Contes d'une grand-mère
The Project Gutenberg eBook of Contes d'une grand-mère
Title: Contes d'une grand-mère
Author: George Sand
Release date: May 1, 2004 [eBook #12338]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders
CONTS D'UNE GRAND'MÈRE
LE CHENE PARLANT
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE L'ORGUE DU TITAN CE QUE DISENT LES FLEURS LE MARTEAU ROUGE LA FÉE POUSSIÈRE LE GNOME DES HUITRES LA FÉE AUX GROS YEUX
PAR GEORGE SAND
1876
[Note du transcripteur: Ce text utilise l'orthographe du XIXe siècle: siège = siége, piège = piége, etc.]
CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
* * * * *
LE CHÊNE PARLANT
A MADEMOISELLE BLANCHE AMIC
Il y avait autrefois en la forêt de Cernas un gros vieux chêne qui pouvait bien avoir cinq cents ans. La foudre l'avait frappé plusieurs fois, et il avait dû se faire une tête nouvelle, un peu écrasée, mais épaisse et verdoyante.
Longtemps ce chêne avait eu une mauvaise réputation. Les plus vieilles gens du village voisin disaient encore que, dans leur jeunesse, ce chêne parlait et menaçait ceux qui voulaient se reposer sous son ombrage. Ils racontaient que deux voyageurs, y cherchant un abri, avaient été foudroyés. L'un d'eux était mort sur le coup; l'autre s'était éloigné à temps et n'avait été qu'étourdi, parce qu'il avait été averti par une voix qui lui criait:
—Va-t'en vite!
L'histoire était si ancienne qu'on n'y croyait plus guère, et, bien que cet arbre portât encore le nom de chêne parlant, les pâtours s'en approchaient sans trop de crainte. Pourtant le moment vint où il fut plus que jamais réputé sorcier après l'aventure d'Emmi.
Emmi était un pauvre petit gardeur de cochons, orphelin et très-malheureux, non-seulement parce qu'il était mal logé, mal nourri et mal vêtu, mais encore parce qu'il détestait les bêtes que la misère le forçait à soigner. Il en avait peur, et ces animaux, qui sont plus fins qu'ils n'en ont l'air, sentaient bien qu'il n'était pas le maître avec eux. Il s'en allait dès le matin, les conduisant à la glandée, dans la forêt. Le soir, il les ramenait à la ferme, et c'était pitié de le voir, couvert de méchants haillons, la tête nue, ses cheveux hérissés par le vent, sa pauvre petite figure pâle, maigre, terreuse, l'air triste, effrayé, souffrant, chassant devant lui ce troupeau de bêtes criardes, au regard oblique, à la tête baissée, toujours menaçante. A le voir ainsi courir à leur suite sur les sombres bruyères, dans la vapeur rouge du premier crépuscule, on eût dit d'un follet des landes chassé par une rafale.
Il eût pourtant été aimable et joli, ce pauvre petit porcher, s'il eût été soigné, propre, heureux comme vous autres, mes chers enfants qui me lisez. Lui ne savait pas lire, il ne savait rien, et c'est tout au plus s'il savait parler assez pour demander le nécessaire, et, comme il était craintif, il ne le demandait pas toujours, c'était tant pis pour lui si on l'oubliait.
Un soir, les pourceaux rentrèrent tout seuls à l'étable, et le porcher ne parut pas à l'heure du souper. On n'y fit attention que quand la soupe aux raves fut mangée, et la fermière envoya un de ses gars pour appeler Emmi. Le gars revint dire qu'Emmi n'était ni à l'étable, ni dans le grenier, où il couchait sur la paille. On pensa qu'il était allé voir sa tante, qui demeurait aux environs, et on se coucha sans plus songer à lui.
Le lendemain matin, on alla chez la tante, et on s'étonna d'apprendre qu'Emmi n'avait point passé la nuit chez elle. Il n'avait pas reparu au village depuis la veille. On s'enquit de lui aux alentours, personne ne l'avait vu. On le chercha en vain dans la forêt. On pensa que les sangliers et les loups l'avaient mangé. Pourtant on ne retrouva ni sa sarclette—sorte de houlette à manche court dont se servent les porchers,—ni aucune loque de son pauvre vêtement; on en conclut qu'il avait quitté le pays pour vivre en vagabond, et le fermier dit que ce n'était pas un grand dommage, que l'enfant n'était bon à rien, n'aimant pas ses bêtes et n'ayant pas su s'en faire aimer.
Un nouveau porcher fut loué pour le reste de l'année, mais la disparition d'Emmi effrayait tous les gars du pays; la dernière fois qu'on l'avait vu, il allait du côté du chêne parlant, et c'était là sans doute qu'il lui était arrivé malheur. Le nouveau porcher eut bien soin de n'y jamais conduire son troupeau et les autres enfants se gardèrent d'aller jouer de ce côté-là.
Vous me demandez ce qu'Emmi était devenu. Patience, je vais vous le dire.
La dernière fois qu'il était allé à la forêt avec ses bêtes, il avait avisé à quelque distance du gros chêne une touffe de favasses en fleurs. La favasse ou féverole, c'est cette jolie papilionacée à grappes roses que vous connaissez, la gesse tubéreuse; les tubercules sont gros comme une noisette, un peu âpres quoique sucrés. Les enfants pauvres en sont friands; c'est une nourriture qui ne coûte rien et que les pourceaux, qui en sont friands aussi, songent seuls à leur disputer. Quand on parle des anciens anachorètes vivant de racines, on peut être certain que le mets le plus recherché de leur austère cuisine était, dans nos pays du centre, le tubercule de cette gesse.
Emmi savait bien que les favasses ne pouvaient pas encore être bonnes à manger, car on n'était qu'au commencement de l'automne, mais il voulait marquer l'endroit pour venir fouiller la terre quand la tige et la fleur seraient desséchées. Il fut suivi par un jeune porc qui se mit à fouiller et qui menaçait de tout détruire, lorsque Emmi, impatienté de voir le ravage inutile de cette bête vorace, lui allongea un coup de sa sarclette sur le groin. Le fer de la sarclette était fraîchement repassé et coupa légèrement le nez du porc, qui jeta un cri d'alarme. Vous savez comme ces animaux se soutiennent entre eux, et comme certains de leurs appels de détresse les mettent tous en fureur contre l'ennemi commun; d'ailleurs, ils en voulaient depuis longtemps à Emmi, qui ne leur prodiguait jamais ni caresses ni compliments. Ils se rassemblèrent en criant à qui mieux mieux et l'entourèrent pour le dévorer. Le pauvre enfant prit la fuite, ils le poursuivirent; ces bêtes ont, vous le savez, l'allure effroyablement prompte; il n'eut que le temps d'atteindre le gros chêne, d'en escalader les aspérités et de se réfugier dans les branches. Le farouche troupeau resta au pied, hurlant, menaçant, essayant de fouir pour abattre l'arbre. Mais le chêne parlant avait de formidables racines qui se moquaient bien d'un troupeau de cochons. Les assaillants ne renoncèrent pourtant à leur entreprise qu'après le coucher du soleil. Alors, ils se décidèrent à regagner la ferme, et le petit Emmi, certain qu'ils le dévoreraient s'il y allait avec eux, résolut de n'y retourner jamais.
Il savait bien que le chêne passait pour être un arbre enchanté, mais il avait trop à se plaindre des vivants pour craindre beaucoup les esprits. Il n'avait vécu que de misère et de coups; sa tante était très-dure pour lui: elle l'obligeait à garder les porcs, lui qui en avait toujours eu horreur. Il était né comme cela, elle lui en faisait un crime, et, quand il venait la voir en la suppliant de le reprendre avec elle, elle le recevait, comme on dit, avec une volée de bois vert. Il la craignait donc beaucoup, et tout son désir eût été de garder les moutons dans une autre ferme où les gens eussent été moins avares et moins mauvais pour lui.
Dans le premier moment après le départ des pourceaux, il ne sentit que le plaisir d'être débarrassé de leurs cris farouches et de leurs menaces, et il résolut de passer la nuit où il était. Il avait encore du pain dans son sac de toile bise, car, durant le siége qu'il avait soutenu, il n'avait pas eu envie de manger. Il en mangea la moitié, réservant le reste pour son déjeuner; après cela, à la grâce de Dieu!
Les enfants dorment partout. Pourtant Emmi ne dormait guère. Il était malingre, souvent fiévreux, et rêvait plutôt qu'il ne se reposait l'esprit durant son sommeil. Il s'installa du mieux qu'il put entre deux maîtresses branches garnies de mousse, et il eut grande envie de dormir; mais le vent qui faisait mugir le feuillage et grincer les branches l'effraya, et il se mit à songer aux mauvais esprits, tant et si bien qu'il s'imagina entendre une voix grêle et fâchée qui lui disait à plusieurs reprises:
—Va-t'en, va-t'en d'ici!
D'abord Emmi, tremblant et la gorge serrée, ne songea point à répondre; mais, comme, en même temps que le vent s'apaisait, la voix du chêne s'adoucissait et semblait lui murmurer à l'oreille d'un ton maternel et caressant: «Va-t'en, Emmi, va-t'en!» Emmi se sentit le courage de répondre:
—Chêne, mon beau chêne, ne me renvoie pas. Si je descends, les loups qui courent la nuit me mangeront.
—Va, Emmi, va! reprit la voix encore plus radoucie.
—Mon bon chêne parlant, reprit aussi Emmi d'un ton suppliant, ne m'envoie pas avec les loups. Tu m'as sauvé des porcs, tu as été doux pour moi, sois-le encore. Je suis un pauvre enfant malheureux, et je ne puis ni ne voudrais te faire aucun mal: garde-moi cette nuit; si tu l'ordonnes, je m'en irai demain matin.
La voix ne répliqua plus, et la lune argenta faiblement les feuilles. Emmi en conclut qu'il lui était permis de rester, ou bien qu'il avait rêvé les paroles qu'il avait cru entendre. Il s'endormit et, chose étrange, il ne rêva plus et ne fit plus qu'un somme jusqu'au jour. Il descendit alors et secoua la rosée qui pénétrait son pauvre vêtement.
—Il faut pourtant, se dit-il, que je retourne au village, je dirai à ma tante que mes porcs ont voulu me manger, que j'ai été obligé de coucher sur un arbre, et elle me permettra d'aller chercher une autre condition.
Il mangea le reste de son pain; mais, au moment de se remettre en route, il voulut remercier le chêne qui l'avait protégé le jour et la nuit.
—Adieu et merci, mon bon chêne, dit-il en baisant l'écorce, je n'aurai plus jamais peur de toi, et je reviendrai te voir pour te remercier encore.
Il traversa la lande, et il se dirigeait vers la chaumière de sa tante, lorsqu'il entendit parler derrière le mur du jardin de la ferme.
—Avec tout ça, disait un des gars, notre porcher n'est pas revenu, on ne l'a pas vu chez sa tante, et il a abandonné son troupeau. C'est un sans-coeur et un paresseux à qui je donnerai une jolie roulée de coups de sabot, pour le punir de me faire mener ses bêtes aux champs aujourd'hui à sa place.
—Qu'est-ce que ça te fait, de mener les porcs? dit l'autre gars.
—C'est une honte à mon âge, reprit le premier: cela convient à un enfant de dix ans, comme le petit Emmi; mais, quand on en a douze, on a droit à garder les vaches ou tout au moins les veaux.
Les deux gars furent interrompus par leur père.
—Allons vite, dit-il, à l'ouvrage! Quant à ce porcher de malheur, si les loups l'ont mangé, c'est tant pis pour lui; mais, si je le retrouve vivant, je l'assomme. Il aura beau aller pleurer chez sa tante, elle est décidée à le faire coucher avec les cochons pour lui apprendre à faire le fier et le dégoûté.
Emmi, épouvanté de cette menace, se le tint pour dit. Il se cacha dans une meule de blé, où il passa la journée. Vers le soir, une chèvre qui rentrait à l'étable, et qui s'attardait à lécher je ne sais quelle herbe, lui permit de la traire. Quand il eut rempli et avalé deux ou trois fois le contenu de sa sébile de bois, il se renfonça dans les gerbes jusqu'à la nuit. Quand il fit tout à fait sombre et que tout le monde fut couché, il se glissa jusqu'à son grenier et y prit diverses choses qui lui appartenaient, quelques écus gagnés par lui que le fermier lui avait remis la veille et dont sa tante n'avait pas encore eu le temps de le dépouiller, une peau de chèvre et une peau de mouton dont il se servait l'hiver, un couteau neuf, un petit pot de terre, un peu de linge fort déchiré. Il mit le tout dans son sac, descendit dans la cour, escalada la barrière et s'en alla à petits pas pour ne pas faire de bruit; mais, comme il passait près de l'étable à porcs, ces maudites bêtes le sentirent ou l'entendirent et se prirent à crier avec fureur. Alors, Emmi, craignant que les fermiers, réveillés dans leur premier sommeil, ne se missent à ses trousses, prit sa course et ne s'arrêta qu'au pied du chêne parlant.
—Me voilà revenu, mon bon ami, lui dit-il. Permets-moi de passer encore une nuit dans tes branches. Dis si tu le veux!
Le chêne ne répondit pas. Le temps était calme, pas une feuille ne bougeait. Emmi pensa que qui ne dit mot consent. Tout chargé qu'il était, il se hissa adroitement jusqu'à la grosse enfourchure où il avait passé la nuit précédente, et il y dormit parfaitement bien.
Le jour venu, il se mit en quête d'un endroit convenable pour cacher son argent et son bagage, car il n'était encore décidé à rien sur les moyens de s'éloigner du pays sans être vu et ramené de force à la ferme. Il grimpa au-dessus de la place où il se trouvait. Il découvrit alors dans le tronc principal du gros arbre un trou noir fait par la foudre depuis bien longtemps, car le bois avait formé tout autour un gros bourrelet d'écorce. Au fond de cette cachette, il y avait de la cendre et de menus éclats de bois hachés par le tonnerre.
—Vraiment, se dit l'enfant, voilà un lit très-doux et très-chaud où je dormirai sans risque de tomber en rêvant. Il n'est pas grand, mais il l'est assez pour moi. Voyons pourtant s'il n'est pas habité par quelque méchante bête.
Il fureta tout l'intérieur de ce refuge, et vit qu'il était percé par en haut, ce qui devait amener un peu d'humidité dans les temps de pluie. Il se dit qu'il était bien facile de boucher ce trou avec de la mousse. Une chouette avait fait son nid dans le conduit.
—Je ne te dérangerai pas, pensa Emmi, mais je fermerai la communication. Comme cela, nous serons chacun chez nous.
Quand il eut préparé son nid pour la nuit suivante et installé son bagage en sûreté, il s'assit dans son trou, les jambes dehors appuyées sur une branche, et se mit à songer vaguement à la possibilité de vivre dans un arbre; mais il eût souhaité que cet arbre fût au coeur de la forêt au lieu d'être auprès de la lisière, exposé aux regards des bergers et porchers qui y amenaient leurs troupeaux. Il ne pouvait prévoir que, par suite de sa disparition, l'arbre deviendrait un objet de crainte, et que personne n'en approcherait plus.
La faim commençait à se faire sentir, et, bien qu'il fût très-petit mangeur, il se ressentait bien de n'avoir rien pris de solide la veille. Irait-il déterrer les favasses encore vertes qu'il avait remarquées à quelques pas de là? ou irait-il jusqu'aux châtaigniers qui poussaient plus avant dans la forêt?
Comme il se préparait à descendre, il vit que la branche sur laquelle reposaient ses pieds n'appartenait pas à son chêne. C'était celle d'un arbre voisin qui entre-croisait ses belles et fortes ramures avec celles du chêne parlant. Emmi se hasarda sur cette branche et gagna le chêne voisin qui avait, lui aussi, pour proche voisin un autre arbre facile à atteindre. Emmi, léger comme un écureuil, s'aventura ainsi d'arbre en arbre jusqu'aux châtaigniers où il fit une bonne récolte. Les châtaignes étaient encore petites et pas très-mûres; mais il n'y regardait pas de bien près, et il mit comme qui dirait pied à terre pour les faire cuire dans un endroit bien désert et bien caché où les charbonniers avaient fait autrefois une fournée. Le rond marqué par le feu était entouré de jeunes arbres qui avaient repoussé depuis: il y avait beaucoup de menus déchets à demi brûlés. Emmi n'eut pas de peine à en faire un tas et à y mettre le feu au moyen d'un caillou qu'il battit du dos de son couteau, et il recueillit l'étincelle avec des feuilles sèches, tout en se promettant de faire provision d'amadou sur les arbres décrépits, qui ne manquaient pas dans la forêt. L'eau d'une rigole lui permit de faire cuire ses châtaignes dans son petit pot de terre, à couvercle percé, destiné à cet usage. C'est un meuble dont en ce pays-là tout pâtour est nanti.
Emmi, qui ne rentrait souvent que le soir à la ferme, à cause de la grande distance où il devait mener ses bêtes, était donc habitué à se nourrir lui-même, et il ne fut pas embarrassé de cueillir son dessert de framboises et de mûres sauvages sur les buissons de la petite clairière.
—Voilà, pensa-t-il, ma cuisine et ma salle à manger trouvées.
Et il se mit à nettoyer le cours du filet d'eau qu'il avait à sa portée. Avec sa sarclette, il enleva les herbes pourries, creusa un petit réservoir, débarrassa un petit saut que l'eau faisait dans la glaise et l'épura avec du sable et des cailloux. Cet ouvrage l'occupa jusque vers le coucher du soleil. Il ramassa son pot et sa houlette, et, remontant sur les branches dont il avait éprouvé la solidité, il retrouva son chemin d'écureuil, grimpant et sautant d'arbre en arbre jusqu'à son chêne. Il rapportait une épaisse brassée de fougère et de mousse bien sèche dont il fit son lit dans le trou déjà nettoyé. Il entendit bien la chouette sa voisine qui s'inquiétait et grognait au-dessus de sa tête.
—Ou elle délogera, pensa-t-il, ou elle s'y habituera. Le bon chêne ne lui appartient pas plus qu'à moi.
Habitué à vivre seul, Emmi ne s'ennuya pas. Être débarrassé de la compagnie des pourceaux fut même pour lui une source de bonheur pendant plusieurs jours. Il s'accoutuma à entendre hurler les loups. Il savait qu'ils restaient au coeur de la forêt et n'approchaient guère de la région où il se trouvait. Les troupeaux n'y venant plus, les compères ne s'en approchaient plus du tout. Et puis Emmi apprit à connaître leurs habitudes. En pleine forêt, il n'en rencontrait jamais dans les journées claires. Ils n'avaient de hardiesse que dans les temps de brouillard, et encore cette hardiesse n'était-elle pas grande. Ils suivaient quelquefois Emmi à distance, mais il lui suffisait de se retourner et d'imiter le bruit d'un fusil qu'on arme en frappant son couteau contre le fer de sa sarclette pour les mettre en fuite. Quant aux sangliers, Emmi les entendait quelquefois, il ne les voyait jamais; ce sont des animaux mystérieux qui n'attaquent jamais les premiers.
Quand il vit approcher l'époque de la cueillette des châtaignes, il fit sa provision qu'il cacha dans un autre arbre creux à peu de distance de son chêne; mais les rats et les mulots les lui disputèrent si bien, qu'il dut les enterrer dans le sable, où elles se conservèrent jusqu'au printemps. D'ailleurs, Emmi avait largement de quoi se nourrir. La lande étant devenue absolument déserte, il put s'aventurer la nuit jusqu'aux endroits cultivés et y déterrer des pommes de terre et des raves; mais c'était voler et la chose lui répugnait. Il amassa quantité de favasses dans les jachères et fit des lacets pour prendre des alouettes en ramassant deçà et delà des crins laissés aux buissons par les chevaux au pâturage. Les pâtours savent tirer parti de tout et ne laissent rien perdre. Emmi ramassa assez de flocons de laine sur les épines des clôtures pour se faire une espèce d'oreiller; plus tard, il se fabriqua une quenouille et un fuseau et apprit tout seul à filer. Il se fit des aiguilles à tricoter avec du fil de fer qu'il trouva à une barrière mal raccommodée, qu'on répara encore et qu'il dépouilla de nouveau pour fabriquer des collets à prendre les lapins. Il réussit donc à se faire des bas et à manger de la viande. Il devint un chasseur des plus habiles; épiant jour et nuit toutes les habitudes du gibier, initié à tous les mystères de la lande et de la forêt, il tendit ses piéges à coup sûr et se trouva dans l'abondance.
Il eut même du pain à discrétion, grâce à une vieille mendiante idiote, qui, toutes les semaines, passait au pied du chêne et y déposait sa besace pleine, pour se reposer. Emmi, qui la guettait, descendait de son arbre, la tête couverte de sa peau de chèvre, et lui donnait une pièce de gibier en échange d'une partie de son pain. Si elle avait peur de lui, sa peur ne se manifestait que par un rire stupide et une obéissance dont elle n'avait du reste point à se repentir.
Ainsi se passa l'hiver, qui fut très-doux, et l'été suivant, qui fut chaud et orageux. Emmi eut d'abord grand'peur du tonnerre, car la foudre frappa plusieurs fois des arbres assez proches du sien; mais il remarqua que le chêne parlant, ayant été écimé longtemps auparavant et s'étant refait une cime en parasol, n'attirait plus le fluide, qui s'attaquait à des arbres plus élevés et de forme conique. Il finit par dormir aux roulements et aux éclats du tonnerre sans plus de souci que la chouette sa voisine.
Dans cette solitude, Emmi, absorbé par le soin incessant d'assurer sa vie et de préserver sa liberté, n'eut pas le temps de connaître l'ennui. On pouvait le traiter de paresseux, il savait bien, lui, qu'il avait plus de mal à se donner pour vivre seul que s'il fût resté à la ferme. Il acquérait aussi plus d'intelligence, de courage et de prévision que dans la vie ordinaire. Pourtant, quand cette vie exceptionnelle fut réglée à souhait et qu'elle exigea moins de temps et de souci, il commença à réfléchir et à sentir sa petite conscience lui adresser certaines questions embarrassantes. Pourrait-il vivre toujours ainsi aux dépens de la forêt sans servir personne et sans contenter aucun de ses semblables? Il s'était pris d'une espèce d'amitié pour la vieille Catiche, l'idiote qui lui cédait son pain en échange de ses lapins et de ses chapelets d'alouettes. Comme elle n'avait pas de mémoire, ne parlait presque pas et ne racontait par conséquent à personne ses entrevues avec lui, il était arrivé à se montrer à elle à visage découvert, et elle ne le craignait plus. Ses rires hébétés laissaient deviner une expression de plaisir quand elle le voyait descendre de son arbre. Emmi s'étonnait lui-même de partager ce plaisir; il ne se disait pas, mais il sentait que la présence d'une créature humaine, si dégradée qu'elle soit, est une sorte de bienfait pour celui qui s'est condamné à vivre seul. Un jour qu'elle lui semblait moins abrutie que de coutume, il essaya de lui parler et de lui demander où elle demeurait. Elle cessa tout à coup de rire, et lui dit d'une voix nette et d'un ton sérieux:
—Veux-tu venir avec moi, petit?
—Où?
—Dans ma maison; si tu veux être mon fils, je te rendrai riche et heureux.
Emmi s'étonna beaucoup d'entendre parler distinctement et raisonnablement la vieille Catiche. La curiosité lui donnait quelque envie de la croire, mais un coup de vent agita les branches au-dessus de sa tête, et il entendit la voix du chêne lui dire:
—N'y va pas!
—Bonsoir et bon voyage, dit-il à la vieille; mon arbre ne veut pas que je le quitte.
—Ton arbre est un sot, reprit-elle, ou plutôt c'est toi qui es une bête de croire à la parole des arbres.
—Vous croyez que les arbres ne parlent pas? Vous vous trompez bien!
—Tous les arbres parlent quand le vent se met après eux, mais ils ne savent pas ce qu'ils disent; c'est comme s'ils ne disaient rien.
Emmi fut fâché de cette explication positive d'un fait merveilleux. Il répondit à Catiche:
—C'est vous qui radotez, la vieille. Si tous les arbres font comme vous, mon chêne du moins sait ce qu'il veut et ce qu'il dit.
La vieille haussa les épaules, ramassa sa besace et s'éloigna en reprenant son rire d'idiote.
Emmi se demanda si elle jouait un rôle ou si elle avait des moments lucides. Il la laissa partir et la suivit, en se glissant d'arbre en arbre sans qu'elle s'en aperçût. Elle n'allait pas vite et marchait le dos courbé, la tête en avant, la bouche entr'ouverte, l'oeil fixé droit devant elle; mais cet air exténué ne l'empêchait pas d'avancer toujours sans se presser ni se ralentir, et elle traversa ainsi la forêt pendant trois bonnes heures de marche, jusqu'à un pauvre hameau perché sur une colline derrière laquelle d'autres bois s'étendaient à perte de vue. Emmi la vit entrer dans une méchante cahute isolée des autres habitations, qui, pour paraître moins misérables, n'en étaient pas moins un assemblage de quelques douzaines de taudis. Il n'osa pas s'aventurer plus loin que les derniers arbres de la forêt et revint sur ses pas, bien convaincu que, si la Catiche avait un chez elle, il était plus pauvre et plus laid que le trou de l'arbre parlant.
Il regagna son logis du grand chêne et n'y arriva que vers le soir, harassé de fatigue, mais content de se retrouver chez lui. Il avait gagné à ce voyage de connaître l'étendue de la forêt et la proximité d'un village; mais ce village paraissait bien plus mal partagé que celui de Cernas, où Emmi avait été élevé. C'était tout pays de landes sans trace de culture, et les rares bestiaux qu'il avait vus paître autour des maisons n'avaient que la peau sur les os. Au delà, il n'avait aperçu que les sombres horizons des forêts. Ce n'est donc pas de ce côté-là qu'il pouvait songer à trouver une condition meilleure que la sienne.
Au bout de la semaine, la Catiche arriva à l'heure ordinaire. Elle revenait de Cernas, et il lui demanda des nouvelles de sa tante pour voir si cette vieille aurait le pouvoir et la volonté de lui répondre comme la dernière fois. Elle répondit très-nettement:
—La grand'Nanette est remariée, et, si tu retournes chez elle, elle tâchera de te faire mourir pour se débarrasser de toi.
—Parlez-vous raisonnablement? dit Emmi; et me dites-vous la vérité?
—Je te dis la vérité. Tu n'as plus qu'à te rendre à ton maître pour vivre avec les cochons, ou à chercher ton pain avec moi, ce qui te vaudrait mieux que tu ne penses. Tu ne pourras pas toujours vivre dans la forêt. Elle est vendue, et sans doute on va abattre les vieux arbres. Ton chêne y passera comme les autres. Crois-moi, petit. On ne peut vivre nulle part sans gagner de l'argent. Viens avec moi, tu m'aideras à en gagner beaucoup, et, quand je mourrai, je te laisserai celui que j'ai.
Emmi était si étonné d'entendre causer et raisonner l'idiote, qu'il regarda son arbre et prêta l'oreille comme s'il lui demandait conseil.
—Laisse donc cette vieille bûche tranquille, reprit la Catiche. Ne sois pas si sot et viens avec moi.
Comme l'arbre ne disait mot, Emmi suivit la vieille, qui, chemin faisant, lui révéla son secret.
«—Je suis venue au monde loin d'ici, pauvre comme toi et orpheline. J'ai été élevée dans la misère et les coups. J'ai gardé aussi les cochons, et, comme toi, j'en avais peur. Comme toi, je me suis sauvée; mais, en traversant une rivière sur un vieux pont décrépit, je suis tombée à l'eau d'où on m'a retirée comme morte. Un bon médecin chez qui on m'a portée m'a fait revenir à la vie; mais j'étais idiote, sourde, et ne pouvant presque plus parler. Il m'a gardée par charité, et, comme il n'était pas riche, le curé de l'endroit a fait des quêtes pour moi, et les dames m'ont apporté des habits, du vin, des douceurs, tout ce qu'il me fallait. Je commençais à me porter mieux, j'étais si bien soignée! Je mangeais de la bonne viande, je buvais du bon vin sucré, j'avais l'hiver du feu dans ma chambre, j'étais comme une princesse, et le médecin était content. Il disait:
«—La voilà qui entend ce qu'on lui dit. Elle retrouve les mots pour parler. Dans deux ou trois mois d'ici, elle pourra travailler et gagner honnêtement sa vie.
»Et toutes les belles dames se disputaient à qui me prendrait chez elle.
»Je ne fus donc pas embarrassée pour trouver une place aussitôt que je fus guérie; mais je n'avais pas le goût du travail, et on ne fut pas content de moi. J'aurais voulu être fille de chambre, mais je ne savais ni coudre ni coiffer; on me faisait tirer de l'eau au puits et plumer la volaille, cela m'ennuyait. Je quittai l'endroit, croyant être mieux ailleurs. Ce fut encore pire, on me traitait de malpropre et de paresseuse. Mon vieux médecin était mort. On me chassa de maison en maison, et, après avoir été l'enfant chéri de tout le monde, je dus quitter le pays comme j'y étais venue, en mendiant mon pain; mais j'étais plus misérable qu'auparavant. J'avais pris le goût d'être heureuse, et on me donnait si peu, que j'avais à peine de quoi manger. On me trouvait trop grande et de trop bonne mine pour mendier. On me disait:
»—Va travailler, grande fainéante! c'est une honte à ton âge de courir les chemins quand on peut épierrer les champs à six sous par jour.
»Alors, je fis la boiteuse pour donner à croire que je ne pouvais pas travailler; on trouva que j'étais encore trop forte pour ne rien faire, et je dus me rappeler le temps où tout le monde avait pitié de moi, parce que j'étais idiote. Je sus retrouver l'air que j'avais dans ce temps-là, mon habitude de ricaner au lieu de parler, et je fis si bien mon personnage, que les sous et les miches recommencèrent à pleuvoir dans ma besace. C'est comme cela que je cours depuis une quarantaine d'années, sans jamais essuyer de refus. Ceux qui ne peuvent me donner d'argent me donnent du fromage, des fruits et du pain plus que je n'en peux porter. Avec ce que j'ai de trop pour moi, j'élève des poulets que j'envoie au marché et qui me rapportent gros. J'ai une bonne maison dans un village où je vais te conduire. Le pays est malheureux, mais les habitants ne le sont pas. Nous sommes tous mendiants et infirmes, ou soi-disant tels, et chacun fait sa tournée dans un endroit où les autres sont convenus de ne pas aller ce jour-là. Comme ça, chacun fait ses affaires comme il veut; mais personne ne les fait aussi bien que moi, car je m'entends mieux que personne à paraître incapable de gagner ma vie.»
—Le fait est, répondit Emmi, que jamais je ne vous aurais crue capable de parler comme vous faites.
—Oui, oui, reprit la Catiche en riant, tu as voulu m'attraper et m'effrayer en descendant de ton arbre, coiffé en loup-garou, pour avoir du pain. Moi, je faisais semblant d'avoir peur, mais je le reconnaissais bien et je me disais: «Voilà un pauvre gars qui viendra quelque jour à Oursines-les-Bois, et qui sera bien content de manger ma soupe.»
En devisant ainsi, Emmi et la Galiche arrivèrent à Oursines-les-Bois; c'était le nom de l'endroit où demeurait la fausse idiote et qu'Emmi avait déjà vu.
Il n'y avait pas une âme dans ce triste hameau. Les animaux paissaient çà et là, sans être gardés, sur une lande fertile en chardons, qui était toute la propriété communale des habitants. Une malpropreté révoltante dans les chemins boueux qui servaient de rues, une odeur infecte s'exhalant de toutes les maisons, du linge déchiré séchant sur des buissons souillés par la volaille, des toits de chaume pourri, où poussaient des orties, un air d'abandon cynique, de pauvreté simulée ou volontaire, c'était de quoi soulever de dégoût le coeur d'Emmi, habitué aux verdures vierges et aux bonnes senteurs de la forêt. Il suivit pourtant la vieille Catiche, qui le fit entrer dans sa hutte de terre battue, plus semblable à une étable à porcs qu'à une habitation. L'intérieur était tout différent: les murs étaient garnis de paillassons, et le lit avait matelas et couvertures de bonne laine. Une quantité de provisions de toute sorte: blé, lard, légumes et fruits, tonnes de vin et même bouteilles cachetées. Il y avait de tout, et, dans l'arrière-cour, l'épinette était remplie de grasses volailles et de canards gorgés de pain et de son.
—Tu vois, dit la Catiche à Emmi, que je suis autrement riche que ta tante; elle me fait l'aumône toutes les semaines, et, si je voulais, je porterais de meilleurs habits que les siens. Veux-tu voir mes armoires? Rentrons, et, comme tu dois avoir faim, je vas te faire manger un souper comme tu n'en as goûté de ta vie.
En effet, tandis qu'Emmi admirait le contenu des armoires, la vieille alluma le feu et tira de sa besace une tête de chèvre, qu'elle fricassa avec des rogatons de toute sorte et où elle n'épargna ni le sel, ni le beurre rance, ni les légumes avariés, produit de la dernière tournée. Elle en fit je ne sais quel plat, qu'Emmi mangea avec plus d'étonnement que de plaisir et qu'elle le força d'arroser d'une demi-bouteille de vin bleu. Il n'avait jamais bu de vin, il ne le trouva pas bon, mais il but quand même, et, pour lui donner l'exemple, la vieille avala une bouteille entière, se grisa et devint tout à fait expansive. Elle se vanta de savoir voler encore mieux que mendier et alla jusqu'à lui montrer sa bourse, qu'elle enterrait sous une pierre du foyer et qui contenait des pièces d'or à toutes les effigies du siècle. Il y en avait bien pour deux mille francs. Emmi, qui ne savait pas compter, n'apprécia pas autant qu'elle l'eût voulu l'opulence de la mendiante.
Quand elle lui eut tout montré:
—A présent, lui dit-elle, je pense que tu ne voudras plus me quitter. J'ai besoin d'un gars, et, si tu veux être à mon service, je te ferai mon héritier.
—Merci, répondit l'enfant; je ne veux pas mendier.
—Eh bien, soit, tu voleras pour moi.
Emmi eut envie de se fâcher, mais la vieille avait parlé de le conduire le lendemain à Mauvert, où se tenait une grande foire, et, comme il avait envie de voir du pays et de connaître les endroits où on peut gagner sa vie honnêtement, il répondit sans montrer de colère:
—Je ne saurais pas voler, je n'ai jamais appris.
—Tu mens, reprit Catiche, tu voles très-habilement à la forêt de Cernas son gibier et ses fruits. Crois-tu donc que ces choses-là n'appartiennent à personne? Ne sais-tu pas que celui qui ne travaille pas ne peut vivre qu'aux dépens d'autrui? Il y a longtemps que cette forêt est quasi abandonnée. Le propriétaire était un vieux riche qui ne s'occupait plus de rien et ne la faisait pas seulement garder. A présent qu'il est mort, tout ça va changer et tu auras beau te cacher comme un rat dans des trous d'arbres, on te mettra la main sur le collet et on te conduira en prison.
—Eh bien, alors, reprit Emmi, pourquoi voulez-vous m'enseigner à voler pour vous?
—Parce que, quand on sait, on n'est jamais pris. Tu réfléchiras, il se fait tard, et il faut nous lever demain avec le jour pour aller à la foire. Je vais t'arranger un lit sur mon coffre, un bon lit avec une couette et une couverture. Pour la première fois de ta vie, tu dormiras comme un prince.
Emmi n'osa résister. Quand la vieille Catiche ne faisait plus l'idiote, elle avait quelque chose d'effrayant dans le regard et dans la voix. Il se coucha et s'étonna d'abord de se trouver si bien; mais, au bout d'un instant, il s'étonna de se trouver si mal. Ce gros coussin de plumes l'étouffait, la couverture, le manque d'air libre, la mauvaise odeur de la cuisine et le vin qu'il avait bu, lui donnaient la fièvre. Il se leva tout effaré en disant qu'il voulait dormir dehors, et qu'il mourrait s'il lui fallait passer la nuit enfermé.
La Catiche ronflait, et la porte était barricadée. Emmi se résigna à dormir étendu sur la table, regrettant fort son lit de mousse dans le chêne.
Le lendemain, la Catiche lui confia un panier d'oeufs et six poules à vendre, en lui ordonnant de la suivre à distance et de n'avoir pas l'air de la connaître.
—Si on savait que je vends, lui dit-elle, on ne me donnerait plus rien.
Elle lui fixa le prix qu'il devait atteindre avant de livrer sa marchandise, tout en ajoutant qu'elle ne le perdrait pas de vue, et que, s'il ne lui rapportait pas fidèlement l'argent, elle saurait bien le forcer à le lui rendre.
—Si vous vous défiez de moi, répondit Emmi offensé, portez votre marchandise vous-même et laissez-moi m'en aller.
—N'essaye pas de fuir, dit la vieille, je saurai te retrouver n'importe où; ne réplique pas et obéis.
Il la suivit à distance comme elle l'exigeait, et vit bientôt le chemin couvert de mendiants plus affreux les uns que les autres. C'étaient les habitants d'Oursines, qui, ce jour-là, allaient tous ensemble se faire guérir à une fontaine miraculeuse. Tous étaient estropiés ou couverts de plaies hideuses. Tous sortaient de la fontaine sains et allègres. Le miracle n'était pas difficile à expliquer, tous leurs maux étant simulés et les reprenant au bout de quelques semaines, pour être guéris le jour de la fête suivante.
Emmi vendit ses oeufs et ses poules, en reporta vite l'argent à la vieille, et, lui tournant le dos, s'en fut à travers la foule, les yeux écarquillés, admirant tout et s'étonnant de tout. Il vit des saltimbanques faire des tours surprenants, et il s'était même un peu attardé à contempler leurs maillots pailletés et leurs bandeaux dorés, lorsqu'il entendit à côté de lui un singulier dialogue. C'était la voix de la Catiche qui s'entretenait avec la voix rauque du chef des saltimbanques. Ils n'étaient séparés de lui que par la toile de la baraque.
—Si vous voulez lui faire boire du vin, disait la Catiche, vous lui persuaderez tout ce que vous voudrez. C'est un petit innocent qui ne peut me servir à rien et qui prétend vivre tout seul dans la forêt, où il perche depuis un an dans un vieux arbre. Il est aussi leste et aussi adroit qu'un singe, il ne pèse pas plus qu'un chevreau, et vous lui ferez faire les tours les plus difficiles.
—Et vous dites qu'il n'est pas intéressé? reprit le saltimbanque.
—Non, il ne se soucie pas de l'argent. Vous le nourrirez, et il n'aura pas l'esprit d'en demander davantage.
—Mais il voudra se sauver?
—Bah! avec des coups, vous lui en ferez passer l'envie.
—Allez me le chercher, je veux le voir.
—Et vous me donnerez vingt francs?
—Oui, s'il me convient.
La Catiche sortit de la baraque et se trouva face à face avec Emmi, à qui elle fit signe de la suivre.
—Non pas, lui dit-il, j'ai entendu votre marché. Je ne suis pas si innocent que vous croyez. Je ne veux pas aller avec ces gens-là pour être battu.
—Tu y viendras, pourtant, répondit la Catiche en lui prenant le poignet avec une main de fer et en l'attirant vers la baraque.
—Je ne veux pas, je ne veux pas! cria l'enfant en se débattant et en s'accrochant de la main restée libre à la blouse d'un homme qui était près de lui et qui regardait le spectacle.
L'homme se retourna, et, s'adressant à la Catiche, lui demanda si ce petit était à elle.
—Non, non, s'écria Emmi. elle n'est pas ma mère, elle ne m'est rien, elle veut me vendre un louis d'or à ces comédiens!
—Et toi, tu ne veux pas?
—Non, je ne veux pas! sauvez-moi de ses griffes. Voyez! elle me met en sang.
Qu'est-ce qu'il y a de cette femme et de cet enfant? dit le beau gendarme Érambert, attiré par les cris d'Emmi et les vociférations de la Catiche.
—Bah! ça n'est rien, répondit le paysan qu'Emmi tenait toujours par sa blouse. C'est une pauvresse qui veut vendre un gars aux sauteurs de corde; mais on l'empêchera bien, gendarme, on n'a pas besoin de vous.
—On a toujours besoin de la gendarmerie, mon ami. Je veux savoir ce qu'il y a de cette histoire-là.
Et, s'adressant à Emmi:
—Parle, jeune homme, explique-moi l'affaire.
A la vue du gendarme, la vieille Catiche avait lâché Emmi et avait essayé de fuir; mais le majestueux Érambert l'avait saisie par le bras, et vite elle s'était mise à rire et à grimacer en reprenant sa figure d'idiote. Pourtant, au moment où Emmi allait répondre, elle lui lança un regard suppliant où se peignait un grand effroi. Emmi avait été élevé dans la crainte des gendarmes, et il s'imagina que, s'il accusait la vieille, Érambert allait lui trancher la tête avec son grand sabre. Il eut pitié d'elle et répondit:
—Laissez-la, monsieur, c'est une femme folle et imbécile qui m'a fait peur, mais qui ne voulait pas me faire de mal.
—La connaissez-vous? n'est-ce pas la Catiche? une femme qui fait semblant de ce qu'elle n'est pas? Dites la vérité.
Un nouveau regard de la mendiante donna à Emmi le courage de mentir pour lui sauver la vie.
—Je la connais, dit-il, c'est une innocente.
—Je saurai de ce qui en est, répondit le beau gendarme en laissant aller la Catiche. Circulez, vieille femme, mais n'oubliez pas que depuis longtemps j'ai l'oeil sur vous.
La Catiche s'enfuit, et le gendarme s'éloigna. Emmi, qui avait eu encore plus peur de lui que de la vieille, tenait toujours la blouse du père Vincent. C'était le nom du paysan qui s'était trouvé là pour le protéger, et qui avait une bonne figure douce et gaie.
—Ah çà! petit, dit ce bonhomme à Emmi, tu vas me lâcher à la fin? Tu n'as plus rien à craindre; qu'est-ce que tu veux de moi? cherches-tu ta vie? veux-tu un sou?
—Non, merci, dit Emmi, mais j'ai peur à présent de tout ce monde où me voilà seul sans savoir de quel côté me tourner.
—Et où voudrais-tu aller?
—Je voudrais retourner dans ma forêt de Cernas sans passer par
Oursines-les-Bois.
—Tu demeures à Cernas? C'est bien aisé de t'y mener, puisque de ce pas je m'en vas dans la forêt. Tu n'auras qu'à me suivre; j'entre souper sous la ramée, attends-moi au pied de cette croix, je reviendrai te prendre.
Emmi trouva que la croix du village était encore trop près de la baraque des saltimbanques; il aima mieux suivre le père Vincent sous la ramée, d'autant plus qu'il avait besoin de se restaurer avant de se mettre en route.
—Si vous n'avez pas honte de moi, lui dit-il, permettez-moi de manger mon pain et mon fromage à côté de vous. J'ai de quoi payer ma dépense: tenez, voilà ma bourse, vous payerez pour nous deux, car je souhaite payer aussi votre dîner.
—Diable! s'écria en riant le père Vincent, voilà un gars bien honnête et bien généreux; mais j'ai l'estomac creux, et ta bourse n'est guère remplie. Viens, et mets-toi là. Reprends ton argent, petit, j'en ai assez pour nous deux.
Tout en mangeant ensemble, Vincent fit raconter à Emmi toute son histoire. Quand ce fut terminé, il lui dit:
—Je vois que tu as bonne tête et bon coeur, puisque tu ne t'es pas laissé tenter par les louis d'or de cette Catiche, et que pourtant tu n'as pas voulu l'envoyer en prison. Oublie-la et ne quitte plus ta forêt, puisque tu y es bien. Il ne tient qu'à toi de ne plus y être tout à fait seul. Tu sauras que j'y vais pour préparer les logements d'une vingtaine d'ouvriers qui se disposent à abattre le taillis entre Cernas et la Planchette.
—Ah! vous allez abattre la forêt? dit Emmi consterné.
—Non! nous faisons seulement une coupe dans une partie qui ne touche point à ton refuge du chêne parlant, et je sais qu'on ne touchera ni aujourd'hui, ni demain, à la région des vieux arbres. Sois donc tranquille, on ne te dérangera pas; mais, si tu m'en crois, mon petit, tu viendras travailler avec nous. Tu n'es pas assez fort pour manier la serpe et la cognée; mais, si tu es adroit, tu pourras très-bien préparer les liens et t'occuper au fagotage, tout en servant les ouvriers, qui ont toujours besoin d'un gars pour faire leurs commissions et porter leurs repas. C'est moi qui ai l'entreprise de cette coupe. Les ouvriers sont à leurs pièces, c'est-à-dire qu'on les paye en raison du travail qu'ils font. Je te propose de t'en rapporter à moi pour juger de ce qu'il sera raisonnable de te donner, et je te conseille d'accepter. La vieille Catiche a eu raison de te dire que, quand on ne veut pas travailler, il faut être voleur ou mendiant, et, comme tu ne veux être ni l'un ni l'autre, prends vite le travail que je t'offre, l'occasion est bonne.
Emmi accepta avec joie. Le père Vincent lui inspirait une confiance absolue. Il se mit à sa disposition, et ils prirent ensemble le chemin de la forêt.
Il faisait nuit quand ils y arrivèrent, et, quoique le père Vincent connût bien les chemins, il eût été embarrassé de trouver dans l'obscurité la taille des buttes, si Emmi, qui s'était habitué à voir la nuit comme les chats, ne l'eût conduit par le plus court. Ils trouvèrent un abri déjà préparé par les ouvriers, qui y étaient venus dès la veille. Cela consistait en perches placées en pignon avec leurs branchages, et recouvertes de grandes plaques de mousse et de gazon. Emmi fut présenté aux ouvriers et bien accueilli. Il mangea la soupe bien chaude et dormit de tout son coeur.
Le lendemain, il fit son apprentissage: allumer le feu, faire la cuisine, laver les pots, aller chercher de l'eau, et le reste du temps aider à la construction de nouvelles cabanes pour les vingt autres bûcherons qu'on attendait. Le père Vincent, qui commandait et surveillait tout, fut émerveillé de l'intelligence, de l'adresse et de la promptitude d'Emmi. Ce n'est pas lui qui apprenait à tout faire avec rien; c'est lui qui l'apprenait aux plus malins, et tous s'écrièrent que ce n'était pas un gars, mais un esprit follet que les bons diables de la forêt avaient mis à leur service. Comme, avec tous ses talents et industries, Emmi était obéissant et modeste, il fut pris en amitié, et les plus rudes de ces bûcherons lui parlèrent avec douceur et lui commandèrent avec discrétion.
Au bout de cinq jours, Emmi demanda au père Vincent s'il était libre d'aller faire son dimanche où bon lui semblerait.
—Tu es libre, lui répondit le brave homme; mais, si tu veux m'en croire, tu iras revoir ta tante et les gens de ton village. S'il est vrai que ta tante ne se soucie pas de te reprendre, elle sera contente de te savoir en position de gagner ta vie sans qu'elle s'en mêle, et, si tu penses qu'on te battra à la ferme pour avoir quitté ton troupeau, j'irai avec toi pour apaiser les gens et te protéger. Sois sûr, mon enfant, que le travail est le meilleur des passe-ports et qu'il purifie tout.
Emmi le remercia du bon conseil, et le suivit. Sa tante, qui le croyait mort, eut peur en le voyant; mais, sans lui raconter ses aventures, Emmi lui fit savoir qu'il travaillait avec les bûcherons et qu'il ne serait plus jamais à sa charge. Le père Vincent confirma son dire, et déclara qu'il regardait l'enfant comme sien et en faisait grande estime. Il parla de même à la ferme, où on les obligea de boire et de manger. La grand'Nannette y vint pour embrasser Emmi devant le monde et faire la bonne âme en lui apportant quelques hardes et une demi-douzaine de fromages. Bref, Emmi s'en revint avec le vieux bûcheron, réconcilié avec tout le monde, dégagé de tout blâme et de tout reproche.
Quand ils eurent traversé la lande, Emmi dit à Vincent:
—Ne m'en voudrez-vous point si je vais passer la nuit dans mon chêne?
Je vous promets d'être à la taille des buttes avant soleil levé.
—Fais comme tu veux, répondit le bûcheron; c'est donc une idée que tu as comme ça de percher?
Emmi lui fit comprendre qu'il avait pour ce chêne une amitié fidèle, et l'autre l'écouta en souriant, un peu étonné de son idée, mais porté à le croire et à le comprendre. Il le suivit jusque-là et voulut voir sa cachette. Il eut de la peine à grimper assez haut pour l'apercevoir. Il était encore agile et fort, mais le passage entre les branches était trop étroit pour lui. Emmi seul pouvait se glisser partout.
—C'est bien et c'est gentil, dit le bonhomme en redescendant; mais tu ne pourras pas coucher là longtemps: l'écorce, en grossissant et en se roulant, finira par boucher l'ouverture, et toi, tu ne seras pas toujours mince comme un fétu. Après ça, si tu y tiens, on peut élargir la fente avec une serpe; je te ferai cet ouvrage-là, si tu le souhaites.
—Oh non! s'écria Emmi, tailler dans mon chêne, pour le faire mourir!
—Il ne mourra pas; un arbre bien taillé dans ses parties malades ne s'en porte que mieux.
—Eh bien, nous verrons plus tard, répondit Emmi.
Ils se souhaitèrent la bonne nuit et se séparèrent.
Comme Emmi se trouva heureux de reprendre possession de son gîte! Il lui semblait l'avoir quitté depuis un an. Il pensait à l'affreuse nuit qu'il avait passée chez la Catiche et faisait maintenant des réflexions très-justes sur la différence des goûts et le choix des habitudes. Il pensait à tous ces gueux d'Oursines-les-Bois, qui se croyaient riches parce qu'ils cachaient des louis d'or dans leurs paillasses et qui vivaient dans la honte et l'infection, tandis que lui tout seul, sans mendier, il avait dormi plus d'une année dans un palais de feuillage, au parfum des violettes et des mélites, au chant des rossignols et des fauvettes, sans souffrir de rien, sans être humilié par personne, sans disputes, sans maladies, sans rien de faux et de mauvais dans le coeur.
—Tous ces gens d'Oursines, à commencer par la Catiche, se disait-il, ont plus d'argent qu'il ne leur en faudrait pour se bâtir de bonnes petites maisons, cultiver de gentils jardins, élever du bétail sain et propre; mais la paresse les empêche de jouir de ce qu'ils ont, ils se laissent croupir dans l'ignominie. Ils sont comme fiers du dégoût et du mépris qu'ils inspirent, ils se moquent des braves gens qui ont pitié d'eux, ils volent les vrais pauvres, ceux qui souffrent sans se plaindre. Ils se cachent pour compter leur argent et périssent de misère. Quelle folie triste et honteuse, et comme le père Vincent a raison de dire que le travail est ce qui garde et purifie le plaisir de vivre!
Une heure avant le jour, Emmi, qui s'était commandé à lui-même de ne pas dormir trop serré, s'éveilla et regarda autour de lui. La lune s'était levée tard et n'était pas couchée. Les oiseaux ne disaient rien encore. La chouette faisait sa ronde et n'était pas rentrée. Le silence est une belle chose, il est rare dans une forêt, où il y a toujours quelque être qui grimpe ou quelque chose qui tombe. Emmi but ce beau silence comme un rafraîchissement en se rappelant le vacarme étourdissant de la foire, le tam-tam et la grosse caisse des saltimbanques, les disputes des acheteurs et des vendeurs, le grincement des vielles et le mugissement des cornemuses, les cris des animaux ennuyés ou effrayés, les rauques chansons des buveurs, tout ce qui l'avait tour à tour étonné, amusé, épouvanté. Quelle différence avec les voix mystérieuses, discrètes ou imposantes de la forêt! Une faible brise s'éleva avec l'aube et fit frissonner mélodieusement la cime des arbres. Celle du chêne semblait dire:
—Reste tranquille, Emmi; sois tranquille et content, petit Emmi.
«Tous les arbres parlent,» lui avait dit la Catiche.
—C'est vrai, pensait-il, ils ont tous leur voix et leur manière de gémir ou de chanter; mais ils ne savent ce qu'ils disent, à ce que prétend cette sorcière. Elle ment: les arbres se plaignent ou se réjouissent innocemment. Elle ne peut pas les comprendre, elle qui ne pense qu'au mal!
Emmi fut aux coupes à l'heure dite et y travailla tout l'été et tout l'hiver suivant. Tous les samedis soir, il allait coucher dans son chêne. Le dimanche, il faisait une courte visite aux habitants de Cernas et revenait à son gîte jusqu'au lundi matin. Il grandissait et restait mince et léger, mais se tenait très-proprement et avait une jolie petite mine éveillée et aimable qui plaisait à tout le monde. Le père Vincent lui apprenait à lire et à compter. On faisait cas de son esprit, et sa tante, qui n'avait pas d'enfants, eût souhaité le retenir auprès d'elle pour lui faire honneur et profit, car il était de bon conseil et paraissait s'entendre à tout.
Mais Emmi n'aimait que les bois. Il en était venu à y voir, à y entendre des choses que n'entendaient ni ne voyaient les autres. Dans les longues nuits d'hiver, il aimait surtout la région des pins, où la neige amoncelée dessinait, le long des rameaux noirs, de grandes belles formes blanches mollement couchées, qui, parfois balancées par la brise, semblaient se mouvoir et s'entretenir mystérieusement. Le plus souvent elles paraissaient dormir, et il les regardait avec un respect mêlé de frayeur. Il eût craint de dire un mot, de faire un mouvement qui eût réveillé ces belles fées de la nuit et du silence. Dans la demi-obscurité des nuits claires où les étoiles scintillaient comme des yeux de diamant en l'absence de la lune, il croyait saisir les formes de ces êtres fantastiques, les plis de leurs robes, les ondulations de leurs chevelures d'argent. Aux approches du dégel, elles changeaient d'aspect et d'attitude, et il les entendait tomber des branches avec un bruit frais et léger, comme si, en touchant la nappe neigeuse du sol, elles eussent pris un souple élan pour s'envoler ailleurs.
Quand la glace emprisonnait le petit ruisseau, il la cassait pour boire, mais avec précaution, pour ne pas abîmer l'édifice de cristal que formait sa petite chute. Il aimait à regarder le long des chemins de la forêt les girandoles du givre et les stalactites irisées par le soleil levant.
Il y avait des soirs où l'architecture transparente des arbres privés de feuilles se dessinait en dentelle noire sur le ciel rouge ou sur le fond nacré des nuages éclairés par la lune. Et, l'été, quelles chaudes rumeurs, quels concerts d'oiseaux sous le feuillage! Il faisait la guerre aux rongeurs et aux fureteurs friands des oeufs ou des petits dans les nids. Il s'était fabriqué un arc et des flèches et s'était rendu très-adroit à tuer les rats et les vipères. Il épargnait les belles couleuvres inoffensives qui serpentent avec tant de grâce sur la mousse, et les charmants écureuils, qui ne vivent que des amandes du pin, si adroitement extraites par eux de leur cône.
Il avait si bien protégé les nombreux habitants de son vieux chêne que tous le connaissaient et le laissaient circuler au milieu d'eux. Il s'imaginait comprendre le rossignol le remerciant d'avoir sauvé sa nichée et disant tout exprès pour lui ses plus beaux airs. Il ne permettait pas aux fourmis de s'établir dans son voisinage; mais il laissait le pivert travailler dans le bois pour en retirer les insectes rongeurs qui le détériorent. Il chassait les chenilles du feuillage. Les hannetons voraces ne trouvaient pas grâce devant lui. Tous les dimanches, il faisait à son cher arbre une toilette complète, et en vérité jamais le chêne ne s'était si bien porté et n'avait étalé une si riche et si fraîche verdure. Emmi ramassait les glands les plus sains et allait les semer sur la lande voisine où il soignait leur première enfance en empêchant la bruyère et la cuscute de les étouffer.
Il avait pris les lièvres en amitié et n'en voulait plus détruire pour sa nourriture. De son arbre, il les voyait danser sur le serpolet, se coucher sur le flanc comme des chiens fatigués, et tout à coup, au bruit d'une feuille sèche qui se détache, bondir avec une grâce comique, et s'arrêter court, comme pour réfléchir après avoir cédé à la peur. Si, en se promenant par les chaudes journées, il se sentait le besoin de faire une sieste, il grimpait dans le premier arbre venu, et, choisissant son gîte, il entendait les ramiers le bercer de leurs grasseyements monotones et caressants; mais il était délicat pour son coucher et ne dormait tout à fait bien que dans son chêne.
Il fallut pourtant quitter cette chère forêt quand la coupe fut terminée et enlevée. Emmi suivit le père Vincent, qui s'en allait à cinq lieues de là, du côté d'Oursines, pour entreprendre une autre coupe dans une autre propriété.
Depuis le jour de la foire, Emmi n'était pas retourné dans ce vilain endroit et n'avait pas aperçu la Catiche. Était-elle morte, était-elle en prison? Personne n'en savait rien. Beaucoup de mendiants disparaissent comme cela sans qu'on puisse dire ce qu'ils sont devenus. Personne ne les cherche ni ne les regrette.
Emmi était très-bon. Il n'avait pas oublié le temps de solitude absolue où, la croyant idiote et misérable, il l'avait vue chaque semaine au pied de son chêne lui apportant le pain dont il était privé et lui faisant entendre le son de la voix humaine. Il confia au père Vincent le désir qu'il avait d'avoir de ses nouvelles, et ils s'arrêtèrent à Oursines pour en demander. C'était jour de fête dans cette cour des miracles. On trinquait et on chantait en choquant les pots. Deux femmes décoiffées, et les cheveux au vent se battaient devant une porte, les enfants barbotaient dans une mare infecte. Sitôt que les deux voyageurs parurent, les enfants s'envolèrent comme une bande de canards sauvages. Leur fuite avertit de proche en proche les habitants. Tout bruit cessa, et les portes se fermèrent. La volaille effarouchée se cacha dans les buissons.
—Puisque ces gens ne veulent pas qu'on voie leurs ébats, dit le père Vincent, et puisque tu connais le logis de la Catiche, allons-y tout droit.
Ils y frappèrent plusieurs fois sans qu'on leur répondît. Enfin une voix cassée cria d'entrer, et ils poussèrent la porte. La Catiche, pâle, maigre, effrayante, était assise sur une grande chaise auprès du feu, ses mains desséchées collées sur les genoux. En reconnaissant Emmi, elle eut une expression de joie.
—Enfin, dit-elle, te voilà, et je peux mourir tranquille!
Elle leur expliqua qu'elle était paralytique et que ses voisines venaient la lever le matin, la coucher le soir et la faire manger à ses heures.
—Je ne manque de rien, ajouta-t-elle, mais j'ai un grand souci. C'est mon pauvre argent qui est là, sous cette pierre où je pose mes pieds. Cet argent, je le destine à Emmi, qui est un bon coeur et qui m'a sauvée de la prison au moment où je voulais le vendre à de mauvaises gens; mais, sitôt que je serai morte, mes voisines fouilleront partout et trouveront mon trésor: c'est cela qui m'empêche de dormir et de me faire soigner convenablement. Il faut prendre cet argent, Emmi, et l'emporter loin d'ici. Si je meurs, garde-le, je te le donne; ne te l'avais-je pas promis? Si je reviens à la santé, tu me le rapporteras; tu es honnête, je te connais. Il sera toujours à toi, mais j'aurai le plaisir de le voir et de le compter jusqu'à ma dernière heure.
Emmi refusa d'abord. C'était de l'argent volé qui lui répugnait; mais le père Vincent offrit à la Catiche de s'en charger pour le lui rendre à sa première réclamation, ou pour le placer au nom d'Emmi, si elle venait à mourir sans le réclamer. Le père Vincent était connu dans tout le pays pour un homme juste qui avait honnêtement amassé du bien, et la Catiche, qui rôdait partout et entendait tout, n'était pas sans savoir qu'on devait se fier à lui. Elle le pria de bien fermer les huisseries de sa cabane, puis de reculer sa chaise, car elle ne pouvait se mouvoir, et de soulever la pierre du foyer. Il y avait bien plus qu'elle n'avait montré la première fois à Emmi. Il y avait cinq bourses de peau et environ cinq mille francs en or. Elle ne voulut garder que trois cents francs en argent pour payer les soins de ses voisins et se faire enterrer.
Et, comme Emmi regardait ce trésor avec dédain:
—Tu sauras plus tard, lui dit la Catiche, que la misère est un méchant mal. Si je n'étais pas née dans ce mal, je n'aurais pas fait ce que j'ai fait.
—Si vous vous en repentez, lui dit le père Vincent, Dieu vous le pardonnera.
—Je m'en repens, répondit-elle, depuis que je suis paralytique, parce que je meurs dans l'ennui et la solitude. Mes voisins me déplaisent autant que je leur déplais. Je pense à cette heure que j'aurais mieux fait de vivre autrement.
Emmi lui promit de revenir la voir et suivit le père Vincent dans son nouveau travail. Il regretta bien un peu sa forêt de Cernas, mais il avait l'idée du devoir et fit le sien fidèlement. Au bout de huit jours, il retourna vers la Catiche. Il arriva comme on emportait sa bière sur une petite charrette traînée par un âne. Emmi la suivit jusqu'à la paroisse, qui était distante d'un quart de lieue, et assista à son enterrement. Au retour, il vit que tout chez elle était au pillage et qu'on se battait à qui aurait ses nippes. Il ne se repentit plus d'avoir soustrait à ces mauvaises gens le trésor de la vieille.
Quand il fut de retour à la coupe, le père Vincent lui dit:
—Tu es trop jeune pour avoir cet argent-là. Tu n'en saurais pas tirer parti, ou tu te laisserais voler. Si tu m'agrées pour tuteur, je le placerai pour le mieux, et je t'en servirai la rente jusqu'à ta majorité.
—Faites-en ce qu'il vous plaira, répondit Emmi; je m'en rapporte à vous. Pourtant, si c'est de l'argent volé, comme la vieille s'en vantait, ne vaudrait-il pas mieux essayer de le rendre?
—Le rendre à qui? Ç'a été volé sou par sou, puisque cette femme obtenait la charité en trompant le monde et en chipant deçà et delà on ne sait à qui, des choses que nous ne savons pas, et que personne ne songe plus à réclamer. L'argent n'est pas coupable, la honte est pour ceux qui en font mauvais emploi. La Catiche était une champie, elle n'avait pas de famille, elle n'a pas laissé d'héritier; elle te donne son bien, non pas pour te remercier d'avoir fait quelque chose de mal, mais au contraire parce que tu lui as pardonné celui qu'elle voulait te faire. J'estime donc que c'est pour toi un héritage bien acquis, et qu'en te le donnant cette vieille a fait la seule bonne action de sa vie. Je ne veux pas te cacher qu'avec le revenu que je te servirai, tu as le moyen de ne pas travailler beaucoup; mais, si tu es, comme je le crois, un vrai bon sujet, tu continueras à travailler de tout ton coeur, comme si tu n'avais rien.
—Je ferai comme vous me conseillez, répondit Emmi. Je ne demande qu'à rester avec vous et à suivre vos commandements.
Le brave garçon n'eut point à se repentir de la confiance et de l'amitié qu'il sentait pour son maître. Celui-ci le regarda toujours comme son fils et le traita en bon père. Quand Emmi fut en âge d'homme, il épousa une des petites-filles du vieux bûcheron, et, comme il n'avait pas touché à son capital, que les intérêts de chaque année avaient grossi, il se trouva riche pour un paysan de ce temps-là. Sa femme était jolie, courageuse et bonne; on faisait grand cas, dans tout le pays, de ce jeune ménage, et, comme Emmi avait acquis quelque savoir et montrait beaucoup d'intelligence dans sa partie, le propriétaire de la forêt de Cernas le choisit pour son garde général et lui fit bâtir une jolie maison dans le plus bel endroit de la vieille futaie, tout auprès du chêne parlant.
La prédiction du père Vincent s'était facilement réalisée. Emmi était devenu trop grand pour occuper son ancien gîte, et le chêne avait refait tant d'écorce, que la logette s'était presque refermée. Quand Emmi, devenu vieux, vit que la fente allait bientôt se fermer tout à fait, il écrivit avec une pointe d'acier, sur une plaque de cuivre, son nom, la date de son séjour dans l'arbre et les principales circonstances de son histoire, avec cette prière à la fin: «Feu du ciel et vent de la montagne, épargnez mon ami le vieux chêne. Faites qu'il voie encore grandir mes petits-enfants et leurs descendants aussi. Vieux chêne qui m'as parlé, dis-leur aussi quelquefois une bonne parole pour qu'ils t'aiment toujours comme je t'ai aimé.»
Emmi jeta cette plaque écrite dans le creux où il avait longtemps dormi et songé.
La fente s'est refermée tout à fait. Emmi a fini de vivre, et l'arbre vit toujours. Il ne parle plus, ou, s'il parle, il n'y a plus d'oreilles capables de le comprendre. On n'a plus peur de lui, mais l'histoire d'Emmi s'est répandue, et, grâce au bon souvenir que l'homme a laissé, le chêne est toujours respecté et béni.
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE
PREMIÈRE PARTIE
LE CHIEN
A GABRIELLE SAND
Nous avions jadis pour voisin de campagne un homme dont le nom prêtait souvent à rire: il s'appelait M. Lechien. Il en plaisantait le premier et ne paraissait nullement contrarié quand les enfants l'appelaient Médor ou Azor.
C'était un homme très-bon, très-doux, un peu froid de manières, mais très-estimé pour la droiture et l'aménité de son caractère. Rien en lui, hormis son nom, ne paraissait bizarre: aussi nous étonna-t-il beaucoup, un jour où son chien avait fait une sottise au milieu du dîner. Au lieu de le gronder ou de le battre, il lui adressa, d'un ton froid et en le regardant fixement, cette étrange mercuriale:
—Si vous agissez ainsi, monsieur, il se passera du temps avant que vous cessiez d'être chien. Je l'ai été, moi qui vous parle, et il m'est arrivé quelquefois d'être entraîné par la gourmandise, au point de m'emparer d'un mets qui ne m'était pas destiné; mais je n'avais pas comme vous l'âge de raison, et d'ailleurs sachez, monsieur, que je n'ai jamais cassé l'assiette.
Le chien écouta ce discours avec une attention soumise; puis il fit entendre un bâillement mélancolique, ce qui, au dire de son maître, n'est pas un signe d'ennui, mais de tristesse chez les chiens; après quoi, il se coucha, le museau allongé sur ses pattes de devant, et parut plongé dans de pénibles réflexions.
Nous crûmes d'abord que, faisant allusion à son nom, notre voisin avait voulu montrer simplement de l'esprit pour nous divertir; mais son air grave et convaincu nous jeta dans la stupeur lorsqu'il nous demanda si nous n'avions aucun souvenir de nos existences antérieures.
—Aucun! fut la réponse générale.
M. Lechien ayant fait du regard le tour de la table, et, nous voyant tous incrédules, s'avisa de regarder un domestique qui venait d'entrer pour remettre une lettre et qui n'était nullement au courant de la conversation.
—Et vous, Sylvain, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce que vous avez été avant d'être homme?
Sylvain était un esprit railleur et sceptique.
—Monsieur, répondit-il sans se déconcerter, depuis que je suis homme j'ai toujours été cocher: il est bien probable qu'avant d'être cocher, j'ai été cheval!
—Bien répondu! s'écria-t-on.
Et Sylvain se retira aux applaudissements des joyeux convives.
—Cet homme a du sens et de l'esprit, reprit notre voisin; il est bien probable, pour parler comme lui, que, dans sa prochaine existence, il ne sera plus cocher, il deviendra maître.
—Et il battra ses gens, répondit un de nous, comme, étant cocher, il aura battu ses chevaux.
—Je gage tout ce que voudrez, repartit notre ami, que Sylvain ne bat jamais ses chevaux, de même que je ne bats jamais mon chien. Si Sylvain était brutal et cruel, il ne serait pas devenu bon cocher et ne serait pas destiné à devenir maître. Si je battais mon chien, je prendrais le chemin de redevenir chien après ma mort.
On trouva la théorie ingénieuse, et on pressa le voisin de la développer.
—C'est bien simple, reprit-il, et je le dirai en peu de mots. L'esprit, la vie de l'esprit, si vous voulez, a ses lois comme la matière organique qu'il revêt a les siennes. On prétend que l'esprit et le corps ont souvent des tendances opposées; je le nie, du moins je prétends que ces tendances arrivent toujours, après un combat quelconque, à se mettre d'accord pour pousser l'animal qui est le théâtre de cette lutte à reculer ou à avancer dans l'échelle des êtres. Ce n'est pas l'un qui a vaincu l'autre. La vie animale n'est pas si pernicieuse que l'on croit. La vie intellectuelle n'est pas si indépendante que l'on dit. L'être est un; chez lui, les besoins répondent aux aspirations, et réciproquement. Il y a une loi plus forte que ces deux lois, un troisième terme qui concilie l'antithèse établie dans la vie de l'individu; c'est la loi de la vie générale, et cette loi divine, c'est la progression. Les pas en arrière confirment la vérité de la marche ascendante. Tout être éprouve donc à son insu le besoin d'une transformation honorable, et mon chien, mon cheval, tous les animaux que l'homme a associés de près à sa vie l'éprouvent plus sciemment que les bêtes qui vivent en liberté. Voyez le chien! cela est plus sensible chez lui que chez tous les autres animaux. Il cherche sans cesse à s'identifier à moi; il aime ma cuisine, mon fauteuil, mes amis, ma voiture. Il se coucherait dans mon lit, si je le lui permettais; il entend ma voix, il la connaît, il comprend ma parole. En ce moment, il sait parfaitement que je parle de lui. Vous pouvez observer le mouvement de ses oreilles.
—Il ne comprend que deux ou trois mots, lui dis-je; quand vous prononcez le mot chien, il tressaille, c'est vrai, mais le développement de votre idée reste pour lui un mystère impénétrable.
—Pas tant que vous croyez! Il sait qu'il en est cause, il se souvient d'avoir commis une faute, et à chaque instant il me demande du regard si je compte le punir ou l'absoudre. Il a l'intelligence d'un enfant qui ne parle pas encore.
—Il vous plaît de supposer tout cela, parce que vous avez de l'imagination.
—Ce n'est pas de l'imagination que j'ai, c'est de la mémoire.
—Ah! voilà! s'écria-t-on autour de nous. Il prétend se souvenir!
Alors qu'il raconte ses existences antérieures, vite! nous écoutons.
—Ce serait, répondit M. Lechien, une interminable histoire, et des plus confuses, car je n'ai pas la prétention de me souvenir de tout, du commencement du monde jusqu'à aujourd'hui. La mort a cela d'excellent qu'elle brise le lien entre l'existence qui finit et celle qui lui succède. Elle étend un nuage épais où le moi s'évanouit pour se transformer sans que nous ayons conscience de l'opération. Moi qui, par exception, à ce qu'il parait, ai conservé un peu la mémoire du passé, je n'ai pas de notions assez nettes pour mettre de l'ordre dans mes souvenirs. Je ne saurais vous dire si j'ai suivi l'échelle de progression régulièrement, sans franchir quelques degrés, ni si j'ai recommencé plusieurs fois les diverses stations de ma métempsycose. Cela, vraiment, je ne le sais pas; mais j'ai dans l'esprit des images vives et soudaines qui me font apparaître certains milieux traversés par moi à une époque qu'il m'est impossible de déterminer, et alors je retrouve les émotions et les sensations que j'ai éprouvées dans ce temps-là. Par exemple, je me retrace depuis peu une certaine rivière où j'ai été poisson. Quel poisson? Je ne sais pas! Une truite peut-être, car je me rappelle mon horreur pour les eaux troubles et mon ardeur incessante à remonter les courants. Je ressens encore l'impression délicieuse du soleil traçant des filets déliés ou des arabesques de diamants mobiles sur les flots brisés. Il y avait… je ne sais où!—les choses alors n'avaient pas de nom pour moi,—une cascade charmante où la lune se jouait en fusées d'argent. Je passais là des heures entières à lutter contre le flot qui me repoussait. Le jour, il y avait sur le rivage des mouches d'or et d'émeraude qui voltigeaient sur les herbes et que je saisissais avec une merveilleuse adresse, me faisant de cette chasse un jeu folâtre plutôt qu'une satisfaction de voracité. Quelquefois les demoiselles aux ailes bleues m'effleuraient de leur vol. Des plantes admirables semblaient vouloir m'enlacer dans leurs vertes chevelures; mais la passion du mouvement et de la liberté me reportait toujours vers les eaux libres et rapides. Agir, nager, vite, toujours plus vite, et sans jamais me reposer, ah! c'était une ivresse! Je me suis rappelé ce bon temps l'autre jour en me baignant dans votre rivière, et à présent je ne l'oublierai plus!
—Encore, encore! s'écrièrent les enfants, qui écoutaient de toutes leurs oreilles. Avez-vous été grenouille, lézard, papillon?
—Lézard, je ne sais pas, grenouille probablement; mais papillon, je m'en souviens à merveille. J'étais fleur, une jolie fleur blanche délicatement découpée, probablement une sorte de saxifrage sarmenteuse pendant sur le bord d'une source, et j'avais toujours soif, toujours soif. Je me penchais sur l'eau sans pouvoir l'atteindre, un vent frais me secouait sans cesse. Le désir est une puissance dont on ne connaît pas la limite. Un matin, je me détachai de ma tige, je flottai soutenue par la brise. J'avais des ailes, j'étais libre et vivant. Les papillons ne sont que des fleurs envolées un jour de fête où la nature était en veine d'invention et de fécondité.
—Très-joli, lui dis-je, mais c'est de la poésie!
—Ne l'empêchez pas d'en faire, s'écrièrent les jeunes gens; il nous amuse!
Et, s'adressant à lui:
—Pouvez-vous nous dire à quoi vous songiez quand vous étiez une pierre?
—Une pierre est une chose et ne pense pas, répondit-il; je ne me rappelle pas mon existence minérale; pourtant, je l'ai subie comme vous tous et il ne faudrait pas croire que la vie inorganique soit tout à fait inerte. Je ne m'étends jamais sur une roche sans ressentir à son contact quelque chose de particulier qui m'affirme les antiques rapports que j'ai dû avoir avec elle. Toute chose est un élément de transformation. La plus grossière a encore sa vitalité latente dont les sourdes pulsations appellent la lumière et le mouvement: l'homme désire, l'animal et la plante aspirent, le minéral attend. Mais, pour me soustraire aux questions embarrassantes que vous m'adressez, je vais choisir une de mes existences que je me retrace le mieux, et vous dire comment j'ai vécu, c'est-à-dire agi et pensé la dernière fois que j'ai été chien. Ne vous attendez pas à des aventures dramatiques, à des sauvetages miraculeux; chaque animal a son caractère personnel. C'est une étude de caractère que je vais vous communiquer.
On apporta les flambeaux, on renvoya les domestiques, on fit silence, et l'étrange narrateur parla ainsi:
—J'étais un joli petit bouledogue, un ratier de pure race. Je ne me rappelle ni ma mère, dont je fus séparé très-jeune, ni la cruelle opération qui trancha ma queue et effila mes oreilles. On me trouva beau ainsi mutilé, et de bonne heure j'aimai les compliments. Du plus loin que je me souvienne, j'ai compris le sens des mots beau chien, joli chien; j'aimais aussi le mot blanc. Quand les enfants, pour me faire fête, m'appelaient lapin blanc, j'étais enchanté. J'aimais à prendre des bains; mais, comme je rencontrais souvent des eaux bourbeuses où la chaleur me portait à me plonger, j'en sortais tout terreux, et on m'appelait lapin jaune ou lapin noir, ce qui m'humiliait beaucoup. Le déplaisir que j'en éprouvai mainte fois m'amena à faire une distinction assez juste des couleurs.
»La première personne qui s'occupa de mon éducation morale fut une vieille dame qui avait ses idées. Elle ne tenait pas à ce que je fusse ce qu'on appelle dressé. Elle n'exigea pas que j'eusse le talent de rapporter et de donner la patte. Elle disait qu'un chien n'apprenait pas ces choses sans être battu. Je comprenais très-bien ce mot-là, car le domestique me battait quelquefois à l'insu de sa maîtresse. J'appris donc de bonne heure que j'étais protégé, et qu'en me réfugiant auprès d'elle, je n'aurais jamais que des caresses et des encouragements. J'étais jeune et j'étais fou. J'aimais à tirer à moi et à ronger les bâtons. C'est une rage que j'ai conservée pendant toute ma vie de chien et qui tenait à ma race, à la force de ma mâchoire et à l'ouverture énorme de ma gueule. Évidemment la nature avait fait de moi un dévorant. Instruit à respecter les poules et les canards, j'avais besoin de me battre avec quelque chose et de dépenser la force de mon organisme. Enfant comme je l'étais, je faisais grand mal dans le petit jardin de la vieille dame; j'arrachais les tuteurs des plantes et souvent la plante avec. Le jardinier voulait me corriger, ma maîtresse l'en empêchait, et, me prenant à part, elle me parlait très-sérieusement. Elle me répétait à plusieurs reprises, en me tenant la tête et en me regardant bien dans les yeux:
»—Ce que vous avez fait est mal, très-mal, on ne peut plus mal!
»Alors, elle plaçait un bâton devant moi et me défendait d'y toucher.
Quand j'avais obéi, elle disait:
»—C'est bien, très-bien, vous êtes un bon chien.
«Il n'en fallut pas davantage pour faire éclore en moi ce trésor inappréciable de la conscience que l'éducation communique au chien quand il est bien doué et qu'on ne l'a pas dégradé par les coups et les injures.
«J'acquis donc ainsi très-jeune le sentiment de la dignité, sans lequel la véritable intelligence ne se révèle ni à l'animal, ni à l'homme. Celui qui n'obéit qu'à la crainte ne saura jamais se commander à lui-même.
«J'avais dix-huit mois, et j'étais dans toute la fleur de la jeunesse et de ma beauté, quand ma maîtresse changea de résidence et m'amena à la campagne qu'elle devait désormais habiter avec sa famille. Il y avait un grand parc, et je connus les ivresses de la liberté. Dès que je vis le fils de la vieille dame, je compris, à la manière dont ils s'embrassèrent et à l'accueil qu'il me fit, que c'était là le maître de la maison, et que je devais me mettre à ses ordres. Dès le premier jour, j'emboîtai le pas derrière lui d'un air si raisonnable et si convaincu, qu'il me prit en amitié, me caressa et me fit coucher dans son cabinet. Sa jeune femme n'aimait pas beaucoup les chiens et se fût volontiers passée de moi; mais j'obtins grâce devant elle par ma sobriété, ma discrétion et ma propreté. On pouvait me laisser seul en compagnie des plats les plus alléchants; il m'arriva bien rarement d'y goûter du bout de la langue. Outre que je n'étais pas gourmand et n'aimais pas les friandises, j'avais un grand respect de la propriété. On m'avait dit, car on me parlait comme à une personne:
«—Voici ton assiette, ton écuelle à eau, ton coussin et ton tapis.
«Je savais que ces choses étaient à moi, et il n'eût pas fait bon me les disputer; mais jamais je ne songeai à empiéter sur le bien des autres.
«J'avais aussi une qualité qu'on appréciait beaucoup. Jamais je ne mangeai de ces immondices dont presque tous les chiens sont friands, et je ne me roulais jamais dessus. Si, pour avoir couché sur le charbon ou m'être roulé sur la terre, j'avais noirci ou jauni ma robe blanche, on pouvait être sûr que je ne m'étais souillé à aucune chose malpropre.
»Je montrai aussi une qualité dont on me tint compte. Je n'aboyai jamais et ne mordis jamais personne. L'aboiement est une menace et une injure. J'étais trop intelligent pour ne pas comprendre que les personnes saluées et accueillies par mes maîtres devaient être reçues poliment par moi, et, quant aux démonstrations de tendresse et de joie qui signalaient le retour d'un ancien ami, j'y étais fort attentif. Dès lors, je lui témoignais ma sympathie par des caresses. Je faisais mieux encore, je guettais le réveil de ces hôtes aimés, pour leur faire les honneurs de la maison et du jardin. Je les promenais ainsi avec courtoisie jusqu'à ce que mes maîtres vinssent me remplacer. On me sut toujours gré de cette notion d'hospitalité que personne n'eût songé à m'enseigner et que je trouvai tout seul.
»Quand il y eut des enfants dans la maison, je fus véritablement heureux. A la première naissance, on fut un peu inquiet de la curiosité avec laquelle je flairais le bébé. J'étais encore impétueux et brusque, on craignait que je ne fusse brutal ou jaloux. Alors, ma vieille maîtresse prit l'enfant sur ses genoux en disant:
»—Il faut faire la morale à Fadet; ne craignez rien, il comprend ce qu'on lui dit.—Voyez, me dit-elle, voyez ce cher poupon, c'est ce qu'il y a de plus précieux dans la maison. Aimez-le bien, touchez-y doucement, ayez-en le plus grand soin. Vous m'entendez bien, Fadet, n'est-ce pas? Vous aimerez ce cher enfant.
»Et, devant moi, elle le baisa et le serra doucement contre son coeur.
»J'avais parfaitement compris. Je demandai par mes regards et mes manières à baiser aussi cette chère créature. La grand'mère approcha de moi sa petite main en me disant encore:
»—Bien doucement, Fadet, bien doucement!
»Je léchai la petite main et trouvai l'enfant si joli, que je ne pus me défendre d'effleurer sa joue rose avec ma langue, mais ce fut si délicatement qu'il n'eut pas peur de moi, et c'est moi qui, un peu plus tard, obtins son premier sourire.
»Un autre enfant vint deux ans après, c'étaient alors deux petites filles. L'aînée me chérissait déjà. La seconde fit de même, et on me permettait de me rouler avec elle sur les tapis. Les parents craignaient un peu ma pétulance, mais la grand'mère m'honorait d'une confiance que j'avais à coeur de mériter. Elle me répétait de temps en temps:
»—Bien doucement, Fadet, bien doucement!
»Aussi n'eut-on jamais le moindre reproche à m'adresser. Jamais, dans mes plus grandes gaietés, je ne mordillai leurs mains jusqu'à les rougir, jamais je ne déchirai leurs robes, jamais je ne leur mis mes pattes dans la figure. Et pourtant Dieu sait que, dans leur jeune âge, elles abusèrent souvent de ma bonté, jusqu'à me faire souffrir. Je compris qu'elles ne savaient ce qu'elles faisaient, et ne me fâchai jamais. Elles imaginèrent un jour de m'atteler à leur petite voiture de jardinage et d'y mettre leurs poupées! Je me laissai harnacher et atteler, Dieu sait comme, et je traînai raisonnablement la voiture et les poupées aussi longtemps qu'on voulut. J'avoue qu'il y avait un peu de vanité dans mon fait parce que les domestiques étaient émerveillés de ma docilité.
»—Ce n'est pas un chien, disaient-ils, c'est un cheval!
»Et toute la journée les petites filles m'appelèrent cheval blanc, ce qui, je dois le confesser, me flatta infiniment.
»On me sut d'autant plus de gré de ma raison et de ma douceur avec les enfants que je ne supportais ni injures ni menaces de la part des autres. Quelque amitié que j'eusse pour mon maître, je lui prouvai une fois combien j'avais à coeur de conserver ma dignité. J'avais commis une faute contre la propreté par paresse de sortir, et il me menaça de son fouet. Je me révoltai et m'élançai au-devant des coups en montrant les dents. Il était philosophe, il n'insista pas pour me punir, et, comme quelqu'un lui disait qu'il n'eût pas dû me pardonner cette révolte, qu'un chien rebelle doit être roué de coups, il répondit:
»—Non! Je le connais, il est intrépide et entêté au combat, il ne céderait pas; je serais forcé de le tuer, et le plus puni serait moi.
»Il me pardonna donc, et je l'en aimai d'autant plus.
»J'ai passé une vie bien douce et bien heureuse dans cette maison bénie. Tous m'aimaient, les serviteurs étaient doux et pleins d'égards pour moi; les enfants, devenus grands, m'adoraient et me disaient les choses les plus tendres et les plus flatteuses; mes maîtres avaient réellement de l'estime pour mon caractère et déclaraient que mon affection n'avait jamais eu pour mobile la gourmandise ni aucune passion basse. J'aimais leur société, et, devenu vieux, moins démonstratif par conséquent, je leur témoignais mon amitié en dormant à leurs pieds ou à leur porte quand ils avaient oublié de me l'ouvrir. J'étais d'une discrétion et d'un savoir-vivre irréprochables, bien que très-indépendant et nullement surveillé. Jamais je ne grattai à une porte, jamais je ne fis entendre de gémissements importuns. Quand je sentis les premiers rhumatismes, on me traita comme une personne. Chaque soir, mon maître m'enveloppait dans mon tapis; s'il tardait un peu à y songer, je me plantais près de lui en le regardant, mais sans le tirailler ni l'ennuyer de mes obsessions.
»La seule chose que j'aie à me reprocher dans mon existence canine, c'est mon peu de bienveillance pour les autres chiens. Était-ce pressentiment de ma prochaine séparation d'espèce, était-ce crainte de retarder ma promotion à un grade plus élevé, qui me faisait haïr leurs grossièretés et leurs vices? Redoutais-je de redevenir trop chien dans leur société, avais-je l'orgueil du mépris pour leur infériorité intellectuelle et morale? Je les ai réellement houspillés toute ma vie, et on déclara souvent que j'étais terriblement méchant avec mes semblables. Pourtant je dois dire à ma décharge que je ne fis jamais de mal aux faibles et aux petits. Je m'attaquais aux plus gros et aux plus forts avec une audace héroïque. Je revenais harassé, couvert de blessures, et, à peine guéri, je recommençais.
»J'étais ainsi avec ceux qui ne m'étaient pas présentés.
»Quand un ami de la maison amenait son chien, on me faisait un discours sérieux en m'engageant à la politesse et en me rappelant les devoirs de l'hospitalité. On me disait son nom, on approchait sa figure de la mienne. On apaisait mes premiers grognements avec de bonnes paroles qui me rappelaient au respect de moi-même. Alors, c'était fini pour toujours, il n'y avait plus de querelles, ni même de provocations; mais je dois dire que, sauf Moutonne, la chienne du berger, pour laquelle j'eus toujours une grande amitié et qui me défendait contre les chiens ameutés contre moi, je ne me liai jamais avec aucun animal de mon espèce. Je les trouvais tous trop inférieurs à moi, même les beaux chiens de chasse et les petits chiens savants qui avaient été forcés par les châtiments à maîtriser leurs instincts. Moi qu'on avait toujours raisonné avec douceur, si j'étais, comme eux, esclave de mes passions à certains égards où je n'avais à risquer que moi-même, j'étais obéissant et sociable avec l'homme, parce qu'il me plaisait d'être ainsi et que j'eusse rougi d'être autrement.
»Une seule fois je parus ingrat, et j'éprouvai un grand chagrin. Une maladie épidémique ravageait le pays, toute la famille partit emmenant les enfants, et, comme on craignait mes larmes, on ne m'avertit de rien. Un matin, je me trouvai seul avec le domestique, qui prit grand soin de moi, mais qui, préoccupé pour lui-même, ne s'efforça pas de me consoler, ou ne sut pas s'y prendre. Je tombai dans le désespoir, cette maison déserte par un froid rigoureux était pour moi comme un tombeau. Je n'ai jamais été gros mangeur, mais je perdis complètement l'appétit et je devins si maigre, que l'on eût pu voir à travers mes côtes. Enfin, après un temps qui me parut bien long, ma vieille maîtresse revint pour préparer le retour de la famille, et je ne compris pas pourquoi elle revenait seule; je crus que son fils et les enfants ne reviendraient jamais, et je n'eus pas le courage de lui faire la moindre caresse. Elle fit allumer du feu dans sa chambre et m'appela en m'invitant à me chauffer; puis elle se mit à écrire pour donner des ordres et j'entendis qu'elle disait en parlant de moi:
»—Vous ne l'avez donc pas nourri? Il est d'une maigreur effrayante; allez me chercher du pain et de la soupe.
»Mais je refusai de manger. Le domestique parla de mon chagrin. Elle me caressa beaucoup et ne put me consoler, elle eût dû me dire que les enfants se portaient bien et allaient revenir avec leur père. Elle n'y songea pas, et s'éloigna en se plaignant de ma froideur, qu'elle n'avait pas comprise. Elle me rendit pourtant son estime quelque jours après, lorsqu'elle revint avec la famille. Les tendresses que je fis aux enfants surtout lui prouvèrent bien que j'avais le coeur fidèle et sensible.
»Sur mes vieux jours, un rayon de soleil embellit ma vie. On amena dans la maison la petite chienne Lisette, que les enfants se disputèrent d'abord, mais que l'aînée céda à sa soeur en disant qu'elle préférait un vieux ami comme moi à toutes les nouvelles connaissances. Lisette fut aimable avec moi, et sa folâtre enfance égaya mon hiver. Elle était nerveuse et tyrannique, elle me mordait cruellement les oreilles. Je criais et ne me fâchais pas, elle était si gracieuse dans ses impétueux ébats! Elle me forçait à courir et à bondir avec elle. Mais ma grande affection était, en somme, pour la petite fille qui me préférait à Lisette et qui me parlait raison, sentiment et moralité, comme avait fait sa grand'mère.
»Je n'ai pas souvenir de mes dernières années et de ma mort. Je crois que je m'éteignis doucement au milieu des soins et des encouragements. On avait certainement compris que je méritais d'être homme, puisqu'on avait toujours dit qu'il ne me manquait que la parole. J'ignore pourtant si mon esprit franchit d'emblée cet abîme. J'ignore la forme et l'époque de ma renaissance; je crois pourtant que je n'ai pas recommencé l'existence canine, car celle que je viens de vous raconter me paraît dater d'hier. Les costumes, les habitudes, les idées que je vois aujourd'hui ne diffèrent pas essentiellement de ce que j'ai vu et observé étant chien…»
Le sérieux avec lequel notre voisin avait parlé nous avait forcés de l'écouter avec attention et déférence. Il nous avait étonnés et intéressés. Nous le priâmes de nous raconter quelque autre de ses existences.
—C'est assez pour aujourd'hui, nous dit-il; je tâcherai de rassembler mes souvenirs, et peut-être plus tard vous ferai-je le récit d'une autre phase de ma vie antérieure.
DEUXIÈME PARTIE
LA FLEUR SACRÉE
A AURORE SAND
Quelques jours après que M. Lechien nous eut raconté son histoire, nous nous retrouvions avec lui chez un Anglais riche qui avait beaucoup voyagé en Asie, et qui parlait volontiers des choses intéressantes et curieuses qu'il avait vues.
Comme il nous disait la manière dont on chasse les éléphants dans le Laos, M. Lechien lui demanda s'il n'avait jamais tué lui-même un de ces animaux.
—Jamais! répondit sir William. Je ne me le serais point pardonné. L'éléphant m'a toujours paru si près de l'homme par l'intelligence et le raisonnement que j'aurais craint d'interrompre la carrière d'une âme en voie de transformation.
—Au fait, lui dit quelqu'un, vous avez longtemps vécu dans l'Inde, vous devez partager les idées de migration des âmes que monsieur nous exposait l'autre jour d'une manière plus ingénieuse que scientifique.
—La science est la science, répondit l'Anglais. Je la respecte infiniment, mais je crois que, quand elle veut trancher affirmativement ou négativement la question des âmes, elle sort de son domaine et ne peut rien prouver. Ce domaine est l'examen des faits palpables, d'où elle conclut à des lois existantes. Au delà, elle n'a plus de certitude. Le foyer d'émission de ces lois échappe à ses investigations, et je trouve qu'il est également contraire à la vraie doctrine scientifique de vouloir prouver l'existence ou la non-existence d'un principe quelconque. En dehors de sa démonstration spéciale, le savant est libre de croire ou de ne pas croire; mais la recherche de ce principe appartient mieux aux hommes de logique, de sentiment et d'imagination. Les raisonnements et les hypothèses de ceux-ci n'ont, il est vrai, de valeur qu'autant qu'ils respectent ce que la science a vérifié dans l'ordre des faits; mais là où la science est impuissante à nous éclairer, nous sommes tous libres de donner aux faits ce que vous appelez une interprétation ingénieuse, ce qui, selon moi, signifie une explication idéaliste fondée sur la déduction, la logique et le sentiment du juste dans l'équilibre et l'ordonnance de l'univers.
—Ainsi, reprit celui qui avait interpellé sir William, vous êtes bouddhiste?
—D'une certaine façon, répondit l'Anglais; mais nous pourrions trouver un sujet de conversation plus récréatif pour les enfants qui nous écoutent.
—Moi, dit une des petites filles, cela m'intéresse et me plaît.
Pourriez-vous me dire ce que j'ai été avant d'être une petite fille?
—Vous avez été un petit ange, répondit sir William.
—Pas de compliments! reprit l'enfant. Je crois que j'ai été tout bonnement un oiseau, car il me semble que je regrette toujours le temps où je volais sur les arbres et ne faisais que ce que je voulais.
—Eh bien, reprit sir William, ce regret serait une preuve de souvenir. Chacun de nous a une préférence pour un animal quelconque et se sent porté à s'identifier à ses impressions comme s'il les avait déjà ressenties pour son propre compte.
—Quel est votre animal de prédilection? lui demandai-je.
—Tant que j'ai été Anglais, répondit-il, j'ai mis le cheval au premier rang. Quand je suis devenu Indien, j'ai mis l'éléphant au-dessus de tout.
—Mais, dit un jeune garçon, est-ce que l'éléphant n'est pas très-laid?
—Oui, selon nos idées sur l'esthétique. Nous prenons pour type du quadrupède le cheval ou le cerf; nous aimons l'harmonie dans la proportion, parce qu'au fond nous avons toujours dans l'esprit le type humain comme type suprême de cette harmonie; mais, quand on quitte les régions tempérées et qu'on se trouve en face d'une nature exubérante, le goût change, les yeux s'attachent à d'autres lignes, l'esprit se reporte à un ordre de création antérieure plus grandiose, et le côté fruste de cette création ne choque plus nos regards et nos pensées. L'Indien, noir, petit, grêle, ne donne pas l'idée d'un roi de la création. L'Anglais, rouge et massif, paraît là plus imposant que chez lui; mais l'un et l'autre, qu'ils aient pour cadre une cabane de roseaux ou un palais de marbre, sont encore effacés comme de vulgaires détails dans l'ensemble du tableau que présente la nature environnante. Le sens artiste éprouve le besoin de formes supérieures à celles de l'homme, et il se sent pris de respect pour les êtres capables de se développer fièrement sous cet ardent soleil qui étiole la race humaine. Là où les roches sont formidables, les végétaux effrayants d'aspect, les déserts inaccessibles, le pouvoir humain perd son prestige, et le monstre surgit à nos yeux comme la suprême combinaison harmonique d'un monde prodigieux. Les anciens habitants de cette terre redoutable l'avaient bien compris. Leur art consistait dans la reproduction idéalisée des formes monstrueuses. Le buste de l'éléphant était le couronnement principal de leurs parthénons. Leurs dieux étaient des monstres et des colosses. Leur architecture pesante, surmontée de tours d'une hauteur démesurée, semblait chercher le beau dans l'absence de ces proportions harmoniques qui ont été l'idéal des peuples de l'Occident. Ne vous étonnez donc pas de m'entendre dire qu'après avoir trouvé cet art barbare et ces types effrayants, je m'y suis habitué au point de les admirer et de trouver plus tard nos arts froids et nos types mesquins. Et puis tout, dans l'Inde, concourt à idéaliser l'éléphant. Son culte est partout dans le passé, sous une forme ou sous une autre. Les reproductions de son type ont une variété d'intentions surprenante, car, selon la pensée de l'artiste, il représente la force menaçante ou la bénigne douceur de la divinité qu'il encadre. Je ne crois pas qu'il ait été jamais, quoi qu'en aient dit les anciens voyageurs, adoré personnellement comme un dieu; mais il a été, il est encore regardé comme un symbole et un palladium. L'éléphant blanc des temples de Siam est toujours considéré comme un animal sacré.
—Parlez-nous de cet éléphant blanc, s'écrièrent tous les enfants.
Est-il vraiment blanc? l'avez-vous vu?
—Je l'ai vu, et, en le contemplant au milieu des fêtes triomphales qu'il semblait présider, il m'est arrivé une chose singulière.
—Quoi? reprirent les enfants.
—Une chose que j'hésite à vous dire,—non pas que je craigne la raillerie en un sujet si grave, mais en vérité je crains de ne pas vous convaincre de ma sincérité et d'être accusé d'improviser un roman pour rivaliser avec l'édifiante et sérieuse histoire de M. Lechien.
—Dites toujours, dites toujours! Nous ne critiquerons pas, nous écouterons bien sagement.
—Eh bien, mes enfants, reprit l'Anglais, voici ce qui est arrivé. En contemplant la majesté de l'éléphant sacré marchant d'un pas mesuré au son des instruments et marquant le rhythme avec sa trompe, tandis que les Indiens, qui semblaient être bien réellement les esclaves de ce monarque, balançaient au-dessus de sa tête des parasols rouge et or, j'ai fait un effort d'esprit pour saisir sa pensée dans son oeil tranquille, et tout à coup il m'a semblé qu'une série d'existences passées, insaisissables à la mémoire de l'homme, venait de rentrer dans la mienne.
—Comment! vous croyez…?
—Je crois que certains animaux nous semblent pensifs et absorbés parce qu'ils se souviennent. Où serait l'erreur de la Providence? L'homme oublie, parce qu'il a trop à faire pour que le souvenir lui soit bon. Il termine la série des animaux contemplatifs, il pense réellement et cesse de rêver. A peine né, il devient la proie de la loi du progrès, l'esclave de la loi du travail. Il faut qu'il rompe avec les images du passé pour se porter tout entier vers la conception de l'avenir. La loi qui lui a fait cette destinée ne serait pas juste, si elle ne lui retirait pas la faculté de regarder en arrière et de perdre son énergie dans de vains regrets et de stériles comparaisons.
—Quoi qu'il en soit, dit vivement M. Lechien, racontez vos souvenirs; il m'importe beaucoup de savoir qu'une fois en votre vie vous avez éprouvé le phénomène que j'ai subi plusieurs fois.
—J'y consens, répondit sir William, car j'avoue que votre exemple et vos affirmations m'ébranlent et m'impressionnent beaucoup. Si c'est un simple rêve qui s'est emparé de moi pendant la cérémonie que présidait l'éléphant sacré, il a été si précis et si frappant, que je n'en ai pas oublié la moindre circonstance. Et moi aussi, j'avais été éléphant, éléphant blanc, qui plus est, éléphant sacré par conséquent, et je revoyais mon existence entière à partir de ma première enfance dans les jungles et les forêts de la presqu'île de Malacca.
«C'est dans ce pays, alors si peu connu des Européens, que se reportent mes premiers souvenirs, à une époque qui doit remonter aux temps les plus florissants de l'établissement du bouddhisme, longtemps avant la domination européenne. Je vivais dans ce désert étrange, dans cette Chersonèse d'or des anciens, une presqu'île de trois cent soixante lieues de longueur, large en moyenne de trente lieues. Ce n'est, à vrai dire, qu'une chaîne de montagnes projetée sur la mer et couronnée de forêts. Ces montagnes ne sont pas très-hautes. La principale, le mont Ophir, n'égale pas le puy de Dôme; mais, par leur situation isolée entre deux mers, elles sont imposantes. Les versants sont parfois inaccessibles à l'homme. Les habitants des côtes, Malais et autres, y font pourtant aujourd'hui une guerre acharnée aux animaux sauvages, et vous avez à bas prix l'ivoire et les autres produits si facilement exportés de ces régions redoutables. Pourtant, l'homme n'y est pas encore partout le maître et il ne l'était pas du tout au temps dont je vous parle. Je grandissais heureux et libre sur les hauteurs, dans le sublime rayonnement d'un ciel ardent et pur, rafraîchi par l'élévation du sol et la brise de mer. Qu'elle était belle, cette mer de la Malaisie avec ses milliers d'îles vertes comme l'émeraude et d'écueils blancs comme l'albâtre, sur le bleu sombre des flots! Quel horizon s'ouvrait à nos regards quand, du haut de nos sanctuaires de rochers, nous embrassions de tous côtés l'horizon sans limites! Dans la saison des pluies, nous savourions, à l'abri des arbres géants, la chaude humidité du feuillage. C'était la saison douce où le recueillement de la nature nous remplissait d'une sereine quiétude. Les plantes vigoureuses, à peine abattues par l'été torride, semblaient partager notre bien-être et se retremper à la source de la vie. Les belles lianes de diverses espèces poussaient leurs festons prodigieux et les enlaçaient aux branches des cinnamomes et des gardénias en fleurs. Nous dormions à l'ombre parfumée des mangliers, des bananiers, des baumiers et des cannelliers. Nous avions plus de plantes qu'il ne nous en fallait pour satisfaire notre vaste et frugal appétit. Nous méprisions les carnassiers perfides; nous ne permettions pas aux tigres d'approcher de nos pâturages. Les antilopes, les oryx, les singes recherchaient notre protection. Des oiseaux admirables venaient se poser sur nous par bandes pour nous aider à notre toilette. Le nocariam l'oiseau géant, peut-être disparu aujourd'hui, s'approchait de nous sans crainte pour partager nos récoltes.
«Nous vivions seuls, ma mère et moi, ne nous mêlant pas aux troupes nombreuses des éléphants vulgaires, plus petits et d'un pelage différent du nôtre. Étions-nous d'une race différente? Je ne l'ai jamais su. L'éléphant blanc est si rare, qu'on le regarde comme une anomalie, et les Indiens le considèrent comme une incarnation divine. Quand un de ceux qui vivent dans les temples d'une nation hindoue cesse de vivre, on lui rend les mêmes honneurs funéraires qu'aux rois, et souvent de longues années s'écoulent avant qu'on lui trouve un successeur.
«Notre haute taille effrayait-elle les autres éléphants? Nous étions de ceux qu'on appelle solitaires et qui ne font partie d'aucun troupeau sous les ordres d'un guide de leur espèce. On ne nous disputait aucune place, et nous nous transportions d'une région à l'autre, changeant de climat sur cette arête de montagnes, selon notre caprice et les besoins de notre nourriture. Nous préférions la sérénité des sommets ombragés aux sombres embûches de la jungle peuplée de serpents monstrueux, hérissée de cactus et d'autres plantes épineuses où vivent des insectes irritants. En cherchant la canne à sucre sous des bambous d'une hauteur colossale, nous nous arrêtions quelquefois pour jeter un coup d'oeil sur les palétuviers des rivages; mais ma mère, défiante, semblait deviner que nos robes blanches pouvaient attirer le regard des hommes, et nous retournions vite à la région des aréquiers et des cocotiers, ces grandes vigies plantées au-dessus des jungles comme pour balancer librement dans un air plus pur leurs éventails majestueux et leurs palmes de cinq mètres de longueur.
«Ma noble mère me chérissait, me menait partout avec elle et ne vivait que pour moi. Elle m'enseignait à adorer le soleil et à m'agenouiller chaque matin à son apparition glorieuse, en relevant ma trompe blanche et satinée, comme pour saluer le père et le roi de la terre; en ces moments-là, l'aube pourprée teignait de rose mon fin pelage, et ma mère me regardait avec admiration. Nous n'avions que de hautes pensées, et notre coeur se dilatait dans la tendresse et l'innocence. Jours heureux, trop tôt envolés! Un matin, la soif nous força de descendre le lit d'un des torrents qui, du haut de la montagne, vont en bonds rapides ou gracieux se déverser dans la mer; c'était vers la fin de la saison sèche. La source qui filtre du sommet de l'Ophir ne distillait plus une seule goutte dans sa coupe de mousse. Il nous fallut gagner le pied de la jungle où le torrent avait formé une suite de petits lacs, pâles diamants semés dans la verdure glauque des nopals. Tout à coup nous sommes surpris par des cris étranges, et des êtres inconnus pour moi, des hommes et des chevaux se précipitent sur nous. Ces hommes bronzés qui ressemblaient à des singes ne me firent point peur, les animaux qu'ils montaient n'approchaient de nous qu'avec effroi. D'ailleurs, nous n'étions pas en danger de mort. Nos robes blanches inspiraient le respect, même à ces Malais farouches et cruels; sans doute ils voulaient nous capturer, mais ils n'osaient se servir de leurs armes. Ma mère les repoussa d'abord fièrement et sans colère, elle savait qu'ils ne pourraient pas la prendre; alors, ils jugèrent qu'en raison de mon jeune âge, ils pourraient facilement s'emparer de moi et ils essayèrent de jeter des lassos autour de mes jambes; ma mère se plaça entre eux et moi, et fit une défense désespérée. Les chasseurs, voyant qu'il fallait la tuer pour m'avoir, lui lancèrent une grêle de javelots qui s'enfoncèrent dans ses vastes flancs, et je vis avec horreur sa robe blanche se rayer de fleuves de sang.
«Je voulais la défendre et la venger, elle m'en empêcha, me tint de force derrière elle, et, présentant le flanc comme un rempart pour me couvrir, immobile de douleur et stoïquement muette pour faire croire que sa vie était à l'épreuve de ces flèches mortelles, elle resta là, criblée de traits, jusqu'à ce que, le coeur transpercé cessant de battre, elle s'affaissât comme une montagne. La terre résonna sous son poids. Les assassins s'élancèrent pour me garrotter, et je ne fis aucune résistance. Stupéfait devant le cadavre de ma mère, ne comprenant rien à la mort, je la caressais en gémissant, en la suppliant de se relever et de fuir avec moi. Elle ne respirait plus, mais des flots de larmes coulaient encore de ses yeux éteints. On me jeta une natte épaisse sur la tête, je ne vis plus rien, mes quatre jambes étaient prises dans quatre cordes de cuir d'élan. Je ne voulais plus rien savoir, je ne me débattais pas, je pleurais, je sentais ma mère près de moi, je ne voulais pas m'éloigner d'elle, je me couchai. On m'emmena je ne sais comment et je ne sais où. Je crois qu'on attela tous les chevaux pour me traîner sur le sable en pente du rivage jusqu'à une sorte de fosse où on me laissa seul.
«Je ne me rappelle pas combien de temps je restai là, privé de nourriture, dévoré par la soif et par les mouches avides de mon sang. J'étais déjà fort, j'aurais pu démolir cette cave avec mes pieds de devant et me frayer un sentier, comme ma mère m'avait enseigné à le faire dans les versants rapides. Je fus longtemps sans m'en aviser. Sans connaître la mort, je haïssais l'existence et ne songeais pas à la conserver. Enfin, je cédai à l'instinct et je jetai des cris farouches. On m'apporta aussitôt des cannes à sucre et de l'eau. Je vis des têtes inquiètes se pencher sur les bords du silo où j'étais enseveli. On parut se réjouir de me voir manger et boire; mais, dès que j'eus repris des forces, j'entrai en fureur et je remplis la terre et le ciel des éclats retentissants de ma voix. Alors, on s'éloigna, me laissant démolir la berge verticale de ma prison, et je me crus en liberté; mais j'étais dans un parc formé de tiges de bambous monstrueux, reliés les uns aux autres par des lianes si bien serrées que je ne pus en ébranler un seul. Je passai encore plusieurs jours à essayer obstinément ce vain travail, auquel résistait le perfide et savant travail de l'homme. On m'apportait mes aliments et on me parlait avec douceur. Je n'écoutais rien, je voulais fondre sur mes adversaires, je frappais de mon front avec un bruit affreux les murailles de ma prison sans pouvoir les ébranler; mais, quand j'étais seul, je mangeais. La loi impérieuse de la vie l'emportait sur mon désespoir, et, le sommeil domptant mes forces, je dormais sur les herbes fraîches dont on avait jonché ma cage.
«Enfin, un jour, un petit homme noir, vêtu seulement d'un sarong ou caleçon blanc, entra seul et résolûment dans ma prison en portant une auge de farine de riz salé et mélangé à un corps huileux. Il me la présenta à genoux en me disant d'une voix douce des paroles où je distinguai je ne sais quelle intention affectueuse et caressante. Je le laissai me supplier jusqu'au moment où, vaincu par ses prières, je mangeai devant lui. Pendant que je savourais ce mets rafraîchissant, il m'éventait avec une feuille de palmier et me chantait quelque chose de triste que j'écoutais avec étonnement. Il revint un peu plus tard et me joua sur une petite flûte de roseau je ne sais quel air plaintif qui me fit comprendre la pitié que je lui inspirais. Je le laissai baiser mon front et mes oreilles. Peu à peu, je lui permis de me laver, de me débarrasser des épines qui me gênaient et de s'asseoir entre mes jambes. Enfin, au bout d'un temps que je ne puis préciser, je sentis qu'il m'aimait et que je l'aimais aussi. Dès lors, je fus dompté, le passé s'effaça de ma mémoire, et je consentis à le suivre sur le rivage sans songer à m'échapper.
«Je vécus, je crois, deux ans seul avec lui. Il avait pour moi des soins si tendres, qu'il remplaçait ma mère et que je ne pensai plus jamais à le quitter. Pourtant je ne lui appartenais pas. La tribu qui s'était emparée de moi devait se partager le prix qui serait offert par les plus riches radjahs de l'Inde dès qu'ils seraient informés de mon existence. On avait donc fait un arrangement pour tirer de moi le meilleur parti possible. La tribu avait envoyé des députés dans toutes les cours des deux péninsules pour me vendre au plus offrant, et, en attendant leur retour, j'étais confié à ce jeune homme, nommé Aor, qui était réputé le plus habile de tous dans l'art d'apprivoiser et de soigner les êtres de mon espèce. Il n'était pas chasseur, il n'avait pas aidé au meurtre de ma mère. Je pouvais l'aimer sans remords.
«Bientôt je compris la parole humaine, qu'à toute heure il me faisait entendre. Je ne me rendais pas compte des mots, mais l'inflexion de chaque syllabe me révélait sa pensée aussi clairement que si j'eusse appris sa langue. Plus tard, je compris de même cette musique de la parole humaine en quelque langue qu'elle arrivât à mon oreille. Quand c'était de la musique chantée par la voix ou les instruments, je comprenais encore mieux.
«J'arrivai donc à savoir de mon ami que je devais me dérober aux regards des hommes parce que quiconque me verrait serait tenté de m'emmener pour me vendre après l'avoir tué. Nous habitions alors la province de Tenasserim, dans la partie la plus déserte des monts Moghs, en face de l'archipel de Merghi. Nous demeurions cachés tout le jour dans les rochers, et nous ne sortions que la nuit. Aor montait sur mon cou et me conduisait au bain sans crainte des alligators et des crocodiles, dont je savais le préserver en enterrant nonchalamment dans le sable leur tête, qui se brisait sous mon pied. Après le bain, nous errions dans les hautes forêts, où je choisissais les branches dont j'étais friand et ou je cueillais pour Aor des fruits que je lui passais avec ma trompe. Je faisais aussi ma provision de verdure pour la journée. J'aimais surtout les écorces fraîches et j'avais une adresse merveilleuse pour les détacher de la tige jusqu'au plus petit brin; mais il me fallait du temps pour dépouiller ainsi le bois, et je m'approvisionnais de branches pour les loisirs de la journée, en prévision des heures où je ne dormais pas, heures assez courtes, je dois le dire; l'éléphant livré à lui-même est noctambule de préférence.
«Mon existence était douce et tout absorbée dans le présent, je ne me représentais pas l'avenir. Je commençai à réfléchir sur moi-même un jour que les hommes de la tribu amenèrent dans mon parc de bambous une troupe d'éléphants sauvages qu'ils avaient chassés aux flambeaux avec un grand bruit de tambours et de cymbales pour les forcer à se réfugier dans ce piége. On y avait amené d'avance des éléphants apprivoisés qui devaient aider les chasseurs à dompter les captifs, et qui les aidèrent en effet avec une intelligence extraordinaire à lier les quatre jambes l'une après l'autre; mais quelques mâles sauvages, les solitaires surtout, étaient si furieux, qu'on crut devoir m'adjoindre aux chasseurs pour en venir à bout. On força mon cher Aor à me monter, et il essaya d'obéir, bien qu'avec une vive répugnance. Je sentis alors le sentiment du juste se révéler à moi, et j'eus horreur de ce que l'on prétendait me faire faire. Ces éléphants sauvages étaient sinon mes égaux, du moins mes semblables; les éléphants soumis qui aidaient à consommer l'esclavage de leurs frères me parurent tout à fait inférieurs à eux et à moi. Saisi de mépris et d'indignation, je m'attaquai à eux seuls et me portai à la défense des prisonniers si énergiquement, que l'on dut renoncer à m'avilir. On me fit sortir du parc, et mon cher Aor me combla d'éloges et de caresses.
«—Vous voyez bien, disait-il à ses compagnons, que celui-ci est un ange et un saint, jamais éléphant blanc n'a été employé aux travaux grossiers ni aux actes de violence. Il n'est fait ni pour la chasse, ni pour la guerre, ni pour porter des fardeaux, ni pour servir de monture dans les voyages. Les rois eux-mêmes ne se permettent pas de s'asseoir sur lui, et vous voulez qu'il s'abaisse à vous aider au domptage? Non, vous ne comprenez pas sa grandeur et vous outragez son rang! Ce que vous avez tenté de faire attirera sur vous la puissance des mauvais esprits.
«Et, comme on remontrait à mon ami qu'il avait lui-même travaillé à me dompter:
«—Je ne l'ai dompté, répondait-il, qu'avec mes douces paroles et le son de ma flûte. S'il me permet de le monter, c'est qu'il a reconnu en moi son serviteur fidèle, son mahout dévoué. Sachez bien que le jour où l'on nous séparerait, l'un de nous mourrait; et souhaitez que ce soit moi, car du salut de la Fleur sacrée dépendent la richesse et la gloire de votre tribu.
«La Fleur sacrée était le nom qu'il m'avait donné et que nul ne songeait à me contester. Les paroles de mon mahout m'avaient profondément pénétré. Je sentis que sans lui on m'eût avili, et je devins d'autant plus fier et plus indépendant. Je résolus (et je me tins parole) de ne jamais agir que par son conseil, et tous deux d'accord nous éloignâmes de nous quiconque ne nous traitait pas avec un profond respect. On lui avait offert de me donner pour société les éléphants les plus beaux et les mieux dressés. Je refusai absolument de les admettre auprès de ma personne, et, seul avec Aor, je ne m'ennuyai jamais.
»J'avais environ quinze ans, et ma taille dépassait déjà de beaucoup celle des éléphants adultes de l'Inde, lorsque nos députés revinrent annonçant que, le radjah des Birmans ayant fait les plus belles offres, le marché était conclu. On avait agi avec prudence. On ne s'était adressé à aucun des souverains du royaume de Siam, parce qu'ils eussent pu me revendiquer comme étant né sur leurs terres et ne vouloir rien payer pour m'acquérir. Je fus donc adjugé au roi de Pagham et conduit de nuit très-mystérieusement le long des côtes de Tenasserim jusqu'à Martaban, d'où, après avoir traversé les monts Karens, nous gagnâmes les rives du beau fleuve Iraouaddy.
»Il m'en avait coûté de quitter ma patrie et mes forêts; je n'y eusse jamais consenti, si Aor ne m'eût dit sur sa flûte que la gloire et le bonheur m'attendaient sur d'autres rivages. Durant la route, je ne voulus pas le quitter un seul instant. Je lui permettais à peine de descendre de mon cou, et aux heures du sommeil, pour me préserver d'une poignante inquiétude, il dormait entre mes jambes. J'étais jaloux, et ne voulais pas qu'il reçût d'autre nourriture que celle que je lui présentais; je choisissais pour lui les meilleurs fruits, et je lui tendais avec ma trompe le vase que je remplissais moi-même de l'eau la plus pure. Je l'éventais avec de larges feuilles; en traversant les bois et les jungles, j'abattais sans m'arrêter les arbustes épineux qui eussent pu l'atteindre et le déchirer. Je faisais enfin, mais mieux que tous les autres, tout ce que font les éléphants bien dressés, et je le faisais de ma propre volonté, non d'une manière banale, mais pour mon seul ami.
»Dès que nous eûmes atteint la frontière birmane, une députation du souverain vint au-devant de moi. Je fus inquiet du cérémonial qui m'entourait. Je vis que l'on donnait de l'or et des présents aux chasseurs malais qui m'avaient accompagné et qu'on les congédiait. Allait-on me séparer d'Aor? Je montrai une agitation effrayante, et je menaçai les hauts personnages qui approchaient de moi avec respect. Aor, qui me comprenait, leur expliqua mes craintes, et leur dit que, séparé de lui, je ne consentirais jamais à les suivre. Alors, un des ministres chargés de ma réception, et qui était resté sous une tente, ôta ses sandales, et vint à moi pour me présenter à genoux une lettre du roi des Birmans, écrite en bleu sur une longue feuille de palmier dorée. Il s'apprêtait à m'en donner lecture lorsque je la pris de ses mains et la passai à mon mahout pour qu'il me la traduisit. Il n'avait pas le droit, lui qui appartenait à une caste inférieure, de toucher à cette feuille sacrée. Il me pria de la rendre au seigneur ministre de Sa Majesté, ce que je fis aussitôt pour marquer ma déférence et mon amitié pour Aor. Le ministre reprit la lettre, sur laquelle on déplia une ombrelle d'or, et il lut:
«Très-puissant, très-aimé et très-vénéré éléphant, du nom de Fleur sacrée, daignez venir résider dans la capitale de mon empire, où un palais digne de vous est déjà préparé. Par la présente lettre royale, moi, le roi des Birmans, je vous alloue un fief qui vous appartiendra en propre, un ministre pour vous obéir, une maison de deux cents personnes, une suite de cinquante éléphants, autant de chevaux et de boeufs que nécessitera votre service; six ombrelles d'or, un corps de musique, et tous les honneurs qui sont dus à l'éléphant sacré, joie et gloire des peuples.»
»On me montra le sceau royal, et, comme je restais impassible et indifférent, on dut demander à mon mahout si j'acceptais les offres du souverain. Aor répondit qu'il fallait me promettre de ne jamais me séparer de lui, et le ministre, après avoir consulté ses collègues, jura ce que j'exigeais. Alors, je montrai une grande joie en caressant la lettre royale, l'ombrelle d'or et un peu le visage du ministre, qui se déclara très-heureux de m'avoir satisfait.
»Quoique très-fatigué d'un long voyage, je témoignai que je voulais me mettre en marche pour voir ma nouvelle résidence et faire connaissance avec mon collègue et mon égal, le roi de Birmanie. Ce fut une marche triomphale tout le long du fleuve que nous remontions. Ce fleuve Iraouaddy était d'une beauté sans égale. Il coulait, tantôt nonchalant, tantôt rapide, entre des rochers couverts d'une végétation toute nouvelle pour moi, car nous nous avancions vers le nord, et l'air était plus frais, sinon plus pur que celui de mon pays. Tout était différent. Ce n'était plus le silence et la majesté du désert. C'était un monde de luxe et de fêtes; partout sur le fleuve des barques à la poupe élevée en forme de croissant, garnies de banderoles de soie lamée d'or, suivies de barques de pêcheurs ornées de feuillage et de fleurs. Sur le rivage, des populations riches sortaient de leurs habitations élégantes pour venir s'agenouiller sur mon passage et m'offrir des parfums. Des bandes de musiciens et de prêtres accourus de toutes les pagodes mêlaient leurs chants aux sons de l'orchestre qui me précédait.
»Nous avancions à très-petites journées dans la crainte de me fatiguer, et deux ou trois fois par jour on s'arrêtait pour mon bain. Le fleuve n'était pas toujours guéable sur les rives. Aor me laissait sonder avec ma trompe. Je ne voulais me risquer que sur le sable le plus fin et dans l'eau la plus pure. Une fois sûr de mon point de départ, je m'élançais dans le courant, si rapide et si profond qu'il pût être, portant toujours sur mon cou le confiant Aor, qui prenait autant de plaisir que moi à cet exercice et qui, aux endroits difficiles et dangereux, ranimait mon ardeur et ma force en jouant sur sa flûte un chant de notre pays, tandis que mon cortége et la foule pressée sur les deux rives exprimaient leur anxiété ou leur admiration par des cris, des prosternations et des invocations de bras tendus vers moi. Les ministres, inquiets de l'audace d'Aor, délibéraient entre eux s'ils ne devaient pas m'interdire d'exposer ainsi ma vie précieuse au salut de l'empire; mais Aor jouant toujours de la flûte sur ma tête au ras du flot et ma trompe relevée comme le cou d'un paon gigantesque témoignaient de notre sécurité. Quand nous revenions lentement et paisiblement au rivage, tous accouraient vers moi avec des génuflexions ou des cris de triomphe, et mon orchestre déchirait les airs de ses fanfares éclatantes. Cet orchestre ne me plut pas le premier jour. Il se composait de trompettes au son aigu, de trompes énormes, de gongs effroyables, de castagnettes de bambou et de tambours portés par des éléphants de service. Ces tambours étaient formés d'une cage ronde richement travaillée au centre de laquelle un homme accroupi sur ses jambes croisées frappait tour à tour avec deux baguettes sur une gamme de cymbales sonores. Une autre cage, semblable extérieurement, était munie de timbales de divers métaux, et le musicien, également assis au centre et porté par un éléphant, en tirait de puissants accords. Ce grand bruit d'instruments terribles choqua d'abord mon oreille délicate. Je m'y habituai pourtant, et je pris plaisir aux étranges harmonies qui proclamaient ma gloire aux quatre vents du ciel. Mais je préférai toujours la musique de salon, la douce harpe birmane, gracieuse imitation des jonques de l'Iraouaddy, le caïman, harmonica aux touches d'acier, dont les sons ont une pureté angélique, et par-dessus tout la suave mélodie que me faisait entendre Aor sur sa flûte de roseau.
«Un jour qu'il jouait sur un certain rhythme saccadé, au milieu du fleuve, nous fûmes entourés d'une foule innombrable de gros poissons dorés à la manière des pagodes qui dressaient leur tête hors de l'eau comme pour nous implorer. Aor leur jeta un peu de riz dont il avait toujours un petit sac dans sa ceinture. Ils manifestèrent une grand joie et nous accompagnèrent jusqu'au rivage, et, comme la foule se récriait, je pris délicatement un de ces poissons et le présentai au premier ministre, qui le baisa et ordonna que sa dorure fût vite rehaussée d'une nouvelle couche; après quoi, on le remit dans l'eau avec respect. J'appris ainsi que c'étaient les poissons sacrés de l'Iraouaddy, qui résident en un seul point du fleuve et qui viennent à l'appel de la voix humaine, n'ayant jamais eu rien à redouter de l'homme.
»Nous arrivâmes enfin à Pagham, une ville de quatre à cinq lieues d'étendue le long du fleuve. Le spectacle que présentait cette vallée de palais, de temples, de pagodes, de villas et de jardins me causa un tel étonnement, que je m'arrêtai comme pour demander à mon mahout si ce n'était pas un rêve. Il n'était pas moins ébloui que moi, et, posant ses mains sur mon front que ses caresses pétrissaient sans cesse:
»—Voilà ton empire, me dit-il. Oublie les forêts et les jungles, te voici dans un monde d'or et de pierreries!
»C'était alors un monde enchanté en effet. Tout était ruisselant d'or et d'argent, de la base au faîte des mille temples et pagodes qui remplissaient l'espace et se perdaient dans les splendeurs de l'horizon. Le bouddhisme ayant respecté les monuments de l'ancien culte, la diversité était infinie. C'étaient des masses imposantes, les unes trapues, les autres élevées comme des montagnes à pic, des coupoles immenses en forme de cloches, des chapelles surmontées d'un oeuf monstrueux, blanc comme la neige, enchâssé, dans une base dorée, des toits longs superposés sur des piliers à jour autour desquels se tordaient des dragons étincelants, dont les écailles de verre de toutes couleurs semblaient faites de pierres précieuses; des pyramides formées d'autres toits laqués d'or vert, bleu, rouge, étagés en diminuant jusqu'au faîte, d'où s'élançait une flèche d'or immense terminée par un bouton de cristal, qui resplendissait comme un diamant monstre aux feux du soleil. Plusieurs de ces édifices élevés sur le flanc du ravin avaient des perrons de trois et quatre cents marches avec des terrassements d'une blancheur éclatante qui semblaient taillés dans un seul bloc du plus beau marbre. C'étaient des revêtements de collines entières faites d'un ciment de corail blanc et de nacre pilés. Aux flancs de certains édifices, sur les faîtières, à tous les angles des toits, des monstres fantastiques en bois de santal, tout bossués d'or et d'émail, semblaient s'élancer dans le vide ou vouloir mordre le ciel. Ailleurs, des édifices de bambous, tout à jour et d'un travail exquis. C'était un entassement de richesses folles, de caprices déréglés; la morne splendeur des grands monastères noirs, d'un style antique et farouche, faisait ressortir l'éclat scintillant des constructions modernes. Aujourd'hui, ces magnificences inouïes ne sont plus; alors, c'était un rêve d'or, une fable des contes orientaux réalisée par l'industrie humaine.
»Aux portes de la ville, nous fûmes reçus par le roi et toute la cour. Le monarque descendit de cheval et vint me saluer, puis on me fit entrer dans un édifice où l'on procéda à ma toilette de cérémonie, que le roi avait apportée dans un grand coffre de bois de cèdre incrusté d'ivoire, porté par le plus beau et le plus paré de ses éléphants; mais comme j'éclipsai ce luxueux subalterne quand je parus dans mon costume d'apparat! Aor commença par me laver et me parfumer avec grand soin, puis on me revêtit de longues bandes écarlates, tissées d'or et de soie, qui se drapaient avec art autour de moi sans cacher la beauté de mes formes et la blancheur sacrée de mon pelage. On mit sur ma tête une tiare en drap écarlate ruisselante de gros diamants et de merveilleux rubis, on ceignit mon front des neuf cercles de pierres précieuses, ornement consacré qui conjure l'influence des mauvais esprits. Entre mes yeux brillait un croissant de pierreries et une plaque d'or où se lisaient tous mes titres. Des glands d'argent du plus beau travail furent suspendus à mes oreilles, des anneaux d'or et d'émeraudes, saphirs et diamants, furent passés dans mes défenses, dont la blancheur et le brillant attestaient ma jeunesse et ma pureté. Deux larges boucliers d'or massif couvrirent mes épaules, enfin un coussin de pourpre fut placé sur mon cou, et je vis avec joie que mon cher Aor avait un sarong de soie blanche brochée d'argent, des bracelets de bras et de jambes en or fin et un léger châle du cachemire blanc le plus moelleux roulé autour de la tête. Lui aussi était lavé et parfumé. Ses formes étaient plus fines et mieux modelées que celles des Birmans, son teint était plus sombre, ses yeux plus beaux. Il était jeune encore, et, quand je le vis recevoir pour me conduire une baguette toute incrustée de perles fines et toute cerclée de rubis, je fus fier de lui et l'enlaçai avec amour. On voulut lui présenter la légère échelle de bambou qui sert à escalader les montures de mon espèce et qu'on leur attache ensuite au flanc pour être à même d'en descendre à volonté. Je repoussai cet emblème de servitude, je me couchai et j'étendis ma tête de manière que mon ami pût s'y asseoir sans rien déranger à ma parure, puis je me relevai si fier et si imposant, que le roi lui-même fut frappé de ma dignité, et déclara que jamais éléphant sacré si noble et si beau n'avait attesté et assuré la prospérité de son empire.
«Notre défilé jusqu'à mon palais dura plus de trois heures; le sol était jonché de verdure et de fleurs. De dix pas en dix pas, des cassolettes placées sur mon passage répandaient de suaves parfums, l'orchestre du roi jouait en même temps que le mien, des troupes de bayadères admirables me précédaient en dansant. De chaque rue qui s'ouvrait sur la rue principale débouchaient des cortéges nouveaux composés de tous les grands de la ville et du pays, qui m'apportaient de nouveaux présents et me suivaient sur deux files. L'air chargé de parfums à la fumée bleue retentissait de fanfares qui eussent couvert le bruit du tonnerre. C'était le rugissement d'une tempête au milieu d'un épanouissement de délices. Toutes les maisons étaient pavoisées de riches tapis et d'étoffes merveilleuses. Beaucoup étaient reliées par de légers arcs de triomphe, ouvrages en rotin improvisés et pavoisés aussi avec une rare élégance. Du haut de ces portes à jour, des mains invisibles faisaient pleuvoir sur moi une neige odorante de fleurs de jasmin et d'oranger.
»On s'arrêta sur une grande place palissadée en arène pour me faire assister aux jeux et aux danses. Je pris plaisir à tout ce qui était agréable et fastueux; mais j'eus horreur des combats d'animaux, et, en voyant deux éléphants, rendus furieux par une nourriture et un entraînement particuliers, tordre avec rage leurs trompes enlacées et se déchirer avec leurs défenses, je quittai la place d'honneur que j'occupais et m'élançai au milieu de l'arène pour séparer les combattants. Aor n'avait pas eu le temps de me retenir, et des cris de désespoir s'élevèrent de toutes parts. On craignait que les adversaires ne fondissent sur moi; mais à peine me virent-il près d'eux, que leur rage tomba comme par enchantement et qu'ils s'enfuirent éperdus et humiliés. Aor, qui m'avait lestement rejoint, déclara que je ne pouvais supporter la vue du sang et que d'ailleurs, après un voyage de plus de cinq cents lieues, j'avais absolument besoin de repos. Le peuple fut très ému de ma conduite, et les sages du pays se prononcèrent pour moi, affirmant que le Bouddha condamnait les jeux sanglants et les combats d'animaux. J'avais donc exprimé sa volonté, et on renonça pour plusieurs années à ces cruels divertissements.
»On me conduisit à mon palais, situé au delà de la ville, dans un ravin délicieux au bord du fleuve. Ce palais était aussi grand et aussi riche que celui du roi. Outre le fleuve, j'avais dans mon jardin un vaste bassin d'eau courante pour mes ablutions de chaque instant. J'étais fatigué. Je me plongeai dans le bain et me retirai dans la salle qui devait me servir de chambre à coucher, où je restai seul avec Aor, après avoir témoigné que j'avais assez de musique et ne voulais d'autre société que celle de mon ami.
»Cette salle de repos était une coupole imposante, soutenue par une double colonnade de marbre rose. Des étoffes du plus grand prix fermaient les issues et retombaient en gros plis sur le parquet de mosaïque. Mon lit était un amas odorant de bois de santal réduit en fine poussière. Mon auge était une vasque d'argent massif où quatre personnes se fussent baignées à l'aise. Mon râtelier était une étagère de laque dorée couverte des fruits les plus succulents. Au milieu de la salle, un vase colossal en porcelaine du Japon laissait retomber en cascade un courant d'eau pure qui se perdait dans une corbeille de lotus. Sur le bord de la vasque de jade, des oiseaux d'or et d'argent émaillés de mille couleurs chatoyantes semblaient se pencher pour boire. Des guirlandes de spathes, de pandanus odorant se balançaient au-dessus de ma tête. Un immense éventail, le pendjab des palais de l'Inde, mis en mouvement par des mains invisibles, m'envoyait un air frais sans cesse renouvelé du haut de la coupole.
A mon réveil, on fit entrer divers animaux apprivoisés, de petits singes, des écureuils, des cigognes, des phénicoptères, des colombes, des cerfs et des biches de cette jolie espèce qui n'a pas plus d'une coudée de haut. Je m'amusai un instant de cette société enjouée; mais je préférais la fraîcheur et la propreté immaculée de mon appartement à toutes ces visites, et je fis connaître que la société des hommes convenait mieux à la gravité de mon caractère.
»Je vécus ainsi de longues années dans la splendeur et les délices avec mon cher Aor; nous étions de toutes les cérémonies et de toutes les fêtes, nous recevions la visite des ambassadeurs étrangers. Nul sujet n'approchait de moi que les pieds nus et le front dans la poussière. J'étais comblé de présents, et mon palais était un des plus riches musées de l'Asie. Les prêtres les plus savants venaient me voir et converser avec moi, car ils trouvaient ma vaste intelligence à la hauteur de leurs plus beaux préceptes, et prétendaient lire dans ma pensée à travers mon large front toujours empreint d'une sérénité sublime. Aucun temple ne m'était fermé, et j'aimais à pénétrer dans ces hautes et sombres chapelles où la figure colossale de Gautama, ruisselante d'or, se dressait comme un soleil au fond des niches éclairées d'en haut. Je croyais revoir le soleil de mon désert et je m'agenouillais devant lui, donnant ainsi l'exemple aux croyants, édifiés de ma piété. Je savais même présenter des offrandes à l'idole vénérée, et balancer devant elle l'encensoir d'or. Le roi me chérissait et veillait avec soin à ce que ma maison fût toujours tenue sur le même pied que la sienne.
»Mais aucun bonheur terrestre ne peut durer. Ce digne souverain s'engagea dans une guerre funeste contre un État voisin. Il fut vaincu et détrôné. L'usurpateur le relégua dans l'exil et ne lui permit pas de m'emmener. Il me garda comme un signe de sa puissance et un gage de son alliance avec le Bouddha; mais il n'avait pour moi ni amitié ni vénération, et mon service fut bientôt négligé. Aor s'en affecta et s'en plaignit. Les serviteurs du nouveau prince le prirent en haine et résolurent de se défaire de lui. Un soir, comme nous dormions ensemble, ils pénétrèrent sans bruit chez moi et le frappèrent d'un poignard. Eveillé par ses cris, je fondis sur les assassins, qui prirent la fuite. Mon pauvre Aor était évanoui, son sarong était taché de sang. Je pris dans le bassin d'argent toute l'eau dont je l'aspergeai sans pouvoir le ranimer. Alors, je me souvins du médecin qui était toujours de service dans la pièce voisine, j'allai l'éveiller et je l'amenai auprès d'Aor. Mon ami fut bien soigné et revint à la vie; mais il resta longtemps affaibli par la perte de son sang, et je ne voulus plus sortir ni me baigner sans lui. La douleur m'accablait, je refusais de manger; toujours couché près de lui, je versais des larmes et lui parlais avec mes yeux et mes oreilles pour le supplier de guérir.
»On ne rechercha pas les assassins; on prétendit que j'avais blessé Aor par mégarde avec une de mes défenses, et on parla de me les scier. Aor s'indigna et jura qu'il avait été frappé avec un stylet. Le médecin, qui savait bien à quoi s'en tenir, n'osa pas affirmer la vérité. Il conseilla même à mon ami de se taire, s'il ne voulait hâter le triomphe des ennemis qui avaient juré sa perte.
»Alors, un profond chagrin s'empara de moi, et la vie civilisée à laquelle on m'avait initié me parut la plus amère des servitudes. Mon bonheur dépendait du caprice d'un prince qui ne savait ou ne voulait pas protéger les jours de mon meilleur ami. Je pris en dégoût les honneurs hypocrites qui m'étaient encore rendus pour la forme, je reçus les visites officielles avec humeur, je chassai les bayadères et les musiciens qui troublaient le faible et pénible sommeil de mon ami. Je me privai le plus possible de dormir pour veiller sur lui.
»J'avais le pressentiment d'un nouveau malheur, et dans cette surexcitation du sentiment je subis un phénomène douloureux, celui de retrouver la mémoire de mes jeunes années. Je revis dans mes rêves troublés l'image longtemps effacée de ma mère assassinée en me couvrant de son corps percé de flèches. Je revis aussi mon désert, mes arbres splendides, mon fleuve Tenasserim, ma montagne d'Ophir, et ma vaste mer étincelante à l'horizon. La nostalgie s'empara de moi et une idée fixe, l'idée de fuir, domina impérieusement mes rêveries. Mais je voulais fuir avec Aor, et le pauvre Aor, couché sur le flanc, pouvait à peine se soulever pour baiser mon front penché vers lui.
»Une nuit, malade moi-même, épuisé de veilles et succombant à la fatigue, je dormis profondément durant quelques heures. A mon réveil, je ne vis plus Aor sur sa couche et je l'appelai en vain. Éperdu, je sortis dans le jardin, je cherchai au bord de l'étang. Mon odorat me fit savoir qu'Aor n'était point là et qu'il n'y était pas venu récemment. Grâce à la négligence qui avait gagné mes serviteurs, je pus ouvrir moi-même les portes de l'enclos et sortir des palissades. Alors, je sentis le voisinage de mon ami et m'élançai dans un bois de tamarins qui tapissait la colline. A une courte distance, j'entendis un cri plaintif et je me précipitai dans un fourré où je vis Aor lié à un arbre et entouré de scélérats prêts à le frapper. D'un bond, je les renversai tous, je les foulai aux pieds sans pitié. Je rompis les liens qui retenaient Aor, je le saisis délicatement, je l'aidai à se placer sur mon cou, et, prenant l'allure rapide et silencieuse de l'éléphant en fuite, je m'enfonçai au hasard dans les forêts.
»A cette époque, la partie de l'Inde où nous nous trouvions offrait le contraste heurté des civilisations luxueuses à deux pas des déserts inexplorables. J'eus donc bientôt gagné les solitudes sauvages des monts Karens, et, quand, à bout de forces, je me couchai sur les bords d'un fleuve plus direct et plus rapide que l'Iraouaddy, nous étions déjà à trente lieues de la ville birmane. Aor me dit:
—Où allons-nous? Ah! je le vois dans tes regards, tu veux retourner dans nos montagnes; mais tu crois y être déjà, et tu t'abuses. Nous en sommes bien loin, et nous ne pourrons jamais y arriver sans être découverts et repris. D'ailleurs, quand nous échapperions aux hommes, nous ne pourrions aller loin sans que, malade comme je suis, je meure, et alors comment te dirigeras-tu sans moi dans cette route lointaine? Laisse-moi ici, car c'est à moi seul qu'on en veut, et retourne à Pagham, où personne n'osera te menacer.
»Je lui témoignai que je ne voulais ni le quitter ni retourner chez les Birmans; que, s'il mourait, je mourrais aussi; qu'avec de la patience et du courage, nous pouvions redevenir heureux.
»Il se rendit, et, après avoir pris du repos, nous nous remîmes en route. Au bout de quelques jours de voyage, nous avions recouvré tous deux la santé, l'espoir et la force. L'air libre de la solitude, l'austère parfum des forêts, la saine chaleur des rochers, nous guérissaient mieux que toutes les douceurs du faste et tous les remèdes des médecins. Cependant, Aor était parfois effrayé de la tâche que je lui imposais. Enlever un éléphant sacré, c'était, en cas d'insuccès, se dévouer aux plus atroces supplices. Il me disait ses craintes sur une flûte de roseau qu'il s'était faite et dont il jouait mieux que jamais. J'étais arrivé à un exercice de la pensée presque égal à celui de l'homme; je lui fis comprendre ce qu'il fallait faire, en me couvrant d'une vase noire qui s'étalait au bord du fleuve et dont je m'aspergeais avec adresse. Frappé de ma pénétration, il recueillit divers sucs de plantes dont il connaissait bien les propriétés. Il en fit une teinture qui me rendit, sauf la taille, entièrement semblable aux éléphants vulgaires. Je lui indiquai que cela ne suffisait pas et qu'il fallait, pour me rendre méconnaissable, scier mes défenses. Il ne s'y résigna pas. J'étais à ma sixième dentition, et il craignait que mes crochets ne pussent repousser. Il jugea que j'étais suffisamment déguisé, et nous nous remîmes en route.
»Quelque peu fréquenté que fût ce chemin de montagnes, ce fut miracle que d'échapper aux dangers de notre entreprise. Jamais nous n'y fussions parvenus l'un sans l'autre; mais, dans l'union intime de l'intelligence humaine avec une grande force animale, une puissance exceptionnelle s'improvise. Si les hommes avaient su s'identifier aux animaux assez complètement pour les amener à s'identifier à eux, ils n'auraient pas trouvé en eux des esclaves parfois rebelles et dangereux, souvent surmenés et insuffisants. Ils auraient eu d'admirables amis et ils eussent résolu le problème de la force consciente sans avoir recours aux forces aveugles de la machine, animal plus redoutable et plus féroce que les bêtes du désert.
»A force de prudence et de persévérance, quelquefois harcelés par des bandits que je sus mettre en fuite et dont je ne craignais ni les lances ni les flèches, revêtu que j'étais d'une légère armure en écailles de bois de fer qu'Aor avait su me fabriquer, nous parvînmes au fleuve Tenasserim. Notre direction n'avait pas été difficile à suivre. Outre que nous nous rappelions très-bien l'un et l'autre ce voyage que nous avions déjà fait, la construction géologique de l'Indo-Chine est très-simple. Les longues arêtes de montagnes, séparées par des vallées profondes et de larges fleuves, se ramifient médiocrement et s'inclinent sans point d'arrêt sensible jusqu'à la mer. Les monts Karens se relient aux monts Moghs en ligne presque droite. Nous fîmes très-rarement fausse route, et nos erreurs furent rapidement rectifiées. Je dois dire que, de nous deux, j'étais toujours le plus prompt à retrouver la vraie direction.
»Nous n'approchâmes de nos anciennes demeures qu'avec circonspection. Il nous fallait vivre seuls et en liberté complète. Nous fûmes servis à souhait. La tribu, enrichie par la vente de ma personne à l'ancien roi des Birmans, avait quitté ses villages de roseaux, et nos forêts, dépeuplées d'animaux à la suite d'une terrible sécheresse, avaient été abandonnées par les chasseurs. Nous pûmes y faire un établissement plus libre et plus sûr encore que par le passé. Aor ne possédait absolument rien et ne regrettait rien de notre splendeur évanouie. Sans amis, sans famille, il ne connaissait et n'aimait plus que moi sur la terre. Je n'avais jamais aimé que ma mère et lui. Une si longue intimité avait détruit entre nous l'obstacle apporté par la nature à notre assimilation. Nous conversions ensemble comme deux êtres de même espèce. Ma pantomime était devenue si réfléchie, si sobre, si expressive, qu'il lisait dans ma pensée comme moi dans la sienne. Il n'avait même plus besoin de me parler. Je le sentais triste ou gai selon le mode et les inflexions de sa flûte, et, notre destinée étant commune, je me reportais avec lui dans les souvenirs du passé, ou je me plongeais dans la béate extase du présent.
»Nous passâmes de longues années dans les délices de la délivrance. Aor était devenu bouddhiste fervent en Birmanie et ne vivait plus que de végétaux. Notre subsistance était assurée, et nous ne connaissions plus ni la souffrance ni la maladie.
»Mais le temps marchait, et Aor était devenu vieux. J'avais vu ses cheveux blanchir et ses forces décroître. Il me fit comprendre les effets de l'âge et m'annonça qu'il mourrait bientôt. Je prolongeai sa vie en lui épargnant toute fatigue et tout soin. Un moment vint où il ne put pourvoir à ses besoins, je lui apportais sa nourriture et je construisais ses abris. Il perdit la chaleur du sang, et, pour se réchauffer, il ne quittait plus le contact de mon corps. Un jour, il me pria de lui creuser une fosse parce qu'il se sentait mourir. J'obéis, il s'y coucha sur un lit d'herbages, enlaça ses bras autour de ma trompe et me dit adieu. Puis ses bras retombèrent, il resta immobile, et son corps se raidit.
»Il n'était plus. Je recouvris la fosse comme il me l'avait commandé, et je me couchai dessus. Avais-je bien compris la mort? Je le pense, et pourtant je ne me demandai pas si la longévité de ma race me condamnait à lui survivre beaucoup. Je ne pris pas la résolution de mourir aussi. Je pleurai et j'oubliai de manger. Quand la nuit fut passée, je n'eus aucune idée d'aller au bain ni de me mouvoir. Je restai plongé dans un accablement absolu. La nuit suivante me trouva inerte et indifférent. Le soleil revint encore une fois et me trouva mort.
»L'âme fidèle et généreuse d'Aor avait-elle passé en moi? Peut-être. J'ai appris dans d'autres existences qu'après ma disparition l'empire birman avait éprouvé de grands revers. La royale ville de Pagham fut abandonnée par le conseil des prêtres de Gautama. Le Bouddha était irrité du peu de soin qu'on avait eu de moi, ma fuite témoignait de son mécontentement. Les riches emportèrent leurs trésors et se bâtirent de nouveaux palais sur le territoire d'Ava; plus tard, ils abandonnèrent encore cette ville somptueuse pour Amarapoura. Les pauvres emportèrent à dos de chameau leurs maisons de rotin pour suivre les maîtres du pays loin de la cité maudite. Pagham avait été le séjour et l'orgueil de quarante-cinq rois consécutifs, je l'avais condamnée en la quittant, elle n'est plus aujourd'hui qu'un grandiose amas de ruines.
—Votre histoire m'a amusée, dit alors à sir William la petite fille qui lui avait déjà parlé; mais à présent, puisque nous avons tous été des bêtes avant d'être des personnes, je voudrais savoir ce que nous serons plus tard, car enfin tout ce que l'on raconte aux enfants doit avoir une moralité à la fin, et je ne vois pas venir la vôtre.
—Ma soeur a raison, dit un jeune homme qui avait écouté sir William avec intérêt. Si c'est une récompense d'être homme après avoir été chien honnête ou éléphant vertueux, l'homme honnête et vertueux doit avoir aussi la sienne en ce monde.
—Sans aucun doute, répondit sir William. La personnalité humaine n'est pas le dernier mot de la création sur notre planète. Les savants les plus modernes sont convaincus que l'intelligence progresse d'elle-même par la loi qui régit la matière. Je n'ai pas besoin d'entrer dans cet ordre d'idées pour vous dire qu'esprit et matière progressent de compagnie. Ce qu'il y a de certain pour moi, c'est que tout être aspire à se perfectionner et que, de tous les êtres, l'homme est le plus jaloux de s'élever au-dessus de lui-même. Il y est merveilleusement aidé par l'étendue de son intelligence et par l'ardeur de son sentiment. Il sent qu'il est un produit encore très-incomplet de la nature et qu'une race plus parfaite doit lui succéder par voie ininterrompue de son propre développement.
—Je ne comprends pas bien, reprit la petite fille; deviendrons-nous des anges avec des ailes et des robes d'or?
—Parfaitement, répondit sir William. Les robes d'or sont des emblèmes de richesse et de pureté; nous deviendrons tous riches et purs; les ailes, nous saurons les trouver: la science nous les donnera pour traverser les airs, comme elle nous a donné les nageoires pour traverser les mers.
—Oh! nous voilà retombés dans les machines que vous maudissiez tout à l'heure.
—Les machines feront leur temps comme nous ferons le nôtre, repartit sir William, l'animalité fera le sien et progressera en même temps que nous. Qui vous dit qu'une race d'aigles aussi puissants que les ballons et aussi dociles que les chevaux ne surgira pas pour s'associer aux voyages aériens de l'homme futur? Est-ce une simple fantaisie poétique que ces dieux de l'antiquité portés ou traînés par des lions, des dauphins ou des colombes? N'est-ce pas plutôt une sorte de vue prophétique de la domestication de toutes les créatures associées à l'homme divinisé de l'avenir? Oui, l'homme doit dès ce monde devenir ange, si par ange vous entendez un type d'intelligence et de grandeur morale supérieur au nôtre. Il ne faut pas un miracle païen, il ne faut qu'un miracle naturel, comme ceux qui se sont déjà tant de fois accomplis sur la terre, pour que l'homme voie changer ses besoins et ses organes en vue d'un milieu nouveau. J'ai vu des races entières s'abstenir de manger la chair des animaux, un grand progrès de la race entière sera de devenir frugivore, et les carnassiers disparaîtront. Alors fleurira la grande association universelle, l'enfant jouera avec le tigre comme le jeune Bacchus, l'éléphant sera l'ami de l'homme, les oiseaux de haut vol conduiront dans les airs nos chars ovoïdes, la baleine transportera nos messages. Que sais-je! tout devient possible sur notre planète dès que nous supprimons le carnage et la guerre. Toutes les forces intelligentes de la nature, au lieu de s'entre-dévorer, s'organisent fraternellement pour soumettre et féconder la matière inorganique… Mais j'ai tort de vous esquisser ces merveilles; vous êtes plus à même que moi, jeunes esprits qui m'interrogez, d'en évoquer les riantes et sublimes images. Il suffit que, du monde réel, je vous aie lancés dans le monde du rêve. Rêvez, imaginez, faites du merveilleux, vous ne risquez pas d'aller trop loin, car l'avenir du monde idéal auquel nous devons croire dépassera encore de beaucoup les aspirations de nos âmes timides et incomplètes.
L'ORGUE DU TITAN
Un soir, l'improvisation musicale du vieux et illustre maître Angelin nous passionnait comme de coutume, lorsqu'une corde de piano vint à se briser avec une vibration insignifiante pour nous, mais qui produisit sur les nerfs surexcités de l'artiste l'effet d'un coup de foudre. Il recula brusquement sa chaise, frotta ses mains, comme si, chose impossible, la corde les eût cinglées, et laissa échapper ces étranges paroles:
—Diable de titan, va!
Sa modestie bien connue ne nous permettait pas de penser qu'il se comparât à un titan. Son émotion nous parut extraordinaire. Il nous dit que ce serait trop long à expliquer.
—Ceci m'arrive quelquefois, nous dit-il, quand je joue le motif sur lequel je viens d'improviser. Un bruit imprévu me trouble et il me semble que mes mains s'allongent. C'est une sensation douloureuse et qui me reporte à un moment tragique et pourtant heureux dans mon existence.
Pressé de s'expliquer, il céda et nous raconta ce qui suit:
* * * * *
Vous savez que je suis de l'Auvergne, né dans une très-pauvre condition et que je n'ai pas connu mes parents. Je fus élevé par la charité publique et recueilli par M. Jansiré, que l'on appelait par abréviation maître Jean, professeur de musique et organiste de la cathédrale de Clermont. J'étais son élève en qualité d'enfant de choeur. En outre, il prétendait m'enseigner le solfége et le clavecin.
C'était un homme terriblement bizarre que maître Jean, un véritable type de musicien classique, avec toutes les excentricités que l'on nous attribue, que quelques-uns de nous affectent encore, et qui, chez lui, étaient parfaitement naïves, par conséquent redoutables.
Il n'était pas sans talent, bien que ce talent fût très au-dessous de l'importance qu'il lui attribuait. Il était bon musicien, avait des leçons en ville et m'en donnait à moi-même à ses moments perdus, car j'étais plutôt son domestique que son élève et je faisais mugir les soufflets de l'orgue plus souvent que je n'en essayais les touches.
Ce délaissement ne m'empêchait pas d'aimer la musique et d'en rêver sans cesse; à tous autres égards, j'étais un véritable idiot, comme vous allez voir.
Nous allions quelquefois à la campagne, soit pour rendre visite à des amis du maître, soit pour réparer les épinettes et clavecins de sa clientèle; car, en ce temps-là,—je vous parle du commencement du siècle,—il y avait fort peu de pianos dans nos provinces, et le professeur organiste ne dédaignait pas les petits profits du luthier et de l'accordeur.
Un jour, maître Jean me dit:
—Petit, vous vous lèverez demain avec le jour. Vous ferez manger l'avoine à Bibi, vous lui mettrez la selle et le portemanteau et vous viendrez avec moi. Emportez vos souliers neufs et votre habit vert billard. Nous allons passer deux jours de vacances chez mon frère le curé de Chanturgue.
Bibi était un petit cheval maigre, mais vigoureux, qui avait l'habitude de porter maître Jean avec moi en croupe.
Le curé de Chanturgue était un bon vivant et un excellent homme que j'avais vu quelquefois chez son frère. Quant à Chanturgue, c'était une paroisse éparpillée dans les montagnes et dont je n'avais non plus d'idée que si l'on m'eût parlé de quelque tribu perdue dans les déserts du nouveau monde.
Il fallait être ponctuel avec maître Jean. A trois heures du matin j'étais debout; à quatre, nous étions sur la route des montagnes; à midi, nous prenions quelque repos et nous déjeunions dans une petite maison d'auberge bien noire et bien froide, située à la limite d'un désert de bruyères et de laves; à trois heures, nous repartions à travers ce désert.
La route était si ennuyeuse, que je m'endormis à plusieurs reprises. J'avais étudié très-consciencieusement la manière de dormir en croupe sans que le maître s'en aperçût. Bibi ne portait pas seulement l'homme et l'enfant, il avait encore à l'arrière-train, presque sur la queue, un portemanteau étroit, assez élevé, une sorte de petite caisse en cuir où ballottaient pêle-mêle les outils de maître Jean et ses nippes de rechange. C'est sur ce portemanteau que je me calais, de manière qu'il ne sentît pas sur son dos l'alourdissement de ma personne et sur son épaule le balancement de ma tête. Il avait beau consulter le profil que nos ombres dessinaient sur les endroits aplanis du chemin ou sur les talus de rochers; j'avais étudié cela aussi, et j'avais, une fois pour toutes, adopté une pose en raccourci, dont il ne pouvait saisir nettement l'intention. Quelquefois pourtant, il soupçonnait quelque chose et m'allongeait sur les jambes un coup de sa cravache à pomme d'argent, en disant:
—Attention, petit! on ne dort pas dans la montagne!
Comme nous traversions un pays plat et que les précipices étaient encore loin, je crois que ce jour-là il dormit pour son compte. Je m'éveillai dans un lieu qui me parut sinistre. C'était encore un sol plat couvert de bruyères et de buissons de sorbiers nains. De sombres collines tapissées de petits sapins s'élevaient sur ma droite et fuyaient derrière moi; à mes pieds, un petit lac, rond comme un verre de lunette,—c'est vous dire que c'était un ancien cratère,—reflétait un ciel bas et nuageux. L'eau, d'un gris bleuâtre, à pâles reflets métalliques, ressemblait à du plomb en fusion. Les berges unies de cet étang circulaire cachaient pourtant l'horizon, d'où l'on pouvait conclure que nous étions sur un plan très-élevé; mais je ne m'en rendis point compte et j'eus une sorte d'étonnement craintif en voyant les nuages ramper si près de nos têtes, que, selon moi, le ciel menaçait de nous écraser.
Maître Jean ne fit nulle attention à ma mélancolie.
—Laisse brouter Bibi, me dit-il en mettant pied à terre; il a besoin de souffler. Je ne suis pas sûr d'avoir suivi le bon chemin, je vais voir.
Il s'éloigna et disparut dans les buissons; Bibi se mit à brouter les fines herbes et les jolis oeillets sauvages qui foisonnaient avec mille autres fleurs dans ce pâturage inculte. Moi, j'essayai de me réchauffer en battant la semelle. Bien que nous fussions en plein été, l'air était glacé. Il me sembla que les recherches du maître duraient un siècle. Ce lieu désert devait servir de refuge à des bandes de loups, et, malgré sa maigreur, Bibi eût fort bien pu les tenter. J'étais en ce temps-là plus maigre encore que lui; je ne me sentis pourtant pas rassuré pour moi-même. Je trouvais le pays affreux et ce que le maître appelait une partie de plaisir s'annonçait pour moi comme une expédition grosse de dangers. Était-ce un pressentiment?
Enfin il reparut, disant que c'était le bon chemin et nous repartîmes au petit trot de Bibi, qui ne paraissait nullement démoralisé d'entrer dans la montagne.
Aujourd'hui, de belles routes sillonnent ces sites sauvages, en partie cultivés déjà; mais, à l'époque où je les vis pour la première fois, les voies étroites, inclinées ou relevées dans tous les sens, allant au plus court n'importe au prix de quels efforts, n'étaient point faciles à suivre. Elles n'étaient empierrées que par les écroulements fortuits des montagnes, et, quand elles traversaient ces plaines disposées en terrasses, il arrivait que l'herbe recouvrait fréquemment les traces des petites roues de chariot et des pieds non ferrés des chevaux qui les traînaient.
Quand nous eûmes descendu jusqu'aux rives déchirées d'un torrent d'hiver, à sec pendant l'été, nous remontâmes rapidement, et, en tournant le massif exposé au nord, nous nous retrouvâmes vers le midi dans un air pur et brillant. Le soleil sur son déclin enveloppait le paysage d'une splendeur extraordinaire et ce paysage était une des plus belles choses que j'ai vues de ma vie. Le chemin tournant, tout bordé d'un buisson épais d'épilobes roses, dominait un plan raviné au flanc duquel surgissaient deux puissantes roches de basalte d'aspect monumental, portant à leur cîme des aspérités volcaniques qu'on eût pu prendre pour des ruines de forteresses.
J'avais déjà vu les combinaisons prismatiques du basalte dans mes promenades autour de Clermont, mais jamais avec cette régularité et dans cette proportion. Ce que l'une de ces roches avait d'ailleurs de particulier, c'est que les prismes étaient contournés en spirale et semblaient être l'ouvrage à la fois grandiose et coquet d'une race d'hommes gigantesques.
Ces deux roches paraissaient, d'où nous étions, fort voisines l'une de l'autre; mais en réalité elles étaient séparées par un ravin à pic au fond duquel coulait une rivière. Telles qu'elles se présentaient, elles servaient de repoussoir à une gracieuse perspective de montagnes marbrées de prairies vertes comme l'émeraude, et coupées de ressauts charmants formés de lignes rocheuses et de forêts. Dans tous les endroits adoucis, on saisissait au loin les chalets et les troupeaux de vaches, brillantes comme de fauves étincelles au reflet du couchant. Puis, au bout de cette perspective, par-dessus l'abîme des vallées profondes noyées dans la lumière, l'horizon se relevait en dentelures bleues, et les monts Dômes profilaient dans le ciel leurs pyramides tronquées, leurs ballons arrondis ou leurs masses isolées, droites comme des tours.
La chaîne de montagnes où nous entrions avait des formes bien différentes, plus sauvages et pourtant plus suaves. Les bois de hêtres jetés en pente rapide, avec leurs mille cascatelles au frais murmure, les ravins à pic tout tapissés de plantes grimpantes, les grottes où le suintement des sources entretenait le revêtement épais des mousses veloutées, les gorges étroites brusquement fermées à la vue par leurs coudes multipliés, tout cela était bien plus alpestre et plus mystérieux que les lignes froides et nues des volcans de date plus récente.
Depuis ce jour, j'ai revu l'entrée solennelle que les deux roches basaltiques placées à la limite du désert font à la chaîne du mont Dore, et j'ai pu me rendre compte du vague éblouissement que j'en reçus quand je les vis pour la première fois. Personne ne m'avait encore appris en quoi consiste le beau dans la nature. Je le sentis pour ainsi dire physiquement, et, comme j'avais mis pied à terre pour faciliter la montée au petit cheval, je restai immobile, oubliant de suivre le cavalier.
—Eh bien, eh bien, me cria maître Jean, que faites-vous là-bas, imbécile?
Je me hâtai de le rejoindre et de lui demander le nom de l'endroit si drôle, où nous étions.
—Apprenez, drôle vous-même, répondit-il, que cet endroit est un des plus extraordinaires et des plus effrayante que vous verrez jamais. Il n'a pas de nom que je sache, mais les deux pointes que vous voyez là, c'est la roche Sanadoire et la roche Tuilière. Allons, remontez, et faites attention à vous.
Nous avions tourné les roches et devant nous s'ouvrait l'abîme vertiginieux qui les sépare. De cela, je ne fus point effrayé. J'avais gravi assez souvent les pyramides escarpées des monts Dômes pour ne pas connaître l'éblouissement de l'espace. Maître Jean, qui n'était pas né dans la montagne et qui n'était venu en Auvergne qu'à l'âge d'homme, était moins aguerri que moi.
Je commençai, ce jour-là, à faire quelques réflexions sur les puissants accidents de la nature au milieu desquels j'avais grandi sans m'en étonner, et, au bout d'un instant de silence, me retournant vers la roche Sanadoire, je demandai à mon maître qu'est-ce qui avait fait ces choses-là.
—C'est Dieu qui a fait toutes choses, répondit-il, vous le savez bien.
—Je sais; mais pourquoi a-t-il fait des endroits qu'on dirait tout cassés, comme s'il avait voulu les défaire après les avoir faits?
La question était fort embarrassante pour maître Jean, qui n'avait aucune notion des lois naturelles de la géologie et qui, comme la plupart des gens de ce temps-là, mettait encore en doute l'origine volcanique de l'Auvergne. Cependant, il ne lui convenait pas d'avouer son ignorance, car il avait la prétention d'être instruit et beau parleur. Il tourna donc la difficulté en se jetant dans la mythologie et me répondit emphatiquement:
—Ce que vous voyez là, c'est l'effort que firent les titans pour escalader le ciel.
—Les titans! qu'est-ce que c'est que cela? m'écriai-je voyant qu'il était en humeur de déclamer.
—C'était, répondit-il, des géants effroyables qui prétendaient détrôner Jupiter et qui entassèrent roches sur roches, monts sur monts, pour arriver jusqu'à lui; mais il les foudroya, et ces montagnes brisées, ces autres éventrées, ces abîmes, tout cela, c'est l'effet de la grande bataille.
—Est-ce qu'ils sont tous morts? demandai-je.
—Qui ça? les titans?
—Oui; est-ce qu'il y en a encore?
Maître Jean ne put s'empêcher de rire de ma simplicité, et, voulant s'en amuser, il répondit:
—Certainement, il en est resté quelques-uns.
—Bien méchants?
—Terribles!
—Est-ce que nous en verrons dans ces montagnes-ci?
—Eh! eh! cela se pourrait bien.
—Est-ce qu'ils pourraient nous faire du mal?
—Peut-être! mais, si tu en rencontres, tu te dépêcheras d'ôter ton chapeau et de saluer bien bas.
—Qu'à cela ne tienne! répondis-je gaiement.
Maître Jean crut que j'avais compris son ironie et songea à autre chose. Quant à moi, je n'étais point rassuré, et, comme la nuit commençait à se faire, je jetais des regards méfiants sur toute roche ou sur tout gros arbre d'apparence suspecte, jusqu'à ce que, me trouvant tout près, je pusse m'assurer qu'il n'y avait pas là forme humaine.
Si vous me demandiez où est située la paroisse de Chanturgue, je serais bien empêché de vous le dire. Je n'y suis jamais retourné depuis et je l'ai en vain cherchée sur les cartes et dans les itinéraires. Comme j'étais impatient d'arriver, la peur me gagnant de plus en plus, il me sembla que c'était fort loin de la roche Sanadoire. En réalité, c'était fort près, car il ne faisait pas nuit noire quand nous y arrivâmes. Nous avions fait beaucoup de détours en côtoyant les méandres du torrent. Selon toute probabilité, nous avions passé derrière les montagnes que j'avais vues de la roche Sanadoire et nous étions de nouveau à l'exposition du midi, puisqu'à plusieurs centaines de mètres au-dessous de nous croissaient quelques maigres vignes.
Je me rappelle très-bien l'église et le presbytère avec les trois maisons qui composaient le village. C'était au sommet d'une colline adoucie que des montagnes plus hautes abritaient du vent. Le chemin raboteux était très-large et suivait avec une sage lenteur les mouvements de la colline. Il était bien battu, car la paroisse, composée d'habitations éparses et lointaines, comptait environ trois cents habitants que l'on voyait arriver tous les dimanches, en famille, sur leurs chars à quatre roues, étroits et longs comme des pirogues et traînés par des vaches. Excepté ce jour-là, on pouvait se croire dans le désert; les maisons qui eussent pu être en vue se trouvaient cachées sous l'épaisseur des arbres au fond des ravins, et celles des bergers, situées en haut, étaient abritées dans les plis des grosses roches.
Malgré son isolement et la sobriété de son ordinaire, le curé de Chanturgue était gros, gras et fleuri comme les plus beaux chanoines d'une cathédrale. Il avait le caractère aimable et gai. Il n'avait pas été trop tourmenté par la Révolution. Ses paroissiens l'aimaient parce qu'il était humain, tolérant, et prêchait en langage du pays.
Il chérissait son frère Jean, et, bon pour tout le monde, il me reçut et me traita comme si j'eusse été son neveu. Le souper fut agréable et le lendemain s'écoula gaiement. Le pays, ouvert d'un côté sur les vallées, n'était point triste; de l'autre, il était enfoui et sombre, mais les bois de hêtres et de sapins pleins de fleurs et de fruits sauvages, coupés par des prairies humides d'une fraîcheur délicieuse, n'avaient rien qui me rappelât le site terrible de la roche Sanadoire; les fantômes de titans qui m'avaient gâté le souvenir de ce bel endroit s'effacèrent de mon esprit.
On me laissa courir où je voulus, et je fis connaissance avec les bûcherons et les bergers, qui me chantèrent beaucoup de chansons. Le curé, qui voulait fêter son frère et qui l'attendait, s'était approvisionné de son mieux, mais lui et moi faisions seuls honneur au festin. Maître Jean avait un médiocre appétit, comme les gens qui boivent sec. Le curé lui servit à discrétion le vin du cru, noir comme de l'encre, âpre au goût, mais vierge de tout alliage malfaisant, et, selon lui, incapable de faire mal à l'estomac.
Le jour suivant, je pêchai des truites avec le sacristain dans un petit réservoir que formait la rencontre de deux torrents et je m'amusai énormément à écouter une mélodie naturelle que l'eau avait trouvée en se glissant dans une pierre creuse. Je la fis remarquer au sacristain, mais il ne l'entendit pas et crut que je rêvais.
Enfin, le troisième jour, on se disposa à la séparation. Maître Jean voulait partir de bonne heure, disant que la route était longue, et l'on se mit à déjeuner avec le projet de manger vite et de boire peu.
Mais le curé prolongeait le service, ne pouvant se résoudre à nous laisser partir sans être bien lestés.
—Qui vous presse tant? disait-il. Pourvu que vous soyez sortis en plein jour de la montagne, à partir de la descente de la roche Sanadoire vous rentrez en pays plat et plus vous approchez de Clermont, meilleure est la route. Avec cela, la lune est au plein et il n'y a pas un nuage au ciel. Voyons, voyons, frère Jean, encore un verre de ce vin, de ce bon petit vin de Chante-orgue!
—Pourquoi Chante-orgue? dit maître Jean.
—Eh! ne vois-tu pas que Chanturgue vient de Chante-orgue? C'est clair comme le jour et je n'ai pas été long à en découvrir l'étymologie.
—Il y a donc des orgues dans vos vignes? demandai-je avec ma stupidité accoutumée.
—Certainement, répondit le bon curé. Il y en a plus d'un quart de lieue de long.
—Avec des tuyaux?
—Avec des tuyaux tout droits comme à ton orgue de la cathédrale.
—Et qu'est-ce qui en joue?
—Oh! les vignerons avec leurs pioches.
—Qu'est-ce donc qui les a faites, ces orgues?
—Les titans! dit maître Jean en reprenant son ton railleur et doctoral.
—En effet, c'est bien dit, reprit le curé, émerveillé du génie de son frère. On peut dire que c'est l'oeuvre des titans!
J'ignorais que l'on donnât le nom de jeux d'orgues aux cristallisations du basalte quand elles offrent de la régularité. Je n'avais jamais ouï parler des célèbres orgues basaltiques d'Espaly en Velay, ni de plusieurs autres très-connues aujourd'hui et dont personne ne s'étonne plus. Je pris au pied de la lettre l'explication de M. le curé et je me félicitai de n'être point descendu à la vigne, car toutes mes terreurs me reprenaient.
Le déjeuner se prolongea indéfiniment et devint un dîner, presque un souper. Maître Jean était enchanté de l'étymologie de Chanturgue et ne se lassait pas de répéter:
—Chante-orgue! Joli vin, joli nom! On l'a fait pour moi qui touche l'orgue, et agréablement, je m'enflatte! Chante, petit vin, chante dans mon verre! chante aussi dans ma tête! Je te sens gros de fugues et de motets qui couleront de mes doigts comme tu coules de la bouteille! A ta santé, frère! Vivent les grandes orgues de Chanturgue! vive mon petit orgue de la cathédrale, qui, tout de même, est aussi puissant sous ma main qu'il le serait sous celle d'un titan! Bah! je suis un titan aussi, moi! Le génie grandit l'homme et chaque fois que j'entonne le Gloria in excelsis, j'escalade le ciel!
Le bon curé prenait sérieusement son frère pour un grand homme et il ne le grondait pas de ses accès de vanité délirante. Lui-même fêtait le vin de Chante-orgue avec l'attendrissement d'un frère qui reçoit les adieux prolongés de son frère bien-aimé; si bien que le soleil commençait à baisser quand on m'ordonna d'aller habiller Bibi. Je ne répondrais pas que j'en fusse bien capable. L'hospitalité avait rempli bien souvent mon verre et la politesse m'avait fait un devoir de ne pas le laisser plein. Heureusement le sacristain m'aida, et, après de longs et tendres embrassements, les deux frères baignés de larmes se quittèrent au bas de la colline. Je montai en trébuchant sur l'échine de Bibi.
—Est-ce que, par hasard, monsieur serait ivre? dit maître Jean en caressant mes oreilles de sa terrible cravache.
Mais il ne me frappa point. Il avait le bras singulièrement mou et les jambes très-lourdes, car on eut beaucoup de peine à équilibrer ses étriers, dont l'un se trouvait alternativement plus long que l'autre.
Je ne sais point ce qui se passa jusqu'à la nuit. Je crois bien que je ronflais tout haut sans que le maître s'en aperçût. Bibi était si raisonnable que j'étais sans inquiétude. Là où il avait passé une fois, il s'en souvenait toujours.
Je m'éveillai en le sentant s'arrêter brusquement et il me sembla que mon ivresse était tout à fait dissipée, car je me rendis fort vite compte de la situation. Maître Jean n'avait pas dormi, ou bien il s'était malheureusement réveillé à temps pour contrarier l'instinct de sa monture. Il l'avait engagée dans un faux chemin. Le docile Bibi avait obéi sans résistance; mais voilà qu'il sentait le terrain manquer devant lui et qu'il se rejetait en arrière pour ne pas se précipiter avec nous dans l'abîme.
Je fus vite sur mes pieds, et je vis au-dessus de nous, à droite, la roche Sanadoire toute bleue au reflet de la lune, avec son jeu d'orgues contourné et sa couronne dentelée. Sa soeur jumelle, la roche Tuilière, était à gauche, de l'autre côté du ravin, l'abîme entre deux; et nous, au lieu de suivre le chemin d'en haut, nous avions pris le sentier à mi-côte.
—Descendez, descendez! criai-je au professeur de musique. Vous ne pouvez point passer là! c'est un sentier pour les chèvres.
—Allons donc, poltron, répondit-il d'une voix forte, Bibi n'est-il point une chèvre?
—Non, non, maître, c'est un cheval; ne rêvez pas! Il ne peut pas et il ne veut pas!
Et, d'un violent effort, je retirai Bibi du danger, mais non sans l'abattre un peu sur ses jarrets, ce qui força le maître à descendre plus vite qu'il n'eût voulu.
Ceci le mit dans une grande colère, bien qu'il n'eût aucun mal, et, sans tenir compte de l'endroit dangereux ou nous nous trouvions, il chercha sa cravache pour m'administrer une de ces corrections qui n'étaient pas toujours anodines. J'avais tout mon sang-froid. Je ramassai la cravache avant lui, et, sans respect pour la pomme d'argent, je la jetai dans le ravin.
Heureusement pour moi, maître Jean ne s'en aperçut pas. Ses idées se succédèrent trop rapidement.
—Ah! Bibi ne veut pas! disait-il, et Bibi ne peut pas! Bibi n'est pas une chèvre! Eh bien, moi, je suis une gazelle!
Et, en parlant ainsi, il se prit à courir devant lui, se dirigeant vers le précipice.
Malgré l'aversion qu'il m'inspirait dans ses accès de colère, je fus épouvanté et m'élançai sur ses traces. Mais, au bout d'un instant, je me tranquillisai. Il n'y avait point là de gazelle. Rien ne ressemblait moins à ce gracieux quadrupède que le professeur à ailes de pigeon dont la queue, ficelée d'un ruban noir, sautait d'une épaule à l'autre avec une rapidité convulsive lorsqu'il était ému. Son habit gris à longues basques, ses culottes de nankin et ses bottes molles le faisaient plutôt ressembler à un oiseau de nuit.
Je le vis bientôt s'agiter au-dessus de moi; il avait quitté le sentier à pic, il lui restait assez de raison pour ne pas songer à descendre; il remontait en gesticulant vers la roche Sanadoire, et, bien que le talus fût rapide, il n'était pas dangereux.
Je pris Bibi par la bride et l'aidai à virer de bord, ce qui n'était pas facile. Puis je remontai avec lui le sentier pour regagner la route; je comptais y retrouver maître Jean, qui avait pris cette direction.
Je ne l'y trouvai pas, et, laissant le fidèle Bibi sur sa bonne foi, je redescendis à pied, en droite ligne, jusqu'à la roche Sanadoire. La lune éclairait vivement. J'y voyais comme en plein jour. Je ne fus donc pas longtemps sans découvrir maître Jean assis sur un débris, les jambes pendantes et reprenant haleine.
—Ah! ah! c'est toi, petit malheureux! me dit-il. Qu'as-tu fait de mon pauvre cheval?
—Il est là, maître, il vous attend, répondis-je.
—Quoi! tu l'as sauvé? Fort bien, mon garçon! Mais comment as-tu fait pour te sauver toi-même? Quelle effroyable chute, hein?
—Mais, monsieur le professeur, nous n'avons pas fait de chute!
—Pas de chute? L'idiot ne s'en est pas aperçu! Ce que c'est que le vin! le vin!… O vin! vin de Chanturgue, vin de Chante-orgue… beau petit vin musical! J'en boirais bien encore un verre! Apporte, petit! Viens ça, doux sacristain! Frère, à la santé! A la santé des titans! A la santé du diable!
J'étais un bon croyant. Les paroles du maître me firent frémir.
—Ne dites pas cela, maître, m'écriai-je. Revenez à vous, voyez où vous êtes!
—Où je suis? reprit-il en promenant autour de lui ses yeux agrandis, d'où jaillissaient les éclairs du délire; où je suis? où dis-tu que je suis? Au fond du torrent? Je ne vois pas le moindre poisson!
—Vous êtes au pied de cette grande roche Sanadoire qui surplombe de tous les côtés. Il pleut des pierres ici, voyez, la terre en est couverte. N'y restons pas, maître. C'est un vilain endroit.
—Roche Sanadoire! reprit le maître en cherchant à soulever sur son front son chapeau qu'il avait sous le bras. Roche Sonatoire, oui, c'est là ton vrai nom, je te salue entre toutes les roches! Tu es le plus beau jeu d'orgues de la création. Tes tuyaux contournés doivent rendre des sons étranges, et la main d'un titan peut seule te faire chanter! Mais ne suis-je pas un titan, moi? Oui, j'en suis un, et, si un autre géant me dispute le droit de faire ici de la musique, qu'il se montre!… Ah! ah! oui-da! Ma cravache, petit? où est ma cravache?
—Quoi donc, maître? lui répondis-je épouvanté, qu'en voulez-vous faire? est-ce que vous voyez?…
—Oui, je vois, je le vois, le brigand! le monstre! ne le vois-tu pas aussi?
—Non, où donc?
—Eh parbleu! là-haut, assis sur la dernière pointe de la fameuse roche Sonatoire, comme tu dis!
Je ne disais rien et ne voyais rien qu'une grosse pierre jaunâtre rongée par une mousse desséchée. Mais l'hallucination est contagieuse et celle du professeur me gagna d'autant mieux que j'avais peur de voir ce qu'il voyait.
—Oui, oui, lui dis-je, au bout d'un instant d'angoisse inexprimable, je le vois, il ne bouge pas, il dort! Allons-nous-en! Attendez! Non, non, ne bougeons pas et taisons-nous, je le vois à présent qui remue!
—Mais je veux qu'il me voie! je veux surtout qu'il m'entende! s'écria le professeur en se levant avec enthousiasme. Il a beau être là, perché sur son orgue, je prétends lui enseigner la musique, à ce barbare!—Oui, attends, brute! Je vais te régaler d'un Introït de ma façon.—A moi, petit! où es-tu? Vite au soufflet! Dépêche!
—Le soufflet? Quel soufflet? Je ne vois pas…
—Tu ne vois rien! là, là, te dis-je!
Et il me montrait une grosse tige d'arbrisseau qui sortait de la roche un peu au-dessous des tuyaux, c'est-à-dire des prismes du basalte. On sait que ces colonnettes de pierre sont souvent tendues et comme craquelées de distance en distance, et qu'elles se détachent avec une grande facilité si elles reposent sur une base friable qui vienne à leur manquer.
Les flancs de la roche Sanadoire étaient revêtus de gazon et de plantes qu'il n'était pas prudent d'ébranler. Mais ce danger réel ne me préoccupait nullement, j'étais tout entier au péril imaginaire d'éveiller et d'irriter le titan. Je refusai net d'obéir. Le maître s'emporta, et, me prenant au collet avec une force vraiment surhumaine, il me plaça devant une pierre naturellement taillée en tablette qu'il lui plaisait d'appeler le clavier de l'orgue.
—Joue mon Introït, me cria-t-il aux oreilles, joue-le, tu le sais!
Moi, je vais souffler, puisque tu n'en as pas le courage!
Et il s'élança, gravit la base herbue de la roche et se hissa jusqu'à l'arbrisseau qu'il se mit à balancer de haut en bas comme si c'eût été le manche d'un soufflet, en me criant:
—Allons, commence, et ne nous trompons pas! Allegro, mille tonnerres! allegro risoluto!
—Et toi, orgue, chante! chante, orgue! chante urgue!…
Jusque-là, pensant, par moments, qu'il avait le vin gai et se moquait de moi, j'avais eu quelque espoir de l'emmener. Mais, le voyant souffler son orgue imaginaire avec une ardente conviction, je perdis tout à fait l'esprit, j'entrai dans son rêve que le vin de Chanturgue largement fêté rendait peut-être essentiellement musical. La peur fit place à je ne sais quelle imprudente curiosité comme on l'a dans les songes, j'étendis mes mains sur le prétendu clavier et je remuai les doigts.
Mais alors quelque chose de vraiment extraordinaire se passa en moi. Je vis mes mains grossir, grandir et prendre des proportions colossales. Cette transformation rapide ne se fit pas sans me causer une souffrance telle que je ne l'oublierai de ma vie. Et, à mesure que mes mains devenaient celles d'un titan, le chant de l'orgue que je croyais entendre acquérait une puissance effroyable. Maître Jean croyait l'entendre aussi, car il me criait:
—Ce n'est pas l'Introït! Qu'est-ce que c'est? Je ne sais pas ce que c'est, mais ce doit être de moi, c'est sublime!
—Ce n'est pas de vous, lui répondis-je, car nos voix devenues titanesques couvraient les tonnerres de l'instrument fantastisque; non, ce n'est pas de vous, c'est de moi.
Et je continuais à développer le motif étrange, sublime ou stupide, qui surgissait dans mon cerveau. Maître Jean soufflait toujours avec fureur et je jouais toujours avec transport; l'orgue rugissait, le titan ne bougeait pas; j'étais ivre d'orgueil et de joie, je me croyais à l'orgue de la cathédrale de Clermont, charmant une foule enthousiaste, lorsqu'un bruit sec et strident comme celui d'une vitre brisée m'arrêta net. Un fracas épouvantable et qui n'avait plus rien de musical, se produisit au-dessus de moi, il me sembla que la roche Sanadoire oscillait sur sa base. Le clavier reculait et le sol se dérobait sous mes pieds. Je tombai à la renverse et je roulai au milieu d'une pluie de pierres. Les basaltes s'écroulaient, maître Jean, lancé avec l'arbuste qu'il avait déraciné, disparaissait sous les débris: nous étions foudroyés.
Ne me demandez pas ce que je pensai et ce que je fis pendant les deux ou trois heures qui suivirent: j'étais fort blessé à la tête et mon sang m'aveuglait. Il me semblait avoir les jambes écrasées et les reins brisés. Pourtant, je n'avais rien de grave, puisque, après m'être traîné sur les mains et les genoux, je me trouvai insensiblement debout et marchant devant moi. Je n'avais qu'une idée dont j'aie gardé souvenir, chercher maître Jean; mais je ne pouvais l'appeler, et, s'il m'eût répondu, je n'eusse pu l'entendre. J'étais sourd et muet dans ce moment-là.
Ce fut lui qui me retrouva et m'emmena. Je ne recouvrai mes esprits qu'auprès de ce petit lac Servières où nous nous étions arrêtés trois jours auparavant. J'étais étendu sur le sable du rivage. Maître Jean lavait mes blessures et les siennes, car il était fort maltraité aussi. Bibi broutait aussi philosophiquement que de coutume, sans s'éloigner de nous.
Le froid avait dissipé les dernières influences du fatal vin de
Chanturgue.
—Eh bien, mon pauvre petit, me dit le professeur en étanchant mon front avec son mouchoir trempé dans l'eau glacée du lac, commences-tu à te ravoir? peux-tu parler à présent?
—Je me sens bien, répondis-je. Et vous, maître, vous n'étiez donc pas mort?
—Apparemment; j'ai du mal aussi, mais ce ne sera rien. Nous l'avons échappé belle!
En essayant de rassembler mes souvenirs confus, je me mis à chanter.
—Que diable chantes-tu là? dit maître Jean surpris. Tu as une singulière manière d'être malade, toi! Tout à l'heure, tu ne pouvais ni parler ni entendre, et à présent monsieur siffle comme un merle! Qu'est-ce que c'est que cette musique-là?
—Je ne sais pas, maître.
—Si fait; c'est une chose que tu sais, puisque tu la chantais quand la roche s'est ruée sur nous.
—Je chantais dans ce moment-là? Mais non, je jouais l'orgue, le grand orgue du titan!
—Allons, bon! te voilà fou, à présent? As-tu pu prendre au sérieux la plaisanterie que je t'ai faite?
La mémoire me revenait très-nette.
—C'est vous qui ne vous souvenez pas, lui dis-je; vous ne plaisantiez pas du tout. Vous souffliez l'orgue comme un beau diable!
Maître Jean avait été si réellement ivre, qu'il ne se rappelait et ne se rappela jamais rien de l'aventure. Il n'avait été dégrisé que par l'écroulement d'un pan de la roche Sanadoire, le danger que nous avions couru et les blessures que nous avions reçues. Il n'avait conscience que du motif, inconnu à lui, que j'avais chanté et de la manière étonnante dont ce motif avait été redit cinq fois par les échos merveilleux mais bien connus de la roche Sanadoire. Il voulut se persuader que c'était la vibration de ma voix qui avait provoqué l'écroulement; à quoi je lui répondis que c'était la rage obstinée avec laquelle il avait secoué et déraciné l'arbuste qu'il avait pris pour un manche de soufflet. Il soutint que j'avais rêvé, mais il ne put jamais expliquer comment, au lieu de chevaucher tranquillement sur la route, nous étions descendus à mi-côte du ravin pour nous amuser à folâtrer autour de la roche Sanadoire.
Quand nous eûmes bandé nos plaies et bu assez d'eau pour bien enterrer le vin de Chanturgue, nous reprîmes notre route; mais nous étions si las et si affaiblis, que nous dûmes nous arrêter à la petite auberge au bout du désert. Le lendemain, nous étions si courbatus, qu'il nous fallut garder le lit. Le soir, nous vîmes arriver le bon curé de Chanturgue fort effrayé; on avait trouvé le chapeau de maître Jean et des traces de sang sur les débris fraîchement tombés de la roche Sanadoire. A ma grande satisfaction, le torrent avait emporté la cravache.
Le digne homme nous soigna fort bien. Il voulait nous ramener chez lui, mais l'organiste ne pouvait manquer à la grand'messe du dimanche et nous revînmes à Clermont le jour suivant.
Il avait la tête encore affaiblie ou troublée quand il se retrouva devant un orgue plus inoffensif que celui de la Sanadoire. La mémoire lui manqua deux ou trois fois et il dut improviser, ce qu'il faisait de son propre aveu très-médiocrement, bien qu'il se piquât de composer des chefs-d'oeuvre à tête reposée.
A l'élévation, il se sentit pris de faiblesse et me fit signe de m'asseoir à sa place. Je n'avais jamais joué que devant lui et je n'avais aucune idée de ce que je pourrais devenir en musique. Maître Jean n'avait jamais terminé une leçon sans décréter que j'étais un âne. Un moment je fus presque aussi ému que je l'avais été devant l'orgue du titan. Mais l'enfance a ses accès de confiance spontanée; je pris courage, je jouai le motif qui avait frappé le maître au moment de la catastrophe et qui, depuis ce moment-là, n'était pas sorti de ma tête.
Ce fut un succès qui décida de toute ma vie, vous allez voir comment.
Après la messe, M. le grand vicaire, qui était un mélomane très-érudit en musique sacrée, fit mander maître Jean dans la salle du chapitre.
—Vous avez du talent, lui dit-il, mais il ne faut point manquer de discernement. Je vous ai déjà blâmé d'improviser ou de composer des motifs qui ont du mérite, mais que vous placez hors de saison, tendres ou sautillants quand ils doivent être sévères, menaçants et comme irrités quand ils doivent être humbles et suppliants. Ainsi, aujourd'hui, à l'élévation, vous nous avez fait entendre un véritable chant de guerre. C'était fort beau, je dois l'avouer, mais c'était un sabbat et non un Adoremus.
J'étais derrière maître Jean pendant que le grand vicaire lui parlait, et le coeur me battait bien fort. L'organiste s'excusa naturellement en disant qu'il s'était trouvé indisposé, et qu'un enfant de choeur, son élève, avait tenu l'orgue à l'élévation.
—Est-ce vous, mon petit ami? dit le vicaire en voyant ma figure émue.
—C'est lui, répondit maître Jean, c'est ce petit âne!
—Ce petit âne a fort bien joué, reprit le grand vicaire en riant. Mais pourriez-vous me dire, mon enfant, quel est ce motif qui m'a frappé? J'ai bien vu que c'était quelque chose de remarquable, mais je ne saurais dire où cela existe.
—Cela n'existe que dans ma tête, répondis-je avec assurance. Cela m'est venu… dans la montagne.
—T'en est-il venu d'autres?
—Non, c'est la première fois que quelque chose m'est venu.
—Pourtant…
—Ne faites pas attention, reprit l'organiste, il ne sait ce qu'il dit, c'est une réminiscence!
—C'est possible, mais de qui?
—De moi probablement; on jette tant d'idées au hasard quand on compose! le premier venu ramasse les bribes!
—Vous auriez dû ne pas laisser perdre cette bribe-là, reprit le grand vicaire avec malice; elle vaut une grosse pièce.
Il se retourna vers moi en ajoutant:
—Viens chez moi demain après ma messe basse, je veux t'examiner.
Je fus exact. Il avait eu le temps de faire ses recherches. Nulle part il n'avait trouvé mon motif. Il avait chez lui un beau piano et me fit improviser. D'abord je fus troublé et il ne me vint que du gâchis; puis, peu à peu, mes idées s'éclaircirent et le prélat fut si content de moi, qu'il manda maître Jean et me recommanda à lui comme son protégé tout spécial. C'était lui dire que mes leçons lui seraient bien payées. Le professeur me retira donc de la cuisine et de l'écurie, me traita avec plus de douceur et, en peu d'années, m'enseigna tout ce qu'il savait. Mon protecteur vit bien alors que je pouvais aller plus loin et que le petit âne était plus laborieux et mieux doué que son maître. Il m'envoya à Paris, où je fus, très-jeune encore, en état de donner des leçons et de jouer dans les concerts. Mais ce n'est pas l'histoire de ma vie entière que je vous ai promise; ce serait trop long, et vous savez maintenant ce que vous vouliez savoir: comment une grande frayeur, à la suite d'un accès d'ivresse, développa en moi une faculté refoulée par la rudesse et le dédain du maître qui eût dû la développer. Je n'en bénis pas moins son souvenir. Sans sa vanité et son ivrognerie, qui exposèrent ma raison et ma vie à la roche Sanadoire, ce qui couvait en moi n'en fût peut-être jamais sorti. Cette folle aventure qui m'a fait éclore, m'a pourtant laissé une susceptibilité nerveuse qui est une souffrance. Parfois, en improvisant, j'imagine entendre l'écroulement du roc sur ma tête et sentir mes mains grossir comme celles du Moïse de Michel-Ange. Cela ne dure qu'un instant, mais cela ne s'est point guéri entièrement, et vous voyez que l'âge ne m'en a pas débarrassé.
* * * * *
—Mais, dit le docteur au maestro quand il eut terminé son récit, à quoi attribuez-vous cette dilatation fictive de vos mains, cette souffrance qui vous saisit à la roche Sanadoire avant son trop réel écroulement?
—Je ne peux l'attribuer, répondit le maestro, qu'à des orties ou à des ronces qui poussaient sur le prétendu clavier. Vous voyez, mes amis, que tout est symbolique dans mon histoire. La révélation de mon avenir fut complète: des illusions, du bruit… et des épines!