Contes de Caliban
Or, ledit Coromandel avait bel et bien coûté les cent mille francs à son propriétaire, jeune armateur de fantaisie surpris en pleine bohème par le gros lot d'un héritage colossal, et décidé à se payer en un seul coup tous les plaisirs dont il avait été sevré pendant les années d'apprentissage. Charpenté en bois rares et exotiques, reluisant de cuivreries miroitantes et aménagé pour les longs voyages, il était tapissé de délicieuses lices mythologiques, meublé de pièces de haute ébénisterie d'art et muni d'une artillerie culinaire propre aux plus rudes combats de gueule. Et le fond de cale s'y lestait d'une provende de ces bouteilles à tête d'argent, qui sont la gloire de la Champagne. Pourtant, il demeurait amarré, le joli yacht, au port pacifique d'Asnières, sans équipage, sans pilote ni capitaine, et comparable au petit navire de la chanson, qui n'avait jamais navigué.
Il advint que les sieurs Titubard et Polanson, artistes dépourvus de commandes, et quelquefois même de pitance, errant sur les bords de la Seine, remarquèrent l'abandon du bateau de plaisance. Informations prises, ils surent qui en était le propriétaire. Ils l'avaient connu au temps de la «mélasse», où ils avaient d'ailleurs barboté ensemble, et comme ils chassaient à «l'idée» de fortune, ils en attrapèrent, au vol, une qui leur parut tomber du ciel. Le lendemain matin, ils sonnaient à la porte du millionnaire, qui les reçut à bras ouverts.
—Nous ne venons pas l'emprunter d'argent, dit Titubard; d'abord parce que nous sommes trop fiers….
—Pour te le rendre, interrompit Polanson.
—Il s'agit d'une affaire….
—D'or!…
—Qu'est-ce que tu fais du Coromandel?
—Rien, leur répondit-il; il ne marche pas, il est mal fait, manqué; il ne vaut que son bois de flottage. Je cherche à le vendre.
—Combien?
—Je ne sais pas, moi. Ce qu'on voudra. Auriez-vous acquéreur?
—Si c'est plus de cent sous, non, fit le facétieux Polanson. Mais il y a locataire.
—Qui?
—Nous, ou les rats qui le rongent.
—Quels rats?
—Tous ceux d'Asnières. C'est un crible, le Coromandel! Donne-nous la préférence.
—Sur les rats?
—Oui, au même prix.
Le jeune armateur se mit à rire.
—Elle est bien bonne. Mais, qu'en voulez-vous faire?
—Oh! rien à te cacher: un bateau de fleurs.
—C'est la seule chose qui manque à la Ville Lumière, résuma Titubard, l'homme pratique du couple.
—Tiens, mais ce n'est pas bête, avait acquiescé le maître du yacht.
Et, gaiement, il leur prêta le petit navire, en souvenir du bon temps de la vache enragée.
—Mais dépêchez-vous de le prendre, ajouta-t-il, parce qu'on va me donner un conseil judiciaire.
Huit jours après, quarante invitations, lancées d'une main sûre, atteignaient à domicile l'élite de ce Tout-Paris des premières sans laquelle rien ne se fonde ni ne se consacre. Notre vieille amie Géraldine, qui en était, à cette époque, par sa liaison avec un gentilhomme fameux dans nos fastes galants, reçut individuellement la sienne. Titubard et Polanson avaient négligé de convier le prince à la fête, et cet oubli voulu suffisait déjà à en fixer le caractère bien japonais et libre de toute servitude sentimentale. A l'inauguration d'un bateau de fleurs, il ne faut que fleurs sans attaches.
—Comprends-tu ma déveine, me disait-elle, en montrant la charmante carte illustrée par Willette, c'est pour mardi!…
—Eh bien?
—Comment, eh bien? Le mardi, c'est le jour du prince. Je suis à lui tout entière, le mardi, c'est réglé comme du papier à musique!
Et elle soupirait, vertueuse:
—Pour une fois qu'on a l'occasion de s'amuser!…
Le Coromandel stationnait au pont de la Concorde, où il avait été remorqué à grand'peine. Grâce au crédit des actionnaires,—car ils avaient trouvé des actionnaires!—dûment réparé, calfaté et mis en état d'équilibre, il rivalisait de stabilité avec les établissements de bains dont la chaude saison orne la Seine. L'été, cette année-là, était admirable. Dans les ténèbres légères et transparentes des nuits de juillet, la ville luisait, diamantée, comme les gemmes et les pierreries dans le velours bleu des écrins, et la rivière, semée de reflets et de feux, semblait y doubler la Voie lactée. La soirée, en vérité, était si amoureuse qu'elle eût rendu le moins païen crédule à l'influence magnétique de Vénus sur les êtres et les choses, et je m'attendais, en arrivant, à la voir présider à l'ouverture du commerce dont Titubard et son copain allaient doter solennellement la France.
Si l'Aphrodite n'y était pas, elle était du moins représentée par les meilleures prêtresses de son culte, et notamment par Géraldine, que j'aperçus, dès le seuil, en écartant les tentures.
—Eh bien, mais … et le prince? grondai-je.
—Que veux-tu, mon petit, je n'ai pu y résister. On ne voit pas ça tous les jours. Du reste, il n'arrive jamais là qu'à minuit, au sortir du cercle, et il n'est que neuf heures. Le temps de croquer quelques sandwichs, de les arroser de deux ou trois coupes et de faire un tour de valse, soit avec toi, soit avec un autre, et je vole au devoir professionnel, hélas! Mon coupé est là-haut qui m'attend sur le quai.
Et elle se perdit, de bras en bras, éclatante de joie, folle de baisers, innocemment lascive, telle que Dieu l'avait créée, la belle bacchante, dans les soutes du Coromandel.
—Le patron du bateau, s'il vous plaît?
La question venait de m'être adressée par un personnage galonné, au visage rébarbatif, aux façons cassantes, qu'il ne me fut pas difficile d'identifier fonctionnaire. C'en était un, en effet, l'inspecteur des berges. Et Polanson parut.
—Qui vous donne le droit de stationner ainsi sous le pont, le long du quai, et où est le papier qui vous y autorise?
—J'ignorais, fit le tenancier, qu'il en fallût un, et vous m'étonnez. Le bateau est de création nouvelle et c'est le premier de ce genre que l'on voie dans la chrétienté.
—Circulez, fût la réponse.
—Soit.
Et Polanson fut détacher l'amarre.
A moins de débarquer piteusement les quarante invités, distributeurs de gloire, de rater ainsi le lancement et de voir l'affaire sombrer à jamais sous le ridicule d'une telle débandade, il n'y avait que cela à faire, en effet: détacher l'amarre. Titubard, esprit prompt, fut de cet avis, et comme le bateau commençait à glisser doucement dans le courant, il n'hésita pas à se mettre à la barre, tandis que Polanson sautait au poste de vigie.
Ce fut charmant d'abord. Illuminé de lanternes vénitiennes multicolores en guirlandes, au rythme des czardas de l'orchestre tzigane, le Coromandel descendait la rivière constellée, tantôt à droite, tantôt à gauche, parfois au centre, avec une fantaisie incomparable. Ainsi, de Paphos à Lesbos, la conque aérienne de l'Anadyomène attelée de colombes. Mais, comme le voyage n'était pas dans le programme, quelques têtes passaient aux écoutilles et d'autres se dessinaient à la rampe de l'entrepont, visiblement interrogatives.
—Où allons-nous donc?
—Je ne sais pas, leur criait Polanson, du haut de la vigie, mais si ce n'est pas au poste, c'est au Havre.
Entre ceux et celles à qui la plaisanterie semblait mauvaise, Géraldine la trouvait détestable, et jamais belle Géorgienne enlevée pour le harem par des marchands d'esclaves ne poussa de cris plus aigus sur la troïka de ses ravisseurs.
—C'est ma position, clamait-elle, on me fait perdre ma position!
A présent, le Coromandel avait pris l'allure folle de ce «bateau ivre» chanté par le poète verlainien. C'était miracle qu'il ne se fût pas brisé sur la culée d'un pont. Des barques s'étaient mises à notre poursuite. Les tziganes râclaient éperdument. Les rives fuyaient. Le bateau de fleurs n'était plus qu'un bateau de perruches sur lesquelles un vautour plane. Géraldine menaçait de se jeter à l'eau toute habillée, ce qui n'était pas beaucoup dire. Titubard était calme à la barre. Polanson nommait les paysages à tue-tête: «L'île de Billancourt … les Moulineaux … le Bas-Meudon….» comme un guide. Ce fut là que nous abordâmes, je n'ai jamais su comment, par la clémence de Neptune sans doute, et un nouveau fonctionnaire monta à bord, plus rébarbatif que le premier, et non moins galonné, je vous assure. Celui-là, c'était l'inspecteur de la navigation.
—De quel droit circulez-vous sur la Seine?
—Du droit d'épave, sonna Polanson.
—Avez-vous un constat de navigabilité?
—Naviguer, c'est l'avoir, jeta Titubard, de fait sinon de droit.
—Voyons votre machine?
—Quelle machine?
—Pascal a dit: «Les fleuves sont des chemins qui marchent.» Nous venons du pont de la Concorde en nous laissant aller, par une simple loi de physique. Lisez Pascal.
—Votre yacht n'est pas en état de tenir l'eau. Il y faudrait pour vingt mille francs de réparations.
—Prêtez-les-nous. D'ailleurs, où votre magistrature voit-elle un yacht là où il n'y a qu'un ponton d'amour?
—Je vous arrête.
—Ah! monsieur, quel service vous nous rendez! s'était écriée Géraldine qui était le bon sens même. Et, se tournant vers moi:
—Quelle heure est-il?
—Ecoute, fis-je….
Minuit sonnait au cadran de l'église … l'heure du prince!… Elle venait de perdre sa position.
Quant au Coromandel, il reprit la sienne, celle de petit navire, qui ne s'arrête ni ne circule, et les rats de Meudon y achevèrent en six mois la besogne des rats d'Asnières.
—Ce qui prouve, disait Titubard à Polanson, qu'il n'y a rien à faire en France pour les idées neuves et hardies et que l'avenir est au Nouveau-Monde, décidément.
CONTES FÉERIQUES ET RUSTIQUES
UN DUEL DARWINISTE
On lit dans les journaux allemands de la semaine: «Notre célèbre naturaliste Lutz de B… vient d'être tué en duel par le philosophe darwiniste Wilfried M…. Cette mort semblera d'autant plus douloureuse que la cause du duel était en elle-même futile.»
Futile!
Sous un genêt, à la lisière du bois qui sert de promenade aux habitants de la petite ville de C…, un scarabée dormait dans l'ombre tremblotante. Le temps était radieux, car la fin de mai à été clémente en Allemagne. Le soleil submergeait la plaine et les houblonnières. Advint Lutz, le savant naturaliste. Les naturalistes marchent silencieusement, coiffés de panamas à larges bords, et ils fouillent buissons et haies avec des pinces d'acier souple.
Tout à coup Lutz tomba en arrêt et on l'entendit s'écrier: «Scarabeus mirobolans!» Sur quoi le coléoptère effrayé s'envola. Par les prés, par les futaies, à travers les fougères, Lutz courait, sautait et trébuchait, sans quitter sa proie des lunettes. Quelle chasse!
Il arriva ainsi au bord d'un étang où Wilfried, le darwiniste, était assis, les pieds dans l'eau, et étudiait les moeurs des libellules, amoureusement.
—Docteur, cria Wilfried, ce scarabée vous a-t-il fait du mal?
Pour toute réponse, Lutz, entr'ouvrant la boîte de fer blanc qui lui battait sur les reins, montra que le Mirobolans manquait à sa collection. Et il reprit sa chasse autour de l'étang.
Bourdonnant de terreur, éperdu et l'élytre fou, le pauvre scarabée tournoyait sur le miroir et il ne savait plus où il allait. Il entendait autour de lui siffler dans le vent le filet du naturaliste. Hélas, un mur blanc!…
Le mur blanc comme la neige des pôles resplendissait au plein midi. Le scarabée s'y heurta et tomba dans l'herbe. Là, brisé, et reployant ses petites pattes meurtries et ses ailes inutiles, il demeura immobile et le coeur gros, comprenant que sa dernière heure était venue.
L'homme ne pardonne pas à la beauté libre.
Lutz le tenait entre ses doigts maigres, et il était content. Une dernière ruse, le scarabée la tenta: il fit le mort. Pauvre ruse de bête! Le naturaliste prit dans sa boîte une épingle, longue, longue comme une lance, et la lui enfonça dans l'aile gauche, et le satin de l'aile craqua. Ainsi transpercé d'outre en outre, le Mirobolans fut fixé sur le liège. D'abord il ne remua pas, dans l'étonnement de sa douleur. Et puis voilà que tout son pauvre petit corps d'émeraude et d'or frémit; il agita les pattes en une convulsion, et on sentit que s'il avait eu une voix, il aurait poussé un cri épouvantable.
Il balançait la tête de bas en haut, comme pour s'élancer, et il cherchait un point d'appui pour s'arracher de la lance. Mais partout l'air, rien que l'air, l'air tout à l'heure encore sa joie et sa vie, mais à présent l'air traître et complice, l'air élastique et sans prise.
Et dans cet air, l'odeur méphitique du camphre qui montait et l'asphyxiait et l'empoisonnait lentement…. Wilfried s'était levé: il était très pâle. Il marchait vers Lutz, accroupi sous le mur blanc. Tout proche du scarabée et presque à sa portée, les rebords de la boîte s'étendaient. Oh! pour les atteindre, quels efforts terribles! Mais il ne parvenait qu'à tourner sur l'épingle, dans sa plaie, comme une girouette au vent, et de plus en plus il s'enfonçait dans le pal, vers le lit de camphre délétère. Wilfried allait d'un pas rapide, comme pour le secourir.
Autour du supplicié les libellules, les belles mouches bleues, les papillons bariolés, les hannetons curieux, voltigeaient pleins de pitié, car les bêtes s'aiment dans leur impuissance. Et puis le doux bruissement des feuilles, les danses hiéroglyphiques des rayons, les clapotements du lac, le printemps, l'amour, la vie partout, et lui, fixé, le coeur traversé d'une longue lance immobile, hélas, mon Dieu, quelle torture!
—Bourreau! dit Wilfried, bourreau!
Lutz regarda le darwiniste et se prit à sourire. Alors, le coeur ulcéré, la flamme aux yeux:
—Lâche! fit Wilfried.
Et il souffleta le tortionnaire.
Lâche est une grosse injure, et un soufflet appelle la mort. Comme ils étaient tous deux ardents et forts, ils entrèrent dans le bois, et ils s'arrêtèrent dans le silence d'une clairière, sombre et sans horizon. Lutz, l'âme gonflée de rage, la joue rouge, tenait de la droite une épée et la brandissait furieusement. Le philosophe, calmé, songeait au scarabée, son frère, qui était mort, et il appuyait la pointe de son arme sur le sol verdoyant, espoir des trépassés. Le soir venait. Un rossignol chanta.
Le rossignol chanta la mort du scarabée sur un mineur grave et solennel; puis reprenant en majeur, il entonna je ne sais quelle marche guerrière qui excitait à la vengeance. Et le duel commença au milieu d'un choeur général de tous les oiseaux de la forêt, amis et admirateurs du magnifique Mirobolans.
Lutz était vigoureux et retors. Wilfried, frêle, était brave. Au premier choc l'épée malhabile de celui-ci sauta de sa main dans une fougère et il se vit désarmé. Le choeur des oiseaux redoubla de vaillance, et le darwiniste, la tête baissée, songeait à son frère, le scarabée, qui gisait, roide, sur l'horrible épingle. Lutz s'approcha pour frapper son ennemi.
—Suis-je une bête sans défense pour que tu m'assassines dans les bois! dit Wilfried.
Et, bondissant sur son épée, il la ramassa et fondit sur le savant cruel, à l'improviste, la pointe en avant. Et lui, le savant doux, il le transperça à son tour, de part et d'autre, de telle sorte que la lame ayant rencontré le tronc d'un chêne-liège, s'y ficha. Le cadavre de Lutz resta debout, retenu par la garde du glaive.
Et comme les oiseaux ne chantaient plus dans les ramures voisines,
Wilfried dit à voix haute:
—S'il est un Dieu et si ce Dieu est juste, qu'il nous juge.
Aussi ne faut-il pas croire les journaux allemands, ni quand ils disent que la mort du célèbre Lutz de B…. a eu une cause futile, ni quand ils disent autre chose.
LES BOTTES DE 28 KILOMÈTRES
A Octave Mirbeau
Mon cher Mirbeau, crois-tu aux rêves, je veux dire à leur sens métaphysique? En voici un que j'ai eu la nuit dernière, et dont tu me donneras la clef sans doute, car tu en es, sinon l'objet, du moins la cause.
Je venais de lire ton petit dernier, La 628 E-8, et, comme tout le monde, je m'étais laissé entraîner par cette verve belliqueuse qui te signe grand tapin des combats de l'Idée moderne. Mais sous ces espèces nouvelles de chauffeur d'auto philosophique, vêtu d'ours, et casquette en scaphandrier de l'espace, tu m'inspirais une jalousie que notre vieille amitié même ne suffisait pas à calmer. Je n'en dormais plus, de ta soixante à l'heure. Enfin, il m'en fallait une, sous peine d'en perdre mes esprits animaux, et ça, tu sais, c'est la camisole de force.
Je vendis tout et j'engageai le reste. Elle valait trente-deux mille francs, prix d'artiste. Je ne la marchandai même pas. Je l'eus, dédaigneux des contingences.
—Voici, dis-je au génial fabricant, il me la faut vertigineuse. Mirbeau m'embête. Est-elle vertigineuse?
—Garantie pour course à la mort, fut la réponse.
—Ce n'est pas assez. Puis-je, dedans, monter au Brocken, comme Faust, en dix minutes, pendant une nuit de Walpurgis?
—Avec ou sans Méphistophélès, au choix.
—Tope donc.
—Et je partis.
—Bon voyage, poète! me cria-t-il, et c'était le mot juste, mais j'étais déjà au diable, sans savoir où j'allais, bien entendu. On va!… Le spasme est là, à dire d'experts, quand ils avouent.
Je ne menais encore que le train où les poules échappent, et je sortais à peine de l'enceinte quand, d'un coup d'oeil, j'embrassai, comme au vol, la silhouette fugitive d'un homme gigantesque qui, sur le banc de l'octroi, cirait ses bottes.
Vue banale, assurément, si cet homme ne m'eût lancé un regard oblique que l'érubescence de ses paupières enflammées me fit attribuer à mauvais présage. Il me parut aussi que les bottes qu'il cirait étaient énormes, antiques, et assez pareilles à celles des postillons de berlines qui, maintenus par leur poids en équilibre, dormaient à cheval, et debout, d'un relais de poste à l'autre. Et comme la route s'ouvrait, large, aérienne, aimantée, j'accélérai ma vertigineuse.
Or, je n'avais dévoré que douze kilomètres environ quand l'homme aux bottes passa, jambes ouvertes, par-dessus ma tête, en l'air, et s'effaça sous l'horizon. Avais-je déjà la fièvre, cette fièvre propre au sport de la vitesse? Non, mon pouls donnait la normale. Alors, quel était ce gymnasiarque qui bondissait ainsi, léger, dans pareilles bottes, sur une voiture à demi déchaînée? Un nuage caricatural, sans doute, formé et emporté par le vent.
Mais, fait étrange, à seize kilomètres plus outre, il se dressait, perché sur une borne miliaire, d'où, pour inspecter la profondeur d'un bois où's'enfonçait la route, il dardait son regard rouge. Impossible de douter, au reniflement de ses narines pileuses comme à la bave de sa langue pendante, qu'il ne flairât quelque proie dans la forêt, et pour l'atteindre, je multipliai mes voltes. Il ouvrit le compas de ses guibolles, et prittt! disparut par delà les cimes.
Plein de foi dans la voiture invincible qui me portait comme Élie son manteau prophétique, je la précipitai dans l'ombre verte des chênes, à la poursuite de l'homme aux bottes ailées. Il ne sera pas dit, me jurai-je, que la science—et quelle science! mon cher Octave, celle même qui réduit la distance à une hypothèse—le cédera à je ne sais quelle vision fantomatique dont le mirage ne relève que du conte. Nous allons voir si des bottes, de simples bottes archaïques, l'emportent sur une machine de trente-deux mille francs, garantie méphistophélesque, et signé d'un mécanicien auprès duquel Archimède et Vaucanson ne sont que des constructeurs de polichinelles. Et je la lançai à une telle allure qu'elle faillit, dans une clairière, écraser un petit garçon tenant deux fillettes par la main et qui, d'après ma notion des choses, y cueillait des violettes pour la fête de la Mère l'Oie.
Comme je m'étais arrêté net, ainsi que l'on s'arrête quand on débute, l'enfant me pria de le prendre, lui et ses soeurs, dans la vertigineuse, pour le sauver d'un méchant homme qui voulait les boulotter tout crus, et sans sel ni poivre, riait-il. Je les empilai donc en un petit tas au fond de la voiture et je repartis à soixante-dix à l'heure. Le puérophage m'attendait à l'orée du bois. «Humph! humph! renâcla-t-il, ça sent la chair fraîche dans ta roulante.» Il fallait fuir. On ne badine pas avec les ogres. La course commença, course terrible qui, dans mon songe, mettait aux prises l'idéal et le réel, ou, si tu le préfères, le vieux jeu avec le nouveau. N'oublie pas que mon fabricant m'avait jeté dûment l'injure trop méritée de poète.
Quel que fut le développement de la vitesse sans limites de ma vertigineuse voiture de course à la mort, elle était inférieure à celle où, grâce à ses bottes, le Polyphème des gosses pouvait parvenir, puisqu'il n'avait qu'à écarter les genoux pour faire sept lieues d'un empan. J'étais donc sûr de succomber, comme la raison succombe à la folie, lorsque le garçonnet me fit observer que cette mesure de vingt-huit kilomètres était fatale et que l'ennemi ne pouvait ni l'augmenter, ni la réduire.
—C'est sept lieues, toujours, et ni plus ni moins. Donc, tu n'as tantôt qu'à ralentir et tantôt qu'à activer la machine pour rester en deçà ou en delà du pas magique.
Ainsi parla le malicieux Petit Poucet, et je crus, à l'ouïr, entendre le jeune David auner la trajectoire de sa fronde au front de Goliath.
Et voici qu'à son conseil, la main sur une roue docile et sensible comme un ressort de montre, je précédais ou suivais, l'esquivant toujours, le Polyphème retombant une lieue trop près ou trop loin.
Nous arrivions ainsi, en cette chasse fantastique, à je ne sais quelle région dénudée et sablonneuse, semée d'ajoncs fleuris d'or, au travers desquels la mer bleuissait. A son bruit familier à mes oreilles, et comparable à une grande toile qu'on déchire, je jugeai que nous n'étions qu'à deux lieues environ de son gouffre, et j'allais serrer les freins de la vertigineuse pour ne pas y choir quand l'enfant me cria:
—Va donc, lâche tout, il est perdu!
Et l'ogre imbécile, en effet, de son enjambée géométrique, s'écarquilla, et s'en alla tomber dans les eaux jaillissantes. Notre élan, d'ailleurs, à nous-mêmes, était tel que nous ne stoppâmes que dans les premiers flots.
Croirais-tu, mon cher Mirbeau, que notre coquin de puérophage nageait comme Neptune lui-même? Pour aborder un rocher, formant îlot, où il pensait se tirer d'affaire, il avait retiré ses bottes, qui, toutes flottantes, vinrent échouer sur le rivage. En vérité, c'est un étrange rêve!
Mon petit Tom Pouce, fou de joie de voir ainsi onduler les bottes comme des algues déracinées, s'était élancé de la voiture, et, suivi de ses deux soeurettes, qui n'avaient pas lâché leurs bouquets de violettes, il courut les repêcher sur la grève. Puis il les chaussa. Je t'ai dit qu'elles étaient immenses, mais elles s'étrécirent à la mesure de ses pieds d'enfant. Polyphème hurlait sur son îlot. Et lorsque les bottes furent chaussées, le gai petit voleur prit sous chaque bras l'une et l'autre des bouquetières, la brune à gauche, la blonde à droite, il fit un pas de vingt-huit kilomètres et s'enfuit, l'ingrat, chez la Mère l'Oie.
Je mis, comme bien tu penses, pour le rattraper sur les chemins, la vertigineuse à l'allure de la course à la mort, mais je ne sais pas où elle demeure, hélas! la Mère l'Oie—et je me suis réveillé.
Es-tu ferré en oniromancie? Qu'est-ce qu'il veut dire, ce songe-là? Peut-être ceci, que les poètes sont pour quelque chose dans l'invention du spasme de la vitesse, et que le bon Perrault réclame. Fais-tu sept lieues à la seconde sur ta 628 E-8? Il y a des bottes qui les font, de vieilles bottes, mon cher Octave.
CENDRILLON EN AUTOMOBILE
Décidément, c'est une série, mais je commence à être inquiet. Il doit y avoir quelque part un fabricant d'autos qui m'hynoptise. Car enfin je ne suis pas professionnel et n'ai point par conséquent «l'idée fixe». Donc, qu'est-ce qui m'arrive?
Je viens de raconter mon songe des bottes de sept lieues et comment pendant un temps énorme, qui n'a peut-être duré qu'une seconde, je me suis dérobé à la poursuite de l'ogre puérophage, grâce à une électrique prodigieuse, et de marque bien française, appelée «la Vertigineuse». Eh bien! la nuit dernière, elle est revenue me hanter. Pourtant, j'étais rentré chez moi en omnibus, escargotiquement.
Pendant le premier sommeil, ou, pour parler savamment, la période hypnagogique—car j'étudie mon cas—je me trouvais dans une espèce de gentilhommière, moitié castel et moitié ferme, comme on en voit encore en Bretagne. C'était à l'heure de la tombée du jour, qui s'éteignait sous les bois environnants, mais illuminait encore, embrasait même une superbe route carrossable, droite comme une règle plate, amour des yeux, qui passait devant le seuil du logis.
Dans la salle commune et centrale, ornée de vieux meubles ouvragés, bahuts, armoires, hautes chaires, dressoir, huche à pain, aux cuivreries miroitantes, s'ouvrait une vaste cheminée seigneuriale, au manteau écussonné, avec ses landiers en fer forgé dressés en lampadaires, son attirail symétrique de vaisselle d'étain et des lices de chasses vivifiaient de leurs tons, vert-de-grisés l'atmosphère mordorée de l'habitacle. Quatre personnages étaient assis autour d'une table oblongue, le gentilhomme, sa dame, leurs deux filles, tous en habit de cérémonie, et ils y prenaient un repas étrange. Ce repas n'était fourni que par une citrouille démesurée placée au milieu de la table oblongue, et dans laquelle ils plongeaient tour à tour leur cuillère, d'un geste d'automates.
Aucun autre plat que cette citrouille. Ils la vidaient en silence, comme un pot de confitures, sans en entamer la croûte vermillonnée et chastement voilée de dentelle. Et à chaque lambeau du sorbet, ils en crachaient la graine, qu'une nuée de rats se disputaient entre leurs pieds immobiles.
Sur le degré de l'âtre, où bouillonnait une marmite pleine d'eau pure, un chat, la queue ramenée sur les pattes en chancelière, les regardait, ces rats, sans les voir, et les écoutait sans les entendre, étant sourd et aveugle, vieux d'ailleurs comme Mathusalem, et plus épilé qu'un manchon piétiné par une farandole.
A ce moment, l'hallucination hypnagogique se détermina en rêve pur et, tous mes sens étant débridés, je me vis assis moi-même sur l'escabeau de la cheminée, à côté d'une autre et troisième fille, effacée jusque-là dans l'ombre, et qui, avec une épingle à cheveux, remuait les cendres du foyer pour y chercher une pomme de terre.
—Avez-vous faim? lui demandai-je.
—Toujours, fit-elle, et depuis seize ans.
C'était son âge.
—Votre nom?
Elle me montra les cendres.
Tout à coup, une sonnerie de cor retentit au dehors et, des bois assombris aux gazes violettes, trois haquenées blanches suivies d'un palefroi harnaché d'argent apparurent sur le seuil de la salle. Le père, la mère, les deux filles en costumes de cour montèrent sur les chevaux et, par la route droite comme une règle, amour des yeux, s'en furent au bal chez le Roy.
La fille au nom de cendres les suivit longtemps du regard et elle se prit à pleurer. Je n'ai jamais rien vu d'aussi joli, dans le laid, ni d'aussi laid dans le joli, que cette petite servante, mais ses larmes m'ouvrirent son coeur et je compris qu'elle aimait le Roy. Je versais à l'état de somnambulisme et mes perceptions étaient extralucides.
—Vous êtes savant, fit-elle, ne ferez-vous rien pour moi?
—Savant, non, souris-je, mais poète, et à ton service. Que désires-tu?
—Aller au bal de la cour et y arriver avant elles.
—Elles, qui?
—Mes méchantes soeurs et ma marâtre.
Qui m'expliquera pourquoi je lui posai l'absurde question suivante: «Cendrillon, as-tu les pieds roses?» Je crois très fermement qu'il entre de la démence dans les rêves. Elle ne me répondit pas, mais, courant à la marmite, elle en renversa le couvercle et sauta dans l'eau bouillante. Je poussai un cri d'effroi, mais son visage, transfiguré par la souffrance, rayonnait comme celui des martyrs. Ah! oui, elle l'aimait, le Roy! Rapidement, je l'enlevai et l'assis sur l'escabelle. Elle avait les pieds chaussés de cristal, et si petits, si petits en leur gaine adamantine, que l'impératrice de la Chine en serait morte de jalousie, je vous assure. Deux roses-thé dans deux verres de Venise!
—A présent, tiens ta parole, poète, me cria-t-elle, avec une moue d'enfant gâté.
Je tirai donc mon talisman. Il est à tout faire et ne me quitte pas. Puis, m'étant mis en communication—allo! allo!—n'oubliez pas que c'est un songe—avec les omnipotents que vous savez, ou plutôt que vous ne savez pas, je m'approchai de la citrouille et je lui jetai les rimes nécessaires à toute bonne incantation.
La cucurbitacée se transforma en automobile.
C'était encore une fois «la Vertigineuse», chef-d'oeuvre de la mécanique française, et le dernier mot passé, présent et futur de la locomotion terrestre.
—Tu vois, fis-je, petite Cendrillon, c'est ton carrosse. Tous les poètes, grands ou petits, morts ou vivants, te l'offrent par ma voix, à cause de ton amour. La malle des Indes, que l'on appelle aujourd'hui l'Express-Orient, ne va que le train de tortue auprès de cet éclair à pneus. Tes soeurs et ta marâtre, fussent-elles déjà dans la cour du palais royal, tu seras au bal plus vite qu'elles.
—Hélas! danser avec lui sous mes guenilles!
Et elle étalait les oripeaux dont elle était fagotée. Mais voilà que, complices des poètes, tous les vieux meubles, bahuts, armoires, s'ouvrirent à la fois et jetèrent à ses pieds charmants et roses les pièces innombrables d'une garde-robe quintiséculaire, où toutes les modes de nos mères, aïeules, bisaïeules et bien au delà étaient représentées. La coquette n'en voulut que les dentelles. Toutes, donc, se détachèrent, malines, valenciennes, vénitiennes, qui sont de l'alençon démarqué, anglaises que réclame Bruxelles, et les auvergnates de Velay, et les espagnoles aussi, qui, s'entrecousant d'elles-mêmes autour de la jeune fille, la vêtirent d'une robe arachnéenne, où son jeune corps de vierge transparaissait dans la plus chaste des nudités triomphantes.
Pour moi, j'étais déjà à mon poste de chauffeur, le poing à la roue, comme le pilote l'a au gouvernail.
—En avant, Cendrillon, et au bal du Roy!
Impossible de me rappeler, dans le triste état d'éveil où je suis, pourquoi tous les rats, métamorphosés en cyclistes, couraient autour de nous, en avant, en arrière, dans le vent de «la Vertigineuse». Toujours est-il qu'il en était ainsi. Seul, le vieux chat, sourd et aveugle, était demeuré auprès de la marmite. Il y philosophait, selon moi, sur le sens de l'aventure, mais sans s'en étonner le moins du monde, sachant fort bien que les dieux (s'ils peuvent ferrer les talons de Mercure d'ailerons avec lesquels il fend et traverse les sept ciels de l'espace en moins de temps que je n'en mets à l'écrire) se jouent, à plus forte raison, des impossibilités de la vitesse et pour deux bonnes rimes nous octroient des voitures-fées.
Elle a épousé le Roy, elle est reine, et, à présent, elle nous méprise. Elle ne veut à la cour que des savants en us. Mais pas un d'eux n'a encore pu lui expliquer scientifiquement comment, en se trempant les pieds dans de l'eau bouillante, on peut avoir des pantoufles de verre. Aussi écrivent-ils: «de vair», dans leur ignorance des choses de l'amour. De «vair», les pantoufles de Cendrillon. Ah! les imbéciles! Tel est mon rêve.
LE DIABLE EN BRETAGNE
Je pense à vous, bonnes gens de la glèbe, sur qui la nuit tombe si vite déjà dans la campagne déverdie, et à qui novembre tinte, avec celui des trépassés, le glas du chômage hivernal. De ce Paris qui flamboie en vos rêves et où vous avez quelque gars peut-être jeté dans la mêlée ouvrière, je vois, la-bas, entre mes livres, le hameau breton, noyé dans la brume violâtre dont s'encrêpent à présent nos crépuscules; je marche à vous par les sentes ravinées où les vaches se hâtent d'elles-mêmes à la litière; je reconnais les chaumières grises aux toitures rousses, où floconne lourdement le pompon de fumée, panache de la marmite; et je viens pour vous distraire, car les tueurs de temps vous oublient.
Pour mon compte, soyez-en sûrs, si l'en était maître de sa vie, je n'emploierais la mienne qu'à vous raccourcir les heures lentes pendant le sommeil de la nature, car vous êtes le public idéal des conteurs. Vous croyez. Oui, vous croyez, comme au moyen âge, au temps où les douces et gaies légendes de notre florilège ethnique allégeaient le servage et trompaient la misère. Vous restez, devant le foyer rembrandtesque, où le lard de la Noël se saure, l'auditoire des «mystères» et des soties, plus crédules aux fées qu'aux anges peut-être, mais francs gausseurs du diable, amis des douze apôtres de N.-S. Jésus-Christ. Cet état d'âme, contre lequel ne prévaudra pas, à dire d'experts, la «gratuite» la plus obligatoire, est précisément celui qu'il faut à l'art des tueurs de temps, vulgo: poètes. Donc un fagot dans l'âtre, et écoutez celle-ci, que les enfants peuvent ouïr, tandis que le grillon porte-bonheur crisse comme un mur qu'on râcle et chante aux joies de la flamme.
Si vous n'avez pas connu Jean Kerlot, c'est que vous n'avez connu personne, car, pendant soixante bonnes années, on n'a vu que lui dans la paroisse. De plus avisé, qu'on en cherche! Aussi a-t-il laissé du bien à sa parenté, mais non pas, hélas! son intelligence, à preuve ce beau moulin sur la côte, aujourd'hui sans ailes, et qui n'est plus habité que par un couple de corbeaux centenaires, déplumés.
Jean Kerlot était parfait chrétien, le recteur a pu le dire, sans mentir, sur sa fosse. On l'a vu du reste au paradis, dans la propre loge de saint Pierre, en train de lui parler, comme je vous parle et de lui raconter les bonnes farces qu'il faisait au diable sur la terre bretonne. Car vous n'ignorez pas qu'en Bretagne, dès qu'il y vient travailler, messire Satanas devient très bête. C'est la Vierge qui veut ça et aussi Madame sainte Anne, à Auray, nos protectrices.
Jean Kerlot le savait, et il en profitait à bénédiction. Du plus loin qu'il l'apercevait, derrière les meules entre lesquelles il se cache pour effrayer les enfants, il lui jetait son chien aux mollets et le forçait ainsi à se montrer, avec des javelles plein les cornes, par conséquent ridicule, comme un épouvantail à moineaux.
—J'aurai ton âme! lui criait le marchand de ténèbres.
—T'auras rien du tout! rigolait le Breton, et il l'invitait, par défi, à boire une bolée.
Le diable a toujours soif, c'est son châtiment, et comme un gindre devant un four, je n'ai pas à vous l'apprendre. C'est même pour ça qu'il sort le plus qu'il peut de l'enfer embrasé et multiplie chez nous ses visites. Mais il préfère le vin de pomme au vin de vigne. Habitude prise dans l'arbre du paradis terrestre.
Or, un jour qu'ils étaient attablés ensemble, verre à verre, dans la propre maison de compère Jean, le rusé Breton dit à son hôte:
—Voilà février, mon Lucifer; il va falloir s'occuper des semailles.
Veux-tu faire un pacte avec moi?
—Si c'est pour ton âme, entendu, j'accepte d'avance.
—Vère, tu vas trop vite! Faut se tâter d'abord et se mettre à l'épreuve. Je me méfie de ton honnêteté!
—C'est ton droit, grimaça l'autre; mais ces messieurs les curés exagèrent: je suis fidèle à ma parole.
—Le pacte serait pour deux ans, alors?
—Tope. Qu'est-ce?
—Si, pendant deux ans à la file, c'est ma récolte qui est la plus belle du pays….
—Eh bien?
—Eh bien, pour commencer, je la partage avec toi.
—La part du diable?
—Oui. Est-ce dit?
—C'est dit. Signons.
—Je ne sais pas écrire.
—Une croix suffit.
—Une croix? Tu ne le voudrais pas! Crachons par terre.
Et ils crachèrent. Puis Jean s'en fut à son champ et il l'ensemença de graines de navets, entièrement, et d'un bout à l'autre.
Au mois d'août, la récolte était la plus belle. Jamais on n'avait vu, voire en Bretagne, pareille pelouse de grappes jaunes, hautes, larges, épanouies comme des fougères.
—Es-tu content? demanda le diable.
—Oui, je le suis. A présent, le partage. Veux-tu le dessus ou le dessous de la récolte, ce qui est en terre ou en dehors? Choisis.
Et comme le Déchu n'entend goutte aux choses du bon Dieu, il choisit le dehors, à cause des magnifiques fleurs jaunes. Mais, ainsi que vous pensez, il ne put rien en faire et, même en Angleterre, pour les bestiaux, il ne parvint jamais à en vendre les fanes.
L'année suivante, deuxième du pacte, Satanas jura de ne pas s'y laisser reprendre. Quand le temps du partage fut venu, le voilà qui se présente à Kerlot, le rusé, et, tout de go, sans prendre le temps de lui donner le bonjour:
—Cette fois, je veux ce qui est en terre.
Or, le Breton avait semé du froment dans le même champ, et c'était les épis de blé, gros comme en Égypte, qui le couvraient d'une chape d'or merveilleuse. Il en eut plein son moulin. C'est ainsi que le paysan se servait du démon pour sa fortune.
On m'a affirmé qu'en Normandie le Malin est beaucoup moins bête, et cela tient probablement à ce que les Normands n'ont ni pèlerinages ni pardons, et sont donc moins protégés que les Celtes. Toujours est-il que Jean Kerlot en faisait voir au «nôtre» de toutes les couleurs de la mer, et Dieu sait si elle en change! Le diable de Bretagne s'acharnait cependant sur le meunier matois, je crois bien que c'était à cause de son cidre, du pur jus, à la vérité, et il ne lâchait point l'espoir d'avoir son âme.
—Vends-la moi, ami Jean, et fais ton prix?
—Je ne dis pas non, traînait l'autre, en mâchonnant un brin de romarin; mais j'ai trois enfants et je ne suis pas encore assez riche pour mourir. En outre, j'ai promis une belle aube en dentelle au pasteur de l'église, et c'est cher, à Rennes, ces chemises à chanter la messe! Si encore mon moulin était moins vieux! Mais il a cent ans à cette heure, et il ne prend plus le vent. Il est vrai qu'il n'en souffle guère depuis que les arbres grandissent autour.
—Abats les arbres.
—Des chênes! moi, un Breton? C'est comme si tu me conseillais de démolir nos calvaires. En vends-tu, du vent, Satanas?
—Je vends de tout, fit le Maudit, déjà pris au piège.
—Eh bien, je t'en achète.
—Pour le coup, c'est-contre ton âme!
—Avant ou après confession?
—Avant. Sois probe, voyons.
Il est certain, en effet, qu'après confession elle ne valait plus rien du tout, puisque, lavée dans l'eau de miséricorde, elle montait droit comme un I, légère et blanche, au jardin céleste. Jean en convint, mais il voulait, en fait de vent, un vent de première qualité, continu, sans saute, un vent de moulin, et, cela va sans dire, point d'avaries ni aux ailes, ni aux chênes, ni aux haies, ni même aux fleurs. A la moindre tuile tombée d'un toit, dans le village, fin du pacte, point d'âme!
—Combien de temps t'en faut-il?
—Jusqu'au moment où il n'y aura plus rien à moudre.
—Ça va. Je souffle.
Je ne sais pas pourquoi diable le diable s'était transformé en lièvre pour souffler ce vent-là sur le moulin Kerlot, mais il est constant qu'il en fut ainsi. Vingt personnes dignes de foi l'ont vu, de leurs yeux vu, tapi dans un fossé sous cette forme, y diriger l'air d'un chalumeau qu'il avait aux babines. Le moulin tournait nuit et jour et, non seulement il tournait sans repos, mais il tournait seul dans tout le canton, et les autres, immobiles sur les coteaux les mieux situés, semblaient être d'antiques tours de télégraphe aérien hors d'usage.
De telle sorte que toutes les moissons y furent apportées, que les sacs s'empilaient, dedans et dehors, chez l'astucieux gausseur du diable et qu'autant de bons écus de trois livres tombaient dans son bas de laine arrondi et pareil à un étui de jambon. Mais tout a une fin, même en meunerie diabolique, et il ne restait plus de sacs à broyer que pour une journée, lorsque, tout à coup, les ailes se ralentirent, molles, et cessèrent de battre.
Jean Kerlot avait couru au fossé:
—Eh bien, ça ne va plus? Qu'arrive-t-il? N'as-tu plus de poumons, ou renonces-tu à mon âme? Elle déborde de péchés, pourtant, tous capitaux, et tu vas manquer une proie d'élite. Je n'ai plus que vingt-quatre sacs à passer sous la meule, après quoi, c'est convenu, tu m'emportes.
Le lièvre souffla plus fort, puis de toute sa force et enfin même démesurément. Les ailes du moulin restaient inertes. Alors, Satan déchaîna l'ouragan. Les fleurs déracinées jonchaient les prés hérissés, les arbres tordus se couchaient sur les haies déchirées, les tuiles des maisons volaient en disques: une répétition de la fin du monde! Enfin, ce fut le tour des ailes, qui, détachées par la tempête, disparurent comme des cerfs-volants dans les tourbillons.
Jean Kerlot, pour sauver son âme, les avait sciées sur le moyeu.
On n'imagine pas à quel degré le diable est bête en Bretagne.
LES DEMI-AMES
Le jour où, la boîte au dos et la pipe aux dents, je découvris pour la première fois, à travers son rideau d'élyme gris, la petite grève d'or dans laquelle fort probablement je mourrai, un couple en arpentait le sable. Il marchait à petits pas, frileusement, comme des vieillards qui se chauffent au soleil, et suivait exactement les lignes sinueuses et les demi-cercles d'écume que tracent les vagues vertes en bavant. Les prenant pour des amoureux en quête de solitude, je me gardai bien de les déranger, et je piquai mon chevalet à l'ombre d'un rocher taillé en forme de sphinx allongé, qui est bien le produit le plus extraordinaire de l'art statuaire de la mer.
Mais ils m'aperçurent et vinrent à moi. Ils riaient, la bouche ouverte sur les dents, sans mot dire, en sauvages, et je vis qu'ils étaient plus jeunes que je ne l'avais imaginé d'après leurs démarches sautillantes. A eux d'eux, ils n'emplissaient pas l'urne de quatre-vingts ans. La femme avait dû être assez jolie, mais l'homme était superbe encore. Avec ses traits nets et simplifiés, on l'eût dit taillé lui aussi et modelé largement par la mer dans un bloc de quartz.
Aux réponses qu'ils firent à quelques questions banales, je ne tardai pas à m'apercevoir que j'avais affaire à un couple d'innocents ou, comme on dit ici, de «diots». D'ailleurs, ils ne prononçaient pas un mot sans se consulter longuement du regard, et le geste que l'un hasardait, l'autre le reproduisait aussitôt, et comme une ombre sur un mur. Le soir, lorsque je pliai bagage, ils marchaient encore dans les baves multicolores de la marée descendante, qu'ils avaient suivie presque à l'horizon.
Et comme je m'informais d'eux auprès du cabaretier de la route:
—Ah! me dit-il, vous avez vu les Demi-Ames?
—Les Demi-Ames? fis-je, assez étonné de la désignation.
—Oui, reprit-il; on les appelle ainsi parce qu'ils n'ont qu'une âme pour deux.
Des Bretons qui buvaient se mirent à rire, et grâce à l'appât des bolées, j'obtins que l'un d'eux me contât l'histoire singulière des Demi-Ames de la Roche-Pelée.
—Lui, fit le conteur, il s'appelle Élie; elle, on l'appelle Anne-Marie. Ils sont bel et bien mari et femme, tels que vous les voyez, avec leurs apparences d'amoureux sempiternels. Figurez-vous, monsieur, qu'ils étaient aussi futés et fins auparavant qu'ils sont aujourd'hui simples et sans idées. Mais surtout Anne-Marie, que nous avons tous connue piquante comme tête de chardon et tout à fait avisée. Lui moins.
«Ils venaient de se marier, lorsqu'Élie prit engagement pour la pêche au port de Saint-Malo, sur la Belle-Sophie, capitaine Géflot, car il était gars de flétan (marin de Terre-Neuve). Dès avant le départ, fixé à deux jours de là, le pauvre Élie, en manoeuvrant les tonnes de saumure sur le pont, tourne du pied, glisse et tombe à la mer. Comme il ne savait pas nager, il se perd, et voilà son corps, à la dérive. Toute la nuit on le chercha, dans un rocher et dans un autre, et tout le long de la côte. Mais point de corps, point d'Élie. Lorsqu'un matin on vint dire à Anne-Marie, laquelle ne savait rien encore:
«—Il y a sur la grève de la Roche-Pelée un cadavre tout blanc qui ressemble à ton homme si ce n'est lui.
«Car il fallait la ménager.
«Elle y va et le trouve amarré sur ce rocher qui est tout pareil à une bête couchée, avec une tête de femme. Pour tout le monde et pour vous-même, si vous eussiez été là, le gars était mort. Mais pour elle, il ne l'était pas. Il faut croire aussi que le bon Dieu fait des miracles. Toujours est-il qu'elle se colla sur lui, comme un minard (pieuvre), bouche à bouche, à croire que leur nuit de noces recommençait. Où avait-elle appris ce remède, cette Anne-Marie? Pendant des heures et des heures, elle lui souffla dans la poitrine, sans débrider des lèvres, et, monsieur, elle l'a fait revenir, car c'est lui que vous avez vu tout à l'heure.
Et le narrateur breton ajouta:
—Seulement, pour le ressusciter, elle a été obligée de lui passer la moitié de son âme.
Et le cabaretier conclut:
—Voilà la cause pour laquelle on les appelle dans le pays: les Demi-Ames. Mais ils sont inoffensifs, et vous n'avez rien à craindre d'eux, quand vous dessinez sur la grève. Est-ce triste, une fille si malicieuse! la voilà «diote» à présent.
Aujourd'hui, jour des Morts, j'ai appris que les Demi-Ames s'étaient envolées. Ils sont morts ensemble presque à la même minute et dans la même heure. On les a trouvés dans leur chaumière assis devant l'âtre éteint, et côte à côte sur deux escabeaux rapprochés.
Un vieux Breton m'a dit:
—Moi, je me demande qui va les prendre?
Oui, qui va les prendre? dites-le moi. Car les Demi-Ames n'avaient qu'une âme pour deux, et là-haut on veut des âmes bien entières. Que ce soit Satan ou le bon Dieu qui les jugent, ces juges exigent une âme par corps. Leurs lois sont formelles. Quand ils se réincorporeront pour l'éternité, comment le pauvre Élie arrivera-t-il à faire entrer la sienne, la vraie, celle qu'il a perdue à l'eau, dans le fourreau déjà à moitié rempli? Il lui en sortira donc une partie hors du corps? Et d'autre part, Anne-Marie, dépourvue de sa moitié d'âme, avec quoi remplira-t-elle sa gaine demi-vide? Peut-être, et je le crois, avec le surplus de celle d'Élie et ce qu'il y en aura hors de lui. Alors ils se tiendront une fois encore, et j'incline à penser que n'importe où on les enverra de la sorte, soit toujours unis, ils se trouveront dans le vrai paradis.
L'ENFANT PERDU
A une portée de fusil du hameau breton que j'habite, il y a une ferme importante, appelée la Ville-Eyrnaud, du nom de son fermier, ou plutôt de sa fermière, Jacquemine Eyrnaud, car Pierre Eyrnaud est mort l'an dernier. Dieu ait son âme!
Établie dans une espèce de manoir, d'ailleurs sans caractère et d'un style hybride, la métairie se relie par de hautes futaies de châtaigniers et des allées magnifiques à cette forêt de Ponthual, sombre et légendaire, qui fut et redeviendrait, au besoin, un repaire de chouans. Un «doué», ou ruisseau aux eaux intermittentes, sépare le corps d'habitation de ses dépendances, potagers, vergers, étables et prairies; il aboutit à un vivier devenu une canarderie tumultueuse, comique, toujours en batailles d'ailes ou de becs. Un radeau, vert de graminées, y flotte et se déplace, et c'est sur le pont rustique qui la traverse que, le soir, au soleil tombant, la mère Eyrnaud préside à la rentrée de ses vaches. Les enfants qui les mènent, avec des baguettes de coudrier, ont l'air de les pousser avec des rayons.
Puis, c'est le tour des chevaux, reconduits à l'écurie par les gars de la fermière. Elle les voit venir, blancs sur le vert bruni des sentes, écartant du garrot les éventails des fougères, et quand ils ont bu au «dormoir», chacun à leur tour, elle est contente et s'en va à la soupe.
Au loin, l'orchestre de la mer enfle ses rumeurs, et les lignes violettes des bois tremblent à l'horizon.
La mère Eyrnaud a sept enfants. Elle les a tous allaités, élevés et gardés. Elle les aime profondément. Ils l'aiment également.
—Ah vère dam, oui, par exemple!
Et, cependant, elle est toujours triste.
Nul ne peut se vanter de l'avoir vue une seule fois rire ou chanter au rouet, et non seulement depuis la mort d'Eyrnaud, mais même auparavant. Une ride, creuse comme une ornière, lui fait deux fronts sous un seul bonnet. Et ils ne savent pas, les gars, ils n'ont jamais su la cause de sa mélancolie. Eyrnaud non plus, ne l'a pas sue, le pauvre cher homme! Quand, de son vivant, il la surprenait les yeux perdus, l'ouïe tendue au bruit des chemins et l'âme toute hors du corps, il soupirait et lui disait:
—A la fin des fins, Jacquemine, tu n'es donc pas heureuse?
—Très heureuse, Pierre, tout va bien.
Mais elle repartait à rêver. Alors, il branlait de la tête et s'en allait fumer sa pipe au bord de la canarderie.
Une seule chose la tirait de son brouillard. Régulièrement, aux temps de la moisson, quand on embauche des gars pour les travaux de la récolte, elle s'activait. C'était elle qui recevait ceux qui venaient se proposer à la ferme, qui traitait avec eux et leur versait la bolée de cidre. Elle les examinait longuement, anxieusement, les tâtait et les faisait causer. Ceux qui avaient vingt ans étaient tous pris et acceptés, fussent-ils ivrognes avérés et fainéants reconnus. S'ils n'avaient pas d'outils, elle leur en procurait, et s'ils prolongeaient plus que de raison la sieste de quatre heures, elle empêchait Eyrnaud de les malmener.
Un jour, il en vint un qui était faible et contrefait, un pauvre «diot» comme on dit ici, plus propre à mendier son pain qu'à le gagner.
—D'où es-tu? lui demanda Jacquemine.
—De Saint-Brieuc.
—Ton nom?
—Je n'en ai pas. Je sommes enfant trouvé.
—Sors-tu de l'asile?
—Da, j'en sortions, comme vous me voyez.
L'infortuné avait les vingt ans requis. La fermière devint pâle et s'accrocha à la table pour ne pas défaillir.
—Je te garde, lui dit-elle, tu vas rester ici, et je te nourrirai.
Elle s'empara du «diot», le décrassa, l'habilla et le fit coucher dans sa chambre. Il resta un mois entier à la Ville-Eyrnaud, inutile et béat; il y serait encore si Eyrnaud ne l'avait, un soir, remis sur le chemin de Saint-Brieuc. Il retourna à l'asile, et il conta son aventure aux Enfants-Trouvés.
De telle sorte qu'à l'août suivant, il amenait quatre camarades à l'embauchage. Mais comme, sur le nombre, il n'y en avait que deux qui eussent vingt et un ans, elle envoya les deux plus jeunes à la fauche et ne garda dans la ferme que les deux autres. Quinze jours, ils y vécurent comme coqs en pâte. Jacquemine, silencieuse à l'ordinaire, les harcelait de questions bizarres, leur écartait les cheveux sur le front, leur prenait les mains et les gardait entre les siennes, allait les écouter dormir, veillait à ce que leurs vêtements fussent en bon état; enfin, elle semblait quelque vieille poule soignant les poussins d'une autre. Quand ils partirent, elle pleura.
Pour le coup, ses sept enfants se fâchèrent, et ils lui adressèrent des reproches. Ils étaient jaloux:
—Sont-ils donc du même sang que nous, pour que tu te lamentes du départ de ces «hossouères»? (étrangers), que tes sept enfants ne te suffisent plus? Tu n'en as que pour eux, et les voilà dételés sans qu'ils t'aient tant seulement payée d'un «merci, madame»!
Eyrnaud mourut à la Saint-Michel dernière, et dans un mois on embauchera à la ferme, pour les moissons d'août.
Il en viendra de Pleurtruit, de Ploubalay et de Plouher, de Saint-Caast et de Saint-Jacut, des solides et des malingres, des paresseux et des braves, et Jacquemine entre eux choisira. Mais pour ce qui est de ceux de Saint-Brieuc, où est l'asile des Enfants-Trouvés, elle ne choisira pas, elle les engagera tous, et s'ils ont vingt-deux ans, ni plus ni moins, et au prix qu'ils y mettront encore. Eyrnaud n'est plus là pour parer à ce vertigo de charité. Et si les sept enfants se fâchent, les sept enfants se fâcheront, il n'en ira ni mieux ni pis, et ce sera tout comme. Voici pourquoi:
Il y a vingt-deux ans, Jacquemine n'était pas encore mariée, ni veuve. Elle s'appelait Morizot, du nom de ses père et mère, et elle était jeune fille, belle jeune fille voire: les anciens se la rappellent et ils l'ont encore dans les yeux. Sans compter qu'elle était aussi vive et chansonnière, en ce temps-là, qu'elle est, aujourd'hui, triste et taciturne. Un voyageur de commerce, qui vendait des rubans et des fanfreluches, la rencontra, une vesprée, au détour d'une sente. Il l'enjôla, lui donna des cravates de couleur et, finalement, la poussa sur une botte de paille. Ce qu'il est devenu, nul ne le sait et personne n'en a cure. Il faut que jeunesse se passe. Papa Morizot, d'ailleurs, n'en fit que rire, et la mère de même. Seulement, quand l'enfant arriva, neuf mois après, au jour requis, ils sellèrent l'âne, mirent l'enfant dans une manne et allèrent le porter à Saint-Brieuc, où il y a un hospice pour les malvenus. Au retour, ils embrassèrent leur chère Jacquemine, la soignèrent, la guérirent, et quand elle fut sur pied, fraîche comme une rose et svelte comme un jonc, ils la marièrent à Pierre Eyrnaud qui en était féru et proprement en dépérissait.
Mariage heureux s'il en fut, et fameux dans tout le pays pour la suite de ses prospérités. Ils eurent sept enfants l'un de l'autre, tous forts, bien portants et avisés, comme pas un.
Mais Jacquemine ne pense qu'à L'AUTRE, l'enfant perdu et le premier! O terre immense, où est-il? l'aîné, l'enfant de l'amour?
L'HERITAGE D'YVON LEGOAZ
Il l'avait toujours dit, ce vieil Yvon Legoaz, et invariablement:
—A ma mort, je laisserai mon bien au plus apte à le faire prospérer.
Il pouvait, d'ailleurs, parler de la sorte, car, ne s'étant jamais marié, il n'avait point d'enfants légitimes, partant pas d'héritiers directs. Tout dépendait donc de son testament.
Ce testament était fait et prêt depuis longtemps déjà, car le jour où Yvon Legoaz avait atteint la soixantaine, il l'avait dicté au notaire, dans les formes requises par la loi, afin qu'il n'y eût erreur ni procès, et il l'avait signé d'avance. Tout y était énuméré: meubles, immeubles, terres, écus du bas de laine et le reste, jusqu'au brave couteau avec lequel il tranchait ses tartines à la miche, taillait ses rosiers et débourrait sa pipe. Seule y restait en blanc la place où écrire le nom du légataire universel.
Le vieux paysan passait pour être fort riche, et, loin de s'en défendre, il se vantait volontiers de cet avantage, ce qui est rare dans les campagnes, et en Bretagne plus qu'ailleurs. Au moindre doute sur ce sujet, il s'en allait chercher son testament dans le bahut où il le serrait sous son linge, et il vous lisait des passages:
Item: un champ de soixante acres….
Item: deux fermes louées à bail sur vingt-cinq années….
Item: une maison bourgeoise sise à Dinan, dans la haute ville….
Item: le moulin dit de la Jeannée….
Et ainsi de suite. Puis, là-dessus, un petit hoquet de gorge qui était son rire propre de philosophe. A qui cette fortune devait-elle échoir? On ne savait, car huit jours avant son décès, la place du nom était encore en blanc, vous dis-je, et le fait est incontestable.
Si Legoaz (Yvon-Conan) ne s'était jamais marié, c'est, disait-on, qu'il avait, en son jeune temps, perdu sa bonne fiancée et lui avait juré, au lit de mort, de rester toujours veuf «d'elle». Mais, fidèle à son serment, il avait fait comme tout le monde, et ramené chez lui, après la danse, les belles filles, peu farouches, que le plaisir étourdit et désarme les soirs d'assemblée. Chez nous, elles y vont bon jeu bon argent et ne cherchent pas à frustrer l'amour de ses conséquences; aussi est-ce ici le pays des nourrices. C'est à ce sujet que le vieux observait, un jour, si drôlement:
—Si le sang vient du lait qu'on tette, il n'y a quasiment point de petits bourgeois des villes qui ne soient à demi bâtards, puisqu'ils l'ont du sein de la mère laitière.
Or ses bâtards, à lui, ne l'étaient pas qu'à demi, ils l'étaient des pieds à la tête et comme ceux du roi de France. Il en alignait trois, dont une bâtarde, devant le sourcil un peu froncé du bon Dieu; mais comme ils étaient dûment baptisés, face au diable, on ne parlait plus de leur irrégularité d'origine, passée là-haut au compte de profits et pertes. D'ailleurs, Legoaz les avait tout de suite pris à sa charge. Il les avait élevés, nourris, vêtus, tandis que, de leurs mères naturelles, deux s'étaient bellement mariées et constituaient famille ailleurs. La troisième avait disparu dans quelque simoun du «désert d'hommes».
L'aîné, Mathieu, avait trente ans. Il était le plus solide, le mieux trempé, laborieux à souhait, un vrai Legoaz, s'il eût eu le droit de l'être. Pour la vertu de parcimonie, il en remontrait à son auteur même. Un rude paysan celte selon le type immémorial, au front carré.
—Je ne sais pas, disait de lui Yvon, si Mathieu augmentera mon bien, mais, pour sûr, il n'en perdrai pas une motte de terre, voire une paille d'avoine.
Laurent, beaucoup plus dégourdi, futé même jusqu'il la matoiserie (sa mère était Normande), reproduisait, à mesure égale au moins, la qualité paternelle de volonté, patiente, obstinée, temporisatrice. Il marchait vers sa vingt-cinquième année.
—C'est le petit au nez pointu que j'adopterais, déclarait Legoaz, si je pouvais le faire, équitablement, sans nuire aux autres. Laurent tiendrait tête, dans un procès, à tous ces messieurs de la justice, et il le ferait durer d'un règne à l'autre!
Enfin Madeleine, brune pâle, sorte de sirène nabote, aux cheveux de varech, aux yeux vert de mer, aux allures sèches et brusques, dure à tous, même aux bêtes, et dont la voix sifflait comme le vent d'est dans les cordages des barques.
Elle, il avait fallu l'élever par les coups, comme un mauvais gars, et jamais on ne l'avait vu rire, entendu chanter, surprise à se parer. Elle n'aimait rien ni personne. Ah! celle-là était bien pour le cloître, preuve que la nature en fait, quoi qu'on en dise. Il n'en allait pas moins que la terrible fille s'était peu à peu emparée, servante à la fois et maîtresse, de la direction des affaires familiales. Elle tenait les comptes, réglait les fermages, touchait les loyers et allait payer les impôts à la ville.
On ne lui accordait aucune chance à l'héritage. Le père Legoaz voulait de la descendance et il savait que Madeleine n'était pas mariable. Qui donc s'exposerait à vivre avec une méchante, impatiente de tout joug, et dont les animaux même avaient peur? Non, bien sûr, ce n'était pas son nom qui remplirait la ligne blanche du testament.
Un soir, à la soupe, Yvon-Conan Legoaz annonça sa mort prochaine, du reste très simplement:
—J'ai les soixante-six, leur dit-il, c'est l'âge où ceux de ma race s'en vont.
Sur la route, à la nuit tombante, il avait rencontré le fantôme de son propre père, une grande ombre blanche, assise sur les degrés du calvaire, qui s'était levée à son approche et lui avait fait le signe du départ.
—On y va, l'ancien!…
Et il était rentré pour les préparatifs du voyage sans retour.
Le repas terminé, il alla prendre le testament dans le coffre, l'étendit, déplié, sur la table, demanda l'encre et la plume et s'assit, la tête entre les mains.
—Montez vous coucher tous les trois, ordonna-t-il.
Puis, resté seul sous la chandelle vacillante, le vieux chouan ouvrit en lui-même le grand débat définitif de sa succession.
—Je laisserai mon bien, avait-il dit et redit, au plus apte à le faire prospérer.
Mathieu, Laurent ou Madeleine?
De Mathieu, un acte l'avait beaucoup frappé, car il témoignait d'un esprit d'ordre et d'économie d'autant plus extraordinaire qu'il venait d'un enfant et révélait ainsi une vertu ethnique fondamentale. Un jour que l'on battait au fléau selon l'usage, sur des draps, dans le gazon, une récolte de petit pois surabondante, bons seulement pour la graine, le petit bâtard, à peine âgé de neuf ans, avait voulu, quoique la besogne fût finie, rester sur le champ de battage. Et, jusqu'à la chute du jour, il avait glané les pois épars dans l'herbe, les recueillant un à un, comme des pépites d'or, au creux de sa blouse.
Et le matin en avait bien encore rapporté un demi-sac à la grange.
Cette patience ne s'était jamais démentie, et Mathieu ramassait encore les petits pois perdus en toutes choses.
Il est vrai qu'il y avait, à l'acquis de Laurent, un trait de caractère non moins explicite et qui le brevetait d'une énergie doublée de malice telles qu'Yvon lui rendait les armes et s'en avouait lui-même incapable. Une fois que deux jeunes chats joueurs avaient si inextricablement mêlé les bobines de fil de la corbeille de Madeleine que sa chambre en était tendue comme d'une toile d'araignée, il s'était fait fort d'en dévider l'embrouillamini et de rebobiner les pelotes sans que la filière en fût rompue. Il y avait employé quatre jours et, nouveau Thésée, il était sorti vainqueur du labyrinthe.
De telle sorte que le testateur hésitait au choix de ces deux héritiers également dignes d'hériter. Il allait se mettre au lit, très las de cette perplexité, lorsque Madeleine, une lampe à la main, rentra.
Elle avait ses carnets de comptes, plus une liasse de papiers imprimés et affranchis du timbre, qu'elle jeta brusquement sur la table….
—Voici les quittances, fit-elle.
—Quelles quittances?
—Celles de vos loyers, maison de rapport et fermages.
—Pourquoi me les apportes-tu à cette heure de nuit?
—Parce que vous allez mourir.
Et le mot fut dit sur le ton net d'une constatation d'évidence, avec le léger haussement d'épaules qui est le geste du: à quoi pensez-vous donc? des gens pratiques qui n'aiment pas à perdre du temps.
—Vère dam, hoqueta le vieillard, comme tu y vas! Est-ce pour le lever du soleil?
—On ne sait pas. Vous avez vu le fantôme à la croix du tertre, il faut parer à tout événement.
—Explique-toi, ma fille.
—Eh bien, dans trois jours, c'est le terme de la maison de Dinan. Il faut donc que j'y aille porter les quittances de loyers aux locataires?
—Oui.
—Et, en revenant, celles aussi des fermages?
—Dà, et puis?
—Elles ne sont pas signées.
—Non.
—Signez-les.
—Je comprends … d'avance?
—Naturellement.
Et elle les aligna devant lui, paisible.
Legoaz, la bouche bée, les yeux clignants, regarda longuement ce monstre, sorti de ses flancs et doté d'une partie de son âme. Mathieu, c'était son avarice; Laurent, sa ruse patiente; Madeleine, sa prévoyance, et quelle prévoyance, celle-là, une pour laquelle le temps ne sonnait point d'heures et que n'aveuglait même pas la mort d'un père!
—Laisse-moi les quittances, fit-il, tu l'es trouveras en règle dans le coffre. Et à présent, va dormir.
Et, étrangement remué dans toute sa race, il la rappela:
—Embrasse-moi, veux-tu?
Elle s'y prit de son mieux, n'en ayant pas l'usage, et, du seuil, elle lui siffla de sa voix de courant d'air:
—Adieu, monsieur Legoaz!
Ce fut ainsi qu'elle hérita, car, le surlendemain, après une agonie calme comme celle d'un ascète dans sa caverne, Yvon-Conan mourut en sa soixante-sixième année. Sans doute, il a rejoint la bonne fiancée dont il était fidèlement resté veuf sur la terre; mais toujours est-il que toutes les quittances étaient signées et que le nom de Madeleine remplissait la place blanche du testament.
AZELINE
C'est une légende de notre vieille et candide Bretagne, où l'on s'en transmet de si belles.
Elle a été défigurée par les folkloristes, au gré des provinces diverses sur lesquelles ils opèrent. Je n'ignore pas, certes, que chaque race a le droit d'assimiler à son caractère ethnique les contes merveilleux, nés du rêve, dont l'humanité est légitime héritière. Peau d'Ane est d'origine hindoue, mais Azeline est celtique, et son thème se prête mal aux paraphrases de l'imagination méridionale, par exemple. Il y faut l'encadrement de cette terre de granit recouverte de chênes, battue par une mer méchante, et où les calvaires se mêlent encore aux dolmens dans une confusion de croyances propice au surnaturel. Si la légende saint-briacquoise repose sur un roman vécu, ledit roman n'a pu l'être qu'en Bretagne. Et voici comment je l'ai eue, dans mon village, d'une excellente sorcière traditionnaliste qui, l'an dernier, vivait encore, et qu'on appelait: la mère l'Oie, parce qu'elle en traînait une, comme un chien, à ses jupes. Il paraît que cette oie l'avait, une nuit, sauvée des voleurs, comme celles du Capitole sauvèrent Rome, ni plus ni moins, de nos aïeux les Gaulois.
—Mon bon monsieur, ce n'est pas que je l'ai connue, non vère, quoique vieille, je suis trop jeune, mais la mère de mon père l'a vue comme je vous vois. Elle s'appelait Azeline, et elle était du bourg de Saint-Briac, où les filles sont le plus jolies et ont les plus belles coiffes. C'était au temps jadis où il y avait encore des rois régnants et où tout le monde allait, le dimanche, à la messe. Les parents d'Azeline avaient du bien, ce qui n'est pas pour nuire, et, comme, à leur mort, elle était seule à en hériter, il ne lui manquait pas de danseurs aux assemblées. Mais elle n'en avait que pour son Jan Bris, qui, nécessité de vivre, était marin et faisait la pêche à Terre-Neuve.
«Ce Jan Bris lui avait retenu son coeur. Ils devaient se marier quasiment à la Saint-Michel, dès que son bateau serait de retour avec le chargement, sans retard. Pendant son absence, elle se brodait du fin linge et lui marquait des mouchoirs à leur chiffre entremêlé: J.A., ceci pour bien vous le dire. Mais voilà qu'un soir son aiguille cassa sur l'ouvrage. La première fois, ça ne compte pas. A la deuxième, vaut mieux cesser de coudre, parce qu'à la troisième c'est le signe de mort. Elle le savait, mais elle continua, elle l'aimait trop, ça n'était pas possible. La troisième aiguille rompit.
«Sur nos côtes, voyez-vous, on ne sait pas comment les naufrages sont connus avant qu'on en ait la nouvelle. C'est, dans les voix de la mer, un certain cri particulier auquel les marins ne se trompent pas. Il vient par les mouettes qui se passent le malheur. Le père d'Azeline l'entendit de sa fenêtre, la mère aussi, et, sachant bien qu'elle mourrait si on ne la préparait pas à petits coups à son chagrin, ils l'emmenèrent à Jouvente-sur-Rance, où il y avait des noces pour les fiançailles d'une cousine.
«A peine venaient-ils d'y partir que les Anglais rapportaient à Saint-Jacut-de-la-Mer le corps du pauvre jeune homme, trouvé sur leurs rochers, afin qu'il fût enterré dans la terre de son baptême. La cérémonie eut lieu le jour même, en présence du recteur de la paroisse, tandis qu'Azeline dansait, comme une innocente, à Jouvente-sur-Rance.
«Elle seule ignorait peut-être son infortune, annoncée par les mouettes. Une cousine mauvaise, parce qu'elle était carabossue et naine, lui avait bien dit, par allusion:
«Il y en a qui dansent sur les trous des fosses!
«Mais elle n'avait pas compris. Pouvait-elle comprendre? Elle l'aimait tant, son beau Jan Bris! Et elle était rentrée dans la ronde.
«Ce fut alors qu'on vint l'avertir que quelqu'un la demandait à la porte de la métairie, sur la route. Elle y alla; c'était Jan Bris.
«Il tenait par la bride un cheval gris de fer qui, malgré le soleil, était enveloppé de brouillard. Ses naseaux en fumaient comme des cheminées, et ses sabots en tiraient comme du chanvre qu'on dévide.
«—Jan, mon bien-aimé!…
«Mais il repoussa son doux embrassement.
«—Tu danses trop, fit-il.
«Et, consternée, elle lui disait:
«—Es-tu jaloux? Doutes-tu de moi? Je te suis fidèle. Je t'attendais!…
«—Alors viens, fut la réponse.
«—Et, la soulevant entre ses bras, il l'assit sur le cheval gris de fer, et ils partirent. Elle ne lui demanda même pas où on allait, elle était si heureuse, oh! si heureuse!…
«Comment faisait-il déjà nuit en plein midi, ce n'est pas le plus étrange, mais il est certain que le ciel était comme une ardoise. Il serait impossible d'expliquer autrement pourquoi il y filait tant d'étoiles. Le cheval gris de fer les rattrapait toutes à la course et il arrivait avant elles à l'horizon.
«—As-tu peur d'aller si vite? lui demanda-t-il.
«—Je suis avec toi, je n'ai peur de rien.
«Et, nouée au cou de son fiancé, elle s'étonnait seulement de sa pâleur.
«—Tu es livide comme un mort, mon tendre ami?
«Et il approuvait d'un geste de la tête.
«Au-dessous d'eux, d'arbre en arbre, une corneille appelait ses petits, enlevés par un émouchet. Jan la lui montra, en silence.
«—Non, lui jeta-t-elle à l'oreille, ce n'est pas un corbeau, c'est une hirondelle de mer. Nous approchons de chez nous. J'entends le déchirement de toile que font les vagues sur nos grèves. Voici le clocher de Saint-Briac et les bassins, bordés de bois pleins de bruyères où sont tous nos souvenirs. Tiens, la maison paternelle, regarde!…
«Il frissonna.
«—J'ai froid, fit-il.
«Azeline ôta sa capuce et la lui attacha sur les épaules. Le cheval filait, filait toujours, sa filasse de nuage aux sabots. Saint-Briac passa, puis, dans la plaine, des villages endormis qu'elle nommait au passage. Les chiens hurlaient, comme ils font aux fantômes.
«Tout à coup, au-dessus du vieux castel du Guildo, qui croule depuis huit siècles, pierre à pierre, dans l'Arguenon, Jan se plaignit que le vent du nord lui traversât le crâne.
«—Ne le sens-tu pas siffler derrière moi, Azeline?
«Elle prit alors l'un des mouchoirs blancs qu'elle lui marquait J.A., de leur chiffre entrelacé, et elle en banda le front du cavalier.
«—Merci, murmura-t-il.
«Et, comme ils arrivaient à Saint-Jacut-de-la-Mer, le cheval gris de fer dessina une courbe dans l'air, comme s'il glissait du pont de l'arc-en-ciel, et il vint s'abattre sur la place, devant le porche de l'église.
«De tous ceux qui étaient là, les femmes seules et les enfants virent distinctement Jan Bris sur le cheval et le reconnurent, mais les hommes, eux, virent Azeline. Ils l'aidèrent même à mettre pied à terre.
«Dans l'église, le glas de l'enterrement ne tintait plus, mais il bruissait encore. Le bedeau mouchait les cierges. L'encens s'évaporait à peine, et sur un banc une vieille sanglotait à la Vierge mère, car Jan était le plus beau de ses six enfants, le plus fort et le plus tendre. La jeune fille courut à elle.
«—Qui donc est mort?
«—Va voir au cimetière!
«Elle y alla. On comblait le trou de la fosse, et le recteur la bénissait.
«—Monsieur le curé, qui est-ce?
«—Mon enfant, un bon chrétien, un brave marin, un Breton, qu'on a recueilli sur la côte anglaise. Le bateau est perdu, capitaine, équipage et mousse. Le bon Dieu ne nous a rendu que Jan Bris, je veux dire son cadavre.
«A ce nom, Azeline, sans un cri, tomba de son long sur la fosse, et, elle aussi, elle trépassa.
«Toute la commune décida que de pareils amants ne pouvaient pas être désunis, et que ce serait injuste s'ils ne partageaient pas, non seulement la même tombe, mais le même cercueil. On le rouvrit donc, et savez-vous ce que l'on y vit?… Ma grand'mère paternelle y était, et jamais elle n'a menti en quatre-vingts ans d'existence…. Eh bien! le corps de Jan Bris, longtemps ballotté par la mer, avait repris toute sa consistance, il avait la capuce d'Azeline aux épaules, le mouchoir blanc marqué J.A. autour du front, et, miracle d'amour plus admirable encore, il portait au doigt l'anneau nuptial qu'elle lui avait donné à son départ pour la pêche à Terre-Neuve, et que les Anglais n'avaient pas retrouvé sur son cadavre.
«Voilà comment on s'aimait chez nous, mon bon monsieur, au temps où il y avait des rois régnants, quand tout le monde allait, le dimanche, à la messe, et ceux qui disent que l'histoire s'est passée ailleurs qu'en Bretagne sont des menteurs qui veulent nous faire du tort dans l'esprit du monde.»
Sur cette protestation, la vieille sorcière siffla son oie et s'en fut désherber ses pommes de terre.
CONTES TRAGIQUES
LA TACHE D'ENCRE
Feu le président Mazèdes, de spirituelle mémoire, était par excellence ce magistrat bénévole et évangélique qu'on nomme: un bon juge.
Au long cours de sa carrière judiciaire, il s'était adonné à l'étude sociale de la condition vraiment déplorable de ces pauvres filles que le siècle dernier appelait madelonnettes, du nom de leur patronne chrétienne Magdalena, ou Madeleine, courtisane avérée pourtant, mais patronne de la plus parisienne de nos églises, j'allais dire la plus boulevardière.
Ceux qui ont lu, et on les lit encore, les excellents ouvrages du président Mazèdes sur les tristes filles dites de joie, savent la pitié singulière que leur sort, sans législation, inspirait au vieux juriste.
On ne les juge même pas, me disait-il, on les pousse en tas, comme des bêtes, sans les entendre, et les Cafres sont moins rudes pour les captives qu'ils enlèvent que nos policiers pour ces chrétiennes. Il y en a pourtant d'honnêtes dans ce troupeau de douleur, mais oui, de très honnêtes même, monsieur le tortoniste, et si je vous racontais….
«La plus malheureuse est sans contredit la fille en carte. Vous n'ignorez pas à quelles mesures de police elle doit se soumettre pour exercer son lugubre négoce. Elle est inscrite sur un registre secret du bureau des moeurs, et jamais, vous m'entendez bien, jamais plus, se fût-elle rachetée cent fois par une conduite exemplaire, elle n'est rayée du livre d'infamie. J'en ai vu, moi qui vous parle, se rouler aux pieds du chef de ce bureau, lui tendre leur enfant, perdu par la tare maternelle, et s'en aller hagardes et battant les murs, sans avoir rien obtenu. Et tenez, c'est là que j'ai compris qu'il n'y pas de malhonnêtes femmes et que c'est le Christ qui a raison. Il est parfaitement exact et scientifique en physiologie que l'amour refait une virginité. Quant à la maternité, c'est de sainteté, ni plus ni moins qu'elle les revêt. Mais passons.
«Le registre est secret, vous ai-je dit, et c'est le seul geste de pitié, du règlement. Sous aucun prétexte, en aucun cas, on ne le communique, même aux notaires, même à la police secrète, à personne. Il n'est fait exception, que pour les seuls juges de cour, s'ils le requièrent expressément, et pour des causes capitales. Or il advint, il y a quelques années, qu'une de ces causes étant venue à mon tribunal, je dus me réclamer de notre privilège. Il retournait d'une affaire de meurtre dans lequel était impliquée, et inexplicablement, une fille de dix-huit ans que nous appellerons, si vous voulez, Louisa. Toute la lumière sur le crime sombrait sous cette question enténébrée: Louisa était-elle, oui ou non, fille soumise, et par conséquent inscrite au formidable registre? Il y allait d'une et même de deux têtes, car à cette époque on les tranchait encore.
«Louisa était inscrite,—en carte.
«Ah! vous ne savez pas comment elles se résignent à cette ressource, la dernière avant le réchaud ou le plongeon dans ce bon fleuve d'oubli qui roule autour de Notre-Dame! Une famille sans pain, devant qui tout crédit se ferme, le chômage du père, le désespoir d'une mère aveugle à force de larmes, un petit frère blême de faim, de fièvre et de froid, la honte insurmontable, et si caractéristique chez les ouvriers de Paris, de tendre la main, même, et surtout, à la charité publique et administrative, et toute la tragédie enfin de la misère, de l'inique misère! Il y a dans un coin du logis une jeune créature de Dieu, intelligente, aimante, brave. Si elle n'est pas très jolie, elle a d'admirables cheveux blonds, et tout, oh! tout, plutôt que de les vendre comme les Auvergnates, au détesté «merlan» qui les guigne. Alors, elle les noue en torsade, y pique une épinglette de deux sous, se dresse, embrasse la maman et le môme, et, une, deux, trois, elle y va!… C'est Louisa.
«Non, il n'y a pas de malhonnêtes femmes, interjeta le président
Mazèdes.
«—Il n'y a peut-être, observai-je, que de malhonnêtes sociétés. Mais l'histoire de Louisa, on la demande?
«—Eh bien! voici. Un jour où, Thémis m'ayant fait des loisirs, je les employais à jouer au bouchon avec les ablettes de la Marne, j'étais entré, pour me rafraîchir, dans un de ces cabarets à tonnelles qui bordent la rivière. Ils sont les oasis de nos caravanes fluviales, et l'attrait dominical des familles d'ouvriers en balade. Outre les berceaux de lierre et de vigne folle qui y jouent le rôle du moucharabieb de la maison arabe, on y trouve des gymnastiques avec trapèzes et balançoires, le jeu de tonneau et de boules, tous les divertissements de plein air enfin, naïfs et chers à nos pères, où se résument, pour les bonnes gens du peuple, le plaisirs de la campagne. Une baignade, une traversée en canot jusqu'à l'île voisine, et le régal d'une gibelotte leur en complètent le paradis.
«Je triomphais ce matin-là par une pêche miraculeuse, et l'idée d'y faire honneur sur place m'avait amené à ce bouchon de mariniers, où m'attirait encore, je l'avoue, le souvenir de certain «reginglard» angevin qui datait dans ma magistrature.
«—Voici, dis-je au patron de l'oasis, en lui remettant ma cloyère; faites-moi frire cette goujonnée, et, pour le reste, du meilleur!
«—Parbleu, mon président, vous tombez mal ou bien, selon votre humeur du jour, nous avons aujourd'hui une noce. Des faubouriens et leurs dames, tous en joie, et qui mènent déjà un train du diable. Du reste, écoutez-les. Vous ne serez pas tranquille sous votre tonnelle.
«—La mariée est-elle jolie?
«Peuh! Affaire de sentiment. Elle a des cheveux magnifiques et elle rayonne de bonheur, voilà tout ce qu'on peut en dire.
«—Le mari?
«—Un brave garçon. Il est dans la carrosserie. Laborieux, droit, franc du collier, digne de son père, qui était d'Angers comme moi, pour vous servir, il me paraît fou de sa blonde, et ça, c'est drôle tout de même, car enfin?…
«—Car enfin, quoi?
«—Rien, ça les regarde, et il sait à quoi s'en tenir, elle ne lui a rien caché, du reste. Et puis, vous le savez, mon président, dans le populo, c'est comme à la campagne, on n'exige pas la fleur d'oranger. Le tout est de se convenir, et ils s'épousent par amour. Mais tenez, les voici, ils sont gentils, hein?
«Ils étaient mieux que gentils, ils étaient délicieux de passion épanouie et d'allégresse amoureuse. Par un joli geste d'interversion conjugale, c'était lui qui se pendait au bras de sa femme et semblait se vouer à sa domination. Le père et la mère marchaient derrière, celle-ci tenant un petit garçon par la main, et des camarades d'atelier formaient escorte nuptiale au jeune charron. Quant à elle, du premier coup d'oeil, je l'avais reconnue: c'était Louisa, la fille en carte.
«Vous pensez si je me détournai rapidement pour lui épargner l'anxiété dont la rencontre pouvait l'étreindre. Je savais, seul au monde sans doute, mais enfin je savais! J'avais lu le registre. J'avais, dans mon cabinet de juge, interrogé la malheureuse. Tout son bonheur, sa vie peut-être, dépendaient du conflit de nos regards entre-croisés, non pas, certes, qu'elle eût rien à craindre de mes lèvres scellées, mais sa propre émotion pouvait la trahir, justifier au moins de questions fatales contre lesquelles elle n'était pas de force à se défendre, car, dans ce pauvre corps de martyre, souillé de toutes les boues du trottoir, la nature, qui n'en met pas, elle, de femmes en carte, avait allumé une âme lumineuse comme l'azur de ses yeux et totalement incapable du moindre mensonge. Si elle avait «tout» dit à son futur avant le mariage, elle ne lui avait pas dit «cela», puisqu'il l'épousait, car la philosophie amoureuse de l'ouvrier parisien va jusqu'au registre, mais s'y arrête, et quel cataclysme s'il lui demandait «cela»! Elle le dirait.
«Il n'y avait qu'un parti à prendre, celui, messieurs, que vous auriez pris vous-mêmes: renoncer à la goujonnée miraculeuse et au joli reginglard et s'éclipser à «l'anglaise.» Il est quelquefois dur de porter la toge!
«Trois ans après, je traversais un square populaire où s'ébattait une nuée de marmots, lorsque à mon passage une ouvrière, assise sur un banc, se dressa, courut prendre son enfant, qui jouait dans le sable, l'éleva entre ses bras et me le présenta:
«—Dis: merci, monsieur le bon juge!
«Ah! ces Parigotes: elle m'avait reconnu, autrefois, dans la guinguette, sous mon déguisement de pêcheur à la ligne.
«Je ne vous cache pas que j'ai, sous un prétexte, redemandé le registre, et que j'y ai, comme par hasard, renversé la bouteille d'encre, à la page où cette jeune mère était déshonorée.»
LA VÉNUS VITRIOLÉE
Le soir était venu, l'atelier s'assombrissait, il fallait clore la séance. Le sculpteur l'aida lui-même à se rhabiller. Depuis deux mois qu'elle lui posait, comme Pauline Borghèse à Canova, son Anadyomène, il était devenu bonne «femme de chambre». En cinq minutes, elle fut sous les armes, corsetée, chaussée, robée, puis chapeautée et gantée. Il ne restait plus qu'à baisser la voilette pour traverser cette villa d'artistes dont une allée centrale, bordée de beaux tilleuls, desservait les jardinets. Elle l'embrassa à pleines lèvres.
—A demain, dis?
—A toujours.
Il tourna la clef dans la serrure, ouvrit la porte, et la chère Vénus s'enfuit.
Il revint à sa statue, qui tremblait de vie dans la pénombre, et, comme il s'apprêtait à en humecter la glaise, un hurlement de bête égorgée déchira l'air de la petite cité. C'était la voix de Marina. D'un bond de tigre, il fut sous les tilleuls. Devant le puits de l'allée, elle était étendue, toute palpitante, les deux bras ramenés en croix sur le visage, et elle criait éperdument.
Tous les artistes arrivaient l'un après l'autre, offrant leurs services.
—Laissez, fit Pétrus, un médecin seulement.
Et le statuaire, qui était d'une force athlétique, la souleva comme de l'ouate et l'emporta entre ses bras à son atelier.
Elle était vitriolée.
Le célèbre statuaire Falguière qui, le siècle dernier, fut le maître de la décoration monumentale et le chef de l'école toulousaine, n'a jamais eu d'élève dont il fût plus fier que de Pétrus Lymon, et je l'ai entendu vingt fois moi-même lui présager gloire et fortune.
—Tu verras, me disait-il de sa voix chaleureuse et chantante, c'est le sculpteur de la femme moderne. S'il trouve le modèle de son idéal, il nous enfoncera tous, moi, Paul Dubois, Mercié et les autres!
Or, Pétrus avait rencontré, deo volente, ce modèle en Marina, simple commerçante du quartier, mariée, je crois, à un charcutier. Inutile, comme on voit, d'aller perdre quatre ans de sa vie à Rome. Aucune femme de Paris n'est insensible, et ne peut l'être, à l'adoration qu'elle inspire à cet ouvrier de la beauté qu'est l'artiste. Outre qu'il avait le verbe prenant de son maître même, il était de la race ensoleillée, trempé en jeune Alcide, et sa volonté d'amour lui flambait aux yeux. Aussi ne fut-ce pas long; elle alla à son sort terrestre, et sans songer à l'autre. Depuis deux mois, elle lui incarnait, debout et sans voiles, l'Aphrodite naissant, de l'écume de la mer.
Le désastre était effroyable. Sous l'action corrosive de l'acide sulfurique, le pauvre charmant visage, si pur de galbe, si tendre de lignes, couronnement d'un corps triomphal, clef de sa forme voluptueuse, coup de pouce enfin du divin modeleur des types et des espèces, n'était qu'une éponge sanguinolente où s'embroussaillaient les cheveux et la voilette. Un interne ami, ramené par les camarades, était accouru presque aussitôt et déjà muni des objets nécessaires au premier pansement. Il souleva d'abord l'une et l'autre paupière, obstinément scellées, de la martyre, puis il l'anesthésia au chloroforme et prépara ses bandelettes. Un coup d'oeil jeté à l'Anadyomène lui avait éclairé la situation.
—Qui est le vitrioleur? demanda-t-il à Pétrus … ou la vitrioleuse?
Mais le sculpteur se détourna sans répondre. Du reste, il ne pouvait rien dire, les artistes de la villa n'avaient vu personne, et Marina n'avait encore ouvert la bouche que pour vociférer lamentablement.
—Est-ce que vous ne ferez pas votre déclaration au commissaire?
—Non, elle est ma femme, fut la réponse à laquelle l'interne se méprit.
—Alors, aidez-moi à la mettre au lit, ou plutôt, déshabillez-la vous-même. L'acide a pu l'atteindre aussi sur quelque partie du corps. Il faut voir.
Pétrus prit l'endormie sur les genoux, et, habile à l'office familier, il l'eut bientôt dévêtue et déposée sur sa couchette. Rien, grâce au ciel; les bras préservés par l'étoffe des manches, les mains sauvées par les gants, le torse indemne. De cette part de l'Aphrodite, l'artiste gardait tout. L'amant aussi. Mais la tête, oh! la tête, miséricorde!… Que restait-il du beau front hellénique, celui des filles de Jupiter, ourlé comme la vague, de l'écume dorée de la chevelure? Du double arc-en-ciel des sourcils plongeant dans la brume bleuâtre des tempes? Des oreilles, conques perlières d'une grotte de stalactites? Du cher petit nez, timon du char nautique d'Amphitrite, dont les narines lumineuses s'ébattaient comme des dauphins au soleil? De la bouche adorée que l'attente de l'éternel baiser épanouissait et teintait de tous les iris de l'actinie, ouverte dans les algues, à la caresse des flots montants? Du menton, dé de quartz arrondi, qu'il comparait aux promontoires des îles grecques, et de ces joues à la pulpe de fruits, à la cuticule de fleurs, dont il lui fallait modeler les oves comme on dessinerait un reflet de la lune sur la mer?…
—On pourra sauver les yeux, fit l'interne.
—Quoi, seulement?
—Oui.
Il lui expliqua que les globes n'étaient que légèrement touchés et que tout dépendait du degré de perforation des paupières. Sur ce point devait porter la cure, difficile d'ailleurs, d'une délicatesse extrême, et qui réclamait une assiduité constante d'observations et de soins.
—Je vais aller moi-même vous faire préparer le collyre, mais vous devriez, et ce serait plus sage, me la laisser transporter à mon hôpital, j'y veillerais de plus près au pansement. Une absence d'un quart d'heure, un assoupissement sur votre fauteuil de garde-malade, une distraction suffiraient à achever l'oeuvre de destruction du visage. Elle serait aveugle à jamais.
—Allez me chercher le collyre, dit Pétrus.
Pendant les trois premiers jours, doublés de leurs nuits, le sculpteur, assis ou debout, ne quitta pas une seconde Marina, même du regard. L'interne lui avait tracé minutieusement la ligne thérapeutique à suivre, et il venait à chaque instant s'assurer de la bonne marche du traitement.
—Ma foi, déclarait-il en lui serrant la main, vous êtes un infirmier admirable! A quel moment pâturez-vous?
—Je ne sais pas, souriait l'artiste. On m'entonne de la bouillie, comme aux gosses. Les camarades de la villa! Mais il n'y a plus d'heures, ni de matin, ni de soir. Elle verra, n'est-ce pas?
—Je l'espère. Surveillez bien, cette nuit encore. Ça va. Bravo.
Voulez-vous que je vienne vous relayer?
—Merci, non. A demain.
Il n'y avait, en effet, rien à craindre. Non seulement Pétrus Lymon, en qui la volonté virtualisait, pour ainsi parler, l'athlétisme, était déterminé à lui conserver la vue, mais il était résolu à bien d'autres choses encore. Il roulait donc ses divers projets dans l'ombre nocturne, au pied du lit de la malade, sous la lampe à demi baissée, lorsque, lentement redressée, Marina, d'une voix étouffée par les compresses, murmura distinctement:
—Un miroir.
C'était son premier mot. Il signait la femme, certes, et toutes les femmes, mais il terrifia le sculpteur plus que ne l'avaient fait toutes ses clameurs de brûlée vive. Se voir, elle voulait se voir, ah! mon Dieu, dans l'état de défiguration où le corrosif l'avait mise! Qu'allait-il faire? Comment parer à cette curiosité dont l'effet allait être épouvantable? Quel prétexte, quelle défaite, plus claire encore que le refus pour elle? Un miroir à la Vénus vitriolée!…
—Le médecin ne te le permet pas encore, ma chérie. Pas d'imprudences.
Non.
—Mais j'y vois, insistait-elle, en écartant le bandage, je t'assure que j'y vois. C'est un peu confus encore, mais je te distingue très bien, mon Pétrus; tu es là, derrière l'abat-jour de la lampe. Donne-moi ton petit miroir. Il est au mur de l'atelier. Tu ne veux pas? Je suis donc devenue un monstre?
Il se leva, glacé de sueur froide, et, d'un tour de main rapide, il éteignit la lampe.
—Tiens, il n'y a plus d'essence dans la torchère, s'écria-t-il en éclatant de rire, elle est bien bonne!
Et, se penchant sur elle, il l'embrassa sur ces tristes yeux à peine dessillés, comme on embrasse une morte, puis il la berça doucement, tout doucement, avec des chuchotements d'amour, entre ses bras puissants de manieur de terre, jusqu'à ce qu'elle fût bien endormie. Alors, il prit le collyre et le jeta dans les tilleuls, par la baie de l'atelier. Puis, avec son chapeau et son gourdin, il s'en alla heurter à la porte d'un peintre voisin, qui était Corse, et dont il aimait le caractère rebelle aux compromis de la société «continentale».
Quand ils revinrent, à l'aube, Marina n'avait plus besoin du miroir, étant aveugle.
Deux ou trois jours après, dans les feuilles, une nouvelle diverse relevait, entre autres suicides, celui d'un charcutier du sixième arrondissement, dont on avait retrouvé le cadavre dans les filets de Saint-Cloud, avec la justification de sa mort volontaire.
J'ai assisté, à côté de Falguière, au mariage de Pétrus Lymon avec Marina, l'année de sa médaille d'honneur pour l'Anadyomène. Ce fut le maître de Toulouse qui mena la mariée à l'autel. Elle était voilée d'un épais crêpe bleu foncé qui l'enveloppait, comme une décapitée de légende, jusqu'aux épaules. La moitié de l'Institut était là, toute la villa des Tilleuls, et le peintre corse servait de témoin au jeune sculpteur triomphant.
LA PLUS TERRIBLE ARME DU MONDE
Elle ne se signalait entre les dix ou douze autres lettres de son courrier du jour que par l'apparence de prospectus qu'elle avait. Aussi l'élimina-t-il pour la lire «quand il aurait le temps», non sans avoir remarqué, au passage, que sur l'adresse, typographiée, son nom était légèrement écorché, Lemalot au lieu de Lemalô, selon l'orthographe de sa patronymie bretonne. Puis, sa correspondance dépouillée, il sortit, ayant oublié la circulaire.
Quand il rentra, il la revit sur son sous-main, où l'honnête Firmin, le valet de chambre, qui l'avait ramassée à terre, l'avait mise, bien en vue, scrupuleusement. Il l'ouvrit donc et il lut. Elle ne contenait qu'une ligne et la signature:
«Ta femme te trompe…. Un ami.»
C'était la bonne vieille lettre anonyme, dans toute la couardise de sa stupidité. Comme l'adresse, elle était typographiée; et même, à y regarder de plus près, composée de mots découpés dans quelque périodique et collés à la suite avec un art remarquable. Il reprit l'enveloppe, c'était de même. Un timbre y fleurissait sa politesse.
—Dépenser dix centimes pour ça, quel luxe! monologua-t-il gaiement, et il flanqua le poulet dans la corbeille à papiers.
Adèle trompait Charles, son Charles qu'elle adorait, et chaque jour de plus en plus, depuis leur mariage, au point que quelquefois cet amour, en constant renouveau de lui-même, lui faisait peur. Il en arrivait à y voir un présage de mort.
La nuit suivante, ils ne s'embrassèrent point. Adèle, un peu boudeuse, mais non inquiète, s'était endormie chattement sur l'épaule du cher bien-aimé. Quand il la sentit envolée au pays du rêve, il se laissa glisser du lit, et nu-pieds, comme larron nocturne, sans se rendre compte de l'inconséquence d'un pareil mystère, il souleva la tenture de son cabinet, en poussa la porte, et se dirigea à tâtons vers la corbeille. Il la trouva aisément, dans l'ombre, à la place usuelle, la saisit, s'assit au bureau, le panier sur les genoux, et, ridicule vraiment, il eut honte en cette obscurité.
«Que veux-tu de la lettre infâme?» lui criait dans la poitrine cette voix intérieure que nous y entendons tous, qui demande: «Oui ou non», sans plus, et veut une réponse. «Oh! la détruire», fut la sienne, très sincère. Morte la bête, mort le venin; il avait négligé de tuer le crapaud.
Un tour au bouton électrique, le cabinet s'éclaire, la corbeille verse toute sa paperasserie sur la table, voici la lettre. C'est bien elle. Ne l'aurait-il pas reconnue, du reste, la «circulaire» typographique aux mots collés, dans une charretée de chiffons?
La relire? A quoi bon, il la possède par coeur: «Ta femme te trompe. Un ami.» Sa femme, c'est Adèle. L'ami, qui est-ce?… Peut-être importerait-il de s'en enquérir tout de même? Et il la relit sous l'abat-jour, dans le rond lunaire qu'il projette. Allons, il ne faut rien détruire. C'est plus sage. On ne sait pas!…
Il replie la lettre, l'insinue dans son enveloppe, timbrée et datée par la poste, et il la range au fond, tout au fond du tiroir dont il a seul la clef, sous l'amas des papiers de famille. Puis il éteint la lampe électrique, et il retourne au lit conjugal. Adèle dort, douce, charmante, rayonnante de foi amoureuse, du sommeil pacifique des saintes que le Juste fait relever du poste terrestre de la vie, les mains jointes. Mais lui, le pauvre Charles, il ne dormira plus, ni cette nuit, ni les autres:—les Euménides ont passé!…
Sauf le front carré ethnique, il ne demeurait plus rien, en Charles Lemalô, de la race celtique, si rebelle aux fatalités, dont il relevait par ses origines.
La malheureuse Adèle, désolée, ignorant tout et ne devinant rien, voyait son Charles changer d'heure en heure,—il avait grisonné en quinze jours,—ne comprenait pas ce qui le détachait d'elle, et elle regardait s'en aller son amour comme une mère regarde, de la falaise, s'effacer la fumée du navire qui lui emporte son petit.
—Qu'est-ce que tu as, enfin…. Mais qu'est-ce que tu as?
—Rien…. Je ne peux pas te dire…. Une espèce de neurasthénie…. Ni cause, ni prétexte…. Je vais très bien…. Mes affaires aussi…. Ça s'en ira comme c'est venu, aux premiers beaux jours…. Un petit voyage peut-être?…
—Partons!
—Non, pas encore.
—Ah! tu ne m'aimes plus, sanglotait-elle.
Alors il l'entourait de ses bras et il la taxait de folie…. Ne plus aimer Adèle, lui, Charles? On en entendait de drôles!… Mais elle voyait juste: il ne pensait plus qu'à la lettre, nuit et jour. Partout, et jusqu'à la Bourse, dans la vocifération…. La lettre, la lettre!…
Comme il avait fini par la porter sur lui, dans une poche à ressort de son portefeuille, elle le perforait à même, tout vif, térébrante.
Un matin, après une insomnie traversée d'hallucinations, le besoin de tuer s'imposa à sa volonté reconquise; oui, s'imposa, comme une certitude algébrique. Tuer, qui? L'«ami» de l'anonymat, le colleur de mots découpés, celui qui savait la trahison d'Adèle, «fausse ou vraie», n'importe. Ce meurtre était bon, très bon, il fallait y procéder sans retard. Ce n'était pas cela qui lui faisait peur. Il y a des agences spéciales et «vidocquiennes» qui flairent les turpitudes humaines, comme certains sorciers hydrographes sentent l'eau courante dans le sol par l'humectation des orteils. S'adresser là?
Sans doute, en pareille détresse, il paierait ce qu'il faudrait payer, et dirait ce qu'il faudrait dire. Mais lui demanderait-on la lettre? Évidemment, rien à faire sans elle. «Ta femme te trompe.» Ils le sauraient alors, les détectives? Impossible, on ne déshonore pas une femme … quand on l'aime … fût-elle coupable. Un autre moyen.
Rue Sainte-Anne, numéro 11 1er, au quatrième étage, tous les jours de 2 à 6 heures consultations….
—Mme Sephora du Tarot, cartomancienne?
—C'est ici, monsieur. Veuillez entrer. Elle va vous recevoir, vous êtes
M. Charles Lemalô? Elle vous attend, Elle est prête.
Et il tend la lettre à la devineresse, dans l'enveloppe, timbrée et datée par la poste.
—Qui m'a envoyé cela?
Mme Sephora ferme un instant les yeux, palpe la lettre, sourit et dit:
—On n'a pas besoin d'être du métier. C'est une délation … contre une personne qui vous est chère….
—En voyez-vous l'auteur?
—Distinctement. C'est une femme de basse extraction … d'âme plus basse encore, voleuse, ivrognesse, fielleuse, qui s'amuse, dans une loge de concierge, à découper des mots dans les feuilletons…. Elle en fait des phrases qu'elle adresse sous pli à des gens qu'elle ne connaît pas et dont elle pique les noms, au hasard, avec une épingle à cheveux, dans un vieux Bottin périmé.
—Comment, elle ne me connaît même pas?
—Ni vous, ni votre dame. C'est par plaisir. Elle charge son neveu, jeune apache de quatorze ans, plein d'avenir, du soin de semer ses compositions dans les boîtes à lettres devant lesquelles il passe. La vôtre doit venir de Saint-Denis.
—Ce neveu, où loge-t-il?
—Ah! dame … où il peut, le chérubin.
—Et la tante?
—Secret professionnel. Nous ne dénonçons point, nous voyons seulement.
—Merci, madame.
—A votre service.
Une concierge, la lettre venait d'une concierge, que récréait idiotement ce jeu d'empoisonneuse et qui l'exerçait dans les vingt arrondissements! Mais disait-elle vrai, la somnambule? Intelligente, perspicace, digne de sa réputation considérable, certes, si la divination était une science; or elle n'est qu'un art. Et Charles, en s'en allant, s'aperçut qu'il ne croyait pas.
Le doute l'avait ressaisi dans l'escalier même. Les Euménides l'attendaient à la porte. Dans le portefeuille, près du coeur, le curare reprit son oeuvre, car il faut qu'elle ait son homme, la lettre anonyme! la lettre, la lettre!…
Elle l'eut, et en un mois.
Un soir, Charles Lemalô sentit qu'il allait devenir fou. Il n'avait pas pu «tuer». Il rentra chez lui, l'oreille bourdonnante, les méninges enflammées, vide de toute pensée. Adèle était absente. Il tira la lettre: «Ta femme te trompe…. Un ami», la délaya dans un verre d'eau, en bouillie, l'avala et se fit sauter la cervelle.
En vérité, je vous le dis, la lettre anonyme est la plus terrible arme de ce monde.
A DEUX DE JEU
La province n'a pas changé depuis Balzac et Flaubert, ni même depuis le
Pourceaugnac de Molière, et le capitaine Boldon s'y embêtait à périr.
Inutile de déterminer la ville où, dans l'ombre d'une magnifique cathédrale, il n'arrivait plus à se raccrocher la mâchoire. Oyez seulement, pour l'intelligence de ce conte, qu'il était trésorier-payeur du régiment en garnison dans ladite ville. Il rehaussait l'honneur de cette fonction de confiance par une demi-douzaine d'insignes militaires décrochés à la pointe de son épée de brave et au milieu desquels l'étoile rayonnait comme une planète entre ses satellites.
Or, le destin voulut qu'un soir, où il lui semblait que tout le marasme du département se fût aggloméré dans son crâne, il entrât, pour se distraire, dans un café-chantant où les camarades du mess lui avaient signalé une jolie fille. Elle répondait, et sur un signe, au prénom turc de Zulma. De talent, point; l'esprit d'une oie; mais, vraiment charmante aux chandelles, et comme, de toutes parts, on s'arrachait la divette, tant il pleut d'ennui en province, le pauvre trésorier s'en était féru jusqu'à la fureur, dite en grec: dionysiaque. Elle ne lui résista que le temps de le coter à son prix de rendement hebdomadaire et, références prises, elle fut à lui, avec partage. Par malheur, il voulut être seul les sept jours de la semaine et Zulma, sans préférence, y posa les conditions de surenchère usuelles dans le négoce.—De telle sorte que, dans la caisse du régiment, la «grenouille», d'abord tronquée, coassa, puis, mangée, se tut, morte.
Le jour, le dernier du mois, où l'intendance militaire annonça sa bonne visite au capitaine, à fin de vérification de comptes, l'enfant de Mars qui, je le répète, était un brave, s'en alla prendre un air de balade sur les bords allongés du canal, dont la ville est traversée d'outre en outre comme une poitrine par un sabre. C'est un vieux canal dormant, abondant en herbes, et dont le transit est ruiné depuis cent ans par la voie ferrée qui le côtoie et l'inutilise. Le capitaine s'amusait à le sonder par quelques pierres lancées d'un bras nerveux, lorsqu'il vit venir, en sens inverse, cet excellent M. Camuret, notaire notoire et fort aimable de la ville à la belle cathédrale.
—Que diable faites-vous par ici?
—Et vous-même?
—Vous le voyez, des ronds dans l'eau.
—Oui, on ne sait comment tuer le temps, avait souri le tabellion; tenez, le croiriez-vous, moi qui vous parle, j'allais au cercle!
Le capitaine regarda fixement ses bottes:
—Au cercle? fit-il, c'est vrai, je n'y avais pas pensé! Eh bien! mais…. Allons-y ensemble. Voulez-vous?
—Comment donc, je l'avais sur la langue!
Il restait à Boldon une soixantaine de francs sur la «grenouille» pour faire face à la curiosité de l'intendance aux lunettes rondes. Le jeu, c'est l'ultime ressource, parfois providentielle, de ceux qui vont demander aux vieux canaux déserts le bain où se lave l'honneur et se guérit le mal de divette turque. Qu'est-ce qu'ils en feraient de ces trois louis, les brochets qui dédaignent même les pommes. Enfin, sait-on si la Fortune n'a pas de risette, sur le tapis vert, pour un bon soldat couturé de blessures, décoré de l'ordre, et qu'une coquine de femme a entraîné graduellement à sa première faute, et la dernière, bien entendu?
Chemin faisant, il s'informait courtoisement de la santé de la belle notairesse, Mme Camuret avec qui il avait eu le plaisir de danser au bal du préfet, de ses six jolis enfants, du drôle de petit singe qu'il voyait souvent danser, dans sa cage, à la fenêtre, de la prospérité de l'étude et du nombre de ses heureux clercs? Arrivés devant le cercle, ils se firent les politesses du pas de porte et ils y montèrent.
Non seulement Me Camuret était le plus aimable des notaires de province, mais il passait pour en être le plus honnête. Sa clientèle se distinguait et par le nombre, et par la qualité. On ne testait, on ne contractait, on n'héritait que chez lui. Pour les dépôts d'argent, de valeurs et de titres, nul ne voulait d'autre étude que la sienne. Il est vrai qu'il l'avait achetée fort cher, le double même, disait-on, de ce qu'elle valait, à son patron et prédécesseur, Me, Courtembuche, dont je n'ai rien à vous apprendre, sinon le nom, fait pour vous plaire. C'est de la dot de sa femme qu'il lui en avait d'abord payé la moitié. Le bruit courait qu'il restait débiteur du reste, mais la rumeur s'arrêtait là, et personne n'était inquiet sur le complet versement de la créance. Il eût suffi, pour clore le bec aux médisants, de leur objecter la fécondité probante et victorieuse de Mme Camuret qui, tous les ans, ornait d'un enfant nouveau son front conjugal d'heureux père. Se charge-t-on ainsi, si on ne peut ni les élever ni les nourrir, de six bouches roses en six années? Enfin, Me Courtembuche ne tarissait pas d'éloges sur l'intelligence, la probité, l'activité de son «élève» devenu le titulaire de sa charge.
Au cercle, donc, attablés, l'un devant l'autre, le notaire et le capitaine trompaient leur ennui de province par une partie naïve d'innocent écarté, Camuret ayant déclaré qu'en fait de jeux il n'en connaissait pas de plus amusant, ni d'autre, excepté le billard auquel il n'avait pas joué depuis son mariage. Au bout d'une heure le trésorier fut «nettoyé» de ses trois louis. Il dut déclarer à son partenaire qu'il était obligé de lui faire charlemagne. «Les brochets, marmonna-t-il entre ses dents, n'auront que le cuir de la bourse.»
Soit que Camuret n'eût pas entendu, soit qu'il n'eût pas compris la réflexion dont le sens était, en effet, énigmatique, il offrit spontanément au décavé de poursuivre sur parole, sur la foi des jetons du cercle, et aussi longtemps qu'il plairait au brave capitaine.
—Tope donc! fit celui-ci qui n'avait plus à craindre ni gain ni perte.
De telle sorte qu'ils continuèrent, sans entendre le battant des heures, dans une sorte d'abrutissement machinal, l'interminable partie monotone dont l'enjeu courait devant eux et faisait boule de neige.
Vers deux heures du matin, ils sortirent, harassés et suants, et, à l'air frais de la nuit, ils se regardèrent comme éveillés d'un songe séculaire de féerie.
—Ah! mon Dieu! capitaine!
—Vous, maître notaire?
—Que doit-on penser de mon absence à la maison?
—Et de la mienne à la caserne?
Mais, tout à coup, Camuret s'affala sur une borne et, avec un geste d'homme écrasé par la tuile de la fatalité:
—En somme, fit-il, je vous dois trente mille francs?
—Mon Dieu! oui, la chance m'a traité, quoique garçon, en homme marié! Je vous confesse que ces trente mille balles me tombent à point nommé pour éviter une catastrophe. Je vous serais même obligé, cher monsieur, de me les faire tenir avant midi. Cela ne doit pas gêner beaucoup un riche magistrat tel que vous et j'y compte.
—Vous les aurez, fit le notaire qui se détourna pour cacher son trouble.
Mais il ne put le dominer et il se mit à mordre son mouchoir et enfin à sangloter comme un enfant.
—Qu'est-ce que vous avez donc, Camuret?
—Rien, rien. Ah! mes pauvres enfants! Ma malheureuse femme!… Mon étude, mon nom, tout est perdu, tout, tout!…
Boldon comprit. Pour faire honneur à des échéances, celles du paiement de sa charge, sans doute, le plus honnête notaire de province trafiquait sur les dépôts de sa clientèle par des spéculations dont la découverte était menaçante. Il était venu au cercle pour demander un secours désespéré à la Fortune, et il en sortait grevé d'une dette de plus, une dette de jeu, sacrée, irrémissible. Le soldat eut pitié du notaire.
—Sacrebleu! ne pleurez donc pas, nous sommes à deux de jeu; moi, j'ai mangé la grenouille du régiment par amour pour un ange de caboulot. C'est à cette absurdité que je dois de vous avoir rencontré sur le canal, en train de faire des sondages dans l'eau.
—Vous aurez vos trente mille francs avant midi, réitéra le notaire.
Adieu, adieu.
Et il s'éloigna en secouant la tête. Le trésorier le rejoignit.
—Écoutez, Camuret, vous êtes père et chef de famille; moi, je n'ai personne que Zulma qui me mène droit en enfer, où l'on va aussi bien tout seul. Donnez-moi votre main, et jurez-moi de ne plus toucher une carte le reste de votre vie. Me le jurez-vous?
—Oui.
—C'est dit?
—C'est dit.
—A présent, mes hommages à votre charmante femme, et gardez vos trente mille francs.
Le lendemain, le brave capitaine Boldon avait disparu de la ville à la superbe cathédrale. On le chercha partout et on le cherche encore. Le vieux canal dormant ne l'a jamais rendu à l'intendant aux lunettes rondes ni à Zulma la Turque, qui, de sa disparition, ne s'est même pas inquiétée une minute, car telles sont ces liaisons légères, distractions de la vie de province.
L'ALLIANCE
Comme après Irène, sa femme, Jacques Bertignac était assurément l'être qu'il aimait le plus sur la terre, puisque ses père et mère étaient en paradis, Léon Rainville avait tenu à conduire au Havre ce cher ami des bons et des mauvais jours, qui s'y embarquait pour le nouveau monde.
Jacques s'expatriait. Il en avait assez de la vieille Europe, de Paris, de tout.
—Je me suiciderais, avait-il dit, autant vaut que je m'en aille.
N'est-il pas mieux de faire peau neuve que de se crever l'ancienne?
—Pourquoi ne te maries-tu pas? lui avait suggéré Léon, tu es jeune, riche, solide et beau gars. Je te prêche d'exemple. Vois comme je suis heureux avec Irène.
—Ah! Irène, trouve-m'en une autre, puisque tu me l'as prise, Irène!
—Il n'y en a pas deux, en effet, acquiesçait l'époux triomphant, mais je ne te l'ai pas prise, Jacques, puisqu'elle n'était pas à toi. Nous nous la sommes disputée loyalement l'un à l'autre, et c'est dans ma main qu'elle a laissé tomber la sienne, sans doute parce que c'est moi qui l'aimais le plus.
—Il est probable.
Et Jacques était parti là-bas, sur ce steamer qui s'effaçait à l'horizon, avec son rouleau de fumée bise.
Au retour, dans sa belle villa du parc de Neuilly qu'il habitait toute l'année, n'ayant qu'un pied-à-terre à Paris pour ses affaires, Léon n'avait pas trouvé Irène à la maison.
—Madame est à Paris, chez son couturier, mais elle sera rentrée pour le déjeuner, car elle attend Monsieur, elle a reçu sa dépêche du Havre.
Il alla donc faire un tour dans sa serre, qui était fort belle, dont il était fier et que le père Noirot, un vieux jardinier, entretenait à miracle.
—C'est-il donc qu'on ne verra plus M. Jacques, disait Noirot, et que vous l'avez embarqué pour toujours? Quelle pitié que la vie! Il aimait tant les fleurs et il s'y entendait comme un de la partie. A propos, j'allais oublier que j'ai quelque chose à vous remettre.
Et, relevant sa blouse, il prit dans la poche de son pantalon une boîte à allumettes, l'ouvrit d'un coup de pouce et en tira une bague d'or, toute simple et sans pierreries, qu'il tendit à son maître.
—Mais c'est une alliance, fit Rainville, et même celle de ma femme. Où l'avez-vous trouvée, Noirot, et comment?
—En ratissant le sable, patron, sous le banc de la grotte.
—Oh! que c'est drôle! Et quand ça?
—Le lendemain matin de votre départ.
—Merci, elle doit la chercher partout. Pourquoi ne la lui avez-vous pas rendue?
Le jardinier regarda Rainville, baissa les yeux sur ses sabots et dit:
—Parce que je ne savais pas que c'était à elle et qu'elle ne me l'a pas demandée.
Sur ces entrefaites, Irène arriva de la ville et son mari s'inquiéta de la mauvaise mine qu'il lui trouvait.
—Bonté divine, ma chérie, ces traits tirés, ces yeux creux, es-tu malade? Qu'as-tu donc fait durant ma courte absence?
—Je t'ai attendu, sourit-elle en se laissant mollement embrasser sans rendre le baiser.
Déjeuner maussade, aux propos sans fonds, sans suite, vagues. Léon lui donne à remarquer qu'elle ne lui a adressé aucune question sur l'embarquement du «pauvre ami, perdu pour eux à jamais peut-être».
—Est-ce que vous vous êtes quittés fâchés, Jacques et toi?
—Au contraire, ricane-t-elle.
Et elle se lève, énigmatique.
Tout à coup, il songe à la bague remise par Noirot. Il l'a dans son gousset, cette bague.
—N'as-tu rien perdu, Irène?
—Moi? Où cela?
—Mais … dans le jardin ou ailleurs!
—Quoi donc? interroge-t-elle, prête à tomber, glacée.
—Ton alliance?
—Ah! c'est vrai. Tu sais cela? Je l'ai retrouvée, heureusement, au détour d'une allée. La voici.
Et elle la lui montre. Elle en a une autre au doigt. Une autre!
D'abord, il ne comprend pas. Hébété, il la laisse regagner, sa chambre, s'en aller…. Et voilà que, d'un coup, tout le drame s'éclaire.
La grotte de la serre, le banc sous lequel a roulé la bague, ce départ désespéré de Jacques…. Il l'aimait encore. C'était pour elle qu'il venait presque tous les jours…. Oui, c'est cela; il a obtenu un rendez-vous d'adieux, le premier et le dernier, moyen infaillible…. Elle y est venue, parce qu'elle est très bonne; elle s'est défendue, mais l'homme est le plus fort … il l'a étourdie, il l'a prise … comment? La bague perdue le révèle: par violence…. Un demi-viol!…
Et alors, comme elle ne la retrouvait pas, la bague, il a bien fallu la remplacer…. C'était facile, toutes les alliances se ressemblent…. Le temps de faire graver chez un bijoutier leurs deux noms réunis: Léon-Irène, et la date du mariage: 12 avril 1900, voilà. Et elle peut dire ainsi qu'elle n'a rien perdu dans la serre,—non, rien, en effet, excepté la vie de deux hommes.
Des bateaux de transit pour l'Amérique; il en part tous les jours de la semaine. Vite, à la gare du Havre, il a le temps d'arriver au train. Mais il allait oublier son revolver pour tuer l'infâme, à bout portant, dans l'oreille, comme un chien enragé qu'on abat. L'arme est dans sa chambre, là-haut; il monte la prendre. Il s'arrête à la porte et il écoute…. Ce sont des sanglots, des cris étouffés, le bruit d'une douleur immense!… Non, Irène n'est pas coupable. Le misérable l'a prise, cosaquée…. C'est évident.
Et puis, quand même elle le serait, coupable? Il l'aime,—qu'on explique cela, jamais il ne l'a aimée davantage, ni autant, la malheureuse.
Il redescend, sans revolver, dans le jardin; il y tourne et vire, marchant sur les plates-bandes, butant aux arbres, pareil à un aveugle égaré en forêt, et son tourment se mêle à celui qu'elle endure, qu'elle doit endurer, de se douter qu'il doute d'elle. Que craint-elle de lui en ce moment? Qu'il la tue? Tuer Irène, Léon! C'est absurde, voyons! Le divorce?… Il ne l'aurait plus alors, on les séparerait?… Vivre sans la voir, l'entendre, l'embrasser? Cette conception lui échappe. Qu'est-ce que cela prouve, en somme, une bague perdue et remplacée? Rien. Si, tout! Et puis, après? Quand il aura supprimé Jacques, en sera-t-il plus mort qu'il ne l'est pour elle, et disparu pour lui, dans ce nouveau monde où il s'efface avec le steamer et sa fumée fuligineuse? Car il y a encore ceci: que Noirot pouvait ne pas retrouver la bague ou ne pas la lui remettre, et que, par conséquent, rien ne serait arrivé de ce qui arrive, par hasard. Il suffirait que cela n'eût pas eu lieu.
Eh bien, cela n'aura pas eu lieu. Le père Noirot est vieux, atteint de la goutte, et il rêve d'aller mourir dans son pays, en Provence. On l'y enverra, sous un prétexte, avec une petite rente viagère, et le fait de la bague sera biffé des contingences avec la preuve, la seule, de ce qu'il prouve.
Quant au reste … tant pis. C'est peut-être d'un lâche? Mais l'affaire est entre lui et sa conscience. Il aime Irène et il ne veut pas qu'elle souffre. Elle doit être absoute, puisqu'elle est belle. Oh! ces cris, cette lamentation derrière la porte! Non, non et non, et va pour un lâche. Il sera ce lâche. Et que tout se taise dans son âme brisée. Amen!
Huit jours après, le père Noirot, remercié, s'en retournait à Grasse pour y exhaler son âme au milieu des violettes et comme elles. La vie avait recommencé de couler paisiblement à la villa Rainville entre ces deux pauvres êtres que rongeait un commun secret qu'ils s'aidaient à garder l'un vis-à-vis de l'autre, comme des complices. Car Irène aimait son mari; celui-ci avait deviné juste: elle n'avait succombé qu'à la force mâle de «l'antagoniste» doublée du désir impérieux, loi des sexes à laquelle les héroïnes de la vertu ne se soustraient que par la mort ou le meurtre. Puis le temps fit son oeuvre, lente et sûre, et Irène oublia Jacques. Quant au mari, il était heureux, lâchement, et on ne l'est qu'ainsi peut-être.
Le 12 avril dernier, anniversaire toujours béni de leur mariage, au moment où, parmi les gerbes et les bouquets, Irène conduisait à table ses douze convives, parents et amis, une auto s'arrêta à la porte de la villa et un homme en descendit, qui, allègrement et d'un pas familier aux autres, vint droit au pavillon. C'était le treizième du festin.
—Jacques!…
Et Léon courut au vieil ami et lui ouvrit les bras.
—Toi! toi! quelle bonne surprise, et aujourd'hui encore!… Un 12 avril, notre fête!…
—On en revient donc, d'Amérique? avait jeté Irène les lèvres serrées, mais sans émotion apparente et en lui tendant la main gauche qu'il retint dans un shake hand.
—Vous voyez, madame, même au bout de sept ans d'absence.
Dans cette pression de mains, il avait senti la bague et il comprit ainsi qu'elle l'avait retrouvée.
Aucun des hôtes n'était superstitieux et ne croyait au fatidisme des nombres, sauf Léon, qui en avait toujours confessé la crainte; il l'avait d'enfance. A ses yeux, il était écrit que, selon la Cène évangélique, l'un des convives d'une table qui en assemble treize est marqué de mort. Au grand étonnement d'Irène, il s'égaya lui-même de sa crédulité et fit ajouter le couvert de Jacques à côté de sa femme même. On dîna treize.
La rentrée en France de l'expatrié n'était que passagère. Il venait chercher à Paris ses papiers de famille et régler ses affaires pour se marier. Il comptait se fixer au Canada, avec la famille de sa future, jeune fille charmante de Québec, et qui, d'après la photographie qu'il en montra, ressemblait comme une soeur à Mme Rainville.
—Enfin, clamait joyeusement Léon en battant des mains, tu as donc trouvé une autre Irène!
Et la soirée s'acheva en une longue causerie, comme autrefois, à la même place, dans la véranda ombreuse, pleine d'arômes, que baignait, nocturne, un ciel printanier. Jacques partit le dernier pour regagner l'hôtel où il était descendu; mais, à un moment où Léon marchait devant eux dans l'allée, il glissa de force un billet à Irène. Le rendre, comment? Mais elle se jura de ne pas le lire.
Elle le lut pourtant, car elle était femme. «Il ne se mariait que pour en finir, comme dernier remède, avant l'autre! Depuis sept ans, il l'aimait toujours, il n'en pouvait plus. Il n'était revenu que pour la voir, une fois encore, la dernière, dans la serre. Et puis, il disparaîtrait à jamais. Il en faisait serment sur la mémoire de sa mère.»
Et Irène alla au rendez-vous. Quelle est celle qui n'y fût allée comme elle?
La voici dans la serre, à trois heures de nuit, se dirigeant à tâtons, parmi les plantes retombantes. Devant le banc, deux bras l'enserrent en silence. C'est lui, Jacques.
—Laissez, je ne suis venue que par pitié. J'ai senti que vous vous tueriez et que cette fois c'était vrai. Mais j'aime mon mari, il est bon, généreux et brave. Il m'a pardonné, car il a tout deviné, et depuis sept ans.
—Vous en êtes sûre, Irène?
—Cette alliance n'est pas mon anneau nuptial et je n'ai pas retrouvé l'autre.
—Et il le sait?
—Je le crois.
—C'est donc un lâche?
Deux coups de feu répondent, de la grotte, à la question et à l'injure.
Irène et Jacques s'y précipitent, épouvantés.
—Léon … mon Dieu!…
Rainville vient de se brûler la cervelle, et du bras déployé, au bout de la main, entre le pouce et l'index, il tend l'alliance ouverte: «Léon-Irène, 12 avril 1900», la vraie.
L'HORREUR HUMAINE
Ils débouchèrent dans des bois dans le village. Sur un brancard d'ambulance, quatre d'entre eux portaient le cadavre de l'officier qu'ils déposèrent sur la dalle de la fontaine, au centre de la place, à mi-côte devant l'église, où leur major lui lava les cheveux et la barbe, rouges de sang.
La balle du franc-tireur s'était logée en plein front, comme dans un carton de cible. Le coup décelait l'embuscade mais ne signait pas le fusil. Les Bavarois avaient battu futaies, haies et fourrés, et ils n'avaient trouvé personne. Or, ni en 1792, ni en 1815, ni en 1870, les armées invasionnaires n'ont jamais accordé vertu belligérante aux Freyschütz, et l'Allemagne ne les admet qu'en opéra, la paix régnante. En guerre, elle les fusille.
M. le curé parut sous le portail. Il était vêtu de l'aube et de l'étole. Il s'avança, suivi de femmes et d'enfants, vers le capitaine, qui le salua fort poliment et s'écarta pour laisser le prêtre délivrer au mort le viatique. Ce devoir apostolique rempli, le pasteur monta au presbytère, digne et froid, il en tira la porte.
Les Bavarois sont catholiques, ils ont droit à la terre sainte. L'officier tué fut donc enterré, par les soldats, dans le cimetière même du village. C'était sans doute un personnage important d'outre-Rhin, soit par sa valeur propre, soit par sa lignée, car le capitaine parla devant la fosse faute et, à défaut d'autre verdure, ils y jetèrent des branches d'ifs et de cyprès arrachées aux sépultures. Puis ils retournèrent camper sur la place, autour de la fontaine, sans requérir vivres ni logements, ce qui était assez extraordinaire et plus inquiétant encore.
Assis sur la margelle, le capitaine paraissait accablé de tristesse à la fois et de lassitude. Il appela un gamin, extasié par son casque.
—Mon petit, lui dit-il en pur français, va me chercher le maire ou l'adjoint, ça m'est égal.
Mais il n'y avait ni adjoint, ni maire: tout le monde était parti à l'armée, il ne restait que M. le curé.
—Ne le dérange donc pas, fit le capitaine en se levant de la margelle.
Et le tambour battit dans la nuit qui tombait.
Mais en même temps la cloche de l'église tinta, le recteur sonnait l'angélus lui-même, car il n'avait pas de bedeau, et c'était l'heure. Le capitaine fit un signe, le tambour s'arrêta et laissa les airs à la voix d'airain pacifique. Son appel ne fit sortir personne des deux cents et quelques feux échelonnés sur le coteau, au pied du château désert et clos. Ou le village était lui-même abandonné, ou ses paroissiens se terraient. L'angélus se tut à son tour, et il s'épandit un vaste silence.
Alors le tambour reprit et roula trois fois. Puis le capitaine, debout sur la fontaine, énonça lentement dans cette solitude:
«Ordre de l'état-major allemand. Les habitants de la commune ont un quart d'heure pour se réunir tous dans leur église paroissiale, faute de quoi les meubles, immeubles et récoltes seront livrés à l'incendie. Les femmes et les enfants, exceptés seuls de la mesure, pourront se réfugier au château, mais sans leurs animaux domestiques.
Cinq minutes après, onze hommes parurent sur les seuils des chaumières, et, en vérité, il n'en restait pas davantage, tous les valides ayant rejoint les drapeaux. Du reste, ils n'en dénoncèrent eux-mêmes point d'autre. Cette réserve comprenait un octogénaire, deux septuagénaires dont l'un hémiplégique, un tailleur bancroche et borgne, deux fermiers ou métayers, le vétérinaire rebouteux, un cabaretier, le gindre du boulanger, un sabotier et l'idiot porte-bonheur du village.
—Est-ce tout? sourit le capitaine, n'êtes-vous que onze?
—Douze, releva le curé, entré par la sacristie. Et, à présent, que nous voulez-vous?
—Fermez les portes, et deux plantons à chacune d'elle, arme chargée, fut la réponse.
Et le pauvre prêtre pâlit, car il savait la rigueur implacable du règlement militaire de l'ennemi.
—Oui, fit-il, il vous faut une vie en holocauste pour celle de votre officier tué.
—Dites assassiné, mon Père.
—Eh bien, prenez la mienne, voulez-vous? Je suis marqué de Dieu, pour ce sacrifice.
Le chef bavarois s'était détourné pour dissimuler son émotion.
—Je m'y attendais, salua-t-il; mais outre que les ministres de l'Église sont sacrés pour nous, il ne s'agit pas d'une vie seulement, monsieur l'abbé, mais de plusieurs.
—Que voulez-vous dire?
—Qu'à l'aube trois de ces pauvres gens doivent être passés par les armes.
—Mais lesquels?
—Ceux qu'ils auront choisis eux-mêmes?
—Comment, eux-mêmes?
—Comme ils l'entendront, c'est leur affaire, ils ont toute la nuit pour en débattre entre eux. Tels sont mes ordres et je vous laisse le soin de les leur transmettre avant de quitter vous-même l'église.
—Monsieur, je suis chez moi, lança le prêtre.
Et, relevant sa soutane sur la ceinture, il gravit d'un élan les degrés du choeur, et il cria:
—Aux armes, citoyens! et défendons-nous, Dieu le veut! mêlant ainsi les deux paeans de la race.
Le capitaine haussa les épaules et, l'index tendu dans la direction du château, il dit à mi-voix:
—Vous oubliez, mon révérend, que là-haut il y a des gages!
Et il sortit.
Alors l'horreur régna. La petite nef glaciale sombrait dans l'ombre, comme un vaisseau qui coule bas avec ses naufragés. L'un d'eux, le tailleur borgne et tordu, réclama de la clarté:
—Qu'on allume les cierges de l'autel, pour se reconnaître.
—Non, objecta l'un des métayers, pour ce qu'on a à faire, inutile d'y voir.
Mais qu'avait-on à faire? L'apparition de la lune dans un vitrail les mit d'accord, elle les baigna d'une lueur terne où ils semblaient des ours blancs au pôle. Machinalement, chacun avait repris à son banc la place dominicale. L'idiot, juché sur le bénitier, riait, les doigts dans le nez, les jambes pendantes.
Les trois vieux causaient, assez calmes d'apparence. Pour l'octogénaire, c'était le garde-chasse du château qui avait abattu l'officier. Il devrait donc se livrer, mais où était-il à cette heure?
—Bien loin, pour sûr, comme tous les capons, qui, leur coup fait, s'enfuient et laissent les autres payer pour eux!
L'hémiplégique s'offrit à le dénoncer au capitaine, il le prenait sur lui.
—Pour le temps qui me reste à vivre!…
—Ah! taisez-vous! leur jeta le curé, tremblant de honte.
Le rebouteux, tirant le gindre, s'était, sans mot dire, à pas ouatés, rapproché de la tourelle du clocher. Qui sait si on ne pourrait pas s'échapper à deux, l'un aidant l'autre, par la toiture?
—Non, tous ou personne, interposa le pasteur héroïque, et donnant un tour de clef à la petite porte de l'escalier en spirale; il la jeta devant lui, dans l'obscurité.
Pendant ce temps, concertés pour un autre subterfuge, le cabaretier, le second fermier et le sabotier essayaient d'enfoncer l'huis de la sacristie qui était clos et cédait déjà à leur triple poussée.
—N'entrez pas là! vociféra une voix éperdue qui réveilla l'écho des orgues.
Et le prêtre se précipita, mais trop tard. Par la baie forcée, ils avaient déjà vu, dressés sur leurs matelas, les deux mobiles blessés, la tête bandée et grelottants de fièvre, que cachait là et soignait de son mieux le saint homme. Et la découverte les exalta jusqu'au délire.
Sauvés! Ils étaient sauvés. Deux des victimes se présentaient d'elles-mêmes à la vindicte allemande, à demi mortes déjà, d'ailleurs, et quant à la troisième, il n'y avait même pas à la désigner. Élue mentalement, dès la première minute, par les dix justiciers instinctifs, unanimes; c'était évidemment le démenté qui, à califourchon sur le bénitier, s'amusait follement de les voir se démener dans les verdâtres reflets lunaires.
Ils appelèrent à grands cris le capitaine.
—Notre choix est fait, ouvrez!
Le curé s'était écroulé, les mains jointes, au pied du tabernacle, car on peut lutter contre l'hyène, le chacal et le tigre, mais point contre la bête humaine en mal de lâcheté. Il priait.
Le capitaine vint, et, d'un coup d'oeil, il vit et comprit. Il héla huit hommes de sa compagnie:
—Portez ces deux soldats français au presbytère, plantez-y le drapeau d'ambulance, et prévenez le major. Allez!
Et, cela dit, il disparut.
Ainsi donc ils en étaient pour leur infamie. C'était entre eux, les onze, qu'ils devaient procéder à la sélection terrible et nommer les trois fusillables. Ils s'affalèrent anéantis. La lune avait tourné et les laissait en pleines ténèbres. L'horloge sonna la deuxième heure de nuit, et la question: Que va-t-on faire? fut renouvelée par le plus gros des deux métayers.
—Au sort! clama le tailleur, nos peaux se valent.
—Non, votons, proposons le cabaretier.
—Voter, comment? objecta le rebouteux, on n'y voit rien.
—C'est vrai!
Et tous de réclamer les cierges. Le curé les alluma à tâtons, comme aveugle; de grosses larmes lui roulaient sur le rabat. Ils votèrent dans sa barrette, sur une feuille de papier de contributions déchirée en dix morceaux et que le cabaretier avait encore dans sa poche.
Au relevé, l'octogénaire était condamné par six voix, et, par quatre, le sabotier, malheureux homme des bois, qu'ils connaissaient à peine et pour le voir une fois l'an, à la foire, les jours de fête de la paroisse.
—C'est bon, fit-il, on ira, mais qu'est-ce que je vous ai fait?
Le vieillard de quatre-vingts ans n'y mit pas le même fatalisme. C'était un paysan sournois qui passait pour très riche et à qui on ne savait pas d'héritiers.
—L'innocent n'a pas voté, ça ne compte pas. On n'était pas onze dans la barrette.
Sur cette chicane la querelle s'engagea, sinistre, autour des cierges qui semblaient brûler pour un autodafé.
—L'idiot ne sait ni lire ni écrire. Puisqu'il est le troisième, il n'a pas à désigner les deux autres. Ce n'est pas de jeu, glapissait l'octogénaire, vous êtes des misérables, nous sommes onze, onze, onze!…
—Le vote est acquis.
—Oui, oui!
—Non!
—Si!
—C'est abominable, pire que chez des loups, on n'a encore pas vu ça sur la terre! Fusiller un vieil homme de quatre-vingts ans! Grâce, mes amis…. Tenez, qu'est-ce que vous voulez que je donne à M. le curé pour ses pauvres, pour son église, pour vous?
—Assez, assez, c'est la justice. On a voté. Nous sommes en République.
Pour dépeindre ce qui se passa alors dans cette église de village, il faudrait un Balzac ou un Shakespeare. Je ne l'essaierai pas. A la bouche de l'enfer on n'entend pas de pareilles imprécations. L'octogénaire, les poils hérissés, et tel un sanglier acculé dans sa bauge, vomissait, contre ses juges, le torrent des accusations de vol, d'usure, de débauche, d'assassinats, toute l'histoire de la commune, de pères en fils, sur dix générations. C'était le carnet du diable. Ah! oui, ils méritaient d'être tous fusillés par les Prussiens, et brûlés vifs, eux, et leurs mères, et leurs femmes, et leurs bâtards, toute la vermine et la racaille.
L'idiot dansait de joie autour du bénitier. Le prêtre s'était évanoui.
A l'aube, le portail s'ouvrit et les trois victimes furent livrées. Le peloton de douze fusils était déjà rangé sur place. Le capitaine disposa lui-même, et le dos tourné, les condamnés, 1e vieux qui paraissait tomber en lambeaux, le sabotier qui se signait à tour de bras et le porte-bonheur du village, et rapidement il leva son épée. Mais, plus rapidement encore, une ombre noire avait passé, et la soutane d'un bon pasteur du Christ ramassait toute la décharge.
Elle était, il y a deux ou trois ans encore, avec ses douze trous de relique, dans le trésor de l'église de V… V…, où je l'ai vue.
LES CHEMISES SANGLANTES
J'ignore si depuis 1886, année de mon excursion en Corse, Sartène s'est hausmanisée, et même humanisée, mais elle était alors la citadelle de la vendetta.
Il y a des villes blondes, et des rousses, Sartène est brune. De ses maisons en terrasses, échelonnées, comme des chèvres, au versant de l'Incudine, la vue plane et plonge sur la vallée de Figari, la Tempé corse, vaste vignoble onduleux, violet en septembre, brodé et ourlé d'or où l'on presse certain vin, essence de soleil, dont un seul verre abat son homme. C'est non loin de là, sur la route de Bonifacio que, dans l'ombre du mont Quiéta, le bien nommé, se cache, sous les pins ombellifères, un monastère blanc sans moines, désert, distillerie aérienne d'aromates, où j'ai laissé l'un des rêves de ma vie, le rêve de «quiétude».
Lorsque nous le découvrîmes, mes compagnons de route et moi, au hasard d'une chevauchée, d'ailleurs asinesque, à travers les lianes et les ronces du maquis, le couvent abandonné et bourdonnant d'abeilles venait d'être témoin d'un meurtre.
—C'est ici, nous dit notre petit guide que Tafani a tué Gravona.
On a beau être rassasié de ces histoires de banditisme, dont la Colomba de Mérimée est le type et reste le chef-d'oeuvre, leur intérêt romanesque se renouvelle singulièrement quand on les entend conter dans l'île même. J'ajoute qu'on ne les comprend bien que là, et qu'il faut au tableau son cadre.
—Qui, Tafani? Qui, Gravona? demandâmes nous d'une seule voix.
Et notre ânier parut nous mépriser de notre ignorance.
—Familles illustres du pays, lança-t-il par dessus l'épaule; Giuseppe et Théobaldo, les deux derniers. Ils étaient en vendetta. Les stylets étaient tirés depuis cent ans entre elles.
—Pour quelle cause?
—On ne sait plus. Les vieux de Sartène disent que la querelle a commencé au sujet d'un chien. Les femmes l'auraient envenimée, comme toujours, et, depuis, ce temps-là, les Gravona tuent les Tafani, comme les Tafani tuent les Gravona, de père en fils. Jusqu'à aujourd'hui, ils avaient le même nombre de chemises sanglantes. A présent, ce sont les Gravona qui l'emportent; une de plus, celle du pauvre Théobaldo!
Ceci dit, il secoua la tête, s'assit sur un bloc de quartz, bourra sa pipe d'herbe corse, et nous n'en tirâmes rien davantage, du moins avant qu'il n'eût achevé de fumer son tabac sauvage. On sentait qu'il gardait sa réserve, méfiant de la blague des «continentaux», railleurs des antiques usages.
—Je pris un biais pour le rassurer.
—Ce Gravona, c'était un de vos amis, ou de vos parents, peut-être?
—Nous le sommes tous plus ou moins, en Corse. Théobaldo et Giuseppe avaient été élevés ensemble. Ils s'aimaient bien, mais l'âge marqué était venu, ils étaient majeurs l'un et l'autre, il fallait donc que l'un des deux y restât, à cause de l'hérédité. J'étais devant le café de la Place le jour où ils s'embrassèrent en se déclarant loyalement le «Garde-toi, je me garde!» Tout a été fait dans les règles, il n'y a rien à dire.
Sur ce mot caractéristique, l'ânier se leva pour nous montrer l'endroit où le vaincu de la vendetta séculaire avait reçu la balle mortelle, en plein coeur, et aussi la cellule de moine qui avait servi d'embuscade au vainqueur.
—C'est moi-même, messieurs, qui suis venu avec mes bêtes, chercher le corps de Théobaldo pour le rendre à sa femme, Thérésa Brandi, de Bastelica. La voilà veuve comme tant d'autres plus un petit garçon de six mois qu'il lui laisse. Mais ils sont à l'aise. Les Gravona ont une belle maison à Sartène.
—Et le meurtrier?
—Giuseppe Tafani? Où il est? Là dedans, fit-il en encerclant le maquis d'un geste circulaire. Mais vous pouvez être tranquille, les gendarmes ne l'auront pas.
Et ses yeux flambèrent d'une flamme qui m'éclaira toute l'âme de la
Corse.
Au retour de Bonifacio, quinze ou vingt jours après cette visite au couvent de Sainte-Trinité, nous repassâmes par Sartène. Nous y arrivâmes à la nuit tombante, pour dîner une fois encore, à l'hôtel César, tenu par un excellent homme, beau-père du fameux dompteur Bidel, et qui avait de ce vin ambroisiaque dont je vous ai parlé en commençant. Point d'autre raison, je l'avoue, à ce crochet que nous faisions à notre itinéraire, mais le Bacchus corse nous récompensa de notre piété oenophile, voici comme.
La ville était sens dessus dessous. Dans la pénombre crépusculaire, les gens couraient, criaient, se démenaient, se groupaient, se hélaient aux portes et aux fenêtres, et s'enfonçaient dans le vieux quartier aux ruelles tortueuses, enchevêtrées sous l'église.
—Que se passe-t-il donc, ce soir, chez vous, don César? (Nous avions ainsi surnommé notre hôte.) Y a-t-il des élections à Sartène?
—Mieux, fit-il, et vous tombez à miracle pour enrichir d'une fleur corse votre herbier philosophique. L'un de nos braves bandits, traqué, dans le maquis, par les gendarmes, s'est réfugié dans la vieille ville et il s'y cache. S'il n'y avait qu'eux et leurs bottes pour le prendre, Giuseppe Tafani aurait le temps de faire, en paix, six enfants à sa femme, nous lui prêterions tous notre lit. Mais, cette fois, il a affaire à forte partie: la Thérésa Brandi, de Bastelica, qui a juré d'avoir sa tête. Vous comprenez c'est entre Corses, et nous sommes tous en l'air, comme vous voyez. Je vous demande même la permission de vous brûler la politesse, car, de ces événements-là, il faut en être, et j'y vais.
Vous pensez si nous le suivîmes! Je n'ai pas eu deux fois, dans ma vie, le spectacle qu'offrait ce labyrinthe de venelles, noires, étroites, tournantes, arc-boutées de contreforts, coupées d'échelles, de rampes et de bornes, où quelques vitres, sous les toitures, accrochaient les derniers rayons strabiques du couchant, tandis que la foule y débordait comme le torrent dans les ruisseaux. Grâce à don César qui nous menait à travers des logis en communication et même par des caves, nous parvînmes à une petite place rectangulaire, dessinée par l'écartement de deux maisons assez importantes, placées en vis-à-vis, hachées de meurtrières vermoulues et dont les fenêtres en guillotine semblaient les échauguettes de deux forts de frontière. Les Tafani et les Gravona s'épiaient les uns les autres de ces carreaux, depuis cent ans, comme les Montaigus et les Capulets de la Vérone shakespearienne.
Debout, au centre de cette plazzinette, et incomparablement belle dans sa capuce de veuve, une jeune femme de vingt ans, immobile, tragique et très simple, regardait la maison d'en face. L'ombre tombait autour d'elle. Un groupe d'une douzaine d'hommes, les parents du mort, les Gravona de souche ou d'alliance, se tenaient à l'arrière, en demi-cercle, comme des juges dans un prétoire.
—Que vous avais-je dit, nous fit l'hôtelier, regardez: pas de gendarmes! Pourtant le meurtrier est chez lui, tout le monde l'a vu, et ils le savent. Mais l'arrêter, ils n'osent, c'est une querelle corse, nous les écharperions, la veuve la première et les cousins en tête.
Alors, la nuit étant tout à fait établie, Thérésa se détacha du groupe familial et marcha au perron de la maison ennemie. Elle avait à la main une branche de pin garnie encore de ses trois pommes en couronne, et qui brûlaient. Qu'allait-elle faire de ce brandon?
Je ne pouvais croire qu'elle voulût mettre le feu à la demeure rivale, fût-ce pour contraindre le bandit à en sortir. Au moindre coup de vent c'était l'incendie dans Sartène. Pourtant elle allait, dans la fumée crépitante de la résine, la torche baissée, comme les anges exterminateur de la Bible. J'interrogeai don César d'un regard.
—Oui, répondit-il, vengeance de femme. Mais elles n'ont pas le fusil. Et puis, son gamin, le petit Orso, n'a que six mois à peine. Peut-elle attendre qu'il ait l'âge requis de ramasser la carabine des Gravona? Vingt et un ans, c'est trop long pour Thérésa Brandi, une fière fille, une vraie Corse, et de la tête aux pieds. Du reste, ne craignez rien, Giuseppe ne laissera pas brûler Sartène, il va sortir.
La porte s'ouvrit, en effet, et il y parut une vieille, qui, les bras étendus comme une aveugle, s'avança sur le perron en terrasse.
—Si c'est à moi que tu as à parler, clama-t-elle en patois corse, je t'écoute. Si c'est à mon fils, il n'est pas chez lui, et tu sais pourquoi.
—Comment mens-tu, à ton âge, femme sans yeux? Je l'ai vu de ma fenêtre, assis à tes genoux, et tenant l'écheveau de ton rouet.
—Il est vrai qu'il y est venu. Il était affamé et rompu de fatigue. Je lui ai fait une soupe, il a dormi deux heures dans un lit et il est reparti après avoir embrassé sa mère. Du reste, entre et cherche toi-même. Voici les clefs.
Et elle lui en jeta le trousseau.
Thérésa revint à ses parents et cousins, et elle les consulta. L'un d'eux, un berger du Niolo, couvert de son «pelone» en poils de chèvre et qui semblait fort écouté des autres, fit trois pas en avant et dit à voix haute:
—Giulia Tafani, si ton fils n'est point dans sa maison, où est-il? Veux-tu, le dire à moi, Pierre Gravona, du Monte Cinto. Tu me connais, tu sais que je ne révélerai pas le secret aux gendarmes.
—Eh bien, il est là, en face.
Et l'aveugle montra de l'index la maison des Gravona, qu'habitait la veuve.
Giuseppe s'y était, en effet, réfugié. Il faut avoir constaté par soi-même combien la loi de l'hospitalité est puissante dans l'île de Sampierro et de Paoli pour comprendre l'effet extraordinaire que produisit le geste de la mère, livrant à la vertu même de la race le problème de ce meurtrier caché chez les vengeurs de sa victime. Un Montaigu sous le toit d'un Capulet. Giuseppe devenait sacré pour la Thérésa. A la nouvelle, propagée de bouche en bouche, Sartène vibrait littéralement d'enthousiasme, et je vis perler une larme aux cils du brave beau-père de Bidel, dompteur de fauves.
La situation était poignante. Il fallait que Thérésa renonçât à rentrer chez elle ou que Giuseppe en sortît, de gré ou de force. Le berger conseilla la ruse. Après quelques mots échangés à voix basse avec sa cousine, il se mit à souffler sur les pommes de pin pour en raviver la flamme, et il lui en redressa la torche au poing. Elle s'était retournée, et elle allait à présent sur sa propre maison, hagarde, le front découvert, résolue, terrible.
Elle lança le brandon dans la porte ouverte, et le feu prit.
Mais tout à coup, d'une fenêtre en guillotine, un paquet ficelé d'une corde se déroula doucement, lentement, sur la muraille, et vint se poser devant la veuve. C'était le petit Orso que le bandit renvoyait à sa mère, afin qu'à l'âge voulu il fit honneur, à son tour, à la sainte vendetta, justice rapide et sans phrases de son pays, berceau de l'auteur du Code.
UNE FEMME LIBRE
«A la jonction de l'Arve et du Rhône, sous Genève, les eaux, toujours bouillonnantes et grossies encore par une fonte de nos neiges alpestres, ont rejeté sur la rive est, entre les vignes, le cadavre du docteur Max Ozal, l'étrange négateur de l'amour, et dévoilé de la sorte le mystère de sa disparition. Ce qui rend ici le suicide incompréhensible, c'est que le corps athlétique du médecin était étroitement uni, disons-le, bouche à bouche, à celui d'une jeune fille, d'ailleurs inconnue dans la ville de Calvin et que les autorités consulaires n'ont pas identifiée à l'heure où nous mettons sous presse. Nous aimerions à croire pour l'honneur de la science helvétique, dont Max Ozal était comme un autre Zimmermann, que le drame s'explique par un de ces accidents de montagne que la Suisse, grâce à Dieu, n'a pas en privilège.» (Le Léman.)
Dernière heure.—«Nous apprenons que la jeune fille, une Française, nous l'aurions parié, vient d'être réclamée par son père, célèbre écrivain socialiste et l'un des apôtres de l'évolution libertaire du féminisme. Taire son nom en cette circonstance, c'est respecter doublement sa douleur. Homo sum.» (N.D.L.R.)
Ce socialiste, c'était Théophraste-Edme Garrulon, et sa fille s'appelait
Olive. Elle avait vingt-deux ans.
Il était exact que Garrulon, mort à son tour dans un hospice de déments, fut l'un des plus ardents apologistes de la libération sociale de la femme chrétienne. Mais différent en cela des théoriciens platoniques de sa doctrine, il la prêchait non seulement du verbe, écrit ou parlé, mais du fait et de l'exemple. Resté veuf et seul avec une fille par la disparition de sa femme, il avait élevé l'enfant conformément au principe de l'égalité totale des deux sexes et aux conséquences dudit principe, qui sont fort graves. Il l'avait trempée enfin pour le combat sans appui de la vie à travers le maquis des lois, des moeurs et des croyances. Et Olive était très forte. «Ma fille, disait d'elle le doctrinaire, est cuirassée, casquée et armée de la lance comme Minerve, à qui elle ressemble d'ailleurs, d'après l'iconographie antique. C'est la femme libre idéale, telle que l'avenir la réclame.»
Le jour où elle atteignit à sa majorité, il eut avec elle un entretien décisif. Il l'avait assurée dès sa naissance pour une somme considérable dont il avait scrupuleusement payé, pendant vingt et un ans, les arrérages. Elle avait la vie garantie, acquise par un jeu régulier du mécanisme social, une dotation normale, constituée ensemble par l'État et la famille, d'argent roulant et non hérité.
—A dater d'aujourd'hui, fais ce qu'il te plaira de faire et va où tu voudras aller. Mon rôle protecteur est fini. Tu es belle, intelligente, saine, et tu sais tout ce que l'on enseigne par le livre ou le sport, au degré de la science où nous en sommes. Le reste ressort de ton initiative propre. Vis toi-même le roman, heureux ou malheureux, de ta vie individuelle. Tu connais mes idées sur ce sujet: je n'admets pas qu'une autorité quelconque, fût-ce celle d'un père, influe sur l'aventure d'une volonté, l'expression d'un organisme, les actes d'un être de raison, et je nie l'expérience. Tu n'as d'autres devoirs envers moi que ceux que je t'inspire, au gré de la nature, et si, avant de nous séparer, elle t'indique de m'embrasser, je ne sens rien en moi qui s'en révolte, et au contraire.
Et Olive, très simplement, avait embrassé Théophraste-Edme Garrulon, son is pater et éducateur.
—Merci, fit-elle.
—Deux mots encore, avait ajouté le féministe pratiquant. D'abord, si mon nom te gêne, prends-en un autre, celui de ta mère, par exemple, en attendant que….
—En attendant que?
—Que tu te maries, si tu te maries. Te marieras-tu?
—Oui ou non, sourit-elle, en dessinant de la main la virevolte de la girouette au vent.
—Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que jusqu'à présent tu n'aimes personne encore, d'amour s'entend?
—Et comme on l'entend, non, personne.
—Tu dois être parée contre ou pour cette éventualité. Je t'ai laissé entre les mains tous les livres, anciens ou modernes, techniques ou sentimentaux, d'encre mâle ou femelle, où il est traité du rapport des sexes?
—Je les ai tous lus, en effet, même ceux des poètes.
—Il ne me reste donc plus qu'à te souhaiter bonne chance et qu'à te prier d'accepter, en souvenir de moi, le présent d'une petite boîte que voici.
La boîte ouverte, Olive y trouva un joli revolver américain et les cartouches. Elle regarda son père et comprit.
—Ah! fit-elle, arme offensive ou défensive, pour ou contre l'éventualité?
—Oui, indispensable à la femme libre.
Huit jours après, elle courait les routes du vieux monde, le pauvre monde latin où, depuis l'ère chrétienne, la compagne de l'homme réalise ce miracle d'être à la fois la reine et l'esclave serve des nations civilisées. Elle n'y eut aucune aventure. Son revolver ne sortit pas de la boîte. Elle ne vit partout que des fronts courbés par la tâche, des yeux ardents de la soif du gain, et elle n'entendit dans les bois, les champs et les villes que des hurlements de haine et des imprécations de misère. De telle sorte que lorsqu'elle arriva à Genève, elle était lasse de la vie à en mourir. L'une de ses lettres à son père se terminait par cette phrase: «Je ne puis plus regarder un petit de notre espèce pendu au sein nourricier de sa mère sans que la pitié m'humecte les yeux. Pourquoi, ah! pourquoi aime-t-on?»
Un jour qu'elle traînait dans les rues de la ville le désenchantement de son âme vide et solitaire, ses regards furent attirés par une petite affiche manuscrite, collée au travers d'une porte, sur la place où l'histoire veut que Michel Seryet ait été brûlé par Jean Calvin, le pape de Genève. Cette affiche annonçait une conférence sur l'amour par le professeur Max Ozal, docteur es sciences, es arts, en médecine, et correspondant attitré des académies de Paris et de Vienne. Ce nom de Max Ozal ne lui sonnait pas pour la première fois. Olive l'avait lu dans les journaux libertaires que recevait son père, mais il lui laissait la personnalité du savant indécise. Tirée d'ailleurs par une attraction obscure, elle poussa la porte et elle alla à sa destinée.
Le lieu de la conférence était moins une salle qu'un salon, où trente personnes environ étaient assises comme au prêche. Ne trouvant plus une seule chaise disponible, la jeune fille resta debout sous une tenture, et elle vit ainsi pour la première fois celui pour qui et avec qui elle devait mourir. C'était, en chair et en os, le docteur Faust de la légende, dans la floraison du rajeunissement diabolique. Haut de stature, le geste enveloppant, la tête pleine et pâle, trouée de deux yeux phosphorescents, encadrée de cheveux roux, longs et serpentueux qui lui battaient les épaules, il paraissait avoisiner la trentaine, quoique à l'état civil il l'eût dépassée déjà de vingt hivers inavoués. Mais tout son charme se dégageait de sa voix prenante, timbrée d'échos doux et mourants comme une cloche de baptême dans les bois. Or, de cette voix, le savant niait l'amour!…
Et non seulement il le niait, mais il le maudissait, le chargeait de toutes les hontes du genre humain, de tous les crimes héréditaires des empires, des républiques, des religions, des philosophies, de toute association terrestre, et il le taxait d'insulte à la nature.
—Tout le mal qu'on fait ou qui se fait dans la planète, sous la clarté alternée des deux foyers de lumière, a sa source, sa cause et son ferment en cette erreur scientifique qui défère à l'âme un besoin organique dont le corps seul a la charge. Hors de sa loi physique, ce qu'on appelle improprement l'amour, messieurs et mesdames, n'est pas, il ne saurait être, et le monde moderne se brise sur cette illusion désespérée. Que ne puis-je vous en guérir au prix de ma vie! Allumez pour moi, sur cette place même, le bûcher de Michel Seryet, j'y monterai sans hésiter pour l'honneur de ma certitude.
«Les peuples héroïques et modèles des civilisations antiques, disparues, mais qui reparaîtront, je vous le jure, n'ont point connu l'aberration fatale qui, depuis deux mille ans à peine, a dévoyé l'humanité et semé dans les champs de la nature l'ivraie de cette tristesse sociale qui empoisonne jusqu'aux remparts de la cité moderne. La sagesse ancestrale ne demandait pas aux yeux de la femme plus de ciel qu'ils n'en peuvent tenir. Le baiser n'y mesurait que sa joie instantanée et furtive, payée aux dieux par les douleurs sacrées de la maternité, aussi longues que la vie des mères vénérables.
«J'ai beau faire, messieurs et mesdames, je ne puis voir dans les poètes de notre ère chrétienne que les propagateurs d'une épouvantable méprise et des bourreaux dignes des supplices qu'ils chantent. C'est d'eux que pleurent vos larmes; sans eux et leur oeuvre d'amertume, vous seriez heureux et heureuses.
«Seul, l'un d'eux a osé dire la vérité telle qu'elle est, fut et va redevenir. Wolfgang Goethe, grand cerveau hellénique, a réduit, et mathématiquement, l'amour à sa loi de mélange, et il en rend le processus à l'ordre des affinités électives de la chimie organique. Le salut est là et, avec lui, l'avenir.»
Bouleversée par la leçon et plus encore par le maître, la jeune femme libre suivit Max Ozal et connut ainsi sa maison, située sur les bords du lac Léman. Il fallait désormais qu'elle y pénétrât et qu'elle touchât le vêtement de l'apôtre. Par un après-midi de grand vent, elle y vint en barque, ramant elle-même et seule. Elle feignit de chercher un abri contre l'orage menaçant, se nomma du nom de son père, Théophraste-Edme Garrulon, le célèbre anarchiste, et, accueillie tout de suite sur cette référence, brusqua de la sorte la présentation.
Max Ozal était marié, et il avait trois enfants.
Olive ne put en dissimuler sa surprise.
—J'étais à votre conférence, lui dit-elle.
—Mais … ils ne la démentent pas, fut la réponse. Voici leur mère.
Mme Ozal, en effet, belle créature à la carnation marmoréenne, aux hanches larges, très simple et avenante, et qu'elle devina d'instinct excellente ménagère, représentait bien à la visiteuse la femme de gynécée de la doctrine de l'affinité élective. Ses enfants étaient d'ailleurs superbes et de force et de santé. Elle en était fière avec calme.
Une deuxième visite de remerciement pour l'hospitalité reçue en détermina une troisième, puis l'habitude se noua et Olive vint tous les jours. Elle devenait disciple favorite du négateur, celle qui recueille les «propos de table» des réformateurs, et Max Ozal ne pouvait déjà plus se passer d'elle. Elle lui prenait des notes, rangeait ses papiers, l'aidait à sa correspondance.
Elle avait peu à peu renoncé à sa coquetterie de Parisienne, ruban à ruban, bijou à bijou; elle se défleurissait et versait à la momière par une progression systématique dont le sens n'échappait point à Mme Ozal, si simple fût-elle. Enfin, un matin Olive entra presque méconnaissable, la chevelure tondue et d'aspect si garçonnier que le docteur lui-même ne put retenir un cri de révolte. Ah! c'était trop, et il n'avait jamais dit que le renoncement dût aller jusque-là! Puis il claqua la porte et sortit, troublé jusqu'au plus profond de l'être. Il marcha longtemps sur les bords du lac, n'arrivant pas à se rendre compte de ce qu'il endurait. Il s'en niait l'évidence à lui-même. Non, non et non, elle ne l'aimait pas, cette jeune fille, et il ne l'aimait pas, lui non plus. Ce n'était pas scientifique. De l'amour? Max Ozal, son contempteur déterminé, irréductible, jamais.
Quand il fut chez lui, à la tombée du jour, Mme Ozal lui apprit que Mlle
Garrulon était partie.
—Elle m'a dit adieu, m'a demandé pardon, de quoi, je l'ignore, et, après avoir embrassé nos enfants, elle s'est enfuie. Mon ami, vous ne la reverrez plus sur la terre, je crois.
—Si, fit le docteur.
* * * * *
Il la revit, en effet, et pour l'éternité, au confluent de l'Arve et du
Rhône.
Max Ozal n'a pas laissé de disciples.
LE RÉCIT DU CHIRURGIEN
—J'étais allé faire à Angers une opération chirurgicale extrêmement intéressante, l'un de ces cas qui ne se présentent à nos malheureux bistouris que cinq ou six fois par siècle, et vous me permettrez bien d'ajouter que je m'étais assez bien tiré de l'un des problèmes les plus ardus de l'art d'Ambroise Paré. Il s'agissait de … mais vous êtes profane, laissons. Ce n'est d'ailleurs que pour vous dire combien je me sentais en forme. Il en est de cela dans notre partie comme dans la vôtre; les Doyen, les Pozzi, tous les maîtres vous diront que la réussite exalte nos énergies, développe nos dons et assure notre science. Le succès est le père du génie.
«A mon arrivée, vers cinq heures du matin, je trouvai ma chère femme debout et fort anxieuse. Elle me tendit tout de suite une lettre, venue à minuit, me dit-elle, et qui, quoique toute simple d'aspect et ordinaire, lui faisait peur. Or, du premier coup d'oeil sur l'adresse, j'en avais identifié l'écriture.
«—Es-tu folle, fis-je en riant, elle est de Marécat.
«—Justement, reprit Suzanne, et je l'ai aussi reconnue.
«—Alors, il fallait l'ouvrir. Marécat est l'un de nos meilleurs amis, et le plus fidèle. Il m'avise probablement qu'il ne viendra pas dîner ce soir avec nous, comme chaque mardi, depuis quinze ans, il en a l'habitude.
«—Il serait donc malade? déduisit-elle.
«—Pour la première fois de sa vie alors?
«Et je descellai la lettre.
«Vous allez la lire, cette lettre, car je l'ai gardée. Mais à peine y eus-je jeté les yeux que, reprenant ma trousse, je dégringolai dare-dare à mon auto et courus chez Marécat.
«—Tu avais raison, avais-je jeté dans l'escalier à Suzanne, il est malade.
«Et je l'entendis crier d'une voix étouffée:
«—Ah! mon Dieu! mon Dieu! il est mort!…»
Ce disant, l'illustre chirurgien, de qui je tiens cette histoire, était allé à son secrétaire et il en revint vers moi une lettre à la main.
—Mais d'abord, renoua-t-il, vous rappelez-vous Marécat?
—Le boulevardier?
—Dites le type du boulevardier, du temps où il semblait que tout l'esprit du monde se centralisât sur le ruban d'asphalte compris entre le carrefour Drouot et la Chaussée-d'Antin. Il a traîné là une élite de Démocrites qui, sous le scepticisme apparent de leur philosophie abondante en traits barbelés, cachaient un sens profond de la vie et des âmes d'enfants. Cet excellent Marécat riait de tout, et, sur les choses et les gens, il en trouvait inépuisablement de «bien bonnes». Eh bien, savez-vous de quoi il est mort? Lisez, pendant que je vais recevoir une cliente.
Et je lus:
«Mon-vieux, pas de fleurs, pas de discours, pas de piquet de la Légion. On s'embête trop, je fiche le camp, rien de plus simple. Je n'ai, tu le sais, ni père, ni mère, ni frère, soeur ou bâtard, et je laisse, dans mon tiroir de gauche, les cent louis nécessaires pour solder les frais crématoires de ma vaporisation. Tu offriras le reste, de ma part, à la Société protectrice, dont je suis membre, pour racheter des cochons d'Inde de la vivisection à l'Institut Pasteur et pour leur rendre la liberté. Les lapins m'intéressent beaucoup moins. Je trouve le lapin bête.
«Adieu, ami Georges, et bonjour autour de toi. Ta cuisinière m'a fait passer de bonnes heures, les meilleures même, sur la terre; mais, je m'obstine, pas assez de safran dans sa bouillabaisse et un peu trop d'ail dans sa brandade tout de même. Nous ne sommes pas à Marseille.
«Dis donc, j'y pense…. Sous prétexte que je dîne chez toi depuis quinze ans, tous les mardis, ne me fais pas la mauvaise blague de V… à ce parasite de S… Tu la connais? Quand ce fut son tour de défiler devant la fosse du pique-assiette, il y laissa tomber son rond de serviette!… N'est-ce pas qu'elle est drôle?
«Je ne te cache pas que j'ai choisi le moment où tu es, en Anjou, en train de réparer dans un abdomen les distractions génésiques de la mère Nature pour me faire passer le goût surfait du pain. Je te connais, tu voudrais me le rendre, et, qui pis est, tu me le rendrais! Merci, il sent la sueur du peuple. Il en est fait du reste.
«La dernière pièce de D…—je l'ai vue hier—n'est pas bonne, mais le roman-feuilleton de G… me passionne. Quel dommage de ne jamais savoir ce que la comtesse allait faire dans la caverne!
«E finita. Ma dernière cigarette pour toi … pour vous deux. Ouf!…—Ton MARÉCAT.»
Le docteur rentra et reprit:
—J'arrivai à temps, il respirait encore.
«Il s'était appuyé, assis à sa table, le menton sur le revolver et la balle, déviant sur la mâchoire, était allée se loger dans l'oreille. Il devait endurer le martyre, mais pas une plainte. C'était superbe. On n'imagine pas la force de stoïcisme de ces organisations byzantines qui, dans la vie courante, souffrent d'un pli de rose.
«—Ah! c'est toi, murmura-t-il entre deux souffles haletants. Raté!…
C'est ridicule…. Laisse-moi claquer.
«Outre que mon devoir m'ordonnait précisément le contraire, je ne connaissais à mon vieil ami aucune raison plausible, disons, si vous voulez, excusable, de disparaître de ce monde. Célibataire pratiquant et théoriciennes liaisons passagères, très à l'aise sinon riche, doué d'une santé de fer, recherché partout pour son esprit inventif et mordant, Marécat n'avait pour être heureux, si le poisson l'est dans l'eau, qu'à faire les cent pas académiques sur le bitume du boulevard, son élément.
«Je me disposai donc à procéder sans retard à l'opération primordiale, urgente, de l'extraction de la balle. Elle était des plus périlleuses, mais elle s'imposait. Il y allait du salut de l'homme que j'aimais entre tous et qui me rendait ma chaude affection. Je vous ai dit que j'étais exceptionnellement en forme. Je voyais net, j'avais le poignet sur, le sang-froid s'équilibrait en moi à la science anatomique, j'étais assuré de le sauver. C'était l'heure du chirurgien.
«Aidé de son domestique, d'ailleurs en larmes, car il adorait son maître, j'avais étendu le cher suicidé sur son lit, et nous lui lavâmes le visage ensanglanté. Il se laissa faire d'abord, mais quand il me vit ouvrir ma trousse, il se dressa, les mains tendues pour me repousser:
«—Non … non … je ne veux pas…. La paix!…
«Il n'y avait point de temps à perdre au débat. A défaut d'internes qu'il ne m'était pas possible de requérir, il me fallait l'assistance de deux autres bras pour immobiliser le moribond, au moins pendant quelques minutes. Le concierge de l'immeuble s'offrit pour ce service….
Ici, le maître s'interrompit un instant, et, visiblement oppressé par le souvenir tragique, il fit quelques pas autour de son bureau en silence. Puis il s'arrêta devant un admirable portrait de femme, pastel rayonnant, qui illuminait tout son cabinet:
—Regardez, me dit-il, c'est elle, ma bien-aimée Suzanne, à l'âge qu'elle avait alors, vingt-cinq ans, dans toute sa floraison de beauté raphaélesque. Mais, sourit-il, en revenant à moi, je vais trop vite.
«J'avais fait un signe à mes deux aides improvisés et m'étais armé de la pince. Le concierge embrassa les jambes et le domestique les bras. S'ils le maintenaient trois minutes dans la position favorable, j'extrayais la balle; le reste n'était plus qu'affaire de soins et question de cicatrice. Par une chance inouïe, la membrane tympanique était indemne. Quelques dents à remplacer, et, en un mois, Marécat reparaissait sur les boulevards, cigare au bec…. Hélas! il n'y devait pas revenir, car il ne le voulait pas.
«Sous la double étreinte, ses forces se ranimèrent. Il se débattait, ruait, boxait, se cognait le front à la muraille.
«—Lâche!… me criait-il.
«A moi, lâche, son meilleur ami!… C'était deux fois terrible, et pour cet ami, et pour le chirurgien. Je me domptais pourtant, car là est la vertu professionnelle, et l'outil au poing, je guettais l'instant propice où la fatigue me le livrerait. Ce fut lui qui lassa mes aides. Trempés de sueur, ils renoncèrent à la lutte, et je dus courir chercher des internes à ma clinique.
«Lorsque, vingt minutes plus tard, et trop tard, je revins en force, avec quatre de mes élèves exercés à nos duels contre la mort, il ne me restait plus, du bon et charmant compagnon de ma jeunesse et de toute ma vie, qu'un cadavre défiguré. Profitant de ma courte absence, il s'était traîné jusqu'à sa table, et, y reprenant le revolver, il s'était criblé, mitraillé, frénétiquement, des cinq balles qui y restaient. Voilà comment, sourit tristement le docteur en reprenant la lettre, Marécat n'a jamais su ce que la comtesse du feuilleton allait faire dans la caverne!…
—Mais la raison du suicide?
—Je ne vous l'ai donc pas dite? Eh bien, voici. A ma rentrée chez moi, ici même, dans ce cabinet, je trouvai Suzanne, ma femme, qui m'y attendait, comme écrasée d'angoisse.
«—Eh bien, me dit-elle sans se lever, il est mort, n'est-ce pas?
«—Oui. Mais comment le sais-tu?
«—Il m'aimait, fit-elle.
«—Toi? Lui? Marécat?
«—Depuis quinze ans.
«—Et il te l'a dit?
«—Jamais.»
LA TROUÉE
J'ai eu le plaisir de dîner cette semaine avec un honorable passementier qui était à Buzenval. C'est un homme presque chauve, très loquace et d'humeur joyeuse, le type du bourgeois tel que nous l'ont dépeint les physiologistes de 1830, tel qu'on le retrouve encore dans certains quartiers excentriques, et non haussmannisés.
Ils avaient beaucoup de bon, ces véritables enfants du vieux Paris, entêtés pour les routines, mais fidèles aux traditions naïves et colorées, comme à leurs vieilles enseignes, et gardant ce qu'on nomme aujourd'hui les préjugés de la famille et de la patrie avec cette pointe de gouaillerie qui témoigne du terroir voltairien. Voilà bien, en effet, cette race si fière du vin de ses coteaux; la seule de l'univers qui ait pu inventer de trinquer en heurtant les verres, de chanter au dessert, de faire des calembours, de dénouer sous la table la jarretière de la mariée et de construire des chalets sur les cimes des Batignolles.
Mais, sous ces puérilités de nature, quelle bonté, quel ardent sentiment du juste, du devoir même, quel dévouement aux idées généreuses et quelle commisération inépuisable pour les douleurs humaines!
Ces réflexions me venaient tandis que je prenais part à ce repas de famille, et devant la face épanouie du bon passementier, je me demandais si c'était bien là une de ces quatre-vingt-dix mille têtes que ce petit polisson de Vermesch réclamait pour fonder son Eldorado politique.
Je confesse ici que nous tirâmes les rois à la façon des pâles réactionnaires, et que la fève, qui était une dragée, échut à une délicieuse petite fille de huit ans, laquelle, sautant sur mes genoux, me proposa de partager avec elle le lourd fardeau de cette tyrannie d'une heure. Mon acquiescement scellé d'un gros baiser, le père fit sauter le bouchon d'une bouteille, jusque là réservée, et d'un ton d'ancêtre:
—Je vous le recommande, me dit-il: on n'en boit pas tous les jours du pareil!
Et il me versa lentement son vin clair et joyeux. Malgré les grands yeux de la mère, j'intercédai pour ma petite reine, et, sur tout le cercle de la tablée, on but à la santé de celle par qui toute piquette devient de l'ambroisie, la France!
—Il est exquis! m'écriai-je.
—Non, mais sans flatterie, qu'en pensez-vous? insistait le brave homme, les regards dans mes yeux et avec une angoisse comique. Je n'en avais pas bu depuis la trouée; je trouve qu'il a encore gagné; n'est-ce pas, femme?
—La trouée? dis-je en laissant retomber mon verre; quelle trouée?
—Celle de Buzenval. Ah! j'y étais! Je le dis avec fierté. Voici comment se passa la chose.
Ma foi, je le laissai parler. Il se renversa en arrière sur sa chaise, comme pour laisser s'évaporer une bouffée d'orgueil, et mettant ses mains dans ses poches, il commença en ces termes:
—Nous étions campés depuis la veille dans une sorte de hangar; il faisait un froid de tous les diables! Je n'avais pour tout potage que mon bidon rempli de ce vin que voilà! Cet animal de Paluchon, notre herboriste, ronflait dans un coin comme une toupie hollandaise, et envoyait, je m'en souviens, de grands coups de bottes dans l'espace…. Paluchon était un capitulard. Le sergent, un nommé Balognet (je ne sais pas ce qu'il est devenu, celui-là!) frisait sa moustache convulsivement. C'était le matin du 18, et quand le sergent frisait ainsi convulsivement sa moustache, c'est qu'il devait y avoir du nouveau ou que ses cors le faisaient souffrir.
«On faisait la popotte. C'était un peintre qui cuisinait. Il nous a fait manger de drôles de choses! On m'avait nommé caporal, d'abord parce que je ne me grise jamais, et, je crois, aussi un peu parce que je suis passementier.
«Tout à coup, vers les neuf heures, nous entendons un son de trompette:
Ta, ta, ta, ra, ta, ta! Balognet dit:
«—C'est au caporal!
«J'avais parfaitement écouté. Je réponds:
«—Non, c'est au sergent!
«Personne ne bouge. Au bout d'un instant: Ta, ta, ta, ra, ta, ta! C'était au caporal, en effet. Je sors, naturellement, et je trouve à la porte un officier de l'état-major.
«—Où est votre colonel?
«—Ma foi, lui répondis-je, je n'en sais rien: dans Paris, sans doute.
«—Et votre lieutenant-colonel?
«—Avec le colonel, je pense; mais le sergent est là, si vous voulez le voir….
«Je n'étais pas fâché de me venger un peu de Balognet, qui avait eu raison contre moi devant les camarades.
«—Faites venir le sergent, me crie l'officier, un jeune homme.
«—Sergent, c'est vous qu'on demande, fis-je à la porte, c'est de l'état-major.
«Balognet sort furieux. Je rentre à mon tour. Paluchon rêvait qu'on l'emmenait prisonnier en Allemagne et poussait des cris en dormant. Je lui jette un sac sur l'abdomen; il se réveille, émet un long gémissement, se retourne et se rendort, la face contre le mur. Le peintre remuait tristement la soupe avec sa pipe.
«Balognet revient avec un air mystérieux:
«—Mes agneaux, sac au dos, et en route, mauvaise troupe!
«Nous lui crions d'une voix:
«—C'est la trouée?
«—Ça l'est! dit-il.
«La soupe nous parut délicieuse. Quelqu'un alla jusqu'à se demander s'il y avait vraiment des carottes dedans, et je me souviens que le peintre répondit dans son langage: «Oui, personnellement!» On en rit aujourd'hui; mais alors ce n'était pas la même chose! Enfin nous étions ivres de joie. Sur la prière de l'assemblée, je détaillai La Marseillaise.»
Et le passementier but une gorgée en m'invitant à l'imiter.
—Enfin, nous partons. On revient d'abord sur Paris. C'est une habile manoeuvre! pensais-je. A la gare Paris-bestiaux, on nous fait monter en wagons. Le colonel n'avait pas paru. Bien évidemment, il ne devait se montrer qu'au moment décisif; l'idée me sembla ingénieuse, elle trompait l'ennemi! Paluchon était à côté de moi, et à chaque instant sa tête rebondissait sur mon épaule. Jamais je n'ai vu dormir avec cette ténacité.
«Au bout de sept heures de chemin de fer, on nous fait descendre du côté de Courbevoie, en face d'une fabrique de je ne sais quoi, appartenant à je ne sais qu'est-ce. Nous prenons les rangs péniblement. Balognet, pendant le voyage, avait ôté sa botte droite et ne pouvait arriver à la remettre. Si je vous donne ce détail, c'est qu'il n'y en a pas de petits dans de telles situations. Enfin il y parvint, et nous nous mîmes en marche.
«Comme la nuit était venue, on n'y voyait pas plus que dans un four. Malgré cela, nous nous sentions dispos. Nous allions donc enfin assister à une bataille? Moi-même j'étais ému, pourquoi m'en cacher? Quoique voltairien, je pensai malgré moi à l'immortalité de l'âme.
«Paluchon suait à outrance, et, quoiqu'il prétendît que son sac en était la cause, je devinais qu'il caponnait. Tout à coup un bruit extraordinaire se fit entendre près de nous: on peut le formuler à peu près ainsi: Bâaoumm! svffrittt. Toutes les fenêtres de la fabrique pétèrent.—Je ne sais où j'avais la tête en ce moment, mais il me revient que je demandai au peintre si c'était le canon! Était-ce assez bête? Il me répondit:
«—Non, c'est la cornemuse!
«Je n'eus pas la force de sourire. Le pauvre Paluchon était devenu vert et reniflait comme s'il venait de monter cinq étages.
«En cet instant, derrière nous, et plus près encore, éclata le terrible: Bâaoumm! svffritt!… Puis à gauche, puis à droite, puis de tous les côtés. Nous étions évidemment découverts? Je serrai la boucle de mon ceinturon, et bus une gorgée en pensant à ma femme et à mes enfants. C'est alors que Balognet cria:
«—Halte!
«On n'a jamais su pourquoi.
«Mais on se fait à tout, a dit un écrivain.
«Au bout d'une heure, nous repartîmes. Nous arrivons à une rue, on nous fait mettre en queue, l'un derrière l'autre, comme des capucins de carte, et, à l'abri des maisons, nous traversons le pays. Il me serait impossible de vous dire le nom du pays. Là on s'arrête encore une fois. Je voyais devant nous une sorte de fossé dont je ne pouvais m'expliquer la destination. Tout cela m'est présent comme d'hier. Nous y descendons, et Balognet crie:
«—C'est là!
«C'était là, en effet, que devait pour nous se passer la bataille. Nous y restons debout, l'arme au pied, le sac au dos, jusqu'à environ cinq heures du matin. L'herboriste faisait peine à voir. Il s'appuyait des deux mains sur son fusil et oscillait à droite et à gauche. C'était risible.
«Enfin le colonel arriva. Il paraît que c'était lui qu'on attendait. Il avait le teint animé. Il nous passa en revue et nous harangua. Je n'entendis pas un mot de tout ce qu'il disait, mais je compris qu'il parlait de la trouée. C'était bien elle! Ah! monsieur! le sang me bouillonnait dans les veines! Je jurai intérieurement de vendre chèrement ma vie; on n'a pas deux fois de pareilles émotions dans une existence!
«Quand le colonel eut terminé, on se prit à causer sur les rangs. Balognet essaya de couper sa botte avec sa baïonnette, tandis que l'herboriste mettait son sac en traversin sur les rebords du fossé et s'apprêtait à dormir, comme Turenne sur son canon. Le peintre parlait de tremper une soupe, mais au figuré cette fois. On discutait la harangue du colonel. Les uns la trouvaient trop laconique, les autres sans profondeur! Un serrurier remarqua que le mot République n'y était pas prononcé et en conclut que le colonel était bonapartiste. Un vieux monsieur récita les mots de Napoléon avant Austerlitz. Quant à moi, je me bornai à remarquer qu'il valait mieux prêcher d'exemple et que, si j'avais l'honneur d'être militaire, je crierais simplement: En avant!
«Cependant la journée avançait, et la trouée n'arrivait point. Nous voyions de temps en temps accourir à bride abattue de jeunes officiers qui échangeaient quelques mots avec le colonel. Le Mont-Valérien tonnait sans discontinuer, et, sur la gauche, on entendait crépiter la fusillade. Nous attendions impatiemment le moment de nous précipiter dans la mêlée.
«On a beau dire, voyez-vous, le Français est né soldat. Ce qui me désespérait, c'était de ne rien voir, car je savais le combat engagé depuis l'aurore, et l'issue pour moi n'en était point douteuse: nous pouvions passer! Oui, monsieur, nous le pouvions. Nous aurions peut-être laissé trente mille hommes sur le carreau; mais avec le reste je me chargeais de surprendre Guillaume dans Versailles, de donner la main à Faidherbe, et tandis que Chanzy se ralliait dans le Centre, et que Bourbaki opérait dans l'Est, je balayais de France tous les Prussiens jusqu'au dernier. Mes idées là-dessus n'ont pas changé.
«Cependant, dans notre fossé, nous commencions à perdre un peu patience. On murmurait sur les rangs: «Que faisons-nous ici les mains dans les poches, tandis que les autres se battent?» Tel était le cri général. On avait les yeux tournés vers le colonel, qui, sa lorgnette à la main, semblait étudier les effets de nuage. Enfin nous n'y tînmes plus: on se débanda. L'herboriste Paluchon se révéla alors sous un jour imprévu, et je vis que je l'avais mal jugé:
«—Puisque nous sommes inutiles ici, s'écria-t-il, rentrons du moins dans la capitale et reprenons nos places derrière les remparts!
«—Oui, c'est vrai, cela, fit Balognet, dont la moustache pendait misérablement; d'ailleurs, nous sommes trahis!
«Je ne crois pas à la trahison, monsieur, et c'est avec un véritable sentiment de désespoir que je les vis tourner casaque et entraîner, par leur mauvais exemple, la majeure partie du bataillon auquel j'avais l'honneur d'appartenir.
«Le colonel les regarda partir sans sourciller, ce qui prouve bien que c'était un coup monté, et il se borna à dire à haute voix:
«—Tas de pékins!»
«Resté seul avec le peintre, je résolus de laver cette tache faite à notre drapeau.
«—Y allons-nous? lui dis-je.
«—Où cela?
«—A la trouée.
«—Allons, fit le brave jeune homme.
«Nous marchâmes dans la direction de la bataille. Le brouillard était intense, si vous vous en souvenez, ce jour-là. Nous nous hélions de temps à autre pour ne pas nous perdre, car on ne distinguait rien à deux pas. Enfin le moment vint où il ne nous fut plus possible de nous rejoindre, et je m'aventurai seul dans la boue, du côté où j'entendais gronder le bronze….»
—Ah! mon ami, s'écria la passementière, si tu avais été tué pourtant!
—J'ai failli l'être vingt fois, ma bonne. Je marchai ainsi à l'aventure jusqu'à la nuit, et savez-vous, monsieur, où je m'arrêtai? Aux portes de Versailles, où je fus fait prisonnier par un poste prussien. Mais j'aurai du moins jusqu'à mes derniers jours la consolation de pouvoir dire que, la trouée, moi, je l'ai faite!
Et il éclata d'un si bon rire, avec une joie si naïve, que je me sentis ému jusqu'au fond de l'âme. «Brave passementier, héros inconscient de cette Iliade moitié bouffonne et moitié navrante, sois béni! pensai-je! car toi, du moins, tu as fait ton devoir jusqu'au bout. Grâce à toi et à tes rares pareils, quels qu'aient été ses torts et quels qu'ils soient encore, la bourgeoisie s'est rachetée à jamais sur les sombres coteaux de Montretout et de Buzenval.»
—Monsieur mon roi, me dit tout-à-coup la petite fille blonde et rose, voici le bidon de papa, celui qu'il avait.
Et elle me le mit sur les genoux. Je pris le bidon, et, l'ayant débouché, je l'épanchai sur l'ongle de mon pouce. Une goutte, une seule, en roula, et, me levant je bus cette goutte à la Patrie!
Jamais vin ne me parut plus doux que cette larme de vinaigre.