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Contes d'une grand-mère

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CE QUE DISENT LES FLEURS

Quand j'étais enfant, ma chère Aurore, j'étais très-tourmentée de ne pouvoir saisir ce que les fleurs se disaient entre elles. Mon professeur de botanique m'assurait qu'elles ne disaient rien; soit qu'il fût sourd, soit qu'il ne voulût pas me dire la vérité, il jurait qu'elles ne disaient rien du tout.

Je savais bien le contraire. Je les entendais babiller confusément, surtout à la rosée du soir; mais elles parlaient trop bas pour que je pusse distinguer leurs paroles; et puis elles étaient méfiantes, et, quand je passais près des plates-bandes du jardin ou sur le sentier du pré, elles s'avertissaient par une espèce de psitt, qui courait de l'une à l'autre. C'était comme si l'on eût dit sur toute la ligne: «Attention, taisons-nous! voilà l'enfant curieux qui nous écoute.»

Je m'y obstinai. Je m'exerçai à marcher si doucement, sans frôler le plus petit brin d'herbe, qu'elles ne m'entendirent plus et que je pus m'avancer tout près, tout près; alors, en me baissant sous l'ombre des arbres pour qu'elles ne vissent pas la mienne, je saisis enfin des paroles articulées.

Il fallait beaucoup d'attention; c'était de si petites voix, si douces, si fines, que la moindre brise les emportait et que le bourdonnement des sphinx et des noctuelles les couvrait absolument.

Je ne sais pas quelle langue elles parlaient. Ce n'était ni le français, ni le latin qu'on m'apprenait alors; mais il se trouva que je comprenais fort bien. Il me sembla même que je comprenais mieux ce langage que tout ce que j'avais entendu jusqu'alors.

Un soir, je réussis à me coucher sur le sable et à ne plus rien perdre de ce qui se disait auprès de moi dans un coin bien abrité du parterre. Comme tout le monde parlait dans tout le jardin, il ne fallait pas s'amuser à vouloir surprendre plus d'un secret en une fois. Je me tins donc là bien tranquille, et voici ce que j'entendis dans les coquelicots:

—Mesdames et messieurs, il est temps d'en finir avec cette platitude. Toutes les plantes sont également nobles; notre famille ne le cède à aucune autre, et, accepte qui voudra la royauté de la rose, je déclare que j'en ai assez et que je ne reconnais à personne le droit de se dire mieux né et plus titré que moi.

A quoi les marguerites répondirent toutes ensemble que l'orateur coquelicot avait raison. Une d'elles, qui était plus grande que les autres et fort belle, demanda la parole et dit:

—Je n'ai jamais compris les grands airs que prend la famille des roses. En quoi, je vous le demande, une rose est-elle plus jolie et mieux faite que moi? La nature et l'art se sont entendus pour multiplier le nombre de nos pétales et l'éclat de nos couleurs. Nous sommes même beaucoup plus riches, car la plus belle rose n'a guère plus de deux cents pétales et nous en avons jusqu'à cinq cents. Quant aux couleurs, nous avons le violet et presque le bleu pur que la rose ne trouvera jamais.

—Moi, dit un grand pied d'alouette vivace, moi le prince Delphinium, j'ai l'azur des cieux dans ma corolle, et mes nombreux parents ont toutes les nuances du rose. La prétendue reine des fleurs a donc beaucoup à nous envier, et, quant à son parfum si vanté…

—Ne parlez pas de cela, reprit vivement le coquelicot. Les hâbleries du parfum me portent sur les nerfs. Qu'est-ce, je vous prie, que le parfum? Une convention établie par les jardiniers et les papillons. Moi, je trouve que la rose sent mauvais et que c'est moi qui embaume.

—Nous ne sentons rien, dit la marguerite, et je crois que par là nous faisons preuve de tenue et de bon goût. Les odeurs sont des indiscrétions ou des vanteries. Une plante qui se respecte ne s'annonce point par des émanations. Sa beauté doit lui suffire.

—Je ne suis pas de votre avis, s'écria un gros pavot qui sentait très-fort. Les odeurs annoncent l'esprit et la santé.

Les rires couvrirent la voix du gros pavot. Les oeillets s'en tenaient les côtes et les résédas se pâmaient. Mais, au lieu de se fâcher, il se remit à critiquer la forme et la couleur de la rose qui ne pouvait répondre; tous les rosiers venaient d'être taillés et les pousses remontantes n'avaient encore que de petits boutons bien serrés dans leurs langes verts. Une pensée fort richement vêtue critiqua amèrement les fleurs doubles, et, comme celles-ci étaient en majorité dans le parterre, on commença à se fâcher. Mais il y avait tant de jalousie contre la rose, qu'on se réconcilia pour la railler et la dénigrer. La pensée eut même du succès quand elle compara la rose à un gros chou pommé, donnant la préférence à celui-ci à cause de sa taille et de son utilité. Les sottises que j'entendais m'exaspérèrent et, tout à coup, parlant leur langue:

—Taisez-vous, m'écriai-je en donnant un coup de pied à ces sottes fleurs. Vous ne dites rien qui vaille. Moi qui m'imaginais entendre ici des merveilles de poésie, quelle déception vous me causez avec vos rivalités, vos vanités et votre basse envie!

Il se fit un profond silence et je sortis du parterre.

—Voyons donc, me disais-je, si les plantes rustiques ont plus de bon sens que ces péronnelles cultivées, qui, en recevant de nous une beauté d'emprunt, semblent avoir pris nos préjugés et nos travers.

Je me glissai dans l'ombre de la haie touffue, me dirigeant vers la prairie; je voulais savoir si les spirées qu'on appelle reine des prés avaient aussi de l'orgueil et de l'envie. Mais je m'arrêtai auprès d'un grand églantier dont toutes les fleurs parlaient ensemble.

—Tâchons de savoir, pensai-je, si la rose sauvage dénigre la rose à cent feuilles et méprise la rose pompon.

Il faut vous dire que, dans mon enfance, on n'avait pas créé toutes ces variétés de roses que les jardiniers savants ont réussi à produire depuis par la greffe et les semis. La nature n'en était pas plus pauvre pour cela. Nos buissons étaient remplis de variétés nombreuses de roses à l'état rustique: la canina, ainsi nommée parce qu'on la croyait un remède contre la morsure des chiens enragés; la rose canelle, la musquée, la rubiginosa ou rouillée, qui est une des plus jolies; la rose pimprenelle, la tomentosa ou cotonneuse, la rose alpine, etc., etc. Puis, dans les jardins, nous avions des espèces charmantes à peu près perdues aujourd'hui, une panachée rouge et blanc qui n'était pas très-fournie en pétales, mais qui montrait sa couronne d'étamines d'un beau jaune vif et qui avait le parfum de la bergamote. Elle était rustique au possible, ne craignant ni les étés secs ni les hivers rudes; la rose pompon, grand et petit modèle, qui est devenue excessivement rare; la petite rose de mai, la plus précoce et peut-être la plus parfumée de toutes, qu'on demanderait en vain aujourd'hui dans le commerce, la rose de Damas ou de Provins que nous savions utiliser et qu'on est obligé, à présent, de demander au midi de la France; enfin, la rose à cent feuilles ou, pour mieux dire, à cent pétales, dont la patrie est inconnue et que l'on attribue généralement à la culture.

C'est cette rose centifolia qui était alors, pour moi comme pour tout le monde, l'idéal de la rose, et je n'étais pas persuadée, comme l'était mon précepteur, qu'elle fût un monstre dû à la science des jardiniers. Je lisais dans mes poètes que la rose était de toute antiquité le type de la beauté et du parfum. A coup sûr, ils ne connaissaient pas nos roses thé qui ne sentent plus la rose, et toutes ces variétés charmantes qui, de nos jours, ont diversifié à l'infini, mais en l'altérant essentiellement, le vrai type de la rose. On m'enseignait alors la botanique. Je n'y mordais qu'à ma façon. J'avais l'odorat fin et je voulais que le parfum fût un des caractères essentiels de la plante; mon professeur, qui prenait du tabac, ne m'accordait pas ce critérium de classification. Il ne sentait plus que le tabac, et, quand il flairait une autre plante, il lui communiquait des propriétés sternutatoires tout à fait avilissantes. J'écoutai donc de toutes mes oreilles ce que disaient les églantiers au-dessus de ma tête, car, dès les premiers mots que je pus saisir, je vis qu'ils parlaient des origines de la rose.

—Reste ici, doux zéphyr, disaient-ils, nous sommes fleuris. Les belles roses du parterre dorment encore dans leurs boutons verts. Vois, nous sommes fraîches et riantes, et, si tu nous berces un peu, nous allons répandre des parfums aussi suaves que ceux de notre illustre reine.

J'entendis alors le zéphyr qui disait:

—Taisez-vous, vous n'êtes que des enfants du Nord. Je veux bien causer un instant avec vous, mais n'ayez pas l'orgueil de vous égaler à la reine des fleurs.

—Cher zéphyr, nous la respectons et nous l'adorons, répondirent les fleurs de l'églantier; nous savons comme les autres fleurs du jardin en sont jalouses. Elles prétendent qu'elle n'est rien de plus que nous, qu'elle est fille de l'églantier et ne doit sa beauté qu'à la greffe et à la culture. Nous sommes des ignorantes et ne savons pas répondre. Dis-nous, toi qui es plus ancien que nous sur la terre, si tu connais la véritable origine de la rose.

—Je vous la dirai, car c'est ma propre histoire; écoutez-la, et ne l'oubliez jamais.

Et le zéphyr raconta ceci:

—Au temps où les êtres et les choses de l'univers parlaient encore la langue des dieux, j'étais le fils aîné du roi des orages. Mes ailes noires touchaient les deux extrémités des plus vastes horizons, ma chevelure immense s'emmêlait aux nuages. Mon aspect était épouvantable et sublime, j'avais le pouvoir de rassembler les nuées du couchant et de les étendre comme un voile impénétrable entre la terre et le soleil.

»Longtemps je régnai avec mon père et mes frères sur la planète inféconde. Notre mission était de détruire et de bouleverser. Mes frères et moi, déchaînés sur tous les points de ce misérable petit monde, nous semblions ne devoir jamais permettre à la vie de paraître sur cette scorie informe que nous appelons aujourd'hui la terre des vivants. J'étais le plus robuste et le plus furieux de tous. Quand le roi mon père était las, il s'étendait sur le sommet des nuées et se reposait sur moi du soin de continuer l'oeuvre de l'implacable destruction. Mais, au sein de cette terre, inerte encore, s'agitait un esprit, une divinité puissante, l'esprit de la vie, qui voulait être, et qui, brisant les montagnes, comblant les mers, entassant les poussières, se mit un jour à surgir de toutes parts. Nos efforts redoublèrent et ne servirent qu'à hâter l'éclosion d'une foule d'êtres qui nous échappaient par leur petitesse ou nous résistaient par leur faiblesse même; d'humbles plantes flexibles, de minces coquillages flottants prenaient place sur la croûte encore tiède de l'écorce terrestre, dans les limons, dans les eaux, dans les détritus de tout genre. Nous roulions en vain les flots furieux sur ces créations ébauchées. La vie naissait et apparaissait sans cesse sous des formes nouvelles, comme si le génie patient et inventif de la création eût résolu d'adapter les organes et les besoins de tous les êtres au milieu tourmenté que nous leur faisions.

»Nous commencions à nous lasser de cette résistance passive en apparence, irréductible en réalité. Nous détruisions des races entières d'êtres vivants, d'autres apparaissaient organisés pour nous subir sans mourir. Nous étions épuisés de rage. Nous nous retirâmes sur le sommet des nuées pour délibérer et demander à notre père des forces nouvelles.

»Pendant qu'il nous donnait de nouveaux ordres, la terre un instant délivrée de nos fureurs se couvrit de plantes innombrables où des myriades d'animaux ingénieusement conformés dans leurs différents types, cherchèrent leur abri et leur nourriture dans d'immenses forêts ou sur les flancs de puissantes montagnes, ainsi que dans les eaux épurées de lacs immenses.

»—Allez, nous dit mon père, le roi des orages, voici la terre qui s'est parée comme une fiancée pour épouser le soleil. Mettez-vous entre eux. Entassez les nuées énormes, mugissez, et que votre souffle renverse les forêts, aplanisse les monts et déchaîne les mers. Allez, et ne revenez pas, tant qu'il y aura encore un être vivant, une plante debout sur cette arène maudite où la vie prétend s'établir en dépit de nous.

»Nous nous dispersâmes comme une semence de mort sur les deux hémisphères, et moi, fendant comme un aigle le rideau des nuages, je m'abattis sur les antiques contrées de l'extrême Orient, là où de profondes dépressions du haut plateau asiatique s'abaissant vers la mer sous un ciel de feu, font éclore, au sein d'une humidité énergique, les plantes gigantesques et les animaux redoutables. J'étais reposé des fatigues subies, je me sentais doué d'une force incommensurable, j'étais fier d'apporter le désordre et la mort à tous ces faibles qui semblaient me braver. D'un coup d'aile, je rasais toute une contrée; d'un souffle, j'abattais toute une forêt, et je sentais en moi une joie aveugle, enivrée, la joie d'être plus fort que toutes les forces de la nature.

»Tout à coup un parfum passa en moi comme par une aspiration inconnue à mes organes, et, surpris d'une sensation si nouvelle, je m'arrêtai pour m'en rendre compte. Je vis alors pour la première fois un être qui était apparu sur la terre en mon absence, un être frais, délicat, imperceptible, la rose!

»Je fondis sur elle pour l'écraser. Elle plia, se coucha sur l'herbe et me dit:

»—Prends pitié! je suis si belle et si douce! respire-moi, tu m'épargneras.

»Je la respirai et une ivresse soudaine abattit ma fureur. Je me couchai sur l'herbe et je m'endormis auprès d'elle.

»Quand je m'éveillai, la rose s'était relevée et se balançait mollement, bercée par mon haleine apaisée.

»—Sois mon ami, me dit-elle. Ne me quitte plus. Quand tes ailes terribles sont pliées, je t'aime et te trouve beau. Sans doute tu es le roi de la forêt. Ton souffle adouci est un chant délicieux. Reste avec moi, ou prends-moi avec toi, afin que j'aille voir de plus près le soleil et les nuages.

»Je mis la rose dans mon sein et je m'envolai avec elle. Mais bientôt il me sembla qu'elle se flétrissait; alanguie, elle ne pouvait plus me parler; son parfum, cependant, continuait à me charmer, et moi, craignant de l'anéantir, je volais doucement, je caressais la cime des arbres, j'évitais le moindre choc. Je remontai ainsi avec précaution jusqu'au palais de nuées sombres où m'attendait mon père.

»—Que veux-tu? me dit-il, et pourquoi as-tu laissé debout cette forêt que je vois encore sur les rivages de l'Inde? Retourne l'exterminer au plus vite.

»—Oui, répondis-je en lui montrant la rose, mais laisse-moi te confier ce trésor que je veux sauver.

»—Sauver! s'écria-t-il en rugissant de colère; tu veux sauver quelque chose?

»Et, d'un souffle, il arracha de ma main la rose, qui disparut dans l'espace en semant ses pétales flétries.

»Je m'élançai pour ressaisir au moins un vestige; mais le roi, irrité et implacable, me saisit à mon tour, me coucha, la poitrine sur son genou, et, avec violence, m'arracha mes ailes, dont les plumes allèrent dans l'espace rejoindre les feuilles dispersées de la rose.

»—Misérable enfant, me dit-il, tu as connu la pitié, tu n'es plus mon fils. Va-t'en rejoindre sur la terre le funeste esprit de la vie qui me brave, nous verrons s'il fera de toi quelque chose, à présent que, grâce à moi, tu n'es plus rien.

»Et, me lançant dans les abîmes du vide, il m'oublia à jamais.

»Je roulai jusqu'à la clairière et me trouvai anéanti à côté de la rose, plus riante et plus embaumée que jamais.

»—Quel est ce prodige? Je te croyais morte et je te pleurais. As-tu le don de renaître après la mort?

»—Oui, répondit-elle, comme toutes les créatures que l'esprit de vie féconde. Vois ces boutons qui m'environnent. Ce soir, j'aurai perdu mon éclat et je travaillerai à mon renouvellement, tandis que mes soeurs te charmeront de leur beauté et te verseront les parfums de leur journée de fête. Reste avec nous; n'es-tu pas notre compagnon et notre ami?

»J'étais si humilié de ma déchéance, que j'arrosais de mes larmes cette terre à laquelle je me sentais à jamais rivé. L'esprit de la vie sentit mes pleurs et s'en émut. Il m'apparut sous la forme d'un ange radieux et me dit:

»—Tu as connu la pitié, tu as eu pitié de la rose, je veux avoir pitié de toi. Ton père est puissant, mais je le suis plus que lui, car il peut détruire et, moi, je peux créer.

»En parlant ainsi, l'être brillant me toucha et mon corps devint celui d'un bel enfant avec un visage semblable au coloris de la rose. Des ailes de papillon sortirent de mes épaules et je me mis à voltiger avec délices.

»—Reste avec les fleurs, sous le frais abri des forêts, me dit la fée. A présent, ces dômes de verdure te cacheront et te protégeront. Plus tard, quand j'aurai vaincu la rage des éléments, tu pourras parcourir la terre, où tu seras béni par les hommes et chanté par les poëtes.—Quant à toi, rose charmante qui, la première as su désarmer la fureur par la beauté, sois le signe de la future réconciliation des forces aujourd'hui ennemies de la nature. Tu seras aussi l'enseignement des races futures, car ces races civilisées voudront faire servir toutes choses à leurs besoins. Mes dons les plus précieux, la grâce, la douceur et la beauté risqueront de leur sembler d'une moindre valeur que la richesse et la force. Apprends-leur, aimable rose, que la plus grande et la plus légitime puissance est celle qui charme et réconcilie. Je te donne ici un titre que les siècles futurs n'oseront pas t'ôter. Je te proclame reine des fleurs; les royautés que j'institue sont divines et n'ont qu'un moyen d'action, le charme.

»Depuis ce jour, j'ai vécu en paix avec le ciel, chéri des hommes, des animaux et des plantes; ma libre et divine origine me laisse le choix de résider où il me plaît, mais je suis trop l'ami de la terre et le serviteur de la vie à laquelle mon souffle bienfaisant contribue, pour quitter cette terre chérie où mon premier et éternel amour me retient. Oui, mes chères petites, je suis le fidèle amant de la rose et par conséquent votre frère et votre ami.»

—En ce cas, s'écrièrent toutes les petites roses de l'églantier, donne-nous le bal et réjouissons-nous en chantant les louanges de madame la reine, la rose à cent feuilles de l'Orient.

Le zéphyr agita ses jolies ailes et ce fut au-dessus de ma tête une danse effrénée, accompagnée de frôlements de branches et de claquement de feuilles en guise de timbales et de castagnettes: il arriva bien à quelques petites folles de déchirer leur robe de bal et de semer leurs pétales dans mes cheveux; mais elles n'y firent pas attention et dansèrent de plus belle en chantant:

—Vive la belle rose dont la douceur a vaincu le fils des orages! vive le bon zéphyr qui est resté l'ami des fleurs!

Quand je racontai à mon précepteur ce que j'avais entendu, il déclara que j'étais malade et qu'il fallait m'administrer un purgatif. Mais ma grand'mère m'en préserva en lui disant:

—Je vous plains si vous n'avez jamais entendu ce que disent les roses. Quant à moi, je regrette le temps où je l'entendais. C'est une faculté de l'enfance. Prenez garde de confondre les facultés avec les maladies!

LE MARTEAU ROUGE

J'ai trahi pour vous, mes enfants, le secret du vent et des roses. Je vais vous raconter maintenant l'histoire d'un caillou. Mais je vous tromperais si je vous disais que les cailloux parlent comme les fleurs. S'ils disent quelque chose, lorsqu'on les frappe, nous ne pouvons l'entendre que comme un bruit sans paroles. Tout dans la nature a une voix, mais nous ne pouvons attribuer la parole qu'aux êtres. Une fleur est un être pourvu d'organes et qui participe largement à la vie universelle. Les pierres ne vivent pas, elles ne sont que les ossements d'un grand corps, qui est la planète, et, ce grand corps, on peut le considérer comme un être; mais les fragments de son ossature ne sont pas plus des êtres par eux-mêmes qu'une phalange de nos doigts ou une portion de notre crâne n'est un être humain.

C'était pourtant un beau caillou, et ne croyez pas que vous eussiez pu le mettre dans votre poche, car il mesurait peut-être un mètre sur toutes ses faces. Détaché d'une roche de cornaline, il était cornaline lui-même, non pas de la couleur de ces vulgaires silex sang de boeuf qui jonchent nos chemins, mais d'un rose chair veiné de parties ambrées, et transparent comme un cristal. Vitrification splendide, produite par l'action des feux plutoniens sur l'écorce siliceuse de la terre, il avait été séparé de sa roche par une dislocation, et il brillait au soleil, au milieu des herbes, tranquille et silencieux depuis des siècles dont je ne sais pas le compte. La fée Hydrocharis vint enfin un jour à le remarquer. La fée Hydrocharis (beauté des eaux) était amoureuse des ruisseaux clairs et tranquilles, parce qu'elle y faisait pousser ses plantes favorites, que je ne vous nommerai pas, vu que vous les connaissez maintenant et que vous les chérissez aussi.

La fée avait du dépit, car, après une fonte de neiges assez considérable sur les sommets de montagnes, le ruisseau avait ensablé de ses eaux troublées et grondeuses les tapis de fleurs et de verdure que la fée avait caressés et bénis la veille. Elle s'assit sur le gros caillou et, contemplant le désastre, elle se fit ce raisonnement:

—La fée des glaciers, ma cruelle ennemie, me chassera de cette région, comme elle m'a chassée déjà des régions qui sont au-dessus et qui, maintenant, ne sont plus que des amas de ruines. Ces roches entraînées par les glaces, ces moraines stériles où la fleur ne s'épanouit plus, où l'oiseau ne chante plus, où le froid et la mort règnent stupidement, menacent de s'étendre sur mes riants herbages et sur mes bosquets embaumés. Je ne puis résister, le néant veut triompher ici de la vie, le destin aveugle et sourd est contre moi. Si je connaissais, au moins, les projets de l'ennemi, j'essayerais de lutter. Mais ces secrets ne sont confiés qu'aux ondes fougueuses dont les mille voix confuses me sont inintelligibles. Dès qu'elles arrivent à mes lacs et à mes étangs, elles se taisent, et, sur mes pentes sinueuses, elles se laissent glisser sans bruit. Comment les décider à parler de ce qu'elles savent des hautes régions d'où elles descendent et où il m'est interdit de pénétrer?

La fée se leva, réfléchit encore, regarda autour d'elle et accorda enfin son attention au caillou qu'elle avait jusque-là méprisé comme une chose inerte et stérile. Il lui vint alors une idée, qui était de placer ce caillou sur le passage incliné du ruisseau. Elle ne prit pas la peine de pousser le bloc, elle souffla dessus, et le bloc se mit en travers de l'eau courante, debout sur le sable où il s'enfonça par son propre poids, de manière à y demeurer solidement fixé. Alors, la fée regarda et écouta.

Le ruisseau, évidemment irrité de rencontrer cet obstacle, le frappa d'abord brutalement pour le chasser de son chemin; puis il le contourna et se pressa sur ses flancs jusqu'à ce qu'il eût réussi à se creuser une rigole de chaque côté, et il se précipita dans ces rigoles en exhalant une sourde plainte.

—Tu ne dis encore rien qui vaille, pensa la fée, mais je vais t'emprisonner si bien que je te forcerai de me répondre.

Alors, elle donna une chiquenaude au bloc de cornaline qui se fendit en quatre. C'est si puissant un doigt de fée! L'eau, rencontrant quatre murailles au lieu d'une, s'y laissa choir, et, bondissant de tous côtés en ruisselets entrecoupés, il se mit à babiller comme un fou, jetant ses paroles si vite, que c'était un bredouillage insensé, impossible.

La fée cassa encore une fois le bloc et des quatre morceaux en fit huit qui, divisant encore le cours de l'eau, la forcèrent à se calmer et à murmurer discrètement. Alors, elle saisit son langage, et, comme les ruisseaux sont de nature indiscrète et babillarde, elle apprit que la reine des glaciers avait résolu d'envahir son domaine et de la chasser encore plus loin.

Hydrocharis prit alors toutes ses plantes chéries dans sa robe tissue de rayons de soleil, et s'éloigna, oubliant au milieu de l'eau les pauvres débris du gros caillou, qui restèrent là jusqu'à ce que les eaux obstinées les eussent emportés ou broyés.

Rien n'est philosophe et résigné comme un caillou. Celui dont j'essaye de vous dire l'histoire n'était plus représenté un peu dignement que par un des huit morceaux, lequel était encore gros comme votre tête, et, à peu près aussi rond, vu que les eaux qui avaient émietté les autres, l'avaient roulé longtemps. Soit qu'il eût eu plus de chance, soit qu'on eût eu des égards pour lui, il était arrivé beau, luisant et bien poli jusqu'à la porte d'une hutte de roseaux où vivaient d'étranges personnages.

C'était des hommes sauvages, vêtus de peaux de bêtes, portant de longues barbes et de longs cheveux, faute de ciseaux pour les couper, ou parce qu'ils se trouvaient mieux ainsi, et peut-être n'avaient-ils pas tort. Mais, s'ils n'avaient pas encore inventé les ciseaux, ce dont je ne suis pas sûr, ces hommes primitifs n'en étaient pas moins d'habiles couteliers. Celui qui habitait la hutte était même un armurier recommandable.

Il ne savait pas utiliser le fer, mais les cailloux grossiers devenaient entre ses mains des outils de travail ingénieux ou des armes redoutables. C'est vous dire que ces gens appartenaient à la race de l'âge de pierre qui se confond dans la nuit des temps avec les premiers âges de l'occupation celtique. Un des enfants de l'armurier trouva sous ses pieds le beau caillou amené par le ruisseau, et, croyant que c'était un des nombreux éclats ou morceaux de rebut jetés çà et là autour de l'atelier de son père, il se mit à jouer avec et à le faire rouler. Mais le père, frappé de la vive couleur et de la transparence de cet échantillon, le lui ôta des mains et appela ses autres enfants et apprentis pour l'admirer. On ne connaissait dans le pays environnant aucune roche d'où ce fragment pût provenir. L'armurier recommanda à son monde de bien surveiller les cailloux que charriait le ruisseau; mais ils eurent beau chercher et attendre, ils n'en trouvèrent pas d'autre et celui-ci resta dans l'atelier comme un objet des plus rares et des plus précieux.

A quelques jours de là, un homme bleu descendit de la colline et somma l'armurier de lui livrer sa commande. Cet homme bleu, qui était blanc en dessous, avait la figure et le corps peints avec le suc d'une plante qui fournissait aux chefs et aux guerriers ce que les Indiens d'aujourd'hui appellent encore leur peinture de guerre. Il était donc de la tête aux pieds d'un beau bleu d'azur et la famille de l'armurier le contemplait avec admiration et respect.

Il avait commandé une hache de silex, la plus lourde et la plus tranchante qui eût été jamais fabriquée depuis l'âge du renne, et cette arme formidable lui fut livrée, moyennant le prix de deux peaux d'ours, selon qu'il avait été convenu. L'homme bleu ayant payé, allait se retirer, lorsque l'armurier lui montra son caillou de cornaline en lui proposant de le façonner pour lui en hache ou en casse-tête. L'homme bleu, émerveillé de la beauté de la matière, demanda un casse-tête qui serait en même temps un couteau propre à dépecer les animaux après les avoir assommés. On lui fabriqua donc avec ce caillou merveilleux un outil admirable auquel, à force de patience, on put même donner le poli jusqu'alors inconnu à une industrie encore privée de meules; et, pour porter au comble la satisfaction de l'homme bleu, un des fils de l'armurier, enfant très-adroit et très-artiste, dessina avec une pointe faite d'un éclat, la figure d'un daim sur un des côtés de la lame. Un autre, apprenti très-habile au montage, enchâssa l'arme dans un manche de bois fendu par le milieu et assujetti aux extrémités par des cordes de fibres végétales très-finement tressées et d'une solidité à toute épreuve.

L'homme bleu donna douze peaux de daim pour cette merveille et l'emporta, triomphant, dans sa mardelle immense, car il était un grand chef de clan, enrichi à la chasse et souvent victorieux à la guerre.

Vous savez ce qu'est une mardelle: vous avez vu ces grands trous béants au milieu de nos champs, aujourd'hui cultivés, jadis couverts d'étangs et de forêts. Plusieurs ont de l'eau au fond tandis qu'à un niveau plus élevé, on a trouvé des cendres, des os, des débris de poteries et des pierres disposées en foyer.

On peut croire que les peuples primitifs aimaient à demeurer sur l'eau, témoins les cités lacustres trouvées en si grand nombre et dont vous avez entendu beaucoup parler.

Moi, j'imagine que, dans les pays de plaine comme les nôtres, où l'eau est rare, on creusait le plus profondément possible, et, autant que possible, aussi dans le voisinage d'une source. On détournait au besoin le cours d'un faible ruisseau et on l'emmagasinait dans ces profonds réservoirs, puis l'on bâtissait sur pilotis une spacieuse demeure, qui s'élevait comme un îlot dans un entonnoir et dont les toits inaperçus ne s'élevaient pas au-dessus du niveau du sol, toutes conditions de sécurité contre le parcours des bêtes sauvages ou l'invasion des hordes ennemies.

Quoi qu'il en soit, l'homme bleu résidait dans une grande mardelle (on dit aussi margelle), entourée de beaucoup d'autres plus petites et moins profondes, où plusieurs familles s'étaient établies pour obéir à ses ordres en bénéficiant de sa protection. L'homme bleu fit le tour de toutes ces citernes habitées, franchit, pour entrer chez ses clients, les arbres jetés en guise de ponts, se chauffa à tous les foyers, causa amicalement avec tout le monde, montrant sa merveilleuse hache rose, et laissant volontiers croire qu'il l'avait reçue en présent de quelque divinité. Si on le crut, ou si l'on feignit de le croire, je l'ignore; mais la hache rose fut regardée comme un talisman d'une invincible puissance, et, lorsque l'ennemi se présenta pour envahir la tribu, tous se portèrent au combat avec une confiance exaltée. La confiance fait la bravoure et la bravoure fait la force. L'ennemi fut écrasé, la hache rose du grand chef devint pourpre dans le sang des vaincus. Une gloire nouvelle couronna les anciennes gloires de l'homme bleu, et, dans sa terreur, l'ennemi lui donna le nom de Marteau-Rouge, que sa tribu et ses descendants portèrent après lui.

Ce marteau lui porta bonheur car il fut vainqueur dans toutes ses guerres comme dans toutes ses chasses, et mourut, plein de jours, sans avoir été victime d'aucun des hasards de sa vie belliqueuse. On l'enterra sous une énorme butte de terre et de sable suivant la coutume du temps, et, malgré le désir effréné qu'avaient ses héritiers de posséder le marteau rouge, on enterra le marteau rouge avec lui. Ainsi le voulait la loi religieuse conservatrice du respect dû aux morts.

Voilà donc notre caillou rejeté dans le néant des ténèbres après une courte période de gloire et d'activité. La tribu du Marteau-Rouge eut lieu de regretter la sépulture donnée au talisman, car les tribus ennemies, longtemps épouvantées par la vaillance du grand chef, revinrent en nombre et dévastèrent les pays de chasse, enlevèrent les troupeaux et ravagèrent même les habitations.

Ces malheurs décidèrent un des descendants de Marteau-Rouge 1er à violer la sépulture de son aïeul, à pénétrer la nuit dans son caveau et à enlever secrètement le talisman, qu'il cacha avec soin dans sa mardelle. Comme il ne pouvait avouer à personne cette profanation, il ne pouvait se servir de cette arme excellente et ranimer le courage de son clan, en la faisant briller au soleil des batailles. N'étant plus secouée par un bras énergique et vaillant,—le nouveau possesseur était plus superstitieux que brave,—elle perdit sa vertu, et la tribu, vaincue, dispersée, dut aller chercher en d'autres lieux des établissements nouveaux. Ses mardelles conquises furent occupées par le vainqueur, et des siècles s'écoulèrent sans que le fameux marteau enterré entre deux pierres fût exhumé. On l'oublia si bien, que, le jour où une vieille femme, en poursuivant un rat dans sa cuisine, le retrouva intact, personne ne put lui dire à quoi ce couteau de pierre avait pu servir. L'usage de ces outils s'était perdu. On avait appris à fondre et à façonner le bronze, et, comme ces peuples n'avaient pas d'histoire, ils ne se souvenaient pas des services que le silex leur avait rendus.

Toutefois, la vieille femme trouva le marteau joli et l'essaya pour râper les racines qu'elle mettait dans sa soupe. Elle le trouva commode, bien que le temps et l'humidité l'eussent privé de son beau manche à cordelettes. Il était encore coupant. Elle en fit son couteau de prédilection. Mais, après elle, des enfants voulurent s'en servir et l'ébrêchèrent outrageusement.

Quand vint l'âge du fer, cet ustensile méprisé fut oublié sur le bord de la margelle tarie et à demi comblée. On construisait de nouvelles habitations à fleur de terre avec des cultures autour. On connaissait la bêche et la cognée, on parlait, on agissait, on pensait autrement que par le passé. Le glorieux marteau rouge redevînt simple caillou et reprit son sommeil impassible dans l'herbe des prairies.

Bien des siècles se passèrent encore lorsqu'un paysan chasseur qui poursuivait un lièvre réfugié dans la mardelle, et qui, pour mieux courir, avait quitté ses sabots, se coupa l'orteil sur une des faces encore tranchantes du marteau rouge. Il le ramassa, pensant en faire des pierres pour son fusil, et l'apporta chez lui, où il l'oublia dans un coin. A l'époque des vendanges, il s'en servit pour caler sa cuve; après quoi, il le jeta dans son jardin, où les choux, ces fiers occupants d'une terre longtemps abandonnée à elle-même, le couvrirent de leur ombre et lui permirent de dormir encore à l'abri du caprice de l'homme.

Cent ans plus tard, un jardinier le rencontra sous sa bêche, et, comme le jardin du paysan s'était fondu dans un parc seigneurial, ce jardinier porta sa trouvaille au châtelain, en lui disant:

—Ma foi, monsieur le comte, je crois bien que j'ai trouvé dans mes planches d'asperges un de ces marteaux anciens dont vous êtes curieux.

M. le comte complimenta son jardinier sur son oeil d'antiquaire et fit grand cas de sa découverte. Le marteau rouge était un des plus beaux spécimens de l'antique industrie de nos pères, et, malgré les outrages du temps, il portait la trace indélébile du travail de l'homme à un degré remarquable. Tous les amis de la maison et tous les antiquaires du pays l'admirèrent. Son âge devint un sujet de grande discussion. Il était en partie dégrossi et taillé au silex comme les spécimens des premiers âges, en partie façonné et poli comme ceux d'un temps moins barbare. Il appartenait évidemment à un temps de transition, peut-être avait-il été apporté par des émigrants; à coup sûr, dirent les géologues, il n'a pas été fabriqué dans le pays, car il n'y a pas de trace de cornaline bien loin à la ronde.

Les géologues n'oublièrent qu'une chose, c'est que les eaux sont des conducteurs de minéraux de toute sorte, et les antiquaires ne songèrent pas à se demander si l'histoire des faits industriels n'étaient pas démentie à chaque instant par des tentatives personnelles dues au caprice ou au génie de quelque artisan mieux doué que les autres. La figure tracée sur la lame présentait encore quelques linéaments qui furent soigneusement examinés. On y voyait bien encore l'intention de représenter un animal. Mais était-ce un cheval, un cerf, un ours des cavernes ou un mammouth?

Quand on eut bien examiné et interrogé le marteau rouge, on le plaça sur un coussinet de velours. C'était la plus curieuse pièce de la collection de M. le comte. Il eut la place d'honneur et la conserva pendant une dizaine d'années.

Mais M. le comte vint à mourir sans enfants, et madame la comtesse trouva que le défunt avait dépensé pour ses collections beaucoup d'argent qu'il eût mieux employé à lui acheter des dentelles et à renouveler ses équipages. Elle fit vendre toutes ces antiquailles, pressée qu'elle était d'en débarrasser les chambres de son château. Elle ne conserva que quelques gemmes gravées et quelques médailles d'or qu'elle pouvait utiliser pour sa parure, et, comme le marteau rouge était tiré d'une cornaline particulièrement belle, elle le confia à un lapidaire chargé de le tailler en plaques destinées à un fermoir de ceinture.

Quand les fragments du marteau rouge furent taillés et montés, madame trouva la chose fort laide et la donna à sa petite nièce âgée de six ans qui en orna sa poupée. Mais ce bijou trop lourd et trop grand ne lui plut pas longtemps et elle imagina d'en faire de la soupe. Oui vraiment, mes enfants, de la soupe pour les poupées. Vous savez mieux que moi que la soupe aux poupées se compose de choses très-variées: des fleurs, des graines, des coquilles, des haricots blancs et rouges, tout est bon quand cela est cuit à point dans un petit vase de fer-blanc sur un feu imaginaire. La petite nièce manquant de carottes pour son pot-au-feu, remarqua la belle couleur de la cornaline, et, à l'aide d'un fer à repasser, elle la broya en mille petits morceaux qui donnèrent très-bonne mine à la soupe et que la poupée eût dû trouver succulente.

Si le marteau rouge eût été un être, c'est-à-dire s'il eût pu penser, quelles réflexions n'eût-il pas faites sur son étrange destinée? Avoir été montagne, et puis bloc; avoir servi sous cette forme à l'oeuvre mystérieuse d'une fée, avoir forcé un ruisseau à révéler les secrets du génie des cimes glacées; avoir été, plus tard, le palladium d'une tribu guerrière, la gloire d'un peuple, le sceptre d'un homme bleu; être descendu à l'humble condition de couteau de cuisine jusqu'à ratisser, Dieu sait quels légumes, chez un peuple encore sauvage; avoir retrouvé une sorte de gloire dans les mains d'un antiquaire, jusqu'à se pavaner sur un socle de velours aux yeux des amateurs émerveillés: et tout cela pour devenir carotte fictive dans les mains d'un enfant, sans pouvoir seulement éveiller l'appétit dédaigneux d'une poupée!

Le marteau rouge n'était pourtant pas absolument anéanti. Il en était resté un morceau gros comme une noix que le valet de chambre ramassa en balayant et qu'il vendit cinquante centimes au lapidaire. Avec ce dernier fragment, le lapidaire fit trois bagues qu'il vendit un franc chacune. C'est très-joli, une bague de cornaline, mais c'est vite cassé et perdu. Une seule existe encore, elle a été donnée à une petite fille soigneuse qui la conserve précieusement sans se douter qu'elle possède la dernière parcelle du fameux marteau rouge, lequel n'était lui-même qu'une parcelle de la roche aux fées.

Tel est le sort des choses. Elles n'existent que par le prix que nous y attachons, elles n'ont point d'âme qui les fasse renaître, elles deviennent poussière; mais, sous cette forme, tout ce qui possède la vie les utilise encore. La vie se sert de tout, et ce que le temps et l'homme détruisent renaît sous des formes nouvelles, grâce à cette fée qui ne laisse rien perdre, qui répare tout et qui recommence tout ce qui est défait. Cette reine des fées, vous la connaissez fort bien: c'est la nature.

LA FÉE POUSSIÈRE

Autrefois, il y a bien longtemps, mes chers enfants, j'étais jeune et j'entendais souvent les gens se plaindre d'une importune petite vieille qui entrait par les fenêtres quand on l'avait chassée par les portes. Elle était si fine et si menue, qu'on eût dit qu'elle flottait au lieu de marcher, et mes parents la comparaient à une petite fée. Les domestiques la détestaient et la renvoyaient à coups de plumeau, mais on ne l'avait pas plus tôt délogée d'une place qu'elle reparaissait à une autre.

Elle portait toujours une vilaine robe grise traînante et une sorte de voile pâle que le moindre vent faisait voltiger autour de sa tête ébouriffée en mèches jaunâtres.

A force d'être persécutée, elle me faisait pitié et je la laissais volontiers se reposer dans mon petit jardin, bien qu'elle abîmât beaucoup mes fleurs. Je causais avec elle, mais sans en pouvoir tirer une parole qui eût le sens commun. Elle voulait toucher à tout, disant qu'elle ne faisait que du bien. On me reprochait de la tolérer, et, quand je l'avais laissée s'approcher de moi, on m'envoyait laver et changer, en me menaçant de me donner le nom qu'elle portait.

C'était un vilain nom que je redoutais beaucoup. Elle était si malpropre qu'on prétendait qu'elle couchait dans les balayures des maisons et des rues, et, à cause de cela, on la nommait la fée Poussière.

—Pourquoi donc êtes-vous si poudreuse? lui dis-je, un jour qu'elle voulait m'embrasser.

—Tu es une sotte de me craindre, répondit-elle alors d'un ton railleur: tu m'appartiens, et tu me ressembles plus que tu ne penses. Mais tu es une enfant esclave de l'ignorance, et je perdrais mon temps à te le démontrer.

—Voyons, repris-je, vous paraissez vouloir parler raison pour la première fois. Expliquez-moi vos paroles.

—Je ne puis te parler ici, répondit-elle. J'en ai trop long à te dire, et, sitôt que je m'installe quelque part chez vous, on me balaye avec mépris; mais, si tu veux savoir qui je suis, appelle-moi par trois fois cette nuit, aussitôt que tu seras endormie.

Là-dessus, elle s'éloigna en poussant un grand éclat de rire, et il me sembla la voir se dissoudre et s'élever en grande traînée d'or, rougi par le soleil couchant.

Le même soir, j'étais dans mon lit et je pensais à elle en commençant à sommeiller.

—J'ai rêvé tout cela, me disais-je, ou bien cette petite vieille est une vraie folle. Comment me serait-il possible de l'appeler en dormant?

Je m'endormis, et tout aussitôt je rêvai que je l'appelais. Je ne suis même pas sûre de n'avoir pas crié tout haut par trois fois: «Fée Poussière! fée Poussière! fée Poussière!»

A l'instant même, je fus transportée dans un immense jardin au milieu duquel s'élevait un palais enchanté, et sur le seuil de cette merveilleuse demeure, une dame resplendissante de jeunesse et de beauté m'attendait dans de magnifiques habits de fête.

Je courus à elle et elle m'embrassa en me disant:

—Eh bien, reconnais-tu, à présent, la fée Poussière?

—Non, pas du tout, madame, répondis-je, et je pense que vous vous moquez de moi.

—Je ne me moque point, reprit-elle; mais, comme tu ne saurais comprendre mes paroles, je vais te faire assister à un spectacle qui te paraîtra étrange et que je rendrai aussi court que possible. Suis-moi.

Elle me conduisit dans le plus bel endroit de sa résidence. C'était un petit lac limpide qui ressemblait à un diamant vert enchâssé dans un anneau de fleurs, et où se jouaient des poissons de toutes les nuances de l'orange et de la cornaline, des carpes de Chine couleur d'ambre, des cygnes blancs et noirs, des sarcelles exotiques vêtues de pierreries, et, au fond de l'eau, des coquillages de nacre et de pourpre, des salamandres aux vives couleurs et aux panaches dentelés, enfin tout un monde de merveilles vivantes glissant et plongeant sur un lit de sable argenté, où poussaient des herbes fines, plus fleuries et plus jolies les unes que les autres. Autour de ce vaste bassin s'arrondissait sur plusieurs rangs une colonnade de porphyre à chapiteaux d'albâtre. L'entablement fait des minéraux les plus précieux, disparaissait presque sous les clématites, les jasmins, les glycines, les bryones et les chèvrefeuilles où mille oiseaux faisaient leurs nids. Des buissons de roses de toutes nuances et de tous parfums, se miraient dans l'eau, ainsi que le fût des colonnes et les belles statues de marbre de Paros placées sous les arcades. Au milieu du bassin jaillissait en mille fusées de diamants et de perles un jet d'eau qui retombait dans de colossales vasques de nacre.

Le fond de l'amphithéâtre d'architecture s'ouvrait sur de riants parterres qu'ombrageaient des arbres géants couronnés de fleurs et de fruits, et dont les tiges enlacées de pampres formaient, au delà de la colonnade de porphyre, une colonnade de verdure et de fleurs.

La fée me fit asseoir avec elle au seuil d'une grotte d'où s'élançait une cascade mélodieuse et que tapissaient les beaux rubans des scolopendres et le velours des mousses fraîches diamantées de gouttes d'eau.

—Tout ce que tu vois là, me dit-elle, est mon ouvrage. Tout cela est fait de poussière; c'est en secouant ma robe dans les nuages que j'ai fourni tous les matériaux de ce paradis. Mon ami le feu qui les avait lancés dans les airs, les a repris pour les recuire, les cristalliser ou les agglomérer après que mon serviteur le vent les a eu promenés dans l'humidité et dans l'électricité des nues, et rabattus sur la terre; ce grand plateau solidifié s'est revêtu alors de ma substance féconde et la pluie en a fait des sables et des engrais, après en avoir fait des granits, des porphyres, des marbres, des métaux et des roches de toute sorte.

J'écoutais sans comprendre et je pensais que la fée continuait à me mystifier. Qu'elle eût pu faire de la terre avec de la poussière, passe encore; mais qu'elle eût fait avec cela du marbre, des granits et d'autres minéraux, qu'en se secouant elle aurait fait tomber du ciel, je n'en croyais rien. Je n'osais pas lui donner un démenti, mais je me retournai involontairement vers elle pour voir si elle disait sérieusement une pareille absurdité.

Quelle fut ma surprise de ne plus la trouver derrière moi! mais j'entendis sa voix qui partait de dessous terre et qui m'appelait. En même temps, je m'enfonçai sous terre aussi, sans pouvoir m'en défendre, et je me trouvai dans un lieu terrible où tout était feu et flamme. On m'avait parlé de l'enfer, je crus que c'était cela. Des lueurs rouges, bleues, vertes, blanches, violettes, tantôt livides, tantôt éblouissantes, remplaçaient le jour, et, si le soleil pénétrait en cet endroit, les vapeurs qui s'exhalaient de la fournaise le rendaient tout à fait invisible.

Des bruits formidables, des sifflements aigus, des explosions, des éclats de tonnerre remplissaient cette caverne de nuages noirs où je me sentais enfermée.

Au milieu de tout cela, j'apercevais la petite fée Poussière qui avait repris sa face terreuse et son sordide vêtement incolore. Elle allait et venait, travaillant, poussant, tassant, brassant, versant je ne sais quels acides, se livrant en un mot à des opérations incompréhensibles.

—N'aie pas peur, me cria-t-elle d'une voix qui dominait les bruits assourdissants de ce Tartare. Tu es ici dans mon laboratoire. Ne connais-tu pas la chimie?

—Je n'en sais pas un mot, m'écriai-je, et ne désire pas l'apprendre en un pareil endroit.

—Tu as voulu savoir, il faut te résigner à regarder. Il est bien commode d'habiter la surface de la terre, de vivre avec les fleurs, les oiseaux et les animaux apprivoisés; de se baigner dans les eaux tranquilles, de manger des fruits savoureux en marchant sur des tapis de gazon et de marguerites. Tu t'es imaginée que la vie humaine avait subsisté de tout temps ainsi, dans des conditions bénies. Il est temps de t'aviser du commencement des choses et de la puissance de la fée Poussière, ton aïeule, ta mère et ta nourrice.

En parlant ainsi, la petite vieille me fit rouler avec elle au plus profond de l'abîme à travers les flammes dévorantes, les explosions effroyables, les âcres fumées noires, les métaux en fusion, les laves au vomissement hideux et toutes les terreurs de l'éruption volcanique.

—Voici mes fourneaux, me dit-elle, c'est le sous-sol où s'élaborent mes provisions. Tu vois, il fait bon ici pour un esprit débarrassé de cette caparace qu'on appelle un corps. Tu as laissé le tien dans ton lit et ton esprit seul est avec moi. Donc, tu peux toucher et brasser la matière première. Tu ignores la chimie, tu ne sais pas encore de quoi cette matière est faite, ni par quelle opération mystérieuse ce qui apparaît ici sous l'aspect de corps solides provient d'un corps gazeux qui a lui dans l'espace comme une nébuleuse et qui plus tard a brillé comme un soleil. Tu es une enfant, je ne peux pas t'initier aux grands secrets de la création et il se passera encore du temps avant que tes professeurs les sachent eux-mêmes. Mais je peux te faire voir les produits de mon art culinaire. Tout est ici un peu confus pour toi. Remontons d'un étage. Prends l'échelle et suis-moi.

Une échelle, dont je ne pouvais apercevoir ni la base ni le faîte, se présentait en effet devant nous. Je suivis la fée et me trouvai avec elle dans les ténèbres, mais je m'aperçus alors qu'elle était toute lumineuse et rayonnait comme un flambeau. Je vis donc des dépôts énormes d'une pâte rosée, des blocs d'un cristal blanchâtre et des lames immenses d'une matière vitreuse noire et brillante que la fée se mit à écraser sous ses doigts; puis elle pila le cristal en petits morceaux et mêla le tout avec la pâte rose, qu'elle porta sur ce qu'il lui plaisait d'appeler un feu doux.

—Quel plat faites-vous donc là? lui demandai-je.

—Un plat très-nécessaire à ta pauvre petite existence, répondit-elle; je fais du granit, c'est-à-dire qu'avec de la poussière je fais la plus dure et la plus résistante des pierres. Il faut bien cela, pour enfermer le Cocyte et le Phlégéthon. Je fais aussi des mélanges variés des mêmes éléments. Voici ce qu'on t'a montré sous des noms barbares, les gneiss, les quartzites, les talcschistes, les micaschistes, etc. De tout cela, qui provient de mes poussières, je ferai plus tard d'autres poussières avec des éléments nouveaux, et ce seront alors des ardoises, des sables et des grès. Je suis habile et patiente, je pulvérise sans cesse pour réagglomérer. La base de tout gâteau n'est-elle pas la farine? Quant à présent, j'emprisonne mes fourneaux en leur ménageant toutefois quelques soupiraux nécessaires pour qu'ils ne fassent pas tout éclater. Nous irons voir plus haut ce qui se passe. Si tu es fatiguée, tu peux faire un somme, car il ma faut un peu de temps pour cet ouvrage.

Je perdis la notion du temps, et, quand la fée m'éveilla:

—Tu as dormi, me dit-elle, un joli nombre de siècles!

—Combien donc, madame la fée?

—Tu demanderas cela à tes professeurs, répondit-elle en ricanant; reprenons l'échelle.

Elle me fit monter plusieurs étages de divers dépôts, où je la vis manipuler des rouilles de métaux dont elle fit du calcaire, des marnes, des argiles, des ardoises, des jaspes; et, comme je l'interrogeais sur l'origine des métaux:

—Tu en veux savoir beaucoup, me dit-elle. Vos chercheurs peuvent expliquer beaucoup de phénomènes par l'eau et par le feu. Mais peuvent-ils savoir ce qui s'est passé entre terre et ciel quand toutes mes pouzzolanes, lancées par le vent de l'abîme, ont formé des nuées solides, que les nuages d'eau ont roulées dans leurs tourbillons d'orage, que la foudre a pénétrées de ses aimants mystérieux et que les vents supérieurs ont rabattues sur la surface terrestre en pluies torrentielles? C'est là l'origine des premiers dépôts. Tu vas assister à leurs merveilleuses transformations.

Nous montâmes plus haut et nous vîmes des craies, des marbres et des bancs de pierre calcaire, de quoi bâtir une ville aussi grande que le globe entier. Et, comme j'étais émerveillée de ce qu'elle pouvait produire par le sassement, l'agglomération, le métamorphisme et la cuisson, elle me dit:

—Tout ceci n'est rien, et tu vas voir bien autre chose! tu vas voir la vie déjà éclose au milieu de ces pierres.

Elle s'approcha d'un bassin grand comme une mer, et, y plongeant le bras, elle en retira d'abord des plantes étranges, puis des animaux plus étranges encore, qui étaient encore à moitié plantes; puis des êtres libres, indépendants les uns des autres, des coquillages vivants, puis enfin des poissons, qu'elle fit sauter en disant:

—Voilà ce que dame Poussière sait produire quand elle se dépose au fond des eaux. Mais il y a mieux; retourne-toi et regarde le rivage.

Je me retournai: le calcaire et tous ses composés, mêlés à la silice et à l'argile, avaient formé à leur surface une fine poussière brune et grasse où poussaient des plantes chevelues fort singulières.

—Voici la terre végétale, dit la fée, attends un peu, tu verras pousser des arbres.

En effet, je vis une végétation arborescente s'élever rapidement et se peupler de reptiles et d'insectes, tandis que sur les rivages s'agitaient des êtres inconnus qui me causèrent une véritable terreur.

—Ces animaux ne t'effrayeront pas sur la terre de l'avenir, dit la fée. Ils sont destinés à l'engraisser de leurs dépouilles. Il n'y a pas encore ici d'hommes pour les craindre.

—Attendez! m'écriai-je, voici un luxe de monstres qui me scandalise! Voici votre terre qui appartient à ces dévorants qui vivent les uns des autres. Il vous fallait tous ces massacres et toutes ces stupidités pour nous faire un fumier? Je comprends qu'ils ne soient pas bons à autre chose, mais je ne comprends pas une création si exubérante de formes animées, pour ne rien faire et ne rien laisser qui vaille.

—L'engrais est quelque chose, si ce n'est pas tout, répondit la fée. Les conditions que celui-ci va créer seront proprices à des êtres différents qui succéderont à ceux-ci.

—Et qui disparaîtront à leur tour, je sais cela. Je sais que la création se perfectionnera jusqu'à l'homme, du moins on me l'a dit et je le crois. Mais je ne m'étais pas encore représenté cette prodigalité de vie et de destruction qui m'effraye et me répugne. Ces formes hideuses, ces amphibies gigantesques, ces crocodiles monstrueux, et toutes ces bêtes rampantes ou nageantes qui ne semblent vivre que pour se servir de leurs dents et dévorer les autres…

Mon indignation divertit beaucoup la fée Poussière.

—La matière est la matière, répondit-elle, elle est toujours logique dans ses opérations. L'esprit humain ne l'est pas et tu en es la preuve, toi qui te nourris de charmants oiseaux et d'une foule de créatures plus belles et plus intelligentes que celles-ci. Est-ce à moi de t'apprendre qu'il n'y a point de production possible sans destruction permanente, et veux-tu renverser l'ordre de la nature?

—Oui, je le voudrais, je voudrais que tout fût bien, dès le premier jour. Si la nature est une grande fée, elle pouvait bien se passer de tous ces essais abominables, et faire un monde où nous serions des anges, vivant par l'esprit, au sein d'une création immuable et toujours belle.

—La grande fée Nature a de plus hautes visées, répondit dame Poussière. Elle ne prétend pas s'arrêter aux choses que tu connais. Elle travaille et invente toujours. Pour elle, qui ne connaît pas la suspension de la vie, le repos serait la mort. Si les choses ne changeaient pas, l'oeuvre du roi des génies serait terminée et ce roi, qui est l'activité incessante et suprême, finirait avec son oeuvre. Le monde où tu vis et où tu vas retourner tout à l'heure quand ta vision du passé se dissipera,—ce monde de l'homme que tu crois meilleur que celui des animaux anciens, ce monde dont tu n'es pourtant pas satisfait, puisque tu voudrais y vivre éternellement à l'état de pur esprit, cette pauvre planète encore enfant, est destinée à se transformer indéfiniment. L'avenir fera de vous tous et de vous toutes, faibles créatures humaines, des fées et des génies qui posséderont la science, la raison et la bonté; vois ce que je te fais voir, et sache que ces premières ébauches de la vie résumée dans l'instinct sont plus près de toi que tu ne l'es de ce que sera, un jour, le règne de l'esprit sur la terre que tu habites. Les occupants de ce monde futur seront alors en droit de te mépriser aussi profondément que tu méprises aujourd'hui le monde des grands sauriens.

—A la bonne heure, répondis-je, si tout ce que je vois du passé doit me faire aimer l'avenir, continuons à voir du nouveau.

—Et surtout, reprit la fée, ne le méprisons pas trop, ce passé, afin de ne pas commettre l'ingratitude de mépriser le présent. Quand le grand esprit de la vie se sert des matériaux que je lui fournis, il fait des merveilles dès le premier jour. Regarde les yeux de ce prétendu monstre que vos savants ont nommé l'ichthyosaure.

—Ils sont plus gros que ma tête et me font peur.

—Ils sont très-supérieurs aux tiens. Ils sont à la fois myopes et presbytes à volonté. Ils voient la proie à des distances considérables comme avec un télescope, et, quand elle est tout près, par un simple changement de fonction, ils la voient parfaitement à sa véritable distance sans avoir besoin de lunettes. A ce moment de la création, la nature n'a qu'un but: faire un animal pensant. Elle lui donne des organes merveilleusement appropriés à ses besoins. C'est un joli commencement: n'en es-tu pas frappée?—Il en sera ainsi, et de mieux en mieux, de tous les êtres qui vont succéder à ceux-ci. Ceux qui te paraîtront pauvres, laids ou chétifs seront encore des prodiges d'adaptation au milieu où ils devront se manifester.

—Et comme ceux-ci, ils ne songeront pourtant qu'à se nourrir?

—A quoi veux-tu qu'ils songent? La terre n'éprouve pas le besoin d'être admirée. Le ciel subsistera aujourd'hui et toujours sans que les aspirations et les prières des créatures ajoutent rien à son éclat et à la majesté de ses lois. La fée de ta petite planète connaît la grande cause, n'en doute pas; mais, si elle est chargée de faire un être qui pressente ou devine cette cause, elle est soumise à la loi du temps, cette chose dont vous ne pouvez pas vous rendre compte, parce que vous vivez trop peu pour en apprécier les opérations. Vous les croyez lentes, et elles sont d'une rapidité foudroyante. Je vais affranchir ton esprit de son infirmité et faire passer devant toi les résultats de siècles innombrables. Regarde et n'ergote plus. Mets à profit ma complaisance pour toi.

Je sentis que la fée avait raison et je regardai, de tous mes yeux, la succession des aspects de la terre. Je vis naître et mourir des végétaux et des animaux de plus en plus ingénieux par l'instinct et de plus en plus agréables ou imposants par la forme. A mesure que le sol s'embellissait de productions plus ressemblantes à celles de nos jours, les habitants de ce grand jardin que de grands accidents transformaient sans cesse, me parurent moins avides pour eux-mêmes et plus soucieux de leur progéniture. Je les vis construire des demeures à l'usage de leur famille et montrer de l'attachement pour leur localité. Si bien que, de moment en moment, je voyais s'évanouir un monde et surgir un monde nouveau, comme les actes d'une féerie.

—Repose-toi, me dit la fée, car tu viens de parcourir beaucoup de milliers de siècles, sans t'en douter, et monsieur l'homme va naître à son tour quand le règne de monsieur le singe sera accompli.

Je me rendormis, écrasée de fatigue, et, quand je m'éveillai, je me trouvai au milieu d'un grand bal dans le palais de la fée, redevenue jeune, belle et parée.

—Tu vois toutes ces belles choses et tout ce beau monde, me dit-elle. Eh bien, mon enfant, poussière que tout cela! Ces parois de porphyre et de marbre, c'est de la poussière de molécules pétrie et cuite à point. Ces murailles de pierres taillées, c'est de la poussière de chaux ou de granit amenée à bien par les mêmes procédés. Ces lustres et ces cristaux, c'est du sable fin cuit par la main des hommes en imitation du travail de la nature. Ces porcelaines et ces faïences, c'est de la poudre de feldspath, le kaolin dont les Chinois nous ont fait trouver l'emploi. Ces diamants qui parent les danseuses, c'est de la poudre de charbon qui s'est cristallisée. Ces perles, c'est le phosphate de chaux que l'huître suinte dans sa coquille. L'or et tous les métaux n'ont pas d'autre origine que l'assemblage bien tassé, bien manipulé, bien fondu, bien chauffé et bien refroidi, de molécules infinitésimales. Ces beaux végétaux, ces roses couleur de chair, ces lis tachetés, ces gardénias qui embaument l'atmosphère, sont nés de la poussière que je leur ai préparée, et ces gens qui dansent et sourient au son des instruments, ces vivants par excellence qu'on appelle des personnes, eux aussi, ne t'en déplaise, sont nés de moi et retourneront à moi.

Comme elle disait cela, la fête et le palais disparurent. Je me trouvai avec la fée dans un champ où il poussait du blé. Elle se baissa et ramassa une pierre où il y avait un coquillage incrusté.

—Voilà, me dit-elle, à l'état fossile, un être que je t'ai montré vivant aux premiers âges de la vie. Qu'est-ce que c'est, à présent? Du phosphate de chaux. On le réduit en poussière et on en fait de l'engrais pour les terres trop siliceuses. Tu vois, l'homme commence à s'aviser d'une chose, c'est que le seul maître à étudier, c'est la nature.

Elle écrasa sous ses doigts le fossile et en sema la poudre sur le sol cultivé, en disant:

—Ceci rentre dans ma cuisine. Je sème la destruction pour faire pousser le germe. Il en est ainsi de toutes les poussières, qu'elles aient été plantes, animaux ou personnes. Elles sont la mort après avoir été la vie, et cela n'a rien de triste, puisqu'elles recommencent toujours, grâce à moi, à être la vie après avoir été la mort. Adieu. Je veux que tu gardes un souvenir de moi. Tu admires beaucoup ma robe de bal. En voici un petit morceau que tu examineras à loisir.

Tout disparut, et, quand j'ouvris les yeux, je me retrouvai dans mon lit. Le soleil était levé et m'envoyait un beau rayon. Je regardai le bout d'étoffe que la fée m'avait mis dans la main. Ce n'était qu'un petit tas de fine poussière, mais mon esprit était encore sous le charme du rêve et il communiqua à mes sens le pouvoir de distinguer les moindres atomes de cette poussière.

Je fus émerveillée; il y avait de tout: de l'air, de l'eau, du soleil, de l'or, des diamants, de la cendre, du pollen de fleur, des coquillages, des perles, de la poussière d'ailes de papillon, du fil, de la cire, du fer, du bois, et beaucoup de cadavres microscopiques; mais, au milieu de ce mélange de débris imperceptibles, je vis fermenter je ne sais quelle vie d'êtres insaisissables qui paraissaient chercher à se fixer quelque part pour éclore ou pour se transformer, et qui se fondirent en nuage d'or dans le rayon rose du soleil levant.

LE GNOME DES HUITRES

Un original de nos amis, grand amateur d'huîtres, eut la fantaisie, l'an dernier, d'aller déguster sur place les produits des bancs les plus renommés, afin de les comparer et d'être édifié une fois pour toutes sur leurs différents mérites. Il alla donc à Cancale, à Ostende, à Marennes, et autres localités recommandables. Il revint persuadé que Paris est le port de mer où l'on trouve les meilleurs produits maritimes.

Vous connaissez cet ami, mes chères petites, vous savez qu'il est fantaisiste, et que, quand il raconte, son imagination lui fait dépasser le vraisemblable. L'autre soir, il était en train de nous narrer son voyage, lorsque l'homme au sable a passé. Vous avez résisté le mieux possible; mais enfin il vous a fallu dire bonsoir à la compagnie, et vous auriez perdu cette curieuse histoire, si je ne l'eusse transcrite fidèlement pour vous, le soir même. La voici telle que je l'ai entendue. C'est notre ami qui parle:

* * * * *

Vous savez aussi bien que moi, mes chers amis, qu'on peut habiter les bords de la mer et n'y manger de poissons, de crustacés et de coquillages que lorsqu'on en demande à Paris. C'est là que tout s'engouffre, et vous vous souvenez que, sur les rives de la Manche, nous n'en goûtions que quand les propriétaires des grands hôtels de bains en faisaient venir de la Halle. Bien que averti, je voulus, l'an dernier, expérimenter la chose par moi-même. Je restai vingt-quatre heures à Marennes avant d'obtenir une demi-douzaine d'huîtres médiocres que je payai fort cher. Ailleurs, je n'en obtins pas du tout. Dans certains villages, on m'offrit des colimaçons.

Enfin, je gagnai Cancale, où les huîtres étaient passables et le vin blanc de l'auberge excellent. Je me trouvai à table à côté d'un tout petit vieillard bossu, ratatiné et sordidement vêtu, qui me parut fort laid et avec qui pourtant je liai conversation, parce qu'il me sembla être le seul qui attachât de l'importance à la qualité des huîtres. Il les examinait sérieusement, les retournant de tous côtés.

—Est-ce que vous cherchez des perles? lui demandai-je.

—Non, répondit-il; je compare cette espèce, ou plutôt cette variété à toutes celles que je connais déjà.

—Ah! vraiment? vous êtes amateur?

—Oui, monsieur; comme vous, sans doute?

—Moi? je voyage exclusivement pour les huîtres.

—Bravo! nous pourrons nous entendre. Je me mets absolument à votre service.

—Parfait! Avalons encore quelques-uns de ces mollusques et nous causerons.—Garçon! apportez-nous encore quatre douzaines d'huîtres.

—Voilà, monsieur! dit le garçon en posant sur la table quatre bouteilles de vin de Sauterne.

—Que voulez-vous que nous fassions de tout ce vin? demanda d'un ton bourru le petit homme.

—Une bouteille par douzaine, est-ce trop? dit le garçon en me regardant.

—On verra, répondis-je. Vos huîtres sont diablement salées.
N'importe, pourvu qu'il y en ait à discrétion…

Le garçon sortit. Je vidai une bouteille avec le petit vieux, qui me parut ne pas se faire prier, du moment où il comprit que je payais. Le garçon rentra.

—Monsieur, dit-il, il n'y a plus d'huîtres très-grasses. Mais monsieur n'a qu'à commander ce qu'il en veut pour demain.

—Allez au diable! j'ai cru tomber ici sur une mine inépuisable…

—Il y en a, monsieur, il y en a en quantité, mais il faut les pêcher.

—Eh bien, j'irai les pêcher moi-même. Apportez le déjeuner.

Le déjeuner fut bon et nous y fîmes honneur. Les soles étaient excellentes, le vin était sans reproche. Mais le dépit de n'avoir point d'huîtres m'empêcha de savourer ce qu'on m'offrait. Je bus et mangeai sans discernement, causant toujours avec mon petit vieux, qui semblait compatir à ma peine et prendre intérêt à mon exploration manquée.

Si bien qu'à la fin du repas je ne saisissais plus très-clairement le sens de ses paroles ni la vue des objets environnants. Le gnome, car il avait réellement l'aspect d'un gnome, me paraissait un peu ému aussi, car il passa son bras sous le mien avec une familiarité touchante en m'appelant son cher ami, et en jurant qu'il allait me révéler tous les secrets de la nature concernant les huîtres.

Je le suivis sans savoir où j'allais. La vivacité de l'air achevait de m'éblouir, et je me trouvai avec lui dans une sorte de grotte, de cave ou de chambre sombre, où étaient entassés des monceaux de coquillages.

—Voici ma collection, me dit-il d'un air triomphant: je ne la montre pas au premier venu; mais, puisque vous êtes un véritable amateur,… tenez, voici la première des huîtres! ostrea matercula de l'étage permien.

—Voyons! m'écriai-je en saisissant l'huître et en la portant à mes lèvres.

—Vous voulez la manger? fit le gnome en m'arrêtant: y songez-vous?

—Pardon! j'ai cru que vous me l'offriez pour cela.

—Mais, monsieur, c'est un échantillon précieux. On ne le trouve qu'en
Russie, dans les calcaires cuivreux.

—Cuivreux? merci! Vous avez bien fait de m'arrêter! Mon déjeuner ne me gêne point et je ne recherche pas les oxydes de cuivre en guise de dessert. Passons. Ces ostrea, comme vous les appelez, ne me feront pas faire le voyage de Russie.

—Pourtant, monsieur, dit le gnome en reprenant son huître, elle est bien intéressante, cette représentante des premiers âges de la vie! Au temps où elle apparut dans les mers, il n'existait ni hommes ni quadrupèdes sur la terre.

—Alors, que faisait-elle dans le monde?

—Elle essayait d'exister, monsieur, et elle existait! Allez-vous dire du mal des premières huîtres, sous prétexte que vous n'étiez pas encore né pour les manger?

Je vis que j'avais fâché le gnome et je le priai de passer à une série plus récente.

—Procédons avec ordre, reprit-il; voici ostrea marcignyana, des arkoses et des grès du Keuper.

—Elle n'a pas bonne mine, elle est toute plissée et doit manquer de chair.

—Les animaux de son temps ne la dédaignaient pas, soyez-en sûr. Aimez-vous mieux ostrea arcuata, autrement la gryphée arquée du lias inférieur?

—Je la trouve jolie, elle ressemble à une lampe antique, mais quel goût a-t-elle?

—Je n'en sais rien, répondit le gnome en haussant les épaules. Je n'ai pas vécu de son temps. Il y a deux cent cinq espèces principales d'huîtres fossiles avec leurs variétés et sous-variétés, ce qui forme un joli total. Je puis vous montrer la variété d'ostrea arcuata. Tenez! mangez-la, si le coeur vous en dit!

—Oh! oh! à la bonne heure! Celle-ci est belle, et, dans mes meilleurs jours d'appétit, je pense qu'une douzaine me suffirait.

—Aussi nous l'appelons gigantea. En voulez-vous de plus petites? Voici une prétendue variété que je ne crois pas être autre chose que l'arcuata dans son âge tendre. En voulez-vous un plat? On la trouve à foison dans le sinémurien.

—Merci! il me faudrait un cure-dent pour les tirer de leur coquille et trente-six heures à table pour m'en rassasier.

—Eh bien, voici l'ostrea cymbium, du lias moyen.

—C'est trop gros, ce doit être coriace.

—Aimez-vous mieux marshii cristagalli, du bajocien?

—Elle est jolie; mais le moyen d'ouvrir toutes ces dentelures en crête de coq? Vraiment, tout ce que vous me montrez ne vaut pas le diable!

—Monsieur n'est pas content de mes échantillons? Voici pourtant la gregaria, dont la dentelure est merveilleuse, et que vous auriez pu trouver dans les falaises de marne du Calvados. Mais passons quelques espèces, puisque vous êtes pressé. Traversons l'oolithe. N'accorderez-vous pas pourtant un regard à ostrea virgula, du kimmeridge clay?

—Pas de virgule! m'écriai-je impatienté de ces noms barbares. Passez, passez!

—Eh bien, monsieur, nous voici dans les terrains crétacés. Voici ostrea couloni, des grès verts, une belle huître, celle-là, j'espère! Voici aquila (du gault) encore plus grosse; flabellata frons, carinata, avec sa longue carène. Mangeriez-vous bien la douzaine? J'en passe, et des meilleures; mais voici la merveille, c'est l'ostrea pes-leonis de la craie blanche. Celle-ci ne vous dit-elle rien?

Il me tendait un mollusque énorme, tout dentelé, tout plissé, et revêtu d'un test d'aspect cristallin qui avait réellement bonne mine.

—Vous ne me ferez pas croire, lui dis-je, que ceci soit une huître!

—Pardon, c'est une véritable huître, monsieur!

—Huître vous-même! m'écriai-je furieux. J'avais reçu de sa petite patte maigre le mollusque nacré sans me douter de son poids. Il était tel, que, ne m'attendant à rien, je le laissai tomber sur mon pied, ce qui, ajouté à l'ennui que me causait la nomenclature pédantesque du gnome, me mit, je l'avoue, dans une véritable colère; et, comme il riait méchamment, sans paraître offensé le moins du monde d'être traité d'huître, je voulus lui jeter quelque chose à la tête. Je ne suis pas cruel, même dans la colère, je l'aurais tué avec l'huître pied de lion; je me contentai de lui lancer dans la figure une poignée de menue mitraille que je trouvai sous ma main et qui ne lui fit pas grand mal.

Mais alors il entra en fureur, et, reculant d'un pas, il saisit un gros marteau d'acier qu'il brandit d'une main convulsive.

—Vous n'êtes pas une huître, vous! s'écria-t-il d'une voix glapissante comme la vague qui se brise sur les galets. Non! vous n'êtes pas à la hauteur de ce doux mollusque, ostrea oedulis des temps modernes, qui ne fait de mal à personne et dont vous n'appréciez le mérite que lorsqu'il est victime de votre voracité. Vous êtes un Welche, un barbare! vous touchez sans respect à mes fossiles, vous brisez indignement mes charmantes petites columbae de la craie blanche, que j'ai recueillies avec tant de soin et d'amour! Quoi! je vous invite à voir la plus belle collection qui existe dans le pays, une collection à laquelle ont contribué tous les savants de l'Europe, et, non content de vouloir tout avaler comme un goinfre ignorant, vous détériorez mes précieux spécimens! Je vais vous traiter comme vous le méritez et vous faire sentir ce que pèse le marteau d'un géologue!

Le danger que je courais dissipa à l'instant même les fumées du vin blanc, et, voyant que j'étais entouré de fossiles et non de comestibles, je saisis à temps le bras du gnome et lui arrachai son arme; mais il s'élança sur moi et s'y attacha comme un poulpe. Cette étreinte d'un affreux bossu me causa une telle répugnance, que je me sentis pris de nausées et le menaçai de tout briser dans son musée d'huîtres s'il ne me lâchait.

Je ne sais trop alors ce qui se passa. Le gnome était d'une force surhumaine; je me trouvai étendu par terre, et, alors, ne me connaissant plus, je ramassai la redoutable ostrea pes-leonis pour la lui lancer.

Il prit la fuite et fit bien. Je me relevai et me hâtai de sortir de l'espèce d'antre qu'il appelait son musée, et je me trouvai sur le bord de la mer, face à face avec le garçon de l'hôtel où j'avais déjeuné.

—Si monsieur désire des huîtres, me dit-il, nous en aurons à dîner.
On m'en a promis douze douzaines.

—Au diable les huîtres! m'écriai-je. Qu'on ne m'en parle plus jamais! Oui, que le diable les emporte toutes, depuis la malercula des terres cuivreuses jusqu'à l'oedulis des temps modernes!

Le garçon me regarda d'un air stupéfait. Puis, d'un ton de sérénité philosophique:

—Je vois ce que c'est, dit-il. Le sauterne était un peu fort; ce soir, on servira du chablis à monsieur.

Et, comme j'allais me fâcher, il ajouta gracieusement:

—Monsieur a été sobre, mais il a déjeuné en compagnie d'un fou, et c'est cela qui a porté à la tête de monsieur.

—En compagnie d'un fou? Oui, certes, répondis-je; comment appelez-vous ce gnome?

—Monsieur l'appelle par son vrai nom, car c'est ainsi qu'on le désigne dans le pays. Le gnome, c'est-à-dire le poulpiquet des huîtres. Ce n'est pas un méchant homme, mais c'est un maniaque qui, en fait d'huîtres, ne se soucie que de l'écaille. On le tient pour sorcier: moi, je le crois bête! Monsieur a eu à se plaindre de ses manières?

Je ne voulus pas raconter à ce garçon d'hôtel ma ridicule aventure, et je m'éloignai, résolu à faire une bonne promenade sur le rivage, afin de regagner l'appétit nécessaire pour le dîner.

Mais je n'allai pas loin. Un invincible besoin de dormir s'empara de moi, et je dus m'étendre sur le sable en un coin abrité. Quand j'ouvris les yeux, la nuit était venue et la mer montait. Il n'était que temps d'aller dîner et je marchai avec peine sur les mille débris que rapporte sur la grève la marée qui lèche les rivages, vieux souliers, vieux chapeaux, varechs gluants, débris d'embarcation couverts d'anatifes gâtés et infects, chapelets de petites moules, cadavres de méduses sur lesquels le pied glisse à chaque pas. Je me hâtais, saisi d'un dégoût que la mer ne m'avait jamais inspiré, lorsque je vis errer autour de moi dans l'ombre une forme vague qui, d'après son exiguïté, ne pouvait être que celle du gnome. J'avais l'esprit frappé. Je ramassai un pieu apporté par les eaux, et me mis à sa poursuite. Je le vis ramper dans la vase et chercher à me saisir les jambes. Un coup vigoureusement appliqué sur l'échine lui fit jeter un cri si étrange, et il devint si petit, si petit, que je le vis entrer dans une énorme coquille qui bâillait à mes pieds. Je voulus m'en emparer: horreur! mes mains ne saisirent qu'une peau velue, tandis qu'une langue froide se promenait sur mon visage. J'allais lancer le monstre à la mer, lorsque je reconnus mon bon chien Tom, que j'avais enfermé dans ma chambre, à l'hôtel, et qui avait réussi à s'échapper pour venir à ma rencontre.

Je rentrai alors tout à fait en moi-même et je m'en allai dîner à l'hôtel, où l'on me servit d'excellentes huîtres à discrétion. J'avoue que je les mangeai sans appétit. J'avais la tête troublée, et m'imaginais voir le gnome s'échapper de chaque coquille et gambader sur la table en se moquant de moi.

Le lendemain, comme je m'apprêtais à déjeuner, je vis tout à coup le gnome en personne s'asseoir à mes côtés.

—Je vous demande pardon, me dit-il, de vous avoir ennuyé beaucoup hier avec mes fossiles. J'avais encore à vous en montrer quelques-uns des terrains crétacés, entre autres l'ostrea spinosa, qui est fort curieuse. L'étage de la craie blanche est fort riche en espèces différentes. Après cela, nous serions arrivés aux terrains tertiaires, où nous aurions trouvé la bellovacina et la longirostris, qui se rapprochent beaucoup des huîtres contemporaines l'oedulis et la perlière.

—Est-ce fini? m'écriai-je, et puis-je espérer qu'aujourd'hui, du moins, vous me laisserez manger en paix l'oedulis cancalis, sans m'assassiner avec vos fossiles indigestes?

—Vous avez tort, reprit-il, de mépriser l'étude géologique de l'huître. Elle caractérise admirablement les étages géologiques; elle est, comme l'a dit un savant, la médaille commémorative des âges qui n'ont point d'histoire: elle marque, par ses transformations successives, le lent et continuel changement des milieux auxquels sa forme a su se plier. Les unes sont taillées pour la flottaison comme arcuata et carinata. D'autres ont vécu attachées aux roches, comme gregaria et deltoïdea. En général, l'huître, par sa tendance à l'agglomération, peut servir de modèle aux sociétés humaines.

—Exemple trop suivi, monsieur! repris-je avec humeur. Je vous conseille, en vérité, de prêcher l'union des partis, à l'état de bancs d'huîtres!

—Ne parions pas politique, monsieur, dit le gnome en souriant. La science ne s'égare pas sur ce terrain-là. C'est l'étage supérieur des terrains modernes, qu'on pourrait appeler le conservator-bank.

—Si l'on peut rire avec vous, à la bonne heure! repris-je. Vous me paraissez mieux disposé qu'hier.

—Hier! Aurais-je manqué à la politesse et à l'hospitalité? J'en serais désolé! Vous m'aviez fait boire beaucoup de sauterne et je suis habitué au cidre. Je me rappelle un peu confusément…

—Vous ne vous souvenez pas d'avoir voulu m'assassiner?

—Moi? Dieu m'en garde! Comment un pauvre petit vieux contrefait comme je le suis, eût-il pu songer à se mesurer avec un gaillard de votre apparence?

—Vous vous êtes pourtant jeté sur moi et vous m'avez même terrassé un instant!

—Terrassé, moi! Ne serait-ce pas plutôt…? il était fort, le sauterne! Vous vouliez tout casser chez moi! Mais, puisque nous ne nous souvenons pas bien ni l'un ni l'autre, achevons d'oublier nos discordes en déjeunant ensemble de bonne amitié. Je suis venu ici pour vous prier d'accepter le repas que vous m'avez forcé d'accepter hier.

Je vis alors que le gnome était un aimable homme, car il me fit servir un vrai festin où je m'observai sagement à l'endroit des vins et où il ne fut plus question d'huîtres que pour les déguster. Je repartais à midi, il m'accompagna jusqu'au chemin de fer en me laissant sa carte: il s'appelait tout bonnement M. Gaume.

LA FÉE AUX GROS YEUX

Elsie avait une gouvernante irlandaise fort singulière. C'était la meilleure personne qui fût au monde, mais quelques animaux lui étaient antipathiques à ce point qu'elle entrait dans de véritables fureurs contre eux. Si une chauve-souris pénétrait le soir dans l'appartement, elle faisait des cris ridicules et s'indignait contre les personnes qui ne couraient pas sus à la pauvre bête. Comme beaucoup de gens éprouvent de la répugnance pour les chauves-souris, on n'eût pas fait grande attention à la sienne, si elle ne se fût étendue à de charmants oiseaux, les fauvettes, les rouges-gorges, les hirondelles et autres insectivores, sans en excepter les rossignols, qu'elle traitait de cruelles bêtes. Elle s'appelait miss Barbara ***, mais on lui avait donné le surnom de fée aux gros yeux; fée, parce qu'elle était très-savante et très-mystérieuse; aux gros yeux, parce qu'elle avait d'énormes yeux clairs saillants et bombés, que la malicieuse Elsie comparait à des bouchons de carafe.

Elsie ne détestait pourtant pas sa gouvernante, qui était pour elle l'indulgence et la patience mêmes: seulement, elle s'amusait de ses bizarreries et surtout de sa prétention à voir mieux que les autres, bien qu'elle eût pu gagner le grand prix de myopie au concours de la conscription. Elle ne se doutait pas de la présence des objets, à moins qu'elle ne les touchât avec son nez, qui par malheur était des plus courts.

Un jour qu'elle avait donné du front dans une porte à demi ouverte, la mère d'Elsie lui avait dit:

—Vraiment, à quelque jour, vous vous ferez grand mal! Je vous assure, ma chère Barbara, que vous devriez porter des lunettes.

Barbara lui avait répondu avec vivacité:

—Des lunettes, moi? Jamais! je craindrais de me gâter la vue!

Et, comme on essayait de lui faire comprendre que sa vue ne pouvait pas devenir plus mauvaise, elle avait répliqué, sur un ton de conviction triomphante, qu'elle ne changerait avec qui que ce soit les trésors de sa vision. Elsie voyait les plus petits objets comme les autres avec les loupes les plus fortes; ses yeux étaient deux lentilles de microscope qui lui révélaient à chaque instant des merveilles inappréciables aux autres. Le fait est qu'elle comptait les fils de la plus fine batiste et les mailles des tissus les plus déliés, là où Elsie, qui avait ce qu'on appelle de bons yeux, ne voyait absolument rien.

Longtemps on l'avait surnommée miss Frog (grenouille), et puis on l'appela miss Maybug (hanneton), parce qu'elle se cognait partout; enfin, le nom de fée aux gros yeux prévalut, parce qu'elle était trop instruite et trop intelligente pour être comparée à une bête, et aussi parce que tout le monde, en voyant les découpures et les broderies merveilleuses qu'elle savait faire, disait:

—C'est une véritable fée!

Barbara ne semblait pas indifférente à ce compliment, et elle avait coutume de répondre:

—Qui sait? Peut-être! peut-être!

Un jour, Elsie lui demanda si elle disait sérieusement une pareille chose, et miss Barbara répéta d'un air malin:

—Peut-être, ma chère enfant, peut-être!

Il n'en fallut pas davantage pour exciter la curiosité d'Elsie; elle ne croyait plus aux fées, car elle était déjà grandelette, elle avait bien douze ans. Mais elle regrettait fort de n'y plus croire, et il n'eût pas fallu la prier beaucoup pour qu'elle y crût encore.

Le fait est que miss Barbara avait d'étranges habitudes. Elle ne mangeait presque rien et ne dormait presque pas. On n'était même pas bien certain qu'elle dormît, car on n'avait jamais vu son lit défait. Elle disait qu'elle le refaisait, elle-même chaque jour, de grand matin, en s'éveillant, parce qu'elle ne pouvait dormir que dans un lit dressé à sa guise. Le soir, aussitôt qu'Elsie quittait le salon en compagnie de sa bonne qui couchait auprès d'elle, miss Barbara se retirait avec empressement dans le pavillon qu'elle avait choisi et demandé pour logement, et on assurait qu'on y voyait de la lumière jusqu'au jour. On prétendait même que, la nuit, elle se promenait avec une petite lanterne en parlant tout haut avec des êtres invisibles.

La bonne d'Elsie en disait tant, qu'un beau soir, Elsie éprouva un irrésistible désir de savoir ce qui se passait chez sa gouvernante et de surprendre les mystères du pavillon.

Mais comment oser aller la nuit dans un pareil endroit? Il fallait faire au moins deux cents pas à travers un massif de lilas que couvrait un grand cèdre, suivre sous ce double ombrage une allée étroite, sinueuse et toute noire!

—Jamais, pensa Elsie, je n'aurai ce courage-là.

Les sots propos des bonnes l'avaient rendue peureuse. Aussi ne s'y hasarda-t-elle pas. Mais elle se risqua pourtant le lendemain à questionner Barbara sur l'emploi de ses longues veillées.

—Je m'occupe, répondit tranquillement la fée aux gros yeux. Ma journée entière vous est consacrée; le soir m'appartient. Je l'emploie à travailler pour mon compte.

—Vous ne savez donc pas tout, que vous étudiez toujours?

—Plus on étudie, mieux on voit qu'on ne sait rien encore.

—Mais qu'est-ce que vous étudiez donc tant? Le latin? le grec?

—Je sais le grec et le latin. C'est autre chose qui m'occupe.

—Quoi donc? Vous ne voulez pas le dire?

—Je regarde ce que moi seule je peux voir.

—Vous voyez quoi?

—Permettez-moi de ne pas vous le dire; vous voudriez le voir aussi, et vous ne pourriez pas ou vous le verriez mal, ce qui serait un chagrin pour vous.

—C'est donc bien beau, ce que vous voyez?

—Plus beau que tout ce que vous avez vu et verrez jamais de beau dans vos rêves.

—Ma chère miss Barbara, faites-le-moi voir, je vous en supplie!

—Non, mon enfant, jamais! Cela ne dépend pas de moi.

—Eh bien, je le verrai! s'écria Elsie dépitée. J'irai la nuit chez vous, et vous ne me mettrez pas dehors.

—Je ne crains pas votre visite. Vous n'oseriez jamais venir!

—Il faut donc du courage pour assister à vos sabbats?

—Il faut de la patience et vous en manquez absolument.

Elsie prit de l'humeur et parla d'autre chose. Puis elle revint à la charge et tourmenta si bien la fée, que celle-ci promit de la conduire le soir à son pavillon, mais en l'avertissant qu'elle ne verrait rien ou ne comprendrait rien à ce qu'elle verrait.

Voir! voir quelque chose de nouveau, d'inconnu, quelle soif, quelle émotion pour une petite fille curieuse! Elsie n'eut pas d'appétit à dîner, elle bondissait involontairement sur sa chaise, elle comptait les heures, les minutes. Enfin, après les occupations de la soirée, elle obtint de sa mère la permission de se rendre au pavillon avec sa gouvernante.

A peine étaient-elles dans le jardin qu'elles firent une rencontre dont miss Barbara parut fort émue. C'était pourtant un homme d'apparence très-inoffensive que M. Bat, le précepteur des frères d'Elsie. Il n'était pas beau: maigre, très-brun, les oreilles et le nez pointus, et toujours vêtu de noir de la tête aux pieds, avec des habits à longues basques, très-pointues aussi. Il était timide, craintif même; hors de ses leçons, il disparaissait comme s'il eût éprouvé le besoin de se cacher. Il ne parlait jamais à table, et le soir, en attendant l'heure de présider au coucher de ses élèves, il se promenait en rond sur la terrasse du jardin, ce qui ne faisait de mal à personne, mais paraissait être l'indice d'une tête sans réflexion livrée à une oisiveté stupide. Miss Barbara n'en jugeait pas ainsi. Elle avait M. Bat en horreur, d'abord à cause de son nom qui signifie chauve-souris en anglais. Elle prétendait que, quand on a le malheur de porter un pareil nom, il faut s'expatrier afin de pouvoir s'en attribuer un autre en pays étranger. Et puis elle avait toute sorte de préventions contre lui, elle lui en voulait d'être de bon appétit, elle le croyait vorace et cruel. Elle assurait que ses bizarres promenades en rond dénotaient les plus funestes inclinations et cachaient les plus sinistres desseins.

Aussi, lorsqu'elle le vit sur la terrasse, elle frissonna. Elsie sentit trembler son bras auquel le sien s'était accroché. Qu'y avait-il de surprenant à ce que M. Bat, qui aimait le grand air, fût dehors jusqu'au moment de la retraite de ses élèves, qui se couchaient plus tard qu'Elsie, la plus jeune des trois? Miss Barbara n'en fut pas moins scandalisée, et, en passant près de lui, elle ne put se retenir de lui dire d'un ton sec:

—Est-ce que vous comptez rester là toute la nuit?

M. Bat fit un mouvement pour s'enfuir; mais, craignant d'être impoli, il s'efforça pour répondre et répondit sous forme de question:

—Est-ce que ma présence gêne quelqu'un, et désire-t-on que je rentre?

—Je n'ai pas d'ordres à vous donner, reprit Barbara avec aigreur, mais il m'est permis de croire que vous seriez mieux au parloir avec la famille.

—Je suis mal au parloir, répondit modestement le précepteur, mes pauvres yeux y souffrent cruellement de la chaleur et de la vive clarté des lampes.

—Ah! vos yeux craignent la lumière? J'en étais sûre! Il vous faut tout au plus le crépuscule? Vous voudriez pouvoir voler en rond toute la nuit?

—Naturellement! répondit le précepteur en s'efforçant de rire pour paraître aimable: ne suis-je pas une bat?

—Il n'y a pas de quoi se vanter! s'écria Barbara en frémissant de colère.

Et elle entraîna Elsie interdite, dans l'ombre épaisse de la petite allée.

—Ses yeux, ses pauvres yeux! répétait Barbara en haussant convulsivement les épaules; attends que je te plaigne, animal féroce!

—Vous êtes bien dure pour ce pauvre homme, dit Elsie. Il a vraiment la vue sensible au point de ne plus voir du tout aux lumières.

—Sans doute, sans doute! Mais comme il prend sa revanche dans l'obscurité! C'est un nyctalope et, qui plus est, un presbyte.

Elsie ne comprit pas ces épithètes, qu'elle crut déshonorantes et dont elle n'osa pas demander l'explication. Elle était encore dans l'ombre de l'allée qui ne lui plaisait nullement et voyait enfin s'ouvrir devant elle le sombre berceau au fond duquel apparaissait le pavillon blanchi par un clair regard de la lune à son lever, lorsqu'elle recula en forçant miss Barbara à reculer aussi.

—Qu'y a-t-il? dit la dame aux gros yeux, qui ne voyait rien du tout.

—Il y a… il n'y a rien, répondit Elsie embarrassée. Je voyais un homme noir devant nous, et, à présent, je distingue M. Bat qui passe devant la porte du pavillon. C'est lui qui se promène dans votre parterre.

—Ah! s'écria miss Barbara indignée, je devais m'y attendre. Il me poursuit, il m'épie, il prétend dévaster mon ciel! Mais ne craignez rien, chère Elsie, je vais le traiter comme il le mérite.

Elle s'élança en avant.

—Ah çà! monsieur, dit-elle en s'adressant à un gros arbre sur lequel la lune projetait l'ombre des objets, quand cessera la persécution dont vous m'obsédez?

Elle allait faire un beau discours, lorsque Elsie l'interrompit en l'entraînant vers la porte du pavillon et en lui disant:

—Chère miss Barbara, vous vous trompez, vous croyez parler à M. Bat et vous parlez à votre ombre. M. Bat est déjà loin, je ne le vois plus et je ne pense pas qu'il ait eu l'idée de nous suivre.

—Je pense le contraire, moi, répondit la gouvernante. Comment vous expliquez-vous qu'il soit arrivé ici avant nous, puisque nous l'avions laissé derrière et ne l'avons ni vu ni entendu passer à nos côtés?

—Il aura marché à travers les plates-bandes, reprit Elsie; c'est le plus court chemin et c'est celui que je prends souvent quand le jardinier ne me regarde pas.

—Non, non! dit miss Barbara avec angoisse, il a pris par-dessus les arbres. Tenez, vous qui voyez loin, regardez au-dessus de votre tête! Je parie qu'il rôde devant mes fenêtres!

Elsie regarda et ne vit rien que le ciel, mais, au bout d'un instant, elle vit l'ombre mouvante d'une énorme chauve-souris passer et repasser sur les murs du pavillon. Elle n'en voulut rien dire à miss Barbara, dont les manies l'impatientaient en retardant la satisfaction de sa curiosité. Elle la pressa d'entrer chez elle en lui disant qu'il n'y avait ni chauve-souris ni précepteur pour les épier.

—D'ailleurs, ajouta-t-elle, en entrant dans le petit parloir du rez-de-chaussée, si vous êtes inquiète, nous pourrons fort bien fermer la fenêtre et les rideaux.

—Voilà qui est impossible! répondit Barbara. Je donne un bal et c'est par la fenêtre que mes invités doivent se présenter chez moi.

—Un bal! s'écria Elsie stupéfaite, un bal dans ce petit appartement? des invités qui doivent entrer par la fenêtre? Vous vous moquez de moi, miss Barbara.

—Je dis un bal, un grand bal, répondit Barbara en allumant une lampe qu'elle posa sur le bord de la fenêtre; des toilettes magnifiques, un luxe inouï!

—Si cela est, dit Elsie ébranlée par l'assurance de sa gouvernante, je ne puis rester ici dans le pauvre costume où je suis. Vous eussiez dû m'avertir, j'aurais mis ma robe rose et mon collier de perles.

—Oh! ma chère, répondit Barbara en plaçant une corbeille de fleurs à côté de la lampe, vous auriez beau vous couvrir d'or et de pierreries, vous ne feriez pas le moindre effet à côté de mes invités.

Elsie un peu mortifiée garda le silence et attendit. Miss Barbara mit de l'eau et du miel dans une soucoupe en disant:

—Je prépare les rafraîchissements.

Puis, tout à coup, elle s'écria:

—En voici un! c'est la princesse nepticula marginicollella avec sa tunique de velours noir traversée d'une large bande d'or. Sa robe est en dentelle noire avec une longue frange. Présentons-lui une feuille d'orme, c'est le palais de ses ancêtres où elle a vu le jour. Attendez! Donnez-moi cette feuille de pommier pour sa cousine germaine, la belle malella, dont la robe noire a des lames d'argent et dont la jupe frangée est d'un blanc nacré. Donnez-moi du genêt en fleurs, pour réjouir les yeux de ma chère cemiostoma spartifoliella, qui approche avec sa toilette blanche à ornements noir et or. Voici des roses pour vous, marquise nepticula centifoliella. Regardez, chère Elsie! admirez cette tunique grenat bordée d'argent. Et ces deux illustres lavernides: linneella, qui porte sur sa robe une écharpe orange brodée d'or, tandis que schranckella a l'échappe orange lamée d'argent. Quel goût, quelle harmonie dans ces couleurs voyantes adoucies par le velouté des étoffes, la transparence des franges soyeuses et l'heureuse répartition des quantités! L'adélide panzerella est toute en drap d'or bordé de noir, sa jupe est lilas à frange d'or. Enfin, la pyrale rosella, que voici et qui est une des plus simples, a la robe de dessus d'un rose vif teintée de blanc sur les bords. Quel heureux effet produit sa robe de dessous d'un brun clair! Elle n'a qu'un défaut, c'est d'être un peu grande; mais voici venir une troupe de véritables mignonnes exquises. Ce sont des tinéines vêtues de brun et semées de diamants, d'autres blanches avec des perles sur de la gaze. Dispunctella a dix gouttes d'or sur sa robe d'argent. Voici de très-grands personnages d'une taille relativement imposante: c'est la famille des adélides avec leurs antennes vingt fois plus longues que leur corps, et leur vêtement d'or vert à reflets rouges ou violets qui rappellent la parure des plus beaux colibris. Et, à présent, voyez! voyez la foule qui se presse! il en viendra encore, et toujours! et vous, vous ne saurez laquelle de ces reines du soir admirer le plus pour la splendeur de son costume et le goût exquis de sa toilette. Les moindres détails du corsage, des antennes et des pattes sont d'une délicatesse inouïe et je ne pense pas que vous ayez jamais vu nulle part de créatures aussi parfaites. A présent, remarquez la grâce de leurs mouvements, la folle et charmante précipitation de leur vol, la souplesse de leurs antennes qui est un langage, la gentillesse de leurs attitudes. N'est-ce pas, Elsie, que c'est là une fête inénarrable, et que toutes les autres créatures sont laides, monstrueuses et méchantes en comparaison de celles-ci?

—Je dirai tout ce que vous voudrez pour vous faire plaisir, répondit Elsie désappointée, mais la vérité est que je ne vois rien ou presque rien de ce que vous me décrivez avec tant d'enthousiasme. J'aperçois bien autour de ces fleurs et de cette lampe, des vols de petits papillons microscopiques, mais je distingue à peine des points brillants et des points noirs, et je crains que vous ne puisiez dans votre imagination les splendeurs dont il vous plaît de les revêtir.

—Elle ne voit pas! elle ne distingue pas! s'écria douloureusement la fée aux gros yeux. Pauvre petite! j'en étais sûre! Je vous l'avais bien dit, que votre infirmité vous priverait des joies que je savoure! Heureusement, j'ai su compatir à la débilité de vos organes; voici un instrument dont je ne me sers jamais, moi, et que j'ai emprunté pour vous à vos parents. Prenez et regardez.

Elle offrait à Elsie une forte loupe, dont, faute d'habitude, Elsie eut quelque peine à se servir. Enfin, elle réussit, après une certaine fatigue, à distinguer la réelle et surprenante beauté d'un de ces petits êtres; elle en fixa un autre et vit que miss Barbara ne l'avait pas trompée: l'or, la pourpre, l'améthyste, le grenat, l'orange, les perles et les roses se condensaient en ornements symétriques sur les manteaux et les robes de ces imperceptibles personnages. Elsie demandait naïvement pourquoi tant de richesse et de beauté étaient prodiguées à des êtres qui vivent tout au plus quelques jours et qui volent la nuit, à peine saisissables au regard de l'homme.

—Ah! voilà! répondit en riant la fée aux gros yeux. Toujours la même question! Ma pauvre Elsie, les grandes personnes la font aussi, c'est-à-dire qu'elles n'ont, pas plus que les enfants, l'idée saine des lois de l'univers. Elles croient que tout a été créé pour l'homme et que ce qu'il ne voit pas ou ne comprend pas, ne devrait pas exister. Mais moi, la fée aux gros yeux, comme on m'appelle, je sais que ce qui est simplement beau est aussi important que ce que l'homme utilise, et je me réjouis quand je contemple des choses ou des êtres merveilleux dont personne ne songe à tirer parti. Mes chers petits papillons sont répandus par milliers de milliards sur la terre, ils vivent modestement en famille sur une petite feuille, et personne n'a encore eu l'idée de les tourmenter.

—Fort bien, dit Elsie, mais les oiseaux, les fauvettes, les rossignols s'en nourrissent, sans compter les chauves-souris!

—Les chauves-souris! Ah! vous m'y faites songer! La lumière qui attire mes pauvres petits amis et qui me permet de les contempler, attire aussi ces horribles bêtes qui rôdent des nuits entières, la gueule ouverte, avalant tout ce qu'elles rencontrent. Allons, le bal est fini, éteignons cette lampe. Je vais allumer ma lanterne, car la lune est couchée, et je vais vous reconduire au château.

Comme elles descendaient les marches du petit perron du pavillon:

—Je vous l'avais bien dit, Elsie, ajouta miss Barbara, vous avez été déçue dans votre attente, vous n'avez vu qu'imparfaitement mes petites fées de la nuit et leur danse fantastique autour de mes fleurs. Avec une loupe, on ne voit qu'un objet à la fois, et, quand cet objet est un être vivant, on ne le voit qu'au repos. Moi, je vois tout mon cher petit monde à la fois, je ne perds rien de ses allures et de ses fantaisies. Je vous en ai montré fort peu aujourd'hui. La soirée était trop fraîche et le vent ne donnait pas du bon côté. C'est dans les nuits d'orage que j'en vois des milliers se réfugier chez moi, ou que je les surprends dans leurs abris de feuillage et de fleurs. Je vous en ai nommé quelques-uns, mais il y en a une multitude d'autres qui, selon la saison, éclosent à une courte existence d'ivresse, de parure et de fêtes. On ne les connaît pas tous, bien que certaines personnes savantes et patientes les étudient avec soin et que l'on ait publié de gros livres où ils sont admirablement représentés avec un fort grossissement pour les yeux faibles; mais ces livres ne suffisent pas, et chaque personne bien douée et bien intentionnée peut grossir le catalogue acquis à la science par des découvertes et des observations nouvelles. Pour ma part, j'en ai trouvé un grand nombre qui n'ont encore ni leurs noms ni leurs portraits publiés, et je m'ingénie à réparer à leur profit l'ingratitude ou le dédain de la science. Il est vrai qu'ils sont si petits, si petits, que peu de personnes daigneront les observer.

—Est-ce qu'il y en a de plus petits que ceux que vous m'avez montrés? dit Elsie, qui voyant miss Barbara arrêtée sur le perron, s'était appuyée sur la rampe.

Elsie avait veillé plus tard que de coutume, elle n'avait pas eu toute la surprise et tout le plaisir qu'elle se promettait et le sommeil commençait à la gagner.

—Il y a des êtres infiniment petits, dont on ne devrait pas parler sans respect, répliqua miss Barbara, qui ne faisait pas attention à la fatigue de son élève. Il y en a qui échappent au regard de l'homme et aux plus forts grossissements des instruments. Du moins je le présume et je le crois, moi qui en vois plus que la plupart des gens n'en peuvent voir. Qui peut dire à quelles dimensions, apparentes pour nous, s'arrête la vie universelle? Qui nous prouve que les puces n'ont pas des puces, lesquelles nourrissent à leur tour des puces qui en nourrissent d'autres, et ainsi jusqu'à l'infini? Quant aux papillons, puisque les plus petits que nous puissions apercevoir sont incontestablement plus beaux que les gros, il n'y a pas de raison pour qu'il n'en existe pas une foule d'autres encore plus beaux et plus petits dont les savants ne soupçonneront jamais l'existence.

Miss Barbara en était là de sa démonstration, sans se douter qu'Elsie, qui s'était laissée glisser sur les marches du perron, dormait de tout son coeur, lorsqu'un choc inattendu enleva brusquement la petite lanterne des mains de la gouvernante et fit tomber cet objet sur les genoux d'Elsie réveillée en sursaut.

—Une chauve-souris! une chauve-souris! s'écria Barbara éperdue en cherchant à ramasser la lanterne éteinte et brisée.

Elsie s'était vivement levée sans savoir où elle était.

—Là! là! criait Barbara, sur votre jupe, l'horrible bête est tombée aussi, je l'ai vue tomber, elle est sur vous!

Elsie n'avait pas peur des chauves-souris, mais elle savait que, si un choc léger les étourdit, elles ont de bonnes petites dents pour mordre, quand on veut les prendre, et, avisant un point noir sur sa robe, elle le saisit dans son mouchoir en disant:

—Je la tiens, tranquillisez-vous, miss Barbara, je la tiens bien!

—Tuez-la, étouffez-la, Elsie! Serrez bien fort, étouffez ce mauvais génie, cet affreux précepteur qui me persécute!

Elsie ne comprenait plus rien à la folie de sa gouvernante; elle n'aimait pas à tuer et trouvait les chauves-souris fort utiles, vu qu'elles détruisent une multitude de cousins et d'insectes nuisibles. Elle secoua son mouchoir instinctivement pour faire échapper le pauvre animal; mais quelle fut sa surprise, quelle fut sa frayeur en voyant M. Bat s'échapper du mouchoir et s'élancer sur miss Barbara, comme s'il eût voulu la dévorer!

Elsie s'enfuit à travers les plates-bandes, en proie à une terreur invincible. Mais, au bout de quelques instants, elle fut prise de remords, se retourna et revint sur ses pas pour porter secours à son infortunée gouvernante. Miss Barbara avait disparu et la chauve-souris volait en rond autour du pavillon.

—Mon Dieu! s'écria Elsie désespérée, cette bête cruelle a avalé ma pauvre fée! Ah! si j'avais su, je ne lui aurais pas sauvé la vie!

La chauve-souris disparut et M. Bat se trouva devant Elsie.

—Ma chère enfant, lui dit-il, c'est bien et c'est raisonnable de sauver la vie à de pauvres persécutés. Ne vous repentez pas d'une bonne action, miss Barbara n'a eu aucun mal. En l'entendant crier, j'étais accouru, vous croyant l'une et l'autre menacées de quelque danger sérieux. Votre gouvernante s'est réfugiée et barricadée chez elle en m'accablant d'injures que je ne mérite pas. Puisqu'elle vous abandonne à ce qu'elle regarde comme un grand péril, voulez-vous me permettre de vous reconduire à votre bonne, et n'aurez-vous point peur de moi?

—Vraiment, je n'ai jamais eu peur de vous, monsieur Bat, répondit
Elsie, vous n'êtes point méchant, mais vous êtes fort singulier.

—Singulier, moi? Qui peut vous faire penser que j'aie une singularité quelconque?

—Mais… je vous ai tenu dans mon mouchoir tout à l'heure, monsieur Bat, et permettez-moi de vous dire que vous vous exposiez beaucoup, car, si j'avais écouté miss Barbara, c'était fait de vous!

—Chère miss Elsie, répondit le précepteur en riant, je comprends maintenant ce qui s'est passé et je vous bénis de m'avoir soustrait à la haine de cette pauvre fée, qui n'est pas méchante non plus, mais qui est bien plus singulière que moi!

Quand Elsie eut bien dormi, elle trouva fort invraisemblable que M. Bat eût le pouvoir de devenir homme ou bête à volonté. A déjeuner, elle remarqua qu'il avalait avec délices des tranches de boeuf saignant, tandis que miss Barbara ne prenait que du thé. Elle en conclut que le précepteur n'était pas homme à se régaler de micros, et que la gouvernante suivait un régime propre à entretenir ses vapeurs.

FIN

TABLE

LE CHÊNE PARLANT

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE
L'ORGUE DU TITAN
CE QUE DISENT LES FLEURS
LE MARTEAU ROUGE
LA FÉE POUSSIÈRE
LE GNOME DES HUITRES
LA FÉE AUX GROS YEUX
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