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Contes de la Montagne

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Marie Lagoutte me regarda quelques secondes en silence:

«Vous pensez bien, Monsieur, qu'à partir de ce moment-là, je n'ai plus eu sommeil de toute la nuit. J'étais comme qui dirait sur le qui-vive. A chaque instant, je croyais entendre quelque chose derrière mon fauteuil. Ce n'est pas la peur, mais, que voulez-vous? j'étais inquiète, ça me tracassait! Ce matin au petit jour, j'ai couru éveiller Offenloch et je l'ai envoyé près du comte. En passant dans le corridor, j'ai vu que la première torche à droite manquait dans son anneau, je suis descendue, et je l'ai trouvée près du petit sentier du Schwartz-Wald; tenez, la voilà.»

Et la bonne femme sortit de dessous son tablier un bout de torche qu'elle déposa sur la table.

J'étais terrassé.

Comment cet homme, que j'avais vu la veille si faible, si épuisé, avait-il pu se lever, marcher, ouvrir et refermer une lourde fenêtre? Que signifiait ce signal au milieu de la nuit?

Les yeux tout grands ouverts, il me semblait assister à cette scène étrange, mystérieuse, et ma pensée se reportait involontairement vers la Peste-Noire. Je m'éveillai enfin de cette contemplation intérieure, et je vis Marie Lagoutte qui s'était levée et se disposait à sortir.

«Madame, lui dis-je en la reconduisant, vous avez très-bien fait de me prévenir et je vous en remercie…. Vous n'avez rien dit à personne de cette aventure?

—A personne, Monsieur; ces choses-là ne se disent qu'au prêtre et au médecin.

—Allons, je vois que vous êtes une brave personne.»

Ces paroles s'échangeaient sur le seuil de la tour. En ce moment
Sperver parut au fond de la galerie, suivi de son ami Sébalt.

«Eh! Fritz! cria-t-il en traversant la courtine, tu vas en apprendre de belles!

—Allons … bon! me dis-je, encore du nouveau…. Décidément le diable se mêle de nos affaires!»

Marie Lagoutte avait disparu. Le piqueur et son camarade entrèrent dans la tour.

VIII

La figure de Sperver exprimait une irritation contenue, celle de Sébalt une ironie amère. Ce digne veneur, qui m'avait frappé le soir de mon arrivée au Nideck par son attitude mélancolique, était maigre et sec comme un vieux brocart; il portait la veste de chasse, serrée sur les hanches par le ceinturon,—d'où pendait le couteau à manche de corne,—de hautes guêtres de cuir montant au-dessus des genoux, la trompe en bandoulière de droite à gauche, la conque sous le bras. Il était coiffé d'un feutre à larges bords, la plume de héron dans la ganse, et son profil, terminé par une petite barbe rousse, rappelait celui du chevreuil.

«Oui, reprit Sperver, tu vas apprendre de belles choses!»

Il se jeta sur une chaise, en se prenant la tête entre les mains, d'un air désespéré, tandis que Sébalt passait tranquillement sa trompe par-dessus sa tête, et la déposait sur la table.

«Eh bien! Sébalt, s'écria Gédéon, parle donc!»

Puis, me regardant, il ajouta:

«La sorcière rôde autour du château.»

Cette nouvelle m'eût été parfaitement indifférente avant les confidences de Marie Lagoutte, mais alors elle me frappa. Il y avait des rapports quelconques entre le seigneur du Nideck et la vieille; ces rapports, j'en ignorais la nature, il me fallait, à tout prix, les connaître.

«Un instant, Messieurs, un instant, dis-je à Sperver et à son ami le veneur; avant tout, je voudrais savoir d'où vient la Peste-Noire.»

Sperver me regarda tout ébahi.

«Eh! fit-il, Dieu le sait!

—Bon! A quelle époque précise arrive-t-elle en vue du Nideck?

—Je te l'ai dit: huit jours avant Noël; tous les ans.

—Et elle y reste?

—De quinze jours à trois semaines.

—Avant on ne la voit pas? même de passage? ni après?

—Non.

—Alors, il faut s'en saisir absolument, m'écriai-je; cela n'est pas naturel! Il faut savoir ce qu'elle veut, ce qu'elle est, d'où elle vient.

—S'en saisir! fit le veneur avec un sourire bizarre, s'en saisir!»

Et il secoua la tête d'un air mélancolique.

«Mon pauvre Fritz, dit Sperver, sans doute ton conseil est bon … mais c'est plus facile à dire qu'à faire…. Si l'on osait lui envoyer une balle … à la bonne heure … on pourrait s'en approcher assez près de temps à autre, mais le comte s'y oppose … et, quant à la prendre autrement … va donc attraper un chevreuil par la queue! Ecoute Sébalt, et tu verras!»

Le veneur, assis au bord de la table, ses longues jambes croisées, me regarda et dit:

«Ce matin, en descendant de l'Altenberg, je suivais le chemin creux du Nideck. La neige était à pic sur les bords. J'allais, ne songeant à rien, quand une trace attire mes yeux: elle était profonde, et prenait le chemin par le travers … il avait fallu descendre le talus, puis remonter à gauche. Ce n'était ni la brosse du lièvre qui n'enfonce pas, ni la fourchette du sanglier, ni le trèfle du loup: c'était un creux profond, un véritable trou.—Je m'arrête … je déblaye, pour voir le fond de la piste, et j'arrive sur la trace de la Peste-Noire!

—En êtes-vous bien sur?

—Comment, si j'en suis sûr? je connais le pied de la vieille mieux que sa figure, car moi, Monsieur, j'ai toujours l'oeil à terre … je reconnais les gens à leur trace…. Et puis un enfant lui-même ne s'y tromperait pas.

—Qu'a donc ce pied qui le distingue si particulièrement?

—Il est petit à tenir dans la main, bien fait, le talon un peu long, le contour net, l'orteil très-rapproché des autres doigts, qui sont pressés comme dans un brodequin. C'est ce qu'on peut appeler un pied admirable! Moi, Monsieur, il y a vingt ans, je serais tombé amoureux de ce pied-là. Chaque fois que je le rencontre, ça me produit une impression!… Dieu du ciel, est-il possible qu'un si joli pied soit celui de la Peste-Noire!»

Et le brave garçon, joignant les mains, se prit à regarder les dalles d'un air mélancolique.

«Eh bien! ensuite, Sébalt? dit Sperver avec impatience.

—Ah! c'est juste. Je reconnais donc cette trace, et je me mets aussitôt en route pour la suivre. J'avais l'espoir d'attraper la vieille au gîte; mais vous allez voir le chemin qu'elle m'a fait faire. Je grimpe sur le talus du sentier, à deux portées de carabine du Nideck; je descends la côte, gardant toujours la piste à droite: elle longeait la lisière du Rhéethal. Tout à coup, elle saute le fossé du bois. Bon, je la tiens toujours; mais voilà qu'en regardant par hasard, un peu à gauche, j'aperçois une autre trace, qui avait suivi celle de la Peste-Noire. Je m'arrête…. Serait-ce Sperver? ou bien Kasper Trumph?… ou bien un autre? Je m'approche, et figurez-vous mon étonnement: ça n'était personne du pays! Je connais tous les pieds du Schwartz-Wald, de Tubingue au Nideck…. Ce pied-là ne ressemblait pas aux nôtres…. Il devait venir de loin…. La botte,—car c'était une sorte de botte souple et fine, avec des éperons qui laissaient une petite raie derrière,—la botte, au lieu d'être ronde par le bout, était carrée; la semelle, mince et sans clous, pliait à chaque pas. La marche, rapide et courte, ne pouvait être que celle d'un homme de vingt à vingt-cinq ans. Je remarquai les coutures de la tige d'un coup d'oeil; je n'en ai jamais vu d'aussi bien faites.

—Qui cela peut-il être?»

Sébalt haussa les épaules, écarta les mains et se tut.

«Qui peut avoir intérêt à suivre la vieille? demandai-je en m'adressant à Sperver.

—Eh! fit-il d'un air désespéré, le diable seul pourrait le dire.»

Nous restâmes quelques instants méditatifs.

«Je reprends la piste, poursuivit enfin Sébalt; elle remonte de l'autre côté, dans l'escarpement des sapins, puis elle fait un crochet autour de la Roche-Fendue. Je me disais en moi-même: «Oh! vieille peste, s'il y avait beaucoup de gibier de ton espèce, le métier de chasseur ne serait pas tenable; il vaudrait mieux travailler comme un nègre!» Nous arrivons, les deux pistes et moi, tout au haut du Schnéeberg. Dans cet endroit, le vent avait soufflé; la neige me montait jusqu'aux cuisses: c'est égal, il faut que je passe! J'arrive sur les bords du torrent de la Steinbach. Plus de traces de la Peste! Je m'arrête, et je vois qu'après avoir piétiné à droite et à gauche, les bottes du Monsieur ont fini par s'en aller dans la direction de Tiefenbach: mauvais signe. Je regarde de l'autre côté du torrent: rien! La vieille coquine avait remonté ou descendu la rivière, en marchant dans l'eau pour ne pas laisser de piste, Où aller? A droite … ou à gauche?—Ma foi! dans l'incertitude, je suis revenu au Nideck.

—Tu as oublié de parler de son déjeûner, dit Sperver.

—Ah! c'est vrai, Monsieur. Au pied de la Roche-Fendue, je vis qu'elle avait allumé du feu … la place était toute noire…. Je posai la main dessus, pensant qu'elle serait encore chaude, ce qui m'aurait prouvé que la Peste n'avait pas fait beaucoup de chemin … mais elle était froide comme glace…. Je remarquai tout près de là un collet tendu dans les broussailles….

—Un collet?…

—Oui; il paraît que la vieille sait tendre des pièges…. Un lièvre s'y était pris; sa place restait encore empreinte dans la neige, étendue tout au long. La sorcière avait allumé du feu pour le faire cuire: elle s'était régalée!

—Et dire, s'écria Sperver furieux en frappant du poing sur la table, dire que cette vieille scélérate mange de la viande, tandis que, dans nos villages, tant d'honnêtes gens se nourrissent de pommes de terre! Voilà ce qui me révolte, Fritz…. Ah! si je la tenais!…»

Mais il n'eut pas le temps d'exprimer sa pensée; il pâlit, et, tous trois, nous restâmes immobiles, nous regardant l'un l'autre, bouche béante.

Un cri … ce cri lugubre du loup par les froides journées d'hiver … ce cri qu'il faut avoir entendu, pour comprendre tout ce que la plainte des fauves a de navrant et de sinistre … ce cri retentissait près de nous! Il montait la spirale de notre escalier, comme si la bête eût été sur le seuil de la tour!

On a souvent parlé du rugissement du lion grondant le soir dans l'immensité du désert…. Mais si l'Afrique, brûlante, calcinée, rocailleuse, a sa grande voix tremblotante comme le roulement lointain de la foudre, les vastes plaines neigeuses du Nord ont aussi leur voix étrange, conforme à ce morne tableau de l'hiver, où tout sommeille, où pas une feuille ne murmure … et cette voix, c'est le hurlement du loup!

A peine ce cri lugubre s'était-il fait entendre, qu'une autre voix formidable, celle de soixante chiens, y répondait dans les remparts du Nideck. Toute la meute se déchaînait à la fois: les aboiements lourds des limiers, les glapissements rapides des spitz, les jappements criards des épagneuls, la voix mélancolique des bassets qui pleurent, tout se confondait avec le cliquetis des chaînes, les secousses des chenils ébranlés par la rage, et, par-dessus tout cela, le hurlement continu, monotone, du loup, dominait toujours: c'était le chant de ce concert infernal!

Sperver bondit de sa place, courut sur la plate-forme, et plongeant son regard au pied de la tour:

«Est-ce qu'un loup serait tombé dans les fossés?» dit-il.

Mais le hurlement partait de l'intérieur. Alors, se tournant de notre côté: «Fritz!… Sébalt!…s'écria-t-il, arrivez!…» Nous descendîmes les marches quatre à quatre et nous entrâmes dans la salle d'armes. Là, nous n'entendions plus que le loup pleurant sous les voûtes sonores; les cris lointains de la meute devenaient haletants; les chiens s'enrouaient de rage; leurs chaînes s'entrelaçaient; ils s'étranglaient peut-être.

Sperver tira son couteau de chasse, Sébalt en fit autant; ils me précédèrent dans la galerie.

Les hurlements nous guidaient vers la chambre du malade. Sperver, alors, ne disait plus rien … il pressait le pas. Sébalt allongeait ses longues jambes. Je sentais un frisson me parcourir le corps: un pressentiment nous annonçait quelque chose d'abominable.

En courant vers les appartements du comte, nous vîmes toute la maison sur pied: les gardes-chasse, les veneurs, les marmitons, allaient au hasard, se demandant:

«Qu'est-ce qu'il y a? D'où viennent ces cris?»

Nous pénétrâmes, sans nous arrêter, dans le couloir qui précède la chambre du seigneur du Nideck, et nous rencontrâmes dans le vestibule la digne Marie Lagoutte, qui seule avait eu le courage d'y entrer avant nous. Elle tenait dans ses bras la jeune comtesse évanouie, la tête renversée, la chevelure pendante, et l'emportait rapidement.

Nous passâmes près d'elle si vite, que c'est à peine si nous entrevîmes cette scène pathétique. Depuis elle m'est revenue en mémoire, et la tête pâle d'Odile retombant sur l'épaule de la bonne femme m'apparaît comme l'image touchante de l'agneau qui tend la gorge au couteau sans se plaindre, tué d'avance par l'effroi.

Enfin nous étions devant la chambre du comte.

Le hurlement se faisait entendre derrière la porte.

Nous nous regardâmes en silence, sans chercher à nous expliquer la présence d'un tel hôte; nous n'en avions pas le temps; les idées s'entrechoquaient dans notre esprit.

Sperver poussa brusquement la porte, et, le couteau de chasse à la main, il voulut s'élancer dans la chambre; mais il s'arrêta sur le seuil, immobile comme pétrifié.

Je n'ai jamais vu pareille stupeur se peindre sur la face d'un homme: ses yeux semblaient jaillir de sa tête, et son grand nez maigre se recourbait en griffe sur sa bouche béante.

Je regardai par-dessus son épaule, et ce que je vis me glaça d'horreur.

Le comte de Nideck, accroupi sur son lit, les deux bras en avant, la tête basse, inclinée sous les tentures rouges, les yeux étincelants, poussait des hurlements lugubres!

Le loup … c'était lui!…

Ce front plat … ce visage allongé en pointe … cette barbe roussâtre, hérissée sur les joues … cette longue échine maigre … ces jambes nerveuses … la face, le cri, l'attitude, tout … tout … révélait la bête fauve cachée sous le masque humain!

Parfois il se taisait une seconde pour écouter, et faisait vaciller les hautes tentures comme un feuillage, en hochant la tête … puis il reprenait son chant mélancolique.

Sperver, Sébalt et moi, nous étions cloués à terre, nous retenions notre haleine, saisis d'épouvante.

Tout à coup le comte se tut; comme le fauve qui flaire le vent, il leva la tête et prêta l'oreille.

Là-bas!… là-bas!… sous les hautes forêts de sapins chargées de neige, un cri se faisait entendre; d'abord faible, il semblait augmenter en se prolongeant, et bientôt nous l'entendîmes dominer le tumulte de la meute: la louve répondait au loup!

Alors Sperver, se tournant vers moi, la face pâle et le bras étendu vers la montagne, me dit à voix basse:

«Écoute la vieille!»

Et le comte, immobile, la tête haute, le cou allongé, la bouche ouverte, la prunelle ardente, semblait comprendre ce que lui disait cette voix lointaine perdue au milieu des gorges désertes du Schwartz-Wald, et je ne sais quelle joie épouvantable rayonnait sur toute sa figure.

En ce moment, Sperver, d'une voix pleine de larmes, s'écria:

«Comte de Nideck, que faites-vous?»

Le comte tomba comme foudroyé. Nous nous précipitâmes dans la chambre pour le secourir….

La troisième attaque commençait:—elle fut terrible!

IX

Le comte de Nideck se mourait!

Que peut l'art en présence de ce grand combat de la vie et de la mort? A cette heure dernière où les lutteurs invisibles s'étreignent corps à corps, se pressent haletants, se renversent et se relèvent tour à tour … que peut le médecin?

Regarder, écouter et frémir!

Parfois la lutte semble suspendue; la vie se retire dans son fort, elle s'y repose, elle y puise le courage, du désespoir. Mais bientôt son ennemi l'y suit. Alors, s'élançant à sa rencontre, elle l'étreint de nouveau. Le combat recommence plus ardent, plus près de l'issue fatale.

Et le malade, baigné de sueur froide, l'oeil fixe, les bras inertes, ne peut rien pour lui-même. Sa respiration, tantôt courte, embarrassée, anxieuse, tantôt longue, large et profonde, marque les différentes phases de cette bataille épouvantable.

Et les assistants se regardent…. Ils pensent: «Un jour, cette même lutte aura lieu pour nous…. Et la mort victorieuse nous emportera dans son antre, comme l'araignée la mouche. Mais la vie … elle … l'âme, déployant ses ailes, s'envolera vers d'autres cieux en s'écriant: «J'ai fait mon devoir … j'ai vaillamment combattu!» Et d'en bas, la mort, la regardant s'élever, ne pourra la suivre: elle ne tiendra qu'un cadavre!—O consolation suprême!…. certitude de l'immortalité … espérance de justice … quel barbare pourrait vous arracher du coeur de l'homme?…»

Vers minuit, le comte de Nideck me semblait perdu, l'agonie commençait: le pouls brusque, irrégulier, avait des défaillances … des interruptions … puis des retours soudains….

Il ne me restait plus qu'à voir mourir cet homme … je tombais de fatigue; tout ce que l'art permet, je l'avais fait.

Je dis à Sperver de veiller … de fermer les yeux de son maître.

Le pauvre garçon était désolé; il se reprochait son exclamation involontaire: «Comte de Nideck, que faites-vous?» et s'arrachait les cheveux de désespoir.

Je me rendis seul dans la tour de Hugues, ayant à peine eu le temps de prendre quelque nourriture; je n'en sentais pas le besoin.

Un bon feu brillait dans la cheminée. Je me jetai tout habillé sur mon lit et le sommeil ne tarda pas à venir; ce sommeil lourd, inquiet, que l'on s'attend à voir interrompre par des gémissements et des pleurs.

Je dormais ainsi, la face tournée vers le foyer, dont la lumière ruisselait sur les dalles.

Au bout d'une heure le feu s'assoupit, et, comme il arrive en pareil cas, la flamme, se ranimant par instants, battait les murailles de ses grandes ailes rouges et fatiguait mes paupières.

Perdu dans une vague somnolence, j'entr'ouvris les yeux, pour voir d'où provenaient ces alternatives de lumière et d'obscurité.

La plus étrange surprise m'attendait:

Sur le fond de l'âtre, à peine éclairé par quelques braises encore ardentes, se détachait un profil noir: la silhouette de la Peste!

Elle était accroupie sur un escabeau, et se chauffait en silence.

Je crus d'abord à une illusion, suite naturelle de mes pensées depuis quelques jours … je me levai sur le coude, regardant, les yeux arrondis par la crainte.

C'était bien elle: calme, immobile, les jambes recoquillées entre ses bras … telle que je l'avais vue dans la neige … avec son grand cou replié, son nez en bec d'aigle, ses lèvres contractées.

J'eus peur!

Comment la Peste-Noire était-elle là?—Comment avait-elle pu arriver dans cette haute tour, dominant les abîmes?

Tout ce que m'avait raconté Sperver de sa puissance mystérieuse me parut justifié!…—La scène de Lieverlé grondant contre la muraille me passa devant les yeux comme un éclair!….—Je me blottis dans l'alcôve, respirant à peine, et regardant cette silhouette immobile, comme une souris regarderait un chat du fond de son trou.

La vieille ne bougeait pas plus que le montant de la cheminée taillé dans le roc … ses lèvres marmotaient je ne sais quoi!

Mon coeur galopait, ma peur redoublait de minute en minute, en raison du silence et de l'immobilité de cette apparition surnaturelle.

Cela durait bien depuis un quart d'heure, quand, le feu gagnant une brindille de sapin, il y eut un éclair: la brindille se tordit en sifflant, et quelques rayons lumineux jaillirent jusqu'au fond de la salle.

Cet éclair suffit pour me montrer la vieille revêtue d'une antique robe de brocart à fond pourpre tournant au violet et roide comme du carton; un lourd bracelet à son poignet gauche; une flèche d'or dans son épaisse chevelure grise tordue sur la nuque.

Ce fut comme une évocation des temps passés.

Cependant, la Peste ne pouvait avoir d'intentions hostiles: elle aurait profité de mon sommeil pour les exécuter.

Cette pensée commençait à me rassurer un peu, quand tout à coup elle se leva … et, lentement … lentement … s'approcha de mon lit, tenant à la main une torche qu'elle venait d'allumer.

Je m'aperçus alors que ses yeux étaient fixes, hagards….

Je fis un effort pour me lever, pour crier: pas un muscle de mon corps ne tressaillit, pas un souffle ne me vint aux lèvres!

Et la vieille, penchée sur moi, entre les rideaux, me regardait avec un sourire étrange… Et j'aurais voulu me défendre, appeler… mais son regard me paralysait, comme l'oiseau sous l'oeil du serpent.

Pendant cette contemplation muette, chaque seconde avait pour moi la durée de l'éternité….

Qu'allait-elle entreprendre?

Je m'attendais à tout.

Subitement, elle tourna la tête, prêta l'oreille, puis, traversant la salle à grands pas, elle ouvrit la porte.

Enfin j'avais recouvré une partie de mon courage…. La volonté me mit debout comme un ressort…. Je m'élançai sur les pas de la vieille, qui d'une main tenait sa torche haute et de l'autre la porte toute grande ouverte.

J'allais la saisir par les cheveux, lorsqu'au fond de la galerie, sous la voûte en ogive du château donnant sur la plate-forme, j'aperçus, qui?

Le comte de Nideck lui-même!

Le comte de Nideck,—que je croyais mourant,—revêtu d'une énorme peau de loup, dont la mâchoire supérieure s'avançait en visière sur son front, les griffes sur ses épaules, et dont la queue traînait derrière lui sur les dalles.

Il portait de ces grands souliers formés d'un cuir épais cousu comme une feuille roulée; une griffe d'argent serrait la peau autour de son cou, et, dans sa physionomie, sauf le regard terne, d'une fixité glaciale, tout annonçait l'homme fort, l'homme du commandement:—le maître!

En face d'un tel personnage, mes idées se heurtèrent, se confondirent. La fuite n'était pas possible. J'eus encore la présence d'esprit de me jeter dans l'embrasure de la fenêtre.

Le comte entra, regardant la vieille, les traits rigides. Ils se parlèrent à voix basse, si basse qu'il me fut impossible de rien entendre, mais leurs gestes étaient expressifs: la vieille indiquait le lit!

Ils s'approchèrent de la cheminée sur la pointe des pieds…. Là, dans l'ombre de la travée, la Peste-Noire déroula un grand sac en souriant.

A peine le comte eut-il vu ce sac, qu'en trois bonds il fut près du lit, et y appuya le genou … les rideaux s'agitèrent … son corps disparaissait sous leurs plis…. Je ne voyais plus qu'une de ses jambes encore appuyée sur les dalles et la queue de loup ondoyant de droite à gauche.

Vous eussiez dit une scène de meurtre!

Tout ce que la terreur peut avoir de plus affreux, de plus épouvantable, ne m'aurait pas tant saisi que la représentation muette d'un tel acte.

La vieille accourut à son tour, déployant le sac.

Les rideaux s'agitèrent encore, les ombres battirent les murs. Mais ce qu'il y a de plus horrible, c'est que je crus voir une flaque de sang se répandre sur les dalles et couler lentement vers le foyer: c'était la neige attachée aux pieds du comte, et qui se fondait à la chaleur.

Je considérais encore cette traînée noire, sentant ma langue se glacer jusqu'au fond de ma gorge, lorsqu'un grand mouvement se fit.

La vieille et le comte bourraient les draps dans leur sac; ils les poussaient avec la précipitation du chien qui gratte la terre; puis le seigneur du Nideck jeta cet objet informe sur son épaule, et se dirigea vers la porte. Le drap traînait derrière lui; la vieille le suivait avec sa torche. Ils traversèrent la courtine.

Moi, je sentais mes genoux vaciller, s'entrechoquer … je priais tout bas!

Deux minutes ne s'étaient pas écoulées, que je m'élançais sur leurs traces, entraîné par une curiosité subite, irrésistible.

Je traversai la courtine en courant, et j'allais pénétrer sous l'ogive de la tour, quand une citerne large et profonde s'ouvrit à mes pieds; un escalier y plongeait en spirale, et je vis la torche tournoyer … tournoyer … autour du cordon de pierre, comme une luciole… Elle devenait imperceptible par la distance.

Je descendis à mon tour les premières marches de l'escalier, me guidant sur cette lueur lointaine.

Tout à coup elle disparut: la vieille et le comte avaient atteint le fond du précipice…. Moi, la main contre le pilier, je continuai de descendre, sûr de pouvoir remonter dans la tour, à défaut d'autre issue.

Bientôt les marches cessèrent. Je promenai les yeux autour de moi et je découvris, à gauche, un rayon de lune trébuchant sous une porte basse, à travers de grandes orties et des ronces chargées de givre. J'écartai ces obstacles, refoulant la neige du pied, et je me vis à la base du donjon de Hugues.

Qui aurait supposé qu'un trou pareil montait au château? Qui l'avait enseigné à la vieille? Je ne m'arrêtai point à ces questions.

La plaine immense s'étendait devant moi, éblouissante de lumière comme en plein jour…. A ma droite, la ligne noire du Schwartz-Wald, avec ses rochers à pic, ses gorges et ses ravins, se déroulait à l'infini.

L'air était froid, calme; je me sentis réveillé, comme subtilisé par cette atmosphère glaciale. Mon premier regard fut pour reconnaître la direction du comte et de la vieille. Leur haute taille noire s'élevait lentement sur la colline, à deux cents pas de moi. Elle se découpait sur le ciel, piqué d'étoiles sans nombre.

Je les atteignis à la descente du ravin.

Le comte marchait lentement, le suaire traînait toujours…. Son attitude, ses mouvements et ceux de la vieille avaient quelque chose d'automatique.

Ils allaient, à vingt pas devant moi, suivant le chemin creux de l'Altenberg, tantôt dans l'ombre, tantôt en pleine lumière, car la lune brillait d'un éclat surprenant. Quelques nuages la suivaient de loin, et semblaient étendre vers elle leurs grands bras pour la saisir; mais elle leur échappait toujours, et ses rayons, froids comme des lames d'acier, me pénétraient jusqu'au coeur.

J'aurais voulu retourner: une force invincible me portait à suivre le funèbre cortège.

A cette heure, je vois encore le sentier qui monte entre les broussailles du Schwartz-Wald, j'entends la neige craquer sous mes pas, la feuille se traîner au souffle de la bise… Je me vois suivre ces deux êtres silencieux … et je ne puis comprendre quelle puissance mystérieuse m'entraînait dans leur courant.

Enfin, nous voici dans les bois, sous de grands hêtres, nus, dépouillés… Les ombres noires de leurs hautes branches se brisent sur les rameaux inférieurs, et traversent le chemin comblé de neige…. Il me semble parfois entendre marcher derrière moi.

Je retourne brusquement la tête et ne vois rien.

Nous venions d'atteindre une ligne de rochers à la crête de l'Altenberg; derrière ces rochers coule le torrent du Schnéeberg …, mais en hiver les torrents ne coulent pas … c'est à peine si un filet d'eau serpente sous leur couche épaisse de glace … la solitude n'a plus ni son murmure, ni ses gazouillements, ni son tonnerre…. Ce qu'il y a de plus effrayant, c'est le silence!

Le comte de Nideck et la vieille trouvèrent une brèche faite dans le roc … ils montèrent tout droit … sans hésiter … avec une certitude incroyable; moi, je dus m'accrocher aux broussailles pour les suivre.

A peine au haut de ce roc, qui formait une pointe sur l'abîme, je me vis à trois pas d'eux, et, de l'autre côté, j'aperçus un précipice sans fond. A notre gauche, tombait le torrent du Schnéeberg alors pris de glace et suspendu dans les airs.—Cette apparence du flot qui bondit, entraînant dans sa chute les arbres voisins, aspirant les broussailles, et dévidant le lierre, qui suit la vague sans perdre sa racine … cette apparence du mouvement dans l'immobilité de la mort, et ces deux personnages silencieux, procédant à leur oeuvre sinistre avec l'impassibilité de l'automate … tout cela renouvela mes terreurs.

La nature elle-même semblait partager mon épouvante. Le comte avait déposé son fardeau, la vieille et lui le balancèrent un instant au bord du gouffre… puis le long suaire flotta sur l'abîme…. Et les meurtriers se penchèrent….

Ce long drap blanc qui flotte me passe encore devant les yeux… Je le vois descendre … descendre … comme le cygne frappé à la cime des airs … l'aile détendue … la tête renversée … tourbillonnant dans la mort.

Il disparut dans les profondeurs du précipice.

En ce moment, le nuage qui depuis longtemps s'approchait de la lune la voila lentement de ses contours bleuâtres; les rayons se retirèrent.

La vieille, tenant le comte par la main, et l'entraînant avec une rapidité vertigineuse, m'apparut une seconde.

Le nuage était en plein sur le disque. Je ne pouvais faire un pas sans risquer de me précipiter dans l'abîme.

Au bout de quelques minutes, il y eut une crevasse dans le nuage. Je regardai. J'étais seul à la pointe du roc; la neige me montait jusqu'aux genoux.

Saisi d'horreur … je redescendis l'escarpement et me mis à courir vers le château, bouleversé comme si j'eusse commis un crime!….

Quant au seigneur du Nideck et à la vieille, je ne les voyais plus dans la plaine.

Où étaient-ils? Comment avaient-ils disparu?

X

J'errais autour du Nideck sans pouvoir retrouver l'issue par laquelle j'étais sorti.

Tant d'inquiétudes et d'émotions successives commençaient à réagir sur ma tête; je marchais au hasard, me demandant avec terreur si la folie ne jouait pas un rôle dans mes idées, ne pouvant me résoudre à croire à ce que j'avais vu, et cependant effrayé de la lucidité de mes perceptions.

Cet homme qui lève un flambeau dans les ténèbres, qui hurle comme un loup, qui va froidement accomplir un crime imaginaire … sans en omettre un geste, une circonstance … le moindre détail … qui s'échappe enfin et confie au torrent le secret de son meurtre: tout cela me torturait l'esprit … allait et venait sous mes yeux, et me produisait l'effet d'un cauchemar.

Je courais, haletant, égaré par les neiges, ne sachant de quel côté me diriger.

Le froid devenait plus vif à l'approche du jour…. Je grelottais…. Je maudissais Sperver d'être venu me prendre à Tubingue, pour me lancer dans cette aventure hideuse.

Enfin, exténué, la barbe chargée de glaçons, les oreilles à demi gelées, je finis par découvrir la grille et je sonnai à tour de bras.

Il était alors environ quatre heures du matin. Knapwurst se fit terriblement attendre. Sa petite cassine, adossée contre le roc, près du grand portail, restait silencieuse; il me semblait que le bossu n'en finirait pas de s'habiller, car je le supposais couché, peut-être endormi.

Je sonnai de nouveau.

A ce coup, sa figure grotesque sortit brusquement, et me cria de la porte, d'un accent furieux:

«Qui est là!

—Moi … le docteur Fritz!

—Ah! c'est différent…. Voyons voir.»

Il rentra dans sa loge chercher une lanterne, traversa la cour extérieure, ayant de la neige jusqu'au ventre, et, me fixant à travers la grille:

«Pardon… pardon… docteur Fritz, dit-il, je vous croyais couché là-haut, dans la tour de Hugues… Comment… c'était vous qui sonniez? Tiens! tiens! C'est donc ça que Sperver est venu me demander vers minuit si personne n'était sorti… J'ai répondu que non…. et, de fait, je ne vous avais pas vu.

—Mais, au nom du ciel, Monsieur Knapwurst, ouvrez donc! vous m'expliquerez cela plus tard.

—Allons, allons, un peu de patience.»

Et le bossu lentement, lentement, défaisait le cadenas et roulait la grille, tandis que je claquais des dents et frissonnais des pieds à la tête.

«Vous avez bien froid, docteur! me dit alors le petit homme, vous ne pouvez entrer au château… Sperver en a fermé la porte intérieure … je ne sais pourquoi …. cela ne se fait pas d'habitude … la grille suffit: venez vous chauffer chez moi. Vous ne trouverez pas ma petite chambre merveilleuse. Ce n'est à proprement parler qu'un réduit … mais, quand on a froid, on n'y regarde pas de si près.»

Sans répondre à son bavardage, je le suivais rapidement.

Nous entrâmes dans la cassine, et, malgré mon état de congélation presque totale, je ne pus m'empêcher d'admirer le désordre pittoresque de cette sorte de niche. La toiture d'ardoises appuyée d'un côté contre le roc, et de l'autre sur un mur de six à sept pieds de haut, laissait voir ses poutres noircies, s'étayant jusqu'au faîte.

L'appartement se composait d'une pièce unique, ornée d'un grabat que le gnome ne se donnait pas la peine de faire tous les jours, et de deux petites fenêtres à carreaux hexagones, où la lune avait déteint ses rayons nacrés de rose et de violet. Une grande table carrée en occupait le milieu. Comment cette grande table de chêne massif était-elle entrée par cette petite porte?.. Il eût été difficile de le dire.

Quelques tablettes ou étagères soutenaient des rouleaux de parchemin, de vieux bouquins, grands et petits. Sur la table était ouvert un immense volume à majuscules peintes, à reliure de peau blanche, à fermoir et coins d'argent. Cela me parut avoir tout l'air d'un recueil de chroniques. Enfin deux fauteuils, dont l'un de cuir roux et l'autre garni d'un coussin de duvet, où l'échine anguleuse et le coxal biscornu de Knapwurst avaient laissé leur empreinte, complétaient l'ameublement.

Je passe l'écritoire, les plumes, le pot à tabac, les cinq ou six pipes éparses à droite et à gauche, et dans un coin le petit poêle de fonte à porte basse, ouverte, ardente, lançant parfois une gerbe d'étincelles, avec le sifflement bizarre du chat qui se fâche et lève la patte.

Tout cela était plongé dans cette belle teinte brune d'ambre enfumé qui repose la vue, et dont les vieux maîtres flamands ont emporté le secret.

«Vous êtes donc sorti hier soir, Monsieur le docteur? me dit Knapwurst, lorsque nous fûmes commodément installés, lui devant son volume, moi les mains contre le tuyau du poêle.

—Oui, d'assez bonne heure, lui répondis-je; un bûcheron du Schwartz-Wald avait besoin de mon secours: il s'était donné de la hache dans le pied gauche.»

Cette explication parut satisfaire le bossu; il alluma sa pipe, une petite pipe de vieux buis, toute noire, qui lui pendait sur le menton.

«Vous ne fumez pas, docteur?

—Pardon.

—Eh bien! bourrez donc une de mes pipes…. J'étais là, fit-il en étendant sa longue main jaune sur le volume ouvert, j'étais à lire les chroniques de Hertzog, lorsque vous avez sonné.»

Je compris alors la longue attente qu'il m'avait fait subir.

«Vous aviez un chapitre a finir? lui dis-je en souriant.

—Oui, Monsieur…» fit-il de même.

Et nous rîmes ensemble.

«C'est égal, reprit-il, si j'avais su que c'était vous, j'aurais interrompu le chapitre.»

Il y eut quelques instants de silence.

Je considérais la physionomie vraiment hétéroclite du bossu, ces grandes rides contournant sa bouche, ces petits yeux plissés, ce nez tourmenté, arrondi par le bout, et surtout ce front volumineux à double étage. Je trouvais à la figure de Knapwurst quelque chose de socratique, et, tout en me chauffant, en écoutant le feu pétiller, je réfléchissais au sort étrange de certains hommes:

«Voilà ce nain, me disais-je, cet être difformé, rabougri, exilé dans un coin du Nideck, comme le grillon qui soupire derrière la plaque de l'âtre; voilà ce Knapwurst qui, au milieu de l'agitation, des grandes chasses, des cavalcades allant et venant, des aboiements, des ruades et des halali … le voilà qui vit seul, enfoui dans ses livres, ne songeant qu'aux temps écoulés, tandis que tout chante ou pleure autour de lui … que le printemps, l'été, l'hiver, passent et viennent regarder, tour à tour, à travers ses petites vitres ternes, égayant, chauffant, engourdissant la naturel…. Pendant que tant d'autres êtres se livrent aux entraînements de l'amour, de l'ambition, de l'avarice … espèrent … convoitent … désirent… lui n'espère rien, ne convoite, ne désire, rien. Il fume sa pipe, et, les yeux fixés sur un vieux parchemin, il rêve … il s'enthousiasme pour des choses qui n'existent plus, ou qui n'ont jamais existé … ce qui revient au même:—Hertzog a dit ceci… un tel suppose autre chose?— Et il est heureux!…. Sa peau parchemineuse se recoquille, son échine en trapèze se casse de plus en plus, ses grands coudes aigus creusent leur trou dans la table, tandis que ses longs doigts s'implantent dans ses joues, et que ses petits yeux gris se fixent sur des caractères latins, étrusques ou grecs. Il s'extasie, il se lèche les lèvres, comme un chat qui vient de laper un plat friand. Et puis il s'étend sur un grabat, les jambes croisées, croyant avoir fait sa suffisance. Oh! Dieu du ciel, est-ce en haut, est-ce en bas de l'échelle, qu'on trouve l'application sévère de tes lois, l'accomplissement du devoir?»

Et cependant la neige fondait autour de mes jambes; la douce haleine du poêle me pénétrait. Je me sentais renaître dans cette atmosphère enfumée de tabac et de résine odorante.

Knapwurst venait de poser sa pipe sur la table, et appuyant de nouveau la main sur l'in-folio:

«Voici, docteur Fritz, dit-il d'un ton grave qui semblait sortir du fond de sa conscience ou, si vous aimez mieux, d'une tonne de vingt-cinq mesures, voici la loi et les prophètes!

—Comment cela, Monsieur Knapwurst?

—Le parchemin … le vieux parchemin, dit-il, j'aime ça! Ces vieux feuillets jaunes, vermoulus, c'est tout ce qui nous reste des temps écoulés, depuis Kar-le-Grand jusqu'aujourd'hui! Les vieilles familles s'en vont … les vieux parchemins restent! Que serait la gloire des Hohenstaufen, des Leiningen, des Nideck et de tant d'autres races fameuses?…. Que seraient leurs titres, leurs armoiries, leurs hauts faits, leurs expéditions lointaines en Terre-Sainte, leurs alliances, leurs antiques prétentions, leurs conquêtes accomplies … et depuis longtemps effacées?…. Queserait tout cela … sans ces parchemins? Rien! Ces hauts barons, ces ducs, ces princes seraient comme s'ils n'avaient jamais été …, eux et tout ce qui les touchait de près ou de loin!…. Leurs grands châteaux, leurs palais, leurs forteresses tombent et s'effacent…. Ce sont des ruines, de vagues souvenirs!…. De tout cela, une seule chose subsiste: la chronique … l'histoire … le chant du barde ou du minnesinger … le parchemin!»

II y eut un silence. Knapwurst reprit:

«Et dans ces temps lointains,—où les grands chevaliers allaient guerroyant, bataillant, se disputant un coin de bois, un titre, et quelquefois moins!—avec quel dédain ne regardaient-ils pas ce pauvre petit scribe, cet homme de lettres et de grimoire, habillé de ratine, l'écritoire à la ceinture pour toute arme, et la barbe de sa plume pour fanon! Combien ne le méprisaient-ils pas, disant:

«Celui-ci n'est qu'un atome, un puceron; il n'est bon à rien, il ne fait rien, ne perçoit point nos impôts et n'administre point nos domaines, tandis que nous, hardis, bardés de fer, la lance au poing, nous sommes tout!» Oui, ils disaient cela, voyant le pauvre diable traîner la semelle, grelotter en hiver, suer en été, moisir dans sa vieillesse. Eh bien! ce puceron, cet atome les fait survivre à la poussière de leurs châteaux, à la rouille de leurs armures!

—Aussi, moi, j'aime ces vieux parchemins, je les respecte, je les vénère. Comme le lierre, ils couvrent les ruines, ils empêchent les vieilles murailles de s'écrouler et de disparaître tout à fait.»

En disant cela, Knapwurst semblait grave, recueilli; une pensée attendrie faisait trembler deux larmes dans ses yeux.

Pauvre bossu, il aimait ceux qui avaient toléré, protégé ses ancêtres!
Et puis, il disait vrai: ses paroles avaient un sens profond.

J'en fus tout surpris.

«Monsieur Knapwurst, lui dis-je, vous avez donc appris le latin?

—Oui, Monsieur, tout seul, répondit-il non sans quelque vanité, le latin et le grec; de vieilles grammaires m'ont suffi. C'étaient des livres du comte, mis au rebut; ils me tombèrent dans les mains … je les dévorai!…. Au bout de quelque temps, le seigneur du Nideck, m'ayant entendu par hasard faire une citation latine, s'étonna: «Qui donc t'a appris le latin, Knapwurst?—Moi-même, Monseigneur.» Il me posa quelques questions. J'y répondis assez bien. «Parbleu! dit-il, Knapwurst en sait plus que moi; je veux en faire mon archiviste.» Et il me remit la clef des archives. Depuis ce temps, il y a de cela trente-cinq ans, j'ai tout lu, tout feuilleté. Quelquefois, le comte, me voyant sur mon échelle, s'arrête un instant, et me demande: «Eh! que fais-tu donc là, Knapwurst?—Je lis les archives de la famille, Monseigneur.—Ah! et ça te réjouit?

—Beaucoup.—Allons; tant mieux! sans toi, Knapwurst, qui saurait la gloire des Nideck?» Et il s'en va en riant. Je fais ici ce que je veux.

—C'est donc un bien bon maître, monsieur Knapwurst?

—Oh! docteur Fritz, quel coeur! quelle franchise! fit le bossu en joignant les mains; il n'a qu'un défaut.

—Et lequel?

—De n'être pas assez ambitieux.

—Comment?

—Oui, il aurait pu prétendre à tout. Un Nideck! l'une des plus illustres familles d'Allemagne, songez donc! il n'aurait eu qu'à vouloir … il serait ministre, ou feld-maréchal…. Eh bien! non; dès sa jeunesse, il s'est retiré de la politique;—sauf la campagne de France qu'il a faite à la tête d'un régiment qu'il avait levé à son compte,—sauf cela, il a toujours vécu loin du bruit, de l'agitation, simple, presque ignoré, ne s'inquiétant que de ses chasses.»

Ces détails m'intéressaient au plus haut point. La conversation prenait d'elle-même le chemin que j'aurais voulu lui faire suivre. Je résolus d'en profiter.

«Le comte n'a donc pas eu de grandes passions, monsieur Knapwurst?

—Aucune, docteur Fritz, aucune, et c'est dommage, car les grandes passions font la gloire des grandes familles. Quand un homme, dépourvu d'ambition, se présente dans une haute lignée, c'est un malheur. Il laisse déchoir sa race…. Je pourrais vous en citer bien des exemples! Ce qui ferait le bonheur d'une famille de marchands cause la perte des noms illustres.»

J'étais étonné; toutes mes suppositions sur l'existence passée du comte croulaient.

«Cependant, monsieur Knapwurst, le seigneur du Nideck a éprouvé des malheurs!….

—Lesquels?

—Il a perdu sa femme….

—Oui, vous avez raison … sa femme … un ange … il l'avait épousée par amour… C'était une Zâan … vieille et bonne noblesse d'Alsace, mais ruinée par la révolution. La comtesse Odette faisait le bonheur de Monseigneur. Elle mourut d'une maladie de langueur qui traîna cinq ans. Ah! tout fut épuisé pour la sauver; ils firent ensemble un voyage en Italie; elle en revint beaucoup plus mal, et succomba quelques semaines après leur retour. Le comte faillit en mourir. Pendant deux ans il s'enferma, ne voulant voir personne. Sa meute, ses chevaux, il laissait tout dépérir. Le temps a fini par calmer sa douleur. Mais il y a toujours quelque chose qui reste là,—fit le bossu, en appuyant le doigt sur son coeur avec émotion —vous comprenez … quelque chose qui saigne! Les vieilles blessures font mal, aux changements de temps … et les vieilles douleurs aussi, vers le printemps, quand l'herbe croît sur les tombes … et en automne quand les feuilles des arbres couvrent la terre…. Du reste, le comte n'a pas voulu se remarier: il a reporté toute son affection sur sa fille.

—Ainsi ce mariage a toujours été heureux?

—Heureux! Il était une bénédiction pour tout le monde.»

Je me tus. Le comte n'avait pas commis, il n'avait pu commettre un crime. Il fallait me rendre à l'évidence. Mais alors, cette scène nocturne, ces relations avec la Peste-Noire, ce simulacre épouvantable, ce remords dans le rêve entraînant les coupables à trahir leur passé, qu'était-ce donc?

Je m'y perdais!

Knapwurst ralluma sa pipe, et m'en offrit une que j'acceptai.

Alors, le froid glacial qui m'avait saisi était dissipé; je me sentais dans cette douce quiétude qui suit les grandes fatigues, lorsque étendu dans un bon fauteuil, au coin du feu, enveloppé d'un nuage de fumée, on s'abandonne au plaisir du repos, et qu'on écoute le duo du grillon et de la bûche qui siffle dans la flamme.

Nous restâmes bien un quart d'heure ainsi.

«Le comte de Nideck s'emporte quelquefois contre sa fille?» me hasardai-je à dire.

Knapwurst tressaillit, et, me fixant d'un regard louche, presque hostile:

«Je sais, je sais!»

Je l'observais du coin de l'oeil, pensant apprendre quelque chose de nouveau, mais il ajouta d'un air ironique:

«Les tours du Nideck sont trop hautes, et la calomnie a le vol trop bas, pour qu'elle puisse jamais y monter.

—Sans doute, mais le fait est positif.

—Oui, que voulez-vous? c'est une lubie, un effet de son mal…. Une fois les crises passées, toute son affection pour mademoiselle Odile réparait…. C'est curieux, Monsieur: un amant de vingt ans ne serait pas plus enjoué, plus affectueux…. Cette jeune fille fait sa joie, son orgueil. Figurez-vous que je l'ai vu dix fois monter à cheval pour lui chercher une parure, des fleurs, que sais-je? Il partait seul et rapportait ces choses comme en triomphe, sonnant du cor. Il n'aurait voulu en confier la commission à personne, pas même à Sperver, qu'il aime tant! Aussi, mademoiselle Odile n'ose exprimer un désir devant lui, de peur de ces folies…. Enfin, que puis-je vous dire?…. Le comte de Nideck est le plus digne homme, le plus tendre père et le meilleur maître qu'on puisse souhaiter…. Les braconniers qui ravagent ses forêts … l'ancien comte Ludwig les aurait fait pendre sans miséricorde; lui, il les tolère, il en fait même des gardes-chasse. Voyez Sperver: eh bien! si le comte Ludwig vivait encore, les os de Sperver seraient en train de jouer des castagnettes au bout d'une corde … tandis qu'il est premier piqueur au château!»

Décidément, c'était à confondre toutes mes suppositions. Je me pris le front entre les mains et je rêvai longtemps.

Knapwurst, supposant que je dormais, s'était remis à sa lecture.

Le jour grisâtre pénétrait alors dans la cassine…. La lampe pâlissait…. On entendait de vagues rumeurs dans le château.

Tout à coup des pas retentirent au dehors. Je vis passer quelqu'un devant les fenêtres. La porte s'ouvrit brusquement, et Gédéon parut sur le seuil.

XI

La pâleur de Sperver et l'éclat de son regard annonçaient de nouveaux événements; cependant il était calme et ne parut pas étonné de ma présence chez Knapwurst.

«Fritz, me dit-il d'un ton bref, je viens te chercher.»

Je me levai sans répondre et je le suivis.

A peine étions-nous sortis de la cassine, qu'il me prit par le bras, et m'entraîna vivement vers le château.

«Mademoiselle Odile veut te parler, fit-il en se penchant à mon oreille.

—Mademoiselle Odile!… serait-elle malade?

—Non, elle est tout à fait remise; mais il se passe quelque chose d'extraordinaire. Figure-toi que ce matin, vers une heure, voyant le comte près de rendre l'âme, je vais pour éveiller la comtesse; au moment de sonner, le coeur me manque: «Pourquoi l'attrister? me dis-je, elle n'apprendra le malheur que trop tôt; et puis l'éveiller au milieu de la nuit, si faible et déjà toute brisée par tant de secousses, ça suffirait pour la tuer du coup!» Je reste là dix minutes à réfléchir; enfin, je prends tout sur moi. Je rentre dans la chambre du comte, je regarde … personne! Ce n'est pas possible: un homme à l'agonie! Je cours dans le corridor comme un fou…. Rien! J'entre dans la grande galerie…. Rien! Alors, je perds la tête, et me voilà de nouveau devant la chambre de mademoiselle Odile. Cette fois, je sonne; elle paraît en criant: «Mon père est mort?—Non….—Il a disparu?—Oui, Madame…. J'étais sorti un instant…. Lorsque je suis rentré….—Et le docteur Fritz … où est-il?—Dans la tour de Hugues.—Dans la tour de Hugues!» Elle s'enveloppe de sa robe de chambre … prend la lampe et sort…. Moi, je reste. Un quart d'heure après, elle revient, les pieds tout couverts de neige … et pâle … pâle … enfin ça faisait pitié…. Elle pose sa lampe sur la cheminée, et me dit, en me regardant: «C'est vous qui avez installé le docteur dans la tour?—Oui, Madame.—Malheureux!… vous ne saurez jamais le mal que vous avez fait….» Je voulais répondre. «Cela suffit … allez fermer toutes les portes … et couchez-vous…. Je veillerai moi-même…. Demain matin, vous irez prendre le docteur Fritz, chez Knapwurst, et vous me l'amènerez…. Pas de bruit! vous n'avez rien vu!… vous ne savez rien!»

—C'est tout, Sperver?»

Il inclina la tête gravement.

«Et le comte?

—Il est rentré…. Il va bien!»

Nous étions arrivés dans l'antichambre… Gédéon frappa doucement à la porte, puis il ouvrit, annonçant:

«Le docteur Fritz!»

Je fis un pas, j'étais en présence d'Odile … Sperver s'était retiré en fermant la porte.

Une impression étrange se produisit dans mon esprit à la vue de la jeune comtesse, pâle, debout, la main appuyée sur le dossier d'un fauteuil, les yeux brillant d'un éclat fébrile et vêtue d'une longue robe de velours noir.

Elle était calme et fière.

Je me sentis tout ému.

«Monsieur le docteur, dit-elle en m'indiquant un siège, veuillez vous asseoir, j'ai à vous entretenir d'une chose grave.»

J'obéis en silence.

Elle s'assit à son tour et parut se recueillir.

«La fatalité, Monsieur, reprit-elle en fixant sur moi ses grands yeux bleus, la fatalité ou la Providence, je ne sais pas encore laquelle des deux, vous a rendu témoin d'un mystère où se trouve engagé l'honneur de ma famille.»

Elle savait tout.

Je restai stupéfait.

«Madame, balbutiai-je, croyez bien que le hasard seul….

—C'est inutile, fit-elle, je sais tout…. C'est affreux!»

Puis d'un accent à fendre l'âme:

«Mon père n'est point coupable!» cria-t-elle.

Je frémis, et les mains étendues:

«Je le sais, Madame, je connais la vie du comte, l'une des plus belles, des plus noble? qu'il soit possible de rêver.»

Odile s'était levée à demi, comme pour protester contre toute pensée hostile à son père; en m'entendant le défendre moi-même, elle s'affaissa et, se couvrant le visage, elle fondit en larmes.

«Soyez béni, Monsieur, murmurait-elle, soyez béni; je serais morte à la pensée qu'un soupçon….

—Ah! Madame, qui pourrait prendre pour dos réalités les vaines illusions du somnambulisme?

—C'est vrai, Monsieur, je m'étais dit cela, mais les apparences … je craignais … pardonnez-moi … J'aurais dû me souvenir que le docteur Fritz est un honnête homme….

—De grâce, Madame, calmez-vous.

—Non, fit-elle, laissez-moi pleurer…. Ces larmes me soulagent … j'ai tant souffert depuis dix ans!… tant souffert!… Ce secret, si longtemps enfermé dans mon âme … il me tuait … j'en serais morte … comme ma mère!… Dieu m'a prise en pitié … il vous en a confié la moitié … Laissez-moi tout vous dire, Monsieur, laissez-moi…»

Elle ne put continuer; les sanglots l'étouffaient.

Les natures fières et nerveuses sont ainsi faites. Après avoir vaincu la douleur, après l'avoir emprisonnée, enfouie et comme écrasée dans les profondeurs de l'âme, elles passent, sinon heureuses, du moins indifférentes au milieu de la foule, et l'oeil de l'observateur lui-même pourrait s'y tromper; mais vienne un choc subit, un déchirement inattendu, un coup de tonnerre, alors tout s'écroule, tout disparaît. L'ennemi vaincu se relève plus terrible qu'avant sa défaite; il secoue les portes de sa prison avec fureur, et de longs frémissements agitent le corps, et les sanglots soulèvent la poitrine, et les larmes, trop longtemps contenues, débordent des yeux, abondantes et pressées comme une pluie d'orage.

Telle était Odile!

Enfin, elle releva la tête, essuya ses joues baignées de larmes, et, s'étant accoudée au bras de son fauteuil, la joue dans la main, les yeux fixés sur un portrait suspendu au mur, elle reprit d'une voix lente et mélancolique:

«Quand je descends dans le passé, Monsieur…, quand je remonte jusqu'au premier de mes rêves, je vois ma mère!—c'était une femme grande, pâle et silencieuse … elle était jeune encore à l'époque dont je parle: elle avait trente ans à peine, et pourtant on lui en eût au moins donné cinquante!—Des cheveux blancs voilaient son front pensif. Ses joues amaigries, son profil sévère, ses lèvres toujours contractées par une pression douloureuse, donnaient à ses traits un de ces caractères étranges, où viennent se réfléchir la douleur et l'orgueil. Il n'y avait plus rien de la jeunesse dans cette vieille femme de trente ans … rien que sa taille droite et fière … ses yeux brillants … et sa voix douce et pure comme un rêve de l'enfance. Elle se promenait souvent des heures entières dans cette même salle … la tête penchée … Et moi … je courais … heureuse … oui … heureuse autour d'elle … ne sachant point … pauvre enfant … que ma mère était triste … ne comprenant pas ce qu'il y avait de profonde mélancolie sous ce front couvert de rides!… J'ignorais le passé… le présent pour moi … c'était la joie … et l'avenir … oh! l'avenir … c'étaient les jeux du lendemain!»

Odile sourit avec amertume et reprit: «Quelquefois, il m'arrivait, au milieu de mes courses bruyantes, de heurter la promenade silencieuse de ma mêre…. Elle s'arrêtait alors, baissait les yeux, et, me voyant à ses pieds, elle se penchait lentement, m'embrassait au front avec un vague sourire, puis elle se levait pour reprendre sa marche et sa tristesse interrompues. Depuis, Monsieur, quand j'ai voulu chercher dans mon âme le souvenir des premières années … cette grande femme pâle m'est apparue comme l'image de la douleur. La voilà,—fit-elle en m'indiquant de la main un portrait suspendu au murla voilà telle que l'avait faite, non point la maladie, comme le croit mon père, mais ce terrible, et fatal secret…. Regardez!»

Je me retournai, et mon regard tombant tout à coup sur le portrait que m'indiquait la jeune fille, je me sentis frémir.

Imaginez une tête longue, pâle, maigre, empreinte de la froide rigidité de la mort, et par les orbites de cette tête, deux yeux noirs, fixes, ardents, d'une vitalité terrible, qui vous regardent!

Il y eut un instant de silence.

«Que cette femme a dû souffrir! me dis-je, et mon coeur se serra douloureusement.

—J'ignore comment ma mère avait fait cette épouvantable découverte, reprit Odile, mais elle connaissait l'attraction mystérieuse de la Peste-Noire, les rendez-vous dans la chambre de Hugues…. Tout enfin, tout!—Elle ne doutait pas de mon père. Oh non! seulement, elle mourait lentement, comme je meurs moi-même.»

Je pris mon front dans mes mains … je pleurais!

«Une nuit, poursuivit-elle, j'avais alors dix ans,—ma mère, que son énergie seule soutenait encore, était à la dernière extrémité.—C'était en hiver … je dormais; tout à coup une main nerveuse et froide me saisit le poignet; je regarde: en face de moi se trouvait une femme; d'une main elle portait un flambeau, et de l'autre elle m'étreignait le bras, que je sentais pris comme dans un étau de glace. Sa robe était couverte de neige; un tremblement convulsif agitait tous ses membres, et ses yeux brillaient d'un feu sombre, à travers ses longs cheveux blancs déroulés sur son visage: c'était ma mère! «Odile, mon enfant, me dit-elle, lève-toi, habille-toi, il faut que tu saches tout!» Je m'habillai, tremblante de peur.

Alors, m'entraînant à la tour de Hugues, elle me montra la citerne ouverte. «Ton père va sortir de là, dit-elle, en m'indiquant la tour; il va sortir avec la Louve. Ne tremble pas, il ne peut te voir.» Et en effet, mon père, chargé de son fardeau funèbre, sortit avec la vieille. Ma mère, me portant dans ses bras, les suivit. Elle me fit voir la scène de l'Altenberg. «Regarde, enfant, criait-elle, il le faut; car moi … je vais mourir. Ce secret, tu le garderas. Tu veilleras ton père … seule … toute seule … entends-tu bien?.. Il y va de l'honneur de ta famille!»—Et nous revînmes.—Quinze jours après, Monsieur, ma mère mourut, me léguant son oeuvre à continuer, son exemple à suivre. Cet exemple, je l'ai suivi religieusement…. Au prix de quels sacrifices! Vous avez pu le voir: il m'a fallu désobéir à mon père, lui déchirer le coeur!—Me marier, c'était introduire l'étranger au milieu de nous. C'était trahir le secret de notre race. J'ai résisté! Tout le monde ignore au Nideck le somnambulisme du comte, et, sans la crise d'hier, qui a brisé mes forces et m'a empêchée de veiller mon père moi-même, je serais encore seule dépositaire du terrible secret!… Dieu en a décidé autrement: il a mis entre vos mains l'honneur de notre famille…. Je pourrais exiger de vous, Monsieur, une promesse solennelle de ne jamais révéler ce que vous avez vu cette nuit. Ce serait mon droit….

—Madame, m'écriai-je en me levant, je suis tout prêt….

—Non, Monsieur, dit-elle avec dignité, non, je ne vous ferai point cette injure. Les serments n'engagent pas les coeurs vils, et la probité suffît aux coeurs honnêtes…. Ce secret, vous le garderez, j'en suis sûre…. Vous le garderez, parce que c'est votre devoir!… Mais j'attends de vous plus que cela, Monsieur, beaucoup plus … et voilà pourquoi je me suis crue obligée de tout vous dire.»

Elle se leva lentement.

«Docteur Fritz, reprit-elle d'une voix qui me fit tressaillir, mes forces trahissent mon courage; je ploie sous le fardeau. J'ai besoin d'un aide, d'un conseil, d'un ami: voulez-vous être cet ami?»

Je me levai tout ému.

«Madame, lui dis-je, j'accepte avec reconnaissance l'offre que vous me faites, et je ne saurais vous dire combien j'en suis fier, mais permettez-moi cependant d'y mettre une condition.

—Parlez, Monsieur.

—C'est que ce titre d'ami … je l'accepterai avec toutes les obligations qu'il m'impose….

—Que voulez-vous dire?

—Un mystère plane sur votre famille; Madame; ce mystère, il faut le pénétrer à tout prix … il faut s'emparer de la Peste-Noire … savoir qui elle est … ce qu'elle veut … d'où elle vient!…

—Oh! fit-elle, en agitant la tête, c'est impossible!…

—Qui sait, Madame? la Providence avait peut-être des vues sur moi, en inspirant à Sperver l'idée de venir me prendre à Tubingue.

—Vous avez raison, Monsieur, répondit-elle gravement; la Providence ne fait rien d'inutile. Agissez comme votre coeur vous le conseillera. J'approuve tout d'avance!»

Je portai à mes lèvres la main qu'elle me tendait, et je sortis plein d'admiration pour cette jeune femme si frêle, et pourtant si forte contre la douleur.

Rien n'est beau comme le devoir noblement accompli!

XII.

Une heure après ma conversation avec Odile, Sperver et moi nous sortions ventre à terre du Nideck.

Le piqueur, courbé sur le cou de son cheval, n'avait qu'un cri:
«Hue!…»

Il allait si vite que son grand mecklembourg, la crinière flottante, la queue droite et les jarrets tendus, semblait immobile: il fendait littéralement l'air. Quant à mon petit ardennais, je crois qu'il avait pris le mors aux dents. Lieverlé nous accompagnait, voltigeant à nos côtés comme une flèche. Le vertige nous emportait sur ses ailes!

Les tours du Nideck étaient loin, et Sperver avait pris l'avance, comme d'habitude, lorsque je m'écriai:

«Halte, camarade! halte!… Avant de poursuivre notre route, délibérons!»

Il fit volte-face.

«Dis-moi seulement, Fritz, s'il faut tourner à droite ou à gauche.

—Non, approche, il est indispensable que tu connaisses le but de notre voyage. En deux mots, il s'agit de prendre la vieille!»

Un éclair de satisfaction illumina la figure longue et jaune du vieux braconnier … ses yeux étincelèrent.

«Ah! ah! fit-il, je savais bien que nous serions forcés d'en venir là.»

Et d'un mouvement d'épaule, il fit glisser sa carabine dans sa main.

Ce geste significatif me donna l'éveil.

«Un instant, Sperver! il ne s'agit pas de tuer la Peste-Noire, mais de la prendre vivante.

—Vivante?

—Sans doute … et pour t'épargner bien des remords, je dois te prévenir que la destinée de la vieille est liée à celle de ton maître. Ainsi, la balle qui la frapperait tuerait le comte du même coup.»

Sperver ouvrit la bouche, tout stupéfait. «Est-ce bien vrai, Fritz?

—C'est positif.»

Il y eut un long silence; nos deux chevaux,

Fox et Reppel, balançaient la tête l'un en face de l'autre, et se saluaient, grattant la neige du pied, comme pour se féliciter de l'expédition. Lieverlé bâillait d'impatience, allongeant et pliant sa longue échine maigre, comme une couleuvre, et Sperver restait immobile, la main sur sa carabine. Tout à coup, il la fit repasser sur son dos et s'écria:

«Eh bien! tâchons de la prendre vivante, cette Peste… nous mettrons des gants, s'il le faut; mais ce n'est pas aussi facile que tu le penses, Fritz.»

Et la main étendue vers les montagnes qui se déroulaient en amphithéâtre autour de nous, il ajouta:

«Regarde: voici l'Altenberg, le Birkenwald, le Schnéeberg, l'Oxenhorn, le Rhéethâl, le Behrenkopf … et si nous montions un peu, tu verrais cinquante autres pics à perte de vue, jusque dans les plaines du Palatinat; il y a là dedans des rochers, des ravins, des défilés, des torrents et des forêts, toujours des forêts: ici des sapins, plus loin des hêtres, plus loin des chênes. La vieille se promène au milieu de tout cela; elle a bon pied, bon oeil; elle vous flaire d'une lieue. Allez donc la prendre.

—Si c'était facile, où serait le mérite? Je ne t'aurais pas choisi tout exprès.

—C'est bel et bon, ce que tu me chantes-là, Fritz!… Encore si nous tenions un bout de sa piste, je ne dis pas qu'avec du courage, de la patience….

—Quant à sa piste, ne t'en inquiète pas, je m'en charge.

—Toi?

—Moi-même.

—Tu te connais à trouver une piste?

—Et pourquoi pas?

—Ah! du moment que tu ne doutes de rien … que tu penses en savoir plus que moi … c'est autre chose … marche en avant, je te suis.»

Il était facile de voir le dépit du vieux chasseur, irrité de ce que j'osais toucher à ses connaissances spéciales. Aussi, riant dans ma barbe, je ne me fis pas répéter l'invitation, et je tournai brusquement à gauche, sûr de couper les traces de la vieille, qui, de la poterne, après s'être enfuie avec le comte, avait dû traverser la plaine pour regagner la montagne.

Sperver marchait derrière moi, sifflant d'un air d'indifférence, et je l'entendais murmurer: «Allez donc chercher en plaine les traces de la Louve!… un autre se serait imaginé qu'elle a dû suivre la lisière du bois, comme d'habitude…. Mais il paraît qu'elle se promène maintenant à droite et à gauche, les mains dans les poches, comme un bourgeois de Tubingue.»

Je faisais la sourde oreille, quand tout à coup je l'entendis s'exclamer de surprise; puis me regardant d'un oeil pénétrant:

«Fritz, dit-il, tu en sais plus que tu n'en dis!

—Comment cela, Gédéon?

—Oui, cette piste que j'aurais cherchée huit jours … tu la trouves du premier coup. Ça n'est pas naturel!

—Où la vois-tu donc?

—Eh! n'aie pas l'air de regarder à tes pieds!»

Et m'indiquant au loin une traînée blanche à peine perceptible:

«La voilà!»

Aussitôt il prit le galop; je le suivis, et, deux minutes après, nous mettions pied à terre: c'était bien la trace de la Peste-Noire!

«Je serais curieux de savoir, s'écria Sperver en se croisant les bras, d'où diable cette trace peut venir.

—Que cela ne t'inquiète pas.

—Tu as raison, Fritz, ne fais pas attention à mes paroles … je parle quelquefois en l'air. Le principal est de savoir où la piste nous mènera.»

Et cette fois le piqueur mit le genou dans la neige.

J'étais tout oreilles; lui, tout attention.

«La trace est fraîche, dit-il à la première inspection; elle est de cette nuit! C'est étrange, Fritz: pendant la dernière attaque du comte, la vieille rôdait autour du Nideck.»

Puis, examinant avec plus de soin:

«Elle est de trois à quatre heures du matin.

—Comment le sais-tu?

—L'empreinte est nette, il y a du grésil tout autour. La nuit dernière, vers minuit, je suis sorti pour fermer les portes: il tombait du grésil … il n'y en a pas sur la trace; donc elle a été faite depuis.

—C'est juste, Sperver; mais elle peut avoir été faite beaucoup plus tard: à huit ou neuf heures, par exemple.

—Non, regarde, elle est couverte de verglas. Il ne tombe de brouillard qu'au petit jour…. La vieille est passée depuis le grésil … avant le verglas … de trois à quatre heures du matin.»

J'étais émerveillé de la perspicacité de Sperver.

Il se releva, frappant ses mains l'une contre l'autre, pour en détacher la neige, et, me regardant d'un air rêveur, il ajouta, comme se parlant à lui-même:

«Mettons, au plus tard, cinq heures du matin…. Il est bien midi, n'est-ce pas, Fritz?

—Midi moins un quart.

—Bon! la vieille a sept heures d'avance sur nous. Il nous faudra suivre, pas à pas, tout le chemin qu'elle a fait… A cheval, nous pouvons la gagner d'une heure sur deux; et, supposé qu'elle marche toujours, à sept ou huit heures du soir, nous la tenons… En route, Fritz, en route!»

Nous repartîmes, suivant les traces… Elles nous guidaient droit vers la montagne.

Tout en galopant, Sperver me disait:

«Si le bonheur voulait que cette maudite Peste fût entrée dans un trou, quelque part, ou qu'elle se fût reposée une heure ou deux, nous pourrions la tenir avant la fin du jour.

—Espérons-le, Gédéon.

—Oh!! n'y compte pas … n'y compte pas. La vieille Louve est toujours en route … elle est infatigable … elle balaye tous les chemins creux du Schwartz-Wald…. Enfin, il ne faut pas se flatter de chimères…. Si, par hasard, elle s'est arrêtée … tant mieux … nous en serons plus contents … et si elle a marché toujours … eh bien! nous ne serons pas découragés!… Allons, un temps de galop … hop! hop!… Fox!»

C'est une étrange situation que celle de l'homme à la chasse de son semblable; car, après tout, cette malheureuse était notre semblable; elle était douée comme nous d'une âme immortelle; elle sentait, pensait, réfléchissait comme nous; il est vrai que des instincts pervers la rapprochaient sous quelques rapports de la louve, et qu'un grand mystère planait sur sa destinée. La vie errante avait sans doute oblitéré chez elle le sens moral, et même effacé le caractère humain; mais toujours est-il que rien, rien au monde, ne nous donnait le droit d'exercer sur elle le despotisme de l'homme sur la brute.

Et pourtant, une ardeur sauvage nous entraînait à sa poursuite; moi-même, je sentais bouillonner mon sang, j'étais déterminé à ne reculer devant aucun moyen, pour m'emparer de cet être bizarre. La chasse au loup, au sanglier, ne m'aurait pas inspiré la même exaltation!

La neige volait derrière nous, et quelquefois des fragments de glace, enlevés par le fer comme à l'emporte-pièce, sifflaient à nos oreilles.

Sperver, tantôt le nez en l'air, sa grande moustache rousse au vent … tantôt son oeil gris sur la piste, me rappelait ces fameux Baskirs, que j'avais vus traverser l'Allemagne dans mon enfance, et son grand cheval, maigre, sec, musculeux, la crinière développée, le corsage svelte comme un lévrier, complétait l'illusion.

Lieverlé, dans son enthousiasme, bondissait parfois à la hauteur de nos chevaux, et je ne pouvais m'empêcher de frémir, en songeant à sa rencontre avec la Peste: il était capable de la mettre en pièces, avant qu'elle eût le temps de jeter un cri.

Du reste, la vieille nous donnait terriblement à courir. Sur chaque colline, elle avait fait un crochet, à chaque monticule nous trouvions une fausse trace.

«Encore ici, criait Sperver, ce n'est rien … on voit de loin; mais dans le bois, ce sera bien autre chose…. C'est là qu'il faudra ouvrir l'oeil!… Vois-tu, la maudite bête, comme elle sait fausser la piste!… La voilà qui s'est amusée à balayer ses pas … et puis, sur cette hauteur exposée au vent, elle s'est glissée jusqu'au ruisseau … elle l'a suivi dans le cresson pour gagner le coin des bruyères…. Sans ces deux pas-ci, elle nous dévoyait pour sûr!»

Nous venions d'atteindre la lisière d'un bois de sapins. La neige, dans ces sortes de forêts, ne dépasse jamais l'envergure des rameaux. C'était un passage difficile. Sperver mit pied à terre pour mieux y voir, et me fit placer à sa gauche, afin d'éviter mon ombre.

Il y avait là de grandes places couvertes de feuilles mortes, et de ces brindilles flexibles de sapin, qui ne prennent pas l'empreinte. Aussi, n'était-ce que dans les espaces libres, où la neige était tombée, que Sperver retrouvait le fil de la trace.

Il nous fallut une heure pour sortir de ce bouquet d'arbres. Le vieux braconnier s'en rongeait la moustache, et son grand nez formait un demi-cercle. Quand je voulais seulement dire un mot, il m'interrompait brusquement et s'écriait:

«Ne parle pas, ça me trouble!» Enfin nous redescendîmes dans un vallon à gauche, et Gédéon, m'indiquant les pas de la Louve, au versant des bruyères:

«Ceci, vieux, dit-il, n'est pas une fausse sortie, nous pouvons la suivre en toute confiance.

—Pourquoi?

—Parce que la Peste a l'habitude, dans toutes ses contre-marches, de faire trois pas de côté, puis de revenir sur ses brisées, d'en faire cinq ou six de l'autre, et de sauter brusquement dans une éclaircie…. Mais, quand elle se croit bien couverte, elle débusque sans s'inquiéter des feintes…. Tiens, que t'ai-je dit?… Elle bourre maintenant sous les broussailles comme un sanglier … il ne sera pas difficile de suivre sa voie…. C'est égal, mettons-la toujours entre nous, et allumons une pipe.»

Nous fîmes halte, et le brave homme, dont la figure commençait à s'animer, me regardant avec enthousiasme, s'écria:

«Fritz, ceci peut être un des plus beaux jours de ma vie! Si nous prenons la vieille, je veux la ficeler comme un paquet de guenilles sur la croupe de Fox. Une seule chose m'ennuie.

—Quoi?

—C'est d'avoir oublié ma trompe…. J'aurais voulu sonner la rentrée en approchant du Nideck. Ha! ha! ha!»

Il alluma son tronçon de pipe, et nous repartîmes.

Les traces de la Louve gagnaient alors le haut des bois sur une pente tellement roide, qu'il nous fallut plusieurs fois mettre pied à terre et conduire nos chevaux par la bride.

«La voilà qui tourne à droite, me dit Sperver; de ce côté-là les montagnes sont à pic; l'un de nous sera peut-être forcé de tenir les chevaux en main, tandis que l'autre grimpera pour rabattre. C'est le diable! on dirait que le jour baisse!»

Le paysage acquérait alors une ampleur grandiose; d'énormes roches grises, chargées de glaçons, élevaient de loin en loin leurs pointes anguleuses, comme des écueils au-dessus d'un océan de neige.

Rien de mélancolique comme le spectacle de l'hiver dans les hautes montagnes: les crêtes, les ravins, les arbres dépouillés, les bruyères scintillantes de givre, prennent à vos regards un caractère d'abandon et de tristesse indicible… Et le silence,—si profond que vous entendez une feuille glisser sur la neige durcie, une brindille se détacher de l'arbre,—le silence vous pèse, il vous donne l'idée incommensurable du néant!…

Que l'homme est peu de chose! Deux hivers consécutifs … et la vie est balayée de la terre.

Par instants l'un de nous éprouvait le besoin d'élever la voix … c'était une parole insignifiante:

«Ah! nous arriverons!… Quel froid de loup!…»

Ou bien:

«Hé! Lieverlé… tu baisses l'oreille.»

Tout cela pour s'entendre soi-même, pour se dire:

«Oh! je me porte bien … hum! hum!»

Malheureusement, Fox et Reppel commençaient à se fatiguer; ils enfonçaient jusqu'au poitrail et ne hennissaient plus comme au départ.

Et puis les défilés inextricables du Schwartz-Wald se prolongent indéfiniment. La vieille aimait ces solitudes: ici elle avait fait le tour d'une hutte de charbonnier abandonnée, plus loin elle avait arraché des racines qui croissent sur les roches moussues … ailleurs elle s'était assise au pied d'un arbre, et cela récemment, il y avait tout au plus deux heures, car les traces étaient fraîches; aussi notre espoir et notre ardeur s'en redoublaient… Mais le jour baissait à vue d'oeil!

Chose étrange, depuis notre départ du Nideck, nous n'avions rencontré ni bûcherons, ni charbonniers, ni ségares…. Dans cette saison, la solitude du Schwartz-Wald est aussi profonde que celle des steppes de l'Amérique du Nord.

A cinq heures, la nuit était venue; Sperver fit halte, et me dit:

«Mon pauvre Fritz, nous sommes partis deux heures trop tard…. La Louve a trop d'avance sur nous! Avant dix minutes, il va faire noir sous les arbres comme dans un four…. Ce qu'il y a de plus simple, c'est de gagner la Roche-Creuse, à vingt minutes d'ici, d'allumer un bon feu, de manger nos provisions et de vider notre peau de bouc. Dès que la lune se lèvera, nous reprendrons la piste, et si la vieille n'est pas le diable en personne, il y a dix à parier contre un, que nous la trouverons morte de froid, au pied d'un arbre, car il est impossible qu'une créature humaine puisse supporter de telles fatigues, par un temps comme celui-ci…. Sébalt lui-même, qui est le premier marcheur du Schwartz-Wald, n'y résisterait pas!… Voyons, Fritz, qu'en penses-tu?

—Je pense qu'il faudrait être fou pour agir autrement … et d'abord je ne me sens plus de faim.

—Eh bien donc, en route!»

Il prit les devants et s'engagea dans une gorge étroite, entre deux lignes de rochers à pic. Les sapins croisaient leurs branches au-dessus de nos têtes… Sous nos pieds coulait un torrent presque à sec, et, de loin en loin, quelque rayon égaré dans ces profondeurs faisait miroiter le flot terne comme du plomb.

L'obscurité devint telle que je dus abandonner la bride de Reppel. Les pas de nos chevaux sur les cailloux glissants avaient des retentissements bizarres, comme des éclats de rire de Macaques…. Les échos des rochers répétaient coup sur coup, et, dans le lointain, un point bleu semblait grandir a notre approche:—c'était l'issue de la gorge.

«Fritz, me dit Sperver, nous sommes ici dans le lit du torrent de la Tunkelbach. C'est le défilé le plus sauvage de tout le Schwartz-Wald; il se termine par une sorte de cul-de-sac, qu'on appelle la Marmite du Grand Gueulard. Au printemps, à l'époque de la fonte des neiges, la Tunkelbach vomit là dedans toutes ses entrailles, d'une hauteur de deux cents pieds. C'est un tapage épouvantable. Les eaux jaillissent et retombent en pluie jusque sur les montagnes environnantes. Parfois même elles emplissent la grande caverne de la Roche-Creuse … mais à cette heure, elle doit être sèche comme une poire à poudre, et nous pourrons y faire un bon feu.»

Tout en écoutant Gédéon, je considérais ce sombre défilé, et je me disais que l'instinct des fauves, cherchant de tels repaires, loin du ciel, loin de tout ce qui égaie l'âme … que cet instinct tient du remords. En effet, les êtres qui vivent en plein soleil: la chèvre debout sur son rocher pointu, le cheval emporté dans la plaine, le chien qui s'ébat près de son maître, l'oiseau qui se baigne en pleine lumière … tous respirent la joie, le bonheur … ils saluent le jour de leurs danses et de leurs cris d'enthousiasme…. Et le chevreuil qui brame à l'ombre des grands arbres, dans ses paquis verdoyants, a quelque chose de poétique comme l'asile qu'il préfère … le sanglier, quelque chose de brusque, de bourru, comme les halliers impénétrables où il s'enfonce … l'aigle, de fier, d'altier comme ses rochers à pic … le lion, de majestueux comme les voûtes grandioses de sa caverne … mais le loup, le renard, la fouine, recherchent les ténèbres … la peur les accompagne; cela ressemble au remords!

Je rêvais encore à ces choses, et je sentais déjà l'air vif me frapper au visage,—car nous approchions de l'issue de la gorge,—quand tout à coup un reflet rougeâtre passa sur la roche à cent pieds au-dessus de nous, empourprant le vert sombre des sapins, et faisant scintiller les guirlandes de givre.

«Ha! fit Sperver d'une voix étouffés, nous tenons la vieille!»

Mon coeur bondit; nous étions pressés l'un contre l'autre.

Le chien grondait sourdement.

«Est-ce qu'elle ne peut pas s'échapper? demandai-je tout bas.

—Non, elle est prise comme un rat dans une ratière … la Marmite du Grand Gueulard n'a pas d'autre issue que celle-ci, et, tout autour, les rochers ont deux cents pieds de haut…. Ha! Ha! je te tiens, vieille scélérate!»

Il mit pied à terre dans l'eau glacée, me donnant la bride de son cheval à tenir…. Un tremblement me saisit…. J'entendis dans le silence le tic tac rapide d'une carabine qu'on arme. Ce petit bruit strident me passa par tous les nerfs.

«Sperver, que vas-tu faire?

—Ne crains rien … c'est pour l'effrayer.

—A la bonne heure! mais, pas de sang! rappelle-toi ce que je t'ai dit: «La balle qui frapperait la Peste, tuerait également le comte!»

—Sois tranquille.»

Il s'éloigna sans m'écouter davantage. J'entendis le clapotement de ses pieds dans l'eau, puis je vis sa haute taille debout à l'issue de la gorge, noire sur le fond bleuâtre. Il resta bien cinq minutes immobile. Moi, penché, attentif, je regardais, m'approchant tout doucement. Comme il se retournait, je n'étais plus qu'à trois pas.

«Chut! fit-il d'un air mystérieux…. Regarde!»

Au fond de l'anse, taillée à pic comme une carrière dans la montagne, je vis un beau feu dérouler ses spirales d'or à la voûte d'une caverne, et devant le feu un homme accroupi, qu'à son costume je reconnus pour le baron de Zimmer-Blouderic.

Il était immobile, le front dans les mains, et semblait réfléchir. Derrière lui, une forme noire gisait étendue sur le sol, et, plus loin, son cheval à demi perdu dans l'ombre nous regardait l'oeil fixe, l'oreille droite, les naseaux tout grands ouverts.

Je restai stupéfait:

Comment le baron de Zimmer se trouvait-il à cette heure dans cette solitude?… Qu'y venait-il faire?… s'était-il égaré?…

Les suppositions les plus contradictoires se heurtaient dans mon esprit, et je ne savais à laquelle m'arrêter, quand le cheval du baron se prit à hennir.

A ce bruit, son maître releva la tête:

«Qu'as-tu donc, Donner?» dit-il.

Puis, à son tour, il regarda dans notre direction, les yeux écarquillés.

Cette tête pâle aux arêtes saillantes, aux lèvres minces, aux grands sourcils noirs contractés, et creusant au milieu du front une longue ride perpendiculaire, m'aurait frappé d'admiration dans toute autre circonstance; mais alors un sentiment d'appréhension indéfinissable s'était emparé de mon âme, et j'étais plein d'inquiétude.

Tout à coup le jeune homme s'écria:

«Qui va là?

—Moi, Monseigneur, répondit aussitôt Gédéon en s'avançant vers lui, moi … Sperver, le piqueur du comte de Nideck!…»

Un éclair traversa le regard du baron, mais pas un muscle de sa figure ne tressaillit. Il se leva, ramenant d'un geste sa pelisse sur ses épaules. J'attirai les chevaux et le chien, qui se mit subitement à hurler d'une façon lamentable.

Qui n'est sujet à des craintes superstitieuses? Aux plaintes de
Lieverlé, j'eus peur, un frisson glacial me parcourut tout le corps.

Sperver et le baron se trouvaient à cinquante pas l'un de l'autre: le premier, immobile au milieu de l'anse, la carabine sur l'épaule; le second, debout sur la plate-forme extérieure de la caverne, la tête haute, l'oeil fier et nous dominant du regard.

«Que voulez-vous? dit le jeune homme d'un accent agressif.

—Nous cherchons une femme, répondit le vieux braconnier, une femme qui vient tous les ans rôder autour du Nideck, et nous avons l'ordre de l'arrêter!

—A-t-elle volé?

—Non.

—A-t-elle tué?

—Non, Monseigneur.

—Alors que lui voulez-vous? De quel droit la poursuivez-vous?»

Sperver se redressa et fixant ses yeux gris sur le baron:

«Et vous, de quel droit l'avez-vous prise? fit-il avec un sourire bizarre, car elle est là … je la vois au fond de la caverne… De quel droit mettez-vous la main dans nos affaires?… Ne savez-vous pas que nous sommes ici sur les terres du Nideck … et que nous avons droit de haute et basse justice?»

Le jeune homme pâlit, et d'un ton rude: «Je n'ai pas de comptes à vous rendre, dit-il.

—Prenez garde, reprit Sperver, je viens avec des paroles de paix, de conciliation. J'agis au nom du seigneur Yéri-Hans, je suis dans mon droit, et vous me répondez mal,

—Votre droit?… fit le jeune homme avec un sourire amer. Ne parlez pas de votre droit… Vous me forceriez à vous dire le mien!…

—Eh bien! dites-le! s'écria le vieux braconnier, dont le grand nez se courbait de colère.

—Non, répondit le baron, je ne vous dirai rien, et vous n'entrerez pas!

—C'est ce que nous allons voir!» fit Sperver en avançant vers la caverne.

Le jeune homme tira son couteau de chasse… Alors, moi, voyant cela, je voulus m'élancer entre eux. Malheureusement, le chien que je tenais en laisse m'échappa d'une secousse et m'étendit à terre. Je crus le baron perdu; mais, au même instant, un cri sauvage partit du fond de la caverne, et, comme je me relevais, j'aperçus la vieille debout devant la flamme, les vêtements en lambeaux, la tête rejetée en arrière, les cheveux flottants sur les épaules; elle levait au ciel ses longs bras maigres et poussait des hurlements lugubres, comme la plainte du loup par les froides nuits d'hiver, quand la faim lui tord les entrailles.

Je n'ai rien vu de ma vie d'aussi épouvantable … Sperver, immobile, l'oeil fixe, la bouche entr'ouverte, semblait pétrifié. Le chien lui-même, à cette apparition inattendue, s'était arrêté quelques secondes … mais courbant tout à coup son échine hérissée de colore, il reprit sa course avec un grondement d'impatience qui me fit frémir. La plate-forme de la caverne se trouvait à huit ou dix pieds du sol, sans cela il l'eût atteinte du premier bond. Je l'entends encore franchir les broussailles couvertes de givre…. Je vois le baron se jeter devant la vieille, en criant d'une voix déchirante:

«Ma mère!… »

Puis le chien reprendre un dernier élan, et Sperver, rapide comme l'éclair, le mettre en joue et le foudroyer aux pieds du jeune homme.

Cela s'était passé dans une seconde. Le gouffre s'était illuminé, et les échos lointains se renvoyaient l'explosion dans leurs profondeurs infinies. Le silence parut ensuite grandir, comme les ténèbres après l'éclair.

Quand la fumée de la poudre se fut dissipée, j'aperçus Lieverlé gisant à la base du roc … et la vieille évanouie dans les bras du jeune homme. Sperver, pâle, regardant le baron d'un oeil sombre, laissait tomber la crosse de sa carabine à terre, la face contractée et les yeux a demi fermés d'indignation.

«Seigneur de Blouderic, dit-il, la main étendue vers la caverne, je viens de tuer mon meilleur ami, pour sauver cette femme … votre mère!… Rendez grâces au ciel que sa destinée soit liée à celle du comte…. Emmenez-la!… Emmenez-la!… et qu'elle ne revienne plus … car je ne répondrais pas du vieux Sperver!…»

Puis, jetant un coup d'oeil sur le chien:

«Mon pauvre Lieverlé!… s'écria-t-il d'une voix déchirante. Ah! voilà donc ce qui m'attendait ici…. Viens, Fritz … partons … sauvons-nous … Je serais capable de faire un malheur!…»

Et saisissant Fox par la crinière, il voulut se mettre en selle; mais, tout à coup le coeur lui creva, et laissant tomber sa tête sur l'épaule de son cheval, il se prit à sangloter comme un enfant.

XIII

Sperver venait de partir, emportant Lieverlé dans son manteau. J'avais refusé de le suivre … mon devoir, à moi, me retenait près de la vieille…. Je ne pouvais abandonner cette malheureuse sans manquer à ma conscience.

D'ailleurs, il faut bien le dire, j'étais curieux de voir de près cet être bizarre; aussi le piqueur avait à peine disparu dans les ténèbres du défilé, que je gravissais déjà le sentier de la caverne.

Là m'attendait un spectacle étrange.

Sur un grand manteau de fourrure rousse doublé de vert, était étendue la vieille dans sa longue robe pourpre, les mains crispées sur sa poitrine … une flèche d'or dans ses cheveux gris.

Je vivrais mille ans que l'image de cette femme ne s'effacerait pas de mon esprit; cette tête de vautour agitée par les derniers tressaillements de la vie … l'oeil fixe et la bouche entr'ouverte … était formidable à voir…. Telle devait être à sa dernière heure la terrible reine Frédégonde.

Le baron, à genoux près d'elle, essayait de la ranimer, mais au premier coup d'oeil, je vis que la malheureuse était perdue, et ce n'est pas sans un sentiment de pitié profonde, que je me baissai pour lui prendre le bras.

—Ne touchez pas à madame! s'écria le jeune homme d'un accent irrité; je vous le défends!

—Je suis médecin, Monseigneur.»

Il m'observa quelques secondes en silence, puis se relevant:

«Pardonnez-moi, Monsieur, dit-il à voix basse…. Pardonnez-moi!»

Il était devenu tout pâle … ses lèvres tremblaient.

Au bout d'un instant, il reprit:

«Que pensez-vous?

—C'est fini…. Elle est morte!»

Alors, sans répondre un mot, il s'assit sur une large pierre, le front dans sa main, le coude sur le genou, l'oeil fixe, comme anéanti.

Moi je m'accroupis près du feu, regardant la flamme grimper à la voûte de la caverne et projeter des lueurs de cuivre rouge sur la face rigide de la vieille.

Nous étions là depuis une heure, immobiles comme deux statues, quand relevant tout à coup la tête, le baron me dit:

«Monsieur, tout ceci me confond!… Voici ma mère … depuis vingt-six ans je croyais la connaître… et voilà que tout un monde de mystères et d'horreur s'ouvre devant mes yeux….—Vous êtes médecin … avez-vous jamais rien vu d'aussi épouvantable?

—Monseigneur, lui répondis-je, le comte de Nideck est atteint d'une maladie qui offre un singulier caractère de ressemblance avec celle de madame votre mère… Si vous avez assez de confiance en moi pour me communiquer les faits dont vous avez dû être témoin, je vous confierai volontiers ceux qui sont à ma connaissance, car cet échange pourrait peut-être m'offrir un moyen de sauver mon malade.

—Volontiers, Monsieur,» fit-il.

Et sans autre transition il me raconta que la baronne de Blouderic, appartenant à l'une des plus grandes familles de la Saxe, faisait chaque année, vers l'automne, un voyage en Italie, accompagnée d'un vieux serviteur qui possédait seul toute sa confiance…. Que cet homme, étant sur le point de mourir, avait désiré voir en particulier le fils de son ancien maître, et qu'à cette heure suprême, tourmenté sans doute par quelques remords, il avait dit au jeune homme que le voyage de sa mère en Italie n'était qu'un prétexte pour se livrer à des excursions dans le Schwartz-Wald, dont lui-même ne connaissait pas le but, mais qui devaient avoir quelque chose d'épouvantable … car la baronne en revenait exténuée, déguenillée, presque mourante, et qu'il lui fallait plusieurs semaines de repos, pour se remettre des fatigues horribles de ces quelques jours.—Voilà ce que le vieux domestique avait raconté simplement au jeune baron, croyant accomplir en cela son devoir.—Le fils, voulant à tout prix savoir à quoi s'en tenir, avait vérifié l'année même ce fait incompréhensible en suivant sa mère d'abord jusqu'à Baden.—Il l'avait vue ensuite s'enfoncer dans les gorges du Schwartz-Wald et l'avait suivie pour ainsi dire pas à pas…. Ces traces que Sébalt avait remarquées dans la montagne … c'étaient les siennes.

Quand le baron m'eut fait cette confidence, je ne crus pas devoir lui cacher l'influence bizarre que l'apparition de la vieille exerçait sur l'état de santé du comte, ni les autres circonstances de ce drame.

Nous demeurâmes tous deux confondus de la coïncidence de ces faits, de l'attraction mystérieuse que ces êtres exerçaient l'un sur l'autre sans se connaître, de l'action tragique qu'ils représentaient à leur insu, de la connaissance que la vieille avait du château, de ses issues les plus secrètes, sans l'avoir jamais vu précédemment, du costume qu'elle avait découvert pour cette représentation, et qui ne pouvait avoir été pris qu'au fond de quelque retraite mystérieuse, que la lucidité magnétique seule lui avait révélée…. Enfin, nous demeurâmes d'accord que tout est épouvantement dans notre existence, et que le mystère de la mort est peut-être le moindre des secrets que Dieu se réserve, quoiqu'il nous paraisse le plus important.

Cependant, la nuit commençait à pâlir…. Au loin … bien loin … une chouette sonnait la retraite des ténèbres, de cette voix étrange qui semble sortir d'un goulot de bouteille…—Bientôt se fit entendre un hennissement dans les profondeurs du défilé … puis, aux premières lueurs du jour, nous vîmes apparaître un traîneau conduit parle domestique du baron….—Il était couvert de paille et de literies….—On y chargea la vieille.

Moi, je remontai sur mon cheval, qui ne paraissait pas fâché de se dégourdir les jambes, étant resté la moitié de la nuit les pieds sur la glace.—J'accompagnai le traîneau jusqu'à la sortie du défilé, et nous étant salués gravement, comme cela se pratique entre seigneurs et bourgeois, ils prirent à gauche vers Hirschland, et moi je me dirigeai vers les tours du Nideck.

A neuf heures, j'étais en présence de mademoiselle Odile et je l'instruisais des événements qui venaient de s'accomplir.

M'étant rendu ensuite près du comte, je le trouvai dans un état fort satisfaisant.—Il éprouvait une grande faiblesse, bien naturelle après les crises terribles qu'il venait de traverser, mais il avait repris possession de lui-même et la fièvre avait complètement disparu depuis la veille au soir.

Tout marchait vers une guérison prochaine.

Quelques jours plus tard, voyant le vieux seigneur en pleine convalescence, je voulus retourner à Tubingue, mais il me pria si instamment de fixer mon séjour au Nideck et me fit des conditions tellement honnêtes à tous égards, qu'il me fut impossible de me refuser à son désir.

Je me souviendrai longtemps de la première chasse au sanglier que j'eus l'honneur de faire avec le comte, et surtout de la magnifique rentrée aux flambeaux, après avoir battu les neiges du Schwartz-Wald douze heures de suite sans quitter l'étrier…—Je venais de souper et je montais à la tour de Hugues brisé de fatigue, quand passant devant la chambre de Sperver, dont la porte se trouvait entr'ouverte, des cris joyeux frappèrent mes oreilles…. Je m'arrêtai, et le plus agréable spectacle s'offrit à mes regards:

Autour de la table en chêne massif, se pressaient vingt figures épanouies. Deux lampes de fer, suspendues à la voûte, éclairaient toutes ces faces larges, carrées, bien portantes.

Les verres s'entrechoquaient!…

Là, se trouvait Sperver avec son front osseux, ses moustaches humides, ses yeux étincelants et sa chevelure grise ébouriffée; il avait à sa droite Marie Lagoutte, à sa gauche Knapwurst … une teinte rosé colorait ses joues brunies au grand air, il levait l'antique hanap d'argent ciselé, noirci par les siècles, et sur sa poitrine brillait la plaque du baudrier, car, selon son habitude, il portait le costume de chasse.

C'était une belle figure simple et joyeuse.

Les joues de Marie Lagoutte avaient de petites flammes rouges, et son grand bonnet de tulle semblait prendre la volée; elle riait, tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre.

Quant à Knapwurst, accroupi dans son fauteuil, la tête à la hauteur du coude de Sperver, vous eussiez dit une gourde énorme. Puis venait Tobie Offenloch, comme barbouillé de lie de vin, tant il était rouge; sa perruque au bâton de sa chaise, sa jambe de bois en affût sous la table. Et, plus loin, la longue figure mélancolique de Sébalt, qui riait tout bas en regardant au fond de son verre.

Il y avait aussi les gens de service, les domestiques et les servantes; enfin tout ce petit monde qui vit et prospère autour des grandes familles, comme la mousse, le lierre et le volubilis au pied du chêne.

Les yeux étaient voilés de douces larmes: la vigne du Seigneur pleurait d'attendrissement!

Sur la table, un énorme jambon, à cercles pourpres concentriques, attirait d'abord les regards…. Puis venaient les longues bouteilles de vin du Rhin, éparses au milieu des plats fleuronnés, des pipes d'Ulm à chaînette d'argent et des grands couteaux à lame luisante.

La lumière de la lampe répandait sur tout cela sa belle teinte couleur d'ambre, et laissait dans l'ombre les vieilles murailles grises, où se roulaient en cercles d'or les trompes, les cors et les cornets de chasse du piqueur.

Rien de plus original que ce tableau.

La voûte chantait.

Sperver, comme je l'ai dit, levait le hanap; il entonnait l'air du burgrave Hatto-le-Noir:

«Je suis le roi de ces montagnes!»

tandis que la rosée vermeille du rudesheim tremblotait à chaque poil de ses moustaches. A mon aspect, il s'interrompit, et me tendant la main:

«Fritz, dit-il, tu nous manquais…. Il y a longtemps que je ne me suis senti aussi heureux que ce soir…. Sois le bienvenu!»

Comme je le regardais avec étonnement, car depuis la mort de Lieverlé je ne me rappelais pas l'avoir vu sourire, il ajouta d'un air grave:

«Nous célébrons le rétablissement de Monseigneur…, et Knapwurst nous raconte des histoires!»

Tout le monde s'était retourné.

Les plus joyeuses acclamations me saluèrent.

Je fus entraîné par Sébalt, installé près de Marie Lagoutte, et mis en possession d'un grand verre de Bohème, avant d'être revenu de mon ébahissement.

La vieille salle bourdonnait d'éclats de rire, et Sperver, m'entourant le cou de son bras gauche, la coupe haute, la figure sévère comme tout brave coeur qui a un peu trop bu, s'écriait:

«Voilà mon fils!… Lui et moi … moi et lui … jusqu'à la mort!…
A la santé du docteur Fritz!…»

Knapwurst, debout sur la traverse de son fauteuil, comme une rave fendue en deux, se penchait vers moi et me tendait son verre…. Marie Lagoutte faisait voler les grandes ailes de son bavolet … et Sébalt, droit devant sa chaise, grand et maigre comme l'ombre du Wildjaëger debout dans les hautes bruyères, répétait: «A la santé du docteur Fritz!» pendant que des flocons de mousse ruisselaient de sa coupe, et s'éparpillaient sur les dalles.

Il y eut un moment de silence…. Tout le monde buvait…. Puis un seul choc: tous les verres touchaient la table à la fois. «Bravo!» s'écria Sperver.

Puis se tournant vers moi:

«Fritz, dit-il, nous avons déjà porté la santé du comte, et celle de mademoiselle Odile… Tu vas en faire autant!»

Il me fallut par deux fois vider le hanap, sous les yeux de la salle attentive. Alors, je devins grave à mon tour, et je trouvai tous les objets lumineux; les figures sortaient de l'ombre pour me regarder de plus près: il y en avait de jeunes et de vieilles, de belles et de laides; mais toutes me parurent bonnes, bienveillantes et tendres. Les plus jeunes pourtant, mes yeux les attiraient du bout de la salle, et nous échangions ensemble de longs regards pleins de sympathie.:

Sperver fredonnait et riait toujours. Tout à coup, posant la main sur la bosse du nain:

«Silence! dit-il, voici Knapwurst, notre archiviste, qui va parler!…
Cette bosse, voyez-vous, c'est l'écho de l'antique manoir du Nideck!»

Le petit bossu, bien loin de se fâcher d'un tel compliment, regarda le piqueur avec attendrissement et dit:

«Et toi, Sperver, tu es un de ces vieux reiters dont je vous ai raconté l'histoire!… Oui, tu as le bras, la moustache et le coeur d'un vieux reiter! Si celle fenêtre s'ouvrait et que l'un d'eux, allongeant le bras du milieu des ombres, te tendit la main … que dirais-tu?

—Je lui serrerais la main et je lui dirais: «Camarade, viens t'asseoir avec nous. Le vin est aussi bon et les filles aussi jolies que du temps de Hugues…. Regarde!»

Et Sperver montrait la brillante jeunesse qui riait autour de la table.

Elles étaient bien jolies, les filles du Nideck: les unes rougissient de joie, d'autres levaient lentement leurs cils blonds voilant un regard d'azur, et je m'étonnais de n'avoir pas encore remarqué ces roses blanches, épanouies sur les tourelles du vieux manoir.

«Silence!… s'écria Sperver pour la seconde fois. Notre ami Knapwurst va nous répéter la légende qu'il nous racontait tout à l'heure.

—Pourquoi pas une autre? dit le bossu.

—Celle-là me plaît!

—J'en sais de plus belles.

—Knapwurst! fit le piqueur, en levant le doigt d'un air grave, j'ai des raisons pour entendre la même; fais-la courte si tu veux. Elle dit bien des choses. Et toi, Fritz, écoute!»

«Le nain, à moitié gris, posa ses deux coudes sur la table, et les joues relevées sur les poings, les yeux à fleur de tête, il s'écria d'une voix perçante:

«Eh bien donc! Bernard Hertzog rapporte que le burgrave Hugues, surnommé le Loup, étant devenu vieux, se couvrit du chaperon: c'était un bonnet de mailles, qui emboîtait tout le haume quand le chevalier combattait. Quand il voulait prendre l'air, il était son casque, et se couvrait du bonnet. Alors, les lambrequins retombaient sur ses épaules.»

«Jusqu'à quatre-vingt-deux ans, Hugues n'avait pas quitté son armure, mais, à cet âge, il respirait avec peine.

«Il fit venir Otto de Burlach, son chapelain; Hugues, son fils aîné; son second fils Barthold. et sa fille, Berthe-la-Rousse, femme d'un chef saxon nommé Blonderic, et leur dit:

—«Votre mère la Louve, m'a prêté sa griffe… son sang s'est mêlé au mien….. Il va renaître par vous de siècle en siècle, et pleurer dans les neiges du Schwartz-Wald! Les uns diront: c'est la bise qui pleure! Les autres: c'est la chouette!… Mais ce sera votre sang, le mien, le sang de la Louve, qui m'a fait étrangler Edwige, ma première femme devant Dieu et la sainte Église…. Oui … elle est morte par mes mains … Que la Louve soit maudite! car il est écrit: «JE POURSUIVRAI LE CRIME DU PÈRE DANS SES DESCENDANTS, JUSQU'A CE QUE JUSTICE SOIT FAITE!»—

«Et le vieux Hugues mourut.

«Or, depuis ce temps-là, la bise pleure, la chouette crie, et les voyageurs errant la nuit ne savent pas que c'est le sang de la Louve qui pleure … lequel renaît, dit Hertzog, et renaîtra de siècle en siècle, jusqu'au jour où la première femme de Hugues, Edwige-la-Blonde, apparaîtra sous la forme d'un ange au Nideck, pour consoler et pardonner!…»

Sperver, se levant alors, détacha l'une des lampes de la torchère, et demanda les clefs de la bibliothèque à Knapwurst stupéfait.

Il me fit signe de le suivre.

Nous traversâmes rapidement la grande galerie sombre, puis la halle d'armes, et bientôt la salle des archives apparut au bout de l'immense corridor.

Tous les bruits avaient cessé: on eût dit unchâteau désert.

Parfois, je tournais la tête, et je voyais alors nos deux ombres se prolongeant à l'infini, glisser comme des fantômes sur les hautes tentures, et se tordre en contorsions bizarres….

J'étais ému, j'avais peur!

Sperver ouvrit brusquement la vieille porte de chêne, et, la torche haute, les cheveux ébouriffés, la face pâle, il entra le premier. Arrivé devant le portrait d'Edwige, dont la ressemblance avec la jeune comtesse m'avait frappé lors de notre première visite à la bibliothèque, il s'arrêta et me dit d'un air solennel:

«Voici celle qui doit revenir pour consoler et pardonner!… Eh bien! elle est revenue!… Dans ce moment, elle est en bas, près du vieux…. Regarde, Fritz, la reconnais-tu?… c'est Odile!…»

Puis, se tournant vers le portrait de la seconde femme de Hugues:

«Quant à celle-là, reprit-il, c'est Huldine-la-Louve…. Pendant mille ans, elle a pleuré dans les gorges du Schwartz-Wald … et c'est elle qui est cause de la mort de mon pauvre Lieverlé … mais désormais les comtes du Nideck peuvent dormir tranquilles, car justice est faite … et le bon ange de la famille est de retour!»

POURQUOI HUNEBOURG NE PUT PAS RENDU

I

Le fort de Hunebourg, taillé dans le roc à la cime d'un pic escarpé, domine toute cette branche secondaire des Vosges qui sépare la Meurthe, la Moselle et la Bavière rhénane du bassin d'Alsace.

En 1815, le commandement de Hunebourg appartenait à Jean-Pierre Noël, ex-sergent-major aux fusiliers de la garde, amputé de la jambe gauche à Bautzen et décoré sur le champ de bataille.

Ce digne commandant était un homme de cinq pieds deux pouces, très-large des épaules et très-court sur jambes. Il avait une jolie petite bedaine, de bonnes grosses lèvres sensuelles, de grands yeux gris pleins d'énergie, de larges sourcils touffus, et le nez le plus magnifiquement fleuronné de toute la chaîne des Vosges. Un chapeau à claque, l'habit d'ordonnance à longues basques, la culotte bleue, le gilet écarlate, les souliers à boucles d'argent, composaient sa tenue invariable.

Au moral, le commandant Noël aimait à rire. Il aimait aussi le bourgogne «pelure d'oignon,» le filet de chevreuil, le coq de bruyères truffé, le jambon de Mayence, les carpes du Rhin, et généralement toutes les excellentes choses que le Seigneur a faites pour ses enfants. Quant au Champagne frappé, l'honnête Jean-Pierre n'en parlait qu'avec le plus grand respect; mais la vérité me force à dire que le bordeaux partageait,—avec les andouilles cuites dans leur jus,—ses plus chères sympathies.

Ce digne commandant avait sous ses ordres une compagnie de vétérans, la plupart secs et maigres comme des râbles, portant de longues capotes grises et prisant du tabac de contrebande.

On les voyait errer sur les remparts, regarder dans l'abîme, se dessécher au soleil; l'aspect du ciel bleu, de l'horizon bleu, ainsi que l'eau claire de la citerne, avaient imprimé sur leurs fronts le sceau d'une incurable mélancolie.

Il y avait aussi deux sous-officiers envoyés à Hunebourg pour se reposer de leurs fatigues; l'un s'appelait Cousin, l'autre Fargès; c'étaient deux jeunes gens de bonne famille…. Une vocation irrésistible les avait entraînés vers la carrière des armes, et la gloire s'était naturellement fait un plaisir de les couvrir de lauriers. Malheureusement, elle les avait aussi couverts de blessures, et c'est à cette particularité qu'ils devaient l'honneur de servir sous les ordres de Jean-Pierre.

Du reste, ces deux jeunes héros supportaient bravement les injustices de la fortune: ils jouaient aux cartes, fumaient des pipes, et se racontaient leurs campagnes en buvant des petits verres.

Telle était l'existence pleine de variété des habitants de Hunebourg, lorsque le 26 juin 1815, vers quatre heures de l'après-midi, le commandant Jean-Pierre donna tout à coup l'ordre de battre le rappel et de faire mettre la compagnie sous les armes. Il descendit ensuite dans la cour de la caserne, son grand chapeau à claque sur l'oreille, ses longues moustaches retroussées et la main droite dans son gilet.

«Mes enfants, s'écria-t-il en s'arrêtant devant le front des troupes, vous êtes dans le chemin de l'honneur et de la gloire. Allez toujours, et vous arriverez, c'est moi qui vous le prédis! Je reçois à l'instant du général Rapp, commandant le cinquième corps, une dépêche qui m'informe que soixante mille Russes, Autrichiens, Bavarois et Wurtembergeois, sous les ordres du généralissime prince de Schwartzemberg, viennent de franchir le Rhin à Oppenheim. Le haut Palatinat est envahi … L'ennemi n'est plus qu'à trois journées de marche … Il parait même que les cosaques ont déjà poussé des reconnaissances jusque dans nos montagnes:—Nous allons nous regarder dans le blanc des yeux!…

«Mes enfants, je compte sur vous, comme vous comptez sur moi … Nous ferons sauter la boutique plutôt que de nous rendre, cela va sans dire; mais en attendant il s'agit d'approvisionner la place…. Pas de rations, pas de soldats… les moyens d'existence avant tout … c'est mon principe! Sergent Fargès, vous allez vous vendre, avec trente hommes, dans tous les hameaux et villages des environs, à trois lieues du fort … à Hazebrück, Wechenbach, Rosenheim, etc…. Vous ferez main basse sur le bétail, sur les comestibles, sur toutes les substances liquides ou solides, capables de soutenir le moral de la garnison. Vous mettrez en réquisition toutes les charrettes pour le transport des vivres, ainsi que les chevaux, les ânes, les boeufs. Si nous ne pouvons pas les nourrir, ils nous nourriront!—Dès que le convoi sera formé, vous regagnerez la place, en suivant autant que possible les hauteurs. Vous chasserez devant vous le bétail avec ordre et discipline, ayant toujours bien soin qu'aucune bête ne s'écarte … ce serait autant de perdu. Si par hasard un tourbillon de cosaques cherche à vous envelopper, vous ne lâcherez pas prise … au contraire … une partie de l'escorte leur fera face, et l'autre poussera le troupeau sous les canons du fort. De cette manière, ceux d'entre vous qui seront tués, auront la consolation de penser que les autres se portent bien, et qu'ils conservent des vivres pour soutenir le siège.

On admirera leur conduite de siècle en siècle, et la postérité dira d'eux: «Jacques, André, Joseph, étaient des braves!…»

Des cris frénétiques de: «Vive l'empereur! vive le commandant!» accueillirent cette harangue.—Le tambour battit; Fargès tira majestueusement son briquet, fit ranger sa petite troupe en colonne et commanda le départ.

Les vétérans, pleins d'ardeur, partirent du pied gauche, et Jean-Pierre Noël, les bras croisés sur la poitrine et la jambe de bois en avant, les suivit du regard jusqu'à ce qu'ils eussent disparu derrière l'esplanade.

II

La petite troupe de Fargès s'avançait à travers les immenses forêts de Homberg, le mousquet sur l'épaule, l'oeil au guet, l'oreille au vent, comme il convient à de braves militaires, qui ne se soucient pas de laisser leur peau sous le bec crochu des chouettes. Tous étaient animés du plus vif enthousiasme; d'abord, parce, qu'il est toujours agréable de faire ses provisions chez les autres, d'ouvrir les armoires, de décrocher les jambons, de tordre le cou aux volailles, de mettre les tonneaux en perce, d'explorer la cave, le grenier, la cuisine. Quel que soit votre tempérament, sanguin, nerveux ou même lymphatique, ces choses-là font toujours plaisir…. Et puis les Français aiment la guerre: rien que l'espoir d'une bataille leur fouette le sang; ils chantent, ils sifflent, ils se sentent tout joyeux. Nos gaillards couraient donc comme des lièvres, la giberne au dos, la brelle sur la hanche. C'était plaisir de les voir s'enfoncer sous les longues avenues de chênes et de hêtres … se perdre dans les ombres … paraître et disparaître au fond des ravins … s'accrocher aux broussailles … et gravir les rochers avec une dextérité merveilleuse.

Fargès marchait à l'arrière-garde de sa colonne, en compagnie du caporal Lombard. Figurez-vous un gaillard de cinquante ans, coiffé d'un immense chapeau à cornes et vêtu d'une grande capote grise. Sa taille large et carrée promettait une vigueur extraordinaire; ses traits fortement accusés, ses favorisroux, le froncement continuel de ses sourcils lui donnaient un air dur et farouche. Une longue cicatrice sillonnait sa joue gauche et fendait sa lèvre supérieure, laissant à découvert deux belles dents canines, qui se faisaient jour à travers d'épaisses moustaches, et ne ressemblaient pas mal aux défenses d'un vieux sanglier. Pour comble d'agrément, ce personnage fumait un tronçon de pipe, et des bouffées de tabac s'échappaient par toutes les crevasses de sa joue, depuis l'oreille jusqu'aux lèvres: Benoît Lombard avait vingt-neuf ans de service, trente-deux campagnes et dix-huit blessures…. Aussi, grâce à sa bravoure et au concours heureux des circonstances, il avait obtenu le grade de caporal.

«Eh bien! Lombard, dit tout à coup Fargès en allongeant le pas, que pensez-vous de notre expédition? Croyez-vous qu'elle réussisse?

—Je pense, répondit le caporal avec un sourire qui déchaussa complètement un côté de sa mâchoire, je pense que si ces gueux de paysans se doutaient de ce qui leur pend à l'oeil, ils auraient bientôt évacué leur bétail…. Alors, bonsoir la compagnie…. Je connais ça, servent…. En Espagne, il n'y avait qu'un moyen de les attraper….

—Quel moyen, Lombard?

—Nous les attendions dans leurs villages … entre quatre murs … ils venaient quelquefois la nuit pour faire cuire le pain … car, voyez-vous, sergent … il faut un four pour cuire du pain…. Alors nous leur mettions la main sur la nuque, et nous les confessions … tout doucement … vous comprenez….

—Oui, caporal, mais nous ne sommes pas en pays ennemi….

—Voilà justement pourquoi il faut tomber dessus comme une bombe…. Il faut les surprendre agréablement … empoigner tout … sans leur faire de mal … mais c'est difficile, sergent, c'est difficile….

—Comment ça, Lombard?

—D'abord, le paysan est malin; il tient à garder ce qu'il a, sans s'inquiéter de l'honneur de la patrie…. Ensuite, depuis 1814, il se défie de nous….

—Vous croyez? dit Fargès d'un air de doute.

—Sergent, prenez garde à ce que je vous dis…. Les paysans ne sont pas bêtes! Ils se rappellent que l'année dernière nous avons fait un tour dans les villages, pour approvisionner les places, et je suis sûr qu'en apprenant l'invasion, la première chose qu'ils vont faire, ce sera d'aller cacher leurs bestiaux dans les forêts.»

Tout en causant de la sorte, ils gravissaient les pentes boisées du Homberg. Il était alors environ huit heures, le jour baissait à vue d'oeil, et les hautes grives, perchées sur le bouton des sapins, s'appelaient l'une l'autre, avant de plonger dans l'épaisseur des bois.

Lorsque la tête de colonne déboucha sur le plateau du Rothfels, tout couvert de buissons et de sapinettes impénétrables, la nuit était tellement noire, qu'on pouvait à peine distinguer le sentier. Fargès ordonna de faire halte.

«Je ne vois pas d'inconvénient, dit-il, à ce que chacun fume sa pipe et se livre à ses opinions individuelles … mais sous les autres rapports: motus! Il s'agit de nous remettre en voûte quand la lune se lèvera.»

Après cette improvisation, deux sentinelles furent placées, l'une du côté de la gorge, l'autre sur le versant de la montagne dominant une longue file de rochers à pic.

Les vétérans, exténués de fatigue, s'étendirent voluptueusement sur la mousse, au milieu des genêts en fleur, tandis que Fargès et Lombard, gravement assis au pied d'un arbre et le fusil entre les jambes, discutaient leur plan d'attaque.

III

Or, la lune commençait à poindre derrière les sapins de l'Oxenleier, et Fargès songeait à donner le signal du départ, lorsqu'une clameur confuse monta subitement des profondeurs de la vallée. Le sergent se leva tout surpris et regarda Lombard; celui-ci, rapide comme la pensée, mit un genou en terre et colla son oreille contre le pied d'un arbre. A le voir, immobile au milieu des ténèbres, retenant son haleine pour saisir le moindre murmure, on eût dit un vieux loup à l'affût.

Cependant nul autre bruit que le vague frémissement du feuillage ne se faisant entendre, il allait se relever, quand un souffle de la brise apporta de nouveau du fond de la gorge le tumulte qu'ils avaient perçu d'abord, mais cette fois beaucoup plus distinct. C'était le roulement confus que produit la marche d'un troupeau, accompagné des sons champêtres d'une trompe d'écorce.

Le caporal se releva lentement … un éclat de rire étouffé fendait sa bouche jusqu'aux oreilles, et ses yeux scintillaient dans l'ombre:

«Nous les tenons! dit-il … hé! hé! hé! nous les tenons!

—Qui ça?

—Les paysans, morbleu!… ils arrivent….»

Puis, sans autre commentaire, il se glissa presque à quatre pattes entre les broussailles. On vit les vétérans se dresser un à un, saisir leurs fusils et disparaître derrière les sapins. Les sentinelles imitèrent ce mouvement, et rien ne bougea plus dans le fourré.

La petite troupe se tenait cachée depuis un quart d'heure, lorsque trois montagnards parurent au fond des pâles clairières. Ils gravissaient le ravin à pas lents. Quand ils eurent atteint la roche plate, ils s'arrêtèrent pour respirer et reprendre la suite d'une conversation interrompue.

Lombard put alors les examiner à son aise. Le premier était grand et maigre; il avait une capote de ratine noire usée jusqu'à la corde, de longues jambes sèches comme des fuseaux, un immense parapluie sous le bras gauche, des souliers ronds à boucles de cuivre, un tricorne pittoresque posé sur l'occiput, et le profil d'un veau qui tette: le caporal jugea que ce devait être quelque maire du voisinage.

Le second, également coiffé d'un tricorne, faisait face à Lombard, et la lune éclairait en plein sa figure fine et astucieuse: son nez pointu, ses yeux petits et vifs, ses lèvres sarcastiques et tout l'ensemble de sa personne, annonçaient quelque diplomate de village que des circonstances malheureuses avaient empêché d'atteindre au faîte de la gloire; il portait un grand habit de peluche verte à larges manches retroussées jusqu'aux coudes, et taillé sur le patron du dernier siècle; ses cheveux d'un roux ardent tombaient jusque sur ses épaules, et formaient un gros bourrelet tout autour de sa nuque; il affectait un air doctoral, mais ses gestes rapides déroutaient à chaque minute ses prétentions à la gravité.

Le troisième était tout bonnement un pâtre de la montagne, vêtu de la roulière bleue, du pantalon de toile grise et coiffé du bonnet de coton lorrain; il tenait d'une main sa trompe d'écorce, et de l'autre un énorme bâton ferré.

«Monsieur le maire, dit le petit homme roux au grand maigre, vous avez tort de vous chagriner…. Il vaut mieux tenir que courir…. Nos bestiaux sont bien à nous, je pense; nous les avons achetés et payés.

—Ça, c'est sûr, Daniel, c'est sûr … à beaux deniers comptants … mais que veux-tu, mon garçon, c'est si agréable de s'entendre appeler «monsieur le maire,» gros comme le bras … de se voir tirer le chapeau jusqu'aux souliers…. Voilà tantôt six ans que Pétrus Schmitt reluque ma place et….

—Eh bien!… eh bien!… votre place, elle est à vous, il ne l'aura pas, votre place.

—Ça dépend, Daniel, il pourra dire que j'ai emmené les bestiaux du village pour empêcher la garnison d'avoir des vivres … et pour la faire périr de famine….

—Ah bah! vous n'y êtes pas…. Écoutez, monsieur le maire…. Si le roi,—ici le petit homme souleva son chapeau d'un geste respectueux, —si notre bon roi revient, vous direz: «J'ai sauvé les bestiaux du village, pour que la garnison ne puisse pas les avoir … et qu'elle rende la place aux armées de notre bon roi Louis!…» Alors, monsieur le préfet dira: « Oh! le brave homme … le brave homme … qui aime l'honneur de son vrai maître!» On vous enverra la croix … voilà … c'est sûr!

—La croix, Daniel?… la croix avec la pension?

—Je crois bien … avec la pension…

—Oui … mais,—balbutia le maire,—si … si l'autre enfonce notre bon roi … notre vrai roi … notre….

—Halte! halte-là … monsieur le maire, il sera roi pour de vrai, s'il est le plus fort … mais si notre grand empereur enfonce les ennemis de la patrie…. Eh bien, vous direz: «J'ai sauvé les bestiaux du village, pour que les kaiserlicks… les Cosaques ne puissent pas les avoir!…» Alors le préfet du grand empereur,—nouveau salut,—dira: «Oh! le bon maire … l'honnête citoyen … il faut lui envoyer la croix!» Et ça fait que vous aurez toujours la croix, et que nous garderons nos bestiaux.»

Lombard se rongeait les moustaches; il eut grand'peine à ne pas lancer un coup de baïonnette au diplomate, mais la certitude de ne rien perdre pour attendre lui fit maîtriser sa colère.

«Tu as raison, Daniel … je vois que tu as raison, reprit le grand maigre d'un air convaincu…. Pourquoi est-ce que je n'attraperais pas la croix tout comme un autre … puisque je sauve les bestiaux de la commune.

—Pardieu, monsieur le maire, il y en a plus d'un qui ne l'a pas gagnée autant que vous … et c'est le Schmitt qui sera vexé!….

—Hé! hé! hé! il aura un bec comme ça, fit le maire, en appliquant la pomme de son parapluie au bout de son nez.

—Bien sûr, monsieur le maire, bien sûr…. Mais reste à savoir où nous allons conduire les bestiaux…. Il faudrait un endroit … un endroit bien couvert, garni de roches, avec un pâturage au fond pour laisser paître les bêtes … un endroit où le diable ne pourrait pas aller sans connaître le chemin … Tenez, par comparaison … le précipice de la Salière … c'est noir … c'est lointain … les grands arbres pendent tout autour; quarante boeufs se promèneraient là dedans sans se gèner … il n'y a qu'un petit sentier pour descendre, et l'eau ne manque point.

—Bien trouvé, Daniel, bien trouvé…. Va pour la Salière.

—Alors, en route!…. en route!…. s'écria le petit homme en se tournant vers le pâtre. Gotlieb … appelle les bêtes…. Hue!…. hue!…. pas de temps à perdre…. Ces vauriens de Hunebourg ont déjà pris la clef des champs … mais ils trouveront les oiseaux dénichés…. Hue!»

Le pâtre, s'avançant alors à la pointe de la roche, emboucha sa trompe…. Ces notes douces et plaintives planèrent un instant sur la vallée silencieuse, et descendirent d'échos en échos…. Une autre y répondit de l'abîme…. Le troupeau se remit en marche, et l'on entendit de sourds beuglements dans les profondeurs du défilé.

Tout à coup, deux boeufs superbes débouchèrent sous le dôme des grands chênes; ils marchaient de ce pas grave et solennel qui semble indiquer le sentiment de la force, fouettant l'air de leur queue et tournant parfois leur belle tête blanche tachée de roux, comme pour contempler leur cortége; puis arriva lentement une longue file de génisses, de vaches, de chèvres, mugissant, bêlant et nasillant à faire pleurer de tendresse le brave caporal…. Enfin, la moitié du village d'Echbourg, femmes, vieillards, petits enfants: les uns accroupis sur leurs vieux chevaux de labour, les autres à la mamelle ou pendus à la robe de leur mère…. Les pauvres gens avançaient clopin-clopant … ils paraissaient bien las … bien tristes … mais à la guerre comme à la guerre … on ne peut pas avoir toujours ses aises.

La troupe atteignit enfin le plateau … il ne restait plus qu'un petit nombre de traînards dispersés sur la pente du ravin … c'était le moment de faire main basse. Fargès et Lombard échangèrent un coup d'oeil dans l'ombre … ils allaient donner le signal, lorsqu'un cri de détresse … un cri perçant vola de bouche en bouche jusqu'au sommet de la côte, et glaça d'épouvante toute la caravane:

«Les cosaques!… les cosaques!…» Alors ce fut une scène étrange; Fargès s'élança derrière le rideau de feuillage pour distribuer de nouveaux ordres…. On entendit le bruit sec et rapide des batteries, puis de ce côté tout rentra dans le silence.

Quant aux fugitifs, ils n'avaient pas bougé; immobiles, se regardant l'un l'autre la bouche béante, n'ayant ni la force de fuir, ni le courage de prendre une résolution, ils offraient l'image de la terreur. Le diplomate seul ne perdit pas sa présence d'esprit, et courut se blottir sous une roche creuse, de sorte qu'on ne voyait plus au dehors que ses souliers et le bas de ses jambes.

Presque aussitôt Lombard reconnut aux environs le cri rauque des cosaques; ils accouraient en tous sens, à travers taillis, halliers, broussailles…. A les voir bondir au clair de lune sur leurs petits chevaux bessarabiens, l'oeil en feu, les naseaux fumants, la crinière hérissée, on les eût pris pour une bande de loups affamés enveloppant leur proie…. Les boeufs mugissaient, les femmes sanglotaient, les pauvres mères pressaient leurs enfants sur leur sein, et les Baskirs resserraient toujours le cercle de leurs évolutions, pour fondre sur ce groupe…. Enfin, ils se massèrent et partirent en ligne en poussant des hourras furieux. Tout à coup le sombre feuillage s'illumina comme d'un reflet de foudre, un feu de peloton étendit sa nappe rougeâtre sur le plateau, et la montagne parut frissonner de surprise…. Quand la fumée de cette décharge se fut dissipée, on vit les Cosaques en déroute chercher à fuir dans la direc du Graufthâl, mais là s'étendait une barrière de rochers infranchissables.

«En avant, morbleu!—Pas de quartier!…» hurla le caporal.

Les vétérans, animés par sa voix, se précipitèrent à la poursuite des fuyards…. Le combat fut court…. Acculés à la pointe du roc, les soldats de Platoff firent volte-face et chargèrent avec la furie du désespoir…. Cinquante coups de lance et de baïonnette s'échangèrent en une seconde; mais dans cet étroit espace, les Cosaques, ne pouvant faire manoeuvrer leurs chevaux, furent bientôt écrasés…. Un seul résista jusqu'au bout…. Grand, maigre, à la face terne et cuivrée, véritable figure méphistophélique, il était recouvert de plusieurs peaux de mouton…. Lombard en enlevait une à chaque coup de baïonnette.

«Canaille! murmurait-il, je finirai pourtant par t'attaquer le cuir….»

Il se trompait!… Le cosaque bondit au-dessus de sa tête, en lui assenant avec la crosse de son pistolet un coup terrible sur la mâchoire…. Le caporal cracha deux dents, arma son fusil, ajusta le Baskir et fit feu…. Mais attendu que l'arme n'était pas chargée, l'autre disparut sain et sauf, en ayant encore l'air de se moquer de lui par un triple hourrah!

C'est ainsi que l'intrépide Lombard, après vingt-huit ans de service et trente-deux campagnes, eut la mâchoire fortement ébranlée par un sauvage d'Ekatérinoslof, qui ne possédait pas même les premiers principes de la guerre.

«Sang de chien, dit-il avec rage, si je te tenais!»

Fargès, en raffermissant sa baïonnette toute gluante de sang, promena des regards étonnés autour du plateau; les habitants d'Echbourg avaient disparu… Leurs boeufs erraient à l'aventure dans les halliers… Quelques chèvres grimpaient le long de la côte … et sauf une vingtaine de cadavres étendus dans les bruyères, tout respirait le calme et les douceurs de la vie champêtre. Les vétérans eux-mêmes semblaient tout surpris de leur facile triomphe, car excepté Nicolas Rabeau, ancien tambour-major au 14e de ligne, prévôt d'armes, de danse et de grâces françaises, lequel eut la gloire d'être embroché par un cosaque et de rendre l'âme sur le champ d'honneur… à cette exception près, tous les autres en furent quittes pour des horions.

«Ah ça! camarades, dit Fargès, il ne s'agit pas de nous abandonner à des réflexions plus ou moins quelconques… Ce grand pendard de cosaque qui vient de s'échapper pourrait gâter nos affaires… Nos provisions sont complètes… Ce qu'il y a de plus simple, c'est de réunir le bétail et de gagner le fort, avant que l'ennemi ait eu le temps de nous barrer le passage.»

Tout le monde se mit aussitôt à l'oeuvre, et, dix minutes après, la petite colonne, poussant devant elle le troupeau, reprenait le chemin de Hunebourg.

Vers six heures, elle était sous les canons du fort.

On peut se figurer la satisfaction de Jean-Pierre Noël, lorsque ayant entendu crier les chaînes du pont-levis, et s'étant mis à sa fenêtre, en simples manches de chemise, il vit défiler, d'abord les boeufs… puis les vaches laitières suivies de leurs veaux… puis les génisses… les chèvres trottant menu… les porcs… les chevaux… enfin toute la razzia… marchant «avec ordre et discipline» comme il avait eu soin de le recommander à Fargès.

Le caporal Lombard, gravement assis sur une vieille rosse à moitié grise, son grand chapeau à claque sur l'oreille, et le fusil en sautoir, formait à lui seul l'arrière-garde de la colonne.

Le brave commandant ne se sentait plus de joie; aussi lorsque trois jours plus tard l'archiduc Jean d'Autriche, à la tête d'un corps de six mille hommes, fit sommer la place de se rendre, avec menace de la bombarder et de la détruire de fond en comble en cas de refus…. Jean-Pierre ne put s'empocher de sourire. Il fit dresser un état récapitulatif de ses provisions débouche, et l'adressa sous forme de réponse au général autrichien, ajoutant:

«Qu'il regrettait de ne pouvoir être agréable à Son Altesse … mais qu'il était beaucoup trop gourmand pour quitter une place aussi bien approvisionnée. Il priait conséqemment Son Altesse de vouloir bien l'excuser… etc., etc.

«Quant à votre menace de bombarder la forteresse et de la détruire de fond en comble, disait-il en terminant, je m'en soucie comme du roi Dagobert!»

L'archiduc Jean d'Autriche entendait très-bien le français… Il avait, de plus, un faible pour la cuisine, et comprit les scrupules de Jean-Pierre. Aussi, dès le lendemain, il remonta tranquillement la vallée de la Zorne… après avoir fait demi-tour à gauche!…

Et voilà pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu.

LE BOUC D'ISRAËL

CONTE

Tout le monde connaît, à Tubingue, l'histoire déplorable du seigneur Kasper Évig et du juif Élias Salomon.—Kasper Évig faisait des visites fréquentes à la petite Éva Stromayer; un soir il trouva chez elle mon ami Élias, et lui détacha, je ne sais sous quel prétexte, trois ou quatre soufflets bien appliqués.

Élias Salomon, qui venait de commencer sa médecine depuis cinq mois, fut sommé par le conseil des étudiants de provoquer le seigneur Kasper en duel … ce qu'il fit avec une extrême répugnance, car un seigneur est nécessairement très-fort sur les armes.

Cela n'empêcha pas Salomon de se fendre à propos, et de passer son fleuret entre les côtes dudit seigneur … circonstance qui gêna considérablement la respiration de celui-ci, et l'envoya dans l'autre monde en moins de dix minutes.

Le rector Diemer, instruit de ces détails par les témoins, les écouta froidement et leur dit:

«C'est très-bien, Messieurs … Il est mort, n'est-ce pas? … Eh bien qu'on l'enterre.»

Salomon fut porté en triomphe comme un nouveau Matathias, mais bien loin d'en tirer gloire, il fut atteint d'une mélancolie profonde.

Il maigrissait, il gémissait et soupirait; son nez, déjà si long, semblait grandir encore à vue d'oeil, et souvent le soir, lorsqu'il traversait la rue des Trois Fontaines, on l'entendait murmurer:

«Kasper Évig, pardonne-moi … Je n'en voulais pas à ta vie!—Malheureuse Éva, qu'as-tu fait? … Par tes agaceries inconsidérées, tu as excité deux hommes intrépides l'un contre l'autre … et voilà que l'ombre du seigneur Kasper me poursuit jusque dans mes rêves … Éva! … malheureuse Éva, qu'as-tu fait?…»

Ainsi gémissait ce pauvre Salomon, d'autant plus à plaindre que les fils d'Israël ne sont pas sanguinaires, et que le Dieu fort … le Dieu jaloux … leur a dit:

«Le sang innocent retombera sur vos têtes de génération en génération!»

Or, une belle matinée de juillet, que je vidais des chopes à la brasserie du Faucon, Élias entra, la mine défaite comme d'habitude, les joues creuses, les cheveux épars autour des tempes et le regard abattu.—Il me posa la main sur l'épaule et me dit:

«Cher Christian, veux-tu me faire un plaisir?

—Pourquoi pas, Élias; de quoi s'agit-il?

—Faisons un tour de promenade à la campagne; je désire te consulter sur mes souffrances … Toi qui connais les choses divines et humaines, tu pourras peut-être m'indiquer un remède à tant de maux … J'ai la plus grande confiance en toi, Christian.»

Comme j'avais déjà pris mes cinq ou six canettes et mes deux ou trois petits verres de schnaps, je ne vis pas d'objection à sa demande. D'ailleurs, je trouvais très-beau de sa part d'avoir confiance dans mes lumières,

Nous traversâmes donc la ville, et vingt minutes après, nous montions le petit sentier des violettes, qui serpente vers les ruines antiques de Triefels.

Là, seuls, cheminant entre deux haies d'aubépine à perte de vue, écoutant l'alouette qui s'égosillait dans les nuages … la caille qui jetait son cri guttural au milieu des vignes … et gravissant à pas lents vers les hauts sapins du Rôthalps, Élias parut respirer plus librement, il leva les yeux au ciel et s'écria: «Dans tes nombreuses lectures théologiques, n'as-tu pas trouvé, Christian, quelque moyen d'expiation propre à soulager la conscience des grands coupables?—Je sais que tu te livres à des recherches curieuses en ce genre … Parle! … Quoi que tu me conseilles, pour mettre en fuite l'ombre vengeresse de Kasper Évig … je le ferai!»

La question de Salomon me rendit tout pensif. Nous marchions côte à côte, la tête inclinée, dans le plus grand silence; lui m'observait du coin de l'oeil, tandis que je m'efforçais de recueillir mes souvenirs sur cette matière délicate. Enfin je lui répondis:

«Si nous habitions les Indes, Salomon, je te dirais d'aller te baigner dans le Gange, car les ondes de ce fleuve lavent les souillures du corps et celles de l'âme; c'est du moins l'opinion des gens du pays, qui ne craignent ni de tuer, ni d'incendier, ni de voler, à cause des vertus singulières de leur fleuve…. C'est une grande consolation pour les scélérats!… Il est bien à regretter que nous ne jouissions pas d'un cours d'eau pareil.—Si nous vivions du temps de Jason, je te dirais de manger des gâteaux de sel de la reine Circé, qui avaient la propriété remarquable de blanchir les consciences noircies, et de vous sauver du remords….—Enfin si tu avais le bonheur d'appartenir à notre sainte religion, je t'ordonnerais de dire des prières … et surtout de donner tes biens à l'Église…. Mais dans l'état des temps, des lieux et des croyances où tu te trouves, je ne vois qu'un moyen de te soulager.

—Lequel?» s'écria Salomon, déjà ranimé d'espérance.

Nous étions alors arrivés sur le Rôthalps, dans un lieu solitaire qu'on appelle Holderloch. C'est une gorge profonde et sombre, autour de laquelle s'élèvent de noirs sapins; une roche plate couronne l'abîme, où s'élancent en grondant les flots du Mürg.

Le sentier que nous suivions nous avait conduits là. Je m'assis sur la mousse pour respirer la brume qui s'élève du gouffre, et, dans ce moment même, j'aperçus au-dessous de moi un bouc superbe qui cherchait à saisir quelques touffes de cresson sauvage au bord de la corniche.

Il faut savoir que les rochers du Holderloch montent les uns par-dessus les autres en forme d'escalier; chaque marche peut bien avoir dix pieds de hauteur, mais tout au plus un pied et demi de saillie, et sur ces rebords s'épanouissent mille plantes aromatiques,—du chèvrefeuille, du lierre, de la vigne sauvage, des volubilis,—sans cesse arrosées par les vapeurs du torrent et retombant en touffes de la plus belle verdure.

Or, mon bouc, le front large, surmonté de ses hautes cornes noueuses, les yeux étincelants comme deux boutons d'or, la barbiche roussâtre, l'attitude sournoise sous ces festons de pampre, et le regard hardi comme un vieux satyre en maraude … mon bouc s'avançait précisément vers la plus haute de ces marches étroites, et s'en donnait à coeur joie de cette verdure embaumée.

«Salomon, m'écriai-je, l'esprit du Seigneur m'illumine: au moment même où je pense au bouc d'Israël, je le vois … regarde … le voilà!—L'esprit éternel n'est-il pas visible dans tout ceci?—Charge ce bouc de ton remords et qu'il n'en soit plus question.»

Salomon me regarda stupéfait:

«Je le voudrais bien, Christian, fit-il, mais comment m'y prendre pour charger ce bouc de mon remords?

—Rien de plus simple…. Comme s'y prenaient les Romains, pour se débarrasser des traîtres tout souillés de crimes…. Ils les précipitaient de la roche Tarpéienne, n'est-ce pas? Eh bien! après avoir lancé ton imprécation sur ce bouc, jette-le dans le Holderloch … et tout sera fini!

—Mais, répondit Salomon….

—Je sais ce que tu vas m'objecter, m'écriai-je, tu vas me dire qu'il n'existe aucun rapport entre Kasper Évig, dont l'ombre te poursuit, et ce bouc…. Mais prends garde!… prends garde!… ce serait un raisonnement impie…—Quels rapports y avait-il entre les eaux du Gange, entre les gâteaux de sel de la reine Circé, entre le bouc d'Israël et les crimes qu'il s'agissait d'expier?—Aucun.—Eh bien! cela n'empêchait pas les expiations d'être bonnes, saintes, sacrées, efficaces, ordonnées par Brahma, Vichnou, Siva, Osiris, Jéhovah…. Donc, charge ce bouc de ton imprécation … précipite-le!… Je te l'ordonne … car l'esprit m'éclaire en ce moment … et je vois, moi, des rapports entre le bouc et les péchés des mortels, seulement je ne puis les exprimer … la lumière céleste m'éblouit!»

Salomon ne bougeait pas…. Il me sembla même le voir sourire, ce qui m'indigna:

«Comment, m'écriai-je, lorsque je t'indique un moyen infaillible et facile d'échapper à la juste punition de ton crime … tu hésites … tu doutes … tu souris!…

—Non, fit-il, mais je n'ai pas l'habitude de marcher sur le bord des rochers, et je crains de tomber dans le Holderloch avec le bouc!

—Ah! poltron, tu n'as montré de courage qu'une fois dans ta vie … pour te dispenser d'en avoir toujours…. Eh bien! puisque tu refuses d'accomplir le sacrifice que je t'ordonne, je l'accomplirai moi-même.»

Et je me levai.

«Christian!… Christian!… criait mon camarade, défie-toi … tu n'as pas le pied sûr en ce moment….

—Pas le pied sûr!… Oserais-tu dire que je suis ivre … parce que j'ai bu dix ou douze chopes et trois verres de schnaps ce matin?… Arrière! … arrière! … fils de Bélial.»

Et m'avançant à quelques pieds au-dessus du bouc, la tête haute et les mains étendues:

«Hazazel! m'écriai-je d'une voix solennelle, bouc de malheur et d'expiation! … je charge sur ton échine velue les remords de mon ami Salomon Élias, et je te dévoue à l'ange des ténèbres!»

Puis, faisant le tour du plateau, je descendis sur l'assise inférieure, afin de précipiter le bouc.

Une fureur sacrée et presque divine s'était emparée de moi…. Je ne voyais pas l'abîme…. Je marchais sur la corniche comme un chat.

Le bouc, lui, me voyant approcher, me regarda fixement, puis s'en alla plus loin.

«Hé! m'écriai-je, tu as beau fuir … tu ne m'échapperas pas, maudit … je te tiens!

—Christian! Christian! ne cessait de répéter Salomon d'une voix gémissante, au nom du ciel, ne t'expose pas ainsi!

—Tais-toi, incrédule, tais-toi, tu es indigne que je me dévoue pour ton bonheur…. Mais ton ami Christian ne recule jamais, il faut que Hazazel périsse!»

Un peu plus loin, la corniche se rétrécissait et finissait en pointe.

Le bouc, m'ayant regardé pour la deuxième fois, se retira de nouveau devant moi, mais non sans hésiter.

« Ah! tu commences à comprendre, lui dis-je. Oui, oui, quand je te tiendrai là-bas dans le coin, il faudra bien que tu descendes!»

En effet, arrivé tout au bout, à l'endroit où la corniche manque, Hazazel parut fort embarrassé. Moi, je m'approchais, transporté d'un saint enthousiasme, et riant d'avance de la belle chute qu'il allait faire.

Je le voyais à quatre pas, et j'affermissais ma main à la souche d'un houx incrusté dans le roc, pour lancer mon coup de pied.

«Regarde, Salomon, regarde le maudit!» m'écriai-je.

Mais en ce moment, je reçus dans le ventre un coup furieux, un coup de tête qui m'aurait envoyé moi-même dans le Holderloch, sans la racine de houx que je tenais. Ce misérable bouc, se voyant acculé, commençait lui-même l'attaque.

Jugez de ma surprise. Avant que j'eusse eu le temps de revenir à moi, il était déjà debout pour la seconde fois sur ses jambes de derrière, et ses cornes me retombaient dans le creux de l'estomac avec un bruit sourd.

Quelle position!—Non, jamais personne ne fut plus surpris que moi. C'était le monde renversé, il me semblait faire un mauvais rêve.—Le précipice, avec ses roches pointues, se mit à danser au-dessous de moi, les arbres et le ciel au-dessus. En même temps, j'entendais la voix perçante de Salomon crier: «Au secours! … au secours!…» tandis que les cornes de Hazazel me labouraient les côtes.

Alors je perdis toute présence d'esprit; le bouc, avec sa longue barbe rousse et ses cornes retombant en cadence, tantôt sur mon ventre, tantôt sur mon estomac, tantôt sur mes cuisses chancelantes, me produisit l'effet du diable; ma main se détendit, je me laissai aller. Heureusement quelque chose me retint en équilibre, sans qu'il me fût possible de savoir ce qui retardait ma chute: c'était le pâtre Yéri, du Holderloch, qui, du haut de la plate-forme, venait de m'accrocher au collet avec sa houlette.

Grâce à ce secours, au lieu de descendre dans le gouffre, je m'affaissai le long de la corniche, et le terrible bouc me passa sur le corps pour s'évader.

«Venez ici, tenez ma houlette solidement!—criait le pâtre;—moi, je vais le chercher; ne lâchez pas!

—Soyez tranquille,» répondait Salomon.

J'entendais cela comme dans un cauchemar … j'avais perdu tout sentiment.

Quelques minutes après, j'étais étendu sur la plate-forme. Le pâtre Yéri, haut de six pieds et robuste comme un chêne, était venu me prendre dans ses bras, et m'avait déposé sur la mousse.

En rouvrant les yeux, je me vis en face de ce colosse, les yeux gris enfoncés sous d'épais sourcils, la barbe jaune, l'épaule couverte d'une peau de mouton, et je me crus ressuscité au temps d'Oedipe, ce qui ne laissa point de m'émerveiller.

«Eh bien! fit le pâtre d'un accent guttural, ceci vous apprendra à maudire mon bouc!»

Je vis alors Hazazel qui se vautrait contre la jambe robuste de son maître, et me regardait le cou tendu, d'un air ironique; puis Salomon Élias, debout derrière moi, et se donnant toutes les peines du monde pour ne pas rire.

Mes idées bouleversées se classèrent insensiblement. Je m'assis avec peine, car les coups de Hazazel m'avaient meurtri.

«C'est vous qui m'avez sauvé? dis-je au pâtre.

—Oui, mon garçon.

—Eh bien, vous êtes un brave homme. Je retire la malédiction que j'ai lancée sur votre bouc. Tenez, prenez ceci.»

Je lui remis ma bourse, qui renfermait environ seize florins.

«A la bonne heure, fit-il; vous pouvez recommencer si cela vous fait plaisir. Ici, le combat sera plus égal… mon bouc avait trop d'avantages.

—Merci, j'en ai bien assez….—Donnez-moi la main, brave homme, je me souviendrai longtemps de vous. Élias, allons-nous-en.»

Mon camarade et moi, nous redescendîmes alors la côte, bras dessus, bras dessous.

Le pâtre, appuyé sur sa houlette, nous regardait de loin, et le bouc avait repris sa promenade sur les rebords de l'abîme.—Le ciel était splendide; l'air, chargé des mille parfums de la montagne, nous apportait le chant lointain de la trompe et le bourdonnement sourd du torrent.

Nous rentrâmes à Tubingue tout attendris.

Depuis, mon ami Salomon s'est consolé d'avoir tué le seigneur Kasper, et cela d'une façon assez originale.

A peine reçu docteur en médecine, il a épousé la petite Éva Stromayer, dans le but louable d'en avoir beaucoup d'enfants, et de réparer le tort qu'il avait fait à la société, en la privant d'un de ses membres.

Il y a quatre ans que j'ai assisté à ses noces en qualité de garçon d'honneur, et déjà deux marmots joufflus égayent sa jolie maisonnette de la rue Crispinus.

C'est un commencement qui promet.

Dieu me garde de prétendre que cette nouvelle manière d'expier un meurtre soit préférable à celle que nous impose notre sainte religion,—laquelle consiste à donner son bien à l'Église et à réciter beaucoup de prières;—mais je la crois supérieure à la méthode hindoue, et même, puisqu'il faut tout vous dire, à la théorie fameuse du bouc d'Israël!

LE COMBAT D'OURS

Ce qui désole le plus ma chère tante, dit Kasper, après mon enthousiasme pour la taverne de maître Sébaldus Dick, c'est d'avoir un peintre dans la famille!

Dame Catherine aurait voulu me voir avocat, juge, procureur ou conseiller. Ah! si j'étais devenu conseiller comme monsieur Andreus Van Berghum; si j'avais nasillé de majestueuses sentences, en caressant du bout des ongles un jabot de fines dentelles … quelle estime … quelle vénération la digne femme aurait eue pour monsieur son neveu! Comme elle aurait parlé avec amour de monsieur le conseiller Kasper! Comme elle aurait cité, à tout propos, l'avis de monsieur notre neveu le conseiller! C'est alors qu'elle m'aurait servi ses plus fines confitures; qu'elle m'aurait versé chaque soir avec componction, au milieu de son cercle de commères, un doigt de vin muscat de l'an XI, disant:

«Goûtez-moi cela, monsieur le conseiller…. Il n'en reste plus que dix bouteilles. » Tout eût été bien, convenable, parfait de la part de monsieur notre neveu Kasper, le conseiller à la cour de justice.

Hélas! le Seigneur n'a pas voulu que la digne femme obtînt cette satisfaction suprême: le neveu s'appelle Kasper tout court, Kasper Diderich; il n'a point de titre, de canne, ni de perruque … il est peintre! … et dame Catherine se rappelle sans cesse le vieux proverbe: «Gueux comme un peintre,» ce qui la désole.

Moi, dans les premiers temps, j'aurais voulu lui faire comprendre qu'un véritable artiste est aussi quelque chose de respectable; que ses oeuvres traversent parfois les siècles et font l'admiration des générations futures, et qu'à la rigueur, un tel personnage peut bien valoir un conseiller, y compris sa perruque. Mais j'eus la douleur de ne pas réussir; elle haussait les épaules, joignait les mains et ne daignait pas même me répondre.

J'aurais tout fait pour convertir ma tante Catherine … tout … mais lui sacrifier l'art, la vie d'artiste, la musique, la peinture, la taverne de Sébaldus … plutôt mourir!

La taverne de maître Sébaldus est vraiment un lieu de délices. Elle forme le coin, entre la rue sombre des Hallebardes et la petite place de la Cigogne. A peine avez-vous dépassé sa porte cochère, que vous découvrez à l'intérieur une grande cour carrée entourée de vieilles galeries vermoulues, où monte un escalier de bois; tout autour s'ouvrent de petites fenêtres à mailles de plomb, à la mode du dernier siècle … des lucarnes … des soupiraux.

Les piliers du hangar soutiennent le toit affaissé.

La grange, les petites tonnes rangées dans un coin; l'entrée de la cave à gauche, une sorte de pigeonnier qui s'élance en pointe au-dessus du pignon, puis, au-dessous des galeries, d'autres fenêtres au fond desquelles vous voyez, encadrés dans l'ombre, les buveurs avec leurs tricornes, leurs nez rouges, pourpres, cramoisis; les petites femmes du Hundsrück, avec leurs bonnets de velours à grands rubans de moire tremblotants, graves, rieuses ou grotesques. Le grenier à foin en l'air sous le toit, les écuries, les réduits à porcs, tout cela, pêle-mêle, attire et confond vos regards…. C'est étrange … vraiment étrange!…

Depuis cinquante ans, pas un clou n'a été posé dans la vieille masure; vous diriez un antique et respectable nid à rats. Et quand le soleil d'automne, ce beau soleil rouge comme le feu, tamise sur la taverne sa poussière d'or; quand, à la chute du jour, les angles ressortent et que les ombres se creusent; quand le cabaret chante et nasille; quand les canettes tintent; quand le gros Sébaldus, son tablier de cuir sur les genoux, passe et court à la cave un broc au poing; quand sa femme Grédel lève le châssis de la cuisine, et qu'avec son grand couteau ébréché elle racle des poissons, ou coupe le cou de ses poulets, de ses oies, de ses canards, qui gloussent, sanglotent et se débattent sous une pluie de sang; quand la douce Fridoline, avec sa petite bouche rose et ses longues tresses blondes, se penche à sa fenêtre pour arranger son chèvrefeuille, et qu'au-dessus se promène le gros chat roux de la voisine, balançant la queue et suivant de ses yeux verts l'hirondelle qui tourbillonne dans l'azur sombre … alors je vous jure qu'il faudrait ne pas avoir une goutte de sang artiste dans les veines, pour ne point s'arrêter en extase, prêtant l'oreille à ces murmures, à ces bruits, à ces chuchotements; regardant ces lueurs tremblotantes, ces ombres fugitives, et pour ne pas se dire tout bas: «Que c'est beau!»

Mais c'est un jour de fête, un jour de grande réunion, lorsque tous les joyeux convives de Bergzabern se pressent dans la vaste salle du rez-de-chaussée; un jour de combat de coqs, de combat de chiens, ou de lanterne magique … c'est un de ces jours-là qu'il faut voir la taverne de maître Sébaldus.

L'automne dernier, le samedi de la Saint-Michel, entre une et deux heures de l'après-midi, nous étions tous réunis autour de la grande table de chêne: le vieux docteur Melchior, le chaudronnier Eisenloëffel et sa commère, la vieille Berbel Rasimus, Borves Fritz, clarinette à la taverne du Pied-de-Boeuf, et cinquante autres riant, chantant, criant, jouant au youker vidant des chopes, mangeant du boudin et des andouilles.

La mère Grédel allait et venait; les jolies servantes Heinrichen et Lotché montaient et descendaient l'escalier de la cuisine comme des écureuils … et dehors, sous la grande porte cochère, retentissait un bruit joyeux de cymbales et de grosse caisse: «Zing … zing … boum … boum!… Hé! hohé! grande bataille, l'ours des Asturies Bépo et Baptiste le Savoyard, contre tous les chiens du pays!… Boum! boum! Entrez, messieurs, mesdames! On verra le buffle de la Calabre et l'onagre du désert…. Courage, messieurs … entrez … entrez!…»

On entrait en foule, et Sébaldus, en travers de la porte avec son gros ventre, barrait le passage comme Horatius Coclès, criant:

«Vos cinq kreutzers, canailles!… vos cinq kreutzers! … ou je vous étrangle!»

C'était une bagarre épouvantable; on se grimpait sur le dos pour arriver plus vite; la petite Brigitte Kéra y perdit un bas, et la vieille Anna Seiler, la moitié de sa jupe. Vers deux heures, le meneur d'ours, un grand gaillard, roux de barbe et de cheveux, coiffé d'un immense feutre gris en pain de sucre, entr'ouvrit la porte et nous cria:

«La bataille va commencer.»

Aussitôt les tables furent abandonnées; on ne prit pas même le temps de vider son verre. Je courus au grenier à foin, j'en grimpai l'échelle quatre à quatre et je la retirai après moi. Alors, assis tout seul sur une botte de paille, j'eus le plus beau coup d'oeil qu'il soit possible de voir.

Dieu que de monde! Les vieilles galeries en craquaient; les toits en pliaient…. Il y en avait … il y en avait … mon Dieu! cela faisait frémir…. On aurait dit que tout devait tomber ensemble; que les gens, entassés les uns sur les autres, devaient se fondre entre les balustrades, comme les grappes sous le pressoir.

Il y en avait de pendus en forme de hottes à l'angle des piliers, et plus haut, sur la gouttière; plus haut, dans le pigeonnier; plus haut, dans les lucarnes de la mairie; plus haut, sur le clocher de Saint-Christophe, et tout ce monde se penchait, hurlait et criait:

«Les ours! les ours!»

Et quand j'eus suffisamment admiré la foule innombrable, abaissant les yeux, je vis sur l'aire de la cour un pauvre âne plus maigre, plus décharné que le coursier fantôme de l'Apocalypse, la paupière demi-close, les oreilles pendantes. C'est lui qui devait commencer la bataille.

«Faut-il que les gens soient bêtes!» me dis-je en moi-même.

Cependant les minutes se passaient, le tumulte redoublait, on ne se possédait plus d'impatience, lorsque le grand pendard roux, avec son immense feutre gris, s'avançant au milieu de la cour, s'écria d'un ton solennel, le poing sur la hanche:

«L'onagre du désert défie tous les chiens de la ville.»

Il se fit un profond silence, et le boucher Daniel, les yeux à fleur de tête et la bouche béante, regardant de tous côtés, demanda:

«Où donc est l'onagre?

—Le voila!

—Ça! mais c'est un âne!

Et tout le monde cria:

«C'est un âne! C'est un âne!—C'est un onagre!

—Eh bien, nous allons voir,» dit le boucher en riant.

Il siffla son chien, et, lui montrant l'âne:

«Foux … attrape!»

Mais, chose bizarre, à peine l'âne eut-il vu le chien accourir, qu'il se retourna lestement et lui détacha un coup de pied haut la jambe, si juste qu'il en eut la mâchoire fracassée.

Des éclats de rire immenses s'élevèrent jusqu'au ciel, tandis que le chien se sauvait poussant des cris lamentables.

«Eh bien, cria le meneur d'ours, direz-vous encore que mon onagre est un âne?

—Non, fit Daniel tout honteux, je vois bien maintenant que c'est un onagre.

—A la bonne heure … à la bonne heure … Que d'autres viennent encore combattre cet animal rare, nourri dans les déserts…. Qu'ils approchent … l'onagre les attend!»

Mais aucun ne se présentait; le meneur d'ours avait beau crier de sa voix perçante:

« Voyons, Messieurs, Mesdames, est-ce qu'on a peur?… peur de mon onagre? C'est honteux pour les chiens du pays. Allons, courage … courage … Messieurs, Mesdames!»

Personne ne voulait risquer son chien contre cet âne dangereux. Le tumulte recommençait:

«Les ours! Les ours! Qu'on fasse venir les ours!»

Au bout d'un quart d'heure, l'homme vit bien qu'on était las de son onagre; c'est pourquoi, l'ayant fait entrer dans la grange, il s'approcha du réduit à porcs, l'ouvrit et tira dehors, par sa chaîne, Baptiste le Savoyard, un vieil ours brun tout râpé, triste et honteux comme un ramoneur qui sort de sa cheminée. Malgré cela, les applaudissements éclatèrent, et les chiens de combat eux-mêmes, enfermés sous le porche de la taverne, sentant l'odeur des fauves, hurlèrent à la mort d'une façon vraiment tragique. Le pauvre ours fut conduit près d'un solide épieu, contre le mur de la buanderie, et se laissa tranquillement attacher, promenant sur la foule des regards mélancoliques.

«Pauvre vieux routier, m'écriai-je en moi-même, qui t'aurait dit, il y a dix ans, lorsque tu parcourais seul, grave et terrible, les hauts glaciers de la Suisse, ou les sombres ravins de l'Underwald, et que tes hurlements faisaient trembler jusqu'aux vieux chênes de la montagne … qui t'aurait dit alors qu'un jour, triste et résigné, la gueule cerclée de fer, tu serais attaché au carcan et dévoré par de misérables chiens, pour l'amusement de Bergzabern? Hélas! hélas! Sic transit gloria mundi

Et, comme je rêvais à ces choses, tout le monde se penchant pour voir, je fis comme les autres, et je reconnus que l'action allait s'échauffer.

Les limiers du vieux Heinrich, dressés à la chasse du sanglier, venaient de s'avancer à l'autre bout de la cour. Retenus par leur maître, ces animaux écumaient de rage. C'était un grand danois à la robe blanche tachetée de noir, souple, nerveux, les mâchoires déchaussées comme un crocodile … puis un de ces grands lévriers du Tannevald, dont le jarret n'a pas été coupé selon l'ordonnance, les flancs évidés, les côtes saillantes, la tête en flèche, les reins noueux et secs comme un bambou. Ils n'aboyaient pas; ils tiraient à la longe, et le vieux Heinrich, son feutre gris à feuille de chêne renversé sur la nuque, la moustache rousse hérissée, le nez mince en lame de rasoir recourbé sur les lèvres, et ses longues jambes à guêtres de cuir arc-boutées contre les dalles, avait peine à les retenir des deux mains, en leur opposant tout le contre-poids de son corps.

«Retirez-vous! retirez-vous!» criait-il d'une voix vibrante. Et le meneur d'ours se dépêchait de regagner sa niche derrière le bûcher.

C'est alors qu'il fallait voir toutes ces figures inclinées sur les balustrades, pourpres, haletantes, les yeux hors de la tête!

L'ours s'était accroupi, ses larges pattes en l'air; il frissonnait dans sa grosse peau rousse, et sa muselière paraissait le gêner considérablement. Tout à coup la corde fut lâchée; les chiens ne firent qu'un bond d'une extrémité de la cour à l'autre, et leurs dents aiguës se cramponnèrent aux oreilles du pauvre Baptiste, dont les griffes passèrent autour du cou des limiers, s'imprimant dans leurs reins avec une telle force que le sang jaillit aussitôt…. Mais lui-même saignait, ses oreilles se déchiraient … les chiens tenaient ferme … et ses yeux jaunes lançaient au ciel un regard navrant. Pas un cri … pas un soupir … les trois animaux restaient là, immobiles comme un groupe de pierre.

Moi, je sentais la sueur me couler le long du dos.

Cela dura plus de cinq minutes. Enfin le lévrier parut céder un peu; l'ours appuya plus fortement sur lui sa serre pesante … l'oeil du vieux routier brilla d'espérance … puis il y eut encore un temps d'arrêt…. On entendit un hoquet terrible … une sorte de craquement: l'échiné du lévrier venait de se casser … il tomba sur le flanc, la gueule sanglante.

Alors Baptiste embrassa voluptueusement le danois des deux pattes … celui-ci tenait toujours, mais ses dents glissaient sur l'oreille … tout à coup il fléchit et fit un bond en arrière; l'ours s'élança furieux … sa chaîne le retint. Le chien s'enfuit, rouge de sang, jusque derrière le veneur qui lui fit bon accueil, regardant de loin le lévrier qui ne revenait pas.

Baptiste avait posé sa griffe sur ce cadavre, et, la tête haute, il flairait le carnage à pleins poumons: le vieux héros s'était retrouvé! Des applaudissements frénétiques s'élevèrent des galeries jusqu'à la cime du clocher…. L'ours semblait les comprendre…. Je n'ai jamais vu d'attitude plus fière, plus résolue.

Après ce combat, toutes les bonnes gens reprenaient haleine; le capucin Johannes, assis sur la balustrade en face, agitait son bâton et souriait dans sa longue barbe fauve. On avait besoin de se remettre … on s'offrait une prise de tabac, et la voix du docteur Melchior, développant les différentes chances de la bataille, s'entendait de loin. Il n'eut pas le temps de finir son discours, car la porte de la grange s'ouvrit, et plus de vingt-cinq chiens, grands et petits, tous les maraudeurs de la ville, offerts en holocauste pour la circonstance, débouchèrent dans la cour, hurlant, jappant, aboyant…. Puis, d'un commun accord, ils se retirèrent dans un coin fort éloigné de l'ours, et de là continuèrent à se fâcher, à s'élancer, à reculer, à faire de l'opposition.

«Oh! les lâches!… Oh! la canaille!… criaient les gens courageux de la galerie, oh! les misérables!…»

Eux levaient le nez et semblaient répondre en jappant:

«Allez-y donc vous-mêmes!»

L'ours cependant se tenait sur ses gardes, quand, à la stupeur générale, Heinrich revint avec son danois.

J'ai su depuis qu'il avait parié cinquante florins contre le garde-chasse Joseph Kilian, de le faire reprendre. Il s'avança donc le caressant de la main, puis lui montrant l'ours:

«Courage, Blitz!» s'écria-t-il.

Et le noble animal, malgré ses blessures, recommença l'attaque.

Alors, tous les poltrons, toute la canaille des roquets, des caniches, des tournebroches accourut à la file, et le pauvre vieux Baptiste en fut couvert; il roulait dessus, hurlant, grognant, écrasant l'un, estropiant l'autre, se débattant avec fureur.

Le brave danois se montrait encore le plus intrépide; il avait pris l'ours à la tignasse et roulait avec lui les pattes en l'air, tandis que d'autres lui mordaient les jarrets … d'autres ses pauvres oreilles saignantes…. Cela n'en finissait plus.

«Assez! assez!» criait-on de toutes parts.

Quelques-uns cependant répétaient avec acharnement:

«Sus! sus!… courage!…»

Heinrich, en ce moment, traversa la cour comme un éclair; il vint saisir son chien par la queue, et le tirant de toutes ses forces:

«Blitz! Blitz!… lâcheras-tu?»

Bah! rien n'y faisait. Le veneur réussit enfin à lui faire lâcher prise par un coup de fouet terrible, et l'entraînant aussitôt, il disparut a l'angle de la porte cochère.

Les roquets n'avaient pas attendu son départ pour battre en retraite … quatre ou cinq restaient sur le flanc…. Les autres, effarés, écloppés, courant, boitant, cherchaient à grimper aux murs. Tout à coup l'un d'eux, le carlin de la vieille Rasimus, aperçut la fenêtre de la cuisine, et plein d'un noble enthousiasme, il enfila l'une des vitres. Tous les autres, frappés de cette idée lumineuse, passèrent par là sans hésiter…. On entendit les soupières, les casseroles, toute la vaisselle tomber avec fracas, et la mère Grédel jeter des cris aigus:

«Au secours!… Au secours!»

Ce fut le plus beau moment du spectacle: on n'en pouvait plus de rire … on se tordait les côtes….

«Ha! ha! ha! la bonne farce!…»

Et de grosses larmes coulaient sur les joues pourpres des spectateurs … les ventres galopaient à perdre haleine….

Au bout d'un quart d'heure, le calme s'était rétabli…. On attendait avec impatience le terrible ours des Asturies.

«L'ours des Asturies! L'ours des Asturies!…»

Le meneur d'ours faisait signe au public de se taire, qu'il avait quelque chose à dire…. Impossible … les cris redoublaient:

«L'ours des Asturies!… L'ours des Asturies!…»

Alors cet homme prononça quelques paroles inintelligibles, détacha l'ours brun et le reconduisit dans sa bauge, puis, avec toute sorte de précautions, il ouvrit la porte du réduit voisin, et saisit le bout d'une chaîne qui traînait à terre…. Un grondement formidable se fit entendre à l'intérieur…. L'homme passa rapidement la chaîne dans un anneau de la muraille et sortit en criant:

«Hé! vous autres, lâchez les chiens!»

Presque aussitôt un petit ours gris, court, trapu, la tête plate, les oreilles écartées de la nuque, les yeux rouges et l'air sinistre, s'élança de l'ombre, et, se sentant retenu, poussa des hurlements furieux. Évidemment cet ours avait des opinions philosophiques déplorables…. Il était, en outre, surexcité au dernier point par les aboiements et le bruit du combat qu'il venait d'entendre … et son maître faisait très-bien de s'en défier.

«Lâchez les chiens! criait le meneur en passant le nez par la lucarne de la grange, lâchez les chiens!»

Puis il ajouta:

«Si l'on n'est pas content … ce ne sera pas de ma faute…. Que les chiens sortent … et l'on va voir une belle bataille!»

Au même instant, le dogue de Ludwig Korb, et les deux chiens—loups du vannier Fischer de Hirschland, la queue traînante, le poil long, la mâchoire allongée et l'oreille droite, s'avancèrent ensemble dans la cour.

Le dogue, calme, la tête pesante, bâilla en se détirant les jambes et fléchissant les reins…. Il ne voyait pas encore l'ours, et semblait s'éveiller…. Mais après avoir bâillé longuement … il se retourna … vit l'ours … et resta immobile, comme stupéfait. L'ours regardait aussi, l'oreille tendue, ses deux grosses serres crispées sur le pavé, ses petits yeux étincelants comme à l'affût.

Les deux chiens-loups se rangèrent derrière le dogue.

Le silence était tel alors, qu'on aurait entendu tomber une feuille; un grondement sourd, grave, profond comme un bruit d'orage, donnait le frisson à la foule.

Tout à coup le dogue bondit, les deux autres le suivirent, et, durant quelques secondes, on ne vit plus qu'une masse rouler autour de la chaîne, puis des entrailles vertes et bleues, mêlées de sang, couler sur les dalles … puis, enfin, l'ours se relever, tenant le dogue sous sa serre tranchante … balancer sa lourde tête avec un soupir et bâiller à son tour … car il n'avait plus de muselière … elle s'était détachée dans le combat!

Un vague chuchotement courait autour des galeries…. On n'applaudissait plus; on avait peur!—Le dogue râlait; les deux autres chiens en lambeaux ne donnaient plus signe de vie … dans les écuries voisines, de longs mugissements annonçaient la terreur du bétail … des ruades ébranlaient les murs…. Et pourtant l'ours ne bougeait pas … il semblait jouir de la terreur générale….

Or, comme on était ainsi, voilà qu'un faible craquement se fit entendre … puis un autre: les vieilles galeries vermoulues commençaient à fléchir sous le poids énorme de la foule!…

Et ce bruit, dans le silence de l'attente … ce faible bruit avait quelque chose de si terrible, que moi-même, à l'abri dans mon grenier, je me sentis froid subitement…. Aussi, promenant les yeux sur les galeries en face, je vis toutes les figures pâles, d'une pâleur étrange…. Quelques-unes, la bouche béante … les autres, les cheveux hérissés … écoutant, retenant leur haleine. Les joues du capucin Johannes, assis sur la balustrade, avaient des teintes verdâtres, et le gros nez cramoisi du docteur Melchior s'était décoloré pour la première fois depuis vingt-cinq ans…. Les petites femmes grelottaient sans bouger de leur place, sachant que la moindre secousse pourrait entraîner la chute générale.

J'aurais voulu fuir; il me semblait voir les vieux piliers de chène s'enfoncer dans la terre…. Était-ce une illusion de la peur? Je l'ignore… mais au même instant la grosse poutre fit un éclat, et s'affaissa de trois pouces au moins. Alors, mes chers amis, ce fut quelque chose d'horrible: autant le silence avait été grand, autant le tumulte, les cris, les gémissements devinrent affreux. Cette masse d'êtres amoncelés dans les galeries, comme dans une hotte immense, se prirent à grimper les uns par-dessus les autres, à se cramponner aux murs, aux piliers, aux balustrades, à se frapper même avec rage, à mordre … pour fuir plus vite…. Et, dans cette épouvantable bagarre, la voix plaintive de Thérésa Becker, prise tout à coup de mal d'enfant, s'entendait comme la trompette du jugement dernier.

Oh Dieu! rien qu'à ce souvenir, je me sens encore frissonner…. Le
Seigneur me préserve de revoir jamais un pareil spectacle!

Mais ce qu'il y avait de plus terrible, c'est que l'ours se trouvait précisément attaché tout près de l'escalier de la cour qui monte aux galeries.

Je me rappellerais mille ans la figure du capucin Johannes, qui s'était fait jour avec son grand bâton, et mettait le pied sur la première marche, lorsqu'il aperçut, au bas de l'escalier, Beppo accroupi sur son derrière, la chaîne tendue et l'oeil réjoui … prêt à le happer au passage!

Ce qu'il fallut alors de force à maître Johannes pour se cramponner à la rampe et retenir la foule qui le poussait en avant, nul ne le sait…. Je vis ses larges mains saisir les montants de l'escalier … son dos s'arc-bouter comme celui du géant Atlas, et je crois qu'il aurait lui-même, dans ce moment, porté le ciel sur ses épaules.

Au milieu de cette bagarre, et comme rien ne semblait pouvoir conjurer la catastrophe, la porte de l'étable s'ouvrit brusquement, et le terrible Horni, le magnifique taureau de maître Sébaldus, le fanon flottant comme un tablier, le mufle convert d'écume, s'élança dans la cour.

C'était une inspiration de notre digne maître de taverne … il sacrifiait son taureau pour sauver le public. En même temps la bonne grosse tête rouge du brave homme apparaissait à la lucarne de l'étable, criant à la foule de ne pas s'effrayer … qu'il allait ouvrir l'escalier intérieur qui descend dans la vieille synagogue … et que tout le monde pourrait sortir par la rue des Juifs.

Ce qui fut fait deux ou trois minutes plus tard, à la satisfaction générale!

Mais écoutez la fin de l'histoire.

A peine l'ours avait-il aperçu le taureau, qu'il s'était élancé vers ce nouvel adversaire d'un bond si terrible, que sa chaîne s'était cassée du coup. Le taureau, lui, à la vue de l'ours, s'accula dans l'angle de la cour, près du pigeonnier, et, la tête basse entre ses jambes trapues, il attendit l'attaque.

L'ours fit plusieurs tentatives pour se glisser contre le mur, allant de droite à gauche; mais le taureau, le front contre terre, suivait ce mouvement avec un calme admirable.

Depuis cinq minutes, les galeries étaient vides; le bruit de la foule, s'écoulant par la rue des Juifs, s'éloignait de plus en plus, et la manoeuvre des deux adversaires semblait devoir se prolonger indéfiniment, lorsque tout à coup le taureau, perdant patience, se rua sur l'ours de tout le poids de sa masse. Celui-ci, serré de près, se réfugia dans la niche du bûcher… la tête du taureau l'y suivit et le cloua sans doute contre la muraille, car j'entendis un hurlement terrible, suivi d'un craquement d'os … et presque aussitôt un ruisseau de sang serpenta sur le pavé.

Je ne voyais que la croupe du taureau et sa queue tourbillonnante…. On eût dit qu'il voulait enfoncer le mur, tant ses pieds de derrière pétrissaient les dalles avec fureur. Cette scène silencieuse au fond de l'ombre avait quelque chose d'épouvantable. Je n'en attendis pas la fin…. Je descendis tout doucement l'échelle de mon grenier, et je me glissai hors de la cour comme un voleur. Une fois dans la rue, je ne saurais dire avec quel bonheur je respirai le grand air, et traversant la foule réunie devant la porte autour du meneur d'ours, qui s'arrachait les cheveux de désespoir, je me pris à courir vers la demeure de ma tante.

J'allais tourner le coin des arcades, lorsque je fus arrêté par mon vieux maître de dessin, Conrad Schmidt.

«Hé! Kasper, me cria-t-il, où diable cours-tu si vite?

—Je vais dessiner la grande bataille d'ours! lui répondis-je avec enthousiasme.

—Encore une scène de taverne, sans doute? fit-il en hochant la tête.

—Hé! pourquoi pas, maître Conrad? Une belle scène de taverne vaut bien une scène du forum!»

J'allais le quitter … mais lui, s'accrochant à mon bras, poursuivit d'un ton grave:

«Kasper! … au nom du ciel, écoute-moi…. Je n'ai plus rien à t'apprendre: tu dessines mieux que Schwaan, et tu peins comme Van Berghem…. Ta couleur est grasse, bien fondue, harmonieuse…. Il faut maintenant voyager…. Remercie le ciel de t'avoir donné 1,500 florins de rente…. Chacun ne possède pas cet avantage…. Il faut aller voir l'Italie … le ciel pur de la belle Italie … au lieu de perdre ton temps à courir les tavernes! Tu vivras là en société de Raphaël, de Michel-Ange, de Paul Véronèse, du Titien et de maître Léonard, le phénix des phénix! Tu nous reviendras grandi de sept coudées, et tu feras la gloire du vieux Conrad!

—Que diable me chantez-vous là, maître Schmidt? m'écriai-je, vraiment indigné. C'est ma tante Catherine qui vous a soufflé cela, pour m'éloigner de la taverne de Sébaldus Dick; mais il n'en sera rien! Quand on a eu le bonheur de naître à Bergzabern, entre les superbes vignobles du Rhingau et les belles forêts du Hundsrûck, est-ce qu'il faut songer aux voyages? Dans quelle partie du monde trouve-t-on d'aussi beaux jambons qu'aux portes de Mayence … d'aussi bons pâtés que sur les rives de Strasbourg … de plus nobles vins qu'à Rüdesheim, Markobrünner, Steinberg … de plus jolies filles qu'à Pirmasens, Kaiserslautern, Anweiler, Neustadt?… Où trouve-t-on des physionomies plus dignes d'être transmises à la postérité, que dans notre bonne petite ville de Bergzabern? Est-ce à Rome … à Naples … à Venise?… Mais tous ces pêcheurs, tous ces lazzarones, tous ces pâtres se ressemblent…. On les a peints et repeints cent mille fois…. Ils ont tous le nez droit, le ventre creux et les jambes maigres. Tenez, maître Conrad, sans vous flatter, avec votre petit nez rabougri, votre casquette de cuir et votre souquenille grise barbouillée de couleur, je vous trouve mille fois plus beau que l'Apollon du Belvédère….

—Tu veux te moquer de moi! s'écria le bonhomme stupéfait.

—Non, je dis ce que je pense…. Au moins, vous n'avez pas les yeux dans le front, et les jambes sèches comme une chèvre…. Et puis, allez donc trouver dans vos antiques une tête plus remarquable que celle de notre vieux docteur Melchior Hâsenkopf, sa perruque jaune clair tortillée sur le dos, le tricorne sur la nuque, et la face empourprée comme une grappe en automne!—Est-ce que votre Hercule Farnèse, avec sa peau de lion et sa massue, vaut notre bon, notre gros, notre digne maître de taverne Sébaldus Dick, avec son grand tablier de cuir déployé sur le ventre, depuis le triple menton jusqu'aux cuisses, la face épanouie comme une rose, le nez rouge comme une framboise, les yeux bleus à fleur de tête comme une grenouille, et la lèvre humide avancée en goulot de carafe?… Regardez-le de profil, maître Conrad, quand il boit…. Quelle ligne magnifique, depuis le haut du coude, le long des reins, des cuisses et des mollets!… Quelle cascade de chair! Voilà ce que j'appelle un chef-d'oeuvre de la création! Maître Sébaldus ne tue pas des hydres, mais il avale huit bouteilles de johannisberg et deux aunes de boudin dans une soirée; il aime mieux tenir un broc que des serpents…. Est-ce une raison suffisante pour méconnaître son mérite?—Et notre brave capucin Johannes donc!… avec sa grande barbe fauve, ses pommettes osseuses, ses yeux gris, ses noirs sourcils joints au milieu du front comme un bouc…. Quel air de grandeur, de majesté, quand il entonne d'une voix sonore le chant sublime: Buvons! buvons! buvons! Comme sa main musculeuse presse le verre, comme son oeil étincelle!… N'est-ce pas de la couleur, cela, de la vraie couleur, solide et franche, maître Conrad?—Et trouvez-moi donc, dans tous vos antiques, deux plus jolies créatures que cette Roberte Weber et sa soeur Éva, les deux chanteuses de carrefour, lorsqu'elles vont de taverne en taverne, le soir, l'une sa guitare sous le bras, l'autre sa harpe pendue à l'épaule, et qu'elles traînent derrière elles leurs vieilles robes fanées, avec toute la majesté de Sémiramis…. Voilà ce que je nomme des modèles!… de vrais modèles!… Oui, toutes déguenillées qu'elles sont, avec leurs vieilles robes flétries, Éva et Roberte parlent à mon âme; leurs yeux noirs, leur teint brun, leur profil sévère m'enthousiasment…. Je les estime plus que toutes les Vénus de l'univers… Au moins elles ne posent pas!—Et quant à tous ces paysages arides … ces paysages à grandes lignes qu'on nous envoie d'Italie … quant à leurs golfes, à leurs ruines … le moindre coin de haie où bourdonne un hanneton … le plus petit chemin creux où grimpe une rosse étique traînant une charrette … les roues fangeuses … le fouet qui s'effile dans l'air … un rien … une mate à canards … un rayon de soleil dans un grenier … une tête de rat dans l'ombre, qui grignote et se peigne la moustache … me transportent mille fois plus que vos colonnes tronquées, vos couchers de soleil et vos effets de nuit! Voyez-vous, maître Conrad, tout cela c'est de l'imitation … les païens ont accompli leur oeuvre … Elle est magnifique … je le reconnais … Mais, au lieu de la copier platement … il s'agit de faire la nôtre!… On nous assomme avec le grand style, le genre grave … l'idéal grec…. Moi, je ne veux être d'aucune académie et je suis Flamand…. J'aime le naturel et les andouilles cuites dans leur jus…. Quand les Italiens feront des saucisses plus délicates, plus appétissantes que celles de la mère Grédel … et que les personnages de leurs bas-reliefs et de leurs tableaux n'auront pas l'air de poser, comme des acteurs devant le public … alors j'irai m'établir à Rome. En attendant je reste ici…. Mon Vatican à moi, c'est la taverne de maître Sébaldus! C'est là que j'étudie les beaux modèles, et les effets de lumière en vidant des chopes…. C'est bien plus amusant que de rêver sur des ruines….»

J'en aurais dit davantage, mais nous étions arrivés à ma porte.

«Allons … bonsoir, maître Conrad, m'écriai-je en lui serrant la main, et sans rancune.

—De la rancune! fit le vieux maître en souriant, tu sais bien qu'au fond je suis de ton avis…. Si je te dis quelquefois d'aller en Italie, c'est pour faire plaisir à dame Catherine…. Mais suis ton idée, Kasper…. Ceux qui prennent l'idée d'un autre ne font jamais rien.»

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