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Contes de Caliban

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The Project Gutenberg eBook of Contes de Caliban

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Title: Contes de Caliban

Author: Emile Bergerat

Release date: May 1, 2004 [eBook #12332]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE CALIBAN ***
ÉMILE BERGERAT

CONTES

DE
CALIBAN

1909

CONTES FACÉTIEUX

BÉJAREC LE FAISEUR D'ENFANTS

Vous rappelez-vous l'aventure de cette Américaine extravagante qui amena un jour ses deux filles à Victor Hugo pour que le grand poète daignât semer un peu de la graine de génie lyrique dans la race yankee? Malgré les affirmations les plus positives, je n'avais jamais beaucoup cru à cette histoire paradoxale. Mais j'avoue que je suis très ébranlé depuis que je connais Béjarec, «le faiseur d'enfants».

Yan Béjarec a aujourd'hui soixante-seize ans passés; il n'exerce plus. Mais pendant trente années, il a propagé l'espèce humaine dans nos villages. Comment vous expliquer cela, ô raffinés de la ville, dont tant de romans subtils et de comédies bourgeoises ont faussé la philosophie naturelle et dévoyé le sens moral? Magistrats de mon pays qui, en pleine crise de dépopulation, autorisez encore le mari infertile à tuer les amants de sa femme, et vous, prédicateurs de la scène, qui ne voulez pas voir que l'adultère n'est, le plus souvent, qu'une reprise normale de la nature, souffrez que je vous présente ce vieux Celte d'Yan Béjarec, coq des poules qui n'en ont pas, et le plus honnête des hommes.

Pour avoir le prétexte de lui laisser quelque monnaie dans la main, car il est pauvre, je lui fais quelquefois poser la barbe et les cheveux, qu'il a encore magnifiques. Par la surabondance pileuse, il ressemble au Jupiter Olympien de Phidias, ce type indétrônable de la beauté mâle, et le père de tous les dieux. Béjarec, à trente ans, devait être prodigieux, et rien de ce qu'on en raconte ici ne m'étonne. Or, la nature, toujours inexorablement logique, avait doublé sa puissance attractive d'une vertu d'étalon qui en était l'expression même, si j'ose pénétrer ses mystères, et lui fatalisait sa destinée terrestre. Il était de toute éternité créé pour tenir tête au malthusianisme. Quant au reste, zéro, et le vieux Yan est plus bête encore que cent choux qui pomment! Qu'eût-il fait de l'esprit, le bon être, puisque c'est, de nos attributs, celui que la femme prise le moins?

Béjarec fut d'abord marié. Son mariage même avait, sinon désuni, du moins séparé deux soeurs jumelles qui s'adoraient et ne s'étaient point quittées une minute depuis leur enfance. L'une s'appelait Marie-Anne et l'autre Anne-Marie. Cette dernière se maria à son tour, et le sort voulut que, tandis que Marie-Anne moulait tous les neuf mois un petit ou une petite Béjarec, Anne-Marie demeurât désastreusement stérile. C'est une grande douleur dans nos campagnes et une honte, et les paysans, quoique chrétiens, ont là-dessus des idées du plus pur paganisme. Et Marie-Anne se désolait du chagrin de la chère soeur bréhaigne.

Elle s'en ouvrit un soir à celui qu'elle appelait par badinage son «à-tout-coup», et, de fil en aiguille, elle en vint à lui suggérer de s'en mêler un peu. Cela resterait en famille et elle n'était pas jalouse d'Anne-Marie. Peut-on l'être de sa chair même? Et puis, elle en avait son compte, étant grosse du onzième, et vraiment sa pauvre bessonne était trop déshéritée, avec son mari invalide!

—Si tu veux, mon Yan, lui dit-elle, j'arrangerai la chose, et personne n'en saura rien que le bon Dieu et nous.

—Vère, fit gravement le brave Béjarec, car il trouvait, lui aussi, sa belle-soeur fort malheureuse.

Marie-Anne s'y prit avec toute l'habileté que son affection fraternelle lui inspirait. Une bonne décoction de pavot endormit Anne-Marie pendant une absence de son homuncule de mari, et neuf mois après, jour pour jour, Béjarec eut un neveu. Toute la famille était aux anges. Et tel fut le premier essai que Yan fit de sa vocation génésique hors de son nid.

Comment l'aventure transpira, voilà ce qu'il n'a jamais su, car, certes, il n'était pas homme à révéler ce secret de famille et c'était un coeur trop simple pour s'enorgueillir du service rendu. Peut-être sa femme ne put-elle dissimuler assez sa fierté? Toujours est-il qu'à quelque temps de là, un autre mari ridicule et sans progéniture le défia, au cabaret, entre quatre bolées, de renouveler l'exploit à son bénéfice. L'enjeu était d'une vache laitière. Béjarec, époux fidèle, demanda un jour pour réfléchir et consulta la brave Marie-Anne. Elle portait déjà son douzième. Cette considération mise au point par l'appât de la vache laitière, décida de l'événement. Béjarec eut licence et gagna le pari. Cette fois, on en parla dans toute la contrée.

On ne parla même tellement que, huit jours après, une servante vint prier le faiseur d'enfants de vouloir bien se rendre au plus tôt chez une dame du bourg qui désirait lui parler. Il y alla, étant serviable comme pas un. Or, cette dame était en grand deuil d'un mari qu'elle venait d'enterrer. Elle conta à Béjarec que toute la fortune du défunt lui échappait parce que, mariée sous un régime qu'elle lui expliqua vainement, elle n'avait pas d'enfant de son époux.

—La loi, lui dit-elle, m'accorde dix mois encore pour en présenter un à notre notaire, moyennant quoi je puis avoir comme tutrice tous les biens que je perds comme femme.

Et elle ajouta tristement:

—Comptez sur ma reconnaissance!

Lorsque Yan eut enfin compris de quoi il s'agissait, il jugea inutile d'aller prendre avis de Marie-Anne. Il connaissait son coeur, et le temps pressait. Séance tenante, il investit la veuve de l'héritage. Le petit présent qu'il reçut d'elle à cette occasion servit à acheter des souliers à sa marmaille régulière.

Ce nouveau succès établit définitivement le renom prolifique d'Yan Béjarec, car, outre qu'il flattait la haine que les terriens ont pour les chicanes de la loi, on se contait à l'oreille avec quel désintéressement rapide il avait sauvé la fortune de la veuve. Pendant quelque temps, de ci, de là, dans nos villages, on vit, à la tombée du jour, apparaître et disparaître le beau Celte aux longs cheveux ondulés, et les baptêmes foisonnaient dans les églises, comme autant, aux mairies, les déclarations de naissances. Malthus n'en menait pas large, dans les troupeaux bénis du Bon Pasteur.

Avant d'être emportée avant l'âge par son quatorzième, Marie-Anne, la généreuse commère que la Convention eût certainement honorée, présida encore à quelques belles cures opérées par le docteur «à-tout-coup» qu'elle aimait. Il guérit presque sous ses yeux de belles jeunes filles, victimes de la consanguinité de leurs parents et atteintes à leur puberté de ce mal d'hystéro-épilepsie qui les rendait inépousables. Un riche fermier de la côte, qui n'avait que des enfants du sexe féminin et déplorait l'extinction de son nom, très honorable, par défaut de lignée mâle, eut recours à ses bons offices et traita avec Yan à forfait. Béjarec lui donna satisfaction avec son infaillibilité ordinaire et réellement providentielle.

Ce fut alors que Marie-Anne mourut, étrangement tuée par ce quatorzième enfant qui refusait de venir au monde, ne le trouvant pas assez vaste pour lui, et le faiseur demeura seul avec les treize autres, sans fortune ni métier pour les élever. Anne-Marie lui en prit deux, les deux petits, par reconnaissance; mais ce fut tout, et les onze autres alignaient des dentitions terribles. Le naïf et bon Béjarec, qui ne savait de ses dix doigts rien faire et dont l'instruction était aussi sommaire que son entendement même, vu que, sous ses cheveux splendides, le cervelet avait mangé la cervelle, eut une idée très belle et primitive. Comme de certaines gens, particulièrement constitués, découvrent des sources vives dans les terrains incultes avec la baguette de coudrier, il résolut de féconder, pour vivre, les jachères de la maternité française et, le projet conçu, il se mit tout de suite à l'oeuvre avec courage.

Il ne tarda pas, Dieu aidant, à se former une gentille clientèle, d'abord dans le département, puis aux alentours. On le voyait arriver sur les places des bourgades, toujours net, propre comme un sou, la barbe et les cheveux démêlés et peignés à miracle. Il tirait un accordéon, y jouait de son mieux La Marseillaise, le seul air qu'il sût, et distribuait de petits papiers aux dames de la société. Il était bien rare, oh! mais bien rare, qu'il s'en allât sans gloire et sans argent! Sans doute, sa bonne commère de femme veillait sur lui du paradis!

A présent, il est vieux, le beau Celte, et il n'exerce plus, mais il a élevé ses onze enfants en honnête homme. Tous sont casés, les garçons et les filles, à droite, à gauche, il ne sait où, les chers ingrats! Et il me raconte, en posant, que, sur les routes où il se traîne en attendant l'heure de rejoindre sa bien-aimée femme, les gamins du pays lui jettent quelquefois des pierres.

—Pauvres petits, ils ne savent pas! dit-il.

COCO ET BIBI

Tous ceux de mon âge gardèrent vivaces les souvenirs de cette semaine printanière—prairial LXXIX—que l'on a appelée, non sans raison, hélas! la Semaine sanglante. Rassurez-vous, je n'en raviverai pas ici la mémoire. Mais comme elle est le cadre à la fois historique et normal du récit parisien que voici, le localiser en un autre temps serait en éventer l'arôme, et c'est pourquoi je vous transporte au mois de mai 1871, aux derniers jours de la Commune.

Pour l'entrée des troupes régulières dans la ville reconquise, je ne sais plus à quel corps de l'armée de Mac-Mahon avait été prescrite l'occupation du XVIIe arrondissement. Peut-être était-ce à la division du général Clinchant, mais peu importe. Toujours est-il que les fédérés, notamment ceux des Ternes, lui avaient opposé une énergique résistance. On s'était battu ferme à la porte Dauphine d'abord, puis place Wagram, et enfin à la porte des Ternes même, où je vois encore un canonnier de la marine, à demi fou de rage, et assisté de deux titis du quartier, braquer éperdument sa pièce tantôt sur le mont Valérien, tantôt sur les tours de Notre-Dame. Ce n'était pas que l'opinion politique de ce pointeur fût incertaine, et tout indiquait en lui, geste, cris et costume, qu'il ne croyait pas travailler à la gloire de M. Thiers, mais grâce à un jeu de balistique dont l'invention revenait à ses jeunes servants d'artillerie, la caronade, virant sur son axe comme toupie, balayait tour à tour Sablonville et l'avenue ternoise, impartialement.

Bibi et Coco—tels étaient les noms homériques de ces apprentis Jomini—s'en gondolaient sur le talus des fortifs. Quant au canonnier, je n'ai pas besoin de vous dire que, quoique de première classe, il n'abattait, et en tous sens, que des cheminées, dans le ciel, et des platanes, sur la terre.

Encore n'était-ce pas des platanes. A cette époque, ce charmant quartier, où j'aurai fidèlement vécu ma vie, depuis lors annexé à la périphérie, et comme suburbain encore, était un bois véritable ou plutôt un parc, semé de maisonnettes ouvrant sur des jardinets débordants de lilas de Perse et que traversait l'avenue dite des Ternes, charmille d'acacias. C'était donc des grappes roses ou blanches et des gerbes violettes qu'ébranchait la caronade giratoire, et la large voie en était pleine.

Des aides cocasses et hilares de l'hoffmannesque canonnier, spécimens du type populaire de Gavroche, point de portraits à faire, n'est-ce pas, après l'auteur des Misérables? Ils ne diffèrent point d'une zone municipale à l'autre, et le moineau franc les symbolise à merveille. Rien de plus candide dans la démoralisation, innée ou éducatrice, de plus sensible même dans le fatalisme, que ces petits Parigots, modelés du limon de la bonne Lutèce, qui pleurent sans larmes, en dedans, rient sans joie, comme le singe, et à qui, dès quatorze ans, la vie n'a plus rien à enseigner. Bibi et Coco, d'ailleurs inséparables, en avaient acquis les premières notions à la fréquentation d'abord des chiens errants, qui sont d'admirables modèles, puis au bal Dourlans, de démocratique souvenance, où j'ai assisté, moi qui vous parle, à des cours pratiques de rossignolisme, entremêlés de chorégraphie pour les deux sexes, qui ont donné bien des colons à la Nouvelle-Zélande. Pour diversifier un peu cette instruction libre et sommaire, les parents des jeunes chicards avaient eu recours au vieux moyen pédagogique de nos pères, encore accrédité dans la banlieue, et ils avaient prié l'abbé Garbut, troisième vicaire de la paroisse, de catéchiser leur progéniture, c'est-à-dire de les mettre au catéchisme, livre abrégé du bien et du mal.

Tout m'oblige à constater qu'ils n'y avaient point du tout mordu. Les cours s'étaient espacés dès le début de l'initiation, et Dourlans avait repris ses disciples. Mais lorsqu'ils rencontraient l'abbé sous les acacias, Bibi et Coco lui tiraient gentiment leur casquette, dont les ponts montaient de jour en jour. Un si brave homme, le troisième vicaire, et doux, et charitable, et simple, même d'esprit, comme le Rédempteur veut ses apôtres. Sa dévotion à la sainte Vierge Marie n'en laissait rien à celle des bonnes gens du moyen âge, et, préposé spécialement à sa chapelle, jamais il n'en laissait l'autel sans fleurs, fût-ce l'hiver, où elles sont rares et coûteuses. A plus forte raison en mai, qui est le mois de la Madone.

L'avenue lui en offrait une moisson abondante et toute cueillie, que le tir du marin en délire tranchait sur tiges. Il n'y avait qu'à se baisser pour y ramasser des gerbes odorantes. L'abbé Garbut ne put y tenir et, du perron de l'église, il s'élança sur la place, en faisant déjà tablier de sa soutane. Et comme il se baissait pour le remplir, un boulet de canon enragé, le dernier, l'abattit sur le trottoir comme une quille.

Bibi et Coco le virent tomber, et ils le reconnurent. Ils venaient de lâcher le Jean-Bart et sa caronade épuisée de munitions, et ils songeaient à se tapir dans quelque trou sérieux, pour se soustraire à la curiosité d'un nombre grossissant de pantalons rouges qui surgissaient de toutes les rues traversières et dessinaient leur mouvement de jonction vers le centre du quartier.

—As-tu vu?… dit Coco à Bibi, le dernier est dans le mille. Tu sais, c'est le vicaire.

—Oui, pas de chance, fit Bibi à Coco, c'est un zig, quoique ratichon.

—Ça, pour sûr que celui-là n'a jamais fait de mal à personne.

Et ils se regardèrent.

—Si qu'on allait le ramasser? Ils vont le piétiner.

—J'allais te l'offrir. Ça épatera les Versaillais.

Et ils coururent au pauvre prêtre, étendu sur une jonchée de fleurs d'acacias, les côtes broyées, mais respirant encore.

—M'sieu Garbut…. M'sieu le curé, ça ne va donc pas? C'est nous, Coco et Bibi, les mauvais du catéchisme. Où voulez-vous qu'on vous transbahute?

Le moribond souleva la paupière, les regarda et sourit. La réponse muette était dans l'angélisme du sourire, elle disait: «Là-haut, aux pieds de madame Mère!» Mais les jeunes mécréants ne savaient pas la langue. Ils comprirent pourtant quelque chose, d'assez vague il est vrai, dans le dernier voeu tacite du «calotin», et qu'il s'agissait de deviner. «Quoi qu'il veut?» se demandaient-ils, assez profondément remués par cette agonie sans plaintes, extatique et pour eux inexplicable.

L'art de bien mourir est celui que, dans toutes les classes, le Parisien de Paris admire le plus, parce qu'il y excelle. C'est même à ce signe certain qu'on reconnaît l'autochtone. Ce goût ethnique, et tout gaulois, je pense, pour la mort, est le secret de l'espèce de joie qui a régné, sous la Commune, chez les fédérés, et qui, pendant le bombardement, monta jusqu'à la blague. C'est la caractéristique de nos insurrections françaises. Or, l'abbé Garbut mourait en chrétien et nos deux titis, mauvais clercs en choses de la foi, se labouraient l'entendement pour imaginer ce que pouvait encore souhaiter le pauvre serviteur de Dieu, qui avait été très doux pour eux, pendant les quinze jours «rasants» de la catéchisation.

—Ça y est, j'y suis, fit tout à coup Bibi, viens, oust, et pas accéléré!

Et il entraîna Coco à la course. La troupe, longeant les boutiques closes, arrivait sous les arbres de l'avenue. Un officier, suivi de son peloton, se hâtait vers le prêtre. Il vit les deux voyous se glisser dans l'église, et se doutant bien à qui il avait affaire, il dépêcha quatre hommes à la garde des issues, puis s'occupa du mourant, dont l'âme palpitait et battait des ailes pour le grand voyage.

Comme il n'y avait pas d'ambulances pour les blessés de la guerre civile, on souleva l'abbé à bras d'hommes, pour le transporter à une pharmacie voisine, lorsque, sur le seuil du porche, le couple des mômes reparut.

L'un et l'autre portaient sous la vareuse un objet dissimulé qui la gonflait. Se coulant entre les jambes des sentinelles, ils s'élancèrent à travers la place et tombèrent chez le pharmacien.

—Voilà votre bon Dieu, m'sieu Garbut, c'est-il ça que vous vouliez?

Et Bibi montra le saint ciboire, et Coco montra les burettes.

Ils avaient, non sans effraction, sans doute, ouvert le tabernacle.

Le vénérable prêtre, agonisant, les vit, les entendit. Une larme lui perla aux paupières, et, dans le mouvement qu'il fit pour les bénir, il expira. J'ai idée qu'aux pieds de la Vierge, il plaide encore les circonstances atténuantes du sacrilège.

LE PREMIER MOT

L'enfant venait d'atteindre ses sept mois. C'était une bête humaine magnifique.

A sa naissance, il pesait les neuf livres, ce dont son père—le diable m'emporte si je sais pourquoi—était fier comme Artaban même. Comme le parrain répondait au prénom discrédité de Benoît, le phénomène avait été déclaré, à la mairie et sur les fonts, sous celui d'Hilaire, pris tout bonnement au calendrier, à la date de sa bienvenue au jour qui nous éclaire. Le saint, en effet, qui préside aux joies et aux peines du 20 mai signe: Hilaire, au registre de la Providence. Ce fut, je crois, quelque évêque d'Arles, qui n'eut rien de gai que son nom.

Le ménage était l'honneur de nos douces Batignolles. Aux lieux où s'arrondit le dix-septième, il constituait l'un de ces couples exemplaires et sans gloire où la Salente démocratique salue son idéal de bonheur plat, à deux. Neutres à l'envi, le citoyen Paul Legris et Marie Barbier, son épouse, ne se signalaient, au physique ou au moral, par aucun de ces dons d'exception dont la nature s'obstine, en dépit du cordeau des lois, à marquer ses martyrs d'élite, afin que la société les reconnaisse. Elle, ni jolie ni laide, d'un blond dédoré, assez bien faite, si le mannequin de bourre des essayeuses est un modèle de forme féminine, les yeux de cet azur dormant que les peintres appellent le bleu bête, elle avait la bouche d'un bel arc et vraiment cupidonienne. Cette bouche, son attrait, et dont le carmin était lustré par la rosée du souffle, n'était pas plus faite pour rester close au baiser, évidemment, que l'oeillet d'Inde ne l'est pas pour se soustraire au dard de l'abeille. Les connaisseurs ne s'y méprenaient guère, et Mme Legris était, en conséquence, fort suivie dans ses courses et balades.

De lui, je ne vous dirai rien; n'ayant, j'ai beau chercher, rien à vous en dire. On ne sait pas pourquoi le Père Eternel décroche du néant certains hommes, qui s'y trouvaient comme chez eux, pour les envoyer sur la boule tournante. Peut-être est-ce par pitié pour le suffrage universel, dont il faut bien alimenter les urnes dévorantes? A moins que, dans sa bonté infinie, il ne veuille pourvoir au recrutement du fonctionnarisme, comme lui-même éternel, et que, dans ce but, il ne moule et remoule sans fin entre les miséricordieuses nuées le type administratif du parfait employé? De cette espèce de «roseau pensant» Blaise Pascal eût béni, en Paul Legris, ce que j'appellerai le bambou de la bamboula française, pour en spécifier l'espèce, abondante aux Batignolles.

Et Paul Legris, le matin, allait à son bureau, puis il en revenait, le soir, avec ou sans parapluie, selon les oracles météorologiques, ponctuel, machinal, impersonnel, insipidement. Une partie de dominos à l'estaminet le traînait jusqu'à l'heure du dîner qu'il rentrait prendre avec sa femme, à leur cinquième, et, la pipe fumée, il se mettait au lit et s'endormait, ayant vécu. L'État «émolue» ce service de dix-huit cent livres par an: il emploie à ce prix cent mille diplômés des lettres et des sciences, et trois cent mille autres attendent, pâles de faim, à sa porte, leur tour de se vendre, âme et corps, à l'abrutissement salarié! Oh! dans les pampas et les savanes, courir le buffle, rifle au dos!… Mais laissons.

Durant ce temps, les frelons d'amour bourdonnaient autour de l'oeillet du dix-septième.

Un jour enfin l'enfant s'annonça. Puis il vint, un 20 mai, fête de saint Hilaire, évêque d'Arles en Provence. Neuf livres de chair à canon, que le baptême fit chrétienne. Et voici qu'un rayon de la grande joie naturelle illumina le pauvre front de l'is pater responsable, marqué pour l'être et béni du ciel dans ses oeuvres. Il allait, léger, allègre, exhaussé par sa paternité, à son bureau, à son café, dans les rues, partout clamant l'hosanna du poupon colossal et faisant à lui seul tout le bruit de l'étable autour de cette nativité.

Les Batignollais sont de fort bonnes gens, acquis à l'optimisme, et incapables de s'arracher entre eux, du nez, les lunettes roses de l'illusion conjugale. Pour ces sages du vieux jeu, l'enfant qui vient, d'où qu'il vienne, est toujours le bienvenu et son père est félicitable. Paul Legris passait entre deux haies de poignées de mains. La chance proverbiale et signalétique lui échut, d'abord sous forme de gratification, puis, au jour de l'An, d'avancement: il fit même un petit héritage.

Hilaire, superbement allaité, tournait au produit de concours. Il était l'enfant gras, ce rêve des commères. Elles le visitaient, ébahies de ce petit hercule potelé, et s'en allaient, pensives, sans avoir pu le dérider, d'ailleurs, car il était grave comme un juge. Il les regardait de ses yeux ronds, fixes et intravisionnaires, pareils à ceux des monstres de foires, rebelle aux caresses, inflexible aux risettes, inquiétant de mutisme.

—Cette pauvre Mme Legris, se disaient-elles, son mioche est privé de la parole! Voilà ce que c'est! ajoutaient-elles en barbelant d'un clin ce trait d'insidieuse malice.

Et de fait, on ne connaissait pas le son de voix du prodige.

Sourd? nullement, et, bien au contraire, puisque au moindre bruit il tendait l'oreille, et même avec une avidité d'ouïe singulière. Ainsi ne s'endormait-il qu'au prix d'une chanson maternelle, et la cacophonie des pianos circonvoisins déchaînés le tenait-elle en pur état d'extase. C'était jusqu'à ce point que, dans ses soliloques au long des rues, l'is pater se demandait s'il n'avait pas, lui, modeste rond-de-cuir, donné un autre Mozart à la France. Quant au verbe, point, et la petite bouche en restait vide, quoique épanouie comme celle de sa mère et déjà enchâssée de quenottes. D'où provenait cette anomalie, si, comme, la Faculté le professe, le mutisme n'est que la conséquence de la surdité.

Dans leur souci grandissant, les parents se décidèrent à consulter l'un des docteurs de cette Faculté. Il inspecta l'enfant, contrôla le jeu de ses organes, et, n'y découvrant rien que de rationnel, conclut à quelque retard de l'intellect expliqué, d'ailleurs, scientifiquement, par la prépondérance hyperphysique de la matière.

—S'il ne parle pas, décréta-t-il, il parlera, et, qui sait, comme Démosthène, peut-être. En attendant, exercez-le et tirez un peu au dehors l'âme tapie derrière cette masse adipeuse et qui paraît s'y garer de la pensée.

—C'est bien, fit résolument l'employé, il ne sera pas dit que j'aie mis au monde une brute. Dans huit jours, il dira «papa» ou j'y perdrai mon nom de Paul Legris….

Et il se mit sans répit à la besogne.

Ce fut en vain, il dut le reconnaître et s'en désespérer. Hilaire récalcitrait à toute imitation de son formulé. Même ce vocable, initial en toutes langues humaines, premier exercice de la phonation, diphtongue quasi animale encore et plutôt cri que mot, «papa», ne frappait les méninges du jeune anthropoïde ou du moins ne s'y répercutait. Il demeurait lèvres closes, les regards creux, semblable à ces babouins emperruqués nommés hamadryas, qui doivent être les magistrats du peuple des singes, tant leur maintien est sévère.

—Jamais il ne parlera, déclara Paul Legris à sa femme, et j'y renonce!
Qu'est-ce que c'est que ce bipède-là? L'as-tu fait avec une statue?

—Il dira donc «maman», jura la mère, et je m'en charge. Les phoques le prononcent, raisonnait-elle, et ils ne sont que des phoques. Il n'est point jusqu'à des poupées de caoutchouc ou de bois dont la mécanique n'obtienne l'émission réitérée de la double syllabe. A plus forte raison l'amour maternel! Qu'il se refuse au «papa», soit, mais au «maman», impossible, fût-il enfant du diable!

La lutte fut longue et acharnée, car Marie Barbier souffrait en son orgueil de mère du babil à sous-entendus des commères. Elle eut beau user de tous les moyens, même de ceux dont dispose la nourrice: lui refuser le sein, le pincer où le caresser, lui donner et lui retirer un jouet, lui prodiguer violence ou tendresse, elle ne descella point la mâchoire mystérieuse. Quoi! pas plus «maman» que «papa»? Elle en pleurait de rage et de honte. Une nuit pourtant elle crut ouïr quelque chose. Elle sauta du lit et, pieds nus, vint au berceau. Il y était à demi dressé et il y proférait enfin une onomatopée, hélas! toute digestive: «Bouou».

Ce balbutiement éructatoire n'était encore que le principe imitatif du langage, mais il ouvrait les champs verts de l'espérance. Elle réveilla son mari:

—Hilaire a dit: «Bouou». Viens vite.

Mais l'is pater avait perdu la foi au futur Démosthène.

—Je m'en bats l'oeil, grommela-t-il, c'est un idiot.

Et il se retourna, le front dans la ruelle.

Le temps courut et ramena l'anniversaire du mariage, qu'on commémore encore dans les naïves Batignolles. Un petit balthazar annuel assembla autour de la bourriche d'huîtres et de la fiasque de Champagne, les amis et les commères, convives ordinaires et réciproques de la fête de famille. Élargie de ses deux rallonges, la table, décorée de toutes les fleurs de la saison, semblait une corbeille de square, et comme il sied chez les petites gens, en pareille occurrence, le traiteur fut chargé de la direction d'une bataille gastronomique que je n'ai pas à vous décrire. Elle se termina dans cette exaltation des toasts qui mêle à toutes nos joies intimes l'apothéose de la République, et l'on allait la consacrer par des modulations sur le thème de La Marseillaise, lorsque les dames eurent l'idée d'y associer Hilaire, que le bruit des coupes entre-choquées avait d'ailleurs réveillé dans sa barcelonnette.

Elles l'apportèrent en chemise et, dans sa nudité chérubine d'ange fessu, elles le disposèrent au milieu des fleurs. Il ouvrait sur elles son regard intérieur, où l'âme obscure se heurtait comme une chauve-souris à une vitre. Tout à coup, il desserra les lèvres, sembla voir son père pour la première fois, lui sourit, et d'une voix de cuivre, il fit:

—Cocu.

Hilaire Legris est aujourd'hui anarchiste.

UN CAS DE PSYCHOMANCIE

Je pense que les prodiges psychiques réalisés en ce moment devant les sociétés savantes par Mrs Pipers, médium extraordinaire et truchement terrestre de l'âme du feu docteur Phinuit, de Lyon, m'autorisent enfin à vous conter l'histoire de ma vieille amie, l'excellente Mme Arpajou, d'ailleurs décédée l'an dernier entre mes bras.

Cette histoire, que je suis seul à connaître, je ne la narrais qu'aux initiés de l'occultisme, et de préférence à ceux qui croient à la survie. Il y en a: ce sont les féroces. Ceux-là ne savent pas quels drames terrifiants ils ajoutent à nos drames sublunaires. Qu'ils en jugent sur le cas de la bonne Mme Arpajou.

Delphine Arpajou, jusqu'à quarante ans, mettons trente-cinq, avait été l'une des plus charmantes femmes de son temps, et je n'hésite pas à ajouter: l'une des plus honnêtes. Mariée, en effet, à l'absurde Arpajou, homme vulgaire, bête et sensible, dont elle n'avait même pas obtenu d'enfants, elle l'avait bientôt pris en réelle aversion. Tout sur la terre et dans les cieux enseigne que le mariage est, sans la fécondité qui l'excuse, une mauvaise blague de notaires, et vraiment une oeuvre de mort. La nature intervint et Delphine aima. Il était temps. Elle atteignait à la trentaine. Ma vieille amie Delphine aima un brave et beau garçon, très doux et très fort, riche aussi et intelligent, qui s'en vint à l'adorer. Une liaison se noua, si fatale, si franche, tranchons le mot, si naturelle, que le confesseur lui-même de la dame ne put que l'en absoudre chaque semaine. C'était là vraiment le minimum de l'adultère, devant le bon Dieu. Du reste, la passion de ces deux êtres charmants l'un pour l'autre montait de jour en jour à l'inassouvissable et passait les rêves de poètes. Anacréon s'y noyait dans le lac de Lamartine.

Qui l'eût cru? Arpajou, lui aussi, aimait sa femme. Mari stupide, il ressentait sa honte et remâchait son malheur. Dépossédé d'un bien sur lequel il s'arrogeait vingt droits légitimes et qu'il ne partageait même plus avec son voleur, il ne put résister à son réel martyre, il tua l'amant de sa femme. Un duel fut le prétexte de cet assassinat. A dater du jour où elle n'eut plus cet amant pour vivre, Delphine cessa pour ainsi dire d'être femme. Elle ne descella plus les lèvres. Muette, fantômatique, hagarde, elle vieillissait chaque jour d'un an, et le triste Arpajou trépassa de douleur à son tour sans avoir réentendu la voix, sans avoir revu le regard de l'implacable désolée.

Ce fut alors que, doublement veuve, Delphine versa dans la dévotion et, selon le mot de son directeur de conscience, s'abîma en Dieu. Mais la piété entraîne au mysticisme, et l'on sait que, du domaine de la foi au domaine des sciences occultes, la limite flotte indécise. C'est au pied des autels flamboyants, dans les confessionnaux chuchotants, parmi les aromates hallucinatoires et sous le vent des orgues que les doctrinaires de la psychomancie recrutent le plus grand nombre de leurs prosélytes. Et l'heure sonna au cadran de la logique où ma vieille amie Mme Arpajou se mit, au sortir des offices et communion reçue, à faire tourner des tables. Je la rencontrai à cette époque. Curieux de frotter mon scepticisme aux phénomènes de l'au-delà, je hantais dans le monde spirite. En outre, j'avais beaucoup connu l'amant dont la perte enténébrait cette âme, et le hasard d'une causerie le lui ayant appris, elle avait accroché son éternelle douleur à mes souvenirs de jeunesse.

Un jour elle me parla franchement de lui. Elle m'avoua qu'elle était en communication constante avec l'esprit du bien-aimé. Il ne la quittait pour ainsi dire point, flottant autour d'elle, et l'enveloppant de sa présence impalpable.

—Non seulement, me dit-elle, il n'a point cessé de m'aimer, mais il m'aime de plus en plus, il me désire, il m'appelle, il m'attire, il pleure, et son désespoir me laisse brisée. Je ne tarderai point à le rejoindre, je le sens et l'espère.

Je lui donnai à observer que, pour que son départ fût efficace et suivi d'une bonne arrivée, il convenait d'abord de savoir en quel lieu de l'au-delà le cher amant résidait, et qu'il y allait de leur réunion.

—Selon la foi que vous confessez, fis-je, et qui est la bonne, il y a là-haut deux séjours bien distincts pour les âmes désincorporées, et il n'y en a que deux qui sont: le paradis et l'enfer. Tâchez donc de savoir de lui-même où il se trouve, soit dans quelle partie du sein d'Abraham, afin de ne pas faire fausse route en vous en allant et de ne pas vous courir après, l'un et l'autre, pendant toute l'éternité.

—Ah! certes, me jeta-t-elle, il est au paradis! car l'amour a de ces cris sublimes.

Or, à quelque temps de là, Mme Arpajou me pria de passer chez elle. Je l'y trouvai malade, les yeux rougis par une nuit de larmes, et dans un tel état de prostration qu'il me fut impossible de composer mon visage pour lui céler ma pitié.

—Hélas! sanglota la pauvre mourante, il souffre, il crie, il brûle, et c'est à cause de moi. Le crime qu'il expie, seule j'en suis la cause et l'objet. Damné mon ami, il est damné! Et moi aussi, voyez, je vais mourir!

Elle se tordait les mains, elle roulait sur les oreillers sa tête échevelée.

—Je ne le reverrai plus, cria-t-elle, jamais, jamais! jamais!

Que dire, qu'eussiez-vous dit, pour apaiser un telle angoisse, et quel coeur de roc n'en eût été bouleversé? Un mot, un seul mot, pouvait lui rendre l'espérance, mot impie, il est vrai, mot à compromettre soi-même le salut de sa propre âme, mot diabolique enfin qu'un Voltaire n'eût pas retenu peut-être, mais est-on Voltaire?

—Ne plus le revoir, lâchai-je hors de moi, ne plus le revoir?… Qui vous en empêche?

Elle se dressa, me regarda, béante…, et je m'enfuis, épouvanté du moyen que je venais de suggérer à cette ouaille fidèle de notre très sainte Église. Afin de se réunir à son bien-aimé, il fallait … oui, il fallait aller délibérément là … où il était … vous savez où!

Le lendemain, je reçus de Mme Arpajou un billet que j'ai gardé, et que je transcris:

«Venez, je me meurs. J'ai à vous parler.—Delphine.»

Avant de monter chez elle et sous prétexte de prendre exactement de ses nouvelles, je m'informai auprès des serviteurs.

—A-t-elle requis un prêtre? leur demandai-je.

Non seulement elle n'en avait point requis, mais elle avait refusé de recevoir celui, son confesseur même, qui s'était présenté pour l'oindre du viatique.

—Vous venez à point, sourit-elle, je n'en ai plus que pour une heure ou deux. Asseyez-vous, donnez-moi la main, et voyez comme je suis heureuse!… Je vais le revoir!… Et c'est à vous que je devrai ma félicité éternelle…. Merci.

—Quoi, dans l'enfer!… Vous, Madame?

—Puisqu'il y est, fut sa réponse rayonnante.

Et tout de suite elle ajouta:

—Il n'y faut, vous le savez, qu'un péché mortel!

Et elle me montra un petit guéridon à trois pieds, sur lequel s'étalaient des photographies de mon camarade de jeunesse, l'homme aimé pour lequel elle avait été faite par Dieu lui-même et qui l'attendait.

—Il ne souffre plus. Il ne pleure plus, il ne sent plus les flammes, m'expliquait-elle; il est là, au pied de mon lit, prêt à m'emporter, tremblant de joie…. Je le vois.

Ma responsabilité m'apparut terrible, je l'avoue, et je voulus la dégager, car elle augmentait mon compte, déjà si lourd, d'incrédule adonné aux philosophies du doute expérimental. Elle comprit mon trouble profond, et elle reprit:

—Rassurez-vous. C'est une autre communication qui m'a décidée, car, hier, après votre départ, j'hésitais encore. La chrétienne convaincue qui est en moi, et qui y reste encore obstinément, n'était pas éclairée par la lumière de l'au-delà. J'ai évoqué la puissance astrale qui guide ma religion même et qui l'assure des vérités du dogme révélé. Elles m'ont appris que si mon doux amant, si bon, si noble, si fidèle, endure, à cause de notre amour, les supplices de la géhenne dantesque, par contre, mon odieux et détestable mari a été recueilli dans les zones paradisiaques et placé parmi les anges pour son martyre conjugal et ses déboires. Sachant ceci à n'en point douter, ma résolution a été prise, et j'ai congédié le prêtre, vraiment trop dur, qui menaçait, par une absolution intempestive, de me remettre en présence de mon bourreau et de son assassin, l'intolérable Arpajou….

Sur ce nom, elle expira et je n'eus que le temps de recevoir dans mes bras sa belle tête aux tempes blanchies.

Un mois après, j'appris par une table tournoyante que ma vieille amie avait eu raison de croire en la bonté de Dieu et à sa justice. Elle me révéla qu'elle nageait en paradis avec mon camarade de collège, et que c'était Arpajou qui grillait en enfer,—et j'abandonnai mes recherches de psychomancie.

L'ÉTRANGLÉ HILARE

L'histoire n'est pas seulement véridique, elle est vraisemblable; mais je ne me dissimule pas que, pour la bien narrer, il y faudrait un de ces ironistes d'élite, héritier de Jonathan Swift, de Mark Twain et de notre Villiers de l'Isle-Adam. Qu'on m'excuse de m'essayer à leur manière. Ce conte justifie l'audace.

Lorsqu'à l'arrivée en gare du train 1227, qui est express s'il en fut, le surveillant préposé à la revue des wagons trouva, dans le compartiment 184, un voyageur visiblement feu, défunt et, tranchons le mot, étranglé, il eût fallu la collaboration idéale d'Alphonse Allais, de George Auriol, de Tristan Bernard et de Jean Goudeszki pour dépeindre la stupeur de ce fonctionnaire. Le mort était resté dans une attitude surprenante. Enfoncé dans son coin, le visage renversé, les poings sur les hanches, les jambes en l'air, il semblait encore se tordre de rire, et c'était presqu'une consolation à la tristesse du spectacle que de se dire: en voilà un du moins qui aura été assassiné gaiement! Du reste, si le meurtre, constaté par le médecin de la gare, était indubitable, la cause du meurtre, absolument incompréhensible, échappait au commissaire, pourtant sagace entre les sagaces, qui avait exploré les poches et la valise de l'étranglé hilare. On retrouva sur son cadavre convulsif le porte-monnaie, la montre, le portefeuille avec les cartes, la carte d'électeur, les lettres et le ticket qui permirent de reconstituer son identité. C'était un nommé Dupont, rentier, boursier et célibataire, que ses amis reconnurent et identifièrent tout de suite, et sur le compte duquel ils furent unanimes. Il était, dirent-ils, d'une force prodigieuse, et pouvait, dans une agression, tenir tête à dix hommes râblés.—Oui, mais l'hercule n'en gisait pas moins strangulé et dans la pose bizarre que j'ai dite, exhilarante.

Quel était donc ce mystère? La police chercha à l'éclaircir, ai-je besoin de vous l'apprendre, par tous les moyens d'investigation ordinaires et extraordinaires dont elle use, et, au bout d'un mois, elle était encore béjaune. Il faut mettre à sa décharge que l'assassin n'avait pas laissé plus de traces de son entité que le poisson dans l'eau courante. Le seul indice que l'on eût, bien vague, s'estompait dans une remarque de l'employé chargé de la réception des billets à la sortie des voyageurs. Ce commis croyait se souvenir que l'un des voyageurs sortants, individu chétif et rabougri qu'on eût abattu d'un souffle, s'était présenté à la porte, la tête emmitouflée sous le tube d'un foulard rose et avec l'aspect caricaturalement douloureux, ou, si l'on veut, douloureusement caricatural, que les images prêtent aux gens torturés par une odontalgie.

…Il va de soi qu'il n'y avait aucun parti à tirer d'une observation aussi banale: un Edgard Poë lui-même l'eût négligée. Aucun agent ne voulut s'élancer sur une pareille piste, propre à dérouter de braves Mohicans dressés à la chasse à l'homme à travers les hautes herbes du maquis social.

C'était un tort, et cette trace impossible était la bonne. Tant il est vrai que dans l'étude des grands effets il ne faut jamais négliger les plus petites causes. Depuis un mois, l'herculéen Dupont dormait donc enseveli dans son caveau de famille et vingt personnes arrêtées pour son étranglement avaient été relâchées, avec ou sans excuses, lorsqu'un petit bonhomme rabougri, chétif, et parfaitement conforme, moins le foulard rose, au signalement dédaigné du surveillant de la sortie, se présenta chez le procureur de la République.

—Ne cherchez plus, lui dit-il en souriant, c'est moi. Je me livre. Vous avez devant vous le meurtrier du train 1227, compartiment 184. Des faibles mains que voici, emmanchées aux débiles bras que voilà, j'ai strangulé d'un coup, et tel un Milon de Crotone son lion, le voyageur inconnu, que je pleure d'ailleurs autant que vous. Mon nom est Martin. Appelez les gendarmes.

Et comme, interloqué malgré son exercice professionnel du coeur humain, le procureur insistait pour connaître le mobile du crime:

—Je ne le révélerai qu'au tribunal, fut la réponse.

Et, énigmatiquement, le petit Martin ajouta:

—Pour me comprendre, pour m'absoudre peut-être, le jugement d'un seul homme ne suffit pas. Il y faut une réunion d'êtres humains ayant souffert ce que j'ai enduré et solidaires des maux que la nature inflige à l'espèce. Je ne parlerai que devant le jury et le peuple des assises. Ils me jugeront devant le Christ en croix!

L'assassin tint parole. Il refusa l'aide de tout avocat. Il aurait refusé celle des anges. Il s'avança seul à la barre et, ayant décliné ses noms et qualités, il renouvela l'aveu complet de sa culpabilité sans complices.

—Voici, fit-il. Il est des maux dont la douleur peut être domptée par des héros; l'histoire l'enseigne. Mais il en est qui n'ont pas eu, qui jamais n'auront de Régulus. L'histoire, que dis-je, la mythologie, ne cite personne qui ait résisté au mal de dents. Et si elles en citaient, on ne les croirait point, car elles mentiraient! Je vous en prends tous à témoins, messieurs et mesdames, et vous aussi, augustes membres de la Cour suprême, qui, sur la solidarité de l'odontalgie, n'avez pas besoin d'en référer au vers immortel de Térence. Dites s'il est possible, homme, demi-dieu et dieu même, de rester impassible, lorsque toutes les affres hyper-naturelles rêvées par une Inquisition pour l'enfer de ses damnés, se réalisent et se centralisent dans l'alvéole d'une gencive en feu sur un croc d'ivoire carié! Achille devant Troie eût renoncé à venger Patrocle, Salomon eût laissé couper l'enfant, Napoléon eût maudit le soleil d'Austerlitz, s'il leur avait fallu être et se montrer Napoléon, Salomon et Achille dans les conditions épouvantables où je pris, au Mans, le train 1227 pour courir à Paris me faire arracher, ou guérir, la molaire que j'ai l'honneur de déposer devant vous.

«Monsieur le président, prenez ce petit os, et que mes concitoyens du jury se le repassent de mains en mains. Il est froid, il est calmé, mais il a contenu un Érostrate, voire un Omar, car, je le dis, quoique religieux et lettré, j'aurais, lorsque je tombai, plutôt que je ne m'assis, dans le compartiment 184, brûlé le temple de Delphes et la bibliothèque d'Alexandrie sans hésiter, si de telles horreurs avaient pu me soulager une seconde. Et vous en auriez fait autant, tout magistrats que vous êtes, car la capacité de souffrir a des bornes et l'héroïsme s'arrête au mal de dents!…

Il s'arrêta. Une rumeur sympathique avait couru de l'auditoire au prétoire; elle fit onduler le banc des jurés. Tous avaient la main aux mâchoires. Ils se souvenaient. Les yeux disaient, par les regards échangés, qu'il y avait là un de ces cas d'exception où la justice des hommes se sent camuse et sans jurisprudence. Martin, pour la fatalité, égalait au moins les Atrides et dépassait Oreste. Il repartit:

—Tombé plutôt qu'assis dans le compartiment 184, je ne compris et n'entendis plus rien. Lorsque le train démarra du Mans, le hurlement qui déchira les airs n'était pas de lui, il était de moi, et tout le Maine s'y trompa. S'il y avait douze personnes dans le wagon ou s'il n'y en avait qu'une, je n'en sais rien encore. Je n'en vis qu'une, qui riait. J'ai appris par les journaux que ce monstre s'appelait Dupont. Il se serait appelé Teglatphalazar que je l'aurais tué tout de même; il riait! A qui la faute, messieurs et mesdames, si le plus effroyable des maux en est aussi le plus dérisoire? Expliquez-moi comment, sur un pont, chez l'arracheur de dents, dans un hôpital, au milieu des internes, dans la rue, dans l'omnibus, n'importe où, et même au milieu de sa propre famille, ce martyr d'autodafé, l'odontalgique, avec sa ouate débordant des oreilles, sa joue gonflée affreusement, ses contractions musculaires du facies, ses yeux en larmes et l'embobinement de sa tête fiévreuse, déchaîne le rire, irrésistiblement, et plutôt que tout autre brûlé vif? Eh bien! voilà mon crime: Dupont riait!

Ce voyageur n'était certainement pas méchant, et peut-être compatissait-il; mais il riait, il riait malgré lui, et, plus je gémissais, plus je me roulais sur les banquettes, plus je jurais, sacrais, maudissais le sort, plus son hilarité croissait et le secouait de la tête aux pieds. En sortant de Chartres, il était arrivé au comble de l'accès; il s'était cramponné à la traverse du filet, et il se tordait littéralement dans les convulsions. C'était le moment où il venait de se produire dans ma molaire un phénomène de douleur telle, que je ne saurais le comparer qu'à une éruption du Vésuve.

«Alors … mais je ne sais plus rien. Je ne vois plus. La sensation me reste d'avoir bondi comme un tigre, d'avoir empoigné quelque chose de gros, de mou et de cylindrique, et d'avoir serré frénétiquement, avec une force colossale. Voilà tout. A présent, je suis guéri, vous avez la molaire sous les yeux, vous pouvez vous rendre compte. Moi, je ne le peux pas. Je pleure Dupont et je le hais encore. S'il y a crime, jugez-moi. Prenez ma tête et qu'on la tranche. On doit moins souffrir.

Et ceci dit, il se tut. La délibération du jury fut très brève, pas un des jurés n'alignait l'honneur de sa dentition complète. Martin fut acquitté à l'unanimité, moins une voix, celle du président d'âge qui, depuis quinze ans, mandibulait d'un râtelier. Il ne se souvenait plus, gâteux du reste.

LE COUP DE LA BELLE-MÈRE

Menacé de l'une de ces revendications auxquelles tout écrivain est en butte lorsqu'il affuble d'une patronymie déclarée au Bottin le personnage le plus fictif de comédie ou de roman, j'estime sage d'en revenir au système du vieux répertoire—ou de La Bruyère—et d'appeler paisiblement: Eraste, Clitandre, Araminte et Bélise les types, comme on dit aujourd'hui, de ce conte philosophique.

Frères de père et de mère, Clitandre, l'aîné, et le cadet, Eraste, étaient unis à souhait, et ils s'aimaient exemplairement avant le mariage de ce dernier avec la charmante Araminte, fille de Bélise. Ils vivaient alors ensemble dans un même appartement suburbain, à Levallois, y mettant en commun leurs ennuis, leurs plaisirs et leurs ressources, et, jeunes, ils attendaient la fortune. Or, ce fut au cadet qu'elle sourit, et sans respect du rang d'âge.

Il est vrai qu'Eraste était blond, joli garçon, et, des deux, le plus fataliste, voire dénué de toute force volitive, une chiffe enfin. C'est tels que, sur son pneu, les recherche la déesse aux yeux bandés. Cette chiffe était de toute éternité dévolue aux chiffons. Employé d'un grand bazar universel de la Ville-Lumière, il y «rayonnait», c'est le mot, au comptoir de la soierie, et, sa journée vécue dans le sourire professionnel, il rejoignait son frère à un petit café de la place du Havre, où se livraient des matches de billard. Clitandre se piquait de carambolage, et, brun aussi tenace que le blond était veule, il laissait sur le tapis la bonne moitié de ce qu'il gagnait à son métier de courtier d'assurances. Mais tout s'équilibrait aux fins de mois, grâce à l'entente fraternelle, dans la bourse à deux pochettes.

Celui qui, du fond des nues, règle les choses de ce monde s'amusa donc, un jour, pour tenir le diable en haleine, à conduire Araminte, jeune fille pleine d'agréments du huitième à l'étalage miroitant où l'indolent Eraste, le crayon d'or en flèche à l'oreille, chiffonnait les soldes de faille et aunait les coupons de satin.

Le doux commis, marqué de Dieu, emplissait son idéal de vierge. Et, comme il le vivifiait aux yeux de Bélise, mère docile, deux destinées se nouèrent en une.—Ainsi deux wagons s'accrochent en gare, avec la petite secousse, pour des voyages moins longs que celui de la vie.—Et le mariage fut.

Vous cacherais-je que, le beau matin où l'adjoint du maire empêché du huitième mit la main d'Araminte dans celle d'Eraste, il y déposait du même coup, au nom des lois, un portefeuille conjugal de vingt-deux mille livres de rentes? La société paraphait ainsi l'oeuvre amoureuse de la nature.

Cette dot, à la vérité, n'était qu'une espérance. Elle était formée des revenus locatifs d'un immeuble à six étages, sis rue de Rome, dont Bélise était propriétaire. Elle en occupait elle-même le deuxième avec sa fille, et comme celle-ci, en dépit de la prescription biblique, avait déclaré devant le notaire en personne que jamais elle ne quitterait sa mère, et que le mariage était, à ce prix, ni plus, ni moins, on s'était accommodé pour partager l'habitacle, spacieux du reste, et où il n'y eut d'indivis que la salle à manger et le salon de famille. Eraste, ai-je besoin de le dire, aquiesça à tout ce que voulait Araminte, et, huit jours après les noces, il jouissait de cette béatitude que symbolise l'image gastronomique du coq en pâte.

Si le titre de belle-mère est devenu, grâce aux physiologistes du mariage, synonyme de mégère, Bélise n'était vraiment pas une belle-mère. Nul n'en mérita moins l'injure que cette douce dame, discrète, toujours affable et gaie, et, si jolie encore, (car elle avait dû l'être à miracle) dans la Saint-Martin de sa quarantaine, que Clitandre, expert en cette horticulture, la comparait à une rose de Noël poudrée de neige.

Pauvre Clitandre! Dédoublé de son cadet, il ne s'amusait guère, à Levallois, en son logis sans écho et désormais trop vaste, surtout les jours de terme. L'art du carambolage lui devenait plutôt rebelle, car, lorsqu'on n'y préexcelle pas tout de suite, les professionnels vous le diront, on en reste toujours à la moyenne bourgeoisie. Pour cette raison et d'autres d'ordre sentimental, il résolut de se rapprocher de «sa famille d'élection», multiplia ses visites rue de Rome, notamment à l'heure expansive des repas, et accepta enfin, avant qu'on le lui eût offert, de transporter son lit de fer et ses quatre chaises de paille dans une garçonnière de l'immeuble qu'un congé rendait disponible. Bélise regarda son gendre qui regardait sa femme qui regardait par terre en ce moment.

Vous savez les conséquences, de ces hospitalisations indécises, désespoir des concierges, dont la parenté seule signe les baux et présente les quittances…. On ne vivait d'abord que sous le même toit, on vit bientôt sous le même plafond, par pure économie de gaz et de chauffage. On avait sa serviette blanche le dimanche, on a son rond toute la semaine. Si le cadet est de la même taille que l'aîné, s'ils ont la même pointure, ou peu s'en faut, de pieds, un contour approximativement identique de boîte crânienne, pourquoi divers tailleurs, chapeliers et bottiers pour chacun de nos mutuellistes? Un seul suffit, et le même. Et vient le tour de la bourse: un jour, l'anneau qui divisait les deux pochettes glisse sur le côté vide, tombe on ne sait où, s'égare…—et ça y est!

—Je me sens encore à Levallois, disait Clitandre à Éraste qui regardait sa femme, qui regardait sa mère, dont le délicieux sourire, fixé sur la tenture, semblait en refléter le ton jaune.

En ces instants de gêne, et pour eux, Clitandre en avait trouvé une bien bonne. Il se levait, piquait droit au couple et s'écriait en agitant les bras comme ailes de moulin:

—Eh bien, et ces neveux et nièces, pour quand est-ce? Qu'est-ce que vous faites donc au lit depuis un an?… Voilà l'oncle!… Il attend.

Et de croiser les bras dans l'attitude. Puis il reprenait un petit verre.

Ce qui devait advenir advint, vous l'avez deviné du reste. Outre que les vingt-deux mille livres de revenu s'écornaient du manque à gagner, du loyer de la garçonnière, des frais supplémentaires d'alimentation commandés par une magnifique fourchette et d'appels réitérés à l'escarcelle mal nouée du faible Éraste, la jeune épousée était harassée d'une assiduité, à la fois ruineuse et indiscrète, qui tournait à la pure cohabitation.

—Je n'ai pas épousé ton frère, lança-t-elle un soir dans l'alcôve, à son mari, fort énervé d'ailleurs par des coliques.

—Ni moi ta mère, eut-il le tort de répondre.

—Ingrat! fit-elle, trop significative.

—C'est bien. Demain, je rentrerai au magasin. Ma place est chaude.

Et Araminte pleura toute la nuit, dans la ruelle.

C'était leur première dispute. Il s'en excusa sur son indisposition. Mais elle fut suivie à bref délai par une deuxième, puis quotidiennement, par vingt autres, toujours plus aigres.

—Mes chers enfants, soupirait Bélise, votre bonheur se disloque.

Quoique Clitandre sentît venir l'orage, car il n'était point sot, et loin de là, il n'en perdait pas une bouchée. L'aîné était sûr du cadet, et plus encore le brun du blond. «Il ne me flanquera pas à la porte peut-être, se disait-il, et, d'ailleurs, reste la belle-mère.» Quel rêve satanique berçait-il dans cette idée de derrière la tête, c'est ce que vous saurez tout à l'heure.

Le dimanche suivant, les cloches sonnaient la fête patronale d'Araminte. On devait la festoyer par un dîner fleuri, suivi d'une réception en vue de laquelle Clitandre se mit en frais de poésie. Il pinçait de l'acrostiche. Mais le potage annoncé, Araminte refusa de s'asseoir à table, et cela sans excuses ou prétextes, délibérément, dans l'expression d'une volonté immuable. Elle voulait en finir, et ce soir-là, par une esclandre.

—Puisque nous sommes à l'auberge, faites-moi servir dans ma chambre, dit-elle à son mari.

Et, précisant la situation, elle le somma de choisir entre «son frère et sa femme».

Le malheureux, usé par les débats journaliers d'une lutte intestine et comprenant qu'il y allait cette fois de son bien-être, s'en vint, la tête basse, à Clitandre, et à son: «Qu'y a-t-il?» répondit, atterré: «Tu la rases.»

—Je m'en vais, alors?

—Va-t'en, oui.

—Où?

—A Levallois. J'irai t'y voir.

—Ne te dérange pas. Bon appétit, et à demain.

Le lendemain, en effet, un peu avant midi, Clitantre se faisait annoncer correctement chez Éraste. Il entra ganté de blanc, rasé de frais, frisé aux petits fers et tube du dix-huit reflets des grands jours.

—Je ne te tiendrai pas longtemps, distilla-t-il. Je viens t'aviser d'une bonne nouvelle. Je fais une fin, à ton exemple: je me marie.

—Toi?

—Moi-même. Mon mariage, comme le tien, accorde l'amour et l'intérêt. Elle est charmante, elle ressemble même, en mieux, à ta femme, et elle a vingt-deux mille livres de rentes. Du reste, tu la connais, Éraste, puisque c'est ta délicieuse belle-mère, la rose de Noël poudrée de neige.

Et, saluant dans les rites:

—J'ai l'honneur de te demander sa main.

Éraste, écarquillé, le regardait, stupide.

—Es-tu devenu fou, Clitandre?

—De l'épouser? Qui m'en empêche? Rien dans les moeurs, rien dans les lois, et je l'aime. Puis-je la voir? Veuille m'annoncer, je te prie.

Et, après une brève disparition, le cadet reparut avec sa femme.

—Maman vient de sortir, susurra Araminte d'une voix toute de miel, mais vous déjeunez avec nous, n'est-ce pas, mon frère?

Et Clitandre y est encore. C'est le coup dit de la belle-mère.

LE CRIME DU MOULIN AU MOULIN DU CRIME

La boîte au dos, la pipe aux dents, j'errais en quête d'un «motif» de paysage. La matinée était radieuse,—mon âme aussi. Je dois vous dire que, ce qui me l'illuminait d'allégresse artistique, c'était moins l'atmosphère féerique d'or fluide où baignaient les bois, les champs, les hameaux, que certaine garbure dont je m'étais lesté, en bon peintre, à une auberge de rouliers du carrefour des six routes.

Dans notre art—étudiez les maîtres, le père Corot surtout—le motif est le site synthétique où se résume le caractère d'une campagne circonscrite. Le motif, tranchons le mot, est une idiosyncrase, et je l'avais tranché devant l'aubergiste. Il avait paru me comprendre.

—Mais nous avons ça ici, s'était-il écrié, en me désignant l'une des six routes du carrefour, celle qui descend en lacet dans le vallon. Il y a là, sur un étang, un vieux moulin abandonné qui fera sûrement votre affaire. C'est, votre idio…

—… syncrase.

—Oui, à moins que vous n'ayez peur des revenants?…

Peur des revenants, diable! est-ce que le moulin était hanté? Il ne m'en coûta pour le savoir qu'une autre tournée du vin topaze.

—Monsieur l'artiste devait avoir entendu parler d'un crime accompli, il y avait quelques années, dans le pays, et qui était aux causes célèbres? Un enfant noyé par son oncle et sa tante, une affaire d'héritage?… Ah! il en était venu de ces journalistes!… Pour voir le chien surtout.

—Quel chien?

—Mais le chien qui a repêché l'enfant dans l'étang et a ramené son cadavre…. C'est moi qui en avais la garde.

—De qui?

—Du chien. Mon auberge ne désemplissait pas.

Je n'avais point souvenance de cette histoire qui, d'après sa date, coïncidait d'ailleurs avec l'année que j'ai vécue en Norwège, dans les fiords, à travailler les effets de neige. Et comme, d'autre part, mon naturalisme appréhende peu les revenants, je pris congé de l'aubergiste et j'enfilai, la boîte au dos, la pipe aux dents, la venelle du moulin du crime.

Il ne m'en avait rien dit de trop, c'était l'idiosyncrase! Imaginez un éboulis de solives et de pierraille retenues seulement par les sarments du lierre et le treillis des parasites; sur l'amas de ces trous brodés, une toiture effondrée, crevée, comparable à une toile d'araignée en loque; une roue morte sur le moyeu, embobinée de lianes aquatiques comme l'est un rouet de l'étoupe du chanvre; l'écluse comblée, sans traces de margelles, talus d'urticées et d'herbes folles d'où surgissait un genêt sauvage aux grappes cuivrées,—et là-dessus, là-dedans, partout, des nids chantants et des vols d'ailes. Quant à l'étang, une vasque des jardins du paradis, bleu comme les ciels vénitiens de Ziem, où, dans le friselis d'une buée rose, bruissaient des nuées de névroptères aux élytres irisés et nacrés. A gauche, entre les glaïeuls lamellés, dressés en faisceaux d'épées, et les patènes vert-de-grisées des nénuphars, une barque dormait, à peine remuée, sans amarre….

L'inspection du «motif» ne fut pas longue. J'en trouvai tout de suite le point de vue sur la rive opposée de l'étang, en face du moulin croulant qui, reflété à angle droit, y doublait ses décombres. J'avais planté mon petit chevalet à l'ombre d'un castel Louis XIII, encadré d'une futaie de hêtres centenaires, dont l'abandon s'accordait au délabrement de sa dépendance domaniale, et je commençais à mettre bien en toile mon admirable paysage, lorsqu'il me sembla ouïr sur la route du vallon le bruit ouaté d'un roulement d'automobile. Et il en déboucha une, en effet, dans la solitude. «Des touristes, pensai-je, ils vont passer?» Mais la voiture s'arrêta devant le moulin et il en sortit aussitôt deux hommes, une femme, un petit garçon et un chien de terre-neuve.

Toute superstition écartée, la composition du groupe était assez étrange, et je dus, pour ne pas en rester frappé, me souvenir que le troisième verre de vin topaze avait été suivi, sur le pas de l'auberge, d'un quatrième de surcroît, dit: coup de l'étrier. Sans doute il m'embrumait un peu la rétine? Ma mise en toile cependant était d'un dessin ferme.

La femme, passable seulement de visage, se moulait élégamment dans un costume tailleur, net d'ornements, de teinte neutre. Les deux hommes, l'un brun, l'autre roux, tous deux quarantenaires, se signalaient, par l'allure souple et la carrure athlétique, sportsmen exercés et pratiquants. L'enfant était gai, vif, et il caressait le terre-neuve qui semblait l'adorer. Je les observais, sans être vu, de l'ombre du castel, et je m'assurai dans cette certitude que les «revenants» n'étaient que de simples photographes en chasse, comme moi-même, de vues pittoresques. L'homme roux en effet était allé retirer du fourgon de la voiture une boîte de forme usuelle et reconnaissable, et, venant droit au castel, il en avait ouvert la porte avec une clef que lui avait probablement confiée l'aubergiste, gardien de la double ruine, puis il avait disparu dans les chambres. Enfin, une fenêtre du premier étage s'était ouverte, à volets battants, et une voix avait crié:

—On voit l'auto…. Otez l'auto!…

Sur cette indication de perspective, le brun avait poussé la roulotte derrière le moulin, en sorte qu'elle fut hors de l'orbe de l'objectif, et, passant sur la rive gauche, il avait sauté dans la barque qu'il amena, en ramant, au pied du genêt de l'écluse. Je commençais à ne plus comprendre, car, si photographe qu'on soit, pourquoi déplacer la barque dormante de son charmant lit de nénuphars? Le motif y perdait sa plus jolie note peut-être. L'enfant regardait de côté et d'autre, comme indécis sur une besogne qui lui incombait. Enfin, il battit des mains, et tirant le bon terre-neuve docile par une oreille, il l'attacha, en riant, à la tige flexible du genêt, et, de la laisse, il lui fit une rosette. Ma vision d'art s'obscurcissait de plus en plus, lorsque, à ce moment, la femme monta dans la barque et y reçut l'enfant qui y bondit comme un chevreau léger.

—Allez, clama la voix de la fenêtre.

Et voici ce que je vis, paralysé par l'épouvante.

L'homme brun avait chassé la barque d'un coup d'aviron, sur l'étang. Elle avançait entre les gramens flottants. La femme souriait à l'enfant et elle lui montrait des libellules posées sur les plateaux d'or des nénuphars.

L'enfant extasié se penche pour en saisir une au vol … et la femme le pousse!… Oui, suis-je halluciné?… la femme le pousse.

Par un rétablissement de clown, le petit garçon s'est redressé dans la barque. Il est debout. Il tremble de la tête aux pieds. Il a compris. Il se jette aux genoux de sa tante. Il lui demande grâce…. Mais je n'entends pas ses cris, je ne les perçois que par les gestes. Silence inexplicable. Je suis gris, assurément; le coup de l'étrier m'a-t-il privé du sens de l'ouïe?

La tante s'est attendrie. Elle implore visiblement son complice, l'oncle. Mais il a surgi, terrible. Il a levé l'aviron sur la tête de la femme. Il la menace de l'assommer et de la jeter, elle aussi, dans l'étang, qu'il lui montre du doigt.

Il faut en finir. Elle se résigne. Elle l'aide à tirer du fond de la barque une pierre cordée…. L'enfant s'abat, évanoui d'horreur, sur le banc de la barque. Elle lui attache elle-même la corde au cou, sur la collerette…. Il n'oppose plus de résistance…. Il est déjà mort…. Elle l'embrasse sur le front…. Oh! la hyène!

Je veux hurler, m'élancer, empêcher l'abomination; mais j'ai tout le poids de cette pierre aux pieds et, dans la gorge, tout ce silence.

Ils l'ont pris sur le banc; elle, par la tête, lui sous les genoux; ils le balancent, ils l'ont précipité dans la nappe d'azur de l'étang en fleurs…. L'eau jaillit en gerbes, deux fois, l'une pour la pierre, l'autre pour l'enfant….

—Ah! ah! ah! misérables! J'ai tout vu!… j'étais là, dans l'ombre du château, en face.

—Vous n'auriez pas dû en bouger, maugrée l'oncle, sardonique.

Mais il faut sauver l'enfant. Je m'en charge, je suis bon plongeur, heureusement, en mer comme en eau douce. L'enfant d'abord, le reste après, assassins! Et j'ai déjà dépouillé ma veste. La tante éclate de rire:

—Pas la peine de vous enrhumer pour le petit. Tenez, voyez!

Et elle me montre le terre-neuve, qui a dénoué sa rosette et qui nage droit à la place où a disparu l'enfant. Il le ramène par la ceinture, traînant en sus, au bout de la corde, la pierre qui flotte, car elle flotte la pierre. Je m'en saisis. Elle est en liège. Ou je deviens fou, ou je rêve!…

—Le film est raté, crie de la fenêtre l'opérateur.

—Comment, raté, le film? Est-ce que vous êtes?…

—De simples acrobates, monsieur. Nous reconstituons, d'après le procès, le fameux crime du moulin pour une maison de cinémas.

—Oui, et il n'a pas eu de témoin, le crime du moulin, vous le savez, pas même un peintre! Recommençons tout, mon petit Jules.

—Si tu veux, maman, l'eau est très bonne.

LE MARIAGE DE CAMBRONNE

Mon grand-oncle maternel, le capitaine Peyrot, était à Waterloo, dans la garde. Il y avait été foudroyé par la mitraille anglaise à côté de son général, l'illustre Breton Pierre-Jacques-Étienne Cambronne, le héros du «Dernier Carré», et laissé, comme lui, pour mort sous la pile sanglante des grenadiers du 2e bataillon de la troisième des braves. Il eut la chance, «si c'en est une», disait-il, d'être relevé, lui aussi, vivant encore, par les mêmes infirmiers de Wellington qui cherchaient, par ordre, son chef «dans la bouillie», et, avec lui, on l'emmena «par-dessus le marché» en Angleterre. Ils y guérirent d'ailleurs tous les deux et revinrent ensemble en France, sous la Restauration, mon grand-oncle toujours célibataire, Cambronne marié.

Et marié à une Anglaise!…

Le capitaine Peyrot, qui avait tout vu, «tout, tout», et ne s'étonnait plus de rien, «rien, rien», ne digérait pas ce mariage.

—Ce serait, clamait le vieux grognard, à vous dégoûter de l'amour si ce n'était fait depuis longtemps!

—Fut-ce donc par amour, mon oncle?…

—Qu'il l'épousa? Pas autrement. J'y étais, j'en sais quelque chose peut-être.

—Mais comment?

—Voici. D'abord tu connais la phrase, n'est-ce pas, la fameuse phrase: la phrase historique?…

—La garde meurt….

—C'est ça. Moi, je ne l'ai pas entendue, quoique je fusse à côté de lui, dans le carré, qui fut un triangle, entre parenthèse. Mais elle est authentique, quoique, à Londres, on la mît en doute lorsque nous arrivâmes. On la discutait partout, dans la plus haute société, et il y suscitait le dénigrement bien naturel de nos vainqueurs. Rien d'aussi beau dans l'antiquité, disaient les uns, ni dans Corneille, ni même dans les Bulletins de la Grande Armée; il ne l'a pas dite, assuraient les autres. Le général était très embêté du débat, on n'a su pourquoi que plus tard. La vérité, si tu veux la connaître tout de suite, c'est que ça ronflait terriblement dans le triangle.

«—Peyrot, qu'il me faisait à l'oreille, est-ce que tu te souviens de quelque chose?

«—Moi, non, mon général; mais ça ne prouve rien, d'abord parce que je ne suis que lieutenant, et ensuite parce que, sur le moment, ça vous a peut-être échappé tout de même!

«—Au milieu de ce boucan?… tu m'étonnes!

«—Bah!… laissez-le croire … pour l'Empereur!

«A notre arrivée à Londres, les plus grandes familles du pays s'étaient arraché nos vieilles peaux trouées pour les recoudre, bien entendu, car c'est ça, la guerre, et, quand c'est fini, on s'adore. Nous avions été enlevés par une aristocrate qui, au mérite d'être belle comme le jour, unissait la vertu d'être veuve. Elle nous faisait soigner dans son hôtel même sans regarder à la dépense. Et les petits plats, et les bons vins, et le linge blanc, et tout! J'en avais, tu penses bien, mon compte. J'ai été pansé là par des mains où il y avait des bagues comme j'en souhaite à ta promise! Mais, pour le général, c'était de la dorlotation! La patronne vivait quasiment au pied de son lit. Elle ne le quittait que le temps d'aller se coiffer, parce qu'elle avait des cheveux comme une meule, en or de soleil, qu'aucun peigne ne pouvait retenir. Enfin, nous guérissions, guérissions tout le temps dans la ouate.

«J'avais remarqué—car on a des yeux pour voir, c'est même fait pour cet usage—que mon supérieur louchait un peu vers la toison d'or. C'était encore de son âge, il n'avait que quarante-cinq ans, en 1815, étant né à Nantes dans les environs de 1770, comme moi, à six mois près. Son avancement lui venait de sa valeur. Moi, je suis de Limoges, pour ta gouverne. Je l'avais eu d'abord pour chef en Vendée, où nous apprenions le métier; puis sous Masséna, à Zurich, de là à Iéna, et la suite. On ne s'est plus quittés; qui voyait Peyrot voyait Cambronne et vice versa. C'est pour te dire si je le possédais par coeur! Au retour de l'île d'Elbe, par anecdocte, il m'avait fait un signe par-dessus la mer: «Psitt, Peyrot», et j'étais là, au débarquement. On revint à Paris ensemble, derrière l'aigle. Ça devait finir en Belgique. Enfin, petit, à la réserve du grade, des frères qui n'ont pas besoin de se parler pour se comprendre. Aussi tu juges de mes tribulations quand je le vis se prendre d'heure en heure, comme un conscrit, dans la tignasse de l'Anglaise. Mais je n'aurais jamais cru ça, non, jamais je n'aurais cru….

«Nous ne tardâmes pas à être debout l'un et l'autre et prêts à recommencer. Mais, outre qu'il n'y avait plus d'empereur, nous étions bel et bien prisonniers de guerre, et par conséquent forcés de moisir en Angleterre. Je me mis à donner des leçons de limousin, d'où le français dérive, et le général resta campé chez la belle hôtesse, qui ne voulut pas le laisser partir. Il se laissa faire violence et, au bout d'un mois, il filait quenouille à ses pieds. Tu sauras un jour, mon garçon, ce qu'une jolie blonde peut faire d'un grenadier. Il n'y a plus d'empereur, il n'y a plus de France, il ne reste qu'un pauvre bougre au bout d'un fil, comme un chien, derrière une jupe. Elle en obtenait ce qu'elle voulait d'un sourire, rien qu'en se cardant devant lui, et tout, te dis-je, excepté cependant une chose, à savoir qu'il lui parlât de Waterloo.

«Sur ce chapitre, bouche cousue. Il la regardait, sans répondre, de ses yeux bretons, couleur de mer, et, si elle insistait, il lâchait la quenouille et s'en allait errer dans ces rues aux noms impossibles, où il n'y a qu'à dire: «Dieu vous bénisse!» Or, elle voulait, l'Anglaise, que Cambronne lui parlât de Waterloo. Elle ne l'avait pris chez elle que pour ça; j'en ai la conviction absolue. Tenir la vérité vraie, sur la bataille, de celui qui en avait été le héros, c'était le nanan du nanan pour ses trente-deux dents britanniques. Elle damait ainsi le pion à toutes ses rivales de la gentry, et c'était comme si elle eût l'autographe du dernier bulletin de Napoléon. Mais le général demeurait muet et impénétrable.

«—Voyons, de vous à moi, les portes closes, la phrase, la magnifique phrase, lui demandait la sirène, est-elle telle qu'on la cite? L'avez-vous dite? Répondez-moi, si vous m'aimez?

«Il secouait la tête, mais ne descellait pas la mâchoire.

«—Ah! s'écriait-elle, vexée, vous savez qu'on l'attribue à un autre?

«—Laissez, faisait le persécuté, qui était la probité même.

«Cette probité n'avançait pas ses affaires de coeur, et il se rendait fort bien compte que l'intérêt qu'il inspirait à l'hôtesse diminuait de jour en jour avec la certitude d'avoir à elle, et chez elle, l'homme du mot immortel.

«C'est encore une vérité, petit, que ton grand-oncle doit t'apprendre, que moins elles nous aiment, plus nous les aimons; c'est la sacrée nature qui veut ça. Le pauvre général en tirait la langue d'une aune. Elle en jouait comme d'une souris. A chaque visite que je lui faisais, je constatais son dépérissement.

«—Ah çà! mais, qu'est-ce que vous avez donc, mon supérieur? C'est-il la
France qui vous ronge?

«Et je lui racontais, pour le consoler, qu'ils l'avaient flanqué dans une île à requins et qu'il n'y avait plus rien à faire, là-bas, pour les grognards. Mais il ne m'écoutait pas plus que le chant du merle dans une batterie. Un matin, enfin, il jeta son caveçon:

«—Peyrot, il faut que je me marie.

«—Vous! Où ça?

«—Ici.

«Et ce fut tout. J'avais compris. On ne discutait pas avec Cambronne.

«—Alors, la garde se rend? fut tout ce que je trouvai à lui dire, et je pleurai, mon gars, moi, un dur-à-cuire, comme une demoiselle.

«La fin de l'histoire n'est pas longue. A quarante-cinq ans on ne se défend plus; Cambronne demanda sa main à la veuve. Elle n'y mit qu'une condition, et tu la devines?…

—Non, mon oncle.

—Tu es donc bête? La condition, c'était qu'il lui dirait, non plus à elle seule, mais devant toute sa famille réunie en soirée de fiançailles, la phrase textuelle et véridique du Dernier Carré, qui, je te le répète, fut un triangle. Et il en était si fou qu'il y consentit. Seulement, vois-tu, conclut le capitaine Peyrot en tire-bouchonnant sa moustache, celle qu'il leur répéta, à ces Angliches, c'était la vraie, celle que j'avais entendue, la bonne, plus courte de sept mots que l'autre. Telle est l'histoire du mariage de Cambronne. L'empereur ne l'a jamais su à Sainte-Hélène.

LOYS ÉGAROT OU L'ARGENT D'AUTRUI

Lorsque, afin de se disculper de la ruine de tant d'honnêtes gens qui lui avaient apporté leurs économies pour qu'il les centuplât dans le laps de temps le plus court possible, le grand joueur d'argent d'autrui, Loys Égarot, comparut au tribunal présidé par Thomas Mévère, notre d'Aguesseau moderne, il laissa d'abord parler son avocat, le célèbre Paul Archet, surnommé le Cicéron des krachs, et qui s'en est fait une spécialité européenne.

Ce ne fut pas long. En trois heures de temps, plaidoyer compris, Loys
Égarot écopa ses trois ans de prison, un par heure. Le président Thomas
Mévère ne badinait pas avec les «spéculateurs éhontés, déshonneur de la
République d'affaires». La foudre de l'arrêt reçue, le foudroyé se leva
et d'une petite voix triste, il dit:

—Un mot?… Je n'ai jamais mis le pied à la Bourse, et je suis incapable de mener à bien l'une ou l'autre des quatre opérations élémentaires de l'arithmétique.

—Alors, fit l'austère magistrat, comment expliquez-vous le désastre?

—Par ma scrupuleuse probité. Ils voulaient que je «centuplasse». Je n'ai pas eu le temps, voilà tout.

Et il se remit aux gendarmes, dont l'un, du reste, était de sa clientèle.

Dans sa prison Loys se refusa à tout adoucissement, sauf à celui de correspondre en toute liberté avec sa femme et sa fille, expédiées à la Jamaïque, à la garde de la vieille nourrice qui l'avait élevé à Marseille, et qui, dûment rentée par lui, finissait ses jours dans le bien-être à Port-Louis, sa ville natale. «Prends soin d'elles, Pépina, lui avait-il écrit, comme autrefois de ton petit, elles sont avec toi, maman-nounou, ce que j'aime le plus au monde.»

Mais ce qu'il aimait le plus au monde, c'était Inès, sa fille, ravissante blondinette de douze ans, et que le désespoir faillit enlever lorsqu'il lui fallut se séparer du cher papa, si beau, si gai, si doux à tous, «plus enfant qu'elle», disait la mère, et à qui elle faisait ses additions, le soir, après dîner, sur la table.

Quant à Mme Égarot, il l'avait rassurée en ces termes: «Ne crains rien, je ferai mon temps et, dans trois ans, je serai là-bas, avec vous deux pour toujours. Courage, à bientôt.»

Or, il fit son temps, en effet, sans en dérober une heure à la justice de son pays, et quand la liberté lui fut rendue, il ne devait plus rien à personne, sinon le centuplage des fonds hasardés sur son crédit, ou, si l'on veut, le manque à gagner desdits fonds, déjà confiés, du reste, à d'autres agioteurs.

Loys Égarot avait dit la stricte vérité au tribunal, il ne savait pas calculer, et personne n'aurait pu se vanter, sans mentir, de l'avoir vu à la corbeille. Mais il était marqué d'un signe terrible et doué, de toute éternité, d'une vertu d'attraction inouïe et fabuleuse. Il inspirait confiance, irrésistiblement. Dieu l'avait créé charmeur de gogos. Il suffisait qu'il parût quelque part et n'importe où, pour que les hommes tinssent à lui remettre leurs écus, les femmes leurs diamants et les enfants leurs billes; et il ne pouvait pas ne pas les prendre, on l'aurait suivi jusque dans la mer, comme les croisés fascinés par Pierre l'Ermite allaient derrière ce moine Saint Sépulcre.

De telle sorte qu'il en avait été réduit à inventer, pour les satisfaire, des mines d'or hypothétiques, des lacs de naphte visionnaires et des chemins de fer intersidéraux où se signait son vrai génie, celui du poète. Ce qu'il en souffrait, c'est à ne pas le dire, mais il obéissait à sa destinée.

Il arriva à la Jamaïque juste à temps pour y fermer les yeux de sa vieille nourrice, et, comme elle n'avait ni famille, ni héritiers, il rentra naturellement dans la pension qu'il lui servait, comme dans le dépôt qui lui en garantissait le service. C'était un revenu de trois mille livres, et il se jura de s'en contenter pour lui, sa femme et sa fille, et sauf de toute entreprise.

Inès était dans sa quinzième année, mais les fruits d'or mûrissent vite sous ces latitudes rayonnantes des Antilles, et elle en florissait dix-huit; aussi avait-il eu peine à la reconnaître quand, la gorge étranglée d'émotion, il lui avait ouvert les bras, sur le quai de débarquement. Elle paraissait, d'ailleurs, s'être familiarisée aux manières anglaises, et sa bonne mère de même. «Je m'y ferai comme à tout le reste, avait pensé l'enfant de Marseille, pourvu qu'elle m'aime toujours.» Puis, dans le jardin de la pauvre Pepina, plein de belles fleurs et de riches oiseaux, il se mit à traîner les heures, oubliant, oublié, paisible enfin, et vivant la vie oisive de ses rêves.

—Mon ami, lui dit un jour sa femme, avant ton arrivée nous recevions et rendions d'agréables visites. La société de la ville était fort aimable pour nous. Je sais que tu ne veux voir personne, je le comprends; mais tu exagères. Et puis, notre Inès s'ennuie. Entr'ouvrons un peu notre porte. On ne demande qu'à te connaître.

—Et qu'à m'apporter de l'argent, hein?

—Je n'osais pas te le dire.

—Ah ça! mais, malheureuse, tu veux donc que ça recommence?

—Oh! des Anglais, si pratiques!

—Eux, ils sont encore plus enragés que tous les autres. N'insiste pas, ma bonne, non.

—Et Inès? Je te le répète, elle s'ennuie.

Le «papa» regarda la «maman» et comprit.

—Quoi, déjà? soupira-t-il, en se laissant tomber sur un banc, en trois ans…. Et … qui est-ce?

—Un Français.

—A la bonne heure. Il s'appelle?

—Ne t'en irrite pas…. Jean Mévère.

—Est-ce un parent du magistrat?

—Qui t'a condamné, oui: c'est son fils.

Loys Égarot, loin de «s'en irriter», leva les yeux en l'air, comme pour y prendre un ordre de Bourse céleste.

—Ah! par exemple, à la Jamaïque, sourit-il. Son fils! Qu'y fait-il?

Il y apprend le grand commerce, dans la première maison de l'île,
Streebs and Sons.

—Mais sait-il que je n'ai pas un sou de dot à donner à ma fille?

—Il sait tout, et ne demande rien.

—Qu'il vienne, alors.

Et Jean Mévère vint, ou plutôt il revint, car la maison de Pepina, pour lui aussi, contenait tout ce qu'il aimait au monde. C'était un garçon actif, intelligent et bien fait, mais particulier en ceci qu'il avait sous le front la même barre devant le Droit que son futur beau-père devant le Chiffre. Pour se soustraire aux études du Code et des jurisprudences, il s'était, dès la sortie de collège, enfui à Londres, d'où ses patrons, les frères Streebs, l'avaient détaché sur la grande usine de distillation qu'ils ont à Port-Louis au milieu des champs de canne à sucre.

La présentation fut simple. Jean plut à Loys, autant qu'un homme peut plaire à celui à qui il enlève sa fille. Le «spéculateur éhonté» n'objecta au mariage immédiat du moins, que l'âge trop tendre d'Inès, et il en reporta la date à trois années au delà pour qu'elle eût ses dix-huit ans.

—Quant au douaire, plaisanta-t-il, il est de six millions, mais en dettes, selon la doctrine de l'honorable magistrat votre père.

Ce disant, il paraissait chercher encore dans les nuées un nouvel ordre de Bourse providentiel. Puis, les paroles échangées dans une poignée de mains, il s'en fut, la canne à la main, visiter la ville.

L'excellente Mme Égarot n'avait rien inventé de l'intérêt passionné qu'il y inspirait depuis son débarquement, et tout de suite les gens furent aux portes comme aux fenêtres. Il ne s'y méprit pas une minute, ça recommençait, et il en allait de son charme extraordinaire dans les îles comme sur les continents, à l'étranger comme en sa patrie. Au passage de l'homme aimanté, les magots dansaient dans les coffres-forts, les tiroirs se tiraient tout seuls, les bas de laine s'agitaient aux vitres, les valeurs, les bank-notes, les chèques jonchaient ses pas comme feuilles d'automne. Si son procès l'avait illustré, sa condamnation, sa prison, son exil le revêtaient d'un prestige universel et d'un crédit de magicien. En quelques mois, la maisonnette de Pepina devint le centre des affaires de l'île, et la ruelle où s'ouvrait son auvent, la «rue Quincampoix» de ce Law malgré lui. Il lui fallut encore, avec son génie de poète, imaginer les mines aux gisements les plus absurdes, les mers souterraines d'huile d'olive, les aviateurs qu'on siffle dans l'espace comme un chien docile, l'application des nuages à la cotonnade, que sais-je; il ne désespéra ni les gogos ni les ingénieurs, et il lui revint une fortune immense.

Si immense que, les trois ans écoulés et la date du mariage échue, Loys Égarot voulut qu'il fut célébré à Paris et retourna en France sur son yacht sans pareil, nommé la Pepina. Le père de son jeune gendre, l'illustre Thomas Mévère, était allé le recevoir à Marseille.

—Je suis heureux, salua-t-il, et plus que personne, de vous voir victorieusement remonté sur votre bête. Mon fils Jean fait un beau rêve!

—Sans doute, sourit Loys, puisqu'il aime ma fille.

—Mais autrement aussi, je pense? avait souligné l'austère magistrat.
Mlle Égarot est un parti de roi?

—Elle n'aura pas un sou, monsieur le président. Tout ce que j'ai gagné appartient à mes créanciers, d'abord, et, s'il en reste, à ma chère femme.

Le d'Aguesseau moderne pâlit.

—Vous voulez rembourser vos victimes?

—Recta, mon juge.

—Vous êtes fou!

—En quoi?

—Je vous dis que vous l'êtes.

Et il faut croire qu'il l'était, en effet, et qu'on le serait comme lui dans la partie, de vouloir payer ses dettes, car, à la sortie de la mairie, le jour du mariage, le «spéculateur éhonté» et flétri par la vindicte publique, poussé doucement dans une auto entre deux aimable spécialités, fut hospitalisé, comme on sait de reste, dans la maison dite de santé où il vient de mourir.

Pauvre Loys Égarot, qui ne savait pas calculer!

LE SIEUR «ON»

Je sortais de Saint-Cyr, et sur un assez beau rang, entre parenthèse, le bon cinquième de la liste, et j'avais, avec les camarades, festoyé ce succès par un déjeuner dînatoire aux alentours du Palais-Royal. On était encore à la belle saison et, comme nous n'avions pas laissé que de faire sauter force bouchons sonores à diverses santés concurremment chères, nous éprouvions le besoin, selon le mot de mon cousin Charles, de nous «évaporer dans la verdure». Le vieux jardin des Tuileries étant le plus proche, nous y allâmes à la file, et lorsque nous y fûmes, nous nous dispersâmes sous les marronniers.

Inutile de vous dissimuler que j'étais un peu étourdi par l'abus inusité du vin de joie. Mon cousin, qui s'en était aperçu, jugea amica et sage de me tenir compagnie: «Marchons, veux-tu?» Et il m'entraîna dans une allée ombragée qui longe la terrasse du bord de l'eau et où il n'y a jamais personne. Lorsque nous l'eûmes cinq ou six fois arpentée, aller et retour, d'un bout à l'autre, je criai grâce et demandai à m'asseoir, et me jugeant assez «évaporé», Charles acquiesça, en riant, à mon désir. Nous prîmes des chaises à la pile, et les ayant disposées à l'abri d'un socle de statue qui projetait une ombre délicieuse, nous partîmes en causerie. Pour de jeunes officiers français, elle n'ouvre guère, on le sait, que deux chemins, et elle n'a presque que deux thèmes, l'armée et les femmes. Nous avions épuisé le second pendant le déjeuner, mais le premier restait inépuisable à nos rêves d'avenir. Dans quel corps allions-nous être versés, l'un et l'autre? Mon cousin en tenait pour l'Afrique; moi, pour l'Est et la frontière, car, en ce temps-là, le sang de ma race me bouillait aux veines et je croyais à des tas de choses auxquelles ma foi militaire a fait tristement faillite.

—Ce qui me plairait de l'Afrique, me disait Charles, ce serait d'y servir sous le fameux général de Madiran, qui y commande. Il est la plus franche gloire du métier, à l'heure présente. Mais pourquoi ris-tu?

Et je riais, en effet, car, cette franche gloire, elle était double et elle fournissait ses deux légendes.

—Je n'imagine pas, lançai-je, le plaisir qu'il peut y avoir à être commandé par le plus grand cocu de France et de Navarre.

A peine avais-je émis cette belle sentence que, dressé devant moi, un homme me tendait sa carte:

«Général comte de Madiran.»

Il faut faire le tour des statues. Mais il était trop tard. Je tirai donc ma carte, en silence, et j'en fis l'échange classique avec mon offensé:

«Jean-Myrtil de la Galonière.»

Grand, sec, hâlé, les cheveux taillés en brosse, l'oeil d'acier, le général ressemblait à un sabre. Il fallait, à l'aspect, lui défalquer dix ans sur les soixante que lui attribuait l'annuaire. Charles buvait son héros des yeux, mais très pâle de mon aventure. J'étais pour lui déjà un homme mort, les duels de Madiran étant, dans l'armée, comme des contes de fées de l'escrime. Et j'attendais. Le général, le front baissé sur ma carte, semblait la lire et la relire ainsi qu'en rêve. Brusquement il me regarda, et, d'une voix presque émue:

—Mon enfant, j'ai dû épouser votre mère.

—Mais n'importe, relevai-je bêtement, je suis à vos ordres.

Cette niaiserie de blanc-bec ne l'avait pas distrait de sa rêverie singulière.

—Vit-elle encore, votre charmante mère?

Mon cousin répondit pour moi par un signe d'affirmation muette. Le terrible sabreur d'Afrique s'était retourné et il s'en allait en serrant ma carte dans sa poche, lorsqu'il revint à nous en demi-cercle:

—Alors … comme ça … j'en suis de la confrérie?

Et le coup d'oeil dont il appuya sa question était si énigmatique qu'il me désarma de toute contenance.

—De Navarre?… soit, je suis Basque … mais de France?… Voyons!

Devant cette ironie à la française, je perdis entièrement la boule:

—Mon général … on me l'a dit! balbutiai-je.

Et, pour le coup, il se mit à rire:

—Combien vous faut-il de temps pour me l'amener par les oreilles? Fixez vous-même. Un mois? Six mois? Davantage?

—Qui?

—Celui qui vous l'a dit.

—Comment, celui?…

—Eh bien, oui, le sieur On… ou pour lui transmettre ma carte. Vous l'avez, ma carte. Mon adresse est dessus. Prenez un an, prenez-en deux, et revenez me voir, avec ou sans le sieur On. Et rappelez-moi au souvenir de votre charmante mère. Il s'en est fallu de ça … que vous ne fussiez mon fils.

Et, sans saluer, il disparut, nous laissant, Charles et moi, dans l'hébétement que vous imaginez.

—Tu vas le chercher, hein? me dit mon cousin.

Le sieur On?… Naturellement.

—Qui est-ce?

—Est-ce que je sais, moi! Mais il faut que je le trouve, il y va de mon honneur, cousin.

La recherche du sieur On est l'exercice mohicanesque auquel il faudrait astreindre les agents de police ou détectives; mais qui est le Vidocq qui peut se vanter d'en sortir? Le sieur On, où est-il? Partout et nulle part, omniprésent, omniabsent, ubiquiste, réel et fabuleux. Ouvrez à la lettre O le Bottin de Paris, de la province, tous les dictionnaires d'adresses, vous n'y trouverez point le nom de On, avec ou sans particule, et pourtant la famille est innombrable, que dis-je? universelle. Les On se cachent sous tous les noms de l'honnête homme, stupide, génial ou médiocre. Beaumarchais en a démasqué un, le comique qu'il appelle Basile, et Shakespeare un autre, le tragique, Iago; il résulte de leurs deux types que soit pour la calomnie, soit pour la médisance, mortelles d'ailleurs à l'envi, le sieur On, c'est vous, moi, et toute l'espèce humaine, des deux sexes s'entend, car il n'est femme qui ne soit une Mme Onne.

J'avais d'abord accepté avec enthousiasme la tâche imposée par le général, et c'était, au tribunal intime de ma raison, la réparation juste et «propre» de l'injure. En découvrir l'éditeur responsable, soit le premier qui l'avait de son plein gré lancée dans la circulation où je l'avais recueillie pour en souffleter directement l'intéressé. Je me mis donc en chasse, aidé de Charles, puis seul, car, au bout d'un mois, mon cousin se lassa de l'inutilité de la vaine entreprise.

Personne ne savait ce que je voulais dire, ou bien c'était le secret de Polichinelle, ou encore le: «D'où sortez-vous?» évasif de ceux qui «s'en lavent les mains». Les hautains, friands de la lame, ne me reconnaissaient aucun droit de m'enquérir à ce sujet, et, sous l'éventail, les dames Onne s'esquivaient en un sourire.

—C'est l'aiguille dans la botte de foin, me disait Charles; tu y uses ta force et ton temps, et, qui pis est, tu deviens grotesque.

Des marches, démarches, visites, voyages et le reste où je me dépensai, moi et mon argent, pour dénicher l'insaisissable sieur On, on ferait un roman comme Gil Blas de Le Sage, aussi aventureux et aussi philosophique, n'en doutez pas, car, en six mois, des bas-fonds aux cimes j'ai exploré dans toutes les classes la société contemporaine—et éternelle.

Un jour, enfin, nous fûmes avisés, Charles et moi, de notre destination militaire: c'était lui qui allait dans l'Est, et moi en Afrique,—ô dérision!—dans le corps même de qui? Du général de Madiran.

Il fallait en finir. Je m'abattis chez lui, un matin, désespéré, honteux, mais décidé à prendre à mon compte l'outrage anonyme. Je lui avais fait une seconde fois passer ma carte: «Jean-Myrtil de la Galonière», et j'attendais dans le salon qu'il voulût bien me recevoir. Ce fut une adorable jeune fille qui me fit cet honneur à sa place. Elle entra, radieuse et épanouie dans la splendeur de sa vingtième année, les mains ouvertes, avec le geste céleste qu'un Raphaël prêterait à une Aurore dissipant la brume nocturne…. Mais je n'ai pas à vous la décrire, et vous savez aujourd'hui pourquoi.

—Mon père vous prie de l'excuser. Il a sa crise de goutte et il traîne un peu au lit, contre ses habitudes. Mais il va venir, je le précède, étant chargée de vous abréger le temps.

—Mademoiselle…. bégayai-je.

Et ce fut tout, car je la regardais.

Le général parut presque aussitôt. Il avait la jambe gauche entourée d'une couverture de cheval et il s'étayait d'une canne. L'Aurore disparut sur un signe paternel.

—Cette fois, fit-il, ça y est, voyez, c'est la retraite, et la Faculté me la sonne. Plus de jambes, plus de Madiran! Mais laissons. Avez-vous trouvé notre homme, m'amenez-vous le sieur On par les oreilles?

—Hélas! mon général, mais vous ne devez rien y perdre. Me voici et ma vie est à vous. Vous m'obligeriez de m'en soulager.

—Et la maman?

—Je vous en prie. Du reste, je compte bien me défendre.

—Contre un podagre? Et puis, je vais vous dire, reprit-il en reprenant le ton railleur qu'il avait eu aux Tuileries, vous m'en avez prêté dans la gloire de Sganarelle. Le plus grand de Navarre, je n'y contreviens point, mais de France, de France, voilà où commence le calomnie! De France!!!

—Reste la réparation, monsieur le comte.

—Oui, eh bien, il y en a une, mon enfant.

Et, d'une secousse de l'épaule, il m'indiqua la porte par où venait de s'envoler celle qui est devenue ma chère Éva.

LAZOCHE, PEINTRE D'IDÉAUX

Parmi les membres honoraires de cette fameuse société des Place-aux-Jeunes qui a tenu en échec pendant sept ans et bouleversé du haut un bas la paisible bourgeoisie des Ternes, il y avait un peintre nommé Lazoche, qui était un bien drôle de corps.

Lazoche avait été découvert par Saintonge, l'un des sept titulaires, et présenté par lui à la société comme un bonhomme très fort, et n'ayant pas son pareil pour l'article Venise, article alors fabuleusement demandé par les débitants de peinture. Les Venises de Lazoche lui étaient prises sans marchander, quoiqu'il ne mît pas plus d'une heure à les exécuter, et cela, disait Saintonge, à cause de leur couleur locale «à tromper les pigeons de Saint-Marc». Lazoche, d'ailleurs, ne vivait que de cette production, exclusivement. Inutile de dire qu'il n'avait pas mis les pieds dans la ville des doges: cela se voyait du premier coup d'oeil et il ne cherchait pas à duper le monde.

La première fois que Lazoche était allé offrir une de ses toiles à un marchand, voici, sur son récit même, comment la chose s'était passée.

J'entre au hasard et je dis:

—C'est une vue du Grand Canal; combien allez-vous m'en donner?

Le marchand la regarde et me répond, comme je le dis:

—Avec votre signature, rien! Sans la signature, trente francs.

Moi, je demeure stupide. Quelques jours après, je renouvelle l'expérience avec un autre, qui me tient exactement le même langage. J'ai renoncé à comprendre, voilà tout.

Et le brave garçon ajoutait avec mélancolie:

—Peut-être ce nom de Lazoche est-il composé de syllabes fâcheuses, ou a t-il été déjà compromis pas un barbouilleur précédent!

Cette veine trouvée, Lazoche la suivit sans se torturer l'imagination pour varier son sempiternel Grand Canal. Si un jour il avait placé dans sa toile le Palais des Doges à gauche et la gondole à droite, le lendemain il flanquait la gondole à gauche et à droite le Palais des Doges, implacablement reflété dans les mêmes eaux et baigné sans rémission par le même ciel de cobalt pur, dit ciel italien. Et quand Saintonge le taquinait sur ces ciels d'azur exaspérants:

—Que veux-tu, lui répondait le bon Lazoche, je ne sais pas faire les ciels orageux, je n'en ai pas dans l'âme!

Saintonge lui apporta un jour une photographie de Venise, dans laquelle le susdit Palais Ducal était vu de face. L'étonnement de Lazoche fut profond. Pendant une semaine, il resta tout troublé, n'osant pas se risquer et représenter le Palais autrement que de profil, et craignant d'y perdre son pain:

—Je n'en aurais que quinze francs, fit-il en rendant la photographie à
Saintonge.

Au bout de deux ans de ce métier, à deux Venises par semaine, Lazoche fut pris d'un vertige. Il se crut du talent, et voulut exposer; il avait besoin de lire, enfin, sa signature sur une toile au Salon. Autant valait pour lui se jeter à l'eau tout de suite; les marchands le lui firent amèrement comprendre.

—Mais enfin, leur disait-il, qu'est-ce que ça vous fait que j'expose?

—Et si vous alliez être reçu! répliquaient les autres.

—Eh bien, justement!

—On verrait donc au Salon des Venises signées Lazoche! Vous n'y pensez pas! Mais alors, malheureux que vous êtes, qu'est-ce qui prouverait désormais que toutes les Venises sont de Ziem?

—Je ne comprends pas!

—Ah! vous ne comprenez pas? Eh bien! sachez, monsieur, qu'il est urgent pour l'écoulement de vos produits dans l'intérêt de notre industrie, que toutes les Venises que l'on fait et surtout les vôtres soient éternellement de Ziem! Comprenez-vous maintenant?

—Oui, fit Lazoche, trop bien et trop tard! Je faisais là un joli métier, miséricorde!

Et il sortit en enfonçant son chapeau avec un tremblement. De ce jour, il renonça aux Venises anonymes.

Pour apprécier l'héroïsme du sacrifice, il faut savoir que Lazoche n'avait pas, non seulement d'autre ressource, mais d'autre talent, et que le pauvre garçon était marié. Cette atroce fabrication lui avait faussé l'oeil et la main au point qu'il n'était pas bien sûr lui-même de pouvoir copier proprement un pot, une carotte ou un bâton de chaise. Le peu qu'il y avait en lui d'artiste s'était noyé dans l'indigo du Grand Canal et le vermillon du Palais des Doges. Il s'en plaignait tristement à ce farceur de Saintonge, le jour même de sa mésaventure, au dîner mensuel de la société.

—Qu'est-ce que je vais faire maintenant?

—Mon cher, on a attribué pendant cent ans et on attribue encore, à dire d'expert, tous les tableaux de Guardi au Canaletti. Qu'est-ce que ça te fait d'être pris pour Ziem, je te demande un peu!

—Mais c'est Ziem qu'on prend pour moi. Ça, je ne veux pas!

—Pourquoi, alors, ne tenterais-tu pas de l'orientalisme? Là, tu ne feras du tort à personne et les chameaux sont à tout le monde.

—Je ne sais pas faire les chameaux.

—J'ai pourtant vu de toi des gondoles!… Tu t'exagères les différences. Les chameaux ou les gondoles!… Tiens, c'est à peu près la même forme!

Et Saintonge, avec un bout de crayon essayait de démontrer sur le mur cette absurdité désolée.

Nous avons dit que Lazoche était marié: sa femme et lui formaient bien le ménage le plus extravagant de toute la bohème ternoise. L'atelier leur servait à la fois de salon, de salle à manger, de cabinet de toilette, de cuisine et de toute salle imaginable. C'était un labyrinthe dont Lazoche seul connaissait les détours, inextricables pour tout autre.

A onze heures, Lazoche donnait un tour de clef à l'atelier et s'en allait chercher le déjeuner, invariablement composé de deux petits pains, d'un litre de vin, d'une tranche de galantine truffée, d'un cornet de crevettes et d'un morceau de brie que l'on mangeait sur le coin de la table, au milieu des tubes de couleurs, dans les papiers mêmes qui les avaient enveloppés. Cela évite de laver les assiettes et, comme disait Mme Lazoche, l'aria de se mettre en cuisine. Le reste du café de la veille, réchauffé sur le poêle, complétait le repas, repas de paresseux s'il en fut. Dans la journée, Lazoche confectionnait ses Venises et Mme Lazoche s'habillait: cela durait jusqu'à cinq heures. Lasse, molle et traînante, elle allait d'un coin à l'autre en bâillant, s'allongeant ici sur le canapé, oisive, puis s'accoudant à la fenêtre et regardant dans la rue sans voir, une heure entière; enfin, elle s'asseyait devant le miroir et commençait à se démêler lentement, coiffait son poing de petits bonnets, jouait avec le chat, perdait le temps de toutes les manières, jusqu'à ce que le jour tombât. Alors, elle se ficelait à la hâte et descendait aux provisions; une fois dehors, elle recommençait à flâner aux devantures de magasins, à lire les affiches de théâtre, à promener son indolence, et elle rentrait toujours trop tard pour faire le dîner qu'elle improvisait. La seule chose qui la secouât un peu de sa torpeur, c'était un billet de spectacle pour le soir, car elle raffolait du théâtre.

Le pauvre Lazoche adorait cette marmotte, et l'idée de la voir privée de son bain matinal, par exemple, l'épouvantait plus que la misère pour lui-même. D'ailleurs, un secret instinct l'avertissait que cette femme tenait plus au bien-être qu'à l'amour; il sentait qu'elle ne résisterait pas au moindre changement dans ses habitudes et qu'elle avait la fainéantise dans le sang.

Il avoua un jour à Saintonge, atterré, qu'il se félicitait de ne pas avoir d'enfants de sa femme, bien qu'il en eût désiré ardemment, tant il craignait que la maternité fût mortelle à ce tempérament de harem.

Il fallait donc aviser à trouver quelque autre métier. Confectionner de nouveau des Venises de contrefaçon qui le rendaient complice d'un vol véritable, il ne put s'y décider. Selon le conseil de Saintonge, il tenta de l'orientalisme; mais aucun marchand ne voulut de ses chameaux, même sans signature: on les trouvait, poliment, trop personnels. Alors, il fit des fleurs, mais quelles fleurs, grand Dieu! Les plus indulgents les prenaient pour des feux d'artifice. Un marchand lui écrivait: «J'ai attentivement regardé le bouquet que vous m'avez envoyé; c'est sans doute le bouquet du 14 Juillet que vous avez voulu représenter. Croyez-en, monsieur, ma vieille expérience; il est des choses que la peinture ne peut pas rendre; les feux d'artifice et les feux de peloton sont de ce nombre. J'ai l'honneur de vous saluer.»

Enfin, le hasard vint en aide au déplorable Lazoche, et lui fit découvrir à la fois sa voie artistique et la fortune. Un matin, on heurta à sa porte.

Lazoche, qui n'attendait personne et auquel son concierge ne montait jamais ses lettres, hésita d'abord à ouvrir, craignant ce que les bohèmes appellent, depuis Pyrrhus, une tuile.

—Monsieur Galoix, fit une voix timide.

A ce nom bien connu, Lazoche jeta vite la couverture sur la baignoire où la paresseuse s'étirait voluptueusement, et il courut à la porte.

—Quel honneur! fit-il pour dire quelque chose.

A la vérité, Lazoche était inquiet de cette visite. Ce Galoix n'était autre que le charcutier auquel, depuis quinze jours, il prenait sa galantine à crédit, car il était à bout de ressources:

—L'honneur est pour moi, monsieur, répliqua l'autre. Mais je crois que je vous dérange! ajouta le charcutier en rougissant jusqu'aux oreilles, car, dans la buée d'eau chaude et de cigarette, il venait d'apercevoir, comme coupée par la couverture, la tête de la baigneuse qui le regardait, nonchalante. Vous avez un modèle?

—Non, dit Lazoche, qui ne put s'empêcher de rire à l'idée de ce modèle posant dans une baignoire, c'est ma femme que je vous présente.

Le charcutier rougit plus fort, ne sachant s'il fallait saluer ou se voiler les yeux. Et, pour se donner une contenance, il se retourna vers une des toiles accrochées à la muraille:

—Ah! monsieur! on n'a pas besoin de demander si c'est Venise. Quel joli endroit tout de même. Vous y êtes allé?

—Moi, non, fit Lazoche, mais j'ai un parent qui y a demeuré six semaines: c'est tout comme!

—Assurément, dit Galoix. Mais voici ce qui m'amène.

Et il tira le peintre par la manche, jusqu'à la fenêtre.

—Je vais être père, monsieur Lazoche, et Mme Galoix désirerait avoir un bel enfant; c'est le premier après dix ans de mariage. Mais un bel enfant, vous entendez!

—Il n'a tenu qu'à vous, monsieur Galoix.

—Sans doute, sans doute. Cependant, tout en me ressemblant, comme il convient, et ce que je désire naturellement, nous voudrions qu'il eût quelque chose de mieux encore. Ah! monsieur Lazoche, il y en a de si jolis, au parc Monceau, de ces poupons gros et gras. Vous êtes artiste, vous savez ce que je veux dire.

—Pas trop, jusqu'à présent, dit le peintre, qui roula une cigarette.

—Tenez: si par exemple vous vouliez me peindre un de ces marmots dont je vous parle avec de bonnes joues rebondies, des cheveux frisés, et des yeux grands comme ça, qui vous regardent!… Vous le pouvez, avec votre talent! J'irais bien jusqu'à cent francs, monsieur Lazoche.

—Mais quel usage.

—C'est bien simple: je le pendrais dans notre chambre, de sorte que Mme Galoix l'aurait sans cesse devant les yeux. Elle finirait par se pénétrer de cette image, et au jour attendu nous aurions un bel enfant, monsieur Lazoche.

—Ça se fait donc, ces choses-là? hurla le peintre en regardant le charcutier avec ébahissement.

—C'est infaillible, mon cher monsieur. Ma mère vous le dirait, quoiqu'elle ne fût qu'une paysanne, si elle était encore de ce monde!

—Mon cher monsieur Galoix, l'idée est excellente; elle me plaît beaucoup, elle est faite pour plaire à tous les artistes. Mais causons. D'abord, de quel sexe le voulez-vous, cet idéal? Car, si vous avez une petite fille, songez combien il est regrettable qu'elle naquît avec une tête de garçon, et vice-versa!

—Je n'y avais pas réfléchi, dit le charcutier. Moi d'abord, j'aimerais mieux une fille.

—Et Mme Galoix, un garçon, c'est tout naturel, reprit Lazoche, qui voyait s'ouvrir devant lui toute une industrie nouvelle. Cela peut s'arranger. Mais fille ou garçon, sera-t-il blond, sera-t-elle brune? Il faut bien nous entendre.

—Moi, je la voudrais brune.

—Alors, Mme Galoix le veut blond, évidemment. Je le ferai châtain, monsieur Galoix, et la nature choisira. Comptez sur moi, vous aurez votre idéal après-demain.

Et il prit congé du charcutier.

Dès que celui-ci fut au bas de l'escalier, Lazoche piqua une tête et se mit à danser sur les mains, avec tous les signes d'un enthousiasme évident. Puis il prit une belle toile blanche et l'installa sur son chevalet.

—Joues rebondies, songeait-il, cheveux frisés et de grands yeux qui vous regardent. Telles sont les données; c'est l'idéal de ce charcutier! Essayons.

Et il commença à tracer un grand cercle, il dessina deux petits cerles parallèles, et un autre plus petit sous ces deux-là; et ayant rempli les uns de bleu, et les autres de rouge, il vit que cela était déjà bien et représentait à miracle le visage, les yeux et la bouche de l'idéal. Alors, il continua de travailler dans ce sens, et quand il eut parachevé ce chérubin, il s'en fut le porter à son charcutier.

—C'est surprenant, lui dit Galoix, et même je reconnais quelques traits de ma propre physionomie.

—Je m'en suis inspiré, salua le peintre.

—Voilà vos cent francs, monsieur Lazoche.

Mme Galoix restait confondue d'admiration, et il était facile de constater que ses yeux étaient déjà pris par cette pleine lune et que le charme opérait. Cependant, elle émit une observation:

—N'auriez-vous pas pu, dit-elle, lui ajouter quelques ornements, un ruban, ou une fleur, par exemple, ou même lui mettre une main tenant un hochet?

—J'y avais pensé, madame, mais j'ai craint que fleur ou hochet, l'ornement ne se reproduisît à quelque place imprévue sur le corps du nouveau-né. Ce sont là, d'ailleurs, des détails supplémentaires qui doivent être l'objet de commandes à part et qu'on ne peut prendre sur soi d'entreprendre sans un désir formel et réitéré de la famille.

La chance voulut que l'enfant de la charcutière ressemblât épouvantablement à cette boule enluminée. L'événement fit du bruit aux Ternes: les commères en parlèrent, et il vint d'autres commandes à Lazoche. Aussi multiplia-t-il ses idéaux. Il en fit pour tous les corps de métiers et pour tous les goûts, son atelier était rempli de têtes d'enfants, rondes, ovales ou carrées, rouges ou pâles, graves ou souriantes, expressives ou neutres. Il en avait un choix inépuisable pour boulangers, bouchers, herboristes, papetiers, rentiers ou militaires retraités, pour tous les états. Il en inonda le quartier et il y gagna beaucoup d'argent. Tous les enfants faits aux Ternes à cette époque ont été parfaits sur ses modèles.

Aussi au dîner des Place-aux-Jeunes, Saintonge proposa-t-il de rayer Lazoche de la liste des membres honoraires et de le reléguer dans la catégorie des membres arrivés.

Lazoche n'a pas eu de postérité.

ORDERIC LE «BABUINEUR»

La vérité, si vous voulez l'entendre, c'est qu'on calomnie le moyen âge. Je sais de beaux et bons esprits qui le regrettent. Est-ce bien leur faute? Quant aux poètes, jugez-en d'après ce conte, traditionnel chez eux, et beaucoup plus véridique que de l'histoire, telle qu'on l'écrit aujourd'hui du moins.

L'an 1400, c'est-à-dire trente-neuf années avant que le déplorable Gutenberg, de diabolique mémoire, eût à jamais avili, en le banalisant par l'imprimerie, l'art mystérieux des lettres, il y avait à Saint-Evroult-en-Ouche, commune normande, depuis lors disparue, un admirable monastère, où l'on copiait encore les manuscrits à la main.

Aussi le Saint-Esprit planait-il sur cette douce abbaye, ruche de savants Bénédictins.

Son prieur s'appelait Thierry de Matonville. Il était bon helléniste et meilleur latiniste, et la théologie n'y perdait rien d'ailleurs, car c'était le temps béni où l'on menait de front et de concert l'étude d'Aristote et de saint Augustin sans qu'ils se nuisissent l'un à l'autre. Nul ne doutait, dès le vivant du saint homme, qu'il ne fût marqué d'avance du sceau du Christ et qu'une bonne place ne l'attendit au paradis. Il avait d'ores et déjà son compte de miracles, si l'on tenait normalement pour tels les splendides copies—codices manu scripti—qui sortaient du monastère pour enrichir les «librairies» des rois, des princes, des évêques et des belles châtelaines aux aumônières d'or brodées.

Il y employait sept moines calligraphes, triés sur le volet entre les meilleurs «peintres de mots» du royaume de France. Comme ils ne signaient pas leurs chefs-d'oeuvre à cause des règles de l'humilité claustrale, leurs noms sont aussi ignorés que ceux des ciseleurs de cathédrales. On sait seulement que l'un des sept était un certain Orderic qui, avant—et après—sa résurrection, fut la gloire du «babuinage».

Je n'oserais jurer que ce vieux terme technique de «babuinage» vous soit très familier. Il embrasse tous les travaux divers de l'art somptueux des manuscrits, l'écriture d'abord, puis les ornements marginaux ou autres, lettres ornées, culs-de-lampe, vignettes, miniatures enluminées, dessins en couleurs, armoiries, et coetera. On recule à arrêter sa pensée sur la somme des talents de toute sorte dont se composait le génie babuineur; encore ne parlai-je point de l'érudition qu'il y fallait universelle. Mais le prieur en avait à lui seul pour ses sept moines, et c'était comme un autre Alcuin guidant les siens à travers les ombres fulgurantes de la Bible sous l'oeil impérial de Charlemagne.

Les peintres de mots étaient réunis, dès l'aube, dans une sorte de cloître à arcades, à ciel ouvert pendant l'été, abrité d'une verrière pendant l'hiver, qu'on appelait le «scriptorium», ou salle à écrire. Ils y avaient chacun leur pupitre, leur haut tabouret, leurs calames, leurs godets d'encres variées et leurs feuilles de papier de soie blanc et velouté, plus les compas, règles et équerres. Devant eux, sur un lutrin, le parchemin du modèle s'éployait. Au centre du scriptorium, sur une vasque d'eau vive, un cadran solaire, cirque des heures, en marquait la course dans un silence de Thébaïde auquel le P. Thierry de Matonville présidait, assis dans sa haute cathèdre en bois sculpté, et le menton à la main, prêt à tout renseignement sur les textes et variantes, doux de sa science immense.

Les chroniques ne disent pas quels étaient précisément les six livres, chrétiens ou païens, monuments vénérables de la parole transmise et sauvés des barbares, que calligraphiaient les autres Bénédictins du scriptorium. Sans doute était-ce, selon toute apparence, la Bible d'abord, puis le traité de la musique de Boëce, et encore les ouvrages universels de Cassiodore, surnommé le «héros des bibliothèques». Ils les transcrivaient doctement du gothique, sans ponctuation, ni interlignes, en jolis caractères arabes, avec des plumes affûtées comme des becs d'oiseaux, alternativement trempées dans les quatre encres: la noire, la rouge, la bleue et la verte. Celle d'or et celle d'argent étaient réservées aux armoiries et au nom de Dieu, quand il passait, rayonnant, dans les textes.

A Saint-Evroult, les déliés—d'ailleurs célèbres—étaient exécutés à la plume de vautour; un Père, bon arbalétrier, en entretenait la provende.

Quant à l'encre rouge—ou rubrum, d'où rubrique, ainsi qu'on sait du reste—le saint prieur la faisait venir directement de la mer Tyrrhénienne, où des moines pêcheurs de l'Ordre l'extrayaient pour lui des madrépores.

Et j'aurai tout dit de ces admirables manuscrits, aujourd'hui si rares, quand j'aurai signalé aux amateurs l'impeccable correction de leurs cuslos ou réclames, qui sont, au bas de la page précédente, comme l'appel si aimable du premier mot de la page suivante. Thierry de Matonville y veillait en personne.

Mais venons à Orderic.

Pour cet artiste extraordinaire les renseignements sont certains. Sur son lutrin, à lui, c'était le cygne de Mantoue qui chantait, et le cygne de Mantoue, c'est Virgile.

De l'aveu des Pères de l'Église eux-mêmes, Virgile, qui d'ailleurs a pressenti la venue du Rédempteur, est le poète dont le verbe, si humain soit-il, s'est le plus rapproché de l'idiome rythmique que l'on parle dans la maison du bon Dieu. Il n'y a là-dessus aucun doute.

Or, Orderic s'était uniquement voué et consacré à l'oeuvre virgilienne; il la «babuinait» et il ne babuinait qu'elle, depuis un quart de siècle, à un vers par jour, pas davantage, mais avec quelle main prodigieuse! Le prieur en pleurait de béatitude dans sa stalle ajourée.

Il se promettait bien de ne pas mourir sans l'avoir vue complètement «babuinée» et digne d'être offerte, dans l'étui nacré de perles, sinon au bon roi Charles VI, qui était déjà fou, du moins à Mme Isabeau de Bavière, sa chaste épouse allemande.

Il y avait longtemps déjà qu'Orderic avait terminé la copie des dix «Bucoliques» qui ne fournissent que huit cent trente-six vers, malheureusement—et aussi celle des «Géorgiques» (les quatre) qui se totalisent, hélas! à deux mille cent quatre-vingt-dix-huit hexamètres, sans plus. Restait la sublime Énéide, préservée du feu par Mécène, qui est resté, de ce fait, immortel.

L'Énéide, je vous le rappelle pour l'intelligence de ce beau conte du temps passé, s'étale et se déroule sur douze mille trois cent vingt-neuf alexandrins. Le moine y travaillait depuis dix ans et il n'en était qu'à la fin du sixième chant (soit à quatre mille sept cent cinquante-quatre vers), et le poème en a douze, mais il n'en a que douze à l'inconsolable chagrin des hommes.

Il est vrai que, à un vers par jour, et les dimanches et fêtes défalqués, Orderic lui-même ne pouvait guère aller plus vite. En outre, cet artiste unique et tel qu'on n'en verra plus jamais de pareil, était un réceptacle de péchés, et véritablement un de ces moines légendaires que le Rabelais de l'Italie, Théophilus Folengo, a décrits d'après lui-même dans son Merlin Coccaie, un chef-d'oeuvre que je nomme en rougissant. Hélas! c'était à peine si, à force d'autorité sainte, le vénérable prieur de Saint-Evroult parvenait à contenir son convers génial, et, il faut bien le dire, persécuté tout vivant par le diable, qui n'est pas littéraire.

Par malheur, Thierry de Matonville fut rappelé là-haut le soir même où Orderic achevait le cul-de-lampe doré du sixième chant de l'Enéide. Il mourut sans bruit, le menton à la main, dans sa cathèdre, et cinq minutes après, il reprenait cette pose à la droite de Dieu, n'ayant pas eu la joie de pouvoir offrir le Virgile complet à la reine de France.

Son maître et seigneur parti, Orderic, sans frein, sema le scandale triple et quadruple dans la vallée d'Ouche, car il retomba dans les rêts du tentateur qui, je le répète, déteste, entre tous, les lettrés.

Les choses durèrent ainsi pendant nombre d'années, et Orderic put mener à bien le septième, le huitième, le neuvième et dizième, voire le onzième chant de l'Énéide. Le travail restait toujours magnifique; cela s'explique, en hagiographie, par ce fait que l'ange gardien du moine, qui l'abandonnait à la porte de tous les autres lieux de perdition, revenait le flanquer à celle du scriptorium et le soutenait au pupitre en l'éventant de ses ailes fraîches.

Le douzième et dernier chant de l'Énéide comprend, je vous le remémore, neuf cent cinquante-deux vers.

Un vendredi 13, au moment même où, à la suite d'un repas sans mesure, il «babuinait» le neuf cent cinquante et unième et avant-dernier, celui-là même où Turnus, tué par Énée, tombe, les membres glacés du froid de la mort (solvuntur frigore membra), Orderic, par une coïncidence étrange, dont Satan menait l'aventure, succombait lui-même subitement à une apoplexie foudroyante. Son ange gardien n'eut que le temps d'ouvrir les bras pour le recevoir.

C'était fini, le Virgile de Saint-Evroult, faute d'un vers, et du dernier, était perdu pour les royales librairies, trésors du genre humain. Et le cataclysme se doublait de cette désolation chrétienne que le moine, n'ayant pas eu le temps de se repentir de ses péchés, et par conséquent d'en être absous, s'en allait là-haut sans viatique.

Son ange l'emporta tristement au tribunal de l'Éternel.

Je vous ai dit en commençant que l'on calomnie le moyen âge. Mais allez donc aujourd'hui lui faire honneur de cette foi naïve aux dogmes évangéliques qui, du son des cloches envolées, du prisme féerique des vitraux, de la joie de ses fêtes fleuries, adoucissait les plus rudes servages!

On espérait en 1409, avant la découverte de l'imprimerie, et l'espérance, c'est le bénéfice de la croyance. Qui dira si, sur cette terre pleine de secrets ténébreux, qui dira si mieux ne vaut pas croire que savoir! Toujours est-il que les misères humaines s'égayaient d'un paradis de rêve où l'orthodoxie tolérait les plus grandes libertés et laissait entrer l'art du peuple, si naturaliste fût-il, comme on le voit dans les sotties et les mystères. Rome ne s'est jamais fâchée que, le dimanche, sur les places et devant l'église, le bon Dieu fut représenté avec une grande barbe, le Diable avec des cornes de bouc, la sainte Vierge en robe de brocart d'or, et l'Eglise sourit quand les poètes leur prêtent des dialogues.

L'âme du pauvre Orderic était si lourde de péchés sur les ailes de l'ange, que son sort éternel en semblait écrit d'avance; elle s'enfourchait d'elle-même, sans jugement, dans les tridents de Lucifer et de ses aides, par la loi seule de la pesanteur.

—J'espère, ricana le prince des ténèbres, que, celle-là, vous ne me la chicanez pas? Je la réclame d'office.

—Pardon, fit une voix, plaidons.

Et l'on vit descendre d'une haute chaire l'excellent Thierry de
Matonville.

Le Mal haussa les épaules.

—Allons-nous donc procéder par dénombrement homérique pour une somme de péchés, tous mortels et dont un seul me donne ce moine, et avons-nous du temps à perdre?

—Nous en avons, dit le prieur, nous sommes en éternité.

Et il s'adossait à la croix de Jésus-Christ, qui lui en prêtait l'appui miséricordieux.

—C'est bien simple, reprit Lucifer avec colère, inutile de saliver, j'ai le relevé desdits péchés, le voici. Il suffira d'en chiffrer le total pour éclairer la religion du juge.

—Combien? demanda Thierry.

—Avec ou sans les véniels?

—Les véniels ne sont pas de ton ressort. Ils ne font encourir que le purgatoire, qui est hors de tes États. Les péchés mortels seulement. Leur nombre?

—Douze mille trois cent vingt-huit, ricana le Démon, en se caressant les cornes comme on s'effile les moustaches.

—C'est beaucoup, en effet, fit le juge.

—Pas pour moi, fit le Diable.

Mais le prieur avait pris la parole. Il dit:

—Il y a eu sur la terre un poète qui non seulement a parlé, mais qui a enseigné aux hommes la langue surnaturelle, divine, paradisiaque, que l'on parle entre anges et saints, et qui, Père de la nature, est la tienne.

—Oui, c'est mon cher Virgile, confirma le Créateur.

—Combien a-t-il laissé de vers pour éterniser cette langue de miel?

—Je l'ignore. Les as-tu comptés, l'abbé?

—Douze mille trois cent vingt-neuf, soit un de plus que les péchés mortels de mon pauvre Orderic, ici présent, qui les a tous babuinés, sous mes yeux, en un manuscrit extraordinaire et digne de Mme Isabeau de Bav….

La sainte Vierge l'interrompit d'un geste, car il allait s'embourber.

—Elle ne parle que l'allemand, dit-elle.

Et celui en qui réside toute justice établit l'équation suivante:

—Douze mille trois cent vingt-HUIT péchés d'une part, de l'autre douze mille trois cent ving-NEUF vers de Virgile, la balance penche pour Orderic, mais d'un vers, il a de la chance!

Satan s'était élancé:

—Un instant, clama le méchant, le moine n'a pas babuiné le dernier vers du douzième chant de l'Énéide. Donc les péchés égalent les vers. Or, à égalité, c'est la règle, je l'emporte.

—Alors l'Éternel secoua la tête, étendit son sceptre et dit au moine:

—Retourne à Saint-Evroult calligraphier ton vers.

Et c'est ainsi qu'Orderic ressuscita.

Mais il était temps, car quarante ans plus tard le miracle eût été impossible ou inutile, à cause de Gutenberg et de sa bête d'invention.

SCIPION GARSOULAS

Vous a-t-il été donné d'assister à la séance mémorable où Scipion Garsoulas, député de Provence, obtint le plus beau succès d'hilarité parlementaire que l'histoire du suffrage universel disputera un jour à celle de la gaieté française? Ce fut prodigieux, on se pâmait sur tous les bancs, le Palais-Bourbon ondulait de rire. Mais aussi quel «assent» que celui du jeune orateur du Midi! Il semblait que tous les petits cailloux de la Méditerranée roulassent dans le gosier de son Démosthènes. Il dut quitter la tribune et la session s'acheva sans qu'il remontât aux rostres.

Pourtant Scipion Garsoulas était un homme de haute intelligence, plein d'idées, de savoir et de courage civique, appelé certainement à un grand sort politique. A Marseille on voyait en lui un second Barbaroux. Il ressemblait en effet à cet Antinoüs de la Révolution, et, aussi beau que lui, il avait plus de force verbale. Il sombra d'un seul coup, et à jamais, dans cette séance fameuse. «L'assent» était impossible, terrible, trois fois celui de Tartarin et du légendaire Marius des galéjades. A Paris chez ces blagueurs du boulevard, un nouvel essai était inutile. Il avait trente ans. Il se tut.

Léon Gambetta, qui, seul, avait résisté à la traînée de poudre du fou rire, essaya pourtant de le repêcher, et c'est cette histoire que je vous conte. Je la tiens d'ailleurs de lui-même.

—Ça se guérit, lut dit-il, en lui serrant la main à la buvette, et, si vous voulez, je me charge de la cure.

Scipion secoua la tête. Il était très fin d'esprit, et, bon opportuniste déjà, il excellait à balancer le pour et le contre des choses.

—Me guérir? fit-il, et la Cannebière? Elle est le boulevard des
Italiens du Midi. Les nouvelles élections sont proches.

Et en effet la situation lui posait ce dilemme: ou, renégat de l'articulation originelle, ne pas être réélu par les Phocéens; ou, fidèle à «l'assent», être condamné au mutisme dans l'Assemblée. Perte du mandat ou langue coupée, au choix.

—On vous trouvera quelque siège ailleurs, insista le tribun qui menait alors la France, mais guérissez-vous, par patriotisme.

Et cette flatterie avait décidé Garsoulas à la cure.

Elle fut entreprise par le célèbre comédien Épaton, diseur émérite, professeur au Conservatoire, à qui Léon Gambetta le présenta dans les bureaux de La République française. Épaton accepta sans hésiter la tâche. Il était l'inventeur d'une méthode voco-nasale de déclamation avec laquelle il se chargeait de faire un «Préville d'un bègue». Vaincre une prononciation atteinte de provincialisme, c'était pour lui jeu d'enfant, mais rendre un Barbaroux à l'Éloquence, té, mon bon, quelle aubaine, et quelle réclame pour la «voconasale». Son camarade et rival, le tragédien Du Nez, créateur d'une autre méthode, dite la «gutturolabiale», en ferait une maladie, la jaunisse peut-être!

—Tope, fit-il donc en jetant sa main dans celle de Garsoulas, je ne vous demande que six semaines. A bientôt, Barnave!…

La vérité m'oblige à déclarer à la gloire d'Épaton que son traitement réussit à miracle. Non seulement Scipion, les six semaines écoulées, «n'aïolisait» plus, mais, Dieu me pardonne, il grasseyait comme un titi de l'Ambigu! Un déjeuner aux Jardies, chez Gambetta lui-même, solennisa cette guérison.

Il y fut décidé que Garsoulas, lâchant la Provence, où il était désormais brûlé, se porterait d'abord, et avant d'affronter les blagueurs de la capitale, dans un département «préparatoire». Or, il se trouvait qu'une soeur de la mère de notre Scipion était mariée, à Dunkerque, avec un riche armateur nommé Van Kerde, fort dévot à l'opportunisme, et dont l'influence électorale était décisive dans la ville de Jean Bart. Il pouvait, en effet, conduire aux urnes comme un seul homme les quinze cents matelots et ouvriers de sa flottille, et aussi de ses docks, de grand morutier.

—Votre siège est là, déclara le chef des gauches; allez voir votre tante; moi j'écrirai à Van Kerde, que j'ai le plaisir de connaître. Du Midi vous sautez au Nord.

—En attendant le centre, salua Épaton.

Pendant ce déjeuner cependant l'amphitryon était resté assez rêveur. Il avait presque entièrement laissé le crachoir à son hôte, qu'il écoutait avec une attention singulière. A quelque temps de là, il rencontra le professeur de diction à son théâtre, et après lui avoir donné d'excellentes nouvelles de son élève, «qui captait tous les coeurs à Dunkerque»:

—A propos, Épaton, lui dit-il, êtes-vous bien sûr de l'avoir guéri?

—De quoi, de «l'assent»? Vous l'avez entendu vous-même aux Jardies, c'est le triomphe de ma méthode!

—A plusieurs reprises, cependant, le défaut, m'a-t-il semblé, lui refleurissait à la langue, inopinément, au milieu d'une phrase? Comment expliquez-vous ce phénomène bizarre de récurrence?

—Rien de plus simple, mon cher maître, Scipion Garsoulas est de son pays et de sa race.

—C'est-à-dire?

—Qu'en Provence la vérité ne sort pas toute droite de son puits, et qu'il lui faut, des fleurs, toujours, et, la plupart du temps, un masque. Le soleil du Midi est trop aveuglant pour elle.

—De telle sorte?

—Que, lorsqu'il ment, «l'assent» natal reprend le dessus sur ma méthode. C'est la nature qui veut ça!

—Fichtre, exclama le dictateur, il faut qu'on ne le sache pas à
Dunkerque!

Grâce à sa parenté et surtout à la lettre de Léon Gambetta, Scipion avait été reçu comme un fils chez l'armateur Van Kerde, et son élection paraissait assurée. Deux conférences organisées par l'opulent industriel lui-même, et auxquelles assistaient les quinze cents électeurs dévoués dont il disposait, avaient déjà révélé les qualités oratoires, très fortes en somme, devinées par son illustre protecteur. La presse locale marquait le pas du succès qu'une troisième conférence, donnée au théâtre de la ville, devait enlever définitivement. Ai-je besoin de vous dire que le programme était dunkerquois? Tout par Dunkerque, pour le Nord et Jean Bart!

D'autre part, la tante Van Kerde, restée très félibréenne dans sa transplantation boréale, rêvait pour son Barbaroux de neveu quelque chose de plus doux et de plus fructueux que le mandat législatif, soit rien moins que de l'unir à Céleste Van Kerde, sa fille, qui, à ses attraits de blonde comme fleur de houblon, joignait une dot … ministérielle. Scipion n'était pas rebelle, et loin de là, au projet, et moins encore à la cousine. Il n'attendait même plus pour se déclarer que d'être porté à ses pieds par la voix du peuple souverain. Or, la combinaison de ce mariage politique contrariait un aimable roman de tendresse noué dès l'enfance par la jeune fille avec un descendant direct du grand corsaire de Louis XIV, nommé héréditairement Claude Bart, sans fortune d'ailleurs, et n'ayant que son titre d'ingénieur à mettre dans la balance. Il n'était pas douteux que l'élection de son rival ne dût être la ruine de son amour, et Claude Bart cherchait une arme pour le défendre.

Le hasard, dieu des amoureux, la lui mit au poing, voici comme. L'illustre Du Nez,—tragédien d'État et inventeur de la méthode «gutturolabiale»,—tournait alors dans le département, à la tête de ses disciples du Conservatoire. Ils propageaient Mithridate, selon Talma et la doctrine. Comme l'annonce du chef-d'oeuvre dans la cité flamande rabattait peu de racinolâtres sur la location, quelques visites aux notables s'imposaient au chef de la troupe propagandiste. Celle qu'il fit à Van Kerde, absent ce jour-là de ses chantiers, l'aboucha avec l'ingénieur. Au cours de la causerie, Claude Bart apprit ainsi de l'émule d'Épaton l'histoire de «l'assent» traité par la «voconasale» et le phénomène de sa récurrence. Qui en avait révélé le secret à Du Nez? Le génie de la concurrence.

—Oui, monsieur, quand le député «ezagère», l'accent revient comme le parfum de l'ail après la brandade! Et voilà les parlementaires qu'Épaton donne à la France!

Claude Bart n'en écouta pas davantage, il avait son arme et tenait son homme. Le matin du jour de la conférence, la dernière, de Scipion Garsoulas, au théâtre, une note perfide insérée dans les échos d'un petit journal satirique, rafraîchissait le souvenir, d'abord, de l'immortelle séance, et signalait ensuite la particularité toute physiologique de ce retour d' «assent» où l'on pouvait juger de la sincérité de l'orateur.—«Il n'y a, disait le rédacteur, qu'à ouvrir les oreilles.»

Je ne vous relaterai point cette conférence. Scipion, avec sa belle crânerie tribunitienne, l'avait voulue contradictoire. On pouvait l'interrompre, lui répondre librement et le questionner sur tous les articles du programme dunkerquois, purement dunkerquois, par et pour le Nord, sous l'égide de Jean Bart. Il commença par l'éloge emporté du héros, d'une voix limpide, coulante comme la Seine même sous les ponts de Paris, et, tout à coup, il tartarina. Il venait d'apercevoir Claude Bart à côté de Céleste dans sa loge. «Ce Zeanbarre … il a des herrritiers … bagasse!…» Et ce fut la bouillabaisse!… L'effet de la note se produisit, à petite rumeur d'abord, et à rires contenus, par déférence pour Van Kerde et sa famille. L'élève d'Épaton reprit pied et, sur les lieux communs du programme, il fit honneur à la «voco-nasale». Mais vint l'éloge nécessaire du Nord et des vertus de ses «aborrizènes», et la Méditerranée y déferla tout entière. Cette fois, l'auditoire se débrida, et le théâtre de Dunkerque n'eut plus rien à envier au Palais-Bourbon. Il oscilla de fou rire sur sa base.

—Mais c'est le Midi que tu chantes! lui criait-on. A Marseille, Marius!
A bas Garsoulas! Vive Van Kerde!

Et le lendemain, l'armateur, à sa grande surprise, apprit que c'était son nom qui sortait des urnes. Claude Bart, par un autre tour d'amoureux, avait ménagé ce réveil au père de sa chère Céleste.

Scipion rentra à Paris sans gloire et doublement déçu, car son échec lui valait deux désastres, dont le plus sensible était la perte de la main de Céleste. Il s'était pris, en effet, à l'aimer, lui aussi, d'une fort vive flamme, qu'il pouvait reprocher à sa tante d'avoir cruellement fomentée.

—Quant au mandat, lui avait dit drôlement Gambetta, il y a les colonies….

Mais, hélas! c'était du Nord que désormais lui brillait la lumière.

Un matin, il reçut dans son courrier deux lettres: l'une de Mme Van Kerde, qui l'invitait à revenir à Dunkerque, et surtout, disait-elle, à ne pas désespérer encore; l'autre, de Du Nez, lui demandant un rendez-vous «au nom de l'art». Et Mithridate vint.

—Voulez-vous, lui dit-il, me confier, à moi, le soin de réformer votre organe, ou du moins votre vice d'élocution séparatiste. C'est l'affaire de huit jours, par mon système.

—Gutturolabial?

—Oui.

—Allons-y, soupira le blackboulé.

Huit jours après, Scipion sautait dans le train de Dunkerque. La cure de l' «assent» était radicale, il disparaissait, à l'épreuve, dans les pires gasconnades.

—Ton oncle, lui dit Mme Van Kerde, ne tient pas du tout au mandat, il te le repassera volontiers. A présent, déclare-toi à Céleste, car tu n'as oublié, malheureux, que ce détail. Elle est préparée; elle ne rira pas. Va, tu l'aimes.

Et Garsoulas se déclara à sa cousine. Il lui dit son amour tel qu'il l'éprouvait, ardent, loyal, sincère, en brave homme épris. La jeune fille l'écoutait, les yeux grands ouverts, la bouche bée, sans comprendre, car ses mots tendres, ses aveux, ses serments se coloraient de l'accent fluide du mensonge. Elle se redressa enfin, indignée, poussa la porte et s'enfuit.

Du Nez, par sa méthode, n'avait abouti qu'à lui déplacer la particularité. C'était, à présent, dans l'expression de la vérité que son vice de langue triomphait!!!

Scipion Garsoulas se débattit quelque temps encore contre la fatalité qui lui barrait la carrière d'homme public, pour laquelle il était né; mais, dans les réunions électorales, il prétextait d'un rhume et s'exprimait par pantomime. Aussi ne fut-il jamais réélu. Il est mort dans une recette générale.

LA DAME DU SONNET

Si un sonnet ne vaut que par l'observance des lois qui règlent ce genre de poème à forme traditionnelle et immuable, le Sonnet d'Arvers, gloire des albums de nos mères, et sans lequel il n'y a pas de bonne anthologie lyrique, est est un assez pauvre sonnet, mais il est immensément célèbre. Il suffit, dans une réunion de gens ayant un peu lu, que l'un commence: «Ma vie a son secret….» pour que l'autre continue: «… mon âme a son mystère….» et l'on peut dire que le Sonnet d'Arvers est dans nos moeurs.

Ce «mystère», il m'a été donné de le percer. J'ai connu, à l'hiver de sa vie et au printemps de la mienne, la Laure anonyme du Pétrarque. C'était une bien aimable et fort spirituelle septuagénaire, et douce à voir comme une rose sous la neige. Voici, mais sauf la façon exquise, hélas! comment elle contait le roman vécu du sonnet populaire:

«Quoique jeune encore à cette époque, j'étais mariée depuis quelques années et je bravais de mon mieux le ridicule d'aimer mon mari comme aux premiers jours. C'était un être excellent, à qui la plus légère fût aisément demeurée fidèle. Pour ma part, il réalisait tous mes rêves. Comme il n'avait pas à en douter, du reste, il me laissait le soin de me défendre moi-même, et toute seule, contre les entreprises amoureuses auxquelles la moins coquette est en butte. Je n'oserais pas vous assurer que le moyen est bon pour toutes les femmes «en puissance», comme dit le Code, mais, sur moi, il était le meilleur; je ne m'en vante, croyez-le bien, ni ne m'en excuse, question de chance à la loterie des caractères.

«On était alors en plein Romantisme, et nous en recevions, dans notre salon, les principaux «ménestrels», style du temps, ou, si vous l'aimez mieux, les Jeune-France. Mon mari les avait connus presque tous sur les bancs, et, quoique simple homme d'affaires, il aimait leur turbulence, leurs échevèlements, leur joie exubérante subitement accablée et il participait à leurs batailles d'art retentissantes. Entre ceux qui nous étaient le plus fidèles, le samedi, mon jour, les préférés d'Adolphe étaient M. de Musset, M. Monpou et l'auteur de mon sonnet, M. Félix Arvers. Je me rappelle qu'ils arrivaient toujours ensemble. C'était un trio d'inséparables.

«De M. de Musset, je n'ai rien à vous apprendre. S'il a commencé comme lord Byron, il n'a pas fini aussi bellement que son modèle; c'est dommage, car nul n'était plus gentilhomme, de race française et doué du charme, du génie. Comme il en tenait pour toutes les femmes,—mon mari l'avait appelé l'amoureux perpétuel,—il était le moins dangereux de mes agresseurs. Quand il me regardait trop obstinément, d'un oeil un peu troublé, je le priais de nous chanter certaine chansonnette intitulée: Mon Bédit François, parodie du patois d'Alsace, où il était impayable,—et ça passait.

«La mode, d'ailleurs, nous avait, tous et toutes, affolés de romances, et notre salon, le samedi, tournait au temple de l'art de Garat. Chacun y apportait la sienne, qui de Masini ou de Loïsa Puget, qui d'Étienne Arnaud, de Labarre ou de Paul Henrion et, comme je disposais moi-même d'une voix assez puissante, c'était comme mon privilège de «créer» les nouveautés de M. Hippolyte Monpou, avec qui du reste j'avais suivi les cours de l'illustre professeur Choron. C'est moi, telle que vous me voyez, qui donnai à nos hôtes la primeur de L'Andalouse au sein bruni, dont M. de Musset avait composé le poème, «d'après nature», disait-il, ce qui était une calomnie, relevait gaiement mon cher Adolphe. Mais ce que M. Monpou aimait en moi et de moi c'était la musicienne, et, quand il s'en allait, le soir, loin des oreilles, loin du coeur, je ne durais pas dans ses insomnies d'artiste.

«Il n'en était pas de même pour M. Félix Arvers, et j'étais bien forcée de reconnaître que j'exerçais, bien malgré moi, sur cet ami une attraction plus profonde. Cet homme d'esprit, et il en avait à revendre, ce boulevardier impénitent, dont les mots couraient la ville, ce vaudevilliste abondant en trouvailles de drôleries semblait perdre, sur notre seuil, toutes ses qualités brillantes. Retiré dans les coins de pénombre, immobile, silencieux, il s'effaçait comme volontairement devant ses deux rivaux peu redoutés ni redoutables, et il leur laissait sans lutte l'avantage de la soirée.

«—Est-ce que tu t'ennuies chez nous? lui demandait Adolphe.

«—Au contraire … était la réponse, pour moi fort claire.

«L'art d'être honnête femme est plus complexe que l'autre, toutes les vraies filles d'Ève vous le diront. Je me sentais plus flattée que de raison de cette passion muette, qu'en dépit du défi du sonnet j'avais d'instinct devinée. M. Arvers était fort beau, se savait tel et passait pour délibéré dans les conquêtes. Or il était le seul du trio des masques qui n'eût pas dénoué le sien, je veux dire ne se fût pas déclaré, et de cela surtout je commençais à me sentir assez inquiète.

«Le jour où je reçus le sonnet a certainement été le plus tourmenté de ma vie.

«Je vous ai dit, je crois, que mon mari s'en remettait aveuglément à moi de la garde de son honneur conjugal, mais cette fois, la responsabilité me parut si lourde que je dus me débattre contre l'idée de lui montrer la pièce. L'amour s'y exprimait avec une telle vérité, dans sa discrétion éloquente que j'eus peur, oui, peur, je l'avoue…. Aujourd'hui encore, au bout de quarante-cinq années, lorsque j'entends réciter ce Sonnet d'Arvers, dont je fus l'objet dans ma jeunesse, je me surprends à penser que si, au lieu de l'écrire, il l'eût parlé, je ne m'en serais pas tirée sans y laisser quelque chose au diable.

«Ce fut à force de le relire que le moyen me vint, soufflé par le dieu des maris peut-être, de vaincre le trouble où il me jetait, et ce moyen était de prendre le sonnet, dans sa teneur même, au pied de la lettre, voici comme.

«Le samedi suivant, je le priai de s'asseoir à mes côtés et, tandis qu'accompagnée au piano par M. Monpou, une charmante Italienne, à qui M. de Musset tournait les pages, soupirait: Plaisir d'amour, de Martini, je lui tins, sous l'éventail, ce langage:

«—J'ai reçu, j'ai lu, vous m'aimez, ce n'est pas douteux, mais….

«—Mais?

«—Mais je ne crois pas au secret douloureusement éternel qui, de votre beau sonnet, est le thème.

«—Pourquoi, madame?

«—Toute femme aimée par un poète a pour rivale la muse avec qui il cohabite, et cette rivale le paie d'un bien qui lui est plus cher que l'amour.

«—Quel bien?

«—La gloire. Je ne me sens pas de force à entrer en lutte contre une telle ennemie.

«—C'est-à-dire?

«—De deux choses l'une: ou votre sonnet est pour moi, ou il est pour elle. En d'autres termes, et sur la foi même du mystère qu'il chante, mon sonnet, à jamais inédit, n'aura sonné que pour moi, ou, fatalement publié, il volera sur les lèvres des hommes. Point de partage, choisissez?

«M. Félix Arvers baissa la tête, me prit la main, et, d'une belle ardeur, il fit:

«—C'est dit, madame, il ne sera qu'à vous. Mais à combien de temps fixez-vous l'échéance? Un mois?… Deux?… Trois?…

«Et, devant la flamme de ses yeux, je crus prudent d'allonger la corde:

—Ah! donnez-m'en six?…

«Et comme la diva italienne achevait sa romance, je m'échappai pour courir la complimenter.

«Le jeu ne laissait pas d'être périlleux, et j'eus d'abord quelque souci d'en avoir risqué l'aventure. Le regard brûlant du poète attestait d'un sentiment sérieux, qui menaçait d'être durable et de survivre au semestre d'expérience. J'aurais dû, oui, j'aurais dû exiger l'année entière. Je ne reconquis mon assurance qu'au regard calme, lumineux de paix intérieure, plein d'amour éternel, celui-là, de l'homme qui berçait mon âme dans la sienne…. C'est de mon mari que je vous parle.

«Le premier mois, puis le deuxième et le troisième encore, le poète fit bonne contenance. Non seulement le sonnet restait enseveli dans son «mystère» et scellé dans son «secret», mais quand on le pressait, son tour venu, de dire de ses vers à nos réunions d'artistes, il s'en excusait de toutes manières. Il n'était qu'un vaudevilliste … Il avait renoncé à rimer … Il avait brûlé tous ses essais … C'était l'affaire d'Alfred de chanter les Andalouses, et celle d'Hippolyte d'attacher des ailes aux poèmes … Quant à lui, il se tenait coi pour toujours et pour cause….

«En ce temps d'effervescence littéraire ou la course au laurier était à peu près universelle, un tel renoncement laissait peu de crédules, surtout parmi ceux qui savaient pertinemment que «les grelots de Momus» n'étourdissaient pas en Arvers le chagrin d'être rejeté dans le métier de Scribe. Je me rappelle qu'un soir, sur l'insistance un peu railleuse de M. de Musset, il le menaça d'un coup d'épée.

«—C'est très bien, releva ce dernier. Mais tu fais des sonnets, où d'ailleurs tu m'imites; j'en ai de ton encre, je les apporterai la semaine prochaine, je les lirai moi-même, et nous irons ensemble nous couper la gorge, au clair de lune, sous les arcades!

«—Et moi, ajouta M. Monpou, je les musiquerai sur ce piano même et j'irai les bramer sur vos deux tombes.

«Mais mon Pétrarque tenait bon, et je voyais s'avancer l'heure où, prise à mon propre piège, il me faudrait solder le prix de mon triomphe sur la muse.

«Il est bien entendu, lui disais-je, que vous n'avez pas conservé le brouillon et que après comme avant il sera lettre morte, même pour la postérité.

«—Soit! soupirait-il. Mérite-t-il d'ailleurs de nous survivre?

«—Il le mérite, et c'est pour cela que mon intention est de le brûler.

«—Quoi! le brûler, madame! Oh! jusque-là?

«—Ne le sais-je point par coeur, et vous aussi? Cela suffit, point d'autre public, c'est mon sonnet!

«—Et l'autographe?

«—Vous m'y faites songer, l'autographe, c'est une preuve!

«—Eh bien?

«—Comment, eh bien?… Et mon mari!…

«Et feignant une vive crainte à ce sujet, je courus chercher le manuscrit dans mon coffret et je revins le jeter dans la cheminée, où il flamba et, calciné, il s'envola au pays des fumées.

«A la grimace que fit l'auteur, je me raccrochai à l'espérance. Il ne m'avait pas sacrifié tout le poète.

«Mais venons au dénouement, car je ne veux pas vous lasser par mon babillage de femme. A dater de ce jour de la «crémation», M. Arvers se fit plus rare à nos samedis. Puis j'appris de ses inséparables que son coeur s'était accroché sous le lustre à une étoile de la constellation théâtrale.

«—Que devient donc Félix? interrogeait Adolphe. Il ne nous donne même plus de ses nouvelles.

«Nous en reçûmes pourtant, huit jours avant l'échéance, par le feuilleton du Journal des Débats, où Jules Janin publiait le sonnet, mon sonnet, et lui délivrait son brevet d'immortalité.

«Le poète m'avait préféré la gloire.»

C'est ainsi que l'aimable septuagénaire nous narrait le roman du célèbre Sonnet d'Arvers, et je me disais en l'écoutant que si le goût des proverbes dramatiques reparaissait sur la scène française, il en fournirait un bien amusant, sous le titre de: La Proie et l'Ombre.

Mais il y faudrait Alfred de Musset lui-même, voire ce Carmontel, créateur du genre, et l'écrivain que j'admire le plus au monde, car il est le seul qui ait obtenu du Mont-de-piété un prêt sur de la littérature.

LE BON CHEVALIER DE FRILEUSE

M. le chevalier de Frileuse était le plus galant homme de ce monde. Il en était également le plus heureux, non pas que le long de sa route il n'eût été çà et là accroché par quelques buissons d'épines, mais les plus piquantes s'émoussaient sur la peau de philosophe qu'il s'était faite. Et qui dit peau de philosophe parle d'un cuir à toute épreuve.

Le chevalier avait beaucoup d'esprit, mais plus encore de prudence. Aussi ne connaissait-on de lui qu'un seul trait malin, qui était d'avoir vécu cinquante-quatre ans sans offenser personne. Ce trait d'esprit devenait d'ailleurs incontestable pour quiconque savait les ruses admirables au moyen desquelles M. de Frileuse était parvenu à rester célibataire. Rien qu'à la façon dont il abordait une veuve, vous l'eussiez proclamé grand politique. Et cependant on se prenait à l'aimer quand on le voyait passer de son pied léger, la tête droite, éclairant tout de son fin sourire, et s'appuyant sur sa belle canne à pomme d'argent. On sentait bien que cette canne-là n'était que pour la forme, et qu'il n'avait pris l'habitude de l'emporter que pour la mettre sous son bras dès qu'il était sorti de la ville. Bien mieux, j'ai toujours gardé, je l'avoue, des doutes tenaces sur la blancheur éblouissante de son épaisse chevelure, et n'était le respect pour une vénérable mémoire, je dirais que les neiges m'en ont souvent paru empruntées. Il est clair pour moi que M. de Frileuse se teignait en blanc, et qu'à la vérité il avait les cheveux les plus audacieusement noirs du monde. Explique qui pourra cette coquetterie toute diplomatique.

Le chevalier n'était pas plus royaliste qu'il n'est permis, mais il tenait extrêmement à son blason, jusque-là sans tache, non par vanité nobiliaire, mais par respect d'héritier responsable. Il se fût appelé Balourdot qu'il en eût été tout à fait de même. Comme il vivait très retiré à cause de son modeste patrimoine, il voyait peu de gens et ne mettait le pied dans les châteaux voisins qu'à de rares exceptions et quand de hautes convenances l'exigeaient. Mais, pour vivre obscurément, il ne cachait point sa vie, bien au contraire. Il connaissait l'apophthegme indou: «Si tu veux vivre inaperçu, prends une maison de verre.» Il avait la maison de verre. Cependant il y demeurait rarement, et au premier rayon de bon soleil il se mettait en route, persuadé que malgré ses cinquante-quatre ans il ne connaissait point la nature qu'il voyait tous les jours. Il pensait l'inverse sur les hommes. Ah! quel original c'était, que M. de Frileuse!

M. de Frileuse avait un ami, un seul, mais il était bon!… A ce mot: Turc! cet ami accourait, et c'étaient des caresses sans fin comme sans prétexte, pour le simple plaisir. Notez que vous n'accueillez pas un frère absent depuis vingt années avec autant de transports que le chevalier ne recevait son ami chaque matin, après une seule nuit d'absence passée par Turc sur le paillasson.

—Je trouve en Turc, disait le chevalier, une supériorité évidente sur tous les amis de la race pensante et parlante: c'est que Turc pense sans parler, et que l'homme parle sans penser. Il résulte de cette qualité que Turc ne peut révéler à personne le plus ou moins de mal qu'il pense de moi, et que vivant à la source même de mes secrets défauts, il ne peut amener Médisance ni Calomnie à s'y désaltérer à mes dépens. De plus, Turc, dont la place n'est pas dans les salons, me dispense d'entrer moi-même dans ces salons, quoique ma place y soit marquée, et cela par la raison bien connue que nous sommes inséparables. Or, comme Médisance et Calomnie tiennent dans ces lieux peuplés leurs grands et petits lits de justice, il s'ensuit que Turc m'évite de me soumettre aux arrêts iniques de ces deux Furies, et que son amitié me vaut à la fois le calme et la sérénité, qui sont les bases sur lesquelles repose ma vie. Felix qui potuit!…

Le 1er mai 18…, le chevalier se réveilla maussade, et décrochant son almanach de la muraille, il l'étendit sur ses genoux repliés, puis il se tint ce petit monologue:

—Allons! c'est aujourd'hui, bien décidément! Il n'y a pas possibilité d'en disconvenir. Le mieux, chevalier, c'est d'en prendre votre parti, puisque vous avez été assez godiche pour donner votre parole!

Depuis un bon moment, Turc grattait à la porte et, pour la première fois peut-être, son ami ne l'entendait point, tant sa préoccupation était grande. N'y comprenant rien et craignant que son ami fût devenu sourd, Turc imagina d'aboyer formidablement et comme il sied de le faire en pareille perplexité. Le chevalier bondit à l'autre bout de son lit et ouvrit la porte sans plus de façons. Turc sauta au cou de son intime et, les yeux étincelants de joie, il commença à lui débarbouiller le visage de manière à le dégoûter pour toujours de la propreté.

—Bon! bon! mon cher! criait le chevalier, oui, oui, c'est toi, je le vois bien! Mais que diable! tu t'impatientes aussi! Et puis la vérité est que je n'avais pas entendu. Allons, c'est fini: donne-moi une poignée de patte et songeons à faire notre promenade apéritive! Il fait un temps superbe, et, comme l'a dit le Père Malebranche, «le plus beau du monde pour aller à cheval sur la terre et sur l'onde!» Va me quérir ma culotte, et si tu es sage, nous…. Enfin tu verras!

Turc prit délicatement dans sa gueule la culotte de M. de Frileuse, et cela sur le parquet même où elle reposait, et il la remit à son ami. Le chevalier sauta à bas du lit en sifflant un air de chasse, si guilleret et si plein d'harmonies lointaines que Turc en fit trois bonds par la chambre, la queue en l'air.

—Vois-tu, disait le chevalier en délayant son savon avec le pinceau à barbe dans un petit vase écorné, vois-tu, mon cher, je suis extrêmement ennuyé ce matin, et je vais t'en dire la raison.

Et Turc, campé sur ses jambes de derrière, écoutait son ami avec le plus vif intérêt, la langue hors de la gueule.

—La raison, dis-je, est celle-ci: que je serai obligé de te renvoyer de bonne heure à la maison, parce que je passe la journée chez une dame de la plus haute naissance, qui joint à cet avantage l'inconvénient d'un goût prodigieux pour les tapis. Toi aussi, mon ami, tu aimes les tapis; mais tu n'en établis pas assez la différence d'avec le vulgaire paillasson où tu dors, ou même d'avec cet admirable gazon naturel sur lequel nous allons nous rouler tout à l'heure.

Ici, le chevalier commença à se raser, et Turc dissimula mal un premier bâillement d'appétit.

—Je vois, reprit le chevalier, que tu sympathises à mes ennuis. Bien plus, tu viens de me dépeindre, avec ton esprit ordinaire, l'effet que produit sur toute cervelle philosophique ce qu'on appelle le plaisir du salon. Ah! le salon! on y bâille à peu près comme tu viens de le faire! Mon père, qui était homme d'expérience, et que pour ton malheur tu n'as pas connu, disait souvent ceci….

Et le chevalier, ayant lentement passé son rasoir sur le cuir, entama en silence le rude poil de son menton, et il interrompit sa confidence. Turc profita de ce laps de temps pour faire quatre sauts à la poursuite d'un gros bourdon bleu qui venait d'entrer par la fenêtre, à cheval sur un rayon de soleil.

—Eh bien, sais-tu, conclut le chevalier en essuyant son rasoir sur un chiffon, que mon père fit jadis insérer dans Le Mercure une satire sur ce sujet, satire qui pour la vigueur et la portée du trait rivalise avec les meilleures productions de ce pauvre Gilbert dont je t'ai raconté la fin déplorable. En voici deux vers que je confie à ta brillante mémoire:

  Non, l'ennui n'est pas né de l'uniformité,
  Mais plutôt des rapports de la société!…

A cette belle citation que le chevalier avait lancée d'une voix sonore, en marquant du rasoir les rimes et les hémistiches, Turc était allé se blottir dans un coin et battait le plancher de sa queue, ce qui est la seule manière qu'aient les chiens d'applaudir et les castors de bâtir.

—Bon! bon! modère ton enthousiasme, disait le bon M. de Frileuse, mon père n'y avait point de prétention! Et maintenant tu peux venir prendre les étrennes de ma barbe; mais tu me diras pas comme Andromaque:

Je ne l'ai pas encore embrassé d'aujourd'hui!…

En quelques instants le chevalier eut achevé sa toilette; il prit sa canne à pomme d'argent, ouvrit la porte du jardin, puis celle de la rue, et l'on entra dans la campagne.

La matinée était radieuse. Dans l'air frais et limpide, le paysage se découpait en relief comme une broderie japonaise. Des chapelets d'oiseaux s'égrenaient sur les bois, et tous les villages de la vallée semblaient submergés par le débordement des moissons encore vertes. Sur le pas des chaumières, des marmots barbouillés de beurre saluaient l'excellent chevalier, sans quitter leurs tartines mordues, tandis que Turc, riant comme un fou, poursuivait les canes jusqu'aux bords des mares et les forçait de s'y réfugier. Ce après quoi il revenait à son ami, tournait autour de lui, d'abord par devant et ensuite par derrière, et puis filait comme une flèche et disparaissait dans les blés.

—N'est-il pas bien extraordinaire, songeait le chevalier en frappant la route avec sa canne, qu'à mon âge je sois encore sujet à de telles entreprises! Bon Dieu! qu'on a de peine à garder ici-bas sa liberté. Si j'étais jeune et élégant comme Turc, passe encore! Mais à cinquante-quatre ans inspirer des passions, n'est-ce pas bien mélancolique! Mme de Vilanel est une aimable personne, je ne saurais le contester. Elle joue admirablement de l'épinette et je l'ai vue broder sur tulle de façon à dépiter Arachné. D'ailleurs, elle ne manque ni d'esprit ni d'instruction et son caractère est des plus doux. Ah! si nous nous étions connus il y a vingt ans! D'autant plus qu'à cette époque Turc n'existait pas encore. N'est-ce pas, mon ami, il y a vingt ans, tu n'existais pas encore? Mais qu'as-tu donc entre les dents?… Dieu me damne, c'est une hirondelle!

Et le chevalier, ouvrant la gueule de Turc, y recueillit, en effet, une pauvre hirondelle, demi-morte, que le gredin avait happée au vol. Fort ému, M. de Frileuse prit un air sévère:

—Monsieur, fit-il, il est des tours d'adresse auxquels je refuse mon admiration. N'espérez pas que je vous complimente. L'hirondelle est un oiseau sacré. Sacra avis!

Et après avoir réchauffé l'oiseau dans son gilet, il le posa sur un toit de cabane et continua son chemin. Turc suivait, l'oreille basse, la queue entre les jambes, très penaud, c'est incontestable.

—J'ai peut-être été un peu dur pour Turc, songeait le chevalier. Le sort de cette hirondelle est assurément un présage de celui qui m'attend au château de Vilanel. Turc n'était que le truchement de la Providence. Allons, viens, fit-il, je te pardonne. Mais, vois-tu, je ne suis pas aujourd'hui dans mon assiette ordinaire.

A ces paroles, Turc se mit à sauter en poussant des gémissements de joie jusque sur la poitrine du chevalier.

—Mais non, mais non! tu l'entends mal, lui criait celui-ci en riant. Tu fais pour m'attendrir des jeux de mots atroces. Assiette est là pris au figuré et non pas dans le sens que tu désires.

Tout à coup Turc dressa les oreilles. Une cloche venait de sonner parmi les arbres, qui annonçait le voisinage du château.

—Tu le vois, je suis attendu. C'est la cloche du déjeuner. Tous les ans, à pareille date, mon couvert est mis là, chez cette excellente comtesse de Vilanel. On attente à ma liberté par des mets succulents; on met ma raison à l'épreuve de la truffe. Tu as bien raison d'aboyer, car qui sait si ce beau soleil ne doit pas éclairer ma défaite? Quant à toi, mon pauvre camarade, je ne puis te présenter à la comtesse à cause des fameux tapis dont je t'ai parlé. Mais le pays est très joli, rempli de sites charmants et de points de vue dignes du pinceau de l'abbé Delille. Promène-toi et reviens me prendre à trois heures. Tu trouveras certainement dans le village une auberge sortable, et peut-être feras-tu quelques honorables connaissances.

Turc s'élança dans le pays, tandis que le chevalier sonnait à la grille du château.

Sur le perron enguirlandé de fleurs nouvelles, en fort bel apparat et entourée de tout son domestique, Mme de Vilanel attendait son chevalier.

Elle était habillée du vert le plus tendre et le plus significatif, et, au milieu du renouveau des bois et des prairies, elle semblait quelque Flore un peu mûre. Les épaules nues, mais dignes de l'être, émergeaient d'un cadre de dentelles noires et frissonnaient d'aise aux hardiesses des Zéphyrs. Elle avait à la main un mouchoir brodé, et, un peu serrée dans son corsage, se tenait droite et immobile dans une pose pleine de prestance.

Dire de Mme de Vilanel qu'elle avait été très belle eût été pour le moins de la mauvaise foi, car elle l'était encore assurément. Ses yeux étaient restés ceux de la jeunesse, purs et candides, deux pervenches, auraient dit les poètes de ce temps-là, et sa bouche mignonne et rose avait gardé la forme d'un sourire. Une inaltérable bonté resplendissait dans tout cet aimable visage, et il fallait l'entêtement du chevalier pour avoir résisté dix ans à l'amour de la pauvre comtesse.

Car elle l'aimait, cela va sans dire; mais elle l'aimait depuis dix ans, ce qui appelle une explication.

L'année même de son veuvage, c'est-à-dire dix ans auparavant, Mme de Vilanel, qui n'en avouait que trente-deux alors, avait fait la rencontre du beau chevalier, lequel n'en comptait que quarante-quatre, et depuis cette rencontre elle avait déclaré qu'elle ne se remarrierait plus.

Mais contre ce pauvre serment de veuve, Amour et Hasard avaient ligué leurs coups, tant et si bien qu'à la troisième visite qu'il lui rendit, M. de Frileuse comprit qu'elle en voulait à sa liberté. Touché cependant de la naïveté du sentiment tendre qu'il inspirait, il crut devoir à son honneur de s'expliquer avec la comtesse et, lui prenant doucement la main, il lui avait parlé de la sorte:

—L'illusion, noble dame, habite vos yeux charmants. Écoutez-moi: je suis bon tout au plus à faire un ami passable, Dieu m'ayant créé vieux garçon pour l'éternité. Le célibat est pour moi non seulement une vocation violente, mais une condition même d'existence. Il est des gens qui naissent «quatrième au whist» et je suis de ces gens-là. J'ai des manies coriaces, des habitudes de chat-huant, sans parler de mon caractère qui m'est parfois insupportable à moi-même. Joignez à cela une aversion folle pour tout ce qui est indissoluble et jugez si je puis être pour vous l'époux rêvé!

Et Mme de Vilanel, souriant tristement, lui avait répondu:

—J'attendrai!

Mot charmant qui avait versé dans l'âme du chevalier des torrents écumeux de perplexité. Puis, en le reconduisant jusqu'à la grille, elle avait ajouté:

—Je n'ignore point, monsieur, que désormais je ne vous verrai plus. Tous vos efforts vont tendre à m'éviter; les hommes sont ainsi. Je vous demande donc une grâce dernière; mais permettez-moi de me l'accorder. Nous sommes aujourd'hui le premier jour de mai: tous les ans à pareille date, je vous attendrai sur le seuil de ma maison. De quelque endroit où vous soyez, vous viendrez?… Le jour où vous ne m'y verrez plus, n'entrez point, je serai morte ou je vous aurai oublié.

Et elle reprit, les yeux pleins de larmes:

—Une visite par an est-ce trop demander?

—Je vous donne ma parole de gentilhomme, fit le chevalier très ému, que tous les 1er mai, à onze heures, je sonnerai à la grille du château de Vilanel.

Et après avoir baisé la main de la pauvre énamourée, il s'éloigna, non sans pester intérieurement contre la vocation impérieuse qui le maintenait célibataire.

Or, cette visite était précisément la dixième que le chevalier lui rendait. Aussi dès qu'elle l'aperçut, son visage se colora de tous les tons joyeux de l'aurore. L'ingrat vit à ce signe qu'il était toujours aimé. Une telle fidélité ne laissa point de l'intimider d'autant plus que la comtesse, selon les rites de la galanterie, était demeurée sans bouger et l'attendait du haut du perron, entourée de ses gens immobiles et graves comme des hérons qui digèrent.

—Toujours charmante balbutia-t-il, en l'abordant.

—Et vous toujours exact! fit-elle; merci. Un somptueux déjeuner était préparé dans la grande salle. Le chevalier offrit son poing ganté à la comtesse, et tous deux prirent place sur leurs fauteuils à grands dossiers.

Le soleil éclatait magnifiquement sur un riche surtout d'argent et rebondissait des ciselures jusqu'aux tapisseries à fond blanc ou des chasses royales alternaient avec de fraîches bergeries. Douze portraits d'aïeux prolongeaient jusque dans la pénombre de la haute cheminée seigneuriale leur fière procession d'hommes vaillants ou fameux, à chacun desquels l'ovale du cadre formait comme une auréole d'or, et, dans les glaces, se multipliaient à perte de vue. Au travers des grandes fenêtres, on voyait se dérouler un parc aux arbres séculaires, aux gazons semés de corbeilles fleuries, aux allées profondes, et dans la pièce d'eau se refléter, nette et tremblante, la silhouette du vieux château Louis XIII. Le printemps envoyait aux convives ses plus doux arômes et ses plus magiques harmonies auxquels se mêlaient les senteurs également suaves des rôtis appétissants; et, par-dessus tout cela, la comtesse, ivre de bonheur, souriait, ah! de quel sourire! à son bien-aimé chevalier.

Cependant celui-ci n'était pas à son aise. Tantôt à droite, tantôt à gauche, il se penchait machinalement et comme cherchant quelque chose dont il n'avait pas conscience. Le malheureux! Turc lui manquait! Il ne savait que faire de ses os de poulet!…

Pendant ce temps, la comtesse, qui n'avait point d'appétit, contemplait le chevalier qui, par contenance, dévorait, et sous cet aspect encore elle le trouvait admirable.

—Savez-vous bien, mon ami, lui dit-elle tout à coup, que je vais avoir quarante-deux ans.

Le chevalier laissa retomber le verre qu'il avait à la main. Le reproche si fin et si naïvement exprimé lui était allé droit au coeur. Il se sentit envie de se jeter aux pieds de la pauvre femme et de lui demander pardon.

—Est-ce bien possible, s'écria-t-il, mais c'est affreux, cela!

—Ah! chevalier, dit la comtesse qui s'était méprise, je n'en avais que trente-deux il y a dix ans!

M. de Frileuse ne répondit point; mais fort troublé, il tendait machinalement à Turc absent son assiette sous la table, et cela avec une constance si réjouissante qu'un domestique, placé derrière lui, le tira discrètement par la basque pour l'avertir.

—Bas les pattes, donc! cria le chevalier, enchanté de trouver ainsi une diversion, et se tournant vers la comtesse, il ajouta:

—Cet animal est insupportable!

Mme de Vilanel fit un signe et le domestique se retira dans sa stupeur.

—Maintenant, mon ami, dit-elle, nous voilà seuls.

M. de Frileuse restait bouche béante. Cette fois pourtant il fallait bien parler. Il se leva, vint à la comtesse, lui prit le bout des doigts, et avec sa singulière tournure d'esprit ordinaire:

—Quel âge pensez-vous, comtesse, qu'eut le divin Ulysse quand il aborda dans Ithaque?

—Oh! chevalier! fit la pauvre femme qui recula toute rouge.

—Je vous jure, madame, que vous vous méprenez; car si je ne suis pas Ulysse, vous êtes à tout le moins Pénélope, et c'est là ce que je voulais dire. Or tout est là. Je n'avais jamais cru à Pénélope. La fidélité jusqu'à présent m'avait semblé l'apanage des chiens, témoin cet Argos dont parle précisément Homère, et qui au bout de vingt ans expire de joie en revoyant son maître. Mais je vous rends les armes, et je demeure convaincu. Seulement, comtesse, je suis plus vieux que ne l'était Ulysse, et je constate qu'il est grand dommage qu'on apprenne si tard des choses qu'on a tant d'intérêt à savoir dès sa jeunesse.

—Dites-vous vrai? s'écria-t-elle, et cédez-vous enfin?

—Je le devrais, sans doute, car depuis un moment je sens que je vous aime de tout mon coeur. Veuillez pourtant considérer quel avantage il y aurait pour vous et pour moi à rester de bons amis, et souffrez que je vous démontre….

—Chevalier, interrompit-elle, en se levant avec fierté, je puis encore attendre!

Et elle s'assit devant l'épinette à laquelle elle fit murmurer une vieille romance, douce et triste comme l'amour qui habitait son âme. M. de Frileuse était aller se planter sous une tapisserie représentant une chasse au sanglier. Il semblait y contempler avec une attention profonde la course d'une meute de lévriers et les groupes disséminés des piqueurs dont les trompes sonnaient des fanfares; mais de fait il ne songeait qu'à sa déplorable situation. La meute qu'il voyait, c'était celle de ses torts envers la comtesse, et les fanfares qu'il entendait sonner étaient celles des reproches qu'il adressait à son égoïsme. Pendant ces réflexions la romance accentuait son mélancolique refrain. L'attendrissement gagnait le coeur du chevalier. Il se sentait environné des regards de tous ces braves aïeux de la comtesse, un peu rodomonts, mais si bons enfants dans leurs cottes de mailles, leurs cuissards et leurs casaques rébarbatifs. «Feras-tu, semblaient-ils lui dire, cet affront à la noble race des Vilanel?» Et puis par les fenêtres ouvertes le printemps lui envoyait de si bonnes bouffées de renouveau. Petit à petit, la vieille romance se fit plus tendre, puis elle s'éteignit dans un soupir. Le chevalier était aux pieds de la comtesse.

En cet instant trois heures sonnèrent. L'un des battants de la fenêtre la plus voisine heurta le mur violemment et renversa une chaise avec fracas. Un corps noir, boueux, hérissé, s'était élancé avec un joyeux jappement. C'était Turc qui, à l'heure dite, venait chercher son ami.

—L'horrible bête! chien stupide! s'écria la comtesse épouvantée.

Le chevalier pâlit et, sans en écouter davantage, il se releva, prit son chapeau et sa canne à pomme d'argent, et salua cérémonieusement Mme de Vilanel; puis, après avoir sifflé Turc, il sortit et s'en alla chez lui, célibataire comme devant.

L'année suivante, quand, fidèle à sa parole, il revint au château le 1er mai, la comtesse ne l'attendait pas sur le perron; mais il fut accueilli à la grille par une meute effroyable de chiens de toute sorte, hurlant comme un troupeau de furies. Mme de Vilanel avait épousé dans l'année le noble vicomte de la Paludière, grand chasseur devant Dieu et dresseur émérite de chiens courants, couchants, d'arrêt, etc., et même de chiens savants.

—Pour un que j'avais, songea le chevalier, c'était bien la peine! Ah! la femme!

Et il s'éloigna.

LES PETITS ROMANS DE GÉRALDINE

I

L'AIL

Nul n'ignore, sur les boulevards, que notre bonne Géraldine—celle-là même dont j'ai mis en scène de mon mieux, au théâtre du Vaudeville, l'aventure véridique avec Tacoman, roi de Chaonie[1]—s'appelait au civil, qui est le triste réel, Aldine Gérat, et qu'elle était de Marseille.

[Note 1: PETITE MÈRE, comédie en quatre actes, 29 avril 1903, théâtre du
Vaudeville (Voir Théâtre d'Emile Bergerat).]

Elle y avait débuté, hélas! de toutes les manières, à la fleur printanière de ses ans, non que les Phocéennes y soient plus précoces que les autres, mais par l'effet d'une prédestination qui, vous vous en souvenez, rayonnait de toute sa personne. Lorsque le bon Dieu se mêle de les faire lui-même, il les fignole, et il n'y a plus qu'à tomber à genoux ou fuir, car elles dégagent l'irrésistible.

Géraldine a toujours évoqué en moi l'image de ces filles de la mer que l'amoureux Sanzio accroche à la conque triomphale de Galatée et dont il fait, autour d'elle, flotter les perfections rivales. Mais c'était la brune, l'aînée du soleil, la plus statuaire, celle qui dessine le mieux sa forme nacrée, aux contours pleins et sinueux, sur le saphir bordé de corail de la Méditerranée. Je pense toutefois que Raphaël lui eût perdu les mains dans le casque à torsades de ses cheveux d'ébène et noyé les pieds peut-être parmi les écumes de la conque, car elle avait les extrémités lourdes, mal venues et, pour parler un peu la langue de mon temps, tranchons le mot, les abatis canailles.

Le journaliste marseillais, félibre ardent, qui le premier en fit sa muse, l'avait découverte à la halle aux poissons, un jour férié de bouillabaisse. A la jucher de là sur le plateau d'un beuglant oriental de notre sainte Canebière, il n'avait pris que le temps de l'initier à l'un des services de l'emploi d'artiste, et je dois dire que l'élève en avait remontré au maître tout de suite. «Ah! qu'elle était douée!» me disait-il encore longtemps après, au souvenir de ces leçons délicieusement inutiles. Pour les autres, il s'était borné à lui composer par mode d'anagramme, un nom d'affiche aussi transparent que typique, et sans grand effort de génie, il avait renversé Aldine Gérat en Géraldine. Là-dessus, elle était partie pour la gloire.

Si cette charmante vierge folle avait ainsi payé son virginal tribut à la Provence, sa lumineuse terre natale, j'ai pu me convaincre qu'elle avait totalement oublié—ce qui est assez rare—jusqu'au nom du sacrificateur. Ce trait-la peint en raccourci. Géraldine, en amour, n'aima jamais que l'amour même, et le dernier, pour elle, fut toujours le premier. Pourtant, le félibre lui avait décerné des vers; mais que voulez-vous? elle ne pouvait pas fermer la patte toujours ouverte où palpitait son coeur de tourterelle. De tous les heureux qu'elle a faits en ce monde, le seul que, la porte passé, elle n'ait jamais oublié fut Tacoman, roi de Chaonie. Il est vrai qu'ils étaient créés: l'un pour l'autre, car Dieu aussi les appareille.

Laissez-moi vous conter leur première rencontre.

L'histoire ignorera toujours quel fut celui qui, de Marseille, l'amena à Paris, et les interviews les plus pénétrantes n'ont jamais tiré d'elle à ce sujet qu'un geste navré d'insouvenance.

—Tout ce que je puis vous dire, déclarait-elle, c'est que je n'y suis pas venue seule, ça, j'en suis sûre. Mais qui? Voilà. Un blond, peut-être?

Toujours est-il qu'elle y était venue et qu'en deux tours de reins, ceux des néréides autour de la conque de Galatée, elle y avait tombé les maîtresses du genre. Un souper sans Géraldine, il y a dix ans, à Paris, n'était qu'un souper de province, quelque lugubre médianoche. Aussi les forts experts en joie, ne s'en offraient-ils qu'avec elle. Elle s'en réveillait sous la pluie des pierreries enveloppées de chèques, comme des pralines de devises, et elle les croquait sans compter, pour suivre la comparaison, au vif déplaisir de sa fidèle Pepetta, soubrette à l'âme pessimiste.

Pour Pepetta?… à moi, Emmanuel Frémiet!… car, en vérité, le grand animalier pourrait seul silhouetter la guenuche. Elle aussi, elle était Marseillaise, mais pratiquante, irréductible sur l'accent vainement raillé, sur la cuisine à l'huile, sur les coutumes, les modes, les croyances de terroir et sur le légendaire orgueil séparatiste des Provençaux. Ah! se retirer là-bas dans le bastidon, sur la côte, y semer des aulx, y battre la brandade, y élever le porc et les poules, et vivre là jusqu'à mourir, «sans homme», tel était le rêve du petit singe. L'arrondissement de sa pelote lui eût permis de le réaliser plus d'une fois, car la place était bonne entre les meilleures, mais toujours, au moment du départ, la «tuile» tombait dans le potage. Incapable de résister au moindre béguin, la patronne y usait tous les protecteurs. Du sein ouaté de l'opulence, on retombait aux maigres bras de la dèche, et Pepetta grinçait en se grattant les crins: «Madame vient encore de perdre sa position!» Et elle vidait sa réserve sur les genoux de Géraldine, le seul être humain qu'elle aimât. Hélas! le pauvre bastidon «sans homme», quand y battrait-elle la brandade?

Or, c'était le temps où Tacoman V, futur roi de Chaonie, n'était encore que le prince Omar, dit prince Écrevisse dans les revues de fin d'année—on devine aisément pourquoi si on en a vu une—et étudiait chez nous cet art de connaître les hommes dont la base est le noctambulisme. Au cours de ses libres recherches, celui qui promène les Haroun-al-Raschid dans les Bagdad lui fit, un soir, en l'un des grands bars de la République, rencontrer en Géraldine sa Baudroubouldour éternelle. Il la vit et l'aima. Et comme ce seigneur était un homme d'un esprit infini, il sentit que, précisément parce qu'il l'aimait, il n'en serait pas aimé. Il se prépara donc à être très malheureux, ou, si l'on veut, à aimer seul, car c'est la même chose.

Elle s'étonnait elle-même, que dis-je? elle s'irritait, la bonne créature, de lui être si rebelle, et, peu versée dans la théorie de son art, elle n'entendait rien à ce qui lui arrivait.

—Comme c'est drôle, Pepetta, celui-là ne me dit rien du tout. Il est pourtant prince!

Mais la guenuche se méfiait, d'instinct, rien, selon son adage familier, n'étant plus rosse que la nature.

Chaque année, au retour de sa fête—car il y a des saints pour tous les chrétiens—Géraldine s'offrait une joie professionnelle dont la saveur est paradisiaque. Ce jour-là elle couchait seule. Elle redevenait Aldine Gérat pour vingt-quatre heures. Pour se préparer à ce spasme commémoratif, elle allait d'abord à la messe, et, si elle se trouvait en fonds, elle versait sa bourse grande ouverte dans le tronc des pauvres. Après quoi, elle se rendait au Louvre, le musée, s'entend celui «où l'on ne va jamais, on ne sait pourquoi», puis, après une lente promenade le long des quais de la Seine, «le plus beau paysage du monde», elle rentrait, vertueuse, au logis, y tirait le verrou de la porte, et seule, bien seule avec Pepetta, s'attablait goulûment devant le balthazar strictement composé de mets à la provençale.

—Tout à l'ail, rien qu'à l'ail, aujourd'hui l'on pue, lançait la petite macaque séparatiste, nous sommes dans le bastidon! Zut pour les hommes!

Et l'aïoli de succéder à la brandade, puis la divine bouillabaisse, dont les ambroisies se mêlaient en un concert de gueule digne des anges.

—Ah! que c'est bon! ça sent Marseille!

—Dis qu'on y est!

—Je vois le port.

—Moi, le cours Belzunce.

—Ça vous remet du Nord.

—Une cigarette là-dessus, et madame n'a plus qu'à se coucher et dormir.

—Seule, Pepetta, pour ma fête!

L'un de ces soirs fériés pourtant elle avait dû forfaire à sainte Aldine. Malgré les ordres donnés, le prince avait franchi la porte, et il avait bien fallu le recevoir, les futurs rois n'étant pas de ceux qu'entrave une consigne. Il avait d'ailleurs annoncé sa visite par un splendide bouquet dont les fleurs jonchaient les cassolettes de l'aïoli et les brûle-parfums de la brandade.

—Tant pis pour lui, qu'il entre, fit Géraldine qui tout de même s'était tamponné la bouche d'un mouchoir parfumé.

Dès le seuil, Omar pensa tomber à la renverse. L'atmosphère était pestilentielle. Il s'avança néanmoins, très pâle, et avec sa souriante galanterie levantine, il s'excusa de son indiscrétion par la nécessité où il était de courir en Chaonie le lendemain, par le premier train, à cause d'une révolution très drôle, où du reste il risquait sa tête, comme dans les opérettes. Il n'avait donc pas voulu disparaître à l'anglaise sans dire adieu à ceux ou celles qu'il aimait, et l'ayant vue, à l'église, derrière un pilier, si désemparée devant le tronc des pauvres, il la priait, en souvenir du prince Écrevisse, de vouloir bien distribuer dans sa paroisse un reliquat de liste civile, qu'il perdrait certainement au jeu s'il retardait son départ d'un jour, et qu'il avait laissé en entrant sur la banquette de l'antichambre.

Ce disant il vacilla et perdit connaissance, car l'odeur de l'ail lui arrachait l'âme par le nez et c'était la chose dont il avait le plus horreur au monde.

Lorsqu'il revint à lui sous les sels et dans l'aération des fenêtres,
Géraldine l'éventait doucement, et ne savait que lui dire.

—Je vous aime, murmura-t-il, adieu, vous ne m'aimez pas.

Puis il se leva pour s'en aller. La bonne fille était fortement troublée par cette déclaration à voix douce dont un regard ardent, et d'elle bien connu, confirmait la véracité.

—Monseigneur, fit-elle enfin, c'est beaucoup d'honneur…. Je ne demanderais qu'à vous croire…. Mais l'amour, cela se prouve … même à nous autres.

—Que dois-je faire?

—Eh bien! embrassez-moi?

Et elle lui tendit les lèvres, gouffre rose de brandade. Tacoman V s'y jeta et il y a laissé son âme. C'est l'acte le plus brave de sa vie, sinon de son règne, qui ne commença que le surlendemain.

II

MUZARÈGNE

Dire que le Père Éternel ne s'occupe pas du bonheur des hommes, c'est proférer, en un blasphème, un paradoxe et un lieu commun. A ceux qui s'y risquent en ma présence, je me borne à répondre: On voit bien que vous n'avez pas connu Géraldine!

Je viens de vous conter l'une de ses belles aventures amoureuses, et j'en sais de plus belles encore. Toutes prouvent à l'évidence la vénérable bonté de Dieu et sa clémence pour les souffrances de l'humanité. C'est sur l'ordre de sa providence que Géraldine n'a jamais dit non à personne. Elle ne le pouvait pas. Ça lui aurait cassé les dents, selon sa propre expression.

Je l'ai toujours vue aller à l'amant comme une martyre chrétienne allait au tigre, résolument, le camélia symbolique à la main, en guise de palme. Lorsque je m'étonnais de la voir se distribuer ainsi comme la manne, elle laissait tomber devant moi les voiles mal agrafés qui drapaient ses attraits consolateurs et elle soupirait:

—Regarde!

Et il n'y avait rien à répondre.

C'était au temps où elle s'était embéguinée de Bricolet, son copain de café-concert. Ce Bricolet n'était assurément qu'un pitre. Son «numéro» consistait à se déformer la caboche, soit en distendant, soit en contractant ses traits élastiques, et à imiter les masques japonais les plus hideux et les plus hilares, par un artifice de grimaces dont le succès était immense. Peut-être vous le rappelez-vous? Moi, je l'aurais fait guillotiner, mais Géraldine le goba. Pourquoi les plus jolies aiment-elles les monstres? Les fées nous le disent dans le conte de La Belle et la Bête.

Toujours est-il que son erreur coûta assez cher à la folle divette. L'affreux singe à la mode lui grugea d'abord les quelques banknotes qui lui restaient d'une liaison de demi-caractère avec un gros vivandier des Halles centrales, puis il la battit, comme on bat des pois secs au fléau, à tour de bras, et il voulait l'astreindre au commerce dont la casserole est l'emblème, lorsqu'elle fut sauvée de cette honte par son aventure avec Muzarègne.

La voici:

Il y avait, parmi les instrumentistes de l'orchestre, un petit flûtiste contrefait, à demi bossu, tout à fait cagneux, en outre affligé de strabisme, qui répondait au nom de Muzarègne. Je ne crois pas qu'il eût trente ans alors, mais ce que je puis dire, c'est qu'il excellait en l'art de Tulou et de Taffanel, dont il était le meilleur élève, et que sa place à ce café-concert lut donnait le pain quotidien. Maigre pain, n'en doutez pas, plus souvent bis que blanc et rassis que frais, d'abord parce que la vie pratique réalise peu les promesses du Conservatoire, ensuite parce que, depuis la mort du grand Pan, peu de faunes s'adonnent à la flûte et enfin pour cette raison que le pauvre Muzarègne relevait mal son talent par les charmes de sa personne.

Il se savait laid jusqu'au ridicule et ne s'en consolait que chez lui lorsque, seul avec sa «traversière» d'argent, il adressait, de loin, à Géraldine, tous les chants de son âme éprise. Il l'aimait, en effet, à en périr.

Chaque soirée où, sous les feux du lustre, elle venait étaler banalement aux quinze cents rivaux anonymes de la salle les trésors de sa carnation voluptueuse, lui, renouvelait les affres de sa joie dolente, et si, dans le hasard des jeux scéniques, le regard de l'adorée se posait sur lui, à l'orchestre, il s'effaçait derrière la contrebasse de Violier, son voisin de pupitre et son camarade de la «pépinière», et il y couaquait, effaré, et sans embouchure.

Géraldine, cela va sans dire, ne savait rien de cet amour clos à verrou et à serrure. Non seulement elle n'avait jamais remarqué le tibi-cineur difforme, mais elle a confessé depuis que, dans la masse confuse des accompagnateurs, elle ne l'avait même jamais «vu». «Pouvais-je me douter?» demandait-elle. Plusieurs fois, elle avait bien trouvé dans sa case, chez la pipelette, des rouleaux de musique pour flûte, mais ils étaient sans paroles, et pas signés. Comment veut-on que l'on devine?

Il y avait bien eu cette répétition où, insultée et maltraitée par Bricolet, elle avait été défendue par ce petit machiniste—car elle avait toujours cru que c'était un machiniste—qui s'était jeté entre elle et la brute, et qu'on avait emporté, à demi assommé, couvert de sang, dans l'ombre des coulisses. De quoi se mêlait-il, du reste, le malheureux? C'était donc lui? Pourquoi n'avait-il pas reparu à l'orchestre alors? Tout donnait à supposer qu'après l'esclandre, il avait été remercié par le directeur. Elle s'expliquait les choses, à présent. Était-ce bête, mon Dieu, de ne lui avoir rien dit, à elle, Géraldine, à elle!

Un soir, quinze jours après, Violier, le contrebassiste, était monté dans sa loge, et, tout ému, le brave garçon, il lui avait appris que son camarade, un grand artiste, se mourait «à la lettre» d'amour pour elle. Elle avait cru d'abord à une blague de théâtre. «On nous en fait tout le temps comme ça. Mais cette fois, c'était du vrai, de celui dont on claque.» Violier l'avait tellement bouleversée en le lui racontant, qu'elle s'était mise à en pleurer elle-même toutes les larmes de son corps.

—J'irai, fit-elle, c'est sûr!

—Dépêchez-vous alors.

—En est-ce là?

—Oui, il veut mourir. Il a brisé sa flûte. C'est le désespoir et la fin.

—Tout de suite après la représentation, alors. Venez me prendre.

—Et Bricolet?

—Oh! Bricolet, j'en ai soupé, et on ne laisse pas mourir un homme, c'est ça que le bon Dieu ne veut pas!… A tout à l'heure.

Lorsque, conduite par Violier, elle arriva au logis de Muzarègne, elle voulut entrer sans retard ni préparation, comme on va au devoir, tout droit. Le moribond était couché, et de chaque main, il tenait un tronçon de sa traversière d'argent.

—C'est moi, sourit-elle, vous ne pouviez donc pas me le dire?

Et soulevant sa voilette, elle s'assit au pied du lit, rayonnante d'être aimée, la bonne Géraldine, comme il faut l'être.

—Ainsi, tu m'aimes? murmura-t-elïe.

Le contrefait s'était dressé sous le tutoiement, devant l'apparition et dans ses yeux aux regards croisés, une flamme courut, extraordinaire, comme celle qui danse sur les marais. Puis sa bouche s'ouvrit en fleur de béatitude, et il retomba, dénoué de son âme et consolé.

—Trop tard, gémit la courtisane, mais ce n'est pas ma faute, voyons!

Et elle le couvrit de baisers perdus.

Comme l'artiste était sans famille et presque sans relations, ce fut elle qui le mena au cimetière où elle lui acheta une concession dont, jusqu'à son dernier jour, elle entretint le jardinet. Elle avait fait ciseler par le marbrier une flûte brisée sur la dalle funéraire. On l'y voit encore sous le lierre.

De cet amour trop pusillanime, car Dieu veut qu'on ose aussi, et le seul qu'elle n'ait pas couronné, Géraldine fut toujours hantée, même et surtout aux heures brillantes de sa carrière aspasienne. Il lui cuisait au coeur comme un remords. Il creusait un trou noir dans sa vie de bacchante. Il y avait au paradis un homme qui l'avait non seulement désirée, mais aimée, elle, elle, et qu'elle n'avait pu rendre heureux! Lorsque je la voyais triste, la pensée vagabonde dans le vide, hors des choses et des jours, et que je l'interrogeais sur sa mélancolie, elle dégrafait son peignoir, et, les yeux mouillés de larmes, elle disait:

—Regarde, poète, regarde!

III

LE BEAU PHILIBERT

Encore une, voulez-vous, de notre vieille, amie Aldine Gérat—en religion cythérenne Géraldine—la meilleure fille du monde, et, j'ose ajouter, la plus honnête. Du reste, je vous convie à en juger.

Du temps qu'elle courait, comme le jeune Wilhelm Meister, ses années d'apprentissage, les hasards de sa destinée l'avaient conduite à Bordeaux. Peut-être y avait-elle était «transbahutée», car telle était sa langue, par quelque viticulteur opulent, soucieux de donner une Aspasie à l'Athènes de la Gironde. Toujours est-il que, tout de suite, elle s'amouracha d'un lieutenant de la garnison et qu'elle «plaqua» son Périclès pour cet Alcibiade. Il avait nom Philibert Torbier.

Il faut croire que ce Philibert Torbier était l'un de ces séducteurs nés dont Lovelace est le type en littérature, comme Lauzun l'est en histoire, car ses aventures galantes n'en laissaient pour ainsi dire rien à glaner aux autres, et il n'était poules qui voulussent d'autre coq dès que celui-là, dardant sa crête, chantait. Aussi ne comptait-il plus ses duels, que Vénus, sa mère, lui faisait d'ailleurs, comme dans les poèmes homériques, presque toujours favorables.

Seul, Balzac nous expliquerait par quelle loi de nature un Philibert
Torbier doit, logiquement, fatalement, de toute éternité, aimer une
Géraldine, mais l'aimer à en mourir et jusqu'à jeter à ses pieds ses
armes et son bouclier d'honnête homme.

J'omets de vous dire, et pour cause, qu'elle n'esquissa même pas un geste de résistance. Reconnue «sienne» au premier coup d'oeil, elle fut aussitôt dans ses bras, docile aux dieux, et elle le suivit, sans même prendre congé du vieil oenophile, à son logis d'officier pauvre. Ils y vécurent l'un de l'autre, insatiables de cette possession qui paraît être la solution la plus scientifique du casse-tête chinois de la vie.

Comment le beau Philibert trouvait en Géraldine toutes les femmes en une seule, c'est ce que, n'étant pas Balzac, je renonce à analyser. Il ressemblait à un explorateur qui, après avoir fait le tour du monde, se borne, satisfait, au philosophique voyage autour de sa chambre et y découvre l'univers. Un soir, dans l'ivresse d'une passion sans cesse accrue, il lui déclara son intention formelle de l'épouser.

Elle le regarda, béante d'abord, et puis elle éclata de rire.

Epouser Géraldine, en justes noces, ah! par exemple, c'était un comble! Elle lui avait tout dit pourtant, tout avoué, sans réticence aucune. Le Niagara n'était qu'une «cascade d'enfant» en comparaison de ses cataractes!… Elle, la légitime d'un officier français plein d'avenir, qui serait un jour le général Torbier!… Du reste, le mariage était non seulement contre ses principes, mais au rebours de sa destinée terrestre. A chacun et chacune son sort et son métier et le paradis, à la fin, pour tout le monde! Que diraient ces dames de Bordeaux et d'ailleurs?

Il ne l'écoutait même pas.

—J'ai l'honneur de te demander ta main, réitéra-t-il, très calme. Je suis orphelin de père et de mère, libre de mes actes, et je t'aime. Pour le reste, j'ai mon épée.

Et la lutte dura huit jours, acharnée; ils ne cédaient ni l'un ni l'autre. Géraldine, pour le sauver, alla jusqu'à recourir à la fuite. Il la rattrapa à la gare, la ramena et lui déclara qu'il lui laissait une heure pour décider de son consentement. C'était trop clair, le malheureux était atteint de démence amoureuse, celle que célèbrent les poètes, qui, eux-mêmes, sont des fous.

Je vous l'ai dit, elle était foncièrement honnête. Elle comprit que cet homme se perdait pour elle et que le suicide était au bout du drame. Elle s'avisa donc d'un expédient.

—Eh bien, soit, fit-elle, c'est entendu, on s'épousera. Mais nous n'avons pas le sou, ni toi ni moi, et jamais mise en ménage n'a plus nécessité la fortune. Le luxe est mon élément. Fais-toi riche, et je marche à l'autel.

—Bien, fut sa laconique réponse.

A quelque temps de là, la presse locale annonçait le mariage de M. Philibert Torbier, officier d'infanterie démissionnaire avec Mlle Claire de Mourcey, la charmante petite-fille du comte de Mourcey, le chef de l'aristocratie bordelaise et ancien ambassadeur.

Le lieutenant n'avait pas soufflé mot de cette affaire à sa maîtresse.
Elle l'apprit par La Petite Gironde.

—Mes compliments mon cher, lui dit-elle en lui tendant le journal, c'est beaucoup mieux ainsi et de toutes manières. Voilà notre roman fini.

—En quoi? releva-t-il.

—Comment, en quoi? Et ta femme?

—Eh bien?

—Si tu l'épouses, c'est que tu l'aimes?

Philibert secoua négativement la tête.

—Alors, c'est elle qui t'aime?

—Oui, sourit-il, en l'étreignant pour l'embrasser.

Mais elle s'était soustraite d'un bond à l'étreinte.

—Minute, et pas de ça, Lisette! Je ne suis qu'une pauvre fille perdue, mais je ne vole pas le bonheur des autres. Nous resterons bons amis, si tu veux, mais pour le reste, mon petit, fais-en ton deuil, c'est réglé. Foi de Géraldine, plus personne sous le baldaquin!

Et, cette fois, elle s'en alla tout à fait, «pour de bon». Il ne la retint pas, mais quand elle eut disparu au tournant de la rue, il s'effondra sur le lit, en sanglotant. Il l'avait vraiment dans les moelles.

La presse ne mentait pas: Mlle Claire de Mourcey était charmante. C'était une fine fleur de noblesse et le dernier bourgeon d'un bel arbre généalogique épuisé de sève et marqué par la grande bûcheronne. Elle avait vingt-deux automnes, car c'est au retour de la saison élégiaque qu'il sied de nombrer les années vécues par ces êtres fiévreux, à la voix brisée, que le poète Millevoye mène au mausolée sur les tapis d'or des feuilles mortes. A défaut de ses père et mère, l'un et l'autre disparus dès son enfance, elle avait été élevée par son grand-père, le vieux diplomate, qu'elle avait en adoration et qui, de son côté, idolâtrait sa chère petite malade. Que n'avait-il pas fait pour la guérir, que ne ferait-il pas encore? Une partie de sa fortune avait été dépensée à la cure, le reste était à la disposition du sorcier qui lui conserverait son ange par un miracle. Hélas! où était-il, ce sorcier qui n'avait qu'à venir et frapper le marteau de la porte?

L'hôtel de Mourcey est voisin de la caserne où le régiment de Philibert Torbier campait alors, et l'une des distractions de la jeune fille était d'y suivre, de sa fenêtre, les manoeuvres militaires qui l'emplissaient de sonneries, d'exercices et de mouvement. Elle avait, entre tous, remarqué le beau lieutenant, et peu à peu son coeur dolent s'était pris et rendu à l'attrait que dégage, comme un fluide, le véritable homme à femmes. Une nuit, le comte, qui la couvait jusque dans son sommeil, l'entendit crier en rêve:

—Ah! pleurait-elle, mourir sans avoir été aimée!… C'est trop! Aimée, aimée! ..

Bouleversé par cet appel douloureux au bonheur, le grand-père l'épia et ne tarda pas à deviner son secret de vierge révoltée. Il alla droit à Philibert.

Le comte de Mourcey n'était pas de ceux qu'embarrasse une situation difficile, et, au cours de sa carrière politique, il en avait tranché d'insolubles.

—Tout en ce bas monde, le bien nommé, disait-il, n'est que question d'argent.

Telle était sa devise, et les renseignements qu'il eut sur le lieutenant Torbier étaient propres à la corroborer. Mais Claire l'aimait. C'était le sorcier demandé peut-être? Par conséquent, rien sur la terre, dans les cieux ni l'enfer même, ne prévaudrait contre sa volonté de réaliser le rêve de sa moribonde. Claire serait aimée.

L'entretien, commencé dans un café situé près de la Bourse, où il se fit présenter officier, s'acheva le lendemain chez le notaire. La dot de Mlle de Mourcey, formée par l'héritage de ses père et mère décédés, se montait à quatre cent mille francs. Le grand-père y ajoutait un présent de noces de cent mille livres. Le tout, en cas de veuvage, restait au survivant du couple, y eût-il ou n'y eût-il pas d'enfants, en toute propriété, par contrat. En outre, il y avait les espérances, c'est-à-dire la fortune du comte. Elle devait, à sa mort, arrondir du million le portefeuille du ménage.

—Or, je vais avoir mes quatre-vingts ans, monsieur, dit-il à Philibert, avec un beau geste de talon rouge, vous n'aurez donc que peu de temps à attendre, j'espère.

C'était ce mariage que les journaux girondins publiaient, avec ou sans commentaires, dans la stupeur universelle. Il eut lieu cependant, mais il assembla peu de monde à l'église, et le vieux comte de Mourcey comprit à cette abstention respectueuse que, blâmé déjà de la mésalliance par le parti dont il était le chef, il n'y regagnait rien dans l'opinion populaire. Mais que lui importait, Claire était aimée avant de mourir.

Elle ne le fut que trois mois à peine; l'automne suivant l'emporta dans le premier tourbillon des feuilles mortes. Puis ce fut le tour de l'octogénaire, que rien ne retenait plus en ce monde, et Philibert Torbier eut le million promis—et gagné.

Géraldine, par l'un de ces coups de bascule qui sont la joie à la fois et la philosophie de son art, rayonnait aux plus hauts degrés de l'échelle sociale. Elle était grande usinière métallurgiste, et elle occupait aux alentours du Bois de Boulogne un hôtel, enfin digne d'elle, où douze larbins de haut style faisaient leur pelote. Un après-midi, l'un d'eux, huissier d'antichambre, lui présenta sur un plateau d'argent la carte d'un visiteur: Philibert Torbier.

—Comment! Il ose?… Il en a un culot!… Jamais je n'y suis pour ce monsieur, vous entendez, jamais.

Mais il était déjà devant elle.

—C'est moi, je t'aime toujours, je suis riche, j'ai ta parole, viens, ma femme!

Et il tomba à ses pieds, balbutiant, à demi évanoui d'amour, comme l'exilé tombe sur le sol de la patrie rendue. Mais elle s'était jetée sur le timbre d'appel.

—Alors, tu fais les poitrinaires, toi? cingla-t-elle.

Et s'adressant à deux laquais survenus:

—F…tez-moi cette crapule dehors.

Ils le ramassèrent le lendemain matin sur le paillasson de l'honnête créature, avec deux trous dans la tête.

IV

LE BATEAU DE FLEURS

C'était un yacht, un joli yacht appelé le Coromandel. D'où lui venait ce nom hindoustan, je l'ignore. Rien ne ressemblait moins en effet à ces naïves pirogues, les «schelingues», carènes de cuir et d'écorce cousues de filasse de cocotier, sur lesquelles on aborde en rade de Madras, à travers trois barres terribles d'écume hurlante; car, non seulement le Coromandel était une merveille de construction nautique, mais encore il ne tenait même pas l'eau en rivière, et il dormait, inutile et dérisoire, dans notre doux port d'Asnières-sur-Seine.

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