«Laissez-la faire. Ce rocher est un vrai Gibraltar.»

—«Bien, mais parlons de l’empire. Nous faut-il vraiment un empire, et un empereur?»

—«Ce qu’il vous faut, mes amis, c’est l’unification. Regardez l’Allemagne, l’Italie. Elles ont fait leur unité. Il s’agit de faire notre unité. C’est ce qui rend la vie chère. C’est ce qui constitue le progrès. Il nous faut une armée permanente et une flotte. Des impôts s’ensuivront, naturellement. Tout cela réuni fait la grandeur d’un peuple. L’unification et la grandeur, que pouvez-vous demander de plus? Et bien,—seul un empire peut vous donner tous ces avantages.»

Le 8 septembre, l’île Pitcairn fut donc proclamée nation libre et indépendante. Et le même jour eut lieu le couronnement solennel de Butterworth Ier, empereur de Pitcairn, au milieu de grandes fêtes et réjouissances. La nation entière, à l’exception de quatorze personnes, en grande partie des petits enfants, défila devant le trône sur un seul rang, avec bannières et musique; le cortège avait plus de quatre-vingt-dix pieds de long; on observa qu’il mit trois bons quarts de minute à passer. Jamais, dans l’histoire de l’île, on n’avait vu chose pareille. L’enthousiasme public était sans bornes.

Dès lors, sans tarder, commencèrent les réformes impériales. On institua des ordres de noblesse. Un ministre de la marine fut nommé. On lui confia la baleinière. Un ministre de la guerre fut choisi et reçut le soin de procéder aussitôt à la formation d’une armée permanente. On nomma un premier lord de la trésorerie. Il fut chargé d’établir un projet d’impôt, et d’ouvrir des négociations pour des traités offensif, défensif et commercial avec les puissances étrangères. On créa des généraux et des amiraux, ainsi que des chambellans, des écuyers-servants et des gentilshommes de la chambre.

A ce moment-là, tous les gens disponibles furent occupés. Le grand-duc de Galilée, ministre de la guerre, se plaignit que tous les hommes faits, au nombre de seize, qui se trouvaient dans l’empire fussent pourvus de charges importantes; aucun d’eux ne voulait dès lors servir dans les rangs. Son armée permanente était dans le lac. Le marquis d’Ararat, ministre de la marine, formulait les mêmes plaintes. Il voulait bien, disait-il, prendre lui-même la direction de la baleinière, mais il lui fallait quelqu’un pour représenter l’équipage.

L’empereur fit pour le mieux, dans les circonstances. Il enleva à leurs mères tous les enfants âgés de plus de dix ans, et les incorpora dans l’armée. On forma ainsi un corps de dix-sept soldats, commandé par un lieutenant général et deux majors. Cette mesure satisfit le ministre de la guerre, et mécontenta toutes les mères du pays. Leurs chers petits ne devaient pas, disaient-elles, trouver des tombes sanglantes sur les champs de bataille, et le ministre de la guerre aurait à répondre de cette décision. Quelques-unes, les plus désolées et les plus inconsolables, passèrent leur temps à guetter le passage de l’empereur, et lui jetaient des ignames, sans se soucier des gardes du corps.

En outre, étant toujours donné le petit nombre d’hommes, on fut obligé d’utiliser le duc de Bethany, ministre des postes, comme rameur sur la baleinière. Cela le mit dans une position inférieure vis-à-vis de tel autre noble de rang plus bas, par exemple le vicomte de Canaan, juge-maître des plaids-communs. Le duc de Bethany, par suite, prit ouvertement des allures de mécontent, et, en secret, conspira. L’empereur l’avait prévu, mais ne put l’empêcher.

Tout alla de mal en pis. L’empereur, certain jour, éleva Nancy Peter à la pairie, et le lendemain, l’épousa. Cependant, pour des raisons d’État, le cabinet lui avait énergiquement conseillé d’épouser Emmeline, fille aînée de l’archevêque de Bethléem. Suivirent des griefs dans un parti important, les gens d’église. La nouvelle impératrice s’assura l’appui et l’amitié des deux tiers des trente-six femmes adultes de la nation, en les absorbant dans sa cour comme dames d’honneur, mais cela lui fit douze ennemies mortelles des douze restant. Les familles des dames d’honneur bientôt commencèrent à s’insurger, de ce qu’il n’y avait plus personne pour faire le ménage à la maison. Les douze femmes non choisies refusèrent d’entrer dans les cuisines impériales comme servantes. Ainsi l’impératrice dut prier la comtesse de Jéricho et autres grandes dames de la cour d’aller chercher l’eau, de balayer le palais, et d’accomplir d’autres services vulgaires également désagréables. Cela causa quelque fureur de ce côté-là.

Chacun se plaignait des taxes levées pour l’entretien de l’armée et de la marine, et pour le reste des dépenses du gouvernement impérial. Elles étaient intolérables et écrasantes, et réduisaient la nation à la mendicité. Les réponses de l’empereur ne satisfaisaient personne:

—«Voyez la Germanie, voyez l’Italie. Sont-elles plus heureuses que vous? N’avez-vous pas l’unification?»

Eux disaient:—«On ne peut pas se nourrir avec de l’unification et nous mourons de faim. Il n’y a pas d’agriculture... Tout le monde est à l’armée, ou dans la marine, ou dans un service public, paradant en uniforme, avec rien à faire, ni à manger. Personne pour travailler aux champs...

—«Regardez la Germanie, regardez l’Italie. C’est la même chose là. Telle est l’unification. Il n’y a pas d’autre procédé pour l’obtenir, pas d’autre procédé pour la conserver quand on l’a», disait toujours le pauvre empereur. Mais les mécontents ne répondaient que:—«Nous ne pouvons pas supporter les taxes. Nous ne pouvons pas.»

Pour couronner le tout, les ministres annoncèrent une dette publique de plus de quarante-cinq dollars, un demi-dollar par tête pour la nation. Et ils proposèrent quelque nouvel impôt. Ils avaient entendu dire que l’on fait toujours ainsi en pareil cas. Ils proposèrent des droits sur l’exportation, et aussi sur l’importation. Ils voulaient émettre des bons du trésor, ainsi que du papier-monnaie, amortissables en ignames et choux en cinquante ans. Il y avait un fort arriéré dans le paiement des dépenses de l’armée, de la marine et des autres administrations. Il fallait prendre des mesures, et des mesures immédiates, si l’on voulait éviter une banqueroute nationale et, peut-être, l’insurrection et la révolution. L’empereur prit soudain une décision énergique dont on n’avait jamais eu d’exemple jusqu’alors dans l’histoire de l’île. Il vint en grand apparat à l’église un dimanche matin, avec toute l’armée derrière lui, et donna ordre au ministre des finances de faire une collecte.

Ce fut la plume dont le poids vint faire plier les genoux du chameau. Un citoyen, puis un autre, se levèrent et refusèrent de se soumettre à cet outrage inouï. Chaque refus entraîna la confiscation immédiate des biens des mécontents. Ce procédé énergique vint à bout des résistances, et la collecte se fit au milieu d’un silence morne et menaçant. En se retirant avec les troupes: «Je vous apprendrai qui est le maître ici», dit l’empereur. Quelques personnes crièrent: «A bas l’unification!» Elles furent aussitôt arrêtées et arrachées des bras de leurs amis en larmes, par la soldatesque.

Dans l’intervalle, comme il était facile à quelque prophète que ce fût de le prévoir, un socialiste démocrate était né. Comme l’empereur, devant la porte de l’église, montait dans sa brouette impériale toute dorée, le socialiste démocrate lui porta quinze ou seize coups de harpon, malheureusement avec une maladresse si particulièrement socialo-démocratique qu’il ne lui fit aucun mal.

Cette nuit même, la révolution éclata. La nation tout entière se leva comme un seul homme, bien que quarante-neuf des révolutionnaires fussent du sexe féminin. Les soldats d’infanterie mirent bas leurs fourches, l’artillerie jeta ses noix de coco, la marine se révolta. L’empereur fut pris et enfermé pieds et poings liés dans son palais. Il était fort déprimé.

—«Je vous ai délivrés, leur dit-il, d’une odieuse tyrannie; je vous ai fait sortir de votre avilissement et j’ai fait de vous une nation parmi les nations. Je vous ai donné un gouvernement fort, compact, centralisé, mieux encore je vous ai donné le plus grand de tous les biens, l’unification. J’ai fait tout cela, et pour récompense j’ai la haine, l’insulte et des fers. Prenez-moi; faites de moi ce que vous voudrez. Je renonce ici à ma couronne et à toutes mes dignités, et c’est avec joie que je m’affranchis de leur fardeau trop pesant. Pour votre bien, j’ai pris le pouvoir, je l’abandonne pour votre bien. Les joyaux de la couronne impériale sont tombés. Vous pouvez fouler aux pieds la monture, qui ne sert plus.»

D’un commun accord, le peuple condamna l’ex-empereur ainsi que le socialiste démocrate à l’exclusion perpétuelle des services religieux, ou aux travaux forcés à perpétuité comme galériens sur la baleinière,—à leur choix. Le lendemain, la nation se réunit de nouveau, redressa le drapeau britannique, rétablit la tyrannie britannique, et fit rentrer les nobles dans le rang. Tous s’occupèrent aussitôt avec le zèle le plus actif de reconstituer les plants d’ignames dévastés et abandonnés, et de remettre en honneur les vieilles industries utiles, et la pratique salutaire et consolante des anciens exercices religieux. L’ex-empereur rendit le texte égaré de la loi sur la violation de propriété, expliquant qu’il l’avait dérobé non pour faire tort à qui que ce fût, mais pour servir ses projets politiques. Le peuple en conséquence rétablit l’ancien magistrat dans ses fonctions et lui rendit ses biens confisqués.

Après réflexion, l’ex-empereur et le socialiste démocrate choisirent l’exil perpétuel des services religieux, de préférence aux travaux forcés à perpétuité «avec les services religieux à perpétuité», pour employer leur expression. Le peuple pensa dès lors que les malheurs de ces pauvres gens leur avaient troublé la raison, et l’on jugea prudent de les enfermer. Ainsi fit-on. Telle est l’histoire de «l’acquisition douteuse» de Pitcairn.

COMMENT JE DEVINS DIRECTEUR D’UN JOURNAL D’AGRICULTURE

Quand je devins le directeur temporaire d’un journal d’agriculture, ce ne fut pas sans appréhension. Un terrien non plus n’assumerait pas sans appréhension le commandement d’un vaisseau. Mais j’étais dans une situation où la question de salaire devait primer tout. Le directeur habituel partait en congé, j’acceptai ses propositions et je pris sa place.

Je savourai la sensation d’avoir à nouveau du travail, et je travaillai toute la semaine avec un plaisir sans mélange. Nous mîmes sous presse, et j’attendis le soir avec quelque anxiété pour voir si mes efforts allaient attirer l’attention. Comme je quittais le bureau, vers le coucher du soleil, des hommes et des garçons groupés au pied de l’escalier se dispersèrent, d’un seul mouvement, et me livrèrent passage, et j’en entendis un ou deux qui disaient: «C’est lui!» Je fus naturellement flatté de cet incident. Le lendemain matin, je trouvai un groupe semblable au pied de l’escalier, après avoir rencontré des couples épars et des individus arrêtés çà et là dans la rue, et sur mon passage, qui me considéraient avec intérêt. Le groupe se sépara, et les gens s’éloignèrent comme j’arrivais, et j’entendis un homme dire: «Regardez son œil!» Je feignis de ne pas remarquer l’attention dont j’étais l’objet, mais dans le fond j’en fus enchanté, et je projetai d’écrire tout cela à ma tante. Je grimpai les quelques marches, et j’entendis des voix joyeuses et un retentissant éclat de rire en approchant de la porte. En l’ouvrant, j’aperçus deux jeunes gens dont les figures pâlirent et s’allongèrent quand ils me virent, et tous les deux sautèrent soudain par la fenêtre avec grand fracas. Je fus surpris.

Une demi-heure plus tard, environ, un vieux gentleman, à barbe opulente, à visage noble et plutôt sévère, entra et s’assit à mon invitation. Il semblait préoccupé. Il quitta son chapeau, le posa sur le sol, et en retira un foulard de soie rouge et un numéro de notre journal. Il ouvrit la feuille sur ses genoux, et tandis qu’il polissait ses lunettes avec son foulard, il dit:

—«Vous êtes le nouveau directeur?»

Je répondis que oui.

—«Avez-vous jamais dirigé un autre journal d’agriculture?»

—«Non, fis-je, c’est mon premier essai.»

—«C’est très vraisemblable. Avez-vous quelque expérience pratique en matière d’agriculture?»

—«Non. Je ne crois pas.»

—«Quelque chose me le disait, fit le vieux gentleman en mettant ses lunettes et me regardant par-dessus avec un air âpre, tandis qu’il pliait le journal commodément. Je veux vous lire ce qui m’a fait supposer cela. C’est cet article. Écoutez et dites-moi si c’est vous qui avez écrit ce qui suit:

«On ne devrait jamais arracher les navets. Cela les abîme. Il est bien préférable de faire monter un gamin pour secouer l’arbre.»

—«Eh bien! qu’en pensez-vous?... car c’est bien vous qui avez écrit cette phrase?»

—«Ce que j’en pense? Mais je pense que c’est très juste. Très sensé. Je suis convaincu que chaque année des millions et des millions de boisseaux de navets, rien que dans ce pays, sont perdus parce qu’on les arrache à moitié mûrs. Au contraire, si l’on faisait monter un garçon pour secouer arbre...!»

—«Secouer votre grand’mère! Alors, vous croyez que les navets poussent sur des arbres!»

—«Oh! non, certainement non! Qui vous dit qu’ils poussent sur des arbres? C’est une expression figurée, purement figurée. A moins d’être un âne bâté, on comprend bien que le garçon devrait secouer les ceps...»

Là-dessus le vieux monsieur se leva, déchira le journal en petits morceaux, les piétina, brisa un certain nombre d’objets avec sa canne, déclara que j’étais plus ignorant qu’une vache, puis sortit en faisant claquer la porte derrière lui; bref, se comporta de telle sorte que je fus persuadé que quelque chose lui avait déplu. Mais ne sachant ce que c’était, je ne pus lui être d’aucun secours.

Un instant après, une longue créature cadavérique, avec des cheveux plats tombant sur les épaules, et les broussailles d’une barbe de huit jours hérissant les collines et les vallées de sa face, se précipita dans mon bureau, s’arrêta, immobile, un doigt sur les lèvres, la tête et le corps penchés dans une attitude d’écoute.

Le silence était complet. Le personnage écouta encore. Aucun bruit. Alors, il donna à la porte un tour de clef, puis s’avança vers moi en marchant sur la pointe des pieds avec précaution, jusqu’à me toucher, et s’arrêta. Après avoir considéré ma figure avec un intense intérêt, pendant quelques instants, il tira d’une poche intérieure un numéro plié du journal.

—«Là, dit-il, là. Voici ce que vous avez écrit. Lisez-le-moi, vite, secourez-moi. Je souffre.»

Je lus ce qui suit. Et à mesure que les phrases tombaient de mes lèvres, je pouvais voir renaître le calme sur son visage, ses muscles se détendre, l’anxiété disparaître de sa face, la paix et la sérénité se répandre sur ses traits comme un clair de lune béni sur un paysage désolé:

«Le guano est un bel oiseau, mais son éducation exige de grands soins. On ne doit pas l’importer avant juin ou après septembre. En hiver, on aura soin de le tenir dans un endroit chaud, où il puisse couver ses petits.»

«Il est évident que la saison sera tardive pour les céréales. Le fermier fera bien de commencer à aligner les pieds de blé et à planter les gâteaux de sarrasin en juillet au lieu d’août.»

«Quelques mots sur la citrouille: Cette baie est fort appréciée par les indigènes de l’intérieur de la Nouvelle Angleterre, qui la préfèrent à la groseille à maquereau pour faire les tartes. Ils la préfèrent aussi à la framboise pour nourrir les vaches, comme étant plus nutritive sans empâter. La citrouille est la seule variété comestible de la famille des oranges qui réussisse dans le nord, excepté la gourde et une ou deux espèces de calebasses. Mais la coutume de la planter dans les cours en façade des maisons, pour faire des bosquets, disparaît rapidement. Il est aujourd’hui généralement reconnu que la citrouille, pour donner de l’ombrage, ne vaut rien.»

«La saison chaude approche, et les jars commencent à frayer...»

Mon auditeur enthousiasmé se précipita vers moi, me prit les mains et s’écria:

—«Là! là! il suffit. Je sais maintenant que j’ai toute ma tête, vous avez lu cela juste comme moi, mot pour mot. Mais étranger, quand je vous lus d’abord, ce matin, je me dis: Non, non, jamais je ne l’avais cru, malgré les soins que me prodiguent mes amis, mais maintenant je sens bien que je suis fou; et alors j’ai poussé un hurlement que vous auriez entendu de deux kilomètres, et je suis parti pour tuer quelqu’un, car je sentais que cela arriverait tôt ou tard, et qu’autant valait commencer tout de suite. J’ai relu d’un bout à l’autre un de vos paragraphes, pour être tout à fait sûr, puis j’ai mis le feu à ma maison, et je suis parti. J’ai estropié plusieurs personnes et j’ai logé un individu dans un arbre où je le retrouverai quand je le voudrai. Mais j’ai pensé qu’il fallait entrer chez vous comme je passais par là, et m’assurer de la chose. Et maintenant je sais à quoi m’en tenir, et je puis vous dire que c’est un bonheur pour l’individu qui est dans l’arbre. Je l’aurais tué, sans nul doute, en repassant. Bonsoir, Monsieur, bonsoir, vous m’avez ôté un grand poids de l’esprit. Ma raison a résisté à la lecture d’un de vos articles d’agriculture. Je sais que rien désormais ne pourra plus la troubler. Bonsoir, Monsieur.»

Je me sentis un peu ému en songeant aux forfaits et aux incendies que cet individu s’était permis; je ne pouvais m’empêcher de songer que j’en étais un peu le complice. Mais ces sentiments disparurent vite, car le directeur en titre venait d’entrer.

Je me dis en moi-même: «Tu aurais mieux fait d’aller te promener en Égypte, comme je te l’avais conseillé. Il y aurait eu quelque chance que tout marchât bien. Mais tu n’as pas voulu m’écouter, et voilà où tu en es. Il fallait t’y attendre.»

Le directeur paraissait morne, navré, désolé.

Il contempla les dégâts que le vieux gentleman irascible et les deux jeunes fermiers avait faits, et dit:

—«C’est de la vilaine besogne, de la très vilaine besogne. Le flacon de colle est brisé, six carreaux cassés, un crachoir et deux chandeliers. Mais ce n’est pas le pis. C’est la réputation du journal qui est démolie, et pour toujours, je le crains. On ne le vendait pas beaucoup jusqu’à aujourd’hui, nous n’avions jamais eu un si fort tirage ni tant fait parler de nous. Mais doit-on souhaiter un succès dû à la folie, et une prospérité fondée sur la faiblesse d’esprit? Mon ami, aussi vrai que je suis un honnête homme, il y a des gens, là dehors, plein la rue. D’autres sont perchés sur les haies, guettant votre sortie, car ils vous croient fou. Et ils sont fondés à le croire, après avoir lu vos articles qui sont une honte pour la presse. Voyons! quoi donc a pu vous mettre en tête que vous étiez capable de rédiger un journal de cette sorte? Vous paraissez ignorer les premiers éléments de l’agriculture... Vous confondez un sillon avec une herse. Vous parlez de la saison où les vaches muent, et vous recommandez l’apprivoisement du putois sous prétexte qu’il aime à jouer et qu’il attrape les rats! Votre remarque que les moules restent calmes quand on leur fait de la musique est tout à fait superflue. Rien ne trouble la sérénité des moules. Les moules sont toujours calmes. Les moules ne se préoccupent en aucune façon de la musique. Ah! ciel et terre! mon ami. Si vous aviez fait de l’acquisition de l’ignorance l’étude de votre vie, vous n’auriez jamais pu passer vos examens de doctorat es-nullité plus brillamment qu’aujourd’hui. Je n’ai jamais vu rien de pareil. Votre observation que le marron d’Inde est de plus en plus en faveur comme article de commerce est simplement calculée pour détruire ce journal. Je vous prie de laisser vos travaux et de partir. Je n’ai plus besoin de vacances. Je ne pourrais plus en jouir, en sachant que vous êtes assis à ma place. Je me demanderais sans cesse avec épouvante ce que vous iriez la prochaine fois recommander à mes lecteurs. Je perds patience quand je songe que vous avez parlé des parcs d’huîtres sous la rubrique: «Le jardinier paysagiste.» Je vous supplie de partir. Rien au monde ne pourrait me décider à prendre un nouveau congé. O pourquoi ne m’avoir pas dit que vous ignoriez tout de l’agriculture?»

—«Pourquoi, épi de maïs, tête d’artichaut, enfant de chou-fleur! Mais c’est la première fois qu’on me fait des observations aussi ridicules. Je vous dis que je suis dans le journalisme depuis quatorze ans, et je n’ai jamais entendu dire qu’il faille savoir quelque chose pour écrire dans un journal. Espèce de navet! Qui rédige les critiques dramatiques dans les feuilles de second ordre? Un tas de cordonniers choisis pour cela et d’apprentis pharmaciens qui connaissent l’art du théâtre comme je connais l’agriculture et pas plus. Les livres, qui donc en rend compte? Des gens qui n’en ont jamais écrit un. Qui donc fait les articles sur les finances? Des individus qui ont les meilleures raisons pour n’y rien entendre. Quels sont ceux qui critiquent la manière dont sont menées les campagnes contre les Indiens? Des gens qui ne sauraient pas distinguer un cri de guerre d’un wigwam, qui jamais n’ont fait de course à pied avec un tomahawk dans la main, et qui n’ont jamais eu à recueillir les flèches plantées dans le cadavre des divers membres de leur famille pour en allumer le feu au campement du soir. Qui écrit les articles sur la tempérance et hurle contre le punch? Des gaillards qui n’auront pas une minute l’haleine sobre jusqu’au jour de leur enterrement. Qui rédige les journaux d’agriculture? Vous, tête d’igname. Et tous ceux, en règle absolue, qui ont échoué dans la poésie, ou dans les romans à couverture jaune, les drames à sensation, les chroniques mondaines, et qui finalement tombent sur l’agriculture dans leur dernière station avant l’hôpital. Et c’est vous qui essayez de m’en remontrer sur le métier de journaliste! Monsieur, je connais ce métier depuis alpha jusqu’à oméga, et je vous dis que moins un homme a de compétence, plus il a de vogue et gagne d’argent. Le ciel m’est témoin que si j’avais été un ignare au lieu d’être un homme instruit, impudent au lieu de modeste, j’aurais pu me faire un nom dans ce monde froid et égoïste. Je me retire, Monsieur. Depuis que j’ai été traité comme je l’ai été par vous, je suis décidé à me retirer. J’ai fait mon devoir. J’ai rempli mes engagements aussi scrupuleusement que j’ai pu. J’ai prétendu que je pouvais rendre votre journal intéressant pour toutes les classes de lecteurs. Je l’ai fait. J’avais promis de faire monter votre tirage à vingt mille. Deux semaines de plus et le chiffre était atteint. Et je vous aurais donné la meilleure sorte de lecteurs qu’un journal d’agriculture ait jamais eue, qui n’eût pas compté un seul fermier, un seul individu capable de distinguer, quand même sa vie en dépendrait, un melon d’eau d’une pêche. C’est vous qui perdez à notre rupture, racine de pâté, et non pas moi. Adieu.» Et je partis.

LE MEURTRE DE JULES CÉSAR EN FAIT DIVERS

Seul récit complet et authentique paru à ce jour. Extrait du journal romain Les Faisceaux du Soir quotidiens, à la date de ce terrible accident.

Rien au monde ne procure autant de satisfaction à un reporter que de réunir les détails d’un meurtre sanglant et mystérieux, et de les exposer avec toutes les circonstances aggravantes. Il prend un vif plaisir à ce travail charmant, surtout s’il sait que tous les autres journaux sont sous presse, et que le sien sera le seul à donner les affreux détails. J’ai souvent éprouvé un sentiment de regret, de n’avoir pas été reporter à Rome au temps du meurtre de César, reporter à un journal du soir, et le seul journal du soir dans la ville; j’aurais battu d’au moins douze têtes d’heure à la course les reporters aux journaux du matin, avec le plus merveilleux fait divers qui jamais échut à quelqu’un du métier. D’autres événements se sont produits, aussi étonnants que celui-là. Mais aucun n’a présenté, si particulièrement, tous les caractères du «fait divers» comme on le conçoit aujourd’hui, rehaussés et magnifiés par le rang élevé, la réputation, la situation sociale et politique des personnages.

Puisqu’il ne m’a pas été permis de reporter l’assassinat de César d’une façon régulière, j’ai eu du moins une satisfaction rare à en traduire le fidèle récit suivant du texte latin des Faisceaux du Soir quotidiens de cette date, seconde édition:

«Notre ville de Rome, si paisible d’habitude, a été hier profondément émue et troublée par un de ces crimes sanglants qui navrent le cœur et emplissent l’âme d’effroi, en même temps qu’ils inspirent à tous les hommes sages des appréhensions pour l’avenir d’une cité où la vie humaine compte si peu, et où les lois les plus sérieuses sont ouvertement violées. Un tel crime ayant été commis, il est de notre devoir douloureux, à nous journalistes, de raconter la mort d’un de nos plus estimés concitoyens, d’un homme dont le nom est connu aussi loin que peut aller ce journal et dont nous avons eu le plaisir et aussi le privilège d’étendre la renommée, et de protéger la réputation contre les calomnies et les mensonges, au mieux de notre faible pouvoir. Nous voulons parler de M. J. César, empereur élu.

«Voici les faits, aussi exactement que notre reporter a pu les dégager des récits contradictoires des témoins: Il s’agissait d’une querelle électorale, naturellement. Les neuf dixièmes des effroyables massacres qui déshonorent chaque jour notre cité viennent des querelles, des jalousies et des haines engendrées par ces maudites élections. Rome gagnerait beaucoup à ce que les agents de police eux-mêmes fussent nommés pour cent ans. Car c’est un fait d’expérience que nous n’avons jamais pu élire même un ramasseur de chiens, sans célébrer cet événement par une douzaine de têtes cassées, et tous les postes de police encombrés de vagabonds ivres jusqu’au matin. On dit que lorsque l’écrasante majorité aux élections sur la place du marché fut proclamée l’autre jour, et que l’on offrit la couronne à ce gentleman, même son bizarre désintéressement qui le fit refuser trois fois ne suffit pas à le sauver des insultes murmurées par des hommes comme Casca, du dixième arrondissement, et d’autres séides des candidats battus, venus surtout du onzième et du treizième, et des districts de banlieue. On les surprit à s’exprimer avec ironie et mépris sur la conduite de M. César en cette occasion.

«On assure, d’autre part, et beaucoup de nos amis se croient autorisés à admettre, que l’assassinat de Jules César était une chose arrangée, suivant un plan longuement mûri, élaboré par Marcus Brutus et une bande de coquins à ses gages, et dont le programme n’a été que trop fidèlement exécuté. Si ce soupçon repose sur des bases solides, ou non, nous laissons le lecteur juger. Nous lui demandons uniquement de vouloir bien lire le suivant récit du triste événement avec attention et sans parti pris, avant de se prononcer:

«Le Sénat était déjà réuni, et César descendait la rue qui conduit au Capitole, causant avec quelques amis, et suivi, comme à l’ordinaire, d’un grand nombre de citoyens. Juste comme il passait devant la droguerie Démosthène et Thucydide, il fit remarquer à un gentleman, qui, à ce que croit notre rédacteur, était un prédiseur d’avenir, que les ides de mars étaient venues. «Oui, répondit l’autre, mais elles ne sont pas passées.» A ce moment, Artemidorus s’avança, dit à César que le temps pressait et lui demanda de lire un papier, une brochure ou quelque chose dans ce genre qu’il avait apportée pour la lui montrer. Decius Brutus dit aussi quelques mots au sujet d’une «humble requête» qu’il voulait soumettre à César. Artemidorus demanda la priorité, disant que son écrit concernait César personnellement. Celui-ci répliqua que ce qui regardait César lui-même devait passer en dernier lieu, ou prononça quelque phrase analogue. Artemidorus le supplia de lire ce papier immédiatement[D]. Mais César l’écarta et refusa de lire aucune pétition dans la rue. Il entra alors au Capitole et la foule derrière lui.

«Environ ce temps, fut surprise la conversation suivante, qui, rapprochée des événements qui succédèrent, prend une terrible signification. M. Papilius Lena fit remarquer à Georges W. Cassius, communément connu sous le nom de «le gros gars du troisième arrondissement», un émeutier à la solde de l’opposition, qu’il souhaitait bon succès à son entreprise de ce jour. Et Cassius ayant demandé «Quelle entreprise?» l’autre se contenta de cligner l’œil gauche en disant avec une indifférence simulée: «Bonne chance», et s’en fut du côté de César. Marcus Brutus, que l’on soupçonne d’avoir été le meneur de la bande qui commit le crime, demanda ce que Lena venait de dire. Cassius le lui répéta, et ajouta à voix basse: «Je crains que notre projet soit découvert.»

«Brutus dit à son misérable complice d’avoir l’œil sur Lena, et un moment après Cassius enjoignit à Casca, ce vil et famélique vagabond, dont la réputation est détestable, d’agir promptement, car il craignait d’être prévenu. Casca se tourna vers Brutus, l’air très excité, et demanda des instructions, et jura que de César ou de lui un resterait sur la place; il avait fait le sacrifice de sa vie. A ce moment César causait, avec quelques représentants des districts ruraux, des élections aux sièges renouvelables, et portait peu d’attention sur ce qui se passait autour de lui. William Trebonius engagea une conversation avec un ami du peuple et de César, Marcus Antonius, et, sous un prétexte ou un autre, l’écarta; Brutus, Decius, Casca, Cinna, Metellus Cimber et d’autres de cette bande d’infâmes forcenés qui infectent Rome actuellement entourèrent de près l’infortuné. Alors Metellus Cimber mit un genou en terre et demanda la grâce de son frère exilé. Mais César lui fit honte de sa bassesse et refusa. Aussitôt, sur un signe de Cimber, Brutus, d’abord, puis Cassius implorèrent le retour de Publius banni. Mais César, derechef, refusa. Il dit que rien ne pourrait l’ébranler, qu’il était aussi immobile que l’étoile polaire, puis se mit à faire l’éloge, dans les termes les plus flatteurs, de la stabilité de cette étoile et de la fermeté de son caractère. Il ajouta qu’il était semblable à elle, et qu’il pensait être le seul homme dans le pays qui le fût. D’ailleurs, puisqu’il était «constant» que Cimber avait dû être banni, il était aussi «constant» qu’il devait rester banni, et, lui, César, voulait être pendu s’il ne le gardait pas en exil.

«Saisissant aussitôt ce futile prétexte de violence, Casca bondit vers César, et le frappa d’un coup de poignard. Mais César, de la main droite, lui retint le bras, et du poing gauche ramené jusqu’à l’épaule, puis projeté, frappa un coup qui envoya le misérable rouler ensanglanté sur le sol. Il s’adossa ensuite à la statue de Pompée et se mit en garde. Cassius, Cimber et Cinna se précipitèrent vers lui, le poignard levé, et le premier réussit à le frapper. Mais avant qu’il pût porter un autre coup, et qu’aucun des autres pût l’atteindre, César étendit à ses pieds les trois mécréants d’autant de coups de son poing solide. Pendant ce temps, le Sénat était dans un affolement inexprimable. La ruée des citoyens dans les couloirs, et leurs efforts frénétiques pour s’échapper avaient bloqué les portes. Le sergent d’armes et ses hommes luttaient contre les assassins. De vénérables sénateurs avaient jeté leurs robes encombrantes et sautaient par-dessus les bancs, fuyant dans une confusion sauvage à travers les ailes latérales pour chercher refuge dans les salles des commissions; un millier de voix criaient: «La police! la police!» sur des tons discordants qui s’élevaient au-dessus du fracas effroyable comme le sifflement des vents au-dessus d’une tempête qui gronde. Et parmi tout cela se tenait debout le grand César, adossé à la statue comme un lion acculé, et sans armes, de ses mains luttant contre les assaillants, avec l’allure hautaine et le courage intrépide qu’il avait montrés tant de fois sur les champs de bataille sanglants. William Trebonius et Caius Ligarius le frappèrent de leur poignard. Ils tombèrent comme leurs complices étaient tombés. Mais à la fin, lorsque César vit son vieil ami Brutus marcher vers lui, armé d’une dague meurtrière, on dit qu’il parut succomber sous la douleur et la stupeur. Laissant tomber son bras invincible, il cacha sa face dans les plis de son manteau, et reçut le coup du traître sans un effort pour écarter la main qui le porta. Il dit seulement: «Toi aussi, Brutus!» et tomba mort, sur le marbre du pavé.

«On affirme que le vêtement qu’il portait quand il fut tué était le même qu’il avait sur lui l’après-midi, dans sa tente, le jour de sa victoire sur les Nerviens. Quand on le lui retira, on trouva qu’il était percé et déchiré à sept endroits différents. Il n’y avait rien dans les poches. Le vêtement sera produit en justice à la requête du coroner, et fournira une preuve irréfutable du meurtre. Ces derniers détails sont dignes de foi. Nous les tenons de Marcus Antonius, que sa position met à même de connaître toutes les particularités se rapportant au sujet le plus absorbant de l’actualité d’aujourd’hui.

«Dernières nouvelles.—Tandis que le coroner convoquait le jury, Marcus Antonius et d’autres amis de feu César s’emparaient du corps et le transportaient au forum. A la dernière heure. Antonius et Brutus étaient en train de faire des discours sur le cadavre, et suscitaient un tel vacarme parmi le peuple qu’au moment où nous mettons sous presse le préfet de police est convaincu qu’il va y avoir une émeute et prend les mesures en conséquence.»

LA CÉLÈBRE GRENOUILLE SAUTEUSE DU COMTÉ DE CALAVERAS

Pour faire droit à la requête d’un ami, qui m’écrivait de l’Est, j’allai rendre visite à ce brave garçon et vieux bavard de Simon Wheeler. Je lui demandai des nouvelles d’un ami de mon ami, Léonidas W. Smiley, comme j’en avais été prié, et voici le résultat. J’ai un vague soupçon que Léonidas W. Smiley n’est qu’un mythe, que mon ami ne l’a jamais vu, et que, dans sa pensée, si j’en parlais à Simon Wheeler, ce serait simplement pour celui-ci une occasion de se rappeler son infâme Jim Smiley et de m’ennuyer mortellement avec quelque exaspérant souvenir de ce personnage, histoire aussi longue, aussi ennuyeuse que dénuée d’intérêt pour moi. Si c’était son intention, il a réussi.

Je trouvai Simon Wheeler somnolant d’un air confortable, près du poêle, dans le bar-room de la vieille taverne délabrée, au milieu de l’ancien camp minier de l’Ange; je remarquai qu’il était gras et chauve, et qu’il y avait une expression de sympathique douceur et de simplicité dans sa physionomie. Il se réveilla et me souhaita le bonjour. Je lui dis qu’un de mes amis m’avait chargé de prendre quelques informations sur un compagnon chéri de son enfance, du nom de Léonidas W. Smiley, le révérend Léonidas W. Smiley, jeune ministre de l’évangile, qui, lui disait-on, avait résidé quelque temps au camp de l’Ange. J’ajoutai que si M. Wheeler pouvait me donner des renseignements sur ce Léonidas W. Smiley, je lui aurais beaucoup d’obligation.

Simon Wheeler me poussa dans un coin, m’y bloqua avec sa chaise, puis s’assit, et dévida la monotone narration suivante. Il ne sourit pas une fois, il ne sourcilla pas une fois, il ne changea pas une fois d’intonation, et garda jusqu’au bout la clef d’harmonie sur laquelle sa première phrase avait commencé. Pas une fois il ne trahit le plus léger enthousiasme. Mais à travers son interminable récit courait une veine d’impressive et sérieuse sincérité. Il me fut prouvé jusqu’à l’évidence qu’il ne voyait rien de ridicule ou de plaisant dans cette histoire. Il la considérait, en vérité, comme un événement important, et voyait avec admiration, dans ses deux héros, des hommes d’un génie transcendant sous le rapport de la finesse. Je le laissai donc parler, sans l’interrompre une seule fois.

—«Le révérend Léonidas W. Smiley. Hum! Le révérend Lé..., parfaitement. Il y avait ici autrefois un gaillard nommé Jim Smiley. C’était dans l’hiver de 1849 ou peut-être au printemps de 1850. Je ne me rappelle pas exactement, mais ce qui me fait penser que c’était dans les environs de ce temps-là, c’est que, je m’en souviens, le grand barrage de la rivière n’était pas terminé quand il arriva au camp. Toujours est-il que jamais on ne vit homme plus curieux. Il pariait à propos de tout ce qui se présentait, pourvu qu’il trouvât un parieur. Tout ce qui allait à l’autre lui allait. Il lui fallait trouver son homme. Alors il était satisfait. Si l’on n’acceptait pas de parier dans un sens, il changeait de parti avec l’adversaire. Il avait d’ailleurs une chance extraordinaire et gagnait presque sans manquer. Il était toujours prêt et disposé à la gageure. On ne pouvait mentionner la moindre chose que ce gaillard n’offrît d’accepter le pari pour ou contre. Cela lui était égal, comme je vous l’ai dit. Les jours de courses, vous le trouviez, à la fin, rouge de plaisir ou dépouillé jusqu’au dernier sou. S’il y avait un combat de chiens, il pariait; un combat de chats, il pariait; un combat de coqs, il pariait. S’il voyait deux oiseaux perchés sur une haie, il pariait lequel s’envolerait le premier, et s’il y avait un meeting au camp, il était là exactement, pariant pour le pasteur Walker, qu’il regardait comme le meilleur prédicateur du pays. Et il l’était, en effet, et, de plus, un brave homme. Smiley aurait vu une punaise, la jambe levée pour aller n’importe où, qu’il aurait parié sur le temps qu’elle mettrait à y arriver, et si vous l’aviez pris au mot, il aurait suivi la punaise jusqu’au Mexique, sans s’inquiéter de la longueur du voyage ou du temps qu’il serait en route. Il y a des tas de gens ici qui ont connu ce Smiley et qui pourront vous parler de lui. Sans aucune préférence il eût parié sur n’importe quoi. C’était un déterminé gaillard. La femme du pasteur Walker, à une époque, fut très malade. Sa maladie dura longtemps. Il semblait qu’on ne dût pas la sauver. Mais un matin le pasteur entra et Smiley lui demanda des nouvelles. Il répondit qu’elle était mieux, grâce à l’infinie miséricorde du Seigneur, et qu’elle allait si gentiment qu’avec la bénédiction de la Providence elle finirait par s’en tirer tout à fait, et Smiley, avant même d’y penser lui dit: «Je la prends morte, à deux et demi.»

«Ce Smiley avait une jument que les gamins appelaient «le bidet du quart d’heure», mais c’était par plaisanterie, parce que, sûrement, elle allait plus vite que cela, et d’ordinaire il gagnait de l’argent sur cette bête, bien qu’elle fût si lente et quelle eût toujours de l’asthme, des coliques, de la consomption ou quelque chose semblable. On lui donnait deux ou trois cents mètres d’avance, mais on la rattrapait vite. Seulement, au bout de la course, elle s’excitait désespérément, et se mettait à trotter, à galoper, jetant ses jambes dans tous les sens, en l’air et sur les barrières, et soulevant une poussière terrible, et faisant un bruit effrayant avec sa toux et toujours arrivant au but la première, juste d’une longueur de tête.

«Il avait aussi un tout petit bouledogue, qui ne vous aurait pas semblé valoir deux sous, tant il avait l’air commun, et si peu engageant qu’à parier contre lui on eût craint de passer pour un voleur. Mais dès que l’argent était engagé, c’était un tout autre chien. Sa mâchoire inférieure commençait à ressortir comme le gaillard d’avant d’un bateau à vapeur, et ses dents se découvraient, brillantes comme une fournaise. Un autre chien pouvait lui courir sus, le provoquer, le mordre, le jeter par-dessus son épaule deux ou trois fois, André Jackson, c’était son nom, André Jackson continuait la partie en ayant l’air de trouver tout naturel,—on doublait les paris, et on les triplait contre lui, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus d’argent à engager, et alors, tout d’un coup, il vous attrapait l’autre chien, juste à l’articulation de la jambe de derrière, et il tenait bon, sans enfoncer trop les dents, mais rien que pour garder sa proie, et s’y suspendre aussi longtemps qu’on n’avait pas jeté l’éponge en l’air, eût-il dû attendre un an. Smiley avait toujours gagné, avec cette bête-là, jusqu’au jour où il rencontra un chien qui n’avait pas de jambes de derrière, parce qu’il les avait eues prises et coupées par une scie circulaire. Quand le combat eut été mené assez loin, et que tout l’argent fut sorti des poches, lorsqu’André Jackson arriva pour saisir son morceau favori, il vit aussitôt qu’on s’était moqué de lui, et que l’autre chien le tenait contre la porte, comme on dit. Il en parut tout surpris, penaud et découragé; il ne fit plus un seul effort, et dès lors fut rudement secoué. Il adressa un regard à Smiley, comme pour lui dire que son cœur était brisé, et que c’était sa faute à lui, Smiley, d’avoir amené un chien qui n’avait pas de jambes de derrière, qu’il pût saisir, puisque c’était là-dessus qu’il comptait dans un combat. Il fit ensuite quelques pas, clopin-clopant, se coucha et mourut. C’était un bon chien, cet André Jackson. Il se serait fait un nom s’il eût vécu. Car il avait de l’étoffe et du génie. Je le sais, bien que les circonstances l’aient trahi. Il serait absurde de ne pas reconnaître qu’un chien devait avoir un talent spécial pour se battre de cette façon. Je me sens toujours triste quand je pense à son dernier tournoi et à la manière dont il finit.

«Eh bien! ce Smiley avait des terriers, des coqs de combat, des chats et toutes sortes d’animaux semblables, au point qu’on n’avait pas de repos, et que vous aviez beau chercher n’importe quoi pour parier contre lui, il était toujours votre homme. Il attrapa un jour une grenouille, l’emporta chez lui, et dit qu’il voulait faire son éducation. Mais pendant trois mois, il ne fit rien que la mettre dans son arrière-cour, et lui apprendre à sauter, et je vous parie tout ce que vous voudrez qu’il le lui apprit. Il n’avait qu’à lui donner une petite poussée par derrière, et aussitôt, on voyait la grenouille tourner en l’air comme une crêpe, faire une culbute ou deux, si elle avait pris un bon élan, et puis retomber sur ses pattes avec la dextérité d’un chat. Il l’avait dressée aussi dans l’art d’attraper les mouches, et il l’avait exercée si patiemment qu’elle clouait une mouche contre le mur du plus loin qu’elle la voyait. Smiley disait que tout ce qu’il fallait à une grenouille, c’était l’éducation, et que l’on pouvait en faire à peu près ce qu’on voulait, et je crois qu’il avait raison. Tenez, je l’ai vu poser Daniel Webster là sur le plancher—Daniel Webster, c’était le nom de la grenouille—et lui chanter: «Des mouches, Dan, des mouches?» Et avant que vous eussiez cligné de l’œil, elle faisait un bond, happait une mouche, ici, sur le comptoir, et retombait sur le plancher comme un paquet de boue, et se mettait à se gratter la tête avec sa patte de derrière, d’un air aussi indifférent que si elle n’avait pas eu la moindre idée d’avoir fait autre chose que ce que toute autre grenouille pouvait faire. Vous n’avez jamais vu une grenouille aussi modeste et aussi franche, dressée comme elle l’était. Et quand il s’agissait de sauter à tout moment et tout simplement sur un terrain plat, elle franchissait plus d’espace en un saut qu’aucune bête de son espèce. Le saut en longueur était son triomphe. Dans ces cas-là, Smiley pontait son argent sur elle tant qu’il avait un rouge liard. Il était monstrueusement fier de sa grenouille, et il en avait le droit. Car des gens qui avaient voyagé et qui avaient été partout disaient qu’elle battrait toutes les grenouilles qu’ils avaient jamais vues.

«Très bien. Smiley gardait sa grenouille dans une petite boîte à treillis, et l’emportait parfois avec lui à la ville pour parier. Un jour, un individu, étranger à notre camp, le rencontre avec sa boîte et lui dit:

—«Que diable avez-vous là-dedans?»

«Smiley, d’un air indifférent lui répond:—«Ce pourrait être un perroquet, ou un canari, mais non,—c’est justement une grenouille.»

«L’autre la prit, la regarda attentivement, la tourna dans tous les sens, puis dit:—«C’est tout de même vrai. Et à quoi est-elle bonne?»

—«Ma foi, dit Smiley d’un air dégagé et insouciant, elle est bonne pour une chose, à mon avis. Elle peut battre à sauter n’importe quelle grenouille du Calaveras.»

«L’individu reprit la boîte, l’examina de nouveau longuement, attentivement, et la rendit à Smiley en disant d’un air décidé:—«Après tout, je ne vois dans cette grenouille rien de mieux que dans n’importe quelle grenouille.»

—«C’est possible, dit Smiley. Peut-être que vous vous connaissez en grenouilles, et peut-être que vous ne vous y connaissez pas. Il se peut que vous ayez de l’expérience, il se peut que vous ne soyez qu’un amateur. Dans tous les cas, j’ai mon opinion, et je parie quarante dollars que cette grenouille saute plus loin qu’aucune grenouille du Calaveras.»

«L’autre réfléchit une minute, puis dit, avec une sorte de tristesse:—«Voilà. Je ne suis ici qu’un étranger, je n’ai pas de grenouille. Si j’en avais une je parierais.»

—«Très bien, dit Smiley; si vous voulez tenir ma boîte un instant, je vais vous en chercher une.»

«L’individu prit la boîte, posa ses quarante dollars à côté de ceux de Smiley et s’assit pour attendre.

«Il demeura là un bon moment, à réfléchir et réfléchir. Puis il sortit la grenouille de la boîte, lui ouvrit la bouche toute grande, et prit d’autre part une cuillère à thé. Il se mit alors à emplir la grenouille de petit plomb, il la remplit jusqu’au menton, et la reposa sur le sol délicatement. Pendant ce temps, Smiley, qui était allé à la mare, barbotait dans la boue. A la fin, il attrapa une grenouille, l’apporta et la donna à l’individu, en disant:

—«Maintenant, si vous êtes prêt, mettez-la à côté de Daniel, avec ses pattes de devant au niveau de celles de Daniel, et je donnerai le signal.»

«Alors il dit:—«Une, deux, trois, sautez!» Et Smiley et l’individu touchent chacun sa grenouille par derrière. La nouvelle grenouille saute vivement. Daniel fait un effort et hausse les épaules comme cela,—comme un Français,—mais en vain. Elle ne pouvait bouger, elle était plantée en terre aussi solidement qu’une église. Elle ne pouvait pas plus avancer qui si elle eût été à l’ancre.

«Smiley était passablement surpris, et même dégoûté, mais il ne pouvait pas soupçonner ce qui s’était passé. Bien sûr!

«L’individu prit l’argent et s’en alla. Mais quand il fut sur le pas de la porte, il fit claquer son pouce, par-dessus son épaule, comme cela, d’un air impertinent, en disant avec assurance:—«Je ne vois dans cette grenouille rien de mieux que dans une autre.»

«Smiley demeura un bon moment, se grattant la tête, les yeux penchés vers Daniel. A la fin il se dit:

—«Je ne comprends pas pourquoi cette grenouille a refusé de sauter. N’aurait-elle pas quelque chose? Elle m’a l’air singulièrement gonflée, dans tous les cas.»

«Il saisit Daniel par la peau du cou, et la soulève, et s’écrie:

—«Le diable m’emporte si elle ne pèse pas cinq livres!»

«Il la retourne sens dessus dessous, et Daniel crache une double poignée de plomb. Et alors, il comprit. Et il devint fou de fureur, posa la grenouille et courut après l’individu, mais il ne put le rattraper. Et...»

Ici Simon Wheeler entendit qu’on l’appelait de la cour, et sortit pour voir qui c’était. Se tournant vers moi en sortant, il me dit:—«Demeurez là, étranger, et ne craignez rien. Je ne serai pas dehors une seconde.»

Mais on m’approuvera si je pensai que la suite de l’histoire de l’industrieux vagabond Jim Smiley ne me donnerait vraisemblablement pas beaucoup d’indications concernant le révérend Léonidas W. Smiley. Aussi je partis.

A la porte, je rencontrai l’aimable Wheeler qui s’en revenait. Il me prit par le bouton de ma veste, et en commença une autre:

—«Oui, ce Smiley avait une vache jaune qui était borgne, et qui n’avait pas de queue, ou presque pas, juste un petit bout long comme une banane, et...»

Mais je n’avais ni le temps ni le goût, je n’attendis pas la suite de l’histoire de la vache sympathique, et pris congé.

RÉPONSES A DES CORRESPONDANTS

Moraliste statisticien.—«Je n’ai nul besoin de vos statistiques. J’ai pris tout le paquet et j’en ai allumé ma pipe. Je hais les gens de votre espèce. Vous êtes tout le temps à calculer dans quelle mesure un homme nuit à sa santé et détériore son cerveau, et combien de malheureux dollars et centimes il gaspille dans le courant d’une existence de quatre-vingt-douze ans, en se livrant à la fâcheuse habitude de fumer; et à l’habitude également fâcheuse de boire du café, ou de jouer au billard à l’occasion, ou de prendre un verre de vin à son dîner, etc., etc., etc... Et vous passez votre temps à établir combien de femmes ont été brûlées vives par suite de la mode dangereuse des jupes et tournures trop vastes, etc., etc... Vous ne voyez jamais qu’un côté de la question. Vous fermez les yeux à ce fait que la plupart des vieux bonshommes, en Amérique, fument et boivent du café, quoique d’après vos théories ils devraient être morts depuis leur jeunesse. Et que les bons vieux Anglais boivent du vin et survivent, et que les joyeux vieux Hollandais boivent et fument à profusion, et cependant deviennent chaque jour plus vieux et plus gros. Et vous n’essayez jamais de calculer combien de solide confort, de délassement, de plaisir un homme retire de l’habitude de fumer dans l’espace d’une vie entière (avantage qui vaut dix fois l’argent qu’il économiserait en y renonçant), ni l’effrayante quantité de bonheur que perdraient dans une existence entière vos gens en ne fumant pas. Sans doute, vous pouvez faire des économies en vous refusant tous ces petits agréments vicieux pendant cinquante ans. Mais alors à quoi dépenserez-vous votre argent? Quel usage en pourrez-vous faire? L’argent ne peut pas servir à sauver votre âme immortelle. Il n’a qu’une seule utilité, c’est de procurer du confort et de l’agrément pendant la vie. Si donc vous êtes un ennemi de l’agrément et du confort, quel besoin avez-vous d’entasser de l’argent? N’essayez pas de me dire que vous pouvez en faire un meilleur usage en vous procurant de bons dîners, ou en exerçant la charité, ou en subventionnant des sociétés locales; vous savez trop bien que vous tous, gens dénués de vices aimables, ne donnez jamais un centime aux pauvres, et que vous rognez tellement sur votre nourriture que vous êtes toujours faibles et affamés. Et vous n’osez pas rire, hors de chez vous, de peur que quelque pauvre diable, vous voyant de bonne humeur, vous emprunte un dollar. A l’église, vous êtes toujours à genoux, les yeux penchés vers le coussin, quand on passe pour la quête. Et vous ne faites jamais aux employés du fisc une déclaration exacte de votre revenu. Vous savez tout cela aussi bien que moi, n’est-ce pas? Et bien, alors, quelle nécessité de traîner votre misérable existence jusqu’à une vieillesse décharnée et flétrie? Quel avantage à économiser un argent qui vous est si profondément inutile? En un mot, quand vous déciderez-vous à mourir, au lieu d’essayer sans repos de rendre les gens aussi dégoûtants et odieux que vous-mêmes, par vos infâmes «statistiques morales»? Certes je n’approuve pas la dissipation, et je ne la conseille pas. Mais je n’ai pas pour un sou de confiance dans un homme qui n’a pas quelques petits vices pour se racheter. Je ne veux plus entendre parler de vous. Je suis persuadé que vous êtes le même individu qui vint la semaine dernière me faire à domicile une longue conférence contre le vice dégradant du cigare, et qui revint, pendant mon absence, avec de maudits gants incombustibles, et vola le beau poêle de mon salon.»

Un jeune auteur.—«En effet, Agassiz recommande aux auteurs de manger du poisson, comme contenant du phosphore, qui est avantageux pour le cerveau. Mais je ne puis vous donner aucune indication sur la quantité de poisson qui vous est nécessaire, du moins aucune indication précise. Si l’ouvrage que vous m’avez envoyé comme spécimen représente ce que vous faites habituellement, je pense que peut-être une couple de baleines serait pour le moment tout ce qu’il vous faut. Pas de la grande espèce. Mais simplement des baleines de bonne dimension moyenne.»

Un mendiant professionnel.—«Non. On ne peut vous obliger à accepter les obligations de l’emprunt américain au pair.»

Un mathématicien.—Virginia. Nevada.

«Si un boulet de canon met 3 secondes ⅛ pour parcourir les 4 premiers milles, 3 secondes ⅜ pour les 4 milles suivants, 3 secondes ⅝ pour les 4 milles suivants, et ainsi de suite, avec une diminution de vitesse constante dans la même proportion, combien de temps lui faudra-t-il pour parcourir quinze cent millions de milles?»

—«Je n’en sais rien.»

Amoureux délaissé.—«J’ai aimé, et j’aime encore, la belle Edwitha Howard, et je voulais l’épouser. Hélas! durant un court voyage que j’ai fait à Benicia, la semaine dernière, hélas! elle a épousé Jones. Mon bonheur est-il à jamais perdu? N’ai-je plus aucun recours?»

—«Certainement, vous en avez. Toute la loi, écrite ou non, est pour vous. L’intention et non pas l’acte, constitue le crime, en d’autres termes constitue le fait. Si vous appelez votre meilleur ami un fou, avec l’intention de l’insulter, c’est une insulte. Si vous le faites pour plaisanter, sans intention offensante, ce n’est pas une insulte. Si vous tirez un coup de pistolet accidentellement et tuez un homme, vous pouvez aller tranquille, vous n’avez pas commis de meurtre. Mais si vous essayez de tuer un homme, avec l’intention manifeste de le tuer, et que vous le manquiez tout à fait, la loi décide cependant que l’intention constitue le crime, et vous êtes coupable de meurtre. Donc, si vous aviez épousé Edwitha par accident, sans en avoir l’intention réelle, vous ne seriez pas du tout marié avec elle, parce que l’acte du mariage ne pourrait être complet sans l’intention. Et donc, dans l’esprit rigoureux de la loi, puisque vous aviez l’intention formelle d’épouser Edwitha, bien que vous ne l’ayez pas fait, vous l’avez épousée tout de même parce que, comme je le disais tout à l’heure, l’intention constitue le crime. Il est aussi clair que le jour qu’Edwitha est votre femme, et votre recours consiste à prendre un bâton et à taper sur Jones avec ce bâton aussi fort que vous pourrez. Tout homme a le droit de protéger sa femme contre les avances d’un étranger. Une autre alternative se présente. Vous avez été le premier mari d’Edwitha à cause de votre intention formelle, et maintenant vous pouvez la poursuivre comme bigame pour avoir épousé Jones. Mais il y a un autre point de vue dans ce cas si compliqué. Vous aviez l’intention d’épouser Edwitha, et en conséquence, suivant la loi, elle est votre femme. Il n’y a aucun doute sur ce point. Mais elle ne vous a pas épousé, et elle n’a jamais eu l’intention de vous épouser. Vous n’êtes donc pas son mari. Donc, en épousant Jones, elle était coupable de bigamie, puisqu’elle était déjà la femme d’un autre homme, ce qui est rigoureusement déduit jusque-là; mais, en même temps, remarquez-le, elle n’avait pas d’autre mari quand elle a épousé Jones, puisqu’elle n’avait jamais eu l’intention de vous épouser. Elle n’est donc pas bigame. Par suite de tout ce qui précède, Jones a épousé une jeune fille, qui était une veuve en même temps, et aussi la femme d’un autre homme, et qui cependant n’avait pas de mari et n’en avait jamais eu, et n’avait jamais eu l’intention d’en avoir un, et par conséquent, comme il est clair, n’avait jamais été mariée. Par le même raisonnement vous êtes célibataire, puisque vous n’avez jamais été le mari de personne, et vous êtes marié puisque vous avez une femme vivante, et dans tous les cas vous êtes veuf, puisque vous avez perdu votre femme. Et vous êtes enfin un âne, pour être allé à Benicia dans ces conditions, alors que tout était si embrouillé. Et en même temps je me trouve moi-même si extraordinairement enlacé dans les complications de cette situation bizarre que je dois renoncer à vous donner de plus longs avis. Je m’y perdrais et deviendrais inintelligible. Je pourrais fort bien, si je voulais, reprendre l’argument où je l’ai laissé, et, en le suivant rigoureusement, démontrer, pour vous être agréable, ou que vous n’avez jamais existé, ou que vous êtes mort à l’heure actuelle, et par conséquent n’avez rien à faire de l’infidèle Edwitha. Je suis sûr que je le pourrais, si vous deviez y trouver quelque soulagement.»

Arthur Augustus.—«Non. Vous êtes dans l’erreur. C’est la façon de lancer une brique ou un tomahawk. Mais elle ne saurait convenir pour un bouquet.»

L’HISTOIRE SE RÉPÈTE

Le suivant, je l’ai trouvé dans un journal des îles Sandwich, qui me fut envoyé par un ami, du fond de cette paisible retraite. La coïncidence entre ma propre expérience et celle dont parle ici feu M. Benton est si frappante que je ne puis m’empêcher de publier et de commenter ce paragraphe. Voici le texte du journal sandwich:

«Combien touchant, le tribut payé par feu l’honorable T. H. Benton à l’influence de sa mère!—«Ma mère me demanda de ne jamais fumer. Je n’ai jamais touché de tabac depuis ce jour-là jusqu’à aujourd’hui. Elle me demanda de ne plus jouer. Je n’ai jamais plus touché une carte. Je suis incapable quand j’ai vu jouer de dire qui a perdu. Elle me mit en garde, aussi, contre la boisson. Si j’ai quelques qualités d’endurance actuellement, si j’ai pu me rendre quelque peu utile dans la vie, je l’attribue à mon obéissance à ses vœux pieux et corrects. Quand j’avais sept ans elle me demanda de ne pas boire, et je fis alors le vœu d’abstinence absolue. Si j’y fus constamment fidèle, c’est à ma mère que je le dois.»

Je n’ai jamais rien vu de si curieux. C’est presque un bref résumé de ma propre carrière morale, en substituant simplement une grand’mère à une mère. Combien je me rappelle ma grand’mère me demandant de ne pas fumer! Vieille chère âme! «Je vous y prends, affreux roquet! Bon! Que je vous y prenne encore, à mâcher du tabac avant le dîner! Et je vous parie que je vous donne le fouet jusqu’à vous laisser pour mort.»

De ce jour à aujourd’hui, je n’ai jamais plus fumé dans la matinée.

Elle me demanda de ne pas jouer. Elle me chuchota: «Jetez-moi ces damnées cartes, tout de suite. Deux paires et un valet, idiot, et l’autre a une séquence.»

Je n’ai plus joué depuis ce jour, jamais plus, sans un jeu de rechange dans la poche. Je ne puis pas même dire qui doit perdre une partie, quand je n’ai pas fait moi-même le jeu.

Quand j’avais deux ans, elle me demanda de ne pas boire. Je fis le vœu d’abstinence complète.

Si je suis resté fidèle et si j’ai ressenti les effets bienfaisants de cette fidélité, jusqu’à ce jour, c’est à ma grand’mère que je le dois. Je n’ai jamais bu, depuis, une goutte, de quelque sorte d’eau que ce soit!

POUR GUÉRIR UN RHUME

C’est une chose sans doute excellente d’écrire pour l’amusement du public. Mais combien n’est-il pas plus beau et plus noble d’écrire pour son instruction, son profit, son bénéfice actuel et tangible. C’est le seul objet de cet article; si sa lecture apporte un soulagement à la santé de quelque solitaire souffrant de ma race, si elle ranime une fois encore le feu de l’espérance et de la joie dans ses yeux éteints, si elle réveille dans son cœur mourant les vives et généreuses impulsions des jours passés, je serai amplement récompensé de mon labeur. Mon âme sera inondée de la joie sacrée qu’un chrétien ressent, quand il a accompli un acte de bonté et d’utilité.

Ayant mené une vie pure et sans tache, j’ai le droit de croire que nul de ceux qui me connaissent ne rejettera les idées que je vais émettre, dans la crainte que j’essaye de le tromper. Que le public me fasse l’honneur de lire mes expériences pour la guérison d’un rhume, comme exposées ci-dessous, et de suivre la voie que j’ai tracée.

Quand la maison Blanche fut brûlée à Virginia-City, je perdis mon foyer, mon bonheur, ma santé, et ma malle. La perte des deux premiers articles était de peu de conséquence, puisqu’un foyer sans une mère ou une sœur, ou une jeune parente éloignée pour vous rappeler, en cachant votre linge sale ou en jetant vos chaussures à bas du manteau de la cheminée, qu’il y a quelqu’un pour penser à vous et vous chérir,—est chose aisée à retrouver. Et je me souciais fort peu de la perte de mon bonheur, car, n’étant pas un poète, la mélancolie ne pouvait séjourner longtemps auprès de moi. Mais perdre une bonne constitution et une meilleure malle sont des infortunes sérieuses. Le jour de l’incendie, ma constitution fut atteinte d’un rhume sévère, causé par le mouvement inaccoutumé que je me donnai pour essayer de me rendre utile. Tracas, d’ailleurs, bien en pure perte, car le plan que j’avais élaboré pour l’extinction du feu était si compliqué que je ne pus le terminer avant le milieu de la semaine suivante.

Dès que je commençai à éternuer, un ami me conseilla de prendre un bain de pieds chaud, et de me coucher ensuite. Peu après, un autre ami me conseilla de me lever et de prendre une douche froide. Ainsi fis-je. Avant qu’une heure fût écoulée, un autre ami me persuada qu’il était politique de nourrir un rhume et d’affamer une fièvre. J’avais les deux. Je pensai qu’il fallait commencer par me suralimenter pour le rhume, puis m’enfermer et laisser ma fièvre mourir d’inanition.

En pareil cas, je fais rarement les choses à demi. J’y vais carrément. Je donnai ma pratique à un étranger qui venait justement d’ouvrir un restaurant ce jour-là. Il demeura près de moi, dans un silence respectueux, jusqu’à ce que j’eusse fini de nourrir mon rhume, puis il me demanda s’il y avait souvent des rhumes dans Virginia-City. Sur ma réponse affirmative, il sortit et décrocha son enseigne.

Je partis pour mon bureau. En route, je rencontrai un autre ami intime, qui me conseilla de prendre un litre d’eau salée, bien chaude. Il affirma que rien au monde n’était plus efficace pour un rhume. Je croyais malaisément avoir la place de le loger. J’essayai pourtant. Le résultat fut surprenant. Je crus avoir expectoré mon âme immortelle.

Comme je relate mes expériences uniquement pour le bénéfice de ceux qui souffrent du mal dont je parle, je pense qu’ils m’approuveront de les mettre en garde contre la tendance qu’ils auraient à suivre certaines formes de traitement pour la raison qu’elles ont été inefficaces pour moi. C’est dans cette idée que je les détourne de l’eau chaude salée. Le remède est peut-être bon, mais trop violent. Si j’avais un autre rhume de cerveau, et qu’il ne me fût laissé d’autre alternative que de choisir entre ce traitement et un tremblement de terre, j’aimerais mieux courir le risque de ce dernier.

Quand la tempête déchaînée dans mon estomac se fut apaisée, et que je ne rencontrai plus sur ma route aucun bon Samaritain, je recommençai à emprunter des mouchoirs et à les mettre en pièces, comme j’avais accoutumé de le faire aux premières périodes de mon rhume, jusqu’au moment où je tombai sur une dame qui venait des plaines; elle habitait, me dit-elle, une contrée où les médecins étaient rares, et elle avait forcément acquis une certaine science dans le traitement des petites maladies usuelles. Elle devait, me parut-il, avoir en effet quelque expérience, car elle paraissait âgée d’au moins cent cinquante ans.

Elle mélangea une décoction de mélasse, d’eau-forte, de térébenthine, et d’autres drogues variées, et me prescrivit de prendre un plein verre du mélange tous les quarts d’heure. Je n’en ai jamais pris qu’une dose. Ce fut assez. Elle me dépouilla de tous mes principes moraux. Elle réveilla tous les instincts pervers de ma nature. Sous sa maligne influence, mon cerveau conçut des miracles de vilenie, mais mes mains furent trop faibles pour les exécuter. A ce moment, si ma vigueur n’avait été abattue par les assauts des remèdes infaillibles pris pour mon rhume, je suis persuadé que j’aurais essayé de voler le cimetière. Comme beaucoup de gens, j’ai souvent des idées tout à fait basses, et j’agis en conséquence. Mais avant de prendre ce médicament, je ne m’étais jamais abandonné à une dépravation si surnaturelle. J’en fus orgueilleux. Au bout de deux jours, je fus en état d’essayer de nouveaux remèdes. J’en pris quelques autres infaillibles, et, pour finir, mon rhume descendit du cerveau sur la poitrine.

Je me mis à tousser sans trêve, et ma voix baissa au-dessous de zéro. Je parlais sur un ton de tonnerre, deux octaves au-dessous de mon ton naturel. Je ne pouvais obtenir mon repos ordinaire de la nuit qu’en toussant jusqu’à perdre l’âme et me réduire à un état d’épuisement absolu, et, malgré tout, dès que je commençais à parler dans mon sommeil, ma voix discordante m’éveillait de nouveau.

Ma situation devenait plus grave de jour en jour. On me conseilla le gin pur. J’en pris. Puis le gin avec la mélasse. J’en pris aussi. Puis le gin avec des oignons. J’ajoutai les oignons et pris le tout ensemble, gin, mélasse, oignons. Aucun résultat, sinon que ma respiration devint pareille à un ronflement.

Je découvris que je devais voyager pour ma santé. J’allai jusqu’au lac Bigler, avec mon camarade reporter, Wilson. C’est une consolation pour moi de songer que nous voyageâmes en grand apparat. Nous partîmes par le coche des excursionnistes; mon ami avait avec lui tout son bagage, consistant en deux excellents mouchoirs de soie et une photographie de sa grand’mère. Nous naviguâmes, chassâmes, pêchâmes et dansâmes du matin au soir, et du soir au matin je soignai mon rhume. Ainsi faisant, je réussis à rendre plus agréable que la précédente chacune des vingt-quatre heures de la journée. Mon rhume aussi, à chaque heure, fut en progrès.

On me conseilla de m’envelopper dans un drap mouillé. Je n’avais jamais refusé un remède, et il me parut de mauvais goût de commencer alors. Je me décidai donc à prendre un bain de drap mouillé, sans avoir d’ailleurs la moindre idée de ce que cela pouvait être. On me l’administra à minuit, par une température exceptionnellement froide. On mit à nu ma poitrine et mon dos, et un drap qui me parut avoir un kilomètre de long, trempé dans l’eau glacée, fut enroulé autour de moi, jusqu’à ce que je fusse semblable à un écouvillon de canon Columbia.

C’est un procédé cruel. Quand le drap glacé touche votre peau, cela vous fait violemment sursauter, et vous vous mettez à haleter comme on respire dans l’agonie; j’eus les os glacés jusqu’à la moelle, et suspendu le battement de mon cœur. Je crus que ma dernière heure était venue.

Le jeune Wilson dit que cette circonstance lui rappelait l’aventure d’un nègre qu’on allait baptiser, et qui échappa au pasteur, et faillit être noyé. Il pataugea un moment, puis sortit de l’eau presque étouffé et furieusement en colère, et gagna le rivage, en soufflant de l’eau comme une baleine, et faisant remarquer d’un ton fort âpre que «un de ces jours, quelque gentleman risquait fort de laisser sa peau dans une satanée folie semblable».

Ne prenez jamais un bain de drap mouillé, jamais! Après le désagrément de rencontrer une dame de connaissance, qui pour des raisons connues d’elle seule ne vous voit pas quand elle vous regarde, et ne vous reconnaît pas quand elle vous voit, c’est la chose la plus inconfortable du monde.

Mais, comme je le disais, quand ce procédé fut reconnu impuissant à guérir mon rhume, une dame de mes amies me conseilla d’appliquer un cataplasme de moutarde sur ma poitrine. Je suis sûr que cela m’aurait guéri, si le jeune Wilson n’eût été là. Avant de me mettre au lit, je posai le cataplasme, un superbe, de dix-huit pouces carrés, à portée de ma main, pour le prendre quand je serais prêt. Mais pendant la nuit le jeune Wilson rentra, affamé, et... supposez ce que vous voudrez.

Après une semaine au lac Bigler, j’allai aux sources d’eaux chaudes, et, en outre des eaux, je pris là un tas des plus abominables médecines qu’on ait jamais fabriquées. Elles m’auraient guéri, mais je devais retourner à Virginia-City. De retour là, malgré les remèdes nouveaux et variés que j’absorbai chaque jour, je m’arrangeai pour aggraver mon mal par des négligences et des imprudences.

Je décidai en définitive de visiter San Francisco; le premier jour que j’y fus, une dame de l’hôtel me conseilla de prendre un litre de whisky toutes les vingt-quatre heures. Un ami que j’avais dans la ville me donna le même conseil. Cela faisait deux litres, je les pris, et suis encore vivant.

Dans la meilleure intention du monde, je soumets aux infortunés qui souffrent du même mal la série des traitements variés que j’ai suivis. Qu’ils en fassent l’expérience. Si cela ne les guérit pas, le pire qui puisse leur arriver est d’en mourir.

FEU BENJAMIN FRANKLIN

«Ne remettez jamais à demain ce que vous
pouvez aussi bien faire après-demain.»
B. F.

Cet individu était une de ces personnes que l’on appelle philosophes. Il était jumeau, étant né simultanément dans deux maisons différentes de Boston. Les maisons existent encore aujourd’hui, et portent des inscriptions relatant ce fait. Les inscriptions sont assez claires, et d’ailleurs, presque inutiles, car, de toute façon, les habitants appellent sur ces deux maisons l’attention des étrangers, et souvent plusieurs fois par jour. Le sujet de cette étude était de nature vicieuse, et de bonne heure prostitua ses talents à inventer des maximes et des aphorismes calculés pour tourmenter les jeunes générations des âges suivants. Même ses actes les plus simples étaient machinés pour pouvoir être offerts en exemples aux petits garçons de tous les temps, qui sans cela eussent été si heureux. C’est avec cette idée qu’il voulut être le fils d’un fabricant de savon, sans aucune autre raison probablement que de rendre suspects les efforts de tous les garçons futurs qui essayeraient d’arriver à quelque chose, et qui ne seraient pas les fils d’un fabricant de savon. Avec une malveillance unique dans l’histoire, il travaillait tout le jour, et veillait toutes les nuits, et faisait semblant d’étudier l’algèbre à la lueur d’un feu couvert, pour forcer tous les autres garçons à faire de même, s’ils ne veulent pas qu’on leur jette sans cesse à la tête Benjamin Franklin. Non content de ces procédés, il trouvait de bon goût de vivre uniquement de pain et d’eau claire, et d’étudier l’astronomie pendant les repas, chose qui a causé, depuis, le malheur de millions d’enfants, dont les pères avaient lu la pernicieuse biographie de ce personnage.

Ses maximes étaient pleines d’animosité contre les petits garçons. Encore aujourd’hui, pas un d’eux ne peut suivre un simple instinct naturel sans trébucher sur quelqu’un de ces éternels aphorismes et entendre aussitôt citer du Franklin. S’il achète deux sous de pistaches, son père lui dit: «Rappelle-toi, mon fils, le mot de Franklin: un sou par jour fait un franc par an», et tout le plaisir des pistaches est empoisonné. S’il veut jouer à la toupie quand il a fini ses devoirs, son père déclare: «La temporisation est le voleur du temps.» S’il fait une action vertueuse, il n’obtient jamais rien en retour, car «la vertu est à elle-même sa récompense». Et le pauvre enfant est harcelé jusqu’à mourir, et privé de son sommeil parce que Franklin a dit un jour dans un de ses moments d’inspiration méchante:

Se coucher et se lever tôt
Rend l’homme sain, riche, et pas sot.

Comme s’il pouvait être question pour un garçon d’être en bonne santé, riche et sage, dans ces conditions! Les ennuis que cette maxime m’a valus, tout le temps que mes parents l’ont expérimentée sur moi, aucune langue ne pourra les dire. Le résultat naturel est mon état présent de débilité générale, d’indigence et de folie. Mes parents avaient l’habitude de me faire lever parfois avant neuf heures du matin, du temps que j’étais enfant. S’ils m’avaient laissé prendre le repos qu’il me fallait, où en serais-je maintenant? Je tiendrais sûrement un magasin et je serais honoré par tous.

Et quelle vieille fripouille audacieuse était l’homme dont nous racontons l’histoire! Pour s’autoriser à jouer au cerf-volant le dimanche, il avait imaginé d’accrocher une clef à la ficelle, et de faire croire qu’il pêchait à la foudre. Et le public ingénu rentrait chez soi en exaltant la sagesse et le génie de ce vieux profanateur du jour saint. Si quelqu’un le surprenait s’amusant à la toupie tout seul, alors qu’il avait plus de soixante ans, il affectait aussitôt d’être en train de calculer comment le gazon poussait, comme si cela l’eût regardé! Mon grand-père l’a bien connu: «Benjamin Franklin, disait-il, était toujours en train, toujours affairé.» Si on le trouvait, dans sa vieillesse, occupé à attraper des mouches, ou à faire des pâtés de sable, ou à patiner sur la trappe de la cave, il prenait aussitôt une mine grave, et lâchait une maxime, et s’en allait le nez en l’air et le bonnet de travers, essayant de paraître préoccupé et bizarre. C’était un rude malin.

C’est lui qui a inventé un poêle qui fume la tête d’un homme comme un jambon en quatre heures d’horloge. On devine la satisfaction diabolique qu’il a dû avoir à lui donner son nom.

Il était toujours à raconter vaniteusement comment il fit son entrée dans Philadelphie, avec pour tout potage deux shillings dans sa poche et quatre pains sous le bras. Mais, en réalité, si vous venez à examiner la chose avec un esprit critique, ce n’était rien du tout. N’importe qui aurait pu en faire autant.

C’est à lui qu’appartient l’honneur d’avoir soutenu qu’il y aurait avantage pour les soldats à se servir comme autrefois de flèches et d’arcs, au lieu de baïonnettes et de fusils. Il faisait remarquer, avec son bon sens habituel, que la baïonnette pouvait rendre des services en certains cas, mais qu’il doutait qu’on pût s’en servir à distance utilement.

Benjamin Franklin fit beaucoup de choses importantes pour son pays, pays nouveau qui devint honorablement célèbre pour avoir donné le jour à un tel fils. On ne se propose pas ici d’ignorer ou de diminuer ses mérites. Ce que l’on veut, c’est uniquement réduire à leur juste valeur les maximes prétentieuses, affectant une grande nouveauté, qu’il a fabriquées à grand renfort de banalités qui étaient déjà regardées comme d’assommantes platitudes au temps de la tour de Babel; et aussi démolir son poêle, et ses théories militaires, et ses allures indécentes pour se faire remarquer à son entrée à Philadelphie, et sa manie de jouer au cerf-volant, et de gaspiller son temps en mille sottises pareilles, quand il aurait eu mieux à faire en allant vendre son suif ou fabriquer ses bougies. J’ai voulu surtout détruire au moins en partie la désastreuse idée qui domine dans la tête des pères de famille, que Franklin a acquis son génie en se livrant à des travaux puérils, en étudiant au clair de la lune, en se levant au milieu de la nuit au lieu d’attendre le jour comme un chrétien. Et j’ai voulu m’élever contre cette idée qu’un pareil programme, rigoureusement appliqué, ferait un Franklin de chaque fils de fou. Il serait temps pour les gens de se rendre compte que toutes ces excentricités déplorables de l’instinct et de la conduite sont seulement les preuves et non pas les causes du génie. Je voudrais avoir été le père de mes parents assez longtemps pour leur faire comprendre cette vérité, et les disposer ainsi à laisser leur fils mener une vie plus heureuse. Quand j’étais enfant, j’ai dû fabriquer du savon, bien que mon père fût riche; j’ai dû me lever de bonne heure le matin, et étudier la géométrie à déjeuner, et m’en aller vendre des vers que j’avais composés, et agir en tout exactement comme Franklin, dans le bel espoir que je serais un jour un Franklin. Et voyez ce que je suis devenu!

L’ÉLÉPHANT BLANC VOLÉ

I

La suivante curieuse histoire me fut contée par un gentleman rencontré en chemin de fer. C’était un homme de plus de soixante-dix ans. Sa physionomie profondément bonne et honnête, son air sérieux et sincère mettaient une empreinte de vérité indiscutable sur chaque affirmation qui tombait de ses lèvres. Voici son récit:

—«Vous savez en quel honneur l’éléphant blanc du Siam est tenu par les peuples de ce pays. Vous savez qu’il est consacré aux rois, que les rois seuls peuvent le posséder, et que, d’une certaine façon, il est au-dessus des rois puisqu’il reçoit non seulement des honneurs, mais un culte. Très bien. Il y a cinq ans, quand il y eut des difficultés de frontières entre la Grande-Bretagne et le Siam, il fut démontré manifestement que c’était le Siam qui avait tort. Les réparations nécessaires furent donc accordées promptement; le représentant de l’Angleterre se déclara satisfait, et oublieux du passé. Le roi de Siam s’en réjouit fort, et, partie par gratitude, partie pour effacer les dernières traces de mécontentement de l’Angleterre à son égard, il voulut envoyer un présent à la reine, seul moyen de se concilier la faveur d’un ennemi, d’après les idées orientales. Ce présent devait être non seulement royal, mais transcendantalement royal. Dès lors, que pouvait-on trouver de mieux qu’un éléphant blanc? Ma position dans l’administration de l’Inde me fit juger particulièrement digne de l’honneur de porter le présent à Sa Majesté. On fréta un vaisseau pour moi et ma suite, pour les officiers et les serviteurs de l’éléphant et en dû temps j’arrivai à New-York, et logeai ma royale commission dans un superbe local à Jersey-City. Il fallait s’arrêter quelque temps, pour permettre à l’animal de reprendre des forces avant de continuer le voyage.

«Tout alla bien pendant quinze jours, puis mes infortunes commencèrent. On avait volé l’éléphant blanc! Je fus éveillé en pleine nuit pour apprendre l’affreux malheur. Pendant un moment, je demeurai éperdu de terreur et d’anxiété. Nul espoir ne me restait. Puis je me calmai un peu et rassemblai mes esprits. Je vis ce qu’il y avait à faire, car il n’y avait qu’une seule chose à faire pour un homme intelligent. Quoiqu’il fût tard, je courus à New-York, et je dis à un policeman de me conduire à la direction générale du service des détectives.

«Par bonheur, j’arrivai à temps, quoique le chef de la sûreté, le fameux inspecteur Blunt, fût précisément sur le point de s’en aller chez lui. C’était un homme de taille moyenne et d’une charpente ramassée, et, quand il réfléchissait profondément, il avait une manière à lui de froncer les sourcils et de se taper le front avec les doigts qui vous donnait tout de suite la conviction que vous vous trouviez en présence d’un personnage comme il y en a peu. Du premier coup d’œil il m’inspira de la confiance et me donna de l’espoir.

«Je lui exposai l’objet de ma visite. Ma déclaration ne l’émut en aucune façon, elle n’eut pas plus d’effet apparent sur son sang-froid de fer, que si j’étais venu lui dire simplement qu’on m’avait volé mon chien; il m’offrit une chaise, et me dit avec calme:

—«Permettez-moi de réfléchir un moment, je vous prie.»

«Cela dit, il s’assit à son bureau et resta la tête appuyée sur la main. Des commis écrivaient à l’autre bout de la pièce: le grattement de leurs plumes fut le seul bruit que j’entendis pendant les six ou sept minutes qui suivirent. Entre temps l’inspecteur était enseveli dans ses pensées. Enfin il leva la tête, et la fermeté des lignes de son visage me prouva que dans son cerveau il avait achevé son travail, que son plan était arrêté. Alors, d’une voix basse mais impressive:

—«Ce n’est pas un cas ordinaire. Chaque pas que nous allons faire doit être fait avec prudence et il ne faut pas risquer un second pas avant d’être sûr du premier. Il faut garder le secret, un secret profond et absolu. Ne parlez à personne de cette affaire, pas même aux reporters. Je me charge d’eux et j’aurai soin de ne leur laisser connaître que juste ce qu’il entre dans mes vues de leur faire savoir.»

«Il toucha un timbre. Un garçon entra:

—«Alaric, dites aux reporters d’attendre.»

«Le garçon se retira.

—«Maintenant, en besogne et méthodiquement. On ne fait rien dans notre métier sans une méthode stricte et minutieuse.»

«Il prit une plume et du papier.

—«Voyons. Le nom de l’éléphant?»

—«Hassan-ben-Ali-ben-Sélim-Abdalah-Mohamed-Moïse-Alhallmall-Jamset-Jejeeboy-Dhuleep-Sultan-Ebou-Bhoudpour.»

—«Très bien. Surnom?»

—«Jumbo.»

—«Très bien. Lieu de naissance?»

—«Capitale du Siam.»

—«Les parents, vivants?»

—«Non, morts.»

—«Ont-ils eu d’autres enfants que celui-ci?»

—«Non. Il est fils unique.»

—«Parfait. Cela suffit sur ce point. Maintenant ayez l’obligeance de me faire la description de l’éléphant et n’omettez aucun détail, pas même le plus insignifiant, je veux dire le plus insignifiant à votre point de vue, car dans notre profession il n’y a pas de détails insignifiants; il n’en existe pas.»

«Je fis la description, il écrivit. Quand j’eus fini, il dit:

—«Écoutez, maintenant. Si j’ai commis des erreurs, veuillez les corriger.»

«Il lut ce qui suit:

«Hauteur, dix-neuf pieds.

«Longueur, du sommet de la tête à l’insertion de la queue, vingt-six pieds.

«Longueur de la trompe, seize pieds.

«Longueur de la queue, six pieds.

«Longueur totale, y compris la trompe et la queue, quarante-huit pieds.

«Longueur des défenses, neuf pieds et demi.

«Oreilles en rapport avec ces dimensions.

«Empreinte du pied: semblable à celle qu’on laisse dans la neige quand on culbute un tonneau.

«Couleur de l’éléphant: blanc terne.

«Un trou de la grandeur d’une assiette dans chaque oreille pour l’insertion des bijoux.

«A l’habitude, à un remarquable degré, de lancer de l’eau sur les spectateurs et de maltraiter avec sa trompe, non seulement les personnes qu’il connaît, mais celles qui lui sont absolument étrangères.

«Boite légèrement du pied droit de derrière.

«A une petite cicatrice sous l’aisselle gauche, provenant d’un ancien furoncle.

«Portait au moment du vol une tour renfermant des sièges pour quinze personnes et une couverture en drap d’or de la grandeur d’un tapis ordinaire.»

«Il n’y avait pas d’erreur. L’inspecteur sonna, donna le signalement à Alaric et dit:

—«Cinquante mille exemplaires à faire imprimer à la minute et à envoyer par la malle-poste à tous les bureaux de mont-de-piété du continent.»

«Alaric se retira.

—«Voilà pour le moment. Maintenant il nous faut une photographie de l’objet volé.»

«Je la lui donnai. Il l’examina en connaisseur et dit:

—«On s’en contentera puisque nous ne pouvons faire mieux; mais il a la trompe rentrée dans la bouche. Cela est fâcheux et pourra causer des erreurs, car, évidemment, il n’est pas toujours dans cette position.»

«Il toucha le timbre.

—«Alaric, cinquante mille exemplaires de cette photographie, demain, à la première heure, et expédiez par la malle avec les signalements.»

«Alaric se retira pour exécuter les ordres. L’inspecteur dit:

—«Il faudra offrir une récompense, naturellement. Voyons, quelle somme?»

—«Combien croyez-vous?»

—«Pour commencer, je crois que... Disons vingt-cinq mille dollars. C’est une affaire embrouillée et difficile. Il y a mille moyens d’échapper et mille facilités de recel. Ces voleurs ont des amis et des complices partout.»

—«Dieu me bénisse! vous les connaissez donc!»

«La physionomie prudente, habile à ne laisser transparaître ni les pensées ni les sentiments, ne me fournit aucun indice, pas plus que les mots suivants, placidement prononcés:

—«Ne vous occupez pas de cela. Je les connais ou je ne les connais pas. Généralement nous avons vite une idée assez nette de l’auteur par la manière dont le délit a été commis, et l’importance du profit possible pour lui. Il ne s’agit pas d’un pickpocket ou d’un voleur de foires, mettez-vous cela dans la tête. L’objet n’a pas été escamoté par un novice. Mais, comme je le disais, considérant le voyage qu’il faudra accomplir, la diligence que les voleurs mettront à faire disparaître leurs traces à mesure qu’ils avanceront, vingt-cinq mille dollars me paraissent une faible somme, à quoi nous pouvons cependant nous en tenir, pour commencer.»

«Nous partîmes donc de ce chiffre. Puis cet homme, qui n’oubliait rien de ce qui pouvait fournir une indication, me dit:

—«Il y a des cas dans les annales de la police qui démontrent que parfois des criminels ont été retrouvés par des singularités dans leur façon de se nourrir. Pouvez-vous me dire ce que mange l’éléphant, et en quelle quantité?»

—«Bon! ce qu’il mange? Il mange de tout. Il mangera un homme, il mangera une bible. Il mangera n’importe quoi compris entre un homme et une bible.»

—«C’est parfait. Un peu trop général toutefois. Il me faut quelques détails. Les détails sont la seule chose utile dans notre métier. Très bien, pour les hommes. Mais, voyons. A un repas, ou si vous préférez, en un jour, combien d’hommes mangera-t-il, viande fraîche?»

—«Il lui importera peu qu’ils soient frais ou non. En un seul repas, il pourra manger cinq hommes ordinaires.»

—«Parfait.—Cinq hommes.—C’est noté. Quelles nationalités préfère-t-il?»

—«Il est tout à fait indifférent à la nationalité. Il préfère les gens qu’il connaît, mais il n’a pas de parti pris contre les étrangers.»

—«Très bien! Maintenant, les bibles. Combien de bibles peut-il manger à un repas?»

—«Il en mangera une édition tout entière.»

—«Ce n’est pas assez explicite. Parlez-vous de l’édition ordinaire, in-octavo, ou de l’édition de famille, illustrée?»

—«Je ne crois pas qu’il se préoccupe des illustrations. C’est-à-dire je ne pense pas qu’il fasse plus de cas des éditions illustrées que des autres.»

—«Vous ne saisissez pas ma pensée. Je parle du volume. L’édition ordinaire in-octavo pèse environ deux livres et demie, tandis que la grande édition in-quarto, avec les illustrations, pèse dix ou douze livres. Combien de bibles de Doré mangerait-il à un repas?»

—«Si vous connaissiez l’animal, vous ne demanderiez pas. Il prendrait tout ce qu’on lui donnerait.»

—«Eh bien, calculez alors en dollars et en centimes. Il nous faut arriver à nous fixer. Le Gustave Doré coûte cent dollars l’exemplaire, en cuir de Russie, reliure à biseaux.»

—«Il lui faudrait une valeur d’environ cinquante mille dollars; mettons une édition de cinq cents exemplaires.»

—«Bon, c’est plus exact. J’écris. Très bien: il aime les hommes et les bibles. Ça va, qu’aime-t-il encore? Voyons... des détails...»

—«Il laissera les bibles pour des briques, il laissera les briques pour des bouteilles, il laissera les bouteilles pour du drap, il laissera le drap pour des chats, il laissera les chats pour des huîtres, il laissera les huîtres pour du jambon, il laissera le jambon pour du sucre, il laissera le sucre pour des pâtés, il laissera les pâtés pour des pommes de terre, il laissera les pommes de terre pour du son, il laissera le son pour du foin, il laissera le foin pour de l’avoine, il laissera l’avoine pour du riz qui a toujours formé sa principale alimentation; il n’y a du reste rien qu’il ne mange si ce n’est du beurre d’Europe; mais il en mangerait s’il l’aimait.»

—«Très bien, et quelle quantité en moyenne par repas?»

—«Nous disons environ... Eh bien! environ un quart de tonne à une demi-tonne.»

—«Il boit?»

—«Tout ce qui est liquide: du lait, de l’eau, du whisky, de la mélasse, de l’huile de ricin, de la térébenthine, de l’acide phénique... inutile d’insister sur les détails; indiquez tous les liquides qui vous viennent à l’esprit; d’ailleurs il boira n’importe quoi, excepté du café d’Europe.»

—«Très bien. Et quelle quantité?»

—«Mettons de cinq à quinze barriques, cela dépend de sa soif, qui varie, mais son appétit ne varie pas.»

—«Ce sont des habitudes peu ordinaires; elles serviront à nous mettre sur la piste.»

«Il sonna.

—«Alaric, faites venir le capitaine Burns.»

«Burns arriva. L’inspecteur Blunt lui expliqua l’affaire, en entrant dans tous les détails, puis il dit de ce ton clair et décisif d’un homme qui a son plan nettement arrêté dans son esprit et qui est accoutumé à commander:

—«Capitaine Burns, vous chargerez les détectives Jones, Davis, Halsey, Bates et Hackett de suivre l’éléphant comme une ombre.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Vous chargerez les détectives Moses, Dakin, Murphy, Rogers, Tupper, Higgins et Barthélemy de suivre les voleurs comme une ombre.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Vous placerez un poste de trente hommes, trente hommes d’élite avec un renfort de trente à l’endroit où l’éléphant a été volé, avec ordre de faire faction nuit et jour, et de ne laisser approcher personne, excepté les reporters, sans un ordre écrit de moi.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Des détectives en bourgeois sur le chemin de fer, les bateaux à vapeur et sur les bacs et bateaux de passeurs, et sur toutes les routes et tous les chemins qui partent de Jersey-City, avec ordre de fouiller toutes les personnes suspectes.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Vous leur donnerez à chacun des photographies avec le signalement de l’éléphant, et vous leur enjoindrez de fouiller tous les trains et tous les bateaux et navires qui sortent du port.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Si on trouve l’éléphant, vous le ferez arrêter et vous m’avertirez immédiatement par télégraphe.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Vous m’avertirez immédiatement si on trouve des empreintes de pied d’animal ou toute autre chose de même nature.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Vous vous ferez donner l’ordre enjoignant à la police du port de faire des patrouilles vigilantes devant les façades des maisons.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Vous ferez partir des détectives en bourgeois, par les chemins de fer, et ils iront au nord jusqu’au Canada, à l’ouest jusqu’à l’Ohio, au sud jusqu’à Washington.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Vous aurez des hommes sûrs et capables dans tous les bureaux de télégraphes pour lire les dépêches, avec ordre de se faire interpréter toutes les dépêches chiffrées.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Que tout cela soit exécuté dans le plus profond secret, dans le plus impénétrable secret.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Vous viendrez sans faute me faire votre rapport à l’heure habituelle.»

—«Oui, Monsieur.»

—«Allez maintenant.»

—«Oui, Monsieur.»

«Il était parti. L’inspecteur Blunt demeura silencieux et pensif un moment; le feu de son regard s’éteignit et disparut. Il se tourna vers moi et me dit d’une voix calme:

—«Je n’aime pas à me vanter. Ce n’est pas mon habitude, mais je crois pouvoir dire que nous trouverons l’éléphant.»

«Je lui pris les mains chaleureusement et le remerciai. J’étais sincère, tout ce que je voyais de cet homme me le faisait aimer davantage, et me faisait émerveiller sur les étonnants mystères de sa profession. Il était tard. Nous nous séparâmes, et je retournai chez moi le cœur autrement joyeux qu’à mon arrivée à son bureau.

II

«Le lendemain matin, les détails complets étaient dans tous les journaux. Il y avait même, en supplément, l’exposé des théories de l’agent un tel, ou un tel, sur la manière dont le coup avait été fait, sur les auteurs présumés du vol, et la direction qu’ils avaient dû prendre avec leur butin. Il y avait onze théories, embrassant toutes les possibilités. Et ce simple fait montra quels gens indépendants sont les détectives. Il n’y avait pas deux théories semblables, ou se rapprochant en quoi que ce fût, excepté sur un certain point, sur lequel les onze étaient absolument d’accord. C’était que, quoiqu’on eût bouleversé et démoli l’arrière de ma maison, et que la porte seule fût restée fermée à clef, l’éléphant n’avait pu passer par la brèche pratiquée, mais par quelque autre issue encore inconnue. Tous s’accordaient à dire que les voleurs n’avaient pratiqué cette brèche que pour induire la police en erreur. Cela ne me serait pas venu à l’idée, non plus qu’à tout homme ordinaire, mais les détectives ne s’y laissèrent pas prendre un seul instant.

«Ainsi la chose qui me paraissait la seule claire était celle où je m’étais le plus lourdement trompé. Les onze théories mentionnaient toutes le nom des voleurs supposés, mais pas deux ne donnaient les mêmes noms. Le nombre total des personnes soupçonnées était de trente-sept. Les divers comptes-rendus des journaux se terminaient par l’énoncé de l’opinion la plus importante de toutes, celle de l’inspecteur en chef Blunt. Voici un extrait de ce qu’on lisait:

«L’inspecteur en chef connaît les deux principaux coupables. Ils se nomment «Brick Duffy» et «Rouge Mac Fadden». Dix jours avant que le vol fût accompli, il en avait eu connaissance, et avait sans bruit pris les mesures pour mettre à l’ombre ces deux coquins notoires. Malheureusement on perdit leurs traces juste la nuit du rapt, et avant qu’on les eût retrouvées, l’oiseau, c’est-à-dire l’éléphant, s’était envolé.

«Duffy et Mac Fadden sont les deux plus insolents vauriens de leur profession. Le chef a des raisons de croire que ce sont les mêmes qui dérobèrent, l’hiver dernier, par une nuit glaciale, le poêle du poste de police, ce qui eut pour conséquence de mettre le chef et les hommes de police entre les mains des médecins avant l’aube, les uns avec des doigts gelés, d’autres, les oreilles, ou d’autres membres.»

«Après avoir lu la moitié de ce passage, je fus plus étonné que jamais de la merveilleuse sagacité de cet homme. Non seulement il voyait d’un œil clair tous les détails présents, mais l’avenir même ne lui était pas caché! J’allai aussitôt à son bureau, et lui dis que je ne pouvais m’empêcher de regretter qu’il n’eût pas fait tout d’abord arrêter ces gens et empêché ainsi le mal et le dommage. Sa réponse fut simple et sans réplique:

—«Ce n’est point notre affaire de prévenir le crime, mais de le punir. Nous ne pouvons pas le punir tant qu’il n’a pas été commis.»

«Je lui fis remarquer en outre que le secret dont nous avions enveloppé nos premières recherches avait été divulgué par les journaux; que non seulement tous nos actes, mais même tous nos plans et projets avaient été dévoilés, que l’on avait donné le nom de toutes les personnes soupçonnées; elles n’auraient maintenant rien de plus pressé que de se déguiser ou de se cacher.

—«Laissez faire. Ils éprouveront que, quand je serai prêt, ma main s’appesantira sur eux, dans leurs retraites, avec autant de sûreté que la main du destin. Pour les journaux, nous devons marcher avec eux. La renommée, la réputation, l’attention constante du public sont le pain quotidien du policier. Il doit rendre manifeste ce qu’il fait, pour qu’on ne suppose pas qu’il ne fait rien; il faut bien qu’il fasse connaître d’avance ses théories, car il n’y a rien d’aussi curieux et d’aussi frappant que les théories d’un détective, et rien qui lui vaille plus de respect et d’admiration. Si les journaux publient nos projets et nos plans, c’est qu’ils insistent pour les avoir, et nous ne pouvons leur refuser sans leur faire injure; nous devons constamment mettre nos agissements sous les yeux du public, sinon le public croira que nous n’agissons pas. Il est d’ailleurs plus agréable de lire dans un journal: «Voici l’ingénieuse et remarquable théorie de l’inspecteur Blunt», que d’y trouver quelque boutade de mauvaise humeur, ou pis encore, quelque sarcasme.»

—«Je vois la force de votre raisonnement, mais j’ai remarqué qu’en un passage de vos observations dans les journaux de ce matin, vous aviez refusé de faire connaître votre opinion sur un point accessoire.»

—«Oui, c’est ce que nous faisons toujours, cela fait bon effet. D’ailleurs, je n’avais pas d’opinion du tout sur ce point.»

«Je déposai une somme d’argent considérable entre les mains de l’inspecteur, pour couvrir les dépenses courantes; et je m’assis pour attendre des nouvelles: nous pouvions espérer avoir des télégrammes à chaque minute. Entre temps, je relus les journaux et notre circulaire, et je constatai que les 25,000 dollars de récompense semblaient n’être offerts qu’aux détectives seulement; je dis qu’il aurait fallu les offrir à quiconque trouverait l’éléphant, mais l’inspecteur me répondit:

—«Ce sont les détectives qui trouveront l’éléphant, par conséquent la récompense ira à qui de droit. Si la trouvaille est faite par quelque autre personne, ce ne sera jamais que parce qu’on aura épié les détectives, et qu’on aura mis à profit les indications qu’ils se seront laissé voler, et ils auront droit, de toute façon, à la récompense. Le but d’une prime de cette nature est de stimuler le zèle des hommes qui consacrent leur temps et leurs talents acquis à ces sortes de recherches, et non pas de favoriser des citoyens quelconques qui ont la chance de faire une capture sans avoir mérité la récompense par des mérites et des efforts spéciaux.»

«Cela me parut assez raisonnable. A ce moment, l’appareil télégraphique qui était dans un coin de la pièce commença à cliqueter et la dépêche suivante se déroula:

Chargement de la publicité...