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Contes de la Montagne

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The Project Gutenberg eBook of Contes de la Montagne

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Title: Contes de la Montagne

Author: Erckmann-Chatrian

Release date: May 1, 2005 [eBook #8173]
Most recently updated: March 24, 2015

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe and the Online Distributed Proofreading Team

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA MONTAGNE ***

Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe and the Online

Distributed Proofreading Team

CONTES

DE
LA MONTAGNE
PAR
ERCKMANN-CHATRIAN

UNE NUIT DANS LES BOIS

I

Mon digne oncle Bernard Hertzog, le chroniqueur, coiffé de son grand chapeau à claque et de sa perruque grise, le bâton de montagnard à pointe de fer au poing, descendait un soir le sentier de Luppersberg, saluant chaque paysage d'une exclamation enthousiaste.

L'âge n'avait pu refroidir en lui l'amour de la science; il poursuivait encore à soixante ans son Histoire des antiquités d'Alsace, et ne se permettait la description d'une ruine, d'une pierre, d'un débris quelconque du vieux temps, qu'après l'avoir visité cent fois et contemplé sous toutes ses faces.

«Quand on a eu le bonheur, disait-il, de naître dans les Vosges, entre le Haut-Bar, le Nideck et le Geierstein, on ne devrait jamais songer aux voyages. Où trouver de plus belles forêts, des hêtres et des sapins plus vieux, des vallées plus riantes, des rochers plus sauvages, un pays plus pittoresque et plus riche en souvenirs mémorables? C'est ici que combattirent jadis les hauts et puissants seigneurs de Lutzelstein, du Dagsberg, de Leiningen, de Fénétrange, ces géants bardés de fer! C'est ici que se sont donnés les grands coups d'épée du moyen âge, entre les fils aînés de l'Église et le Saint-Empire…. Qu'est-ce que nos guerres, auprès de ces terribles batailles où l'on s'attaquait corps à corps, où l'on se martelait avec des haches d'armes, où l'on s'introduisait le poignard par les yeux du casque? Voilà du courage, voilà des faits héroïques dignes d'être transmis à la postérité! Mais nos jeunes gens veulent du nouveau, ils ne se contentent plus de leur pays; ils font des tours d'Allemagne, des tours de France…. Que sais-je? Ils abandonnent les études sérieuses pour le commerce, les arts, l'industrie…. Comme s'il n'y avait pas eu jadis du commerce, de l'industrie et des arts … et bien plus curieux, bien plus instructifs que de nos jours: voyez la ligue anséatique … voyez les marines de Venise, de Gênes et du Levant … voyez les manufactures des Flandres, les arts de Florence, de Rome, d'Anvers!… Mais non, tout est mis à l'écart…. On se glorifie de son ignorance, et l'on néglige surtout l'étude de notre bonne vieille Alsace…. Franchement, Théodore, franchement, tous ces touristes ressemblent aux maris jeunes et volages, qui délaissent une bonne et honnête femme pour courir après des laiderons!»

Et Bernard Hertzog hochait la tête, ses gros yeux devenaient tout ronds, comme s'il eût contemplé les ruines de Babylone.

Son attachement aux us et coutumes d'autrefois lui faisait conserver, depuis quarante ans, l'habit de peluche à grandes basques, les culottes de velours, les bas de soie noirs et les souliers à boucles d'argent. Il se serait cru déshonoré d'adopter le pantalon à la mode, il aurait cru commettre une profanation s'il eût coupé sa vénérable queue de rat.

Le digne chroniqueur allait donc à Haslach, le 3 juillet 1845, examiner de ses propres yeux un petit Mercure gaulois déterré récemment dans le vieux cloître des Augustins.

Il marchait d'un pas assez leste, par une chaleur accablante; les montagnes succédaient aux montagnes, les vallées s'engrenaient dans les vallées, le sentier montait, descendait, tournait à droite, puis à gauche, et maître Hertzog s'étonnait, depuis une heure, de ne pas voir apparaître le clocher du village.

Le fait est qu'il avait appuyé sur la droite en partant de Saverne, et qu'il s'enfonçait dans les bois du Dagsberg avec une ardeur toute juvénile… Il devait, de ce train, aboutir en cinq ou six heures à Phrâmond, à huit lieues de là… Mais la nuit commençait à se faire et le sentier n'offrait déjà plus, sous les grands arbres, qu'une trace imperceptible.

C'est un spectacle mélancolique que la venue du soir dans les montagnes: les ombres s'allongent au fond des vallées, le soleil retire un à un ses rayons du feuillage sombre, le silence grandit de seconde en seconde…. On regarde derrière soi: les massifs prennent à vos yeux des proportions colossales…. Une grive, à la cime du plus haut sapin, salue le jour qui va disparaître … puis tout se tait…. Vous entendez les feuilles mortes bruire sous vos pas, et tout au loin, bien loin … une chute d'eau qui remplit la vallée silencieuse de son bourdonnement monotone.

Bernard Hertzog était haletant, la sueur coulait de son échine, ses jambes commençaient a se roidir.

«Que le diable soit du Mercure gaulois! se disait-il; je devrais être, à cette heure, tranquillement assis dans mon fauteuil…. La vieille Berbel me servirait une tasse de café bien chaud, selon sa louable habitude, et je terminerais mon chapitre des armes de Waldeck…. Au lieu de cela, je m'enfonce dans les ornières, je trébuche, je me perds et je finirai par me casser le cou…. Bon! ne l'ai-je pas dit?… Voilà que je me cogne contre un arbre! Que les cinq cent mille diables emportent, ce Mercure … et l'architecte Hâas qui m'écrit de venir le voir … et ceux qui l'ont déterré…—Vous verrez que ce fameux Mercure ne sera qu'une vieille pierre fruste, dont personne ne découvre le nez ni les jambes … quelque chose d'informe, comme ce petit Hésus de l'année dernière à Marienthal…. Oh! les architectes … les architectes!… ils voient des antiquités partout…. Heureusement je n'avais pas mes lunettes, elles seraient aplaties … mais je vais être forcé de dormir dans les broussailles…. Quel chemin! des trous de tous les côtés … des fondrières … des rochers!»

Dans un de ces moments où le brave homme, épuisé de fatigue, faisait halte pour reprendre haleine, il crut entendre le grincement d'une scierie au fond de la vallée. On ne saurait se peindre sa joie lorsqu'il ne conserva plus de doute sur la réalité du fait.

«Que le ciel soit loué! s'écria-t-il en se remettant à descendre clopin-clopant…. Oh! ceci me servira de leçon…. La Providence a eu pitié de mon rhumatisme…. Vieux fou! m'exposer à coucher dans les bois à mon âge…. C'était pour me ruiner la santé … pour m'exterminer le tempérament…. Ah! je m'en souviendrai … je m'en souviendrai longtemps!»

Au bout d'un quart heure, le bruit de l'eau qui tombait de l'écluse devint plus distinct … puis une lumière perça le feuillage.

Maître Bernard se trouvait alors sur la lisière du bois; il découvrit, au-dessus des bruyères, un étang qui suivait la vallée tortueuse à perte de vue, et tout en face de lui, l'échafaudage de l'usine, avec ses longues poutres noires allant et venant dans l'ombre comme une araignée gigantesque.

Il traversa le pont de bois en dos d'âne au-dessus de l'écluse mugissante, et regarda par la petite fenêtre dans la hutte du ségare.

Imaginez un réduit obscur adossé contre une roche en demi-voûte…. Au fond de cette cavité naturelle, la sciure de bois brûlait à petit feu…. Sur le devant, la toiture en planches, chargée de lourdes pierres, descendait obliquement à trois pieds du sol…. Dans un coin à gauche, se trouvait une caisse remplie de bruyères…. Quelques blocs de chêne, une hache, un banc massif et d'autres ustensiles se perdaient dans l'ombre. L'odeur résineuse du sapin en combustion imprégnait l'air aux alentours, et la fumée rougeâtre suivait une fissure du rocher.

Tandis que le bonhomme contemplait ces choses, le ségare sortant de la scierie l'aperçut et lui cria:

«Hé! qui est là?

—Pardon … pardon … dit mon digne oncle tout surpris … un voyageur égaré….

—Hé! interrompit l'autre, Dieu me pardonne … c'est maître Bernard de Saverne…. Soyez le bienvenu, maître Bernard!…. Vous ne me reconnaissez donc pas?

—Mon Dieu non … au milieu de cette nuit profonde….

—Parbleu, c'est juste … je suis Christian…. Vous savez, Christian … qui vous apporte votre provision de tabac de contrebande tous les quinze jours!…. Mais, entrez … entrez … nous allons faire de la lumière.»

Ils passèrent alors, en se courbant, sous la petite porte basse, et le ségare ayant allumé une branche de pin, la ficha dans un piquet fendu servant de candélabre…. Une lumière blanche comme le reflet de la lune aux froides nuits d'hiver éclaira la hutte, fouillant ses recoins jusqu'à la cime du toit.

Ce Christian, en manches de chemise, la poitrine nue, le pantalon de toile grise serré autour des reins, avait l'air assez bonhomme; sa barbe jaune lui descendait en pointe jusqu'à la ceinture; sa tête large et musculeuse était couronnée d'une chevelure rousse hérissée; ses yeux gris exprimaient la franchise.

«Asseyez-vous, maître, dit-il en roulant un bloc de chêne devant la cheminée…. Avez-vous faim?

—Hé! mon garçon, tu sais que le grand air creuse l'estomac.

—Bon, vous tombez bien … tant mieux … j'ai des pommes de terre à votre service … elles sont magnifiques.»

A ce mot de pommes de terre, l'oncle Bernard ne put réprimer une grimace: il se rappelait les bons soupers de Berbel, et faisait un triste retour sur les choses de ce bas monde.

Christian n'eut pas l'air de s'en apercevoir; il tira cinq ou six pommes de terre d'un sac et les jeta dans la cendre, ayant grand soin de les couvrir, puis s'asseyant au bord de l'âtre, les jambes étendues, il alluma sa pipe.

«Mais dites donc, maître, reprit-il, comment êtes-vous ce soir à six lieues de Saverne … dans la gorge du Nideck?

—Dans la gorge du Nideck! s'écria le brave homme en bondissant.

—Sans doute, vous pouvez voir les ruines d'ici … à deux bonnes portées de carabine …»

Maître Bernard ayant regardé, reconnut effectivement les ruines du Nideck, telles qu'il les avait décrites au chapitre XXIVe de son Histoire des antiquités d'Alsace, avec leurs hautes tours éventrées à la base et dominant l'abîme de la cascade.

«Et moi qui croyais être tout près de Haslach!» fit-il d'un air stupéfait.

Le ségare partit d'un immense éclat de rire:

«Aux environs d'Haslach? vous en êtes à plus de deux lieues…. Je vois ce que c'est … vous avez mal pris à l'embranchement du vieux chêne … au lieu d'aller à gauche, vous avez tourné à droite…. Il faut ouvrir l'oeil au milieu des bois…. Quand on se trompe d'une ligne au départ … ça fait des lieues à la fin…. Hé! hé! hé!»

Bernard Hertzog, à cette révélation, parut consterné. «Six lieues de Saverne, murmurait-il … six lieues de montagnes…. Et dire qu'il faudra encore en faire deux autres demain … ça fera huit….

—Bah! je vous servirai de guide jusqu'à la route … dans la vallée…. Vous arriverez à Haslach de bonne heure…. Et puis, songez que vous avez encore de la chance.

—De la chance…. Tu veux rire, Christian?

—Eh oui, de la chance…. Vous auriez fort bien pu passer la nuit dans les bois…. Si l'orage, qui s'avance du côté du Schnéeberg, vous avait surpris en route … c'est alors que vous auriez pu vous plaindre…. La pluie sur le dos et le tonnerre tapant à droite, à gauche, comme un aveugle…. Tandis que vous allez avoir un bon lit, fit-il en indiquant la caisse; vous dormirez là comme une souche, et demain, à la fraîcheur, nous partirons … vos jambes seront dégourdies…. Vous arriverez tranquillement.

—Tu es un bon enfant, Christian, répondit Bernard les larmes aux yeux…. Tiens, passe-moi une de tes pommes de terre … que je me couche ensuite…. C'est la fatigue qui me pèse le plus…. Je n'ai pas faim, une seule pomme de terre bien chaude me suffira.

—En voici deux … farineuses comme des châtaignes…. Goûtez-moi ça, maître, prenez un petit verre de kirsch-wasser et puis étendez-vous…. Moi, je vais me remettre à l'ouvrage…. il faut que je fasse encore quinze planches ce soir.»

Christian se leva, posa la bouteille de kirsch-wasser au rebord de la fenêtre et sortit. Le mouvement de la scie, un instant suspendu, reprit aussitôt sa marche au bruit tumultueux des flots.

Quant à maître Hertzog, tout étonné de se voir dans cette solitude lointaine, entre les ruines du Nideck, du Dagsberg et du Krappenfels, il rêva longtemps à la route qu'il lui faudrait faire encore pour regagner ses pénates…. Puis, suivant le cours de ses méditations habituelles, il se prit à repasser les chroniques, les légendes, les histoires plus ou moins fabuleuses, héroïques ou barbares des anciens maîtres du pays…. Il remonta jusqu'aux Triboques…. se rappelant Clovis, Ghilpéric, Théodoric, Dagobert, la lutte furieuse de Brunehaut et de Frédégonde, etc., etc…. Il vit passer tous ces êtres féroces devant ses yeux…. Le vague murmure des arbres, l'aspect sombre des rochers, favorisaient cette singulière évocation…. Tous les personnages de la chronique se trouvaient là sur leur théâtre: entre l'ours, le sanglier et le loup.

Enfin, n'en pouvant plus, le bonhomme suspendit son feutre à l'un des crocs de la muraille et s'étendit sur les bruyères. Le grillon chantait dans sa couche odorante, quelques étincelles couraient sur la cendre tiède … insensiblement ses paupières s'appesantirent … il s'endormit profondément.

II

Maître Bernard Hertzog dormait depuis deux bonnes heures, et le bouillonnement de l'eau, tombant de la digue, interrompait seul ses ronflements sonores, quand tout à coup une voix gutturale, s'élevant au milieu du silence, s'écria:

«Droctufle! Droctufle! as-tu donc tout oublié?»

L'accent de cette voix était si poignant, que maître Bernard, réveillé en sursaut, sentit ses cheveux se dresser d'horreur. Il s'appuya sur les coudes et regarda, les yeux écarquillés. La hutte était noire comme un four…. Il écouta: plus un souffle … plus un soupir … seulement au loin, bien loin… par delà les ruines… un tintement sonore se faisait entendre dans la montagne.

Bernard, le cou tendu, exhala un profond soupir, puis au bout d'une minute il se prit à bégayer:

«Qui est là?… Que me voulez-vous?»

Personne ne répondit.

«C'est un rêve, se dit-il en se laissant retomber dans la caisse… Je me serai couché sur le coeur… Les rêves, les cauchemars ne signifient rien… absolument rien!»

Mais il terminait à peine ces réflexions judicieuses, que la même voix, s'élevant de nouveau, s'écria:

«Droctufle!… Droctufle!… souviens-toi!»

Pour le coup, maître Hertzog sentit la peur grimper le long de son échine: il essaya de se lever pour fuir, mais l'épouvante le fit retomber dans la caisse, et, tandis que son esprit troublé ne voyait plus autour de lui que fantômes, apparitions surnaturelles, un coup de vent furieux, s'engouffrant tout à coup dans la cheminée, remplit la hutte de mille sifflements lugubres.

Puis, le silence s'étant rétabli, le cri:

«Droctufle!… Droctufle!…» retentit pour la troisième fois.

Et comme maître Bernard, ne se possédant plus, cherchait à fuir, le nez contre la muraille, et ne pouvait sortir de sa caisse, la voix poursuivit, en psalmodiant, avec des repos et des accents bizarres:

—«La reine Faileube, épouse de notre seigneur Chilpéric … la reine Faileube, ayant su que Septimanie … que Septimanie, la gouvernante des jeunes princes, avait conspiré la mort du roi …—la reine Faileube dit à son seigneur: «Seigneur, la vipère attend votre sommeil pour vous mordre au coeur…. Elle a conspiré votre mort avec Sinnégisile et Gallomagus…. Elle a empoisonné son mari, votre fidèle Jovius, pour vivre avec Droctufle… Que votre colère soit sur elle comme la foudre, et votre vengeance comme une épée sanglante!» Et Chilpéric, ayant assemblé son conseil au château du Nideck, dit: «Nous avons réchauffé la vipère … elle a conspiré notre mort … qu'elle soit coupée en trois morceaux!… Que Droctufle, Sinnégisile et Gallomagus périssent avec elle!…que les corbeaux se réjouissent!…» Et les leudes dirent: «Ainsi soit-il…. La colère de Chilpéric est un abîme où tombent ses ennemis! Alors Septimanie étant amenée pour l'aveu, un cercle de fer comprima ses tempes, et les yeux jaillirent de sa tête, et sa bouche sanglante murmura: «Seigneur, j'ai péché contre vous… Droctufle, Gallomagus et Sinnégisile ont aussi péché!» Et, la nuit suivante, une guirlande de morts se balançait aux tours du Nideck… Les oiseaux des ténèbres se réjouissaient!…—Droctufle!… que n'ai-je pas fait pour toi?… Je te voulais roi… roi d'Austrasie… et tu m'as oubliée!…»

La voix gutturale se tut, et mon oncle Bernard, plus mort que vif, exhalant un soupir plein de terreur, murmura:

«Seigneur Dieu!… ayez pitié d'un pauvre chroniqueur qui n'a jamais fait de mal… ne le laissez pas mourir sans absolution… loin des secours de notre sainte Église!»

La grande caisse de bruyères, à chacun de ses efforts pour s'échapper, semblait s'approfondir… Le pauvre homme s'imaginait descendre dans un gouffre, quand, fort heureusement, Christian reparut en s'écriant:

«Eh bien, maître Bernard, que vous avais-je dit? Voici l'orage.»

En même temps, la hutte se remplit d'une vive lumière, et mon digne oncle, qui se trouvait en face de la porte, vit toute la vallée illuminée, avec ses innombrables sapins pressés sur les pentes de la gorge comme l'herbe des champs, ses rochers entassés pêle-mêle dans l'abîme, le torrent roulant à perte de vue ses flots bleus sur les cailloux du ravin, et les tours du Nideck debout à quinze cents pieds dans les airs.

Puis les ténèbres grandirent…. C'était le premier éclair.

Dans cet instant rapide, il vit aussi une figure repliée sur elle-même au fond de la hutte, mais sans pouvoir se rendre compte de ce que c'était.

De larges gouttes commençaient à tomber sur le toit. Christian alluma une ételle, et voyant maître Bernard les doigts cramponnés au bord de sa caisse, la face pâle et toute baignée de sueur:

«Maître Bernard, s'écria-t-il, qu'avez-vous?»

Mais, lui, sans répondre, indiqua du doigt la figure accroupie dans l'ombre: c'était une vieille … mais si vieille … si jaune … le nez si crochu… les joues si ratatinées… les doigts si maigres, les jambes si grêles… qu'on eût dit une vieille chouette déplumée. Elle n'avait plus qu'une mèche de cheveux gris sur la nuque… le reste de sa tête était chauve comme un oeuf… Sa robe de toile filandreuse recouvrait un petit squelette concassé… Elle était aveugle, et l'expression de son front indiquait la rêverie éternelle.

Christian, au geste de mon oncle, ayant tourné la tête, dit simplement:

«C'est la vieille Irmengarde, l'ancienne diseuse de légendes… Elle attend pour mourir que la grande tour s'écroule dans la cascade…»

L'oncle Bernard, stupéfait, regarda le ségare: il n'avait pas l'air de plaisanter… au contraire, il paraissait fort grave.

«Voyons, fit le brave homme, tu veux rire, Christian?

—Rire! Dieu m'en garde! Telle que vous la voyez, cette vieille sait tout… l'âme des ruines est en elle!… Du temps des anciens maîtres de ces châteaux, elle vivait déjà!»

Pour le coup, l'oncle Bernard faillit tomber à la renverse.

«Mais tu n'y songes pas, s'écria-t-il, le château du Nideck est démoli depuis mille ans!…

—Eh bien … quand il y aurait deux mille ans, fit le ségare en se signant devant un nouvel éclair, qu'est-ce que ça prouve?… Puisque l'âme des ruines est en elle!… Il y a cent huit ans qu'Irmengarde vit avec cette âme … qui était avant chez la vieille Edith d'Haslach…. Avant Edith, elle était chez une autre….

—Et tu crois cela?

—Si je le crois! C'est aussi sûr, maître Bernard, que le soleil reviendra dans trois heures…. La mort, c'est la nuit…. La vie, c'est le jour…. Après la nuit, vient le jour … après le jour, la nuit … ainsi de suite. Et le soleil, c'est l'âme du ciel … la grande âme … et les âmes des saints sont comme des étoiles qui brillent dans la nuit et qui reviennent toujours.»

Bernard Hertzog ne dit plus rien; mais, s'étant levé, il se prit à considérer avec défiance la vieille, assise au fond d'une niche taillée dans le roc. Il aperçut, au-dessus de cette niche, de grossières sculptures représentant trois arbres entrelacés, ce qui formait une sorte de couronne; et, plus bas, trois crapauds sculptés dans le granit.

Trois arbres sont les armes des Triboques (drayen büchen); trois crapauds, les armes franques mérovingiennes.

Qu'on juge de la surprise du vieux chroniqueur; à l'épouvante succédait, dans son esprit, la convoitise.

«Voici le plus antique monument de la race franque dans les Gaules, pensait-il, et cette vieille ressemble à quelque reine déchue, oubliée là par les siècles…. Mais comment emporter la niche?»

Il devint tout rêveur.

On entendait alors, au fond des bois, le galop rapide d'un troupeau de gros bétail, de sourds mugissements. La pluie redoublait; les éclairs, comme une volée d'oiseaux effarouchés dans les ténèbres, se touchaient du bout de l'aile … l'un n'attendait pas l'autre, et les roulements du tonnerre se succédaient avec une fureur épouvantable.

Bientôt l'orage plana sur la gorge du Nideck, et les détonations, répercutées par les échos des rochers, prirent alors des proportions vraiment grandioses: on aurait dit que les montagnes s'écroulaient les unes sur les autres.

A chaque nouveau coup, l'oncle Bernard baissait instinctivement la tête, croyant avoir reçu la foudre sur la nuque.

«Le premier Triboque qui se bâtit une butte n'était pas un sot, pensait-il; ce devait être un homme de grand sens … il prévoyait les variations de la température! Que deviendrions-nous à cette heure, et par un temps semblable, sous le ciel? Nous serions bien à plaindre! L'invention de ce Triboque vaut bien celle des machines à vapeur…. On aurait dû conserver son nom.»

Le digne homme terminait à peine ces réflexions, lorsqu'une jeune fille de quinze ans au plus, coiffée d'un immense chapeau de paille en parapluie, la jupe de laine blanche toute ruisselante et ses petits pieds nus couverts de sable, s'avança sur le seuil et dit en se signant:

«Que le Seigneur vous bénisse!

Amen!» répondit Christian d'un accent solennel.

Cette jeune fille offrait le type Scandinave le plus pur: des couleurs roses sur un visage plus pâle que la neige, de longues tresses flottantes si fines et si blanches, que la nuance paille la plus affaiblie en donnerait à peine l'idée. Elle était haute et svelte, et son regard d'azur avait un charme inexprimable.

Maître Bernard resta quelques instants en extase, et le ségare, s'approchant de la jeune fille, lui dit avec douceur:

«Soyez la bienvenue, Fuldrade…. Irmengarde dort toujours…. Quel temps!… l'orage ne va-t-il pas se dissiper?

—Oui, le vent l'emporte vers la plaine…. La pluie finira avant le jour….»

Puis, sans regarder maître Bernard, elle alla s'asseoir près de la vieille, qui parut se ranimer.

«Fuldrade, dit-elle, la grande tour est encore debout?

—Oui!»

La vieille courba la tête … et ses lèvres s'agitèrent.

Après les derniers coups de foudre, une pluie battante s'était mise à tomber…. On n'entendait plus dans la vallée ténébreuse que ce clapotement immense, continu, de l'averse; le roulement des flots débordés dans le ravin…. Puis d'instants en instants, quand la pluie semblait se ralentir, de nouvelles ondées, plus rapides, plus impétueuses.

Au fond de la hutte, personne ne disait mot … on écoutait … on se sentait heureux d'avoir un abri.

Dans l'intervalle de deux averses, le tintement sonore que l'oncle Bernard avait entendu dans la montagne, au moment de son réveil, passa lentement sous la petite fenêtre de la hutte, et presque aussitôt une grosse tête cornue, plaquée de taches noires et blanches … la tête d'une superbe génisse, s'avança sous la porte.

«Hé! c'est Waldine, s'écria Christian en riant…. Elle vous cherche,
Fuldrade!»

La bonne bête, calme et paisible, après avoir regardé quelques secondes, s'avança jusqu'au milieu de l'âtre et vint flairer la vieille Irmengarde.

«Va-t'en, disait Fuldrade, va-t'en avec les autres.»

Et la génisse, obéissante, retourna jusque sur le seuil de la scierie…. Mais l'eau qui tombait par torrent parut la faire réfléchir…. Elle resta là, spectatrice du déluge, balançant la queue et mugissant d'un air mélancolique.

Au bout de vingt minutes, le temps s'éclaircit … le jour commençait à poindre, et Waldine se décidant enfin, sortit gravement comme elle était venue.

L'air frais pénétrait alors dans la hutte avec les mille parfums du lierre, de la mousse, du chèvrefeuille, ranimés par la pluie. Les oiseaux des bois, le rouge-gorge, la grive, le merle s'égosillaient sous le feuillage humide…. C'étaient des frissons d'amour … des frémissements d'ailes à vous épanouir le coeur.

Alors maître Bernard, sortant de sa rêverie, fit quatre pas au dehors, leva les yeux et vit quelques nuages blancs voguer en caravanes vaporeuses dans le ciel désert…. Il vit aussi sur la côte opposée, tout le troupeau de boeufs, de vaches et de génisses abrités sous la roche creuse…. Les uns, majestueusement étendus, les genoux ployés, l'oeil endormi … les autres, le cou tendu, mugissant d'une voix solennelle…. Quelques jeunes bêtes contemplaient les festons de chèvrefeuille pendus au granit, et semblaient en aspirer les parfums avec bonheur.

Toutes ces formes diverses, toutes ces attitudes se détachaient vigoureusement sur le fond rougeâtre de la pierre, et la voûte immense de la caverne, toute chargée de sapins et de chênes aux larges serres incrustées dans le roc, donnait à ce tableau un air de grandeur magistrale.

«Eh bien! maître Bernard, s'écria Christian, voici le jour … voici le moment du départ….»

Puis s'adressant à Fuldrade toute rêveuse:

«Fuldrade, dit-il à demi-voix, ce bon vieillard de la ville n'aime pas le kirsch-wasser…. Je ne puis cependant lui offrir de l'eau…. N'auriez-vous pas autre chose?»

Fuldrade prenant alors un petit baquet de chêne dans lequel le sègare mettait son eau, regarda maître Bernard avec douceur et sortit.

«Attendez, fit-elle, je reviens tout de suite.»

Elle traversa rapidement la prairie humide; l'eau des grandes herbes tombait sur ses petits pieds en gouttelettes cristallines. A son approche de la grotte, les plus belles vaches se levèrent comme pour la saluer…. Elles les caressa toutes, l'une après l'autre, et s'étant assise, elle se mit à traire l'une d'elles … une grande vache blanche, qui se tenait immobile, les paupières demi-closes et semblait bienheureuse de sa préférence.

Quand le cuveau fut plein, Fuldrade s'empressa de revenir, et le présentant à maître Bernard:

«Buvez à même, fit-elle en souriant, le lait chaud se prend ainsi dans la montagne.»

Ce que fit le bonhomme, en la remerciant mille fois et vantant la qualité supérieure de ce lait écumeux, aromatique, formé des plantes sauvages du Schnéeberg.

Fuldrade paraissait contente de ses éloges, et Christian, qui venait de mettre sa blouse, debout derrière eux, le bâton à la main, attendit la fin de ses compliments pour s'écrier:

«En route, maître, en route!… Nous avons de l'eau maintenant…. La roue de la scie va tourner six semaines sans s'arrêter…. Il faut que je sois de retour pour neuf heures.»

Et ils partirent, suivant le sentier sablonneux qui longe la côte.

«Adieu, dit maître Bernard à la jeune fille, en se retournant tout ému, que le ciel vous rende heureuse!»

Elle inclina doucement la tête sans répondre, et, les ayant suivis du regard jusqu'au détour de la vallée, elle rentra dans la hutte et fut s'asseoir à côté de la vieille.

Le lendemain, vers six heures du matin, Bernard Hertzog, de retour à Saverne, était assis devant son bureau, et consignait au chapitre des antiquités du Dagsberg sa découverte des armes mérovingiennes dans la hutte du ségare du Nideck.

Plus tard, il démontra que les mots Triboci, Tribocci, Tribunci, Tribochi et Triboques, se rapportent tous au même peuple et dérivent des mots germains drayen büchen, qui signifient trois hêtres. Il en cita comme preuve évidente les trois arbres et les trois crapauds du Nideck dont nos rois ont fait dans la suite les trois fleurs de lis.

Tous les antiquaires d'Alsace lui envièrent cette magnifique découverte; son nom ne fut plus invoqué sur les deux rives du Rhin que précédé des titres: doctus, doctissimus, eruditus Bernardus … chose qui le gonflait d'aise et lui faisait prendre une physionomie presque solennelle.

Maintenant, mes chers amis, si vous êtes curieux de savoir ce qu'est devenue la vieille Irmengarde, ouvrez le tome II des Annales archéologiques de Bernard Hertzog, et vous trouverez à la date du 16 juillet 1849 la note suivante:

«La vieille diseuse de légendes Irmengarde, surnommée l'Ame des ruines, est morte la nuit dernière, dans la hutte du ségare Christian.

«Chose étonnante, à la même heure, et, pour ainsi dire, à la même minute, la grande tour du Nideck s'est écroulée dans la cascade….

«Ainsi disparait le plus antique monument de l'architecture mérovingienne, dont l'historien Schlosser a dit: etc., etc., etc.»

LE TISSERAND DE LA STEINBACH

«Vous parlez de la montagne, me dit un jour le vieux tisserand Heinrich, en souriant d'un air mélancolique, mais si vous voulez voir la haute montagne, ce n'est pas ici, près de Saverne, qu'il faut rester; prenez la route du Dagsberg, descendez au Nideck, à Haslach, montez à Saint-Dié, à Gérardmer, à Retournemer; c'est là que vous verrez la montagne, des bois, toujours des bois, des rochers, des lacs et des précipices.

On dit qu'une, belle route passe maintenant sur le Honeck; je veux le croire, mais c'est bien difficile. Le Honeck a passé cinq mille pieds de hauteur, la neige y séjourne jusqu'au mois de juillet, et ses flancs descendent à pic dans le défilé du Münster, par d'immenses rochers noirs, fendillés et hérissés de sapins, qui, d'en bas, ressemblent à des fougères.—D'en haut, vous découvrez la vallée d'Alsace, le Rhin, les Alpes bernoises, du côté de l'Allemagne;—vers la France, les lacs de Retournemer, de Longemer, et puis des montagnes … des montagnes à n'en plus finir!

Combien j'ai chassé dans ce beau pays!… Combien j'ai tué de lièvres, de chevreuils, de sangliers, le long de ces côtes boisées; de belettes, de martres et de chats sauvages dans ces bruyères; combien j'ai pêché de truites dans ces lacs!—On me connaissait partout, de la Hoûpe à Schirmeck, de Münster à Gérardmer: «Voici Heinrich qui vient avec ses chapelets de grives et de mésanges», disait-on. Et l'on me faisait place à table; on me coupait une large tranche de ce bon pain de ménage qui semble toujours sortir du four; on poussait devant moi la planchette au fromage; on remplissait mon gobelet de petit vin blanc d'Alsace.—Les jolies filles venaient s'accouder sur mes épaules, le nez retroussé, les joues roses, les lèvres humides; les vieux me serraient la main en disant: «Aurons-nous beau temps pour la fauchée, Heinrich?… Faut-il conduire les porcs à la glandée?… les boeufs à la pâture?» Et les vieilles déposaient bien vite leur balai derrière la porte, pour venir me demander des nouvelles.

Quelquefois alors, en sortant, je pendais dans la cuisine un vieux lièvre aux longues dents jaunes, au poil roux comme de la mousse desséchée;—ou bien, en hiver, un vieux renard qu'il fallait exposer trois jours à la gelée avant d'y mordre….—Et cela suffisait, j'étais toujours l'ami de la maison, j'avais toujours mon coin à table…. Oh! le bon temps … les bonnes gens … le bon pays des Vosges!…

—Mais pourquoi donc, maître Heinrich, avez-vous quitté ce beau pays, puisque vous l'aimiez tant?

—Que voulez-vous, maître Christian, l'homme n'est jamais heureux; ma vue devenait trouble, ma main commençait à trembler: plus d'un lièvre m'avait échappé…. Et puis il arrivait chaque jour de nouveaux gardes…. On bâtissait de nouvelles maisons forestières…. Il y avait plus de procès-verbaux dressés contre moi, qu'un âne ne peut en porter à l'audience…. Les gendarmes s'en mêlaient…. On me cherchait partout … ma foi, j'ai quitté la partie, j'ai repris le fil et la navette, et j'ai bien fait, je ne m'en repens pas, non, je ne m'en repens pas!»

Le front du vieillard devint sombre, il se leva et se prit à marcher lentement dans la petite chambre, les mains croisées sur le dos, les joues pâles et les yeux fixés devant lui.—Il me semblait voir un vieux loup édenté, la griffe usée, rêvant à la chasse en mangeant de la bouillie. De temps en temps, un tressaillement nerveux agitait ses lèvres, et les derniers rayons du jour, éparpillés sur le métier du tisserand, et la muraille décrépite, enluminée de vieilles gravures de Montbéliard, donnaient à cette scène je ne sais quelle physionomie mystérieuse.

Tout à coup il s'arrêta et me regardant en face:

«Eh bien! oui, fit-il brusquement, oui, j'aurais mieux aimé périr au milieu des bois, sous la rosée du ciel, que de reprendre le métier; mais il y avait encore autre chose.»

Il s'assit au bord de la petite fenêtre à vitraux de plomb, et regardant le soleil de ses yeux ternes:

«Un jour d'automne, en 1827, j'étais parti de Gérardmer, la carabine sur l'épaule, vers onze heures du soir, pour me rendre au Schlouck: c'est un lieu sauvage entre le Honeck et la montagne des Génisses.—On y voit tourbillonner tous les matins des couvées d'oiseaux de proie: des éperviers, des buses et quelquefois des aigles égarés dans les brouillards des Alpes … mais comme les aigles repartent généralement au petit jour, il faut y être de grand-matin pour pouvoir les tirer.—On y trouve aussi des martres, des chats sauvages, des fouines, des belettes qui se nourrissent d'oeufs et se plaisent au fond des cavernes.

A deux heures du matin, j'étais dans le défilé et je suivais un petit sentier qu'il faut bien connaître, car il longe les précipices; des masses de fougères humides croissent au bord du roc, et, à trois cents pieds au-dessous, s'élèvent à peine les cimes des plus hauts sapins.

Mais à cette heure on ne voyait rien: la nuit était noire comme un four, quelques étoiles seulement brillaient au-dessus de l'abîme.

J'entendais près de moi les cris aigus des martres: ces animaux se poursuivent la nuit comme les rats; par un beau clair de lune, on en voit quelquefois deux, trois, et plus, à la suite les uns des autres, monter les rochers aussi vite que s'ils couraient à terre.

En attendant le jour, je m'assis au pied d'un chêne pour fumer une pipe. Le temps était si calme que pas une feuille ne remuait, on aurait dit que tout était mort.

Comme je me reposais là, depuis environ un quart d'heure, rêvant à toutes sortes de choses, il me sembla voir tout à coup, au fond du gouffre, un éclair ramper sur le roc, «Que diable cela peut-il être?» me dis-je.

Une minute après, l'éclair devint plus vif, une flamme embrassa de sa lumière pourpre plusieurs sapins, dont les ombres vacillèrent sur le torrent de la Tonkelbach.—Quelques figures noires se dessinèrent autour de la flamme, allant et venant comme des fourmis.—Des bohémiens campaient sur la roche plate, ils venaient d'allumer du feu pour préparer leur repas avant de se mettre en route.

Vous ne sauriez croire, maître Christian, combien cette halte au fond du précipice était belle! Les vieux arbres desséchés, les brindilles de lierre, les ronces et le chèvrefeuille pendus au rocher se découpaient à jour dans les airs; mille étincelles volaient sur l'écume du torrent à perte de vue, et des lueurs étranges dansaient sous le dôme des grands chênes, comme la ronde des feux follets sur le Blokesberg.

De la hauteur où j'étais, il me semblait voir une peinture grande comme la main … une peinture de feu et d'or, sur le fond noir des ténèbres.

Longtemps je restai là tout pensif, me disant que les hommes ne sont au milieu des bois et des montagnes que de pauvres insectes perdus dans la mousse; mille autres idées semblables me venaient à l'esprit.

A la fin, je me laissai glisser entre deux rochers, en m'accrochant aux broussailles, et je descendis sur la pente du Krappenfels, pour voir ces gens de plus près…. Mais, comme la pente devenait toujours plus rapide, je m'arrêtai de nouveau près d'un arbre, à mille pieds environ au-dessus des bohémiens.

Je reconnus alors une vieille, assise près d'une chaudière…. La flamme l'éclairait de profil; elle tenait ses genoux pointus entre ses grands bras maigres, et regardait dans la marmite…. Trois ou quatre petits enfants à peu près nus se traînaient autour d'elle comme des grenouilles. Plus loin, des femmes et des hommes, accroupis dans l'ombre, faisaient leurs préparatifs de départ; ils se levaient, couraient, traversaient le cercle de lumière, pour jeter des brassées de feuilles dans le feu, qui s'élevait de plus en plus, tordant des masses de fumée sombre au-dessus du vallon.

Tandis que je regardais cela tranquillement, une idée du diable me passa par la tête … une idée qui d'abord me fit rire en moi-même.

«Hé! me dis-je, si tout à coup une grosse pierre tombait du ciel au milieu de ce tas de monde … quelle mine ferait la vieille avec son nez crochu! et les autres, comme ils ouvriraient les yeux!—Hé! hé! hé! ce serait drôle.»

Mais ensuite je pensais naturellement qu'il faudrait être un scélérat, pour détacher une pierre et la rouler sur ces bohémiens, qui ne m'avaient jamais fait de mal.

«Oui … oui … me dis-je en moi-même, ce serait abominable … je ne me pardonnerais jamais de ma vie!»

Malheureusement une grosse pierre se trouvait au bout de mon pied, et je la balançais doucement … comme pour rire….»

Ici Heinrich fit une pause … il était très-pâle…. Au bout de quelques secondes, il reprit:

«Voyez-vous, maître Christian, on a beau dire le contraire, la chasse est une passion diabolique … elle développe les instincts de destruction qui se trouvent au fond de notre nature, et finit par nous jouer de mauvais tours.—Si je n'avais pas été habitué à verser le sang depuis plus de trente ans, il est positif que l'idée seule que je pouvais écraser un de ces malheureux zigeiners m'aurait fait dresser les cheveux sur la tête.—J'aurais quitté la place sur-le-champ, pour ne pas succomber à la tentation … mais l'habitude de tuer rend cruel…. Et puis, il faut bien le dire, une curiosité diabolique me retenait.

Je me représentais les bohémiens, consternés … la bouche béante … courant à droite et à gauche … levant les mains … poussant des cris … et grimpant à quatre pattes au milieu des rochers … avec des figures si drôles … des contorsions si bizarres … que, malgré moi, mon pied s'avançait tout doucement … tout doucement … et poussait l'énorme pierre sur la pente.

Elle partit!

D'abord elle fit un tour … lentement…. J'aurais pu la retenir…. Je me levai même pour m'élancer dessus, mais la pente était si roide en cet endroit, qu'au deuxième tour elle avait déjà sauté trois pieds … puis six … puis douze!… Alors, moi, debout, je sentis que je devenais pâle et que mes joues tremblaient. Le rocher montait, descendait, juste en face de la flamme…. Je le voyais en l'air … puis retomber dans la nuit … et je l'entendais bondir comme un sanglier…. C'était terrible!

Je jetai un cri … un cri à réveiller la montagne…. Les bohémiens levèrent la tête … il était trop tard! Au même instant, le rocher parut en l'air pour la dernière fois … et la flamme s'éteignit….»

Heinrich se tut, me fixant d'un oeil hagard…. La sueur perlait sur son front.—Moi, je ne disais rien … j'avais baissé la tête…. Je n'osais pas le regarder!

Après quelques instants de silence, le vieux braconnier reprit:

«Voilà ce que j'ai fait, maître Christian, et vous êtes le premier à qui j'en parle depuis ma confession au vieux curé Gottlieb, de Schirmeck … deux jours après le malheur.—Ce curé me dit: «Heinrich, l'amour du sang vous a perdu … vous avez tué une pauvre vieille femme, pour une envie de rire…. C'est un crime épouvantable…. Laissez là votre fusil, travaillez au lieu de tuer, et peut-être le Seigneur vous pardonnera-t-il un jour!… Quant à moi, je ne puis vous donner l'absolution…» Je compris que ce brave homme avait raison, que la chasse m'avait perdu. Je donnai mon chien au sabotier du Chêvrehof…. J'accrochai mon fusil au mur…. Je repris la navette … et me voilà!»

Heinrich se tut.

Nous restâmes longtemps assis en face l'un de l'autre, sans échanger une parole. La nuit était venue … un silence de mort planait sur le hameau de la Steinbach … et tout au loin … bien loin … sur la route de Saverne, une lourde voiture, lancée au galop, passait avec un cliquetis de ferrailles.

Vers neuf heures, la lune, commençant à paraître derrière le Schnéeberg, je me levai pour sortir.—Le vieux braconnier m'accompagna jusqu'au seuil de sa cassine.

«Pensez-vous que le Seigneur me pardonnera, maître Christian?» dit-il en me tendant la main.

Sa voix tremblait.

«Si vous avez beaucoup souffert … Heinrich!… Souffrir, c'est expier.»

Il me regarda quelques instants sans répondre….

«Si j'ai beaucoup souffert? fit-il enfin avec amertume…. Si j'ai beaucoup souffert?—Ah! maître Christian, pouvez-vous me demander cela!—Est-ce qu'un épervier peut jamais être heureux dans une cage? Non, n'est-ce pas…. On a beau lui donner les meilleurs morceaux, ça ne l'empêche pas d'être triste…. Il regarde le ciel à travers les barreaux de sa cage … ses ailes tremblent … il finit par mourir.—Eh bien! depuis dix ans, je suis comme cet épervier!»

Il se tut quelques secondes … puis, tout à coup, comme entraîné malgré lui:

«Oh! s'écria-t-il, les hautes montagnes!… les grandes forêts!… la solitude!… la vie des bois!…»

Il étendait les bras vers les pics lointains des Vosges, dont les masses noires se dessinaient à l'horizon, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

«Pauvre vieux! me dis-je en le quittant, pauvre vieux!»

Et je remontai tout pensif le petit sentier qui longe la côte, au milieu des bruyères.

LE VIOLON DU PENDU

CONTE FANTASTIQUE

Karl Hâfitz avait passé six ans sur la méthode du contre-point; il avait étudié Haydn, Gluck, Mozard, Beethoven, Rossini; il jouissait d'une santé florissante et d'une fortune honnête qui lui permettait de suivre sa vocation artistique; en un mot, il possédait tout ce qu'il faut pour composer de grande et belle musique … excepté la petite chose indispensable: l'inspiration.

Chaque jour, plein d'une noble ardeur, il portait à son digne maître Albertus Kilian de longues partitions très-fortes d'harmonie … mais dont chaque phrase revenait à Pierre, à Jacques, à Christophe.

Maître Albertus, assis dans son grand fauteuil, les pieds sur les chenets, le coude au coin de la table, tout en fumant sa pipe, se mettait à biffer l'une après l'autre les singulières découvertes de son élève. Karl en pleurait de rage, il se fâchait, il contestait … mais le vieux maître ouvrait tranquillement un de ses innombrables cahiers et le doigt sur le passage disait:

«Regarde, garçon!»

Alors Karl baissait la tête et désespérait de l'avenir.

Mais un beau matin qu'il avait présenté sous son nom, à maître Albertus, une fantaisie de Baccherini variée de Viotti, le bonhomme jusqu'alors impassible se fâcha:

«Karl, s'écria-t-il, est-ce que tu me prends pour un âne? Crois-tu que je ne m'aperçoive pas de tes indignes larcins?… Ceci est vraiment trop fort!»

Et le voyant consterné de son apostrophe:

«Écoute, lui dit-il, je veux bien admettre que tu sois dupe de ta mémoire, et que tu prennes tes souvenirs pour des inventions … mais décidément tu deviens trop gras … tu bois du vin trop généreux, et surtout une quantité de chopes trop indéterminée…. Voilà ce qui ferme les avenues de ton intelligence. Il faut maigrir!

—Maigrir!

—Oui!… ou renoncer à la musique. La science ne te manque pas … mais les idées … et c'est tout simple…. Si tu passais ta vie à enduire les cordes de ton violon d'une couche de graisse, comment pourraient-elles vibrer?»

Ces paroles de maître Albertus furent un trait de lumière pour Hâfitz:

«Quand je devrais me rendre étique, s'écriat-il, je ne reculerai devant aucun sacrifice. Puisque la matière opprime mon âme, je maigrirai!»

Sa physionomie exprimait en ce moment tant d'héroïsme, que maître Albertus en fut vraiment touché; il embrassa son cher élève et lui souhaita bonne chance.

Dès le jour suivant, Karl Hâfitz, le sac au dos et le bâton à la main, quittait l'hôtel des Trois Pigeons et la brasserie du Roi Gambrinus pour entreprendre un long voyage.

Il se dirigea vers la Suisse.

Malheureusement, au bout de six semaines son embonpoint était considérablement réduit, et l'inspiration ne venait pas davantage.

«Est-il possible d'être plus malheureux que moi? se disait-il. Ni le jeûne, ni la bonne chère, ni l'eau, ni le vin, ni la bière, ne peuvent monter mon esprit au diapason du sublime…. Qu'ai-je donc fait pour mériter un si triste sort? Tandis qu'une foule d'ignorants produisent des oeuvres remarquables, moi, avec toute ma science, tout mon travail, tout mon courage, je n'arrive à rien…. Ah! le ciel n'est pas juste … non, il n'est pas juste!»

Tout en raisonnant de la sorte, il suivait la route de Bruck à Fribourg; la nuit approchait, il traînait la semelle et se sentait tomber de fatigue.

En ce moment il aperçut, au clair de lune, une vieille masure embusquée au revers du chemin, la toiture rampante, la porte disjointe, les petites vitres effondrées, la cheminée en ruine. De hautes orties et des ronces croissaient autour, et la lucarne du pignon dominait à peine les bruyères du plateau où soufflait un vent à décorner les boeufs.

Karl aperçut en même temps, à travers la brume, la branche de sapin flottant au-dessus de la porte.

«Allons, se dit-il, l'auberge n'est pas belle, elle est même un peu sinistre, mais il ne faut pas juger des choses sur l'apparence.»

Et, sans hésiter, il frappa la porte de son bâton.

«Qui est là?… que voulez-vous? fit une voix rude de l'intérieur.

—Un abri et du pain.

—Ah! ah! bon … bon!…»

La porte s'ouvrit brusquement, et Karl se vit en présence d'un homme robuste, la face carrée, les yeux gris, les épaules couvertes d'une houppelande percée au coude, une hachette à la main.

Derrière ce personnage brillait la flamme de l'âtre, éclairant l'entrée d'une soupente, les marches d'un escalier de bois, les murailles décrépites, et, sous l'aile de la flamme, une jeune fille pâle, frêle, vêtue d'une pauvre robe de cotonnade brune à petits points blancs. Elle regardait vers la porte avec une sorte d'effroi; ses yeux noirs avaient une expression de tristesse et d'égarement indéfinissable.

Karl vit tout cela d'un coup d'oeil, et serra instinctivement son bâton.

«Eh bien!… entrez donc, dit l'homme, il ne fait pas un temps à tenir les gens dehors.»

Alors lui, songeant qu'il serait maladroit d'avoir l'air effrayé, s'avança jusqu'au milieu de la baraque et s'assit sur un escabeau devant l'âtre.

«Donnez-moi votre bâton et votre sac», dit l'homme.

Pour le coup, l'élève de maître Albertus tressaillit jusqu'à la moelle des os … mais le sac était débouclé, le bâton posé dans un coin, et l'hôte assis tranquillement près du foyer, avant qu'il fût revenu de sa surprise.

Cette circonstance lui rendit un peu de calme.

«Herr wirth [note: Monsieur l'aubergiste.], dit-il en souriant, je ne serais pas fâché de souper.

—Que désire monsieur à souper? fit l'autre, gravement.

—Une omelette au lard, une cruche de vin, du fromage.

—Hé! hé! hé! Monsieur est pourvu d'un excellent appétit … mais nos provisions sont épuisées.

—Épuisées?

—Oui.

—Toutes?

—Toutes.

—Vous n'avez pas de fromage?

—Non.

—Pas de beurre?

—Non.

—Pas de pain … pas de lait?

—Non.

—Mais, grand Dieu! qu'avez-vous donc?

—Des pommes de terre cuites sous la cendre.»

Au même instant Karl aperçut dans l'ombre, sur les marches de l'escalier, tout un régiment de poules: blanches, noires, rousses, endormies, les unes la tête sous l'aile, les autres le cou dans les épaules; il y en avait même une grande, sèche, maigre, hagarde, qui se peignait et se plumait avec nonchalance,

«Mais, dit Hâfitz, la main étendue, vous devez avoir des oeufs?

—Nous les avons portés ce matin au marché de Bruck.—Oh! mais alors, coûte que coûte, mettez une poule à la broche!»

A peine eut-il prononcé ces mots, que la fille pâle, les cheveux épars, s'élança devant l'escalier, s'écriant:

«Qu'on ne touche pas à mes poules … qu'on ne touche pas à mes poules…. Ho! ho! ho! qu'on laisse vivre les êtres du bon Dieu!»

L'aspect de cette malheureuse créature avait quelque chose de si terrible; que Hâfitz s'empressa de répondre:

«Non, non, qu'on ne tue pas les poules…. Voyons les pommes de terre…. Je me voue aux pommes de terre…. Je ne vous quitte plus! A cette heure, ma vocation se dessine clairement…. C'est ici que je reste, trois mois … six mois…. Enfin le temps nécessaire pour devenir maigre comme un fakir!»

Il s'exprimait ainsi avec une animation singulière, et l'hôte criait à la jeune fille pâle:

«Génovéva!… Génovéva … regarde … l'Esprit le possède … c'est comme l'autre!…

La bise redoublait dehors; le feu tourbillonnait sur l'âtre et tordait au plafond des masses de fumée grisâtre. Les poules, au reflet de la flamme, semblaient danser sur les planchettes de l'escalier, tandis que la folle chantait d'une voix perçante un vieil air bizarre, et que la bûche de bois vert, pleurant au milieu de la flamme, l'accompagnait de ses soupirs plaintifs.

Hâfitz comprit qu'il était tombé dans le repaire du sorcier Hecker; il dévora deux pommes de terre, leva la grande cruche rouge pleine d'eau, et but à longs traits. Alors le calme rentra dans son âme; il s'aperçut que la fille était partie, et que l'homme seul restait en face de l'âtre.

«Herr wirth, reprit-il, menez-moi dormir.»

L'aubergiste, allumant alors une lampe, monta lentement l'escalier vermoulu; il souleva une lourde trappe de sa tête grise et conduisit Karl au grenier, sous le chaume.

«Voilà votre lit, dit-il en déposant la lampe à terre, dormez-bien et surtout prenez garde au feu!»

Puis il descendit, et Hâfitz resta seul, les reins courbés, devant une grande paillasse recouverte d'un large sac de plumes.

Il rêvait depuis quelques secondes, et se demandait s'il serait prudent de dormir, car la physionomie du vieux lui paraissait bien sinistre lorsque, songeant à ces yeux gris clair, à cette bouche bleuâtre entourée de grosses rides, à ce front large, osseux, à ce teint jaune, tout à coup il se rappela que sur la Golgenberg se trouvaient trois pendus, et que l'un d'eux ressemblait singulièrement à son hôte…. Qu'il avait aussi les yeux caves, les coudes percés, et que le gros orteil de son pied gauche sortait du soulier crevassé par la pluie.

Il se rappela de plus que ce misérable, appelé Melchior, avait fait jadis de la musique, et qu'on l'avait pendu pour avoir assommé avec sa cruche l'aubergiste du Mouton d'Or, qui lui réclamait un petit écu de convention.

La musique de ce pauvre diable l'avait autrefois profondément ému…. Elle était fantasque … et l'élève de maître Albertus enviait le bohème; mais en ce moment, revoyant la figure du gibet, ses haillons agités par le vent des nuits, et les corbeaux volant tout autour avec de grandes clameurs … il se sentit frissonner, et sa peur augmenta beaucoup, lorsqu'il découvrit, au fond de la soupente, contre la muraille, un violon surmonté de deux palmes flétries.

Alors il aurait voulu fuir, mais dans le même instant la voix rude de l'hôte frappa son oreille:

«Éteignez donc la lumière! criait-il…. Couchez-vous, je vous ai dit de prendre garde au feu!»

Ces paroles glacèrent Karl d'épouvante, il s'étendit sur la grande paillasse et souffla la lumière.

Tout devint silencieux.

Or, malgré sa résolution de ne pas fermer l'oeil, à force d'entendre le vent gémir, les oiseaux de nuit s'appeler dans les ténèbres, les souris trotter sur le plancher vermoulu, vers une heure du matin, Hâfitz dormait profondément, quand un sanglot amer, poignant, douloureux, l'éveilla en sursaut…. Une sueur froide couvrit sa face.

Il regarda et vit dans l'angle du toit un homme accroupi: c'était Melchior le pendu! Ses cheveux noirs tombaient sur ses reins décharnés, sa poitrine et son cou étaient nus…. On aurait dit, tant il était maigre, le squelette d'une immense sauterelle: un beau rayon de lune, entrant par la petite lucarne, l'éclairait doucement d'une lueur bleuâtre, et tout autour pendaient de longues toiles d'araignée.

Hâfitz silencieux, les yeux tout grands ouverts, la bouche béante, regardait cet être bizarre, comme on regarde la mort debout derrière les rideaux de son lit, quand la grande heure est proche.

Tout à coup le squelette étendit sa longue main sèche et saisit le violon à la muraille; il l'appuya contre son épaule, puis, après un instant de silence, il se prit à jouer.

Il y avait dans sa musique … il y avait des notes funèbres comme le bruit de la terre croulant sur le cercueil d'un être bien aimé …—solennelles comme la foudre des cascades traînée par les échos de la montagne …—majestueuses comme les grands coups de vent d'automne au milieu des forêts sonores …—et parfois tristes … tristes comme l'incurable désespoir.—Puis, au milieu de ces sanglots, se jouait un chant léger, suave, argentin, comme celui d'une bande de gais chardonnerets voltigeant sur les buissons fleuris …—Ces trilles gracieux tourbillonnaient avec un ineffable frémissement d'insouciance et de bonheur, pour s'envoler tout à coup, effarouchés par la valse … folle … palpipante, éperdue;—amour … joie … désespoir … tout chantait … tout pleurait … ruisselait pêle mêle sous l'archet vibrant….

Et Karl, malgré sa terreur inexprimable, étendit les bras et criait:

«O grand … grand … grand artiste!… O génie sublime…. Oh! que je plains votre triste sort … Être pendu!… pour avoir tué cette brute d'aubergiste, qui ne connaissait pas une note de musique…. Errer dans les bois au clair de lune…. N'avoir plus de corps et un si beau talent…. Oh! Dieu!…»

Mais comme il s'exclamait de la sorte, la voix rude de l'hôte l'interrompit:

«Hé! là-haut … vous tairez-vous, à la fin? Êtes-vous malade … ou le feu est-il à la maison?»

Et des pas lourds firent crier l'escalier de bois, une vive lumière éclaira les fentes de la porte, qui s'ouvrit d'un coup d'épaule, laissant apparaître l'aubergiste.

«Ah! herr wirth, cria Hâfitz, herr wirth, que se passe-t-il donc ici? D'abord une musique céleste m'éveille et me ravit dans les sphères invisibles … puis voilà que tout s'évanouit comme un rêve.»

La face de l'hôte prit aussitôt une expression méditative.

«Oui, oui, murmura-t-il tout rêveur…. J'aurais dû m'en douter…. Melchior est encore venu troubler notre sommeil … il reviendra donc toujours!… Maintenant notre repos est perdu; il ne faut plus songer à dormir…. Allons, camarade, levez-vous…. Venez fumer une pipe avec moi.»

Karl ne se fit pas prier; il avait hâte d'aller ailleurs. Mais quand il fut en bas, voyant que la nuit était encore profonde, la tête entre les mains, les coudes sur les genoux, longtemps, longtemps, il resta plongé dans un abîme de méditations douloureuses.

L'hôte, lui, venait de rallumer le feu; il avait repris sa place sur la chaise effondrée au coin de l'âtre, et fumait en silence.

Enfin, le jour grisâtre parut…. Il regarda par les petites fenêtres ternes, puis le coq chanta … les poules sautèrent de marche en marche.

«Combien vous dois-je? demanda Karl en bouclant son sac sur ses épaules et prenant son bâton.

—Vous nous devez une prière à la chapelle de l'abbaye Saint-Blaise, dit l'homme d'un accent étrange … une prière pour l'âme de mon fils Melchior, le pendu … et une autre pour sa fiancée … Génovéva la folle!

—C'est tout?

—C'est tout.

—Alors, adieu; je ne l'oublierai pas.»

En effet, la première chose que fit Karl en arrivant a Fribourg, ce fut d'aller prier Dieu pour le pauvre bohême et pour celle qu'il avait aimée….—Puis il entra chez maître Kilian, l'aubergiste de la Grappe, déploya son papier de musique sur la table, et s'étant fait apporter une bouteille de rikevir, il écrivit en tête de la première page: Le Violon du Pendu!» et composa, séance tenante, sa première partition vraiment originale.

L'HÉRITAGE DE MON ONCLE CHRISTIAN

CONTE FANTASTIQUE

A la mort de mon digne oncle Christian Hâas, bourgmestre de Lauterbach, j'étais déjà maître de chapelle du grand-duc Yéri-Péter et j'avais quinze cents florins de fixe, ce qui ne m'empêchait pas, comme on dit, de tirer le diable par la queue.

L'oncle Christian, qui savait très-bien ma position, ne m'avait jamais envoyé un kreutzer; aussi ne pus-je m'empêcher de répandre des larmes en apprenant sa générosité posthume: j'héritais de lui, hélas!… deux cent cinquante arpents de bonnes terres, des vignes, des vergers, un coin de forêt et sa grande maison de Lauterbach.

«Cher oncle, m'écriai-je avec attendrissement, c'est maintenant que je vois toute la profondeur de votre sagesse, et que je vous glorifie de m'avoir serré les cordons de votre bourse…. L'argent que vous m'auriez envoyé … où serait-il?…. Il serait au pouvoir des Philistins et des Moabites…. La petite Katel Fresserine pourrait seule en donner des nouvelles, tandis que, par votre prudence, vous avez sauvé la patrie, comme Fabius Cunctator…. Honneur à vous, cher oncle Christian … honneur à vous!….»

Ayant dit ces choses bien senties, et beaucoup d'autres non moins touchantes, je partis à cheval pour Lauterbach.

Chose bizarre! le démon de l'avarice, avec lequel je n'avais jamais rien eu à démêler, faillit alors se rendre maître de mon âme:

«Kasper, me dit-il à l'oreille, te voilà riche!… Jusqu'à présent, tu n'as poursuivi que de vains fantômes…. L'amour, les plaisirs et les arts ne sont que de la fumée…. Il faut être bien fou pour s'attacher à la gloire…. Il n'y a de solide que les terres, les maisons et les écus placés sur première hypothèque…. Renonce à tes illusions…. Recule tes fossés, arrondis tes champs, entasse tes écus, et tu seras honoré, respecté … tu deviendras bourgmestre comme ton oncle, et les paysans, en te voyant passer, te tireront le chapeau d'une demi-lieue, disant: «Voilà monsieur Kasper Hâas … l'homme riche … le plus gros herr du pays!»

Ces idées allaient et venaient dans ma tête, comme les personnages d'une lanterne magique, et je leur trouvais un air grave, raisonnable, qui me séduisait.

C'était en plein juillet; l'alouette dévidait dans le ciel son ariette interminable, les moissons ondulaient dans la plaine, les tièdes bouffées de la brise m'apportaient le cri voluptueux de la caille et de la perdrix dans les blés; le feuillage miroitait au soleil, la Lauter murmurait à l'ombre des grands saules vermoulus … et je ne voyais, je n'entendais rien de tout cela: je voulais être bourgmestre, j'arrondissais mon ventre, je soufflais dans mes joues et je murmurais en moi-même: «Voici monsieur Kasper Hâas qui passe … l'homme riche … le plus gros herr du pays! Hue! Bletz … hue!….»

Et ma petite jument galopait.

J'étais curieux d'essayer le tricorne et le grand gilet écarlate de maître Christian.

«S'ils me vont, me disais-je, à quoi bon en acheter d'autres?»

Vers quatre heures de l'après-midi, le petit village de Lauterbach m'apparut au fond de la vallée, et ce n'est pas sans attendrissement que j'arrêtai les yeux sur la grande et belle maison de Christian Hâas, ma future résidence, le centre de mes exploitations et de mes propriétés. J'en admirai la situation pittoresque sur la grande route poudreuse, l'immense toiture de bardeaux grisâtres, les hangars couvrant de leurs vastes ailes les charrettes, les charrues et les récoltes … et, derrière, la bassecour … puis le petit jardin, le verger, les vignes à mi-côte … les prairies dans le lointain.

Je tressaillis d'aise à ce spectacle.

Et comme je descendais la grande rue du village, voilà que les vieilles femmes, le menton en casse-noisette; les enfants, la tête nue, ébouriffée; les hommes coiffés du gros bonnet de loutre, la pipe à chaînette d'argent aux lèvres … voilà que toutes ces bonnes gens me contemplent et me saluent:

«Bonjour, monsieur Kasper! bonjour, monsieur Hâas!»

Et toutes les petites fenêtres se garnissent de figures émerveillées…. Je suis déjà chez moi…. Il me semble toujours avoir été propriétaire … notable de Lauterbach…. Ma vie de maître de chapelle n'est plus qu'un rêve … mon enthousiasme pour la musique, une folie de jeunesse:—comme les écus vous modifient les idées d'un homme!

Cependant je fais halte devant la maison de M. le tabellion Becker…. C'est lui qui détient mes titres de propriété et qui doit me les remettre. J'attache mon cheval à l'anneau de la porte, je saute sur le perron, et le vieux scribe, sa tête chauve découverte, sa maigre échine revêtue d'une longue robe de chambre verte à grands ramages, s'avance sur le seuil pour me recevoir.

«Monsieur Kasper Hâas, j'ai bien l'honneurde vous saluer.

—Maître Becker, je suis votre serviteur.

—Donnez-vous la peine d'entrer, monsieur Hâas.

—Après vous, maître Becker … après vous.»

Nous traversons le vestibule, et je découvre, au fond d'une petite salle propre et bien aérée, une table confortablement servie, et, près de la table, une jeune personne fraîche, gracieuse, les joues enluminées du vermillon de la pudeur.

«Monsieur Kasper Hâas!» dit le vénérable tabellion.

Je m'incline.

«Ma fille Lothe!» ajoute le brave homme.

Et tandis que je sens se réveiller en moi mes vieilles inclinations d'artiste, que j'admire le petit nez rose, les lèvres purpurines, les grands yeux bleus de mademoiselle Lothe, sa taille légère, ses petites mains potelées, maître Becker m'invite à prendre place, disant qu'il m'attendait, que mon arrivée était prévue, et qu'avant d'entamer les affaires sérieuses, il était bon de se refaire un peu de la route … de se rafraîchir d'un verre de bordeaux, etc.; toutes choses dont j'appréciai la justesse et que j'acceptai de grand coeur.

Nous prenons donc place. Nous causons de la belle nature. Je fais mes réflexions sur le vieux papa…. Je suppute ce qu'un tabellion peut gagner à Lauterbach.

«Mademoiselle, me ferez-vous la grâce d'accepter une aile de poulet?

—Monsieur, vous êtes bien bon…. Avec plaisir.»

Lothe baisse les yeux…. Je remplis son verre … elle y trempe ses lèvres roses … le papa est joyeux…. Il cause de chasse … de pêche:

«Monsieur Hâas va sans doute se mettre aux habitudes du pays; nous avons des garennes bien peuplées, des rivières abondantes en truites…. On loue les chasses de l'administration forestière…. On passe ses soirées à la brasserie…. Monsieur l'inspecteur des eaux et forêts est un charmant jeune homme…. Monsieur le juge de paix joue supérieurement au whist, etc.»

J'écoute…. Je trouve délicieuse cette vie calme et paisible. Mademoiselle Lothe me paraît fort bien…. Elle cause peu, mais son sourire est si bon, si naïf, qu'elle doit être aimante!

Enfin arrive le café … le kirsch-wasser…. Mademoiselle Lothe se retire et le vieux scribe passe insensiblement de la fantaisie aux affaires sérieuses. Il me parle des propriétés de mon oncle, et je prête une oreille attentive: pas de testament, pas un legs, pas d'hypothèque…. Tout est clair, net, régulier. «Heureux Kasper! me dis-je, heureux Kasper!»

Alors nous entrons dans le cabinet du tabellion pour la remise des titres. Cet air renfermé de bureau, ces grandes lignes de cartons, ces dossiers, tout cela dissipe les vaines rêveries de la fantaisie amoureuse. Je m'assieds dans un grand fauteuil, et maître Becker, l'air pensif, chausse ses lunettes de corne sur son long nez aquilin.

«Voici le titre de vos prairies de l'Eichmatt: vous avez là, monsieur Hâas, cent arpents de bonnes terres … les meilleures, les mieux irriguées de la commune … on y fait deux et même trois fauchées par an … c'est un revenu de quatre mille francs. Voici le titre de votre vignoble de Sonnethâl: trente-cinq arpents de vigne … vous faites là, bon an mal an, deux cents hectolitres de petit vin, qui se vend sur place de douze à quinze francs l'hectolitre…. Les bonnes années compensent les mauvaises. Ceci, monsieur Hâas, est le titre de votre forêt du Romelstein: elle contient de cinquante à soixante hectares de bois taillis en plein rapport…. Ceci vous représente vos biens de Haematt … ceci vos pâturages de Thiefenthâl…. Voici le titre de propriété de la ferme de Grünerwald, et voilà celui de votre maison de Lauterbourg … cette maison, la plus grande du village, date du XVIe siècle.

—Diable! maître Becker, cela ne prouve pas en sa faveur.

—Au contraire … au contraire: Jean Burckart, comte de Barth, avait établi là sa résidence de chasse…. Il est vrai que bien des générations s'y sont succédé depuis, mais on n'a pas négligé les réparations d'entretien; elle est en parfait état de conservation.»

Je remerciai maître Becker de ses explications, et, ayant serré mes titres dans un volumineux portefeuille, que le digne homme voulut bien me prêter, je pris congé de lui, plus convaincu que jamais de ma nouvelle importance.

J'arrive en face de ma maison; j'introduis la clef dans la serrure, et, frappant du pied la première marche:

«Ceci est à moi!» m'écriai-je avec enthousiasme.

J'entre dans la salle: «Ceci est à moi!» J'ouvre les armoires, et, voyant le linge amoncelé jusqu'au plafond: «Ceci est à moi!….» Je monte au premier étage et je répète toujours comme un insensé: «Ceci est à moi! … ceci est à moi! … Oui … oui … je suis propriétaire!» Toutes mes inquiétudes pour l'avenir, toutes mes appréhensions du lendemain sont dissipées; je figure dans le monde, non plus par mon faible mérite de convention, par un caprice de la mode, mais par la détention réelle, effective, des biens que la foule convoite….

O poëtes! … O artistes! … qu'êtes-vous auprès de ce gros propriétaire qui possède tout, et dont les miettes de la table nourrissent votre inspiration? Vous n'êtes que l'ornement de son banquet … la distraction de ses ennuis … la fauvette qui chante dans son buisson … la statue qui décore son jardin…. Vous n'existez que par lui et pour lui! Pourquoi vous envierait-il les fumées de l'orgueil, de la vanité … lui qui possède les seules réalités de ce monde!

En ce moment, si le pauvre maître de chapelle Hâas m'était apparu … je l'aurais regardé par-dessus l'épaule…. Je me serais demandé:

«Quel est ce fou?… qu'a-t-il de commun avec moi?»

J'ouvris une fenêtre… la nuit approchait… le soleil couchant dorait mes vergers et mes vignes à perte de vue… Au sommet de la côte, quelques pierres blanches indiquaient le cimetière.

Je me retournai: une vaste salle gothique, le plafond orné de grosses moulures, s'offrit à mes regards; j'étais dans le pavillon de chasse du seigneur Buckart.

Une antique épinette occupait l'intervalle de deux fenêtres… j'y passai les doigts avec distraction; les cordes détendues s'entre-choquèrent et nasillèrent de l'accent étrange, ironique, des vieilles femmes édentées fredonnant des airs de leur jeunesse.

Au fond de la haute salle se trouvait l'alcôve en demi-voûte, avec ses grands rideaux rouges et son lit à baldaquin… Cette vue me rappela que j'avais couru six heures à cheval, et me déshabillant avec un sourire de satisfaction indicible: «C'est pourtant la première fois, me dis-je, que je vais dormir dans mon propre lit.» Et m'étant couché, les yeux tendus sur la plaine immense déjà noyée d'ombres, je sentis mes paupières s'appesantir voluptueusement. Pas une feuille ne murmurait; au loin, les bruits du village s'éteignaient un à un, le soleil avait disparu… quelques reflets d'or indiquaient sa trace à l'infini… Je m'endormis bientôt.

Or, il était nuit et la lune brillait de tout son éclat, lorsque je m'éveillai sans cause apparente. Les vagues parfums de l'été arrivaient jusqu'à moi… La douce odeur du foin nouvellement fauché imprégnait l'air. Je regardai tout surpris, puis je voulus me lever pour fermer la fenêtre; mais, chose inconcevable! ma tête était parfaitement libre, tandis que mon corps dormait d'un sommeil de plomb. A mes efforts pour me lever, pas un muscle ne répondit; je sentais mes bras étendus près de moi, complètement inertes… mes jambes allongées, immobiles; ma tête s'agitait en vain!

En ce moment même, la respiration profonde, cadencée du corps, m'effraya… ma tête retomba sur l'oreiller, épuisée par ses élans: «Suis-je donc paralysé des membres!» me dit-je avec effroi.

Mes yeux se refermèrent. Je réfléchissais, dans l'épouvante, à ce singulier phénomène, et mes oreilles suivaient les pulsations anxieuses de mon coeur… le murmure précipité du sang sur lequel l'esprit n'avait aucun pouvoir.

«Comment… comment… repris-je au bout de quelques secondes… mon corps, mon propre corps refuse de m'obéir!… Kasper Hâas, le maître de tant de vignes et de gras pâturages, ne peut pas même remuer cette misérable motte de terre qui cependant est bien à lui… O Dieu!… qu'est-ce que cela veut dire?»

Et comme je rêvais de la sorte, un faible bruit attira mon attention; la porte de mon alcôve venait de s'ouvrir: un homme… un homme vêtu d'étoffes roides, semblables à du feutre, comme les moines de la chapelle Saint-Gualber, à Mayence, le large feutre gris à plume de faucon relevé sur l'oreille… les mains enfoncées jusqu'aux coudes dans des gants de buffleterie… venait d'entrer dans la salle. Les bottes évasées de ce personnage remontaient jusqu'au-dessus des genoux; une lourde chaîne d'or, chargée de décorations, tombait sur sa poitrine… Son visage brun, osseux, aux yeux caves, avait une expression de tristesse poignante et des teintes verdâtres horribles.

Il traversa la salle d'un pas sec, comme le tic-tac d'une horloge, et, le poing sur la garde d'une immense rapière, frappant le parquet du talon, il s'écria: «Ceci est à moi!… à moi… Hans Buckart… comte de Barth.»

On eût dit une vieille machine rouillée grinçant des mots cabalistiques… J'en avais la chair de poule.

Mais au même instant la porte en face s'ouvrit, et le comte de Barth disparut dans la pièce voisine, où j'entendis son pas automatique descendre un escalier qui n'en finissait plus; le bruit de ses talons sur chaque marche allait en s'affaiblissant par la distance, comme s'il fût descendu dans les entrailles de la terre.

Et comme j'écoutais encore, n'entendant plus rien, voilà que tout à coup la vaste salle se peuple d'une société nombreuse… l'épinette retentit… on chante… on célèbre l'amour, le plaisir, le bon vin.

Je regarde, et je vois, sur le fond bleuâtre de la lune, des jeunes femmes inclinées nonchalamment autour de l'épinette; de précieux cavaliers, vêtus, comme au temps jadis, de colifichets sans nombre, de dentelles fabuleuses, assis, les jambes croisées, sur des tabourets à crépines d'or, se penchant, hochant la tête, se dandinant, faisant les jolis coeurs… le tout si gentiment, d'une façon si coquette, qu'on aurait dit une de ces vieilles estampes à l'eau-forte de la très-gracieuse École de Lorraine au XVIe siècle.

Et les petits doigts secs d'une respectable douairière à nez de perroquet claquetaient sur les touches de l'épinette; les éclats de rire aigus lançaient leurs fusées stridentes à droite, à gauche, et se terminaient par un bruit de crécelle détraquée, à vous faire hérisser les cheveux sur la nuque.

Tout ce monde de folie, de savoir-vivre quintessencié et d'élégance surannée exhalait là ses eaux de rose et de réséda tournées au vinaigre.

Je fis de nouveaux efforts vraiment surhumains pour me débarrasser de ce cauchemar… Impossible! mais au même instant, une des jeunes élégantes s'écria:

«Messeigneurs, vous êtes ici chez vous… ce domaine…»

Elle n'eut pas le temps de finir… un silence de mort suivit ces paroles.—Je regardai… la fantasmagorie avait disparu!

Alors un son de trompe frappa mes oreilles… Des chevaux piaffaient au dehors… des chiens aboyaient… et la lune calme, méditative, regardait toujours au fond de mon alcôve.

La porte s'ouvrit comme par l'effet d'un coup de vent, et cinquante chasseurs, suivis de jeunes dames, vieilles de deux siècles, à longues robes traînantes, défilèrent majestueusement d'une salle à l'autre. Quatre vilains passèrent aussi, soutenant de leurs robustes épaules un brancard à feuilles de chêne, où gisait tout sanglant, l'oeil terne et la défense écumeuse, un énorme sanglier.

J'entendis les fanfares redoubler au dehors… puis s'éteindre comme un soupir dans les bois… puis… rien!

Et comme je rêvais à cette vision étrange, regardant par hasard dans l'ombre silencieuse, je vis avec stupeur la scène occupée par une de ces vieilles familles protestantes d'autrefois… calmes, dignes et solennelles dans leurs moeurs.

Là se trouvaient le patriarche à tête blanche, lisant la grande Bible; la vieille mère, haute et pâle, filant le chanvre du ménage, droite comme un fuseau, le collet monté jusqu'aux oreilles, la taille serrée de bandelettes de ratine noire, puis les enfants joufflus, l'oeil rêveur, accoudés sur la table dans le plus profond silence, le vieux chien de berger attentif à la lecture, la vieille horloge dans son étui de noyer, comptant les secondes … et plus loin, dans l'ombre, quelques figures de jeunes filles, quelques bruns visages de jeunes gens à feutre noir et camisole de bure, discutant sur l'histoire de Jacob et de Rachel, en forme de déclaration d'amour.

Et cette honnête famille semblait convaincue des vérités saintes; le vieillard, de sa voix cassée, poursuivait l'histoire édifiante avec attendrissement:

«Ceci est votre terre promise… la terre d'Abraham… d'Isaac et de Jacob… laquelle je vous ai destinée depuis l'origine des siècles… afin que vous y croissiez et multipliez comme les étoiles du ciel…—Et nul ne pourra vous la ravir, car vous êtes mon peuple bien-aimé… en qui j'ai mis ma confiance…»

La lune, voilée depuis quelques instants, venait de se découvrir; n'entendant plus rien, je tournai la tête… ses rayons calmes et froids éclairaient le vide de la salle: plus une figure, plus une ombre… la lumière ruisselait sur le parquet, et, dans le lointain, quelques arbres découpaient leur feuillage sur la côte lumineuse.

Mais, subitement, les hautes murailles se tapissèrent de livres… l'antique épinette fit place au bureau de quelque savant, dont l'ample perruque m'apparut au-dessus d'un fauteuil à dossier de cuir roux. J'entendis la plume d'oie courir sur le papier. L'homme, perdu dans les profondeurs de sa pensée, ne bougeait pas: ce silence m'accablait.

Mais jugez de ma stupeur lorsque, s'étant retourné, l'érudit me fit face, et que je reconnus en lui le portrait du jurisconsulte Grégorius, consigné sous le n° 253 de la galerie de Hesse-Darmstadt.

Grand Dieu! comment ce personnage s'était-il détaché de son cadre?

Voilà ce que je me demandais, quand d'une voix creuse il s'écria:

«Dominium, ex jure Quiritio, est jus utendi et abutendi quatenus naturalis ratio patitur.»

A mesure que cette formule s'échappait de ses lèvres, sa figure pâlissait… pâlissait… Au dernier mot, elle n'existait plus!

Que vous dirai-je encore, mes chers amis? Durant les heures suivantes je vis vingt autres générations se succéder dans l'antique castel de Hans Burckart: des chrétiens et des juifs, des nobles et des roturiers, des ignorants et des savants, des artistes et des êtres prosaïques… Et tous proclamaient leur légitime propriété, tous se croyaient maîtres souverains et définitifs de la baraque!—Hélas! un souffle de la mort les mettait à la porte.

J'avais fini par m'habituer à cette étrange fantasmagorie. Chaque fois que l'un de ces braves gens s'écriait: «Ceci est à moi!» je me prenais à rire et je murmurais: «Attends, camarade, attends, tu vas t'évanouir comme les autres!»

Enfin, j'étais las, quand au loin, bien loin, le coq chanta: le chant du coq annonce lejour; sa voix perçante réveille lesêtres endormis.

Les feuilles s'agitèrent, un frisson parcourut mon corps; je sentis mes membres se détacher de ma couche, et me relevant sur le coude, mes regards s'étendirent avec ravissement sur la campagne silencieuse… mais ce que je vis n'était guère propre a me réjouir.

En effet, le long du petit sentier qui mène au cimetière, montait toute la procession des fantômes que j'avais vus pendant la nuit. Elle s'avançait pas à pas vers la porte vermoulue de l'enceinte, et cette marche silencieuse, sous les teintes vagues, indécises du crépuscule naissant, avait quelque chose d'épouvantable.

Et comme je restais là, plus mort que vif, labouche béante, le front baigné de sueur froide, la tête du cortège sembla se fondre dans les vieux saules pleureurs.

Il ne restait plus qu'un petit nombre de spectres, et je commençais à reprendre haleine, quand mon oncle Christian, qui se trouvait le dernier, me parut se retourner sous la vieille porte moussue et me faire signe de venir… Une voix lointaine… ironique, me criait:

«Kasper … Kasper … viens … cette terre est à nous!…»

Puis tout disparut.

Une bande de pourpre étendue à l'horizon annonçait le jour.

Il est inutile de vous dire que je ne profitai pas de l'invitation de maître Christian Hâas…

Il faudra qu'un autre personnage me fasse signe à plusieurs reprises de venir, pour me forcer de prendre ce chemin. Toutefois, je dois vous avouer que le souvenir de mon séjour au castel de Burckart a modifié singulièrement la bonne opinion que j'avais conçue de ma nouvelle importance … car la vision de cette nuit singulière me paraît signifier que si la terre, les vergers, les prairies ne passent pas, les propriétaires passent!… chose qui fait dresser les cheveux sur la tête, lorsqu'on y réfléchit sérieusement.

Aussi, loin de m'endormir dans les délices de Capoue, je me suis remis à la musique, et je compte faire jouer l'année prochaine, sur le grand théâtre de Berlin, un opéra dont vous me donnerez des nouvelles.

En définitive, la gloire, que les gens positifs traitent de chimère, est encore la plus solide de toutes les propriétés…. Elle ne finit pas avec la vie … au contraire … la mort la confirme et lui donne un nouveau lustre!

Supposons, par exemple, qu'Homère revienne en ce monde: personne ne songerait certainement à lui contester le mérite d'avoir fait l'Iliade, et chacun de nous s'efforcerait de rendre à ce grand homme les honneurs qui lui sont dus…. Mais si, par hasard, le plus riche propriétaire de ce temps-là venait réclamer les champs … les forêts … les pâturages qui faisaient son orgueil … il y a dix à parier contre un qu'il serait reçu comme un voleur, et qu'il périrait misérablement sous le bâton….

A MON AMI JOSEPH-FÉLIX HALY

HUGUES-LE-LOUP

I

Vers les fêtes de Noël de l'année 18.., un matin que je dormais profondément à l'hôtel du Cygne, à Tubingue, le vieux Gédéon Sperver entra dans ma chambre en s'écriant:

«Fritz… réjouis-toi!… je t'emmène au château de Nideck, à dix lieues d'ici… Tu connais Nideck… la plus belle résidence seigneuriale du pays: un antique monument de la gloire de nos pères!»

Notez bien que je n'avais pas vu Sperver, mon respectable père nourricier, depuis seize ans; qu'il avait laissé pousser toute sa barbe, qu'un immense bonnet de peau de renard lui couvrait la nuque, et qu'il me tenait sa lanterne sous le nez.

«D'abord, m'écriai-je, procédons méthodiquement; qui êtes-vous?

—Qui je suis!… Comment, tu ne reconnais pas Gédéon Sperver, le braconnier du Schwartz-Wald?… Oh! ingrat…. Moi qui t'ai nourri, élevé … moi qui t'ai appris à tendre une trappe, à guetter le renard au coin d'un bois, à lancer les chiens sur la piste du chevreuil!… Ingrat … il ne me reconnaît pas! Regarde donc mon oreille gauche qui est gelée.

—A la bonne heure!… Je reconnais ton oreille gauche…. Maintenant, embrassons-nous.»

Nous nous embrassâmes tendrement, et Sperver, s'essuyant les yeux du revers de la main, reprit:

«Tu connais Nideck?

—Sans doute … de réputation…. Que fais-tu là?

—Je suis premier piqueur du comte.

—Et tu viens de la part de qui?

—De la jeune comtesse Odile.

—Bon … quand partons-nous?

—A l'instant même. Il s'agit d'une affaire urgente; le vieux comte est malade, et sa fille m'a recommandé de ne pas perdre une minute. Les chevaux sont prêts….

—Mais, mon cher Gédéon, vois donc le temps qu'il fait: depuis trois jours, il ne cesse pas de neiger.

—Bah! bah! Suppose qu'il s'agisse d'une partie de chasse au sanglier, mets ta rhingrave, attache tes éperons, et en route! Je vais faire préparer un morceau.»

Il sortit.

«Ah! reprit le brave homme en revenant, n'oublie pas de jeter ta pelisse par là-dessus.»

Puis il descendit.

Je n'ai jamais su résister au vieux Gédéon; dès mon enfance, il obtenait tout de moi avec un hochement de tête, un mouvement d'épaule…. Je m'habillai donc et ne tardai pas à le suivre dans la grande salle.

«Hé! je savais bien que tu ne me laisserais pas partir seul, s'écria-t-il tout joyeux. Dépêche-moi cette tranche de jambon sur le pouce et buvons le coup de l'étrier, car les chevaux s'impatientent…. A propos, j'ai fait mettre ta valise en croupe.

—Comment, ma valise?

—Oui, tu n'y perdras rien; il faut que tu restes quelques jours au
Nideck, c'est indispensable, je t'expliquerai ça tout à l'heure.»

Nous descendîmes dans la cour de l'hôtel.

En ce moment, deux cavaliers arrivaient; ils semblaient harassés de fatigue; leurs chevaux étaient blancs d'écume. Sperver, grand amateur de la race chevaline, fit une exclamation de surprise:

«Les belles bêtes! … des valaques … quelle finesse! de vrais cerfs…. Allons, Niclause … allons donc, dépêche-toi de leur jeter une housse sur les reins … le froid pourrait les saisir.»

Les voyageurs, enveloppés de fourrures blanches d'Astrakan, passèrent près de nous comme nous mettions le pied à l'étrier; je découvris seulement la longue moustache brune de l'un deux, et ses yeux noirs d'une vivacité singulière.

Ils entrèrent dans l'hôtel.

Le palefrenier tenait nos chevaux en main; il nous souhaita un bon voyage, et lâcha les rênes,

Nous voilà partis.

Sperver montait un mecklembourg pur sang, moi un petit cheval des Ardennes plein d'ardeur; nous volions sur la neige…. En dix minutes nous eûmes dépassé les dernières maisons de Tubingue.

Le temps commençait à s'éclaircir. Aussi loin que pouvaient s'étendre nos regards, nous ne voyions plus trace de route, de chemin, ni de sentier. Nos seules compagnons de voyage étaient les corbeaux du Schwartz-Wald, déployant leurs grandes ailes creuses sur les monticules de neige, voltigeant de place en place et criant d'une voix rauque: Misère! … misère! … misère!….

Gédéon, avec sa grande figure couleur de vieux buis, sa pelisse de chat sauvage, et son bonnet de fourrure à longues oreilles pendantes, galopait devant moi, sifflant je ne sais quel motif du Freyschutz; parfois il se retournait, et je voyais alors une goutte d'eau limpide scintiller, en tremblotant, au bout de son long nez crochu.

«Hé! hé! Fritz, me disait-il, voilà ce qui s'appelle une jolie matinée d'hiver.

—Sans doute, mais un peu rude.

—J'aime le temps sec, moi … ça vous rafraîchit le sang…. Si le vieux pasteur Tobie avait le courage de se mettre en route par un temps pareil, il ne sentirait plus ses rhumatismes.»

Je souriais du bout des lèvres.

Après une heure de course furibonde, Sperver ralentit sa marche, et vint se placer côte à côte avec moi.

«Fritz, me dit-il d'un accent plus sérieux, il est pourtant nécessaire que tu connaisses le motif de notre voyage.

—J'y pensais.

—D'autant plus qu'un grand nombre de médecins ont déjà visité le comte.

—Ah!

—Oui … il nous en est venu de Berlin, en grande perruque, qui ne voulaient voir que la langue du malade … de la Suisse, qui ne regardaient que ses urines … et de Paris, qui se mettaient un petit morceau de verre dans l'oeil pour observer sa physionomie…. Mais tous y ont perdu leur latin et se sont fait payer grassement leur ignorance.

—Diable! comme tu nous traites!

—Je ne dis pas ça pour toi, au contraire, je te respecte, et s'il m'arrivait de me casser une jambe, j'aimerais mieux me confier à toi qu'à n'importe quel autre médecin; mais, pour ce qui est de l'intérieur du corps, vous n'avez pas encore découvert de lunette pour voir ce qui s'y passe.

—Qu'en sais-tu?

A cette réponse, le brave homme me regarda de travers.

«Serait-ce un charlatan comme les autres?» pensait-il….

Pourtant il reprit:

«Ma foi, Fritz, si tu possèdes une telle lunette, elle viendra fort à propos, car la maladie du comte est précisément à l'intérieur: c'est une maladie terrible, quelque chose dans le genre de la rage. Tu sais que la rage se déclare au bout de neuf heures, de neuf jours ou de neuf semaines?

—On le dit, mais, ne l'ayant pas observé par moi-même, j'en doute.

—Tu n'ignores pas, au moins, qu'il y a des fièvres de marais qui reviennent tous les trois, six ou neuf ans. Notre machine a de singuliers engrenages. Quand cette maudite horloge est remontée d'une certaine façon, la fièvre, la colique ou le mal de dents vous reviennent à minute fixe.

—Eh! mon pauvre Gédéon, à qui le dis-tu?… ces maladies périodiques font mon désespoir…—Tant pis… la maladie du comte est périodique… elle revient tous les ans, le même jour, à la même heure; sa bouche se remplit d'écume, ses yeux deviennent blancs comme des billes d'ivoire; il tremble des pieds à la tête et ses dents grincent les unes contre les autres.

—Cet homme a sans doute éprouvé de grands chagrins?

—Non! Si sa fille voulait se marier, ce serait l'homme le plus heureux du monde. Il est puissant, riche, comblé d'honneurs. Il a tout ce que les autres désirent. Malheureusement, sa fille refuse tous les partis qui se présentent. Elle veut se consacrer à Dieu, et ça le chagrine de penser que l'antique race des Nideck va s'éteindre.

—Comment sa maladie s'est-elle déclarée?

—Tout à coup, il y a douze ans.» En ce moment le brave homme parut se recueillir; il sortit de sa veste un tronçon de pipe et le bourra lentement, puis l'ayant allumé:

«Un soir, dit-il, j'étais seul avec le comte dans la salle d'armes du château. C'était vers les fêtes de Noël. Nous avions couru le sanglier toute la journée dans les gorges du Rhéthâl, et nous étions rentrés, à la nuit close, rapportant avec nous deux pauvres chiens, éventrés depuis la queue jusqu'à la tête. Il faisait juste un temps comme celui-ci: froid et neigneux. Le comte se promenait de long en large dans la salle, la tête penchée sur la poitrine et les mains derrière le dos, comme un homme qui réfléchit profondément. De temps en temps il s'arrêtait pour regarder les hautes fenêtres où s'accumulait la neige; moi, je me chauffais sous le manteau de la cheminée en pensant à mes chiens, et je maudissais intérieurement tous les sangliers du Schwartz-Wald. Il y avait bien deux heures que tout le monde dormait au Nideck, et l'on n'entendait plus rien que le bruit des grandes bottes éperonnées du comte sur les dalles. Je me rappelle parfaitement qu'un corbeau, sans doute chassé par un coup de vent, vint battre les vitres de l'aile, en jetant un cri lugubre, et que tout un pan de neige se détacha… De blanches qu'elles étaient, les fenêtres devinrent toutes noires de ce côté.—Ces détails ont-ils du rapport avec la maladie de ton maître?

—Laisse-moi finir … tu verras. A ce cri, le comte s'était arrêté, les yeux fixes, les joues pâles et la tête penchée en avant, comme un chasseur qui entend venir la bête. Moi, je me chauffais toujours, et je pensais: «Est-ce qu'il n'ira pas se coucher bientôt?» Car, pour dire la vérité, je tombais de fatigue. Tout cela, Fritz, je le vois … j'y suis!… A peine le corbeau avait-il jeté son cri dans l'abîme, que la vieille horloge sonnait onze heures.—Au même instant, le comte tourne sur ses talons; il écoute … ses lèvres remuent; je vois qu'il chancelle comme un homme ivre. Il étend les mains … les mâchoires serrées … les yeux blancs. Moi, je lui crie: «Monseigneur, qu'avez-vous?» Mais il se met à rire comme un fou, trébuche et tombe sur les dalles, la face contre terre… Aussitôt, j'appelle au secours; les domestiques arrivent. Sébalt prend le comte par les jambes, moi par les épaules, nous le transportons sur le lit qui se trouve près de la fenêtre; et comme j'étais en train de couper sa cravate avec mon couteau de chasse, car je croyais à une attaque d'aploplexie, voilà que la comtesse entre et se jette sur le corps du comte, en poussant des cris si déchirants, que je frissonne encore rien que d'y penser!»

Ici, Gédéon ôta sa pipe, il la vida lentement sur le pommeau de sa selle, et poursuivit d'un air mélancolique:

«Depuis ce jour-là, Fritz, le diable s'est logé dans les murs de Nideck, et paraît ne plus vouloir en sortir. Tous les ans, à la même époque, à la même heure, les frissons prennent le comte. Son mal dure de huit à quinze jours, pendant lesquels il jette des cris à vous faire dresser les cheveux sur la tête! Puis il se remet lentement, lentement. Il est faible, pâle, il se traîne de chaise en chaise, et, si l'on fait le moindre bruit, si l'on remue, il se retourne…. Il a peur de son ombre. La jeune comtesse, la plus douce des créatures qui soit au monde, ne le quitte pas, mais lui ne peut la voir: «Va-t'en! Va-t'en! crie-t-il les mains étendues. Oh! laisse-moi! laisse-moi! n'ai-je pas assez souffert?». C'est horrible de l'entendre, et moi, moi, qui l'accompagne de près à la chasse … qui sonne du cor lorsqu'il frappe la bête … moi, qui suis le premier de ses serviteurs … moi, qui me ferais casser la tête pour son service … eh bien, dans ces moments-là, je voudrais l'étrangler, tant c'est abominable de voir comme il traite sa propre fille!»

Sperver, dont la rude physionomie avait pris une expression sinistre, piqua des deux, et nous fimes un temps de galop.

J'étais devenu tout pensif. La cure d'une telle maladie me paraissait fort douteuse, presque impossible…. C'était évidemment une maladie morale; pour la combattre, il aurait fallu remonter à sa cause première, et cette cause se perdait sans doute dans le lointain de l'existence.

Toutes ces pensées m'agitaient. Le récit du vieux piqueur, bien loin de m'inspirer de la confiance, m'avait abattu: triste disposition pour obtenir un succès! Il était environ trois heures, lorsque nous découvrîmes l'antique castel du Nideck, tout au bout de l'horizon. Malgré la distance prodigieuse, on distinguait de hautes tourelles, suspendues en forme de hotte aux angles de l'édifice. Ce n'était encore qu'un vague profil, se détachant à peine sur l'azur du ciel; mais, insensiblement, les teintes rouges du granit des Vosges apparurent.

En ce moment Sperver ralentit sa marche et s'écria:

«Fritz, il faut arriver avant la nuit close… En avant!…»

Mais il eut beau éperonner, son cheval restait immobile, arc-boutant ses jambes de devant avec horreur, hérissant sa crinière, et lançant de ses naseaux dilatés deux jets de vapeur bleuâtre.

«Qu'est-ce que cela? s'écria Gédéon tout surpris… Ne vois-tu rien,
Fritz?… est-ce que…»

Il ne termina point sa phrase, et m'indiquant, à cinquante pas, au revers de la côte, un être accroupi dans la neige:

«La Peste-Noire!» fit-il d'un accent si troublé que j'en fus moi-même tout saisi.

Et suivant du regard la direction de son geste, j'aperçus avec stupeur une vieille femme, les jambes recoquillées entre les bras, et si misérable, que ses coudes, couleur de brique, sortaient à travers ses manches. Quelques mèches de cheveux gris pendaient autour de son cou, long, rouge et nu, comme celui d'un vautour.

Chose bizarre, un paquet de hardes reposait sur ses genoux, et ses yeux hagards s'étendaient au loin sur la plaine neigeuse.

Sperver avait repris sa course à gauche, traçant un immense circuit autour de la vieille. J'eus peine à le rejoindre.

«Ah çà, lui criai-je, que diable fais-tu? C'est une plaisanterie?

—Une plaisanterie! Non! non! Dieu me garde de plaisanter sur un pareil sujet…. Je ne suis pas superstitieux … mais cette rencontre me fait peur.»

Alors, tournant la tête, et voyant que la vieille ne bougeait pas, et que son regard suivait toujours la même direction, il parut se rassurer un peu.

«Fritz, me dit-il d'un air solennel, tu es un savant, tu as étudié bien des choses dont je ne connais pas la première lettre … eh bien, apprends de moi qu'on a toujours tort de rire de ce qu'on ne comprend pas…. Ce n'est pas sans raison que j'appelle cette femme: la Peste-Noire…. Dans tout le Schwartz-Wald elle n'a pas d'autre nom; mais c'est ici, au Nideck, qu'elle le mérite surtout!»

Et le brave homme poursuivit son chemin sans ajouter un mot.

«Voyons, Sperver, explique-toi plus clairement, lui dis-je, car je n'y comprends rien.—Oui, c'est notre perte à tous, cette sorcière que tu vois là-bas, c'est d'elle que vient tout le mal … c'est elle qui tue le comte!

—Comment est-ce possible? comment peut-elle exercer une semblable influence?

—Que sais-je, moi? Ce qu'il y a de positif, c'est qu'au premier jour du mal … au moment où le comte est saisi de son attaque … vous n'avez qu'à monter sur la tour des signaux, qu'à promener vos regards sur la plaine, et vous découvrez la Peste-Noire, comme une tache, entre la forêt de Tubingue et le Nideck. Elle est là, seule, accroupie. Chaque jour elle se rapproche un peu, et les attaques du comte deviennent plus terribles; on dirait qu'il l'entend venir! Quelquefois, le premier jour, aux premiers frissons, il me dit: «Gédéon … elle vient!» Moi, je lui tiens le bras pour l'empêcher de trembler; mais il répète toujours en bégayant … les yeux écarquillés: «Elle vient! ho! ho! elle vient!…» Alors, je monte dans la tour de Hugues; je regarde longtemps…. Tu sais, Fritz, que j'ai de bons yeux. A la fin, dans les brumes lointaines, entre ciel et terre, j'aperçois un point noir. Le lendemain, le point noir est plus gros: le comte de Nideck se couche en claquant des dents. Le lendemain, on découvre clairement la vieille, à deux portées de carabine, dans la plaine: les attaques commencent, le comte crie!… Le lendemain, la sorcière est au pied de la montagne … alors le comte a les mâchoires serrées comme un étau … il écume … ses yeux tournent…. Oh! la misérable!… Et dire que je l'ai eue vingt fois au bout de ma carabine et que ce pauvre comte m'a empêché de lui envoyer une balle, Il criait: «Non, Sperver, non, pas de sang!…» Pauvre homme, ménager celle qui le tue … car elle le tue, Fritz…. Il n'a déjà plus que la peau et les os!»

Mon brave ami Gédéon était trop prévenu contre la vieille pour qu'il me fut possible de le ramener au sens commun. D'ailleurs, quel homme oserait tracer les limites du possible? chaque jour ne voit-il pas étendre le champ de la réalité! Ces influences occultes, ces rapports mystérieux, ces affinités invisibles, tout ce monde magnétique que les uns proclament avec toute l'ardeur de la foi, que les autres contestent d'un air ironique, qui nous répond que demain il ne fera pas explosion au milieu de nous? Il est si facile de faire du bon sens avec l'ignorance universelle!

Je me bornai donc à prier Sperver de modérer sa colère et surtout de bien se garder de faire feu sur la Peste-Noire, le prévenant que cela lui porterait malheur.

«Bah! je m'en moque, dit-il, le pis qui puisse m'arriver, c'est d'être pendu.

—C'est déjà beaucoup trop, pour un honnête homme.

—Hé! c'est une mort comme une autre. On suffoque, voilà tout. J'aime autant ça que de recevoir un coup de marteau sur la tête, comme dans l'apoplexie, ou de ne pouvoir plus dormir, fumer, avaler, digérer, éternuer, comme dans les autres maladies.

—Pauvre Gédéon, tu raisonnes bien mal pour une barbe grise.

—Barbe grise tant que tu voudras … c'est ma manière de voir…. J'ai toujours un canon de mon fusil chargé à balle au service de la sorcière; de temps en temps j'en renouvelle l'amorce, et si l'occasion se présente…»

Il termina sa pensée par un geste expressif.

«Tu auras tort, Sperver, tu auras tort…. Je suis de l'avis du comte de Nideck: «Pas de «sang!» Un grand poëte a dit:—«Tous les «flots de l'Océan ne peuvent laver une goutte «de sang humain!»—Réfléchis à cela, camarade, et décharge ton fusil contre un sanglier à la première occasion.»

Ces paroles parurent faire impression sur l'esprit du vieux braconnier, il baissa la tête et sa figure prit une expression pensive.

Nous gravissions alors les pentes boisées qui séparent le misérable hameau de Tiefenbach du château du Nideck.

La nuit était venue. Comme il arrive presque toujours après une claire et froide journée d'hiver, la neige recommençait à tomber, de larges flocons venaient se fondre sur la crinière de nos chevaux qui hennissaient doucement et doublaient le pas, excités sans doute par l'approche du gîte.

De temps en temps, Sperver regardait en arrière, avec une inquiétude visible, et moi-même je n'étais pas exempt d'une certaine appréhension indéfinissable, en songeant à l'étrange description que le piqueur m'avait faite de la maladie de son maître.

D'ailleurs, l'esprit de l'homme s'harmonise avec la nature qui l'entoure, et, pour mon compte, je ne sais rien de triste comme une forêt chargée de givre et secouée par la bise: les arbres ont un air morne et pétrifié qui fait mal a voir.

A mesure que nous avancions, les chênes devenaient plus rares, quelques bouleaux, droits et blancs comme des colonnes de marbre, apparaissaient de loin en loin, tranchant sur le verre sombre des mélèzes, lorsque tout à coup, au sortir d'un fourré, le vieux burg dressa brusquement devant nous sa haute niasse noire piquée de points lumineux.

Sperver s'était arrêté en face d'une porte creusée en entonnoir entre deux tours, et fermée par un grillage de fer.

«Nous y sommes!» s'écria-t-il en se penchant sur le cou de son cheval.

Il saisit le pied de cerf, et le son clair d'une cloche retentit au loin.

Après quelques minutes d'attente, une lanterne apparut dans les profondeurs de la voûte, étoilant les ténèbres, et nous montrant, dans son auréole, un petit homme bossu, à barbe jaune, large des épaules, et fourré comme un chat.

Vous eussiez dit, au milieu des grandes ombres, quelque gnome traversant un rêve des Niebelungen.

Il s'avança lentement et vint appliquer sa large figure plate contre le grillage, écarquillant les yeux et s'efforçant de nous voir dans la nuit.

«Est-ce toi, Sperver? fit-il d'une voix enrouée.

—Ouvriras-tu, Knapwurst, s'écria le piqueur…. Ne sens-tu pas qu'il fait un froid de loup?

—Ah! je te reconnais, dit le petit homme. Oui … oui … c'est bien toi…. Quand tu parles, on dirait que tu vas avaler les gens!»

La porte s'ouvrit, et le gnome, élevant vers moi sa lanterne avec une grimace bizarre, me salua d'un: «Wilkom, herr docter (soyez le bien-venu, monsieur le docteur)», qui semblait vouloir dire: «Encore un qui s'en ira comme les autres!» Puis il referma tranquillement la grille, pendant que nous mettions pied à terre, et vint ensuite prendre la bride de nos chevaux.

II

En suivant Sperver, qui montait l'escalier d'un pas rapide, je pus me convaincre que le château du Nideck méritait sa réputation. C'était une véritable forteresse taillée dans le roc, ce qu'on appelait château d'embuscade autrefois. Ses voûtes, hautes et profondes, répétaient au loin le bruit de nos pas, et l'air du dehors, pénétrant par les meurtrières, faisait vaciller la flamme des torches engagées de distance en distance dans les anneaux de la muraille.

Sperver connaissait tous les recoins de cette vaste demeure; il tournait tantôt à droite, tantôt à gauche. Je le suivais hors d'haleine. Enfin il s'arrêta sur un large palier et me dit:

«Fritz, je vais te laisser un instant avec les gens du château, pour aller prévenir la jeune comtesse Odile de ton arrivée.

—Bon! fais ce que tu jugeras nécessaire.

—Tu trouveras là notre majordome, Tobie

Offenloch, un vieux soldat du régiment de Nideck; il a fait jadis la campagne de France sous le comte.

—Très-bien!

—Tu verras aussi sa femme, une Française, nommée Marie Lagoutte, qui se prétend de bonne famille.

—Pourquoi pas?

—Oui; mais, entre nous, c'est tout bonnement une ancienne cantinière de la grande-armée. Elle nous a ramené Tobie Offenloch sur sa charrette, avec une jambe de moins, et le pauvre homme l'a épousée par reconnaissance … tu comprends….

—Cela suffit…. Ouvre toujours…. Je gèle…»

Et je voulus passer outre; mais Sperver, entêté comme tout bon Allemand, tenait à m'édifier sur le compte des personnages avec lesquels j'allais me trouver en relation. Il poursuivit donc en me retenant par les brandebourgs de ma rhingrave:

«De plus, tu trouveras Sébalt Kraft, le grand veneur, un garçon triste, mais qui n'a pas son pareil pour sonner du cor; Karl Trumpf; le sommelier, Christian Becker; enfin, tout notre monde, à moins qu'ils ne soient déjà couchés!»

Là-dessus, Sperver poussa la porte, et je restai tout ébahi sur le seuil d'une salle haute et sombre: la salle des anciens gardes du Nideck.

Au premier abord, je remarquai trois fenêtres au fond, dominant le précipice. A droite, une sorte de buffet en vieux chêne bruni par le temps; sur le buffet un tonneau, des verres, des bouteilles. A gauche, une cheminée gothique à large manteau, empourprée par un feu splendide, et décorée, sur chaque face, de sculptures représentant les différents épisodes d'une chasse au sanglier au moyen âge; enfin, au milieu de la salle, une longue table, et sur la table une lanterne gigantesque, éclairant une douzaine de canettes à couvercle d'étain.

Je vis tout cela d'un coup d'oeil, mais ce qui me frappa le plus, ce furent les personnages.

Je reconnus d'abord le majordome à sa jambe de bois: un petit homme, gros, court, replet, le teint coloré, le ventre tombant sur les cuisses, le nez rouge et mamelonné comme une framboise mûre; il portait une énorme perruque couleur de chanvre, formant bourrelet sur la nuque, un habit de peluche vert-pomme, à boutons d'acier larges comme des écus de six livres; la culotte de velours, les bas de soie, et les souliers à boucles d'argent. Il était en train de tourner le robinet du tonneau; un air de jubilation inexprimable épanouissait sa face rubiconde, et ses yeux, à fleur de tête, brillaient de profil comme des verres de montre.

Sa femme, la digne Marie Lagoutte, vêtue d'une robe de stoff à grands ramages, la figure longue et jaune comme un vieux cuir de Cordoue, jouait aux cartes avec deux serviteurs, gravement assis dans des fauteuils à dossier droit. De petites chevilles fendues pinçaient l'organe olfactif de la vieille et celui d'un autre joueur, tandis que le troisième clignait de l'oeil d'un air malin et paraissait jouir de les voir courbés sous cette espèce de fourches caudines.

«Combien de cartes? demandait-il.

—Deux, répondait la vieille.

—Et toi, Christian?

—Deux….

—Ha! ha!… Je vous tiens!… Coupez le roi! coupez l'as!… Et celle-ci, et celle-là…. Ha! ha! ha! Encore une cheville, la mère! Ça vous apprendra, une fois de plus, à nous vanter les jeux de France!

—Monsieur Christian, vous n'avez pas d'égards pour le beau sexe.

—Au jeu de cartes, on ne doit d'égards à personne.

—Mais vous voyez bien qu'il n'y a plus de place!

—Bah! bah! avec un nez comme le vôtre, il y a toujours de la ressource.»

En ce moment Sperver s'écria: «Camarades, me voici!

—Hé! Gédéon… Déjà de retour?»

Marie Lagoutte secoua bien vite ses nombreuses chevilles. Le gros majordome vida son verre…. Tout le monde se tourna de notre côté.

«Et Monseigneur va-t-il mieux?

—Heu! fit le majordome en allongeant la lèvre inférieure, heu!

—C'est toujours la même chose?

—A peu près, dit Marie Lagoutte, qui ne me quittait pas de l'oeil.»

Sperver s'en aperçut.

«Je vous présente mon fils: le docteur Fritz, du Schwartz-Wald, dit-il fièrement. Ah! tout va changer ici, maître Tobie. Maintenant que Fritz est arrivé, il faut que cette maudite migraine s'en aille. Si l'on m'avait écouté plus tôt…. Enfin, il vaut mieux tard que jamais.»

Marie Lagoutte m'observait toujours. Cet examen parut la satisfaire, car, s'adressant au majordome:

«Allons donc, monsieur Offenloch …; allons donc, s'écria-t-elle, remuez-vous…. Présentez un siège à monsieur le docteur… Vous restez là, bouche béante comme une carpe…. Ah! monsieur … ces Allemands….»

Et la bonne femme, se levant comme un ressort, accourut me débarrasser de mon manteau.

«Permettez, monsieur….

—Vous êtes trop bonne, ma chère dame.

—Donnez, donnez toujours…. Il fait un temps… Ah! monsieur, quel pays!…

—Ainsi, Monseigneur ne va ni mieux ni plus mal, reprit Sperver en secouant son bonnet couvert de neige … nous arrivons à temps… Hé! Kasper! Kasper!…»

Un petit homme, plus haut d'une épaule que de l'autre, et la figure saupoudrée d'un milliard de taches de rousseur, sortit de la cheminée:

«Me voici!

—Bon! tu vas faire préparer pour monsieur le docteur la chambre qui se trouve au bout de la grande galerie, la chambre de Hugues … tu sais?

—Oui, Sperver, tout de suite.

—Un instant. Tu prendras, en passant, la valise du docteur …
Knapwurst te la remettra. Quant au souper….

—Soyez tranquille, je m'en charge.

—Très-bien, je compte sur toi.»

Le petit homme sortit, et Gédéon, après s'être débarrassé de sa pelisse, nous quitta pour aller prévenir la jeune comtesse de mon arrivée.

J'étais vraiment confus de l'empressement de Marie Lagoutte.

«Otez-vous donc de là, Sébalt, disait-elle au grand veneur, vous vous êtes assez rôti, j'espère, depuis ce matin. Asseyez-vous près du feu, monsieur le docteur, vous devez avoir froid aux pieds. Allongez vos jambes…. C'est cela.»

Puis, me présentant sa tabatière:

«En usez-vous?

—Non, ma chère dame, merci.

—Vous avez tort, dit-elle en se bourrant le nez de tabac, vous avez tort: c'est le charme de l'existence.»

Elle remit sa tabatière dans la poche de son tablier, et reprit après quelques instants:

«Vous arrivez à propos: Monseigneur a eu hier sa deuxième attaque, une attaque furieuse, n'est-ce pas, monsieur Offenloch?

—Furieuse est le mot, fit gravement le majordome.

—Ce n'est pas étonnant, reprit-elle, quand un homme ne se nourrit pas; car il ne se nourrit pas, monsieur. Figurez-vous que je l'ai vu passer deux jours sans prendre un bouillon.

—Et sans boire un verre de vin,» ajouta le majordome, en croisant ses petites mains replètes sur sa bedaine.

Je crus devoir hocher la tête pour témoigner ma surprise.

Aussitôt, maître Tobie Offenloch vint s'asseoir à ma droite et me dit:

«Monsieur le docteur, croyez-moi, ordonnez-lui une bouteille de markobrünner par jour.

—Et une aile de volaille à chaque repas, interrompit Marie Lagoutte.
Le pauvre homme est maigre à faire peur.

—Nous avons du markobrünner de soixante ans, reprit le majordome, et du johannisberg de l'an XI, car les Français ne l'ont pas tout bu, comme le prétend Madame Offenloch. Vous pourriez aussi lui ordonner de boire de temps en temps un bon coup de johannisberg: il n'y a rien comme ce vin-là, pour remettre un homme sur pied.

—Dans le temps, dit le grand veneur d'un air mélancolique, dans le temps, Monseigneur faisait deux grandes chasses par semaine: il se portait bien; depuis qu'il n'en fait plus, il est malade.

—C'est tout simple, observa Marie Lagoutte, le grand air ouvre l'appétit. Monsieur le docteur devrait lui ordonner trois grandes chasses par semaine, pour rattraper le temps perdu.

—Deux suffiraient, reprit gravement le veneur, deux suffiraient. Il faut aussi que les chiens se reposent; les chiens sont des créatures du bon Dieu comme les hommes.»

Il y eut quelques instants de silence, pendant lesquels j'entendis le vent fouetter les vitres et s'engouffrer dans les meurtrières avec des sifflements lugubres.

Sébalt avait mis sa jambe droite sur sa jambe gauche, et, le coude sur le genou, le menton dans la main, il regardait le feu avec un air de tristesse inexprimable. Marie Lagoutte, après avoir pris une nouvelle prise, arrangeait son tabac dans sa tabatière, et moi, je réfléchissais à l'étrange infirmité qui nous porte à nous poursuivre réciproquement de nos conseils.

En ce moment, le majordome se leva.

«Monsieur le docteur boira bien un verre de vin? dit-il en s'appuyant au dos de mon fauteuil.

—Je vous remercie, je ne bois jamais avant d'aller voir un malade.

—Quoi! pas même un petit verre de vin?

—Pas même un petit verre de vin.»

Il ouvrit de grands yeux et regarda sa femme d'un air tout surpris.

«Monsieur le docteur a raison, dit-elle, je suis comme lui … j'aime mieux boire en mangeant … et prendre un verre de cognac après … dans mon pays, les dames prennent leur cognac…. C'est plus distingué que le kirsch!»

Marie Lagoutte terminait à peine ces explications, lorsque Sperver entr'ouvrit la porte et me fit signe de le suivre.

Je saluai l'honorable compagnie, et, comme j'entrais dans le couloir, j'entendis la femme du majordome dire a son mari:

«Il est très-bien, ce jeune homme, ça ferait un beau carabinier!»

Sperver paraissait inquiet; il ne disait rien; j'étais moi-même tout pensif.

Quelques pas sous les voûtes ténébreuses du Nideck effacèrent complètement de mon esprit les figures grotesques de maître Tobie et de Marie Lagoulte: pauvres petits êtres inoffensifs, vivant, comme l'ornithomyse, sous l'aile puissante du vautour.

Bientôt, Gédéon m'ouvrit une pièce somptueuse, tendue de velours violet pavillonné d'or. Une lampe de bronze, posée sur le coin de la cheminée et recouverte d'un globe de cristal dépoli, l'éclairait vaguement. D'épaisses fourrures amortissaient le bruit de nos pas: on eût dit l'asile du silence et de la méditation.

En entrant, Sperver souleva un flot de sourdes draperies qui voilaient une fenêtre en ogive. Je le vis plonger son regard dans l'abîme et je compris sa pensée: il regardait si la sorcière était toujours là-bas, accroupie dans la neige, au milieu de la plaine; mais il ne vit rien, car la nuit était profonde.

Moi, j'avais fait quelques pas, et je distinguais, au pâle rayonnement de la lampe, une blanche et frêle créature, assise dans un fauteuil de forme gothique, non loin du malade: c'était Odile de Nideck. Sa longue robe de soie noire, son attitude rêveuse et résignée, la distinction idéale de ses traits, rappelaient ces créations mystiques du moyen âge, que l'art moderne abandonne sans réussir à les faire oublier.

Que se passa-t-il dans mon âme à la vue de cette blanche statue? Je l'ignore. Il y eut quelque chose de religieux dans mon émotion. Une musique intérieure me rappela les vieilles ballades de ma première enfance, ces chants pieux que les bonnes nourrices du Schwartz-Wald fredonnent pour endormir nos premières tristesses.

A mon approche, Odile s'était levée.

«Soyez le bienvenu, Monsieur le docteur, me dit-elle avec une simplicité touchante; puis m'indiquant du geste l'alcôve où reposait le comte: Mon père est la.»

Je m'inclinai profondément, et sans répondre, tant j'étais ému, je m'approchai de la couche du malade.

Sperver, debout à la tête du lit, élevait d'une main la lampe, tenant de l'autre son large bonnet de fourrure. Odile était à ma gauche. La lumière, tamisée par le verre dépoli, tombait doucement sur la figure du comte.

Dès le premier instant, je fus saisi de l'étrange physionomie du seigneur du Nideck, et, malgré toute l'admiration respectueuse que venait de m'inspirer sa fille, je ne pus m'empêcher de me dire: «C'est un vieux loup!»

En effet, cette tête grise à cheveux ras, renflée derrière les oreilles d'une façon prodigieuse, et singulièrement allongée par la face; l'étroitesse du front au sommet, sa largeur à la base; la disposition des paupières, terminées en pointe à la racine du nez, bordées de noir et couvrant imparfaitement le globe de l'oeil, terne et froid; la barbe courte et drue s'épanouissant autour des mâchoires osseuses: tout dans cet homme me fit frémir, et des idées bizarres sur les affinités animales me traversèrent l'esprit.

Je dominai mon émotion et je pris le bras du malade…. Il était sec, nerveux; la main petite et ferme.

Au point de vue médical, je constatai un pouls dur, fréquent, fébrile, une exaspération touchant au tétanos.

Que faire?

Je réfléchissais; d'un côté, la jeune comtesse anxieuse; de l'autre,
Sperver, cherchant à lire dans mes yeux ce que je pensais, attentif,
épiant mes moindres gestes … m'imposaient une contrainte pénible.
Cependant je reconnus qu'il n'y avait rien de sérieux à entreprendre.

Je laissai le bras, j'écoutai la respiration. De temps en temps une espèce de sanglot soulevait la poitrine du malade, puis le mouvement reprenait son cours … s'accélérait … et devenait haletant…. Le cauchemar oppressait évidemment cet homme…. Épilepsie ou tétanos, qu'importe?… Mais la cause … la cause … voilà ce qu'il m'aurait fallu connaître et ce qui m'échappait.

Je me retournai tout pensif.

«Que faut-il espérer, Monsieur? me demanda la jeune fille.

—La crise d'hier touche à sa fin, Madame … il s'agirait de prévenir une nouvelle attaque.

—Est-ce possible, Monsieur le docteur?»

J'allais répondre par quelque généralité scientifique, n'osant me prononcer d'une manière positive, quand les sons lointains de la cloche du Nideck frappèrent nos oreilles.

«Des étrangers!» dit Sperver,

Il y eut un instant de silence.

«Allez voir! dit Odile, dont le front s'était légèrement assombri…. Mon Dieu! comment exercer les devoirs de l'hospitalité dans de telles circonstances?… C'est impossible!»

Presque aussitôt la porte s'ouvrit; une tête blonde et rose parut dans l'ombre et dit à voix basse:

«Monsieur le baron de Zimmer-Blouderic, accompagné d'un écuyer, demande asile au Nideck…. Il s'est égaré dans la montagne….

—C'est bien, Gretchen, répondit la jeune comtesse avec douceur. Allez prévenir le majordome de recevoir Monsieur le baron de Zimmer…. Qu'il lui dise bien que le comte est malade, et que cela seul l'empêche de faire lui-même les honneurs de sa maison. Qu'on éveille nos gens pour le service, et que tout soit fait comme il convient.»

Rien ne saurait exprimer la noble simplicité de la jeune châtelaine en donnant ces ordres. Si la distinction semble héréditaire dans certaines familles, c'est que l'accomplissement des devoirs de l'opulence élève l'âme.

Tout en admirant la grâce, la douceur du regard, la distinction d'Odile du Nideck, son profil d'un fini de détails, d'une pureté de lignes qu'on ne rencontre que dans les sphères aristocratiques…. ces idées me passaient par l'esprit, et je cherchais en vain rien de comparable dans mes souvenirs.

«Allez, Gretchen, dit la jeune comtesse, dépêchez-vous.

—Oui, Madame.»

La suivante s'éloigna, et je restai quelques secondes encore sous le charme de mes impressions.

Odile s'était retournée.

«Vous le voyez, Monsieur, dit-elle avec un mélancolique sourire, on ne peut rester à sa douleur; il faut sans cesse se partager entre ses affections et le monde.

—C'est vrai, Madame, répondis-je, les âmes d'élite appartiennent à toutes les infortunes: le voyageur égaré, le malade, le pauvre sans pain, chacun a le droit d'en réclamer sa part, car Dieu les a faites comme ses étoiles, pour le bonheur de tous!»

Odile baissa ses longues paupières, et Sperver me serra doucement la main.

Au bout d'un instant, elle reprit: «Ah! Monsieur, si vous sauvez mon père!…

—Ainsi que j'ai eu l'honneur devons le dire, Madame, la crise est finie. Il faut en empêcher le retour.

—L'espérez-vous?

—Avec l'aide de Dieu, sans doute, Madame, ce n'est pas impossible. Je vais y réfléchir.»

Odile, tout émue, m'accompagna jusqu'à la porte. Sperver et moi nous traversâmes l'antichambre, où quelques serviteurs veillaient, attendant les ordres de leur maîtresse. Nous venions d'entrer dans le corridor, lorsque Gédéon, qui marchait le premier, se retourna tout à coup, et me plaçant ses deux mains sur les épaules:

«Voyons, Fritz, dit-il en me regardant dans le blanc des yeux, je suis un homme, moi, tu peux tout me dire: qu'en penses-tu?

—Il n'y a rien à craindre pour cette nuit.

—Bon, je sais cela, tu l'as dit à la comtesse; mais, demain?

—Demain?

—Oui, ne tourne pas la tête. A supposer que tu ne puisses pas empêcher l'attaque de revenir, là, franchement, Fritz, penses-tu qu'il en meure?

—C'est possible, mais je ne le crois pas,

—Eh! s'écria le brave homme en sautant de joie, si tu ne le croîs pas, c'est que tu en es sur!»

Et me prenant bras dessus, bras dessous, il m'entraîna dans la galerie. Nous y mettions à peine le pied, que le baron de Zimmer-Blouderic et son écuyer nous apparurent, précédés de Sébalt portant une torche allumée. Ils se rendaient à leur appartement, et ces deux personnages, le manteau jeté sur l'épaule, les bottes molles à la hongroise montant jusqu'aux genoux, la taille serrée dans de longues tuniques vert-pistache à brandebourgs et torsades soie et or, le kolbac d'ourson enfoncé sur la tête, le couteau de chasse à la ceinture, avaient quelque chose d'étrangement pittoresque à la lueur blanche de la résine.

«Tiens, dit Sperver, si je ne me trompe, ce sont nos gens de Tubingue.
Ils nous ont suivis de près.

—Tu ne te trompes pas: ce sont bien eux. Je reconnais le plus jeune à sa taille élancée; il a le profil d'aigle et porte les moustaches à la Wallenstein.»

Ils disparurent dans une travée latérale.

Gédéon prit une torche à la muraille et me guida dans un dédale de corridors, de couloirs, de voûtes hautes, basses, en ogive, en plein cintre, que sais-je? cela n'en finissait plus.

«Voici la salle des margraves, disait-il, voici la salle des portraits … la chapelle, où l'on ne dit plus la messe depuis que Ludwig le Chauve s'est fait protestant…. Voici la salle d'armes….»

Toutes choses qui m'intéressaient médiocrement.

Après être arrivés tout en haut, il nous fallut redescendre une enfilade de marches. Enfin, grâce au ciel, nous arrivâmes devant une petite porte massive. Sperver sortit une énorme clef de sa poche, et, me remettant la torche:

«Prends-garde à la lumière, dit-il. Attention!»

En même temps il poussa la porte, et l'air froid du dehors entra dans le couloir. La flamme se prit à tourbillonner, envoyant des étincelles en tous sens. Je me crus devant un gouffre et je reculai avec effroi.

«Ah! ah! ah! s'écria le piqueur, ouvrant sa grande bouche jusqu'aux oreilles, on dirait que tu as peur, Fritz!… Avance donc…. Ne crains rien…. Nous sommes sur la courtine qui va du château à la vieille tour.»

Et le brave homme sortit pour me donner l'exemple.

La neige encombrait cette plate-forme à balustrade de granit; le vent la balayait avec des sifflements immenses. Qui eût vu de la plaine notre torche échevelée eût pu se dire: «Que font-ils donc là-haut … dans les nuages!… Pourquoi se promènent-ils à cette heure?»

«La vieille sorcière nous regarde peut-être,» pensai-je en moi-même, et cette idée me donna le frisson. Je serrai les plis de ma rhingrave, et la main sur mon feutre, je me mis à courir derrière Sperver. Il élevait la lumière pour m'indiquer la route et marchait à grands pas.

Nous entrâmes précipitamment dans la tour, puis dans la chambre de Hugues. Une flamme vive nous salua de ses pétillements joyeux: quel bonheur de se retrouver à l'abri d'épaisses murailles!

J'avais fait halte, tandis que Sperver refermait la porte, et, contemplant cette antique demeure, je m'écriai:

«Dieu soit loué! Nous allons donc pouvoir nous reposer.

—Devant une bonne table, ajouta Gédéon. Contemple-moi ça, plutôt que de rester le nez en l'air: un cuisseau de chevreuil, deux gelinottes, un brochet, le dos bleu, la mâchoire garnie de persil. Viandes froides et vins chauds … j'aime ça. Je suis content de Kasper; il a bien compris mes ordres.»

Il disait vrai, ce brave Gédéon: «Viandes froides et vins chauds,» car, devant la flamme, une magnifique rangée de bouteilles subissaient l'influence délicieuse de la chaleur.

A cet aspect, je sentis s'éveiller en moi une véritable faim canine; mais Sperver, qui se connaissait en confortable, me dit:

«Fritz, ne nous pressons pas, nous avons le temps; mettons-nous à l'aise; les gelinottes ne veulent pas s'envoler. D'abord, tes bottes doivent te faire mal; quand on a galopé huit heures consécutivement, il est bon de changer de chaussure…. C'est mon principe…. Voyons, assieds-toi, mets ta botte entre mes jambes…. Bien … je la tiens…—En voilà une!…—Passons à l'autre…. C'est cela!…—Fourre tes pieds dans ces sabots, ôte ta rhingrave, jette-moi cette houppelande sur ton dos…. A la bonne heure!»

Il en fit autant, puis d'une voix de stentor: «Maintenant, Fritz, s'écria-t-il, à table! Travaille de ton côté, moi du mien, et surtout rappelle-toi le vieux proverbe allemand:—«Si «c'est le Diable qui a fait la soif, à coup sûr «c'est le Seigneur Dieu qui a fait le vin!»

III

Nous mangions avec ce bienheureux entrain que procurent dix heures de course à travers les neiges du Schwartz-Wald.

Sperver, attaquant tour à tour le gigot de chevreuil, les gelinottes et le brochet, murmurait la bouche pleine:

«Nous avons des bois! nous avons de hautes bruyères! nous avons des étangs!»

Puis il se penchait au dos de son fauteuil, et saisissant au hasard une bouteille, il ajoutait:

«Nous avons aussi des coteaux … verts au printemps, et pourpres en automne!…—A ta santé, Fritz!

—A la tienne, Gédéon!»

C'était merveille de nous voir…. Nous nous admirions l'un l'autre.

La flamme pétillait, les fourchettes cliquetaient, les mâchoires galopaient, les bouteilles gloussaient, les verres tintaient, et, dehors, le vent des nuits d'hiver, le grand vent de la montagne, chantait son hymne funèbre, cet hymne étrange, désolé, qu'il chante lorsque les escadrons de nuages fondent les uns sur les autres, se chargent, s'engloutissent, et que la lune pâle regarde l'éternelle bataille!

Cependant notre appétit se calmait. Sperver avait rempli le viedercome d'un vieux vin de Bremberg, la mousse frissonnait sur ses larges bords … il me le présenta en s'écriant:

«Au rétablissement du seigneur Yéri-Hans de Nideck…. Bois jusqu'à la dernière goutte, Fritz, afin que Dieu nous entende!»

Ce qui fut fait.

Puis il le remplit de nouveau, et répétant d'une voix retentissante:

«Au rétablissement du haut et puissant seigneur Yéri-Hans de Nideck mon maître!»

Il le vida gravement à son tour.

Alors, une satisfaction profonde envahit notre être, et nous fûmes heureux de nous sentir au monde.

Je me renversai dans mon fauteuil, le nez en l'air, les bras pendants, et me mis à contempler ma résidence.

C'était une voûte basse, taillée dans le roc vif, un véritable four d'une seule pièce, atteignant au plus douze pieds au sommet de son cintre; tout au fond, j'aperçus une sorte de grande niche, où se trouvait mon lit; un lit à raz de terre, ayant, je crois, une peau d'ours pour couverture; et au fond de cette grande niche, une autre plus petite, ornée d'une statuette de la Vierge, taillée dans le même bloc de granit et couronnée d'une touffe d'herbes fanées.

«Tu regardes ta chambre, dit Sperver. Parbleu! ce n'est pas grandiose, ça ne vaut pas les appartements du château. Nous sommes ici dans la tour de Hugues; c'est vieux comme la montagne, Fritz: ça remonte au temps de Karl le Grand. Dans ce temps-là, vois-tu, les gens ne savaient pas encore bâtir des voûtes hautes, larges, rondes ou pointues, ils creusaient dans la pierre.

—C'est égal, tu m'as fourré là dans un singulier trou, Gédéon.

—Il ne faut pas t'y tromper, Fritz: c'est la salle d'honneur. On loge ici les amis du comte, lorsqu'il en arrive, tu comprends…. La vieille tour de Hugues, c'est ce qu'il y a de mieux!

—Qui cela, Hugues?

—Eh! Hugues-le-Loup?

—Comment, Hugues-le-Loup?

—Sans doute, le chef de là race des Nideck … un rude gaillard, je t'en réponds!—Il est venu s'établir ici avec une vingtaine de reiters et de trabans de sa troupe. Ils ont grimpé sur ce rocher, le plus haut de la montagne…. Tu verras ça demain. Ils ont bâti cette tour, et puis, ma foi! ils ont dit: «Nous sommes les maîtres! Malheur à ceux qui voudront passer sans payer rançon … nous tombons dessus comme des loups … nous leur mangeons la laine sur le dos … et si le cuir suit la laine … tant mieux! D'ici, nous verrons de loin: nous verrons les défilés du Rheethal, de la Steinbach, de la Roche-Plate, de toute la ligne du Schwartz-Wald…. Gare aux marchands!» Et ils l'ont fait, les gaillards, comme ils l'avaient dit. Huges-le-Loup était leur chef. C'est Knapwurst qui m'a conté ça, le soir, à la veillée!

—Knapwurst?

—Le petit bossu … tu sais bien … qui nous a ouvert la grille….
Un drôle de corps, Fritz … toujours niché dans la bibliothèque.

—Ah! vous avez un savant au Nideck?

—Oui; le gueux!… au lieu de rester dans sa loge, il est toute la sainte journée à secouer la poussière des vieux parchemins de la famille…. Il va et vient sur les rayons de la bibliothèque…. On dirait un gros rat…. Ce Knapwurst connaît toute notre histoire mieux que nous-mêmes…. C'est lui qui t'en débiterait, Fritz…. Il appelle ça des chroniques!… ha! ha! ha!»

Et Sperver, égayé par le vieux vin, se mit à rire quelques instants sans trop savoir pourquoi.

«Ainsi, Gédéon, repris-je, cette tour s'appelle la tour de Hugues … de Hugues-le-Loup?

—Je te l'ai déjà dit, que diable!… ça t'étonne?

—Non!

—Mais si, je le vois dans ta figure, tu rêves à quelque chose…. A quoi rêves-tu?

—Mon Dieu … ce n'est pas le nom de cette tour qui m'étonne; ce qui me fait réfléchir … c'est que toi, vieux braconnier, toi, qui dès ton enfance n'as vu que la flèche des sapins, les cimes neigneuses du Wald-Horn … les gorges du Rheethal … toi qui n'as fait, durant toute ta jeunesse, que narguer les gardes du comte de Nideck … courir les sentiers du Schwartz-Wald … battre les broussailles … aspirer le grand air … le plein soleil … la vie libre des bois … je te retrouve ici, au bout de seize ans, dans ce boyau de granit rouge. Voilà ce qui m'étonne … ce que je ne puis comprendre…. Voyons, Sperver, allume ta pipe et raconte-moi comment la chose s'est faite.»

L'ancien braconnier tira de sa veste de cuir un bout de pipe noir; il le bourra lentement, recueillit dans le creux de sa main un charbon qu'il plaça sur son brûle-gueule; puis, le nez en l'air, les yeux fixés au hasard, il répondit d'un air pensif:

«Les vieux faucons, les vieux gerfauts, et les vieux éperviers, après avoir longtemps battu la plaine, finissent par se nicher dans le trou d'un rocher!—Oui, c'est vrai … j'ai aimé le grand air … et je l'aime encore; mais, au lieu de me percher sur une haute branche, le soir, et d'être ballotté par le vent … j'aime à rentrer maintenant dans ma caverne … à boire un bon coup … à déchiqueter tranquillement un coq de bruyère, et à sécher mes plumes devant un bon feu. Le comte de Nideck ne méprise pas Sperver, le vieux faucon, le véritable homme des bois. Un soir, il m'a rencontré au clair de lune et m'a dit: «Camarade qui chasse tout seul, viens chasser avec moi! Tu as bon bec, bonne griffe. Eh bien! chasse, puisque c'est ta nature; mais chasse par ma permission, car, moi, je suis l'aigle de la montagne, je m'appelle Nideck!»

Sperver se tut quelques instants, puis il reprit:

«Ma foi! ça me convenait. Je chasse toujours, comme autrefois, et je bois tranquillement avec un ami ma bouteille de rudesheim, ou de….»

En ce moment, une secousse ébranla la porte. Sperver s'interrompit et prêta l'oreille.

«C'est un coup de vent, lui dis-je.

—Non, c'est autre chose. N'entends-tu pas la griffe qui racle?… C'est un chien échappé. Ouvre, Lieverlé! ouvre, Blitz!» s'écria le brave homme en se levant; mais il n'avait pas fait deux pas, qu'un danois formidable s'élançait dans la tour, et venait lui poser ses pattes sur les épaules, lui léchant, de sa grande langue rose, la barbe et les joues, avec de petits cris de joie attendrissants.

Sperver lui avait passé le bras sur le cou et, se tournant vers moi:

«Fritz, disait-il, quel homme pourrait m'aimer ainsi?… Regarde-moi cette tête, ces yeux, ces dents.»

Il lui retroussait les lèvres et me faisait admirer des crocs à déchirer un buffle. Puis le repoussant avec effort, car le chien redoublait ses caresses:

«Laisse-moi, Lieverlé; je sais bien que tu m'aimes. Parbleu! qui m'aimerait, si tu ne m'aimais, toi?»

Et Gédéon alla fermer la porte,

Je n'avais jamais vu de bête aussi terrible que ce Lieverlé; sa taille atteignait deux pieds et demi. C'était un formidable chien d'attaque, au front large, aplati, à la peau fine; un tissu de nerfs et de muscles entrelacés; l'oeil vif, la patte allongée; mince de taille, large du corsage, des épaules et des reins … mais sans odorat. Donnez le nez du basset à de telles bêtes, le gibier n'existe plus!

Sperver étant revenu s'asseoir, passait la main sur la tête de son
Lieverlé avec orgueil, et m'en énumérait les qualités gravement.

Lieverlé semblait le comprendre.

«Vois-tu, Fritz, ce chien-là vous étrangle un loup d'un coup de mâchoire. C'est ce qu'on appelle une bête parfaite sous le rapport du courage et de la force. Il n'a pas cinq ans, il est dans toute sa vigueur. Je n'ai pas besoin de te dire qu'il est dressé au sanglier. Chaque fois que nous rencontrons une bande, j'ai peur pour mon Lieverlé: il a l'attaque trop franche, il arrive droit comme une flèche. Aussi, gare les coups de boutoir … j'en frémis! Couche-toi là, Lieverlé, cria le piqueur, couche-toi sur le dos.»

Le chien obéit, étalant à nos yeux ses flancs couleur de chair.

«Regarde, Fritz, cette raie blanche, sans poil, qui prend sous la cuisse et qui va jusqu'à la poitrine: c'est un sanglier qui lui a fait ça! Pauvre bête!… il ne lâchait pas l'oreille … nous suivions la piste au sang. J'arrive le premier. En voyant mon Lieverlé, je jette un cri, je saute à terre, je l'empoigne à bras le corps … je le roule dans mon manteau et j'arrive ici … J'étais hors de moi:.. Heureusement, les boyaux n'étaient pas attaqués. Je lui recouds le ventre. Ah! diable! il hurlait!… il souffrait!… mais, au bout de trois jours, il se léchait déjà: un chien qui se lèche est sauvé! Hein, Lieverlé, tu te le rappelles? Aussi, nous nous aimons … nous deux!»

J'étais vraiment attendri de l'affection de l'homme pour ce chien, et du chien pour cet homme; ils se regardaient l'un l'autre jusqu'au fond de l'âme…. Le chien agitait sa queue, l'homme avait des larmes dans les yeux,

Sperver reprit:

«Quelle force!… Vois-tu, Fritz, il a cassé sa corde pour venir me voir … une corde à six brins; il a trouvé ma trace! Tiens, Lieverlé, attrape!»

Et il lui lança le reste du cuisseau de chevreuil. Les mâchoires du chien, en le happant, firent un bruit terrible, et Sperver, me regardant avec un sourire étrange, me dit:

«Fritz, s'il te tenait par le fond des culottes, tu n'irais pas loin!

—Moi comme un autre, parbleu!»

Le chien alla s'étendre sous le manteau de la cheminée, allongeant sa grande échine maigre, le gigot entre ses pattes de devant…. Il se mit à le déchirer par lambeaux. Sperver le regardait du coin de l'oeil avec satisfaction. L'os se broyait sous la dent: Lieverlé aimait la moelle!

«Hé! fit le vieux braconnier, si l'on te chargeait d'aller lui reprendre son os, que dirais-tu?

—Diable! ce serait une mission délicate.»

Alors nous nous mîmes à rire de bon coeur. Et Sperver, étendu dans son grand fauteuil de cuir roux, le bras gauche tendu par-dessus le dossier, l'une de ses jambes sur un escabeau, l'autre en face d'une bûche qui pleurait dans lu flamme, lança de grandes spirales de fumée bleuâtre vers la voûte.

Moi, je regardais toujours le chien, quand, me rappelant tout à coup notre entretien interrompu:

«Écoute, Sperver, repris-je, tu ne m'as pas tout dit. Si tu as quitté la montagne pour le château, c'est à cause de la mort de Gertrude, ta brave et digne femme.»

Gédéon fronça le sourcil; une larme voila son regard; il se redressa, et, secouant la cendre de sa pipe sur l'ongle du pouce:

«Eh bien! oui, dit-il, c'est vrai; ma femme est morte!… Voilà ce qui m'a chassé des bois…. Je ne pouvais revoir le vallon de la Roche-Creuse, sans grincer des dents…. J'ai déployé mon aile de ce côté; je chasse moins dans les broussailles, mais je vois de plus haut … et quand, par hasard, la meute tourne là-bas … je laisse tout aller au diable … je rebrousse chemin … je tâche de penser à autre chose.»

Sperver était devenu sombre. La tête penchée vers les larges dalles, il restait morne; je me repentais d'avoir réveillé en lui de tristes souvenirs. Puis, songeant à la Peste-Noire accroupie dans la neige, je me sentais frissonner.

Étrange impression! un mot, un seul, nous avait jeté dans une série de réflexions mélancoliques. Tout un monde de souvenirs se trouvait évoqué par hasard.

Je ne sais depuis combien de temps durait notre silence, quand un grondement sourd, terrible, comme le bruit lointain d'un orage, nous fit tressaillir.

Nous regardâmes le chien. Il tenait toujours son os à demi rongé entre ses pattes de devant; mais, la tête haute, l'oreille droite, l'oeil étincelant, il écoutait … il écoutait dans le silence, et le frisson de la colère courait le long de ses reins.

Sperver et moi, nous nous regardâmes tout pâles … pas un bruit, pas un soupir … au dehors, le vent s'était calmé. Rien, excepté ce grondement sourd, continu, qui s'échappait de la poitrine du chien.

Tout à coup, il se leva et bondit contre le mur avec un éclat de voix sec, rauque, épouvantable: les voûtes en retentirent comme si la foudre eût éclaté contre les vitres.

Lieverlé, la tête basse, semblait regarder a travers le granit, et ses lèvres, retroussées jusqu'à leur racine, laissaient voir deux rangées de dents, blanches comme la neige. Il grondait toujours. Parfois, il s'arrêtait brusquement, appliquait son museau contre l'angle inférieur du mur et soufflait avec force, puis il se relevait avec colère et ses griffes de devant essayaient d'entamer le granit.

Nous l'observions sans rien comprendre à son irritation.

Un second cri de rage, plus formidable que le premier, nous fit bondir.

«Lieverlé! s'écria Sperver en s'élançant vers lui, que diable as-tu?
Est-ce que tu es fou?»

Il saisit une bûche et se mit à sonder le mur, plein et profond comme toute l'épaisseur de la roche. Aucun creux ne répondait, et pourtant le chien restait en arrêt.

«Décidément, Lieverlé, dit le piqueur, tu fais un mauvais rêve.
Allons, couche-toi, ne m'agace plus les nerfs.»

Au même instant, un bruit extérieur frappa nos oreilles. La porte s'ouvrit, et le gros, l'honnête Tobie Offenloch, son falot de ronde d'une main, sa canne de l'autre, le tricorne sur la nuque, la face riante, épanouie, apparut sur le seuil.

«Salut! l'honorable compagnie, dit-il, hé! que faites-vous donc là?

—C'est cet animal de Lieverlé, dit Sperver; il vient de faire un tapage!… Figurez-vous qu'il s'est hérissé contre ce mur…. Je vous demande pourquoi?

—Parbleu! il aura entendu le tic-tac de ma jambe de bois dans l'escalier de la tour,» fit le brave homme en riant.

Puis déposant son falot sur la table:

«Ça vous apprendra, maître Gédéon, à faire attacher vos chiens. Vous êtes d'une faiblesse pour vos chiens, d'une faiblesse! Ces maudits animaux finiront par nous mettre à la porte. Tout à l'heure encore, dans la grande galerie, je rencontre votre Blitz; il me saute à la jambe; voyez: ses dents y sont encore marquées! une jambe toute neuve! Canaille de bête!

—Attacher mes chiens!… la belle affaire! dit le piqueur. Des chiens attachés ne valent rien; ils deviennent trop sauvages. Et puis, est-ce qu'il n'était pas attaché, Lieverlé? La pauvre bête a encore la corde au cou.

—Hé! ce que je vous en dis, ce n'est pas pour moi…. Quand ils approchent, j'ai toujours la canne haute et la jambe de bois en avant…. C'est pour la discipline: les chiens doivent être au chenil, les chats dans les gouttières, et les gens au château.»

Tobie s'assit en prononçant ces dernières paroles, et, les deux coudes sur la table, les yeux écarquillés de bonheur, il nous dit à voix basse, d'un ton de confidence:

«Vous saurez, Messieurs, que je suis garçon ce soir.

—Ah bah!

—Oui, Marie-Anne veille avec Gertrude dans l'antichambre de
Monseigneur.

—Alors, rien ne vous presse?

—Rien! absolument rien!

—Quel malheur que vous soyez arrivé si tard, dit Sperver, toutes les bouteilles sont vides!»

La figure déconfite du bonhomme m'attendrit. Il aurait tant voulu profiter de son veuvage! Mais, en dépit de mes efforts, un long bâillement écarta mes mâchoires.

«Ce sera pour une autre fois, dit-il en se relevant. Ce qui est différé n'est pas perdu!»

Il prit sa lanterne.

«Bonsoir, Messieurs.

—Hé! attendez donc, s'écria Gédéon, je vois que Fritz a sommeil, nous descendrons ensemble….

—Volontiers, Sperver, volontiers; nous irons dire un mot en passant à maître Trump le sommelier, il est en bas avec les autres; Knapwurst leur raconte des histoires.

—C'est cela…. Bonne nuit, Fritz.

—Bonne huit, Gédéon; n'oublie pas de me faire appeler, si le comte allait plus mal,

—Sois tranquille….—Lieverlé!… pstt!»

Ils sortirent…. Comme ils traversaient la plate-forme, j'entendis l'horloge du Nideck sonner onze heures.

J'étais rompu de fatigue.

IV

Le jour commençait à bleuir l'unique fenêtre du donjon, lorsque je fus éveillé dans ma niche de granit par les sons lointains d'une trompe de chasse.

Rien de triste, de mélancolique, comme les vibrations de cet instrument au crépuscule, alors que tout se tait, que pas un souffle, pas un soupir ne vient troubler le silence de la solitude; la dernière note surtout, cette note prolongée, qui s'étend sur la plaine immense … éveillant au loin … bien loin … les échos de la montagne, a quelque chose de la grande poésie, qui remue le coeur.

Le coude sur ma peau d'ours, j'écoutais cette voix plaintive, évoquant les souvenirs des âges féodaux. La vue de ma chambre, de cette voûte, basse, sombre, écrassée … antique repaire du loup de Nideck … et plus loin … cette petite fenêtre à vitraux de plomb, en plein cintre … plus large que haute, et profondément enclavée dans le mur, ajoutait encore à la sévérité de mes réflexions.

Je me levai brusquement, et je courus ouvrir la fenêtre tout au large.

Là m'attendait un de ces spectacles que nulle parole humaine ne saurait décrire, le spectacle que l'aigle fauve des hautes Alpes voit chaque matin au lever du rideau pourpre de l'horizon: des montagnes!—des montagnes!—et puis des montagnes!—flots immobiles qui s'aplanissent et s'effacent dans les brumes lointaines des Vosges et du Jura;—des forêts immenses, des lacs, des crêtes éblouissantes, traçant leurs lignes escarpées sur le fond bleuâtre des vallons comblés de neige…. Au bout de tout cela, l'infini!

Quel enthousiasme serait à la hauteur d'un semblable tableau?

Je restais confondu d'admiration. A chaque regard, se multipliaient les détails: hameaux, fermes, villages, semblaient poindre dans chaque pli de terrain; il suffisait de regarder pour les voir!

J'étais là depuis un quart d'heure, quand une main se posa lentement sur mon épaule; je me retournai: la figure calme et le sourire silencieux de Gédéon me saluèrent d'un:

«Gouden tâg Fritz!»

Puis il s'accouda près de moi, sur la pierre, fumant son bout de pipe.—Il étendait la main dans l'infini et me disait:

«Regarde, Fritz … regarde … Tu dois aimer ça, fils du
Schwartz-Wald! Regarde là-bas … tout là-bas … la Roche-Creuse….
La vois-tu? Te rappelles-tu Gertrude?… Oh! que toutes ces choses
sont loin!»

Sperver essuyait une larme; que pouvais-je lui répondre?

Nous restâmes longtemps contemplatifs, émus de tant de grandeur. Parfois, le vieux braconnier, me voyant fixer les yeux sur un point de l'horizon, me disait:

«Ceci, c'est le Wald-Horn! ça, le Tienfenthal! Tu vois, Fritz, le torrent de la Steinbach; il est arrêté, il est pendu en franges de glaces sur l'épaule du Harberg; un froid manteau pour l'hiver!—Et là-bas, ce sentier, il mène à Tubingue.—Avant quinze jours, nous aurons de la peine à le retrouver.»

Ainsi se passa plus d'une heure.—Je ne pouvais me détacher de ce spectacle.—Quelques oiseaux de proie, l'aile échancrée, la queue en éventail, planaient autour du donjon; des hérons filaient au-dessus, se dérobant à la serre par la hauteur de leur vol.

Du reste, pas un nuage: toute la neige était à terre. La trompe saluait une dernière fois la montagne.

«C'est mon ami Sébalt qui pleure là-bas, dit Sperver, un bon connaisseur en chiens et en chevaux, et, de plus, la première trompe d'Allemagne…. Écoute-moi ça, Fritz, comme c'est moelleux!…—Pauvre Sébalt! il se consume depuis la maladie de Monseigneur … il ne peut plus chasser comme autrefois. Voici sa seule consolation: tous les matins, au lever du jour, il monte sur l'Altenberg et sonne les airs favoris du comte. Il pense que ça pourra le guérir!»

Sperver, avec ce tact de l'homme qui sait admirer, n'avait pas interrompu ma contemplation; mais quand, ébloui de tant de lumière, je regardai dans l'ombre de la tour:

«Fritz, me dit-il, tout va bien; le comte n'a pas eu d'attaque.»

Ces paroles me ramenèrent au sentiment du réel.

«Ah! tant mieux … tant mieux!

—C'est toi, Fritz, qui lui vaut ça.

—Comment, moi? Je ne lui ai rien prescrit!

—Eh! qu'importe! tu étais là!

—Tu plaisantes, Gédéon; que fait ici ma présence, du moment que je n'ordonne rien au malade?

—Ça fait que tu lui portes bonheur.»

Je le regardai dans le blanc des yeux, il ne riait pas.

«Oui, reprit-il sérieusement, tu es un porte-bonheur, Fritz; les années précédentes notre seigneur avait une deuxième attaque le lendemain de la première, puis une troisième, une quatrième. Tu empêches tout cela, tu arrêtes le mal. C'est clair!

—Pas trop, Sperver; moi je trouve, au contraire, que c'est très-obscur.

—On apprend a tout âge, reprit le brave homme. Sache, Fritz, qu'il y a des porte-bonheur dans ce monde, et des porte-malheur aussi. Par exemple, ce gueux de Knapwurst est mon porte-malheur à moi. Chaque fois que je le rencontre, en partant pour la chasse, je suis sûr qu'il m'arrivera quelque chose: mon fusil rate … je me foule le pied … un de mes chiens est éventré…. Que sais-je? Aussi, moi, sachant la chose, j'ai soin de partir au petit jour … avant que le drôle, qui dort comme un loir, n'ait ouvert l'oeil … ou bien je file par la porte de derrière, par une poterne, tu comprends!

—Je comprends très-bien; mais tes idées me paraissent singulières,
Gédéon.

—Toi, Fritz, poursuivit-il sans m'écouter, tu es un brave et digne garçon; le ciel a placé sur ta tête des bénédictions innombrables; il suffit de voir ta bonne figure, ton regard franc, ton sourire plein de bonhomie, pour être joyeux … enfin tu portes bonheur aux gens, c'est positif … je l'ai toujours dit, et la preuve … en veux-tu la preuve?…

—Oui, parbleu! je ne serais pas fâché de reconnaître tant de vertus cachées dans mapersonne.

—Eh bien! fit-il en me saississant au poignet … regarde la-bas!»

Il m'indiquait un monticule à deux portées de carabine du château.

«Ce rocher enfoncé dans la neige, avec une broussaille à gauche, le vois-tu?

—Parfaitement.

—Regarde autour, tu ne vois rien?

—Non.

—Eh! parbleu! c'est tout simple, tu as chassé la Peste-Noire. Chaque année, à la deuxième attaque, on la voyait là, les pieds dans les mains. La nuit elle allumait du feu, elle se chauffait et faisait cuir des racines. C'était une malédiction! Ce matin, la première chose que je fais, c'est de grimper ici. Je monte sur la tourelle des signaux, je regarde … partie! la vieille coquine! J'ai beau me mettre la main sur les yeux, regarder à droite, à gauche, en haut, en bas, dans la plaine, sur la montagne … rien! rien! Elle t'avait senti, c'est sur.»

Et le brave homme, m'embrassant avec enthousiasme, s'écria d'un accent ému:

«Oh! Fritz … Fritz … quelle chance de t'avoir amené ici! C'est la vieille qui doit être vexée … Ha! ha! ha!»

Je l'avoue, j'étais un peu honteux de me trouver tant de mérite, sans m'en être jamais aperçu jusqu'alors,

«Ainsi, Sperver, repris-je, le comte a bien passé la nuit?

—Très-bien!

—Alors, tout est pour le mieux, descendons.»

Nous traversâmes de nouveau la courtine, et je pus mieux observer ce passage, dont les remparts avaient une hauteur prodigieuse; ils se prolongeaient à pic avec le roc jusqu'au fond de la vallée. C'était un escalier de précipices, échelonnés les uns au-dessus des autres.

En y plongeant le regard, je me sentis pris de vertige, et, reculant épouvanté jusqu'au milieu de la plate-forme, j'entrai rapidement dans le couloir qui mène au château.

Sperver et moi, nous avions déjà parcouru de vastes corridors, lorsqu'une grande porte ouverte se rencontra sur notre passage; j'y jetai les yeux et je vis, tout au haut d'une échelle double, le petit gnome Knapwurst, dont la physionomie grotesque m'avait frappé la veille.

La salle elle-même attira mon attention par son aspect imposant: c'était la salle des archives du Nideck, pièce haute, sombre, poudreuse, à grandes fenêtres ogivales prenant au sommet de la voûte et descendant en courbe, à trois mètres du parquet.

Là se trouvaient disposés, sur de vastes rayons, par les soins des anciens abbés, non-seulement tous les documents, titres, arbres généalogiques des Nideck, établissant leurs droits, alliances, rapports historiques avec les plus illustres familles de l'Allemagne, mais encore toutes les chroniques du Schwartz-Wald, les recueils des anciens Minnesinger et les grands ouvrages in-folio sortis des presses de Gutenberg et de Faust, aussi vénérables par leur origine que par la solidité monumentale de leur reliure.—Les grandes ombres de la voûte, drapant les murailles froides de leurs teintes grises, rappelaient le souvenir des anciens cloîtres du moyen âge, et ce gnome, assis tout au haut de son échelle, un énorme volume à tranche rouge sur ses genoux cagneux, la tête enfoncée dans un mortier de fourrure, l'oeil gris, le nez épaté, les lèvres contractées par la réflexion, les épaules larges, les membres grêles et le dos arrondi, semblait bien l'hôte naturel, le famulus, le rat, comme l'appelait Sperver, de ce dernier refuge de la science au Nideck.

Mais ce qui donnait à la salle des archives une importance vraiment historique, c'étaient les portraits de famille, occupant tout un côté de l'antique bibliothèque, lis y étaient tous, hommes et femmes, depuis Hugues-le-Loup jusqu'à Yéri-Hans, le seigneur actuel … depuis la grossière ébauche des temps barbares jusqu'à l'oeuvre parfaite des plus illustres maîtres de notre époque.

Mes regards se portèrent naturellement de ce côté.

Hugues Ier, la tête chauve, semblait me regarder comme vous regarde un loup au détour d'un bois. Son oeil gris, injecté de sang, sa barbe rousse et ses larges oreilles poilues, lui donnaient un air de férocité qui me fit peur.

Près de lui, comme l'agneau près du fauve, une jeune femme,—l'oeil doux et triste, le front haut, les mains croisées sur la poitrine supportant un livre d'Heures à fermoir d'acier, la chevelure blonde, soyeuse, abondante, partagée sur le milieu de la tête, et tombant en nattes épaisses, de chaque côté de la figure, qu'elles entouraient d'une auréole d'or,—m'attira par son caractère de ressemblance avec Odile de Nideck.

Rien de suave et de charmant comme cette vieille peinture sur bois, un peu roide et sèche de contours, mais d'une adorable naïveté.

Je la regardais depuis quelques instants, lorsqu'un autre portrait de femme, suspendu à côté, attira mon attention. Figurez-vous le type wisigoth dans sa vérité primitive: front large et bas, yeux jaunes, pommettes saillantes, cheveux roux, nez d'aigle.

«Que cette femme devait convenir à Hugues!» me dis-je en moi-même.

Et je me pris à considérer le costume; il répondait à l'énergie de la tête. La main droite s'appuyait sur un glaive; un corselet de fer serrait la taille.

Il me serait difficile d'exprimer les réflexions qui m'agitèrent en présence de ces trois physionomies; mon oeil allait de l'une à l'autre avec une curiosité singulière. Je ne pouvais m'en détacher.

Sperver, s'arrêtant sur le seuil de la bibliothèque, avait lancé un coup de sifflet aigu. Knapwurst le regardait de toute la hauteur de son échelle sans bouger.

«Est-ce moi que tu siffles comme un chien? dit le gnome.

—Oui, méchant rat, c'est pour te faire honneur.

—Écoute, reprit Knapwurst d'un ton de suprême dédain, tu as beau faire, Sperver, tu ne peux cracher à la hauteur de mon soulier; je t'en défie!»

Il lui présentait la semelle. «Et si je monte?

—Je t'aplatis avec ce volume.»

Gédéon se mit à rire et reprit:

«Ne te fâche pas, bossu, ne te fâche pas. Je ne te veux pas de mal; au contraire, j'estime ton savoir; mais que diable fais-tu là de si bonne heure auprès de ta lampe? On dirait que tu as passé la nuit.

—C'est vrai; je l'ai passée à lire.

—Les jours ne sont-ils pas assez longs pour toi?

—Non, je suis à la recherche d'une question grave; je ne dormirai qu'après l'avoir résolue.

—Diable!… Et cette question?

—C'est de connaître par quelle circonstance Ludwig du Nideck trouva mon ancêtre, Otto le Nain, dans les forêts de la Thuringe. Tu sauras, Sperver, que mon aïeul Otto n'avait pas une coudée de haut: cela fait environ un pied et demi. Il charmait le monde par sa sagesse, et figura très-honorablement au couronnement de l'empereur Rodolphe. Le comte Ludwig l'avait fait enfermer dans un paon garni de toutes ses plumes: c'était l'un des plats les plus estimés de ce temps-là, avec les petits cochons de lait, mi-partie dorés et argentés. Pendant le festin, Otto déroulait la queue du paon, et tous les seigneurs, courtisans et grandes dames, s'émerveillaient de cet ingénieux mécanisme. Enfin Otto sortit, l'épée au poing, et d'une voix retentissante il cria: «Vive l'empereur Rodolphe de Hapsbourg!» ce qui fut répété par toute la salle. Bernard Hertzog mentionne ces circonstances; mais il ne dit pas d'où venait ce nain … s'il était de haut lignage … ou de basse extraction … chose du reste peu probable … le vulgaire n'a pas tant d'esprit.»

J'étais stupéfait de l'orgueil d'un si petit être; cependant une curiosité extrême me portait à le ménager: lui seul pouvait me fournir quelques renseignements sur le premier et le deuxième portraits à la droite de Hugues.

«Monsieur Knapwurst, lui dis-je d'un ton respectueux, auriez-vous l'obligeance de m'éclairer sur un doute?»

Le petit bonhomme, flatté de mes paroles, répondit:

«Parlez, Monsieur; s'il s'agit de chroniques, je suis prêt à vous satisfaire. Quant au reste, je ne m'en soucie pas.

—Précisément, ce serait de savoir à quels personnages se rapportent le deuxième et le troisième portraits de votre galerie.

—Ah! ah! fit Knapwurst, dont les traits s'animèrent, vous parlez d'Edwige et de Huldine, les deux femmes de Hugues!»

Et déposant son volume il descendit l'échelle pour converser plus à l'aise avec moi…. Ses yeux brillaient; on voyait que les plaisirs de la vanité dominaient le petit homme: il était glorieux d'étaler son savoir,

Arrivé près de moi, il me salua gravement. Sperver se tenait derrière nous, fort satisfait de me faire admirer le nain du Nideck. Malgré le mauvais sort attaché, selon lui, à sa personne, il estimait et glorifiait ses vastes connaissances. «Monsieur, dit Knapwurst en étendant sa longue main jaune vers les portraits, Hugues von Nideck, premier de sa race, épousa, en 832, Edwige de Lutzelbourg, laquelle lui apporta en dot les comtés de Giromani, du Haut-Barr, les châteaux du Geroldseck, du Teufels-Horn, et d'autres encore. Hugues-le-Loup n'eut pas d'enfants de cette première femme, qui mourut toute jeune, en l'an du Seigneur 837. Alors Hugues, seigneur et maître de la dot, ne voulut pas la rendre. Il y eut de terribles batailles entre ses beaux-frères et lui…. Mais cette autre femme, que vous voyez en corselet de fer, Huldine, l'aida de ses conseils. C'était une personne de grand courage…. On ne sait ni d'où elle venait, ni à quelle famille elle appartenait; mais cela ne l'a pas empêchée de sauver Hugues, fait prisonnier par Frantz de Lutzelbourg. Il devait être pendu le jour même, et l'on avait déjà tendu la barre de fer aux créneaux, quand Huldine, à la tête des vassaux du comte qu'elle avait entraînés par son courage, s'empara d'une poterne, sauva Hugues et fit pendre Frantz à sa place. Hugues-le-Loup épousa cette seconde femme en 842; il en eut trois enfants.

—Ainsi, repris-je tout rêveur, la première de ces femmes s'appelait
Ediwige, et les descendants du Nideck n'ont aucun rapport avec elle?

—Aucun.

—En êtes-vous bien sûr?

—Je puis vous montrer notre arbre généalogique. Edwige n'a pas eu d'enfants … Huldine, la seconde femme, en a eu trois.

—C'est surprenant!

—Pourquoi?

—J'avais cru remarquer quelque ressemblance….

—Hé! les ressemblances, les ressemblances!… fit Knapwurst, avec un éclat de rire strident…. Tenez … voyez-vous cette tabatière de vieux buis à côté de ce grand lévrier: elle représente Hans-Wurst, mon bisaïeul. Il a le nez en éteignoir et le menton en galoche; j'ai le nez camard et la bouche agréable: est-ce que ça m'empêche d'être son petit-fils?

—Non, sans doute.

—Eh bien! il en est de même pour les Nideck. Ils peuvent avoir des traits d'Edwige, je ne dis pas le contraire, mais c'est Huldine qui est leur souche-mère. Voyez l'arbre généalogique, voyez, Monsieur!»

Nous nous séparâmes, Knapwurst et moi, les meilleurs amis du monde.

V

«C'est égal, me disais-je, la ressemblance existe … faut-il l'attribuer au hasard?… Le hasard … qu'est-ce, après tout?… un nonsens … ce que l'homme ne peut expliquer. Il doit y avoir autre chose!»

Je suivais tout rêveur mon ami Sperver, qui venait de reprendre sa marche dans le corridor. Le portrait d'Edwige, cette image si simple, si naïve, se confondait dans mon esprit avec celle de la jeune comtesse.

Tout à coup, Gédéon s'arrêta; je levai les yeux; nous étions en face des appartements du comte.

«Entre, Fritz, me dit-il; moi, je vais donner la pâtée aux chiens; quand le maître n'est pas là, les valets se négligent; je viendrai te reprendre tout à l'heure.»

J'entrai, plus curieux de revoir Mademoiselle Odile que le comte; je m'en faisais le reproche, mais l'intérêt ne se commande pas. Quelle fut ma surprise d'apercevoir dans le demi-jour de l'alcôve le seigneur du Nideck, levé sur le coude, et me regardant avec une attention profonde! Je m'attendais si peu à ce regard, que j'en fus tout stupéfait.

«Approchez, Monsieur le docteur, me dit-il d'une voix faible, mais ferme, en me tendant la main. Mon brave Sperver m'a souvent parlé de vous … j'étais désireux de faire votre connaissance.

—Espérons, Monseigneur, lui répondis-je, qu'elle se poursuivra sous de meilleurs auspices. Encore un peu de patience, et nous viendrons à bout de cette attaque.

—Je n'en manque point, fit-il. Je sens que mon heure approche.

—C'est une erreur, Monsieur le comte.

—Non, la nature nous accorde, pour dernière grâce, le pressentiment de notre fin.

—Combien j'ai vu de ces pressentiments se démentir!» dis-je en souriant.

Il me regardait avec une fixité singulière, comme il arrive à tous les malades exprimant un doute sur leur état. C'est un moment difficile pour le médecin: de son attitude dépend la force morale du malade; le regard de celui-ci va jusqu'au fond de sa conscience: s'il y découvre le soupçon de sa fin prochaine, tout est perdu; rabattement commence, les ressorts de l'âme se détendent, le mal prend le dessus.

Je tins bon sous cette inspection; le comte parut se rassurer; il me pressa de nouveau la main, et se laissa doucement aller, plus calme, plus confiant.

J'aperçus seulement alors Mademoiselle Odile et une vieille dame, sa gouvernante sans doute, assises au fond de l'alcôve, de l'autre côté du lit.

Elles me saluèrent d'une inclination de tête.

Le portrait de la bibliothèque me revint subitement à l'esprit. «C'est elle, me dis-je; elle … la première femme de Hugues…. Voila bien ce front haut, ces longs cils, ce regard moite de langueur, ce sourire d'une tristesse indéfinissable.—Oh! que de choses dans le sourire de la femme!—N'y cherchez point la joie, le bonheur. Le sourire de la femme voile tant de souffrances intimes, tant d'inquiétudes, tant d'anxiétés poignantes! Jeune fille, épouse, mère, il faut toujours sourire, même lorsque le coeur se comprime, lorsque le sanglot étouffe … C'est ton rôle, ô femme! dans cette grande et amère comédie qu'on appelle l'existence humaine!»

Je réfléchissais à toutes ces choses, quand le seigneur du Nideck se prit a dire:

«Si Odile, ma chère enfant, voulait faire ce que je lui demande; si elle consentait seulement à me donner l'espérance de se rendre à mes voeux, je crois que mes forces reprendraient.»

Je regardai la jeune comtesse; elle baissait les yeux et semblait prier.

«Oui, reprit le malade, je renaîtrais à la vie; la perspective de me voir entouré d'une nouvelle famille, de serrer sur mon coeur des petits enfants, la continuation de notre race, me ranimerait.»

A l'accent doux et tendre de cet homme, je me sentis ému.

La jeune fille ne répondit pas.

Au bout d'une ou deux minutes, le comte, qui la regardait d'un oeil suppliant, poursuivit:

«Odile, ne veux-tu pas faire le bonheur de ton père? Mon Dieu! je ne le demande qu'une espérance, je ne te fixe pas d'époque. Je ne veux pas gêner ton choix. Nous irons à la cour; là, cent partis honorables se présenteront. Qui ne serait heureux d'obtenir la main de mon enfant? Tu seras libre de te prononcer.»

Il se tut.

Rien de pénible pour un étranger comme ces discussions de famille; tant d'intérêts divers, de sentiments intimes, s'y trouvent engagés, que la simple pudeur semble nous faire un devoir de nous dérober à de telles confidences…. Je souffrais…. J'aurais voulu fuir…. Les circonstances ne le permettaient pas.

«Mon père, dit Odile comme pour éluder les instances du malade, vous guérirez; le ciel ne voudrait pas vous enlever à notre affection…. Si vous saviez avec quelle ferveur je le prie!

—Tu ne me réponds pas, dit le comte d'un ton sec. Que peux-tu donc objecter à mon dessein? n'est-il pas juste, naturel? Dois-je donc être privé des consolations accordées aux plus misérables? ai-je froissé tes sentiments? ai-je agi de violence ou de ruse?

—Non, mon père….

—Alors, pourquoi te refuser à mes prières?…

—Ma résolution est prise … c'est à Dieu que je me dévoue!»

Tant de fermeté dans un être si faible me fit passer un frisson par tout le corps. Elle était là, comme la Madone sculptée dans la tour de Hugues, frêle, calme, impassible.

Les yeux du comte prirent un éclat fébrile. Je faisais signe à la jeune comtesse de lui donner au moins une espérance, pour calmer son agitation croissante: elle ne parut pas m'apercevoir.

«Ainsi, reprit-il d'une voix étranglée par l'émotion, tu verrais périr ton père; il te suffirait d'un mot pour lui rendre la vie, et ce mot, tu ne le prononcerais pas?

—La vie n'appartient pas à l'homme, elle est à Dieu, dit Odile; un mot de moi n'y peut rien.

—Ce sont de belles maximes pieuses, fit le comte avec amertume, pour se dispenser de tout devoir. Mais Dieu, dont tu parles sans cesse, ne dit-il pas: «Honore ton père et ta mère!»

—Je vous honore, mon père, reprit-elle avec douceur, mais mon devoir n'est pas de me marier.»

J'entendis grincer les dents du comte. Il resta calme en apparence, puis il se retourna brusquement.

«Va-t-en, fit-il … ta vue me fait mal!…»

Et s'adressant à moi, tout pâle de cette scène:

«Docteur, s'écria-t-il avec un sourire sauvage, n'auriez-vous pas un poison violent?…un de ces poisons qui foudroient comme l'éclair?… Oh! ce serait bien humain de m'en donner un peu…..Si vous saviez ce que je souffre!…»

Tout ses traits se décomposèrent … il devint livide.

Odile s'était levée et s'approchait de la porte.

«Reste! hurla le comte, je veux te maudire!…»

Jusqu'alors je m'étais tenu dans la réserve, n'osant intervenir entre le père et la fille; je ne pouvais faire davantage.

«Monseigneur, m'écriai-je, au nom de votre santé, au nom de la justice, calmez-vous, votre vie en dépend!

—Eh! que m'importe la vie? que m'importe l'avenir? Ah! que n'ai-je un couteau pour en finir! Donnez-moi la mort!»

Son émotion croissait de minute en minute. Je voyais le moment où, ne se possédant plus de colère, il allait s'élancer pour anéantir son enfant. Celle-ci, calme, pâle, se mit à genoux sur le seuil. La porte était ouverte, et j'aperçus, derrière la jeune fille, Sperver les joues contractées, l'air égaré. Il s'approcha sur la pointe des pieds, et s'inclinant vers Odile:

«Oh! Mademoiselle, dit-il, Mademoiselle … le comte est un si brave homme! Si vous disiez seulement: «Peut-être … nous verrons … plus tard!…» Elle ne répondit pas et conserva son attitude.

En ce moment, je fis prendre au seigneur du Nideck quelques gouttes d'opium; il s'affaissa, exhalant un long soupir, et bientôt un sommeil lourd, profond, régla sa respiration haletante.

Odile se leva, et sa vieille gouvernante, qui n'avait pas dit un mot, sortit avec elle. Sperver et moi nous les regardâmes s'éloigner lentement. Une sorte de grandeur calme se trahissait dans la démarche de la comtesse: on eût dit l'image vivante du devoir accompli….

Lorsqu'elle eut disparu dans les profondeurs du corridor, Gédéon se tourna vers moi:

«Eh bien! Fritz, me dit-il d'un air grave, que penses-tu de cela?»

Je courbai la tête sans répondre: la fermeté de cette jeune fille m'épouvantait.

VI

Sperver était indigné.

«Voilà ce qu'on appelle le bonheur des grands! s'écria-t-il en sortant de la chambre du comte. Soyez donc seigneur du Nideck, ayez des châteaux, des forêts, des étangs, les plus beaux domaines du Schwartz-Wald, pour qu'une jeune fille vienne vous dire de sa petite voix douce: «Tu veux? Eh bien! moi, je ne veux pas! Tu me pries? Et moi je réponds: C'est impossible!» Oh! Dieu!… quelle misère!… Ne vaudrait-il pas cent fois mieux être venu au monde fils d'un bûcheron, et vivre tranquillement de son travail? Tiens, Fritz…, allons-nous-en…. Cela me suffoque. J'ai besoin de respirer le grand air!»

Et le brave homme, me prenant par le bras, m'entraîna dans le corridor.

Il était alors environ neuf heures. Le temps, si beau le matin, au lever du soleil, s'était couvert de nuages, la bise fouettait la neige contre les vitres, et je distinguais à peine la cime des montagnes environnantes.

Nous allions descendre l'escalier qui mène à la cour d'honneur, lorsqu'au détour du corridor nous nous trouvâmes nez à nez avec Tobie Offenloch.

Le digne majordome était tout essoufflé.

«Hé! fit-il en nous barrant le chemin avec sa canne, où diable courez-vous si vite?… et le déjeuner!

—Le déjeuner!… quel déjeuner? demanda Sperver.

—Comment, quel déjeuner? ne sommes-nous pas convenus de déjeuner ensemble ce matin avec le docteur Fritz?

—Tiens! c'est juste, je n'y pensais plus.» Offenloch partit d'un éclat de rire qui fendit sa grande bouche jusqu'aux oreilles.

«Ha! ha! ha! s'écria-t-il, la bonne farce! et moi qui craignais d'arriver le dernier! Allons, allons, dépêchez-vous! Kasper est en haut, qui vous attend. Je lui ai dit de mettre le couvert dans votre chambre; nous serons plus à l'aise. Au revoir, Monsieur le docteur.»

Il me tendit la main.

«Vous ne montez pas avec nous? dit Sperver.

—Non, je vais prévenir Madame la comtesse que le baron de Zimmer-Blouderic sollicite l'honneur de lui présenter ses hommages avant de quitter le château.

—Le baron de Zimmer?

—Oui, cet étranger qui nous est arrivé hier au milieu de la nuit.

—Ah! bon, dépêchez-vous.

—Soyez tranquille … le temps de déboucher les bouteilles, et je suis de retour.»

Il s'éloigna clopin-clopant.

Le mot «déjeuner» avait changé complètement la direction des idées de
Sperver.

«Parbleu! dit-il en me faisant rebrousser chemin, le moyen le plus simple de chasser les idées noires est encore de boire un bon coup. Je suis content qu'on ait servi dans ma chambre; sous les voûtes immenses de la salle d'armes, autour d'une petite table, on a l'air de souris qui grignotent une noisette dans le coin d'une église. Tiens, Fritz, nous y sommes; écoute un peu comme le vent siffle dans les meurtrières. Avant une demi-heure, nous aurons un ouragan terrible.»

Il poussa la porte, et le petit Kasper, qui tambourinait contre les vitres, parut tout heureux de nous voir. Ce petit homme avait les cheveux blond-filasse, la taille grêle et le nez retroussé. Sperver en avait fait son factotum; c'est lui qui démontait et nettoyait ses armes, qui raccommodait les brides et les sangles de ses chevaux, qui donnait la pâtée aux chiens pendant son absence, et qui surveillait à la cuisine la confection de ses mets favoris. Dans les grandes circonstances il dirigeait aussi le service du piqueur, absolument comme Tobie veillait à celui du comte. Il avait la serviette sur le bras, et débouchait avec gravité les longs flacons de vin du Rhin.

«Kasper, dit Sperver en entrant, je suis content de toi…. Hier, tout était bon: le chevreuil, les gelinottes et le brochet…. Je suis juste…. Quand on fait son devoir, j'aime à le dire tout haut. Aujourd'hui, c'est la même chose: cette hure de sanglier au vin blanc a tout à fait bonne mine, et cette soupe aux écrevisses répand une odeur délicieuse…. N'est-ce pas, Fritz?

—Certainement.

—Eh bien! poursuivit Sperver, puisqu'il en est ainsi, tu rempliras nos verres…. Je veux t'élever de plus en plus, car tu le mérites!»

Kasper baissait les yeux d'un air modeste; il rougissait, et paraissait savourer les compliments de son maître. Nous prîmes place, et j'admirai comment le vieux braconnier, qui jadis se trouvait heureux de préparer lui-même sa soupe aux pommes de terre, dans sa chaumière, se faisait traiter alors en grand seigneur. Il fût né comte de Nideck, qu'il n'eût pu se donner une attitude plus noble et plus digne à table. Un seul de ses regards suffisait pour avertir Kasper d'avancer tel plat ou de déboucher telle bouteille.

Nous allions attaquer la hure de sanglier, lorsque maître Tobie parut; mais il n'était pas seul, et nous fûmes tout étonnés de voir le baron de Zimmer-Blouderic et son écuyer debout derrière lui.

Nous nous levâmes. Le jeune baron vint a notre rencontre le front découvert: c'était une belle tête, pâle et fière, encadrée de longs cheveux noirs. Il s'arrêta devant Sperver.

«Monsieur, dit-il de cet accent pur de la Saxe, que nul autre dialecte ne saurait imiter, je viens faire appel à votre connaissance du pays. Madame la comtesse de Nideck m'assure que nul mieux que vous ne saurait me renseigner sur la montagne.

—Je le crois, Monseigneur, répondit Sperver en s'inclinant, et je suis à vos ordres.

—Des circonstances impérieuses m'obligent à partir au milieu de la tourmente, reprit le baron en indiquant les vitres floconneuses. Je voudrais atteindre le Wald-Horn, à six lieues d'ici.

—Ce sera difficile, Monseigneur, toutes les routes sont encombrées de neige.

—Je le sais … mais il le faut!

—Un guide vous serait indispensable: moi, si vous le voulez, ou bien
Sébalt-Kraft, le grand veneur du Nideck … il connaît à fond la
montagne, depuis Unterwald en Suisse jusqu'à Pirmesens, dans le
Hundsruck.

—Je vous remercie de vos offres, Monsieur, et je vous en suis reconnaissant; mais je ne puis les accepter. Des renseignements me suffisent.»

Sperver s'inclina, puis s'approchant d'une fenêtre, il l'ouvrit tout au large. Un coup de vent impétueux chassa la neige jusque dans le corridor, et referma la porte avec fracas,

Je restais toujours à ma place, debout, la main au dos de mon fauteuil; le petit Kasper s'était effacé dans un coin. Le baron et son écuyer s'approchèrent de la fenêtre.

«Messieurs, s'écria Sperver, la voix haute, pour dominer les sifflements du vent, et le bras étendu, voici la carte du pays. Si le temps était clair, je vous inviterais à monter dans la tour des signaux … nous découvririons le Schwartz-Wald à perte de vue … mais à quoi bon? Vous apercevez d'ici la pointe de l'Altenberg, et plus loin, derrière cette cime blanche, le Wald-Horn où l'ouragan se démène! Eh bien! il faut marcher directement sur le Wald-Horn. Là, si la neige vous le permet, du sommet de ce roc en forme de mitre, qu'on appelle la Roche-Fendue, vous apercevrez trois crêtes: la Behrenkopf, le Geierstein et le Triefels…. C'est sur ce dernier point, le plus à droite, qu'il faudra vous diriger. Un torrent coupe la vallée de Reethal, mais il doit être couvert de glace…. Dans tous les cas, s'il vous est impossible d'aller plus loin, vous trouverez à gauche, en remontant la rive, une caverne à mi-côte: la Roche-Creuse…. Vous y passerez la nuit, et demain, selon toute probabilité, quand le vent tombera, vous serez en vue du Wald-Horn.

—Je vous remercie, Monsieur.

—Si vous aviez la chance de rencontrer quelque charbonnier, reprit Sperver, il pourrait vous enseigner le gué du torrent; mais je doute fort qu'il s'en trouve dans la haute montagne par un temps pareil…. D'ici, ce serait trop difficile…. Seulement ayez soin de contourner la base du Behrenkopf, car, de l'autre côté, la descente n'est pas possible: ce sont des rochers à pic.»

Pendant ces observations j'observais Sperver, dont la voix claire et brève accentuait chaque circonstance avec précision, et le jeune baron, qui l'écoutait avec une attention singulière. Aucun obstacle ne paraissait l'effrayer. Le vieil écuyer ne semblait pas moins résolu.

Au moment de quitter la fenêtre, il y eut une lueur, une éclaircie dans l'espace, un de ces mouvements rapides où l'ouragan saisit des masses de neige et les retourne comme une draperie flottante. L'oeil alla plus loin: on aperçut les trois pics derrière l'Altenberg. Les détails que Sperver venait de donner se dessinèrent, puis l'air se troubla de nouveau.

«C'est bien, dit le baron; j'ai vu le but, et, grâce à vos explications, j'espère l'atteindre.»

Sperver s'inclina sans répondre. Le jeune homme et son écuyer, nous ayant salués, sortirent lentement.

Gédéon referma la fenêtre, et s'adressant à maître Tobie et à moi:

«Il faut être possédé du diable, dit-il en souriant, pour sortir par un temps pareil. Je me ferais conscience de mettre un loup à la porte. Du reste, ça les regarde. La figure du jeune homme me revient tout à fait; celle du vieux aussi. Ah çà! buvons! Maître Tobie, à votre santé!»

Je m'étais approché de la fenêtre, et comme le baron de Zimmer et son écuyer montaient à cheval, au milieu de la cour d'honneur, malgré la neige répandue dans l'air, je vis à gauche, dans une tourelle à hautes fenêtres, un rideau s'entr'ouvrir, et Mademoiselle Odile, toute pâle, glisser un long regard vers le jeune homme.

«Hé! Fritz, que fais-tu donc là? s'écria Sperver.

—Rien, je regarde les chevaux de ces étrangers.

—Ah! oui, des valaques; je les ai vus ce matin à l'écurie: de belles bêtes!»

Les cavaliers partirent à fond de train.—Le rideau se referma.

VII

Plusieurs jours se passèrent sans rien amener de nouveau. Mon existence au Nideck était fort monotone; c'était toujours le matin l'air mélancolique de la trompe de Sébalt, puis une visite au comte, puis le déjeuner, puis les réflexions à perte de vue de Sperver sur la Peste-Noire, les bavardages sans fin de Marie Lagoutte, de maître Tobie et de toute cette nichée de domestiques, n'ayant d'autres distractions que boire, jouer, fumer, dormir. Knapwurst seul avait une existence supportable; il s'enfonçait dans ses chroniques jusque par-dessus les oreilles, et le nez rouge, grelottant de froid au fond de la bibliothèque, il ne se lassait pas de curieuses recherches.

On peut se figurer mon ennui. Sperver m'avait fait voir dix fois les écuries et le chenil; les chiens commençaient à se familiariser avec moi. Je savais par coeur toutes les grosses plaisanteries du majordorme après boire, et les répliques de Marie Lagoutte…. La mélancolie de Sébalt me gagnait de jour en jour, j'aurais volontiers soufflé dans son cor pour me plaindre aux montagnes et je tournais sans cesse les yeux vers Tubingue.

Cependant la maladie du seigneur Yéri-Hans poursuivait son cours. C'était ma seule occupation sérieuse. Tout ce que m'avait dit Sperver se vérifiait: parfois le comte, réveillé en sursaut, se levait à demi, et, le cou tendu, les yeux hagards, il murmurait à voix basse:

«Elle vient! elle vient!»

Alors Gédéon secouait la tête, il montait sur la tour des signaux; mais il avait beau regarder à droite et à gauche, la Peste-Noire restait invisible.

A force de réfléchir à cette étrange maladie, j'avais fini par me persuader que le seigneur de Nideck était fou: l'influence bizarre que la vieille exerçait sur son esprit, ses alternatives d'égarement et de lucidité, tout me confirmait dans cette opinion.

Les médecins qui se sont occupés de l'aliénation mentale savent que les folies périodiques ne sont pas rares; que les unes se manifestent plusieurs fois dans l'année: au printemps, en automne, en hiver … et que les autres ne se montrent qu'une seule fois. Je connais à Tubingue une vieille dame qui pressent elle-même, depuis trente ans, le retour de son délire: elle se présente à la maison de santé…. On l'enferme…. Là, cette malheureuse voit chaque nuit se reproduire les scènes effrayantes dont elle a été témoin pendant sa jeunesse: elle tremble sous la main du bourreau … elle est arrosée du sang des victimes … elle gémit à faire pleurer les pierres … Au bout de quelques semaines, les accès deviennent moins fréquents…. On lui rend enfin sa liberté … sûr de la voir revenir l'année suivante.

«Le comte de Nideck se trouve dans une situation analogue, me disais-je, des liens inconnus de tous l'unissent évidemment à la Peste-Noire…. Qui sait?—Cette femme a été jeune … elle a dû être belle.» Et mon imagination, une fois lancée dans cette voie, construisait tout un roman. Seulement, j'avais soin de n'en rien dire à personne, Sperver ne m'aurait jamais pardonné de croire son maître capable d'avoir eu des relations avec la vieille, et quant à Mademoiselle Odile, le seul mot de folie aurait suffi pour lui porter un coup terrible.

La pauvre jeune fille était bien malheureuse. Son refus de se marier avait tellement irrité le comte qu'il supportait difficilement sa présence; il lui reprochait sa désobéissance avec amertume et s'étendait sur l'ingratitude des enfants. Parfois même des crises violentes suivaient les visites d'Odile. Les choses en vinrent au point que je me crus forcé d'intervenir. J'attendis un soir la comtesse dans l'antichambre, et je la suppliai de renoncer à soigner le comte; mais ici se présenta, contre mon attente, une résistance inexplicable. Malgré toutes mes observations, elle voulut continuer à veiller son père comme elle l'avait fait jusqu'à ce jour.

«C'est mon devoir, dit-elle d'une voix ferme, et rien au monde ne saurait m'en dispenser.

—Madame, lui répondis-je en me plaçant devant la porte du malade, l'état de médecin impose aussi des devoirs, et, si cruels qu'ils puissent être, un honnête homme doit les remplir: voire présence tue le comte.»

Je me souviendrai toute ma vie de l'altération subite des traits d'Odile.

A ces paroles, tout son sang parut refluer vers le coeur; elle devint blanche comme un marbre, et ses grands yeux bleus, fixés sur les miens, semblèrent vouloir lire au fond de mon âme.

«Est-ce possible?… balbutia-t-elle. Vous m'en répondez sur l'honneur … n'est-ce pas, Monsieur?…

—Oui, Madame … sur l'honneur!»

Il y eut un long silence;… puis, d'une voix étouffée:

«C'est bien, dit-elle…. Que la volonté de Dieu s'accomplisse!…»

Et, courbant la tête, elle se retira.

Le lendemain de cette scène, vers huit heures du matin, je me promenais dans la tour de Hugues, en songeant à la maladie du comte, dont je ne prévoyais pas l'issue, et à ma clientèle de Tubingue, que je risquais de perdre par une trop longue absence, lorsque trois coups discrets, frappés contre la porte, vinrent m'arracher à ces tristes réflexions.

«Entrez!»

La porte s'ouvrit, et Marie Lagoutte parut sur le seuil, en me faisant une profonde révérence,

L'arrivée de la bonne femme me contrariait beaucoup; j'allais la prier de me laisser seul; mais l'expression méditative de sa physionomie me surprit…. Elle avait jeté sur ses épaules un grand châle tartan rouge et vert; elle baissait la tète en se pinçant les lèvres, et ce qui m'étonna le plus, c'est qu'après être entrée, elle ouvrit de nouveau la porte, pour s'assurer que personne ne l'avait suivie.

«Que me veut-elle? pensai-je en moi-même. Que signifient ces précautions?»

J'étais intrigué.

«Monsieur le docteur, dit enfin la bonne femme en s'avançant vers moi, je vous demande pardon de vous déranger de si grand matin, mais j'ai quelque chose de sérieux à vous apprendre.

—Parlez, Madame, de quoi s'agit-il?

—Il s'agit du comte.

—Ah!

—Oui, Monsieur, vous savez sans doute que c'est moi qui l'ai veillé la nuit dernière.

—En effet. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.»

Elle s'assit en face de moi, dans un grand fauteuil de cuir, et je remarquai avec étonnement le caractère énergique de cette tête, qui m'avait paru grotesque le soir de mon arrivée au château.

«Monsieur le docteur, reprit-elle après un instant de silence, en fixant sur moi ses grands yeux noirs, il faut d'abord vous dire que je ne suis pas une femme craintive; j'ai vu tant de choses dans ma vie, et de si terribles, qu'il n'y a plus rien qui m'étonne: quand on a passé par Marengo, Austerlitz et Moscou, pour arriver au Nideck, on a laissé la peur en route.

—Je vous crois, Madame.

—Ce n'est pas pour me vanter que je vous dis ça; c'est pour bien vous faire comprendre que je ne suis pas une lunatique et qu'on peut se fier à moi quand je dis: «J'ai vu telle chose.»

—Que diable va-t-elle m'apprendre? me demandai-je.

—Eh bien! donc, reprit la bonne femme, hier soir, entre neuf et dix heures, comme j'allais me coucher, Offenloch entre et me dit: «Marie, il faut aller veiller le comte.» D'abord cela m'étonne. «Comment! veiller le comte? est-ce que Mademoiselle ne veille pas son père elle-même?—Non, Mademoiselle est malade, il faut que tu la remplaces.—Malade! pauvre chère enfant! j'étais sûre que ça finirait ainsi.» Je le lui ai dit cent fois, Monsieur, mais que voulez-vous? quand on est jeune, on ne doute de rien, et puis c'est son père! Enfin, je prends mon tricot, je dis bonsoir à Tobie, et je me rends dans la chambre de Monseigneur. Sperver, qui m'attendait, va se coucher. Bon! me voilà seule.»

Ici, la bonne femme fit une pause, elle aspira lentement une prise et parut se recueillir. J'étais devenu fort attentif.

«Il était environ dix heures et demie, reprit-elle, je travaillais près du lit, et je levais de temps en temps le rideau pour voir ce que faisait le comte: il ne bougeait pas; il avait le sommeil doux comme celui d'un enfant. Tout alla bien jusqu'à onze heures. Alors je me sentis fatiguée. Quand on est vieille, Monsieur le docteur, on a beau faire, on tombe malgré soi, et d'ailleurs, je ne me défiais de rien, je me disais: «Il va dormir d'un trait jusqu'au jour.» Vers minuit, le vent cesse, les grandes vitres qui grelottaient se taisent. Je me lève pour voir un peu ce qui se passe dehors. La nuit était noire comme une bouteille d'encre; finalement, je reviens me remettre dans mon fauteuil; je regarde encore une fois le malade … je vois qu'il n'a pas changé de position … je reprends mon tricot; mais au bout de quelques instants, je m'endors … je m'endors … là … ce qui s'appelle … bien! Mon fauteuil était tendre comme un duvet, la chambre était chaude … Que voulez-vous?… Je dormais depuis environ une heure, quand un coup d'air me réveille en sursaut. J'ouvre les yeux, et qu'est-ce que je vois? La grande fenêtre du milieu ouverte, les rideaux tirés, et le comte en chemise, debout sur cette fenêtre!

—Le comte?

—Oui.

—C'est impossible … il peut à peine remuer.

—Je ne dis pas non … mais je l'ai vu comme je vous vois; il tenait une torche a la main … la nuit était sombre et l'air si tranquille, que la flamme de la torche se tenait toute droite.»

Je regardai Marie-Anne d'un air stupéfait.

—D'abord, reprit-elle après un instant de silence, de voir cet homme, les jambes nues, dans une pareille position, ça me produit un effet … un effet … je veux crier … mais aussitôt je me dis: «Peut-être qu'il est somnambule? si tu cries … il s'éveille … il tombe … il est perdu!..» Bon! je me tais et je regarde, avec des yeux!.. vous pensez bien!.. Voilà qu'il lève sa torche lentement, puis il l'abaisse … il la relève et l'abaisse enfin trois fois, comme un homme qui fait un signal … puis il la jette dans les remparts … ferme la fenêtre … tire les rideaux … passe devant moi sans me voir … et se couche en marmottant Dieu sait quoi!

—Êtes-vous bien sûre d'avoir vu cela, Madame?

—Si j'en suis sure!…

—C'est étrange!

—Oui, je le sais bien; mais que voulez-vous? c'est comme ça! Ah! dame! dans le premier moment ça m'a remuée…, puis, quand je l'ai revu couché dans son lit, les mains sur la poitrine … comme si de rien n'était, alors je me suis dit: «Marie-Anne, tu viens de faire un mauvais rêve…. ça n'est pas possible autrement,» et je me suis approchée de la fenêtre; mais la torche brûlait encore, elle était tombée dans une broussaille, un peu à gauche de la troisième poterne … on la voyait briller comme une étincelle…. Il n'y avait pas moyen de dire non.»

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