Contes choisis
«Flower Station, New-York, 7 h. 30 matin.
«Suis sur une piste. Trouvé série de profonds sillons traversant ferme près d’ici, les ai suivis pendant deux milles direction est. Sans résultat. Crois éléphant a pris direction ouest. Je filerai de ce côté.
«Darley, détective.»
—«Darley est un des meilleurs hommes de la division, dit l’inspecteur; nous aurons bientôt d’autres nouvelles de lui.»
«Le télégramme nº2 arriva.
«Barker’s, N. J., 7 h. 30 matin.
«Arrive à l’instant. Effraction dans verrerie ici nuit dernière, huit cents bouteilles enlevées. Eau en grande quantité ne se trouve qu’à cinq milles d’ici; me transporte de ce côté. Éléphant probablement altéré, bouteilles vides trouvées.
«Baker, détective.»
—«Cela promet, dit l’inspecteur, je vous avais bien dit que le régime de l’animal nous mettrait sur la trace.»
«Télégramme nº3.
«Taylorville, L. I., 8 h. 15 matin.
«Une meule de foin près d’ici disparue pendant la nuit. Probablement dévorée. Relevé et suivi la piste.
«Hubard, détective.»
—«Quel chemin il fait! dit l’inspecteur. Je savais d’ailleurs que nous aurions du mal, mais nous l’attraperons.»
«Flower Station, N. Y., 9 h. matin.
«Relevé les traces à trois milles vers l’ouest. Larges, profondes, déchiquetées. Nous venons de rencontrer un fermier qui dit que ce ne sont pas des traces d’éléphant. Il prétend que ce sont des traces de trous où il mit des plants d’arbres lors des gelées de l’hiver dernier. Donnez-moi des indications sur la marche à suivre.
«Darley, détective.»
—«Ah! ah! un complice des voleurs! Nous brûlons», dit l’inspecteur.
«Il télégraphia à Darley:
«Arrêtez l’homme et forcez-le à nommer ses complices. Continuez à suivre les traces... jusqu’au Pacifique, s’il le faut.
«Blunt, chef détective.»
«Autre télégramme.
«Coney-Point, Pa., 8 h. 45 matin.
«Effraction à l’usine à gaz pendant la nuit. Quittances trimestrielles non payées disparues. Relevé et suivi la piste.»
—«Ciel! s’exclama l’inspecteur. Mange-t-il aussi des quittances?»
—«Par inadvertance, sans doute, répondis-je. Des quittances ne peuvent être une nourriture suffisante. Du moins, prises seules.»
«Puis arriva ce télégramme émouvant:
«Ironville, N. Y., 9 h. 30 matin.
«J’arrive. Ce village est dans la consternation. Éléphant passé ici à cinq heures du matin. Les uns disent qu’il se dirige vers l’ouest; d’autres, vers le nord; quelques-uns, vers le sud. Mais personne n’est resté pour faire au moment une observation précise. Il a tué un cheval. J’en ai mis un morceau de côté comme indice. Il l’a tué avec la trompe. D’après la nature du coup, je crois qu’il a été porté à gauche. D’après la position où on a trouvé le cheval, je crois que l’éléphant se dirige au nord, suivant la ligne du chemin de fer de Berkley. Il a une avance de quatre heures et demie. Mais nous le suivons de près.
«Harves, détective.»
«Je poussai une exclamation de joie. L’inspecteur était calme comme une image. Il toucha posément son timbre.
—«Alaric, envoyez-moi le capitaine Burns.»
«Burns entra.
—«Combien d’hommes disponibles avez-vous?»
—«Quatre-vingt-seize, Monsieur.»
—«Envoyez-les dans le nord, immédiatement. Concentration sur la ligne de Berkley, au nord d’Ironville.»
—«Oui, Monsieur.»
—«Que tous les mouvements se fassent dans le plus grand secret. Dès que vous aurez d’autres hommes disponibles, prévenez-moi.»
—«Oui, Monsieur.»
—«Allez.»
—«Oui, Monsieur.»
«A ce moment arrivait un autre télégramme.
«Sage Corners, N. Y., 10 h. 30 matin.
«J’arrive. L’éléphant passé ici à 8 h. 15. Tous les habitants de la ville ont pris la fuite, sauf un policeman. Il semble que l’éléphant ait attaqué non pas le policeman, mais un réverbère. Tué tous les deux. J’ai ai mis de côté un morceau du policeman comme indice.
«Stumm, détective.»
—«Ainsi l’éléphant a tourné à l’ouest, dit l’inspecteur. D’ailleurs il ne peut échapper. J’ai des hommes partout.»
«Le télégramme suivant disait:
«Glovers, 11 h. 15 matin.
«J’arrive. Le village est abandonné. Restent les malades et les vieillards. Éléphant passé ici il y a trois quarts d’heure. La société de protestation contre les buveurs d’eau était réunie en séance, il a passé sa trompe par la fenêtre et l’a vidée dans la salle; la trompe était pleine d’eau de puits, quelques assistants l’ont avalée et sont morts, d’autres ont été noyés. Les détectives Cross et O’Shaughnessy ont traversé la ville, mais allant au sud, ont manqué l’éléphant. Tout le pays à plusieurs milles à la ronde saisi de terreur. Les gens désertent leurs maisons, fuyant partout, mais partout ils rencontrent l’éléphant. Beaucoup de tués.
«Brant, détective.»
«J’aurais voulu répandre des larmes, tant ces ravages me consternaient, mais l’inspecteur se contenta de dire:
—«Vous voyez que nous nous rapprochons; il sent notre présence, le voilà de nouveau à l’est.»
«Mais d’autres nouvelles sinistres nous étaient préparées. Le télégraphe apporta ceci:
«Hoganport, 12 h. 19.
«Arrive à l’instant. Éléphant passé ici il y a une demi-heure. Semé partout terreur et désolation. Course furieuse à travers les rues. Deux plombiers passant, un tué, l’autre blessé, regrets unanimes.
«O’Flaherty, détective.»
—«Enfin, le voilà au milieu de mes hommes, dit l’inspecteur, rien ne peut le sauver.»
«Alors ce fut une série de télégrammes expédiés par des détectives disséminés entre New-Jersey et la Pensylvanie et qui suivaient des traces, granges ravagées, usines détruites, bibliothèques scolaires dévorées, avec grand espoir, espoir valant certitude.
—«Je voudrais, dit l’inspecteur, pouvoir être en communication avec eux et leur donner l’ordre de prendre le nord, mais c’est impossible. Un détective ne va au bureau du télégraphe que pour envoyer son rapport, puis il repart et vous ne savez jamais où mettre la main sur lui.»
«Alors arriva une dépêche ainsi conçue:
«Bridge-port, Ct., 12 h. 15.
«Barnum offre 4,000 dollars par an pour le privilège exclusif de se servir de l’éléphant comme moyen d’annonce ambulante, à partir d’aujourd’hui jusqu’au moment où les détectives le trouveront. Voudrait le couvrir d’affiches de son cirque. Demande réponse immédiate.
«Boggs, détective.»
—«C’est absurde!» m’écriai-je.
—«Sans doute, dit l’inspecteur. Évidemment M. Barnum, qui se croit très fin, ne me connaît pas. Mais je le connais.»
«Et il dicta la réponse à la dépêche:
«Offre de M. Barnum refusée. 7,000 dollars ou rien.
«Inspect. chef, Blunt.»
—«Voilà, nous n’aurons pas à attendre longtemps la réponse. M. Barnum n’est pas chez lui, il est dans le bureau du télégraphe, c’est son habitude quand il traite une affaire. Dans trois...»
«Affaire faite. P.-T. Barnum...» interrompit l’appareil télégraphique en cliquetant.
«Avant que j’eusse le temps de commenter cet extraordinaire épisode, la dépêche suivante changea désastreusement le cours de mes idées:
«Bolivia, N. Y., 12 h. 50.
«Éléphant arrivé ici, venant du sud, a passé se dirigeant vers la forêt à 11 h. 50, dispersant un enterrement et diminuant de deux le nombre des suiveurs. Des citoyens lui ont tiré quelques balles, puis ont pris la fuite. Le détective Burke et moi sommes arrivés dix minutes trop tard, venant du nord. Mais des traces fausses nous ont égarés, et nous avons perdu du temps. A la fin, nous avons trouvé la vraie trace et l’avons suivie jusqu’à la forêt. A ce moment nous nous sommes mis à quatre pattes, et avons relevé les empreintes attentivement. Nous avons aperçu l’animal dans les broussailles. Burke était devant moi. Malheureusement l’éléphant s’est arrêté pour se reposer. Burke, qui allait la tête penchée, les yeux sur la piste, buta contre les jambes postérieures de l’animal avant de l’avoir vu. Il se leva aussitôt, saisit la queue, et s’écria joyeusement: «Je réclame la pri...» Mais avant qu’il eût achevé, un simple mouvement de la trompe jeta le brave garçon à bas, mort et en pièces. Je fis retraite, l’éléphant se retourna et me poursuivit de près jusqu’à la lisière du bois, à une allure effrayante. J’aurais été pris infailliblement, si les débris de l’enterrement n’étaient miraculeusement survenus pour détourner son attention. On m’apprend qu’il ne reste rien de l’enterrement. Ce n’est pas une perte sérieuse. Il y a ici plus de matériaux qu’il n’en faut pour un autre. L’éléphant a disparu.
«Mulrooney, détective.»
«Nous n’eûmes plus de nouvelles, sinon des diligents et habiles détectives dispersés, dans le New-Jersey, la Pensylvanie, le Delaware, la Virginie, qui, tous, suivaient des pistes fraîches et sûres. Un peu après deux heures, vint ce télégramme:
«Baxter centre, 2 h. 15 soir.
«Éléphant passé ici, tout couvert d’affiches de cirque. A dispersé une conférence religieuse, frappant et blessant un grand nombre de ceux qui étaient venus là pour le bien de leurs âmes. Les citoyens ont pu le saisir et l’ont mis sous bonne garde. Quand le détective Brown et moi arrivâmes, peu après, nous entrâmes dans l’enclos, et commençâmes à identifier l’animal avec les photographies et descriptions. Toutes les marques concordantes étaient reconnues, sauf une, que nous ne pouvions pas voir, la marque à feu sous l’aisselle. Pour la voir, Brown se glissa sous l’animal, et eut aussitôt la tête broyée; il n’en resta pas même les débris. Tous prirent la fuite, et aussi l’éléphant, portant à droite et à gauche des coups meurtriers.—Il s’est sauvé, mais a laissé des traces de sang, provenant des boulets de canon. Nous sommes sûrs de le retrouver. Traverse dans la direction du sud une forêt épaisse.»
«Ce fut le dernier télégramme. A la tombée du soir, il y eut un brouillard si opaque que l’on ne pouvait distinguer les objets à trois pas. Il dura toute la nuit. La circulation des bateaux et des omnibus fut interrompue.
III
Le lendemain matin, les journaux étaient pleins d’opinions de détectives. Comme auparavant on racontait toutes les péripéties de la tragédie par le menu et l’on ajoutait beaucoup d’autres détails reçus des correspondants télégraphiques particuliers. Il y en avait des colonnes et des colonnes, un bon tiers du journal avec des titres flamboyants en vedette et mon cœur saignait à les lire. Voici le ton général:
l’éléphant blanc en liberté! il poursuit sa marche fatale! des villages entiers abandonnés par leurs habitants frappés d’épouvante! la pâle terreur le précède! la dévastation et la mort le suivent! puis viennent les détectives! granges détruites! usines saccagées! moissons dévorées! assemblées publiques dispersées! scènes de carnage impossibles a décrire! opinion de trente-quatre détectives les plus éminents de la division de sûreté. opinion de l’inspecteur en chef blunt.
—«Voilà, dit l’inspecteur Blunt, trahissant presque son enthousiasme; voilà qui est magnifique! La plus splendide aubaine qu’ait jamais eue une administration de la sûreté. La renommée portera le bruit de nos exploits jusqu’aux confins de la terre. Le souvenir s’en perpétuera jusqu’aux dernières limites du temps et mon nom avec lui.»
«Mais, personnellement, je n’avais aucune raison de me réjouir; il me semblait que c’était moi qui avais commis tous ces crimes sanglants et que l’éléphant n’était que mon agent irresponsable. Et comme la liste s’était accrue! Dans un endroit il était tombé au milieu d’une élection et avait tué cinq scrutateurs. Acte de violence manifeste suivi du massacre de deux pauvres diables nommés O’Donohue et Mac Flannigan, qui avaient «trouvé un refuge dans l’asile des opprimés de tous les pays la veille seulement et exerçaient pour la première fois le droit sacré des citoyens américains en se présentant aux urnes, quand ils avaient été frappés par la main impitoyable du fléau du Siam». Dans un autre endroit, il avait attaqué un vieux fou prêcheur qui préparait pour la prochaine campagne son attaque héroïque contre la danse, le théâtre et autres choses immorales, et il avait marché dessus. Dans un autre endroit encore il avait tué un agent préposé au paratonnerre, et la liste continuait de plus en plus sanglante, de plus en plus navrante: il y avait soixante tués et deux cent quarante blessés. Tous les rapports rendaient hommage à la vigilance et au dévouement des détectives et tous se terminaient par cette remarque que le monstre avait été vu par trois cent mille hommes et quatre détectives, et que deux de ces derniers avaient péri.
«Je redoutais d’entendre de nouveau cliqueter l’appareil télégraphique. Bientôt la pluie de dépêches recommença; mais je fus heureusement déçu: on ne tarda pas à avoir la certitude que toute trace de l’éléphant avait disparu.
«Le brouillard lui avait permis de se trouver une bonne cachette où il restait à l’abri des investigations. Les télégrammes de localités les plus absurdement éloignées les unes des autres annonçaient qu’une vaste masse sombre avait été vaguement aperçue à travers le brouillard, à telle ou telle heure, et que c’était indubitablement «l’éléphant». Cette vaste masse sombre aurait été aperçue vaguement à New-Haven et New-Jersey, en Pensylvanie, dans l’intérieur de l’État de New-York, à Brooklyn et même dans la ville de New-York; mais chaque fois la vaste masse sombre s’était évanouie et n’avait pas laissé de traces. Chacun des détectives de la nombreuse division répandue sur cette immense étendue de pays envoyait son rapport d’heure en heure; et chacun d’eux avait relevé une piste sûre, épiait quelque chose et le talonnait.
«Le jour se passa néanmoins sans résultat.
«De même, le jour suivant.
«Et le troisième.
«On commençait à se lasser de lire dans les journaux des renseignements sans issue, d’entendre parler de pistes qui ne menaient à rien, et de théories dont l’intérêt, l’amusement et la surprise s’étaient épuisés.
«Sur le conseil de l’inspecteur, je doublai la prime.
«Suivirent quatre jours encore de morne attente. Le coup le plus cruel frappa alors les pauvres détectives harassés. Les journalistes refusèrent de publier plus longtemps leurs théories, et demandèrent froidement quelque répit.
«Quinze jours après le vol, j’élevai la prime à 75,000 dollars, sur le conseil de l’inspecteur. C’était une somme importante, mais je compris qu’il valait mieux sacrifier toute ma fortune personnelle que perdre mon crédit auprès de mon gouvernement. Maintenant que les détectives étaient en mauvaise posture, les journaux se tournèrent contre eux, et se mirent à leur décocher les traits les plus acérés. Le théâtre s’empara de l’histoire. On vit sur la scène des acteurs déguisés en détectives, chassant l’éléphant de la plus amusante façon. On fit des caricatures de détectives parcourant le pays avec des longues-vues, tandis que l’éléphant, derrière eux, mangeait des pommes dans leurs poches. Enfin on ridiculisa de cent façons les insignes des détectives.
«Vous avez vu l’insigne imprimé en or au dos des romans sur la police. C’est un œil grand ouvert avec la légende: «Nous ne dormons jamais.» Quand un agent entrait dans un bar, le patron facétieux renouvelait une vieille plaisanterie: «Voulez-vous qu’on vous ouvre un œil?» Il y avait partout des sarcasmes dans l’air.
«Mais un homme demeurait calme, immuable, insensible à toutes les moqueries. C’était ce cœur de chêne, l’inspecteur. Pas une fois son regard limpide ne se troubla, pas une fois sa confiance ne fut ébranlée. Il disait:
—«Laissez-les faire et dire. Rira bien qui rira le dernier.»
«Mon admiration pour cet homme devint un véritable culte. Je ne quittai plus sa société. Son bureau m’était devenu un séjour de moins en moins agréable. Cependant, puisqu’il se montrait si héroïque, je me faisais un devoir de l’imiter, aussi longtemps du moins que je le pourrais. Je venais régulièrement et m’installais. J’étais le seul visiteur qui parût capable de cela. Tout le monde m’admirait. Parfois il me semblait que j’aurais dû renoncer. Mais alors je contemplais cette face calme et apparemment insoucieuse, et je demeurais.
«Trois semaines environ après le vol de l’éléphant, je fus un matin sur le point de dire que j’allais donner ma démission et me retirer. A ce moment même, pour me retenir, le grand détective me soumit un nouveau plan génial.
«C’était une transaction avec les voleurs. La fertilité de ce génie inventif surpassait tout ce que j’avais jamais vu, et pourtant j’ai été en relations avec les esprits les plus distingués. Il me dit qu’il était sûr de pouvoir transiger pour cent mille dollars, et de me faire avoir l’éléphant. Je répondis que je croyais pouvoir réunir cette somme, mais je demandai ce que deviendraient ces pauvres détectives qui avaient montré tant de zèle.
—«Dans les transactions, m’assura-t-il, ils ont toujours la moitié.»
«Cela écartait ma seule objection. L’inspecteur écrivit deux billets ainsi conçus:
«Chère Madame,
«Votre mari peut gagner une forte somme d’argent (et compter absolument sur la protection de la loi) en venant me voir immédiatement.
«Blunt, chef inspecteur.»
«Il envoya un de ces billets à la femme supposée de Brick Duffy, l’autre à celle de Rouge Mac Fadden.
«Une heure après arrivèrent ces deux réponses insolentes:
«Vieux hibou, Brick Mac Duffy est mort depuis deux ans.»
«Bridget Mahoney.»
«Vieille chauve-souris, Rouge Mac Fadden a été pendu il y a dix-huit mois. Tout autre âne qu’un détective sait cela.
«Mary O’Hooligan.»
—«Je m’en doutais depuis longtemps, dit l’inspecteur. Ce témoignage prouve que mon flair ne m’a pas trompé.»
«Dès qu’une ressource lui échappait, il en trouvait une autre toute prête. Il envoya aussitôt aux journaux du matin une annonce dont je gardai la copie.
«A—XWBLV, 242, N, Tjd—Fz, 328 wmlg. Ozpo—2m!
«Ogw Mum.»
«Il me dit que si le voleur était encore vivant, cela le déciderait à venir au rendez-vous habituel; il m’expliqua que ce rendez-vous était dans un endroit où se traitaient tous les compromis entre détectives et criminels. L’heure fixée était minuit sonnant.
«Nous ne pouvions rien faire jusque-là. Je quittai le bureau sans retard, heureux d’un moment de liberté.
«A onze heures du soir, j’apportai les 100,000 dollars en billets de banque et les remis entre les mains du chef détective. Peu après, il me quitta, avec dans le regard la lueur d’espérance et de confiance que je connaissais bien. Une heure s’écoula, presque intolérable. Puis j’entendis son pas béni. Je me levai tout ému et chancelant de joie, et j’allai vers lui. Quelle flamme de triomphe dans ses yeux! Il dit:
—«Nous avons transigé. Les rieurs déchanteront demain. Suivez-moi.»
«Il prit une bougie et descendit dans la vaste crypte qui s’étendait sous la maison, et où dormaient continuellement soixante détectives, tandis qu’un renfort de vingt autres jouaient aux cartes pour tuer le temps. Je marchais sur ses pas. Il alla légèrement jusqu’au bout de la pièce sombre, et au moment précis où je succombais à la suffocation et me préparais à m’évanouir, je le vis trébucher et s’étaler sur les membres étendus d’un objet gigantesque. Je l’entendis crier en tombant:
—«Notre noble profession est vengée. Voici l’éléphant!»
«On me transporta dans le bureau. Je repris mes sens en respirant de l’éther.
«Tous les détectives accoururent. Je vis une scène de triomphe comme je n’en avais jamais vu encore. On appela les reporters. On éventra des paniers de champagne. On porta des toasts. Il y eut des serrements de mains, des congratulations, un enthousiasme indicible et infini. Naturellement le chef fut le héros du moment et son bonheur était si complet, il avait si patiemment, si légitimement, si bravement remporté la victoire que j’étais heureux moi-même de le voir ainsi, quoique je ne fusse plus pour ce qui me concernait qu’un mendiant sans feu ni lieu: le trésor inappréciable qu’on m’avait confié était perdu et ma position officielle m’échappait par suite de ce que l’on considérait toujours comme une négligence coupable dans l’accomplissement de ma grande mission. Bien des regards éloquents témoignèrent leur profonde admiration pour le chef, et plus d’un détective murmurait à voix basse:
—«Voyez-le, c’est le roi de la profession; il ne lui faut qu’un indice et il n’y a rien de caché qu’il ne puisse retrouver.»
«Le partage des 50,000 dollars fit grand plaisir, et quand il fut achevé, le chef fit un petit discours après avoir mis sa part dans sa poche.
—«Jouissez-en, mes garçons, car vous l’avez bien gagné, et, ce qui vaut mieux, vous avez acquis à la profession de détective une renommée impérissable.»
«A ce moment arriva un télégramme.
«Monroe, Mich., 10 h. soir.
«Trouvé ici bureau télégraphique pour la première fois depuis trois semaines. Ai suivi trace de pas à cheval à travers les forêts sur une distance d’un millier de milles. Empreintes plus fortes, plus grandes et plus fraîches de jour en jour. Ne vous impatientez pas, dans une semaine l’éléphant sera à moi. Absolument sûr.
«Darley, détective.»
«Le chef ordonna une triple salve d’applaudissements pour Darley, un des plus fins limiers de la sûreté, puis il lui fit télégraphier de revenir pour recevoir sa récompense.
«Ainsi se termina le merveilleux épisode du vol de l’éléphant blanc.
«Les journaux du lendemain se répandirent une fois de plus en protestations élogieuses; il n’y eut qu’une exception insignifiante.
«La feuille ironique disait:
«Le détective est grand! Il peut être un peu lent à trouver de petites choses comme un éléphant égaré; il peut le chasser toute la journée et dormir toute la nuit à côté de la carcasse pourrie pendant trois semaines, mais il finira par le trouver s’il peut mettre la main sur l’homme qui lui indiquera le bon endroit.»
«Le pauvre Hassan était perdu pour moi; les boulets de canon l’avaient blessé mortellement; il s’était réfugié dans le souterrain au-dessous du bureau de police pendant le brouillard et, là, entouré de ses ennemis, en danger constant d’être découvert, il avait souffert de la faim jusqu’à ce que la mort vînt lui donner le repos éternel.
«La transaction me coûtait 100,000 dollars. Les autres frais 42,000 dollars de plus. Je ne pouvais pas songer à obtenir un autre emploi de mon gouvernement. Je suis un homme ruiné et un vagabond sur la terre. Mais mon admiration pour cet homme, le plus éminent policier que le monde ait jamais connu, demeure entière à ce jour et restera telle jusqu’à la fin.»
MADAME MAC WILLIAMS ET LE CROUP
(Récit fait à l’auteur par M. Mac Williams, un aimable gentleman de
New-York rencontré par hasard en voyage.)
Donc, pour revenir à ce que je disais, avant de faire une digression pour vous expliquer comment cet effroyable et incurable fléau membraneux ravageait la ville et rendait toutes les mères folles de terreur, j’appelai l’attention de Mme Mac Williams sur la petite Pénélope, en disant:
—«Ma chérie, si j’étais vous, je ne laisserais pas l’enfant mâcher ce bout de bois de pin.»
—«Vraiment! où est le mal?» dit-elle, tout en se disposant à enlever à l’enfant le bout de bois, car les femmes ne peuvent recevoir la plus raisonnable insinuation sans discuter—j’entends les femmes mariées.
Je répliquai:—«Mon amour, il est de notoriété publique que le bois de pin est le moins nourrissant de tous ceux que peuvent manger les enfants.»
La main de ma femme s’arrêta, au moment de prendre le bout de bois, et retourna sur ses genoux. Elle faisait des efforts visibles pour se contenir.
—«Naïf que vous êtes! vous savez bien le contraire. Tous les médecins vous diront que la térébenthine que contient ce bois est excellente pour fortifier le dos et les reins.»
—«Ah! excusez mon erreur. Je ne savais pas que l’enfant eût les reins ou la colonne vertébrale malades, et que le médecin de la famille eût recommandé...»
—«Qui dit que la colonne vertébrale ou les reins de Pénélope soient malades?»
—«Ma chérie, c’est vous qui l’insinuez.»
—«Quelle idée! Je n’ai jamais rien voulu faire entendre de pareil.»
—«Ma chère amie, il n’y a pas deux minutes que vous avez dit...»
—«Au diable ce que j’ai dit. Peu importe ce que j’ai dit. Il n’y a pas de mal à ce que l’enfant mâche un bout de bois de pin, si cela lui plaît; vous le savez aussi bien que moi. Et elle continuera à le mâcher. Voilà.»
—«Pas un mot de plus, mon amour. Je vois la force de votre raisonnement. Je vais aller commander deux ou trois fagots du meilleur bois de pin possible. Aucun de mes enfants n’en manquera tant que...»
—«Oh! je vous en prie, allez à votre bureau et laissez-moi quelque repos. On ne peut faire la plus simple réflexion sans que vous en preniez prétexte pour raisonner, raisonner, raisonner, jusqu’à ce que vous ne sachiez plus ce que vous dites. Vous ne le savez d’ailleurs jamais.»
—«Très bien! Comme vous voudrez. Cependant il y a dans votre dernière remarque un manque de logique qui...»
Mais déjà elle était partie en fredonnant sans attendre la fin, et avait emmené l’enfant. Le soir de ce jour, au dîner, je la vis paraître avec une figure aussi blanche qu’un linge:
—«O Mortimer, voilà bien autre chose! Le petit Georges Gordon est pris.»
—«Le croup?»
—«Le croup.»
—«Y a-t-il quelque espoir?»
—«Plus au monde le moindre espoir. Hélas! que va-t-il advenir de nous?»
A ce moment, on apporta la petite Pénélope pour nous souhaiter la bonne nuit, et faire sa prière comme de coutume aux genoux de sa mère. Au milieu du «maintenant, mon Dieu, je vais m’endormir», elle toussa légèrement. Ma femme eut une secousse comme quelqu’un frappé d’un coup mortel. Mais une minute après, elle était debout, toute pleine de l’activité que la terreur inspire.
Elle commanda que le petit lit de l’enfant fût porté de la nursery dans notre chambre. Elle-même surveilla l’exécution. Je dus l’accompagner, naturellement. Elle fit faire au plus vite. Un lit pliant fut mis pour la bonne dans le cabinet de toilette. Mais soudain Mme Mac Williams s’aperçut que nous serions trop loin de l’autre bébé. Qu’arriverait-il, s’il avait les symptômes pendant la nuit? A cette pensée, la pauvre femme repâlit.
Nous reportâmes donc le lit de l’enfant et celui de la bonne dans la nursery, et nous installâmes un lit pour nous-mêmes dans une chambre voisine.
Après cela, Mme Mac Williams supposa que le bébé attrapait le croup de Pénélope. Cette pensée frappa son âme d’une terreur nouvelle. Toute la tribu dut s’empresser pour enlever le lit de la nursery, pas assez vite pour la satisfaire quoiqu’elle aidât elle-même à l’ouvrage, et mît presque le petit lit en pièces dans sa frénétique fureur.
Nous redescendîmes, mais en bas il n’y avait pas de place pour la bonne, et Mme Mac Williams dit que l’expérience de cette personne nous était d’un secours inestimable. Nous retournâmes donc, armes et bagages, à notre chambre une fois de plus. Et nous eûmes une grande joie, comme des oiseaux ballottés par la tempête qui ont retrouvé leur nid.
Mme Mac Williams alla voir à la nursery comment les choses marchaient. Elle revint en hâte, à nouveau épouvantée.
—«Qu’est-ce qui peut faire dormir le bébé si profondément?»
—«Mais, ma chère, dis-je, le bébé dort toujours comme une image.»
—«Oui, oui, mais il y a quelque chose de particulier dans son sommeil. Il me semble, il me semble respirer trop régulièrement. Oh! c’est effrayant.»
—«Mais le bébé respire toujours régulièrement.»
—«Je sais, mais aujourd’hui, il y a quelque chose d’inquiétant dans cette régularité. Sa bonne est trop jeune et sans expérience. Il faut que Maria aille avec elle, si quelque chose arrivait.»
—«Voilà une bonne idée. Mais vous n’aurez personne pour votre service.»
—«Si j’ai besoin de quelque chose, vous suffirez. D’ailleurs, je n’ai besoin de personne, à un moment comme celui-là.»
Je dis que je me reprocherais de me coucher et de dormir tandis qu’elle veillerait et souffrirait auprès de notre petite malade, toute la pénible nuit. Mais je me laissai décider. La vieille Maria partit prendre ses quartiers, comme autrefois, dans la nursery.
Pénélope toussa deux fois dans son sommeil.
—«Oh! pourquoi le docteur ne vient-il pas? Mortimer, cette chambre est certainement trop chaude. Tournez vite la clef du calorifère.»
Je tournai la clef, les yeux sur le thermomètre. Je me demandais en moi-même si 20 degrés étaient trop pour un enfant malade.
Le messager revint de la ville, annonçant que notre médecin était malade et gardait le lit. Ma femme tourna vers moi un regard mourant, et me dit d’une voix mourante:
«—Il y a là un dessein de la Providence. C’était fatal. Jamais il ne fut malade jusqu’à aujourd’hui. Jamais. Nous n’avons pas vécu comme nous aurions dû vivre, Mortimer! Je vous l’ai déjà dit souvent. Vous voyez le résultat. Notre enfant ne se rétablira pas. Vous êtes heureux si vous pouvez vous pardonner. Je ne me pardonnerai pas.»
Je répondis, sans avoir l’intention de la blesser, mais un peu à la légère, qu’il ne me paraissait pas que nous eussions mené une existence si perdue.
—«Mortimer, voulez-vous attirer la colère divine sur le bébé?»
Elle se mit à se lamenter, puis, soudain:
—«Mais le docteur doit avoir envoyé des remèdes?»
—«Certainement, dis-je. Les voilà. J’attendais qu’il me fût permis de parler.»
—«Donnez-les-moi donc! Ne savez-vous pas que chaque minute est précieuse? Mais, hélas! pourquoi envoyer des remèdes, quand il sait que tout est perdu!»
Je dis que tant qu’il y avait de la vie, il y avait de l’espoir.
—«De l’espoir! Mortimer! Vous ne savez pas plus ce que vous dites que l’enfant encore à naître. Si vous... Que je meure si l’ordonnance ne dit pas une cuillerée à thé toutes les heures! Comme si nous avions un an devant nous pour sauver l’enfant! Mortimer! dépêchez-vous! Donnez à la pauvre petite mourante une grande cuillerée, et essayez de vous hâter!»
—«Mais, ma chère, une grande cuillerée peut...»
—«Ne m’affolez pas! Là, là, là, mon chéri, mon amour! C’est bien mauvais, mais c’est bon pour Nelly, pour la petite Nelly à sa mère. Et cela va la guérir. Là, là, là, mettez sa petite tête sur le sein de sa maman, et dormez, vite... O Mortimer! Je sais qu’elle sera morte avant demain! Une grande cuillerée toutes les demi-heures, peut-être... Il faut lui donner de la belladone aussi... et de l’aconit. Allez chercher, Mortimer!... Maintenant laissez-moi faire. Vous n’entendez rien à tout cela.»
Nous allâmes enfin nous coucher, plaçant le petit lit près de l’oreiller de ma femme.
Tout ce tracas m’avait harassé. En deux minutes j’étais aux trois quarts endormi. Ma femme me secoua:
—«Mon ami, avez-vous retourné la clef du calorifère?»
—«Non.»
—«C’est bien ce que je pensais. Allez-y, je vous en prie. Cette chambre est froide.»
J’y allai, puis me rendormis. Je fus réveillé une fois de plus:
—«Mon ami, voudriez-vous mettre le lit de l’enfant de votre côté? Il est trop près du calorifère.»
Je déplaçai le petit lit. Mais je trébuchai sur le tapis, et j’éveillai l’enfant. Je m’assoupis une fois de plus, pendant que ma femme apaisait la malade. Mais à travers les nuages de mon assoupissement me parvinrent ces paroles:
—«Mortimer, il nous faudrait de la graisse d’oie. Voulez-vous sonner?»
Je sautai du lit tout endormi et je marchai sur un chat, qui miaula de protestation, et que j’aurais calmé d’une correction si une chaise n’avait pas reçu le coup à sa place.
—«Mortimer, quelle idée avez-vous d’allumer le gaz, pour réveiller encore l’enfant?»
—«Je veux voir si je me suis blessé, Caroline.»
—«Bon. Regardez aussi la chaise. Elle doit être en morceaux. Pauvre chat! Supposez que...»
—«Je ne suppose rien du tout à propos du chat. Cela ne serait pas arrivé si vous aviez dit à Maria de rester ici et de veiller à des choses qui sont de sa compétence et non de la mienne.»
—«Mortimer, vous devriez rougir de faire de telles réflexions. C’est une pitié que vous refusiez de rendre ces petits services, à un moment aussi pénible, quand votre enfant...»
—«Là, là, je ferai ce que vous voudrez. Mais j’aurai beau sonner, personne ne viendra. Tout le monde dort. Où est la graisse d’oie?»
—«Sur la cheminée de la nursery. Vous n’avez qu’à y aller, et demander à Maria...»
Je pris la graisse d’oie et revins me coucher.
—«Mortimer, je regrette tant de vous déranger, mais la chambre est vraiment trop froide pour appliquer le remède. Voulez-vous allumer le feu? Il est préparé. Une allumette, seulement.»
Je me traînai encore hors du lit, j’allumai le feu, puis m’assis inconsolable.
—«Mortimer, ne restez pas là assis, à prendre un rhume mortel. Venez dans le lit.»
Je me levai. Elle dit:—«Attendez un moment. Voulez-vous donner à l’enfant une cuillerée de potion?»
Ainsi fis-je. C’était une potion qui plus ou moins réveillait l’enfant. Ma femme profitait de ces moments pour la frotter avec la graisse d’oie, et l’enduire de partout. Je fus bientôt réendormi, puis réveillé:
—«Mortimer! je sens un courant d’air. Il n’y a rien de plus dangereux dans ces maladies. Mettez, je vous prie, le berceau de l’enfant en face du feu.»
En changeant le berceau de place, j’eus encore une collision avec la descente de lit. Je la pris et la jetai dans le feu. Ma femme sauta du lit, la retira, et nous eûmes quelques mots. Je pus ensuite dormir d’un sommeil insignifiant, puis, dus me lever pour construire un cataplasme de farine de lin. On le plaça sur la poitrine de l’enfant où il fut laissé pour produire son effet calmant.
Un feu de bois n’est pas une chose éternelle. Toutes les vingt minutes, je devais me lever pour entretenir le nôtre; cela donna à ma femme un prétexte à raccourcir de dix minutes les intervalles de la potion. Ce fut pour elle une grande joie. Par-ci, par-là, entre temps, je reconstruisais des cataplasmes, j’appliquais des sinapismes et autres vésicatoires partout où je pouvais trouver une place inoccupée sur l’enfant. Vers le matin, le bois manqua, et ma femme me demanda de descendre au cellier pour en chercher d’autre.
—«Ma chère, dis-je, c’est tout un travail. L’enfant doit avoir assez chaud. Elle est couverte extraordinairement. Ne pourrions-nous pas lui poser une autre couche de cataplasmes, et...»
Je n’eus pas le temps d’achever. Il n’y eut plus qu’à descendre et monter le bois pendant quelque temps. Puis je revins à mon lit et m’assoupis, et me mis à ronfler comme un homme dont toute la force a disparu et dont la vie est épuisée. Il faisait grand jour quand je sentis sur mon épaule un contact qui me réveilla soudain. Ma femme penchée vers moi haletait. Dès qu’elle put parler:
—«Tout est perdu, cria-t-elle. Tout est perdu! l’enfant transpire! Qu’allons-nous faire?»
—«Dieu merci! m’avez-vous fait peur! Je ne sais que décider. Peut-être si nous la changions de place, pour la remettre dans le courant d’air...»
—«O l’idiot! Ne perdons pas un moment. Allez chercher le médecin. Allez vous-même. Dites-lui qu’il faut qu’il vienne, mort ou vivant.»
J’allai tirer le pauvre diable hors de son lit et le traînai chez nous. Il regarda l’enfant et dit qu’elle n’était pas mourante. Ce fut pour moi une joie indicible, mais ma femme en devint furieuse comme d’un affront personnel.
Il affirma que la toux de l’enfant était uniquement causée par une légère irritation ou quelque chose de semblable dans la gorge. A ce moment, il me parut que ma femme avait grande envie de lui montrer la porte. Il ajouta qu’il allait faire tousser l’enfant plus fort, pour expulser la cause du trouble. Il lui fit prendre quelque chose qui lui donna un accès de toux, et aussitôt on vit apparaître comme un petit morceau de bois.
—«Cet enfant n’a pas le croup, dit-il. Elle a mâché un bout de bois de pin ou autre, et quelque fragment s’est logé dans la gorge. Elle n’en mourra pas.»
—«Je le crois, dis-je. Et même la térébenthine que contient ce bois est salutaire dans certaines maladies enfantines. Ma femme pourra vous le dire.»
Mais ma femme ne parla pas. Elle se tourna d’un air dédaigneux et quitta la chambre. Et depuis ce moment, il y a dans notre existence un épisode auquel nous ne faisons jamais allusion. Aussi le flot de nos jours coule-t-il dans une profonde et introublable sérénité.
Très peu d’hommes mariés se sont trouvés dans les circonstances de M. Mac Williams. L’auteur a pensé que peut-être la nouveauté de l’histoire lui donnerait un intérêt palpitant aux yeux du lecteur.
HISTOIRE DE L’INVALIDE
J’ai l’air d’un homme de soixante ans et marié, mais cette apparence est due à ma misérable condition et à mes malheurs, car je suis célibataire et n’ai que quarante et un ans. Vous aurez de la peine à croire que moi, qui ne suis maintenant qu’une ombre, j’étais, il y a deux ans à peine, robuste et bien portant, un homme de fer, un athlète. C’est pourtant la vérité vraie. Mais plus étrange encore est la façon dont j’ai perdu la santé. Je l’ai perdue en prenant soin d’une caisse de fusils, dans un voyage de deux cents milles en chemin de fer, par une nuit d’hiver. Voilà les faits exactement. Je vais vous les raconter.
J’habite à Cleveland, dans l’Ohio. Un soir d’hiver, il y a deux ans, je rentrais chez moi juste à la nuit tombée, au milieu d’une tempête de neige, et la première chose que j’appris en arrivant, ce fut que mon vieil ami et camarade de collège, John B. Hackett, était mort la veille. Ses dernières paroles avaient été pour exprimer le désir que je prisse le soin de transporter ses restes chez ses pauvres vieux parents dans le Wisconsin. Je fus tout à fait bouleversé et peiné. Mais il n’y avait pas de temps à perdre en émotions. Je devais partir aussitôt. Je pris avec moi l’adresse: «Le pasteur Levi Hackett, Bethléhem, Wisconsin», et filai à travers les tourbillons de neige vers la station. Là je trouvai la longue caisse de sapin qu’on m’avait décrite. Je clouai la carte sur la caisse, m’assurai qu’on la portait sur le train, et allai ensuite au buffet chercher des sandwichs et des cigares. Quand je rentrai dans la salle d’attente, mon cercueil s’y trouvait de nouveau, et à côté un jeune homme, regardant autour de lui, avec, dans la main, une carte, un marteau et des clous. Je fus tout stupéfait. Il commença à clouer sa carte et je courus vers le train, dans un état d’âme extraordinaire, pour demander des explications. Mais non, ma caisse était là, bien tranquille, dans le wagon. Elle n’avait pas bougé. La vérité était que, sans que je pusse le soupçonner, une confusion étrange s’était opérée. Je venais de prendre avec moi une caisse de fusils que ce jeune homme avait déposée dans la salle, à destination d’une compagnie de carabiniers à Péoria, dans l’Ohio, et lui avait pris mon cercueil! Le conducteur cria: «En voiture!» Je montai dans le train et dans le fourgon, et je m’assis confortablement sur des ballots. Le conducteur était là, tout à son ouvrage, un brave homme de cinquante ans, avec une figure simple, honnête, joviale. Son allure générale était alerte et bienveillante. Comme le train se mettait en marche, un étranger sauta dans le wagon et déposa sur le bout de mon cercueil (je veux dire ma caisse de fusils) un paquet de fromages de Limburger, de dimensions et d’odeur respectables. C’est-à-dire que je sais maintenant que c’étaient des fromages de Limburger, mais à ce moment-là je n’avais de ma vie entendu parler d’objet de cette nature, et j’étais dans la plus profonde ignorance de ses qualités. Bon. Nous allions à grande vitesse à travers la nuit désolée. La tempête faisait rage autour de nous. Une tristesse profonde m’envahit. Mon cœur était tout découragé. Le conducteur fit deux ou trois remarques pleines d’à-propos sur la tempête et la saison polaire que nous traversions. Puis il tira hermétiquement les portes sur leurs rails, mit les verroux, ferma la fenêtre avec soin; ensuite il s’occupa des bagages, ici, là, un peu plus loin, mettant les paquets en place, fredonnant tout le temps d’un air satisfait, la chanson: «Doux souvenir...» à voix basse, avec des bémols. Cependant je commençais à sentir une odeur désagréable et pénétrante qui montait dans l’air glacé. Cela m’affecta encore plus, car j’attribuais cette odeur à mon pauvre ami défunt. Il y avait quelque chose de lugubre dans le fait de se rappeler à mon souvenir de cette émouvante façon. J’eus de la peine à retenir mes pleurs. En outre je m’effrayai au sujet du vieux conducteur. Il était à craindre qu’il sentît l’odeur. Cependant, il continuait à fredonner tranquillement, sans rien laisser paraître. Je bénis le ciel. Mais je n’en étais pas moins mal à l’aise, et mon malaise croissait à chaque minute, car à chaque minute l’odeur devenait plus forte, et plus insupportable. Quand le conducteur eut terminé ses arrangements, il prit du bois et se mit à allumer dans son poêle un feu d’enfer. Cela me désola plus que je ne saurais dire. C’était une erreur lamentable. J’étais sûr que l’effet serait désastreux pour mon pauvre ami défunt. Thompson—le conducteur s’appelait Thompson, comme je l’appris dans le courant de la nuit,—se mit à fureter dans le wagon, ramassant tous les bouts de combustible qu’il pouvait trouver, et faisant cette remarque intéressante que peu importait la température extérieure; il voulait que nous fussions confortables à l’intérieur. Je ne dis rien, mais je pensai en moi-même qu’il ne prenait pas le bon moyen. Pendant ce temps, il continuait à fredonner. Et pendant ce temps, aussi, le poêle devenait plus chaud et plus chaud, ainsi que l’atmosphère du wagon. Je me sentais pâlir et je commençais à avoir mal au cœur. Mais je ne dis rien, et souffris en silence. Bientôt, je m’aperçus que le «Doux souvenir...» s’affaiblissait peu à peu. Enfin, il cessa tout à fait. Il y eut un silence effrayant. Après un moment, Thompson dit:
—«Hum! Ce ne doit pas être avec du cinnamone que j’ai bourré ce poêle.»
Il respira deux ou trois fois, puis se dirigea vers le cer..., vers la caisse de fusils, s’arrêta un moment près de la boîte de Limburgers, et s’en revint s’asseoir à côté de moi, l’air très impressionné. Après quelque rêverie il me dit, en désignant la caisse:
—«Un de vos amis?»
—«Oui», dis-je avec un soupir.
—«Il a l’air rudement mûr, n’est-ce pas?»
Nous gardâmes le silence deux ou trois minutes, absorbés dans nos réflexions. Puis Thompson dit d’une voix basse et craintive:
—«Des fois, on ne sait pas sûrement s’ils sont bien morts. Ils paraissent morts, n’est-ce pas? mais le corps est tiède, les articulations souples, et ainsi, bien que pensant qu’ils sont morts, vous n’avez pas une certitude absolue. J’en ai transporté comme cela. C’est tout à fait effrayant, parce que vous ne savez pas à quel moment ils vont se lever et vous regarder en face.»
Après un autre silence, levant le coude dans la direction du cercueil:—«Mais pour lui il n’y a pas de danger. Je parierais bien qu’il est mort.»
Nous demeurâmes quelque temps sans plus parler, méditant, à écouter le vent et le bruit du train. Thompson dit alors, d’un air animé:
—«Bah! nous devons tous partir un jour, il n’y a rien à y faire. L’homme né de la femme est de peu de jours sur la terre et sa fin est prompte, dit l’Écriture. Vous avez beau réfléchir là-dessus. C’est terriblement solennel et curieux. Personne n’y changera rien. Tout un chacun doit y passer. Un jour vous êtes vaillant et fort (ici il se leva, brisa un carreau, et mit son nez dehors une ou deux minutes, puis vint se rasseoir; tandis que je me levais, et allais mettre mon nez à la même place et nous alternâmes ainsi, tout en causant) et le lendemain vous êtes fauché comme l’herbe, et les endroits qui vous ont connu ne vous connaissent plus, comme dit l’Écriture. C’est tout à fait terriblement solennel et curieux. Mais nous devons tous partir un jour ou l’autre. On n’y peut rien.»
Il y eut une autre longue pause.
—«De quoi est-il mort?»
—«Je l’ignore.»
—«Y a-t-il longtemps qu’il est mort?»
Il me parut judicieux d’élargir les faits pour rendre plus explicable ce qui se passait:
—«Deux ou trois jours.»
Mais ce fut en pure perte. Thompson eut un regard incrédule qui signifiait clairement: «Vous voulez dire deux ou trois ans.» Et il continua, affectant placidement d’ignorer ce que je venais d’établir, insistant longuement sur les inconvénients de funérailles trop tardives. Il alla ensuite vers la caisse, s’arrêta un moment, et s’en revint au petit trot vers la fenêtre, en observant:
—«On aurait mieux fait, tout examiné, de l’enterrer l’été dernier.»
Il s’assit et ensevelit sa face dans un grand mouchoir rouge, et se mit à se remuer et se balancer comme quelqu’un qui fait tous ses efforts pour supporter quelque chose d’intolérable. Pendant ce temps, l’odeur, si ce mot d’odeur est suffisant, devenait suffocante, presque à mourir. La face de Thompson était livide. La mienne n’avait plus aucune sorte de couleur. Cependant, Thompson posa son front sur sa main gauche et son coude gauche sur son genou, et fit le geste de remuer son mouchoir avec l’autre main, vers le cercueil, et dit:
—«J’en ai transporté des tas, quelques-uns considérablement avancés. Mais, Seigneur! il les dépasse tous, et sans efforts. Capitaine, le plus avancé était de l’héliotrope auprès de lui.»
Bientôt, il devint évident qu’il fallait prendre un parti. Je suggérai des cigares. Thompson approuva l’idée. Il dit:
—«Peut-être que cela va le modifier un peu.»
Nous tirâmes énergiquement sur nos cigares pendant un moment et essayâmes de nous persuader que cela allait mieux. Mais, inutile. Au bout d’un moment, sans nous être consultés, nous laissâmes ensemble tomber nos cigares de nos doigts défaillants. Thompson soupira:
—«Non, capitaine, cela ne le modifie pas du tout. Au contraire, l’odeur du tabac le rend pire, et semble exciter son émulation. Que pensez-vous qu’on puisse faire?»
Je n’avais aucune idée. J’étais en train d’opérer des mouvements de déglutition et ne me souciais pas de parler. Thompson se mit à maugréer, d’une voix morne et par intervalles, sur les malheureuses circonstances de cette nuit. Il s’adressait à mon pauvre ami, lui donnant divers titres, tantôt militaires, tantôt civils, et je remarquais qu’à mesure que croissait l’impression produite par le cadavre, Thompson lui accordait une promotion correspondante et un titre supérieur. A la fin il dit:
—«J’ai une idée. Si nous prenions le cercueil et si nous poussions le colonel vers l’autre extrémité du wagon, à une dizaine de pieds de nous, par exemple. Il n’aurait pas autant d’influence. Ne pensez-vous pas?»
Je trouvai le plan excellent. Nous prîmes donc une bonne gorgée d’air au carreau brisé, pour en avoir jusqu’au bout. Puis nous nous penchâmes sur le fromage mortel et saisîmes la caisse en dessous. Thompson balança. «Tout est prêt.» Et nous partîmes avec toute notre énergie. Mais Thompson glissa et s’étala, le nez sur le fromage. Il en perdit la respiration. Je le vis haleter convulsivement, puis se précipiter vers la porte qu’il secoua, cherchant de l’air, et me disant d’une voix rauque: «Vite, vite, laissez-moi passer. Je meurs. Laissez-moi passer!» Une fois sur la plate-forme, au vent froid, je m’assis et lui tins la tête. Il reprit ses sens. Bientôt il dit:
—«Croyez-vous que nous ayons porté loin le général?»
Je dis que non. Nous l’avions à peine vu remuer.
—«Bon, voilà une idée abandonnée. Il nous faut trouver autre chose. Il se trouve bien où il est, je suppose. Et si c’est sa façon de penser, et s’il a mis dans sa tête de ne pas être dérangé, il en viendra à ses fins. Il vaut mieux le laisser tranquille, aussi longtemps qu’il voudra. Il a tous les atouts dans son jeu. Et alors il tombe sous les sens qu’à vouloir contrarier ses idées on sera toujours battu.»
Nous ne pouvions cependant rester dehors dans cette tempête furieuse. Nous serions morts de froid. Il fallut donc rentrer et fermer la porte, et souffrir, et nous succéder à la vitre brisée de la fenêtre. Cependant, comme nous venions de quitter une station où nous avions eu un court arrêt, Thompson entra tout joyeux en s’écriant:
—«Tout va bien. Je crois que nous tenons le commodore, cette fois. Il me semble que j’ai mis la main sur l’arme qu’il faut pour le battre.»
C’était de l’acide phénique. Il en avait un bidon. Il en répandit partout, autour de nous, il inonda la caisse à fusils, le fromage et tout. Puis nous nous assîmes, pleins d’espoir. Ce ne fut pas long. Les deux parfums s’amalgamèrent, et alors, oui,—rapidement nous précipitâmes-nous vers la porte. Une fois dehors, Thompson s’essuya le front avec son mouchoir, et dit d’une voix défaillante:
—«Tout est inutile. Nous ne pouvons rien contre lui. Il se sert de tout ce dont nous essayons pour le modifier, lui donne son parfum et nous le renvoie. Capitaine, il est cent fois plus terrible maintenant qu’au commencement. Je n’ai jamais vu personne s’échauffer ainsi à la besogne et y mettre un si infernal intérêt. Non, Monsieur, jamais, depuis que je voyage sur la ligne. Et j’en ai transporté plus d’un, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire.»
Nous rentrâmes, avant d’être tout à fait gelés. Mais on ne pouvait y tenir. Dès ce moment, nous ne fîmes que courir du dedans au dehors et réciproquement, alternativement gelés, chauffés, suffoqués. Au bout d’une heure vint une autre station. Au départ Thompson entra avec un sac et dit:
—«Capitaine, je vais essayer autre chose. C’est la dernière tentative. Si nous n’en venons pas à bout cette fois, nous n’avons plus qu’à jeter l’éponge et à nous retirer de la lutte. Essayons.»
Il avait apporté un paquet de plumes de volailles, des pommes sèches, des feuilles de tabac, des chiffons, des vieux souliers, du souffre, de l’assa fœtida, un tas d’objets. Il les empila sur une plaque de fer au milieu du wagon et y mit le feu. Quand le tout fut bien allumé, je ne pus comprendre comment le cadavre lui-même pouvait supporter cette odeur. Tout ce que nous avions senti jusque-là, par comparaison, était une poésie. Mais sachez que le parfum primitif persistait aussi énergique qu’avant. Bien mieux. Les autres odeurs semblaient lui donner du ton. Je ne fis pas ces réflexions sur place, je n’en eus pas le temps, mais sur la plate-forme. En faisant irruption au dehors, Thompson tomba suffoqué. Quand nous revécûmes, il dit d’une voix mourante:
—«Il nous faut rester dehors, capitaine. Il le faut. Il n’y a pas autre chose à faire. Le gouverneur veut voyager seul. C’est son idée et nous ne pouvons aller à l’encontre.»
Puis il ajouta:
—«Et savez-vous? Nous sommes empoisonnés. C’est notre dernier voyage. Vous pouvez en faire votre deuil. Le résultat de tout cela sera une fièvre typhoïde. Je la sens venir. Oui, Monsieur, nous sommes élus, aussi vrai que je suis né.»
On nous retira de la plate-forme, une heure après, à la station suivante, glacés et insensibles; j’en eus une fièvre violente, et ne sus plus rien pendant trois semaines. J’appris alors que j’avais passé cette nuit effroyable en compagnie d’une inoffensive caisse de fusils, et d’un lot de fromages sans malice aucune, mais la vérité arriva trop tard pour me sauver. L’imagination avait fait son œuvre, et ma constitution est ruinée pour toujours. Ni les Bermudes ni aucune autre terre ne pourront me rendre la santé. C’est mon dernier voyage. Je retourne à mon foyer pour mourir.
NUIT SANS SOMMEIL
Nous fûmes au lit à dix heures, car nous devions nous lever au petit jour pour continuer notre route vers chez nous. J’étais un peu énervé, mais Harris s’endormit tout de suite. Il y a dans cet acte un je ne sais quoi qui n’est pas exactement une insulte et qui est pourtant une insolence, et une insolence pénible à souffrir. Je réfléchissais sur cette injure, et cependant j’essayais de m’endormir. Mais plus j’essayais, plus je m’éveillais. J’en vins à méditer tristement dans l’obscurité, sans autre compagnie qu’un dîner mal digéré. Mon esprit partit, peu à peu, et aborda le début de tous les sujets sur lesquels on ait jamais réfléchi. Mais sans aller jamais plus loin que le début. C’était toucher et partir. Il volait de pensée en pensée avec une prodigieuse rapidité. Au bout d’une heure ma tête était un parfait tourbillon. J’étais épuisé, fatigué à mort.
La fatigue devint si grande qu’elle commença à lutter avec l’excitation nerveuse. Tandis que je me croyais encore éveillé, je m’assoupissais en réalité dans une inconscience momentanée, d’où j’étais violemment tiré par une secousse qui rompait presque mes articulations,—l’impression du moment étant que je tombais dans quelque précipice. Après avoir dégringolé dans huit ou neuf précipices, et m’être ainsi aperçu que la moitié de mon cerveau s’était éveillée à plusieurs reprises, tandis que l’autre moitié dormait, soupçonnée de la première qui luttait pour résister, l’assoupissement complet commença à étendre son influence graduelle sur une plus grande partie de mon territoire cérébral, et je tombai dans une somnolence qui devint de plus en plus profonde, et qui était sans doute sur le point de se transformer en solide et bienfaisante stupeur, pleine de rêves, quand... Qu’y avait-il donc?
Mes facultés obscurcies furent en partie ramenées vers la conscience, et prirent une attitude réceptive. Là-bas, d’une distance immense, illimitée, venait quelque chose qui grandissait, grandissait, approchait, et qu’on put bientôt reconnaître pour un son. Au début, cela ressemblait plutôt à un sentiment. Ce bruit était à un kilomètre, maintenant. Peut-être le murmure d’une tempête. Puis, il s’approchait. Il n’était pas à un quart de mille. Était-ce le grincement étouffé d’une machine lointaine? Non. Le bruit s’approchait, plus près encore, plus près, et à la fin il fut dans la chambre même. C’était simplement une souris en train de grignoter la boiserie. Ainsi c’était pour cette bagatelle que j’avais si longtemps retenu ma respiration!
Bien. C’était une chose faite. Il n’y avait pas à y revenir. J’allais m’endormir tout de suite et réparer le temps perdu. Vaine pensée! Sans le vouloir, sans presque m’en douter, je me mis à écouter le bruit attentivement et même à compter machinalement les grincements de la râpe à muscade de la souris. Bientôt, cette occupation me causa une souffrance raffinée. Cependant j’aurais peut-être supporté cette impression pénible, si la souris avait continué son œuvre sans interruption. Mais non. Elle s’arrêtait à chaque instant. Et je souffrais bien plus en écoutant et attendant qu’elle reprît que pendant qu’elle était en train. Au bout de quelque temps, j’aurais payé une rançon de cinq, six, sept, dix dollars, pour être délivré de cette torture. Et à la fin j’offrais de payer des sommes tout à fait en disproportion avec ma fortune. Je rabattis mes oreilles, c’est-à-dire je ramenai les pavillons, et les roulai en cinq ou six plis, et les pressai sur le conduit auditif, mais sans résultat. Mon ouïe était si affinée par l’énervement que j’avais comme un microphone et pouvais entendre à travers les plis sans difficulté.
Mon angoisse devenait de la frénésie. A la fin, je fis ce que tout le monde a fait, depuis Adam, en pareil cas. Je décidai de jeter quelque chose. Je cherchai au bas du lit, et trouvai mes souliers de marche, puis je m’assis dans le lit, et attendis, afin de situer le bruit exactement. Je ne pus y parvenir. Il était aussi peu situable qu’un cri de grillon. On croit toujours qu’il est là où il n’est pas. Je lançai donc un soulier au hasard, avec une vigueur sournoise. Le soulier frappa le mur au-dessus du lit d’Harris et tomba sur lui. Je ne pouvais pas supposer qu’il irait si loin. Harris s’éveilla, et je m’en réjouis, jusqu’au moment où je m’aperçus qu’il n’était pas en colère. Alors je fus désolé. Il se rendormit rapidement, ce qui me fit plaisir. Mais aussitôt le grignotement recommença, ce qui renouvela ma fureur. Je ne voulais pas éveiller de nouveau Harris, mais le bruit continuant me contraignit à lancer l’autre soulier. Cette fois, je brisai un miroir; il y en avait deux dans la chambre. Je choisis le plus grand, naturellement. Harris s’éveilla encore, mais n’eut aucune plainte, et je fus plus triste qu’avant. Je me résolus à subir toutes les tortures humaines plutôt que de l’éveiller une troisième fois.
La souris pourtant s’éloigna, et peu à peu je m’assoupissais, quand une horloge commença à sonner. Je comptai tous les coups, et j’allais me rendormir quand une autre horloge sonna. Je comptai. Alors les deux anges du grand carillon de l’hôtel de ville se mirent à lancer de leurs longues trompettes des sons riches et mélodieux. Je n’avais jamais ouï de notes plus magiques, plus mystérieuses, plus suaves. Mais quand ils se mirent à sonner les quarts d’heure, je trouvai la chose exagérée. Chaque fois que je m’assoupissais un moment, un nouveau bruit m’éveillait. Chaque fois que je m’éveillais, je faisais glisser la couverture, et j’avais à me pencher jusqu’au sol pour la rattraper.
A la fin, tout espoir de sommeil s’enfuit. Je dus reconnaître que j’étais décidément et désespérément éveillé. Tout à fait éveillé, et en outre j’étais fiévreux et j’avais soif. Après être resté là à me tourner et me retourner aussi longtemps que je pus, il me vint l’idée excellente de me lever, de m’habiller, de sortir sur la grande place pour prendre un bain rafraîchissant dans le bassin de la fontaine, et attendre le matin en fumant et en rêvant.
Je pensais pouvoir m’habiller dans l’obscurité sans éveiller Harris. J’avais exilé mes souliers au pays de la souris, mais les pantoufles suffisaient, pour une nuit d’été. Je me levai donc doucement, et je trouvai graduellement tous mes effets, sauf un de mes bas. Je ne pouvais tomber sur sa trace, malgré tous mes efforts. Il me le fallait, cependant. Je me mis donc à quatre pattes et m’avançai à tâtons, une pantoufle au pied, l’autre dans la main, scrutant le plancher, mais sans résultat. J’élargis le cercle de mon excursion et continuai à chercher en tâtonnant. A chaque fois que se posait mon genou, comme le plancher craquait! Et quand je me heurtais au passage contre quelque objet, il me semblait que le bruit était trente-cinq ou trente-six fois plus fort qu’en plein jour. Dans ce cas-là, je m’arrêtais et retenais ma respiration pour m’assurer qu’Harris ne s’était pas éveillé, puis je continuais à ramper. J’avançais de côté et d’autre, sans pouvoir trouver le bas. Je ne rencontrais absolument pas autre chose que des meubles. Je n’aurais jamais supposé qu’il y eût tant de meubles dans la chambre au moment où je vins me coucher. Mais il en grouillait partout maintenant, spécialement des chaises. Il y avait des chaises à tous les endroits. Deux ou trois familles avaient-elles emménagé, dans l’intervalle? Et jamais je ne découvrais une de ces chaises à temps, mais je les frappais toujours en plein et carrément de la tête. Mon irritation grandissait, et tout en rampant de côté et d’autre, je commençais à faire à voix basse d’inconvenantes réflexions.
Finalement, dans un violent accès de fureur, je décidai de sortir avec un seul bas. Je me levai donc et me dirigeai, à ce que je pensais, vers la porte, et soudain je vis devant moi mon image obscure et spectrale dans la glace que je n’avais pas brisée. Cette vue m’arrêta la respiration un moment. Elle me prouva aussi que j’étais perdu et ne soupçonnais pas où je pouvais être. Cette pensée me chagrina tellement que je dus m’asseoir sur le plancher et saisir quelque chose pour éviter de faire éclater le plafond sous l’explosion de mes sentiments. S’il n’y avait eu qu’un miroir, peut-être aurait-il pu me servir à m’orienter. Mais il y en avait deux, et c’était comme s’il y en avait eu mille. D’ailleurs, ils étaient placés sur les deux murs opposés. J’apercevais confusément la lueur des fenêtres, mais dans la situation résultant de mes tours et détours, elles se trouvaient exactement là où elles n’auraient pas dû être, et ne servaient donc qu’à me troubler au lieu de m’aider à me retrouver.
Je fis un mouvement pour me lever, et je fis tomber un parapluie. Il heurta le plancher, dur, lisse, nu, avec le bruit d’un coup de pistolet. Je grinçai des dents et retins ma respiration. Harris ne remua pas. Je relevai doucement le parapluie et le posai avec précaution contre le mur. Mais à peine eus-je retiré la main que son talon glissa sous lui et qu’il tomba avec un autre bruit violent. Je me recroquevillai et j’attendis un moment, dans une rage muette. Pas de mal. Tout était tranquille. Avec le soin le plus scrupuleux et le plus habile, je redressai le parapluie une fois de plus, retirai la main... et il tomba de nouveau.
J’ai reçu une éducation excellente, mais si la chambre n’avait pas été plongée dans une sombre, solennelle et effrayante tranquillité, j’aurais sûrement proféré une de ces paroles qu’on n’eût pu mettre dans un livre de l’école du dimanche sans en compromettre la vente. Si mes facultés mentales n’avaient été depuis longtemps réduites à néant par l’épuisement où je me trouvais, je n’aurais pas essayé une minute de faire tenir un parapluie debout, dans l’obscurité, sur un de ces parquets allemands, polis comme une glace. En plein jour, on échouerait une fois sur cinq. J’avais une consolation, pourtant: Harris demeurait calme et silencieux. Il n’avait pas bronché.
Le parapluie ne pouvait me donner aucune indication locale. Il y en avait quatre dans la chambre, et tous pareils. Je pensai qu’il serait pratique de suivre le mur, en essayant de trouver la porte. Je me levai pour commencer mon expérience, et je décrochai un tableau. Ce n’était pas un grand tableau, mais il fit plus de bruit qu’un panorama. Harris ne bougea pas: mais je compris qu’une autre tentative picturale l’éveillerait sûrement. Il valait mieux renoncer à sortir. Le mieux était de retrouver au milieu de la chambre la table ronde du roi Arthur—je l’avais déjà rencontrée plusieurs fois,—et de m’en servir comme point de départ pour une exploration vers mon lit. Si je pouvais atteindre mon lit, je retrouverais mon pot à eau, je calmerais ma soif dévorante et me coucherais. Je repartis donc à quatre pattes. J’allais plus vite de cette façon et aussi plus sûrement, sans risquer de rien renverser. Au bout d’un moment, je trouvai la table, avec ma tête, me frottai un peu le front, puis me levai et partis, les mains allongées et les doigts écartés, pour tenir mon équilibre. Je trouvai une chaise, puis le mur, puis une autre chaise, puis un sopha, puis un alpenstock, puis un autre sopha. Cela me troubla, car je pensais qu’il n’y avait qu’un sopha dans la chambre. Je regagnai la table pour m’orienter et repartir. Je trouvai quelques chaises de plus.
Il arriva maintenant, comme sans doute il était arrivé tout à l’heure, que la table, étant ronde, n’était d’aucune valeur comme base pour un départ d’exploration. Je l’abandonnai donc une fois de plus, et m’en allai au hasard à travers la solitude des chaises et des sophas. J’errai dans des pays inconnus, et fis tomber un flambeau de la cheminée. En cherchant le flambeau, je renversai un pot à eau, qui fit un fracas terrible, et je dis en moi-même: «Vous voilà enfin. Je pensais bien que vous étiez par là.» Harris murmura: «Au meurtre! Au voleur!» et ajouta: «Je suis absolument trempé.» C’était l’autre pot à eau.
Le bruit avait réveillé toute la maison. M. X... entra précipitamment dans son long vêtement de nuit, tenant un bougeoir. Le jeune Z... après lui, avec un autre bougeoir. Une procession par une autre porte avec des flambeaux et des lanternes, l’hôte et deux voyageurs allemands, en robes de chambre, ainsi qu’une femme, de chambre aussi.
Je regardai. J’étais auprès du lit d’Harris, à un jour de voyage du mien. Il n’y avait qu’un sopha. Il était contre le mur. Il n’y avait qu’une chaise à ma portée. J’avais tourné autour d’elle comme une comète, la heurtant comme une comète la moitié de la nuit.
J’expliquai ce qui m’était arrivé, et pourquoi cela était arrivé; les gens de la maison se retirèrent et nous nous occupâmes du déjeuner, car l’aurore pointait déjà. Je jetai un coup d’œil furtif sur mon podomètre, et trouvai que j’avais parcouru quarante-sept milles. Mais peu importait, puisque, après tout, je voulais sortir pour faire un tour.
LES FAITS CONCERNANT MA RÉCENTE DÉMISSION
Washington, 2 décembre.
J’ai démissionné. Le gouvernement a l’air de marcher quand même, mais il a du plomb dans l’aile. J’étais employé à la commission sénatoriale de conchyliologie, et j’ai renoncé à ma situation. Je voyais trop la disposition évidente des autres membres du gouvernement à m’empêcher d’élever la voix dans les conseils de la nation! Je ne pouvais garder plus longtemps mes fonctions et m’humilier à mes yeux. Si j’avais à détailler tous les outrages qui se sont amoncelés sur ma tête durant les six jours que j’ai appartenu officiellement au gouvernement, il y faudrait un volume.
On m’avait nommé clerc de ce comité de conchyliologie, sans me donner même un secrétaire avec qui j’eusse pu jouer au billard. J’aurais supporté cela, pauvre esseulé, si triste que ce fût, si j’avais trouvé chez les autres membres du Cabinet les égards qui m’étaient dus. Mais non. Dès que je m’apercevais que la direction de quelque département allait de travers, j’abandonnais aussitôt toute occupation, pour apporter mes sages conseils, comme je devais. Jamais je n’ai eu un remerciement, jamais. J’allai trouver, avec les meilleures intentions du monde, le secrétaire de la marine:
—«Monsieur, lui dis-je, je ne vois pas que l’amiral Farragut soit en train de faire autre chose qu’un voyage de plaisance autour de l’Europe. C’est une partie de campagne. Il est possible que ce soit très bien. Mais je ne pense pas ainsi. S’il n’a pas l’occasion de livrer bataille, faites-le revenir. Un homme n’a pas besoin d’une flotte entière pour un voyage d’agrément. C’est trop cher. Notez que je n’interdis pas les voyages d’agrément aux officiers de marine, les voyages d’agrément qui sont raisonnables, les voyages d’agrément qui sont économiques. Mais ils pourraient parfaitement fréter un radeau et aller sur le Mississipi...»
Vous auriez entendu éclater l’orage. On aurait cru que je venais de commettre un crime. Peu m’importait. Je répétai que c’était bon marché, d’une simplicité bien républicaine, et très sûr. Je dis que, pour une paisible excursion d’agrément, rien ne valait un radeau.
Alors le secrétaire de la marine me demande qui j’étais. Quand je lui dis que j’étais attaché au gouvernement, il me demanda en quelle qualité. Je dis que, sans relever ce qu’avait d’étrange une semblable question, venant d’un membre du même gouvernement, je pouvais lui apprendre que j’étais employé de la commission sénatoriale de conchyliologie. C’est alors que la tempête fit rage. Il finit par m’ordonner de quitter la place, et de me borner strictement, dans l’avenir, à m’occuper de mon propre travail. Mon premier mouvement fut de le faire révoquer. Mais je réfléchis que cette mesure pourrait nuire à d’autres que lui, et ne me causerait aucun profit. Je le laissai donc.
J’allai ensuite trouver le ministre de la guerre. Il refusa de me recevoir tant qu’il ne sut pas que j’étais attaché au gouvernement. Je pense que, si je n’avais été un personnage important, on ne m’eût jamais introduit. Je lui demandai du feu (il était en train de fumer) et je lui dis que je n’avais rien à reprendre à sa défense des stipulations verbales du général Lee et de ses soldats, mais que je ne pouvais approuver sa méthode d’attaque contre les Indiens des plaines. Je dis que l’on faisait des engagements trop dispersés. On devrait rassembler les Indiens davantage, les réunir tous ensemble dans quelque endroit favorable, où le ravitaillement des deux partis serait assuré, et alors procéder à un massacre général. Je dis qu’il n’y avait rien de plus convaincant pour un Indien qu’un massacre général.
S’il n’était pas partisan du massacre, le procédé le plus sûr après celui-là, pour un Indien, était le savon et l’éducation. Le savon et l’éducation ne sont pas aussi rapides qu’un massacre, mais sont plus funestes à la longue. Un Indien massacré à demi peut se rétablir, mais si vous lui donnez de l’éducation et lui apprenez à se laver, tôt ou tard il doit en mourir. Cela ruine sa constitution, et le frappe au cœur.—«Monsieur, dis-je, le temps est venu où s’impose une cruauté à glacer le sang dans les veines. Infligez du savon et un alphabet à tous les Indiens ravageurs des plaines et laissez-les mourir!»
Le ministre de la guerre me demanda si j’étais membre du Cabinet, et je dis que oui. Il s’informa de mes fonctions, et je dis que j’étais secrétaire de la commission sénatoriale de conchyliologie. Il me fit aussitôt mettre en état d’arrestation pour insultes au pouvoir, et priver de ma liberté pendant la plus grande partie du jour.
J’étais presque décidé à garder le silence désormais, et à laisser le gouvernement se tirer d’affaire comme il pourrait. Mais mon devoir m’appelait et j’obéis. J’allai trouver le secrétaire général des finances. Il me dit:
—«Que désirez-vous?»
La question me prit à l’improviste. Je répondis:
«—Du punch au rhum.»
Il dit:—«Si vous avez quelque chose à me communiquer, Monsieur, faites vite, et le plus brièvement possible.»
Je lui affirmai donc que j’étais fâché de le voir changer de conversation si soudainement. Une pareille conduite était offensante pour moi. Mais, dans les circonstances, je préférais passer outre et en venir au fait. Je me mis alors à lui adresser les plus chaleureuses observations sur la longueur extravagante de son rapport. Il était trop étendu, plein de détails oiseux, grossièrement construit. Aucune description, pas de poésie, pas de sentiment. Ni héros, ni intrigue, nul pittoresque, pas même quelques gravures. Personne ne le lirait, la chose était sûre. Je le pressai de ne pas détruire sa réputation en publiant une chose pareille. S’il avait quelque ambition littéraire, il devait mettre plus de variété dans ses ouvrages. Il devait éviter les détails trop secs. La popularité des almanachs, lui dis-je, venait surtout des poésies et des calembours. Quelques mots plaisants distribués çà et là dans son rapport financier serviraient plus à la vente que tous les raisonnements sur les revenus de l’intérieur. Je dis tout cela du ton le plus aimable. Le ministre des finances entra néanmoins en fureur. Il dit même que j’étais un âne. Il abusa de moi de la façon la plus vindicative, et ajouta que si je revenais jamais me mêler de ses affaires, il me ferait passer par la fenêtre. Je répondis que je n’avais plus qu’à prendre mon chapeau et partir, si je ne pouvais être traité avec le respect dû à mes fonctions. Ainsi fis-je. C’était exactement comme un jeune auteur. Ils croient en savoir plus que tout le monde, quand ils publient leur premier volume. On ne peut pas leur en remontrer.
Tout le temps que je fus attaché au gouvernement, il me parut que je ne pouvais faire aucune démarche officielle sans m’attirer quelque ennui. Et pourtant nul de mes actes, nulle de mes tentatives qui ne fût inspirée par le bien de l’État. Mon orgueil froissé m’a peut-être induit à des conclusions injustes et fâcheuses, mais il me parut clair cependant que le secrétaire d’État, le ministre de la guerre, celui des finances, et d’autres de mes confrères avaient conspiré dès le premier jour pour m’écarter du gouvernement. Je n’assistai qu’à une réunion du Conseil des ministres, tout ce temps-là. J’en eus assez. Le domestique à la porte de la Maison Blanche ne sembla pas disposé à m’introduire, jusqu’au moment où je demandai si les autres membres du Cabinet étaient arrivés. Il me répondit affirmativement et j’entrai. Ils étaient tous là. Mais personne ne m’offrit un siège. Ils me regardèrent absolument comme si j’étais un intrus. Le président dit:
—«Qui êtes-vous, Monsieur?»
Je lui tendis ma carte et il lut: «L’honorable Mark Twain, secrétaire de la commission sénatoriale de conchyliologie.» Là-dessus, il me toisa comme s’il n’avait jamais entendu parler de moi. Le ministre des finances dit:—«C’est cette espèce d’âne encombrant qui est venu me conseiller de mettre de la poésie et des calembours dans mon rapport, comme s’il s’agissait d’un almanach.»
Le ministre de la guerre dit:—«C’est le même fou qui est venu hier me proposer un plan pour donner à une partie des Indiens de l’éducation jusqu’à la mort, et massacrer le reste.»
Le ministre de la marine dit:—«Je reconnais ce jeune homme. C’est lui qui est venu à plusieurs reprises, cette semaine, me troubler dans mon travail. Il s’inquiète de l’amiral Farragut, qui occupe une flotte entière à une excursion d’agrément, comme il dit. Ses propositions au sujet de quelque stupide excursion sur un radeau sont trop absurdes pour être répétées.»
Je dis:—«Messieurs. Je perçois ici une disposition à discréditer tous les actes de ma carrière publique. Je perçois aussi une disposition à me priver de ma voix dans les conseils de la nation. Je n’ai pas été convoqué aujourd’hui. C’est une pure chance si j’ai su qu’il y avait une réunion du Cabinet. Mais laissons cela. Je ne veux savoir qu’une chose: est-ce ici une réunion du Conseil, ou non?»
Le président répondit affirmativement.
—«Alors, fis-je, mettons-nous tout de suite au travail, et ne perdons pas un temps précieux à critiquer les actes officiels de chacun.»
Le secrétaire d’État me dit alors, courtoisement:—«Jeune homme, vous partez d’une idée fausse. Les secrétaires des comités du Congrès ne sont pas membres du gouvernement, pas plus que les concierges du Capitole, si étrange que cela puisse vous paraître. D’ailleurs, quelque vif désir que nous éprouvions d’avoir l’appui de votre sagesse plus qu’humaine dans nos délibérations, nous ne pouvons légalement nous en avantager. Les conseils de la nation doivent se passer de vous. S’il s’ensuit un désastre, comme il est fort possible, que ce soit un baume pour votre âme désolée, d’avoir fait par geste ou parole tout votre possible pour le prévenir. Vous avez ma bénédiction. Adieu.»
Ces paroles aimables apaisèrent mon cœur troublé et je sortis. Mais les serviteurs du pays ne connaissent pas le repos.
J’avais à peine regagné ma tanière dans le Capitole, et disposé mes pieds sur la table comme un représentant du peuple, quand un des sénateurs du comité conchyliologique vint en grande fureur, et me dit:
—«Où avez-vous été tout le jour?»
Je répondis que, si cela regardait tout autre que moi, j’avais été à un conseil de Cabinet.
—«A un conseil de Cabinet! J’aimerais savoir ce que vous aviez à faire à un conseil de Cabinet.»
Je répondis que j’y étais allé pour donner mon avis, alléguant, pour le rassurer, qu’il n’avait été nullement question de lui. Il devint alors insolent, et finit par dire qu’il me cherchait depuis trois jours pour recopier un rapport sur les coquilles de bombes, d’œufs, et d’huîtres, et je ne sais plus quoi, se rattachant à la conchyliologie, et que personne n’avait pu savoir où me trouver.
C’en était trop. Ce fut la plume qui brisa le dos du chameau du pèlerin.—«Monsieur, fis-je, supposez-vous que je vais travailler pour six dollars par jour? Si l’on croit cela, permettez-moi de conseiller au comité sénatorial de conchyliologie d’engager un autre secrétaire. Je ne suis l’esclave d’aucun parti. Reprenez votre dégradant emploi. Donnez-moi la liberté ou la mort.»
Dès ce moment, je n’appartins plus au gouvernement. Rebuté par l’administration, par le Cabinet et enfin par le président d’un comité dont je m’efforçais d’être l’ornement, je cédai à la persécution, me débarrassai des périls et des charmes de mes hautes fonctions, et oubliai ma patrie sanglante à l’heure du péril.
Mais j’avais rendu à l’État quelques services, et j’envoyai une note:
«Doit le gouvernement des États-Unis à l’honorable secrétaire du comité sénatorial de conchyliologie:
| —Pour consultation au ministre de la guerre | 50 |
| — « — » — de la marine | 50 |
| — « — » — des finances | 50 |
| —Consultation de Cabinet..... gratuite | |
| —Pour frais de route, voyage, aller et retour, à Jérusalem, via Égypte, Alger, Gibraltar et Cadix, 14,000 milles, à 20 c. le mille[E] | 2800 |
| —Pour appointements de secrétaire du comité sénatorial de conchyliologie, six jours à six dollars par jour | 36 |
| Total | 2986 |
Pas un sou de cette somme ne me fut versé, si ce n’est cette bagatelle de 36 dollars pour mon travail de secrétaire. Le ministre des finances, me poursuivant jusqu’au bout, passa un trait de plume sur les autres paragraphes, et écrivit simplement en marge: «Refusé.» Ainsi la cruelle alternative se pose enfin. La répudiation commence. La nation est perdue.—J’en ai fini avec les fonctions publiques. Libre aux autres employés de se laisser asservir encore. J’en connais des tas, dans les ministères, qui ne sont jamais prévenus quand il doit y avoir Conseil des ministres, dont les chefs du gouvernement ne demandent jamais l’avis sur la guerre, les finances, le commerce, comme s’ils ne tenaient en rien au gouvernement. Cependant ils demeurent à leur bureau, des jours et des jours, et travaillent. Ils savent leur importance dans la nation, et montrent inconsciemment qu’ils en ont conscience, dans leur allure et leur façon de commander leur nourriture au restaurant, mais ils travaillent. J’en connais un qui a pour fonctions de coller toutes sortes de petites coupures de journaux dans un album, parfois jusqu’à huit ou dix par jour. Il ne s’en acquitte pas fort bien, mais il fait aussi bien qu’il peut. C’est très fatigant.—C’est un travail épuisant pour le cerveau. Il n’a cependant pour cela que 1,800 dollars annuels. Intelligent comme il est, ce jeune homme gagnerait des milliers et des milliers de dollars dans un autre commerce, s’il voulait.—Mais non. Son cœur est avec son pays, et il servira son pays tant qu’il restera au monde un album pour coller des coupures de journaux. Je connais des employés qui n’ont pas une très belle écriture, mais toutes leurs capacités ils les mettent noblement aux pieds de leur pays; et travaillent et souffrent pour 2,500 dollars par an. Il arrive que l’on doit faire recopier par d’autres employés ce qu’ils ont écrit, parfois, mais quand un homme a fait pour son pays ce qu’il peut, ce pays peut-il se plaindre? Il y a des employés qui n’ont pas d’emploi et qui attendent et attendent une vacance, attendent patiemment l’occasion d’aider leur pays en quoi que ce soit, et tant qu’ils attendent, on leur donne uniquement 2,000 dollars par an. Quoi de plus triste? Quand un membre du congrès a un ami bien doué, sans un emploi où ses dons pourraient se donner carrière, il l’attribue à la nation, et lui donne un poste dans un ministère. Et dès lors, cet homme travaille comme un esclave, jusqu’à épuiser sa vie, se battant corps à corps avec des papiers pour le bien de la nation, qui ne pense jamais à lui, ne sympathise jamais avec lui,—tout cela pour 2,000 ou 3,000 dollars par an. Quand j’aurai complété ma liste des différents employés dans les différents ministères avec l’indication de leur travail, et de leurs appointements, vous verrez qu’il n’y a pas moitié assez d’employés, et que ceux qu’il y a ne sont pas à moitié assez payés.
ÉCONOMIE POLITIQUE
«L’économie politique est la base de tout bon gouvernement. Les hommes les plus sages de tous les temps ont été disposés à porter sur ce sujet les...»
Ici je fus interrompu, et averti qu’un étranger désirait me voir en bas. Je descendis sur la porte et me trouvai devant lui, et m’informai de ce qui l’amenait. Cependant, je faisais tous mes efforts pour tenir la bride serrée à mes fougueuses pensées d’économie politique, craignant de les voir prendre la fuite ou ruer dans leur harnais. En moi-même, je souhaitais que l’étranger fût à ce moment au fond du canal, avec une cargaison de blé sur la tête.
J’étais tout en fièvre. Il paraissait fort calme. Il me dit qu’il était désolé de me déranger, mais comme il passait par là, il avait remarqué que ma maison manquait de paratonnerres. Je dis:—«Parfaitement. Continuez. Qu’est-ce que cela peut faire?» Il me répondit que cela ne lui faisait rien du tout, personnellement, rien, si ce n’est qu’il aimerait à en poser quelques-uns. Je suis nouveau dans le métier de propriétaire, ayant été habitué aux hôtels et aux maisons garnies jusqu’à ce jour. Comme tout autre dans les mêmes conditions, je m’efforce d’avoir, aux yeux des gens, l’air d’un vieux propriétaire; en conséquence, et pour me débarrasser de lui, je dis que depuis longtemps c’était en effet mon intention de faire poser six ou huit paratonnerres, mais que... L’étranger parut surpris, et me regarda attentivement. Je demeurais calme, pensant que s’il m’arrivait de commettre quelque erreur, je n’en laisserais du moins rien surprendre par mon attitude. Il me dit qu’il aimerait mieux avoir ma pratique que celle de n’importe qui dans la ville.—«Très bien», fis-je. Et je m’éloignais déjà pour reprendre ma lutte corps à corps avec mon sujet; il me rappela. Il était indispensable de savoir exactement combien de «pointes» je voulais qu’on posât, sur quelles parties de la maison, et quelle qualité de tige me plaisait mieux. Tout cela fut lettre close pour un homme peu au courant des questions de propriétariat. Mais j’y allai de confiance; il est probable qu’il n’eut pas le moindre soupçon de mon inexpérience. Je lui dis de poser huit «pointes», de les poser toutes sur le toit, et d’user de la meilleure qualité de tige. Il me dit qu’il pourrait me fournir l’article «ordinaire» à vingt centimes le pied; «doublé en cuivre», vingt-cinq centimes; enfin, pour trente centimes, un article «zinc plaqué, à double spirale» qui arrêterait un éclair à n’importe quel moment, d’où qu’il partît, et «rendrait sa course inoffensive, et ses progrès futurs apocryphes». Je répondis qu’«apocryphe» n’était pas un terme à dédaigner, étant donnée l’étymologie, mais que, toute question philologique mise à part, la «double spirale» me convenait et que je prendrais cette marque. Il dit alors qu’il pouvait faire avec deux cent cinquante pieds, mais que pour bien faire et avoir le meilleur ouvrage qu’il y eût dans la ville, et forcer l’admiration de tous, justes ou injustes, et obliger tous les gens à avouer que de leur vie ils n’avaient vu un plus symétrique et hypothétique déploiement de paratonnerres, il pensait ne pas pouvoir réellement s’en tirer à moins de quatre cents pieds, sans d’ailleurs y mettre d’entêtement et tout prêt à essayer. Je lui répondis qu’il pouvait marcher à raison de quatre cents pieds, et qu’il fît l’ouvrage qu’il lui plairait, mais qu’il me laissât tranquille m’en retourner à mon travail. Enfin, je fus débarrassé, et me voici, après une demi-heure perdue à réatteler et réaccoupler mes idées économico-politiques, prêt à continuer mon développement.
«... plus riches trésors de leur génie, leur expérience, et leur savoir. Les hommes les plus brillants en jurisprudence commerciale, internationale confraternité, et déviation biologique, de tous les temps, de toutes les civilisations, de tous les pays, depuis Zoroastre jusqu’à M. Horace Greely, ont...» Ici, je fus interrompu de nouveau, et prié de descendre pour conférer plus avant avec l’homme des paratonnerres. Je me précipitai, bouillant et ému de pensées prodigieuses enlacées en des mots si majestueux que chacun d’eux formait à lui seul un cortège de syllabes qui aurait bien mis un quart d’heure à défiler. Une fois de plus, je me trouvai en présence de cet homme, lui si paisible et bienveillant, moi excité et frénétique. Il se tenait debout dans l’attitude du colosse de Rhodes, un pied sur mes jeunes plants de tubéreuses, un autre sur mes pensées, les mains sur les hanches, le bord du chapeau sur les yeux, un œil clos, l’autre dirigé d’un air d’appréciation admirative vers la principale cheminée. Il me dit alors qu’il y avait dans cette affaire un ensemble de circonstances qui devait rendre un homme heureux de vivre.—«Je m’en rapporte à vous, ajouta-t-il, vîtes-vous jamais un spectacle d’un pittoresque plus délirant que huit paratonnerres ensemble sur une seule cheminée?» Je répondis n’avoir aucun souvenir actuel d’un spectacle supérieur à celui-là. Il ajouta qu’à son avis rien au monde, si ce n’est les chutes du Niagara, pouvait être regardé comme plus remarquable parmi les scènes de la nature. Tout ce qu’on ne pouvait souhaiter maintenant, dit-il en toute sincérité, pour faire de ma maison un vrai baume pour les yeux, c’était qu’il lui fût permis de toucher légèrement à l’autre cheminée, et d’ajouter ainsi au premier coup d’œil un peu surprenant une impression calmante d’achèvement qui atténuerait celle un peu vive produite par le précédent coup d’État. Je lui demandai si c’était dans un livre qu’il avait appris à parler ainsi, et si je pouvais me le procurer quelque part. Il sourit aimablement. Sa façon de parler, dit-il, ne s’apprenait pas dans les livres. Rien, sinon d’être familier avec les paratonnerres, ne pouvait rendre un homme capable de manier son style de conversation si impunément. Puis, il établit un devis; une huitaine environ de paratonnerres en plus, disposés çà et là sur le toit, feraient, pensait-il, mon affaire; il était sûr que cinq cents pieds de métal suffiraient. Il ajouta que les huit premiers paratonnerres avaient un peu pris le pas sur ses mesures, pour ainsi parler, et avaient nécessité un tant soit peu plus de métal qu’il avait calculé, une centaine de pieds environ. Je lui répondis que j’étais horriblement pressé, et que je souhaitais pouvoir établir définitivement cette affaire pour m’en retourner à mon travail. Il me dit: «J’aurais pu prendre sur moi de poser ces huit tiges supplémentaires, et continuer mon ouvrage tranquillement. Il y a des gens qui l’auraient fait volontiers. Mais non. Cet homme est un étranger pour moi, me suis-je dit, et je mourrai plutôt que de lui faire du tort. Il n’y a pas assez de paratonnerres sur cette maison. Mais je ne modifierai pas mes premiers plans pour en ajouter, ne fût-ce qu’un seul, avant d’avoir agi comme je voudrais que l’on agît à mon égard, et averti ce gentleman. Étranger, ma mission est terminée. Si le messager récalcitrant et déphlogistique des nuages vient à frapper votre...»
—«Allons, allons, dis-je, placez les huit autres, ajoutez cinq cents pieds de tige à double spirale, faites tout et tout le nécessaire, mais calmez votre chagrin, et tâchez de garder vos sentiments en un endroit où vous puissiez toujours les trouver en consultant le dictionnaire. D’ailleurs, puisque maintenant nous sommes d’accord, je m’en retourne à mon travail.»
Je crois bien que je demeurai assis à ma table, cette fois, une bonne heure, essayant de revenir au point où j’étais lorsque la suite de mes idées fut troublée par la dernière interruption. Mais j’y parvins, me parut-il, et je pus me hasarder à continuer: «... mesuré leurs forces sur ce grand sujet, et les plus éminents d’entre eux ont eu en lui un digne adversaire, un adversaire qui se retrouve frais et souriant après chaque étreinte. Le célèbre Confucius dit qu’il aimerait mieux être un profond économiste que le chef de la police. Cicéron affirme en plusieurs passages que l’économie politique est la plus noble nourriture dont l’esprit humain puisse se nourrir, et même notre Greeley a dit, en termes vagues, mais énergiques: «L’Économie...»
Ici, l’homme des paratonnerres m’envoya encore chercher. Je descendis dans un état d’âme voisin de l’impatience. Il me dit qu’il aurait préféré mourir que me déranger, mais que lorsqu’il était à faire un travail, et que ce travail devait être fait, on y comptait, d’une façon correcte et de main d’ouvrier, et que le travail était terminé, et que la fatigue le forçait à chercher le repos et la distraction dont il avait tant besoin, et qu’il allait se reposer, et que, jetant un dernier coup d’œil, il s’apercevait que ses calculs avaient été un peu erronés, et que s’il survenait un orage, et que cette maison, à laquelle il portait maintenant un intérêt personnel, demeurât là sans rien au monde pour la protéger que seize paratonnerres...—«Laissez-moi en paix, criai-je, mettez-en cent cinquante! Mettez-en sur la cuisine! Mettez-en douze sur la grange, deux sur la vache, un sur la cuisinière! Semez-les sur cette maison maudite jusqu’à ce qu’elle soit pareille à un champ de cannes à sucre doublées en zinc, à double spirale, montées en argent! Allez! Employez tous les matériaux sur quoi vous pourrez mettre la main. Quand vous n’aurez plus de paratonnerres, mettez des tiges de bielles, de pistons, des rampes d’escalier, n’importe quoi pouvant flatter votre lugubre appétit de décor artificiel. Mais accordez quelque répit à ma cervelle affolée, et quelque soulagement à mon cœur déchiré!»
Tout à fait impassible,—à peine eut-il un sourire aimable,—cet homme au cœur de bronze releva simplement ses manchettes avec soin, et dit «qu’il allait maintenant s’en payer une bosse». Il y a trois heures de cela. Et je me demande encore si je suis assez calme pour disserter sur le noble sujet de l’économie politique. Je ne puis m’empêcher d’essayer. C’est le seul sujet qui me tienne au cœur. C’est, dans toute la philosophie humaine, le plus cher souci de ma pensée.
«... politique est le plus beau présent que le ciel ait fait aux hommes. Quand Byron, ce poète dépravé mais génial, était en exil à Venise, il avoua que si jamais il pouvait lui être donné de revivre sa vie si mal employée, il consacrerait les intervalles de lucidité que lui laisserait la boisson, à composer non des vers frivoles, mais des essais d’économie politique.
«Washington aimait cette science charmante. Des noms tels que ceux de Baker, Beckwith, Judson, Smith, lui doivent un impérissable renom. Et même le divin Homère, au neuvième chant de son Iliade, s’exprime ainsi:
Post mortem unum, ante bellum
Hic jacet hoc, ex parte res
Politicum economico est.
«Les conceptions grandioses du vieux poète, jointes aux formules heureuses qui les expriment, la sublimité des images qui les revêtent, ont immortalisé cette strophe et l’ont rendue plus célèbre que toutes celles qui jamais...»
—«Maintenant, pas un mot, n’est-ce pas, ne prononcez pas un seul mot.—Donnez-moi votre note et disparaissez d’ici pour jamais au sein du silence éternel.—Neuf cents dollars? Est-ce tout? Voici un chèque pour la somme, auquel fera honneur toute banque honorable de l’Amérique. Mais pourquoi tous ces gens attroupés dans la rue? Quoi donc? Ce sont les paratonnerres qu’ils regardent? Dieu me bénisse! On dirait qu’ils n’en ont jamais vu de leur vie! Vous dites? Ils n’en ont jamais vu un pareil tas sur une seule maison? Je vais descendre et examiner d’un œil critique ce mouvement d’ignorance populaire.»
Trois jours après.—Nous sommes tous à bout de forces. Pendant vingt-quatre heures notre maison, hérissée de paratonnerres, a été la fable et l’admiration de la ville. Les théâtres languissaient. Leurs plus heureuses trouvailles scéniques paraissaient usées et banales à côté de ce spectacle. Notre rue a été nuit et jour fermée à la circulation par la foule des badauds, parmi lesquels beaucoup de gens venus de la campagne. Ce fut un soulagement inespéré quand, le second jour, un orage éclata. Suivant l’expression ingénieuse de l’historien Josèphe, la foudre «travailla pour notre maison». Elle déblaya le terrain, pour ainsi parler. En cinq minutes, il n’y eut plus un spectateur dans un rayon de cinq cents mètres. Mais toutes les maisons un peu hautes, à partir de cette limite, étaient couvertes de curieux, fenêtres, toits, et le reste. Et rien d’étonnant à cela, car toutes les fusées et les pièces d’artifice de la fête nationale durant toute une génération, s’allumant et pleuvant ensemble du ciel en averse brillante sur un pauvre toit sans défense, auraient à peine égalé le déploiement pyrotechnique qui faisait étinceler ma demeure si superbement dans l’obscurité d’alentour. D’après un calcul fait au moment même, le tonnerre est tombé sur ma maison sept cent soixante-quatre fois en quarante minutes. Mais chaque fois, saisi au passage par un de mes fidèles paratonnerres, il glissait sur la tige à double spirale, et se déchargeait dans la terre avant d’avoir eu sûrement le temps d’être surpris de la manière dont la chose se faisait. Pendant toute la durée du bombardement, une seule ardoise du toit fut fendue, et cela parce que, pour un moment, les tiges du voisinage étaient en train de transporter toute la foudre dont elles pouvaient humainement se charger. Sûrement on ne vit rien de semblable depuis la création du monde. Tout un jour et toute une nuit, pas un membre de ma famille ne put sortir la tête par une fenêtre, sans qu’elle fût aussitôt rasée d’aussi près qu’une bille de billard. Le lecteur me croira-t-il, si j’affirme que pas un de nous ne songea à mettre une seule fois le pied dehors. Mais enfin ce siège terrible prit fin, parce qu’il ne restait plus absolument un atome d’électricité dans les nuages au-dessus de nous, à distance d’attraction de mes paratonnerres insatiables. Alors, je sortis et réunis quelques hommes courageux. Et nous ne prîmes pas un moment de repos ou une miette de nourriture, que nous n’eûmes nettoyé le dessus de ma maison de son effroyable armature. Nous ne laissâmes que trois tiges, sur la maison, la cuisine et la grange. Vous pouvez voir. Elles y sont encore aujourd’hui. Et alors, seulement alors, les gens se hasardèrent à passer de nouveau par notre rue. Je dois noter, incidemment, que, durant ces moments terribles, je ne poussai pas plus avant mon essai d’économie politique. A l’heure où j’écris ces lignes, mes nerfs et mon cerveau ne sont pas encore assez calmes pour me remettre au travail.
Avis aux amateurs.—A vendre: trois mille deux cent onze pieds de tige pour paratonnerre, qualité extra, plaquée en zinc, double spirale. Et seize cent trente et une pointes à bout d’argent. Le tout, en état convenable, et bien qu’un peu fatigué, pouvant être encore d’un bon usage ordinaire. Occasion avantageuse. S’adresser à l’éditeur.
FIN
IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
PRINTED IN GREAT BRITAIN
NOTES:
[A] La preuve du contraire est facile à faire. Le reproche tombe de lui-même dès que nous le connaissons. (Note du traducteur.)
[B] Le procédé est excellent, et nous l’avons expérimenté. Quand nous étions à Londres, nous allions entendre le prêche d’un excellent clergyman de nos amis. Il prêchait lentement et les yeux sur nous, comme pour nous convertir. Et s’il voyait dans nos yeux que le sens d’une phrase nous avait échappé, il recommençait: «Oui, mes frères, je ne crains pas de le répéter. Et saurait-on trop répéter la parole de Dieu..., etc.» A la deuxième fois, nous lui adressions un petit clin d’œil amical. Nous avions compris. (Note du traducteur.)
[C] Le lecteur peut croire que, si les cimetières de chez lui sont entretenus en bon état, ce rêve ne s’applique pas du tout à sa ville natale, mais qu’il vise directement et venimeusement la ville voisine.
[D] Détail à noter: William Shakespeare, qui assista au déplorable événement depuis le commencement jusqu’à la fin, insinue que cet écrit n’était autre qu’une note découvrant à César un complot tramé contre sa vie.
[E] Les délégués cantonaux comptent leurs frais de route pour l’aller et le retour, quoiqu’ils ne sortent jamais de la ville, quand ils y sont. Qu’on m’ait refusé mes frais de route est ce que je comprends le moins.