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Contes de lundi

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The Project Gutenberg eBook of Contes de lundi

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Title: Contes de lundi

Author: Alphonse Daudet

Release date: October 8, 2015 [eBook #50154]
Most recently updated: April 2, 2024

Language: French

Credits: Produced by Annemie Arnst and Marc D'Hooghe (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LUNDI ***

CONTES DU LUNDI

Par

ALPHONSE DAUDET

NOUVELLE ÉDITION

REVUE ET CONSIDÉRABLEMENT AUGMENTÉE

PARIS
CHARPENTIER ET Cie
13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN
1876

TABLE

PREMIÈRE PARTIE

LA FANTAISIE ET L'HISTOIRE

La dernière classe
La partie de billard
La vision du juge de Colmar
L'enfant espion
Les mères
Le siège de Berlin
Le mauvais zouave
La pendule de Bougival
La défense de Tarascon
Le Prussien de Bélisaire
Les paysans à Paris
Aux avant-postes
Paysages d'insurrection
Le bac
Le porte-drapeau
La mort de Chauvin
Alsace! Alsace!
Le caravansérail
Un décoré du 15 août
Mon képi
Le turco de la Commune
Le concert de la huitième
La bataille du Père-Lachaise
Les petits pâtés
Monologue à bord
Les fées de France

DEUXIÈME PARTIE

CAPRICES ET SOUVENIRS

Un teneur de livres
Avec trois cent mille francs que m'a promis Girardin!
Arthur
Les trois sommations
Un soir de première
La soupe au fromage
Le dernier livre
Maison a vendre
Contes de Noël
Un réveillon dans le Marais
Les trois messes basses
Le Pape est mort
Paysages gastronomiques
La moisson au bord de la mer
Les émotions d'un perdreau rouge
Le miroir
L'empereur aveugle


PREMIÈRE PARTIE

LA FANTAISIE ET L'HISTOIRE


LA DERNIÈRE CLASSE

RÉCIT D'UN PETIT ALSACIEN

Ce matin-là j'étais très en retard pour aller à l'école, et j'avais grand'peur d'être grondé, d'autant que M. Hamel nous avait dit qu'il nous interrogerait sur les participes, et je n'en savais pas le premier mot. Un moment l'idée me vint de manquer la classe et de prendre ma course à travers champs.

Le temps était si chaud, si clair!

On entendait les merles siffler à la lisière du bois, et dans le pré Rippert, derrière la scierie, les Prussiens qui faisaient l'exercice. Tout cela me tentait bien plus que la règle des participes; mais j'eus la force de résister, et je courus bien vite vers l'école.

En passant devant la mairie, je vis qu'il y avait du monde arrêté près du petit grillage aux affiches. Depuis deux ans, c'est de là que nous sont venues toutes les mauvaises nouvelles, les batailles perdues, les réquisitions, les ordres de la commandature; et je pensai sans m'arrêter:

«Qu'est-ce qu'il y a encore?»

Alors, comme je traversais la place en courant, le forgeron Wachter, qui était là avec son apprenti en train de lire l'affiche, me cria:

«Ne te dépêche pas tant, petit; tu y arriveras toujours assez tôt à ton école!»

Je crus qu'il se moquait de moi, et j'entrai tout essoufflé dans la petite cour de M. Hamel.

D'ordinaire, au commencement de la classe, il se faisait un grand tapage qu'on entendait jusque dans la rue, les pupitres ouverts, fermés, les leçons qu'on répétait très haut tous ensemble en se bouchant les oreilles pour mieux apprendre, et la grosse règle du maître qui tapait sur les tables:

«Un peu de silence!»

Je comptais sur tout ce train pour gagner mon banc sans être vu; mais justement ce jour-là tout était tranquille, comme un matin de dimanche. Par la fenêtre ouverte, je voyais mes camarades déjà rangés à leurs places, et M. Hamel, qui passait et repassait avec la terrible règle en fer sous le bras. Il fallut ouvrir la porte et entrer au milieu de ce grand calme. Vous pensez, si j'étais rouge et si j'avais peur!

Eh bien, non. M. Hamel me regarda sans colère et me dit très doucement:

«Va vite à ta place, mon petit Frantz; nous allions commencer sans toi.»

J'enjambai le banc et je m'assis tout de suite à mon pupitre. Alors seulement, un peu remis de ma frayeur, je remarquai que notre maître avait sa belle redingote verte, son jabot plissé fin et la calotte de soie noire brodée qu'il ne mettait que les jours d'inspection ou de distribution de prix. Du reste, toute la classe avait quelque chose d'extraordinaire et de solennel. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut de voir au fond de la salle, sur les bancs qui restaient vides d'habitude, des gens du village assis et silencieux comme nous, le vieux Hauser avec son tricorne, l'ancien maire, l'ancien facteur, et puis d'autres personnes encore. Tout ce monde-là paraissait triste; et Hauser avait apporté un vieil abécédaire mangé aux bords qu'il tenait grand ouvert sur ses genoux, avec ses grosses lunettes posées en travers des pages.

Pendant que je m'étonnais de tout cela, M. Hamel était monté dans sa chaire, et de la même voix douce et grave dont il m'avait reçu, il nous dit:

«Mes enfants, c'est la dernière fois que je vous fais la classe. L'ordre est venu de Berlin de ne plus enseigner que l'allemand dans les écoles de l'Alsace et de la Lorraine ... Le nouveau maître arrive demain. Aujourd'hui c'est votre dernière leçon de français. Je vous prie d'être bien attentifs.»

Ces quelques paroles me bouleversèrent. Ah! les misérables, voilà ce qu'ils avaient affiché à la mairie.

Ma dernière leçon de français!...

Et moi qui savais à peine écrire! Je n'apprendrais donc jamais! Il faudrait donc en rester là! Comme je m'en voulais maintenant du temps perdu, des classes manquées à courir les nids ou à faire des glissades sur la Saar! Mes livres que tout à l'heure encore je trouvais si ennuyeux, si lourds à porter, ma grammaire, mon histoire sainte me semblaient à présent de vieux amis qui me feraient beaucoup de peine à quitter. C'est comme M. Hamel. L'idée qu'il allait partir, que je ne le verrais plus, me faisait oublier les punitions, les coups de règle.

Pauvre homme!

C'est en l'honneur de cette dernière classe qu'il avait mis ses beaux habits du dimanche, et maintenant je comprenais pourquoi ces vieux du village étaient venus s'asseoir au bout de la salle. Cela semblait dire qu'ils regrettaient de ne pas y être venus plus souvent, à cette école. C'était aussi comme une façon de remercier notre maître de ses quarante ans de bons services, et de rendre leurs devoirs à la patrie qui s'en allait...

J'en étais là de mes réflexions, quand j'entendis appeler mon nom. C'était mon tour de réciter. Que n'aurais-je pas donné pour pouvoir dire tout au long cette fameuse règle des participes, bien haut, bien clair, sans une faute; mais je m'embrouillai aux premiers mots, et je restai debout à me balancer dans mon banc, le cœur gros, sans oser lever la tête. J'entendais M. Hamel qui me parlait:

«Je ne te gronderai pas, mon petit Frantz, tu dois être assez puni... voilà ce que c'est. Tous les jours on se dit: Bah! j'ai bien le temps. J'apprendrai demain. Et puis tu vois ce qui arrive... Ah! ç'a été le grand malheur de notre Alsace de toujours remettre son instruction à demain. Maintenant ces gens-là sont en droit de nous dire: Comment Vous prétendiez être Français, et vous ne savez ni parler ni écrire votre langue!... Dans tout ça, mon pauvre Frantz, ce n'est pas encore toi le plus coupable. Nous avons tous notre bonne part de reproches à nous faire.

«Vos parents n'ont pas assez tenu à vous voir instruits. Ils aimaient mieux vous envoyer travailler à la terre ou aux filatures pour avoir quelques sous de plus. Moi-même n'ai-je rien à me reprocher? Est-ce que je ne vous ai pas souvent fait arroser mon jardin au lieu de travailler? Et quand je voulais aller pêcher des truites, est-ce que je me gênais pour vous donner congé?...»

Alors d'une chose à l'autre, M. Hamel se mit à nous parler de la langue française, disant que c'était la plus belle langue du monde, la plus claire, la plus solide: qu'il fallait la garder entre nous et ne jamais l'oublier, parce que, quand un peuple tombe esclave, tant qu'il tient bien sa langue, c'est comme s'il tenait la clef de sa prison[1]... Puis il prit une grammaire et nous lut notre leçon. J'étais étonné de voir comme je comprenais. Tout ce qu'il disait me semblait facile, facile. Je crois aussi que je n'avais jamais si bien écouté, et que lui non plus n'avait jamais mis autant de patience à ses explications. On aurait dit qu'avant de s'en aller le pauvre homme voulait nous donner tout son savoir, nous le faire entrer dans la tête d'un seul coup.

La leçon finie, on passa à l'écriture. Pour ce jour-là, M. Hamel nous avait préparé des exemples tout neufs, sur lesquels était écrit en belle ronde: France, Alsace, France, Alsace. Cela faisait comme des petits drapeaux qui flottaient tout autour de la classe pendus à la tringle de nos pupitres. Il fallait voir comme chacun s'appliquait, et quel silence! On n'entendait rien que le grincement des plumes sur le papier. Un moment des hannetons entrèrent; mais personne n'y fit attention, pas même les tout petits qui s'appliquaient à tracer leurs bâtons, avec un cœur, une conscience, comme si cela encore était du français... Sur la toiture de l'école, des pigeons roucoulaient tout bas, et je me disais en les écoutant:

«Est-ce qu'on ne va pas les obliger à chanter en allemand, eux aussi?»

De temps en temps, quand je levais les yeux de dessus ma page, je voyais M. Hamel immobile dans sa chaire et fixant les objets autour de lui, comme s'il avait voulu emporter dans son regard toute sa petite maison d'école... Pensez! depuis quarante ans, il était là à la même place, avec sa cour en face de lui et sa classe toute pareille. Seulement les bancs, les pupitres s'étaient polis, frottés par l'usage; les noyers de la cour avaient grandi, et le houblon qu'il avait planté lui-même enguirlandait maintenant les fenêtres jusqu'au toit. Quel crève-cœur ça devait être pour ce pauvre homme de quitter toutes ces choses, et d'entendre sa sœur qui allait, venait, dans la chambre au-dessus, en train de fermer leurs malles! car ils devaient partir le lendemain, s'en aller du pays pour toujours.

Tout de même il eut le courage de nous faire la classe jusqu'au bout. Après l'écriture, nous eûmes la leçon d'histoire; ensuite les petits chantèrent tous ensemble le BA BE BI BO BU. Là-bas au fond de la salle, le vieux Hauser avait mis ses lunettes, et, tenant son abécédaire à deux mains, il épelait les lettres avec eux. On voyait qu'il s'appliquait lui aussi; sa voix tremblait d'émotion, et c'était si drôle de l'entendre, que nous avions tous l'envie de rire et de pleurer. Ah! je m'en souviendrai de cette dernière classe...

Tout à coup l'horloge de l'église sonna midi, puis l'Angelus. Au même moment, les trompettes des Prussiens qui revenaient de l'exercice éclatèrent sous nos fenêtres... M. Hamel se leva, tout pâle, dans sa chaire. Jamais il ne m'avait paru si grand.

«Mes amis, dit-il, mes amis, je... je...»

Mais quelque chose l'étouffait. Il ne pouvait pas achever sa phrase.

Alors il se tourna vers le tableau, prit un morceau de craie, et, en appuyant de toutes ses forces, il écrivit aussi gros qu'il put:

«VIVE LA FRANCE!»

Puis il resta là, la tête appuyée au mur, et, sans parler, avec sa main il nous faisait signe:

«C'est fini... allez-vous-en.»


[1] «S'il tient sa langue,—il tient la clé qui de ses chaînes le délivre.» F. MISTRAL.


LA PARTIE DE BILLARD

Comme on se bat depuis deux jours et qu'ils ont passé la nuit sac au dos sous une pluie torrentielle, les soldats sont exténués. Pourtant voilà trois mortelles heures qu'on les laisse se morfondre, l'arme au pied, dans les flaques des grandes routes, dans la boue des champs détrempés.

Alourdis par la fatigue, les nuits passées, les uniformes pleins d'eau, ils se serrent les uns contre les autres pour se réchauffer, pour se soutenir. Il y en a qui dorment tout debout, appuyés au sac d'un voisin, et la lassitude, les privations se voient mieux sur ces visages détendus, abandonnés dans le sommeil. La pluie, la boue, pas de feu, pas de soupe, un ciel bas et noir, l'ennemi qu'on sent tout autour. C'est lugubre...

Qu'est-ce qu'on fait là? Qu'est-ce qui se passe?

Les canons, la gueule tournée vers le bois, ont l'air de guetter quelque chose. Les mitrailleuses embusquées regardent fixement l'horizon. Tout semble prêt pour une attaque. Pourquoi n'attaque-t-on pas? Qu'est-ce qu'on attend?...

On attend des ordres, et le quartier général n'en envoie pas.

Il n'est pas loin cependant le quartier général. C'est ce beau château Louis XIII dont les briques rouges, lavées par la pluie, luisent à mi-côte entre les massifs. Vraie demeure princière, bien digne de porter le fanion d'un maréchal de France. Derrière un grand fossé et une rampe de pierre qui les séparent de la route, les pelouses montent tout droit jusqu'au perron, unies et vertes, bordées de vases fleuris. De l'autre côté, du côté intime de la maison, les charmilles font des trouées lumineuses, la pièce d'eau où nagent des cygnes s'étale comme un miroir, et sous le toit en pagode d'une immense volière, lançant des cris aigus dans le feuillage, des paons, des faisans dorés battent des ailes et font la roue. Quoique les maîtres soient partis, on ne sent pas là l'abandon, le grand lâchez-tout de la guerre. L'oriflamme du chef de l'armée a préservé jusqu'aux moindres fleurettes des pelouses, et c'est quelque chose de saisissant de trouver, si près du champ de bataille, ce calme opulent qui vient de l'ordre des choses, de l'alignement correct des massifs, de la profondeur silencieuse des avenues.

La pluie, qui tasse là bas de si vilaine boue sur les chemins et creuse des ornières si profondes, n'est plus ici qu'une ondée élégante, aristocratique, avivant la rougeur des briques, le vert des pelouses, lustrant les feuilles des orangers, les plumes blanches des cygnes. Tout reluit, tout est paisible. Vraiment, sans le drapeau qui flotte à la crête du toit, sans les deux soldats en faction devant la grille, jamais on ne se croirait au quartier général. Les chevaux reposent dans les écuries. Çà et là on rencontre des brosseurs, des ordonnances en petite tenue flânant aux abords des cuisines, ou quelque jardinier en pantalon rouge promenant tranquillement son râteau dans le sable des grandes cours.

La salle à manger, dont les fenêtres donnent sur le perron, laisse voir une table à moitié desservie, des bouteilles débouchées, des verres ternis et vides, blafards sur la nappe froissée, toute une fin de repas, les convives partis. Dans la pièce à côté, on entend des éclats de voix, des rires, des billes qui roulent, des verres qui se choquent. Le maréchal est en train de faire sa partie, et voilà pourquoi l'armée attend des ordres. Quand le maréchal a commencé sa partie, le ciel peut bien crouler, rien au monde ne saurait l'empêcher de la finir.

Le billard!

C'est sa faiblesse à ce grand homme de guerre. Il est là, sérieux comme à la bataille, en grande tenue, la poitrine couverte de plaques, l'œil brillant, les pommettes enflammées, dans l'animation du repas, du jeu, des grogs. Ses aides de camp l'entourent, empressés, respectueux, se pâmant d'admiration à chacun de ses coups. Quand le maréchal fait un point, tous se précipitent vers la marque; quand le maréchal a soif, tous veulent lui préparer son grog. C'est un froissement d'épaulettes et de panaches, un cliquetis de croix et d'aiguillettes; et de voir tous ces jolis sourires, ces fines révérences de courtisans, tant de broderies et d'uniformes neufs, dans cette haute salle à boiseries de chêne, ouverte sur des parcs, sur des cours d'honneur, cela rappelle les automnes de Compiègne et repose un peu des capotes souillées qui se morfondent là-bas au long des routes et font des groupes si sombres sous la pluie.

Le partenaire du maréchal est un petit capitaine d'état-major, sanglé, frisé, ganté de clair, qui est de première force au billard et capable de rouler tous les maréchaux de la terre, mais il sait se tenir à une distance respectueuse de son chef, et s'applique à ne pas gagner, à ne pas perdre non plus trop facilement. C'est ce qu'on appelle un officier d'avenir...

Attention, jeune homme, tenons-nous bien. Le maréchal en a quinze, et vous dix. Il s'agit de mener la partie jusqu'au bout comme cela, et vous aurez plus fait pour votre avancement que si vous étiez dehors avec les autres, sous ces torrents d'eau qui noient l'horizon, à salir votre bel uniforme, à ternir l'or de vos aiguillettes, attendant des ordres qui ne viennent pas.

C'est une partie vraiment intéressante. Les billes courent, se frôlent, croisent leurs couleurs. Les bandes rendent bien, le tapis s'échauffe... Soudain la flamme d'un coup de canon passe dans le ciel. Un bruit sourd fait trembler les vitres. Tout le monde tressaille; on se regarde avec inquiétude. Seul le maréchal n'a rien vu, rien entendu: penché sur le billard, il est en train de combiner un magnifique effet de recul; c'est son fort, à lui, les effets de recul!...

Mais voilà un nouvel éclair, puis un autre. Les coups de canon se succèdent, se précipitent. Les aides de camp courent aux fenêtres. Est-ce que les Prussiens attaqueraient?

«Eh bien, qu'ils attaquent! dit le maréchal en mettant du blanc... A vous de jouer, capitaine.»

L'état-major frémit d'admiration. Turenne endormi sur un affût n'est rien auprès de ce maréchal, si calme devant son billard au moment de l'action... Pendant ce temps le vacarme redouble. Aux secousses du canon se mêlent les déchirements des mitrailleuses, les roulements des feux de peloton. Une buée rouge, noire sur les bords, monte au bout des pelouses. Tout le fond du parc est embrasé. Les paons, les faisans effarés clament dans la volière; les chevaux arabes, sentant la poudre, se cabrent au fond des écuries. Le quartier général commence à s'émouvoir. Dépêches sur dépêches. Les estafettes arrivent à bride abattue. On demande le maréchal.

Le maréchal est inabordable. Quand je vous disais que rien ne pourrait l'empêcher d'achever sa partie.

«A vous de jouer, capitaine.»

Mais le capitaine a des distractions. Ce que c'est pourtant que d'être jeune! Le voilà qui perd la tête, oublie son jeu et fait coup sur coup deux séries, qui lui donnent presque partie gagnée. Cette fois le maréchal devient furieux. La surprise, l'indignation éclatent sur son mâle visage. Juste à ce moment, un cheval lancé ventre à terre s'abat dans la cour. Un aide de camp couvert de boue force la consigne, franchit le perron d'un saut: «Maréchal! maréchal!...» Il faut voir comme il est reçu... Tout bouffant de colère et rouge comme un coq, le maréchal paraît à la fenêtre, sa queue de billard à la main:

«Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est?... Il n'y a donc pas de factionnaire par ici?

—Mais, maréchal...

—C'est bon ... Tout à l'heure ... Qu'on attende mes ordres, nom d... D...!»

Et la fenêtre se referme avec violence.

Qu'on attende ses ordres!

C'est bien ce qu'ils font, les pauvres gens. Le vent leur chasse la pluie et la mitraille en pleine figure. Des bataillons entiers sont écrasés, pendant que d'autres restent inutiles, l'arme au bras, sans pouvoir se rendre compte de leur inaction. Rien à faire. On attend des ordres... Par exemple, comme on n'a pas besoin d'ordres pour mourir, les hommes tombent par centaines derrière les buissons, dans les fossés, en face du grand château silencieux. Même tombés, la mitraille les déchire encore, et par leurs blessures ouvertes coule sans bruit le sang généreux de la France... Là-haut, dans la salle de billard, cela chauffe aussi terriblement: le maréchal a repris son avance; mais le petit capitaine se défend comme un lion...

Dix-sept! dix-huit! dix-neuf!...

A peine a-t-on le temps de marquer les points. Le bruit de la bataille se rapproche. Le maréchal ne joue plus que pour un. Déjà des obus arrivent dans le parc. En voilà un qui éclate au-dessus de la pièce d'eau. Le miroir s'éraille; un cygne nage, épeuré, dans un tourbillon de plumes sanglantes. C'est le dernier coup...

Maintenant, un grand silence. Rien que la pluie qui tombe sur les charmilles, un roulement confus au bas du coteau, et, par les chemins détrempés, quelque chose comme le piétinement d'un troupeau qui se hâte... L'armée est en pleine déroute. Le maréchal a gagné sa partie.


LA VISION DU JUGE DE COLMAR

Avant qu'il eût prêté serment à l'empereur Guillaume, il n'y avait pas d'homme plus heureux que le petit juge Dollinger, du tribunal de Colmar, lorsqu'il arrivait à l'audience avec sa toque sur l'oreille, son gros ventre, sa lèvre en fleur et ses trois mentons bien posés sur un ruban de mousseline.—«Ah! le bon petit somme que je vais faire», avait-il l'air de se dire en s'asseyant, et c'était plaisir de le voir allonger ses jambes grassouillettes, s'enfoncer sur son grand fauteuil, sur ce rond de cuir frais et moelleux auquel il devait d'avoir encore l'humeur égale et le teint clair, après trente ans de magistrature assise.

Infortuné Dollinger!

C'est ce rond de cuir qui l'a perdu. Il se trouvait si bien dessus, sa place était si bien faite sur ce coussinet de moleskine, qu'il a mieux aimé devenir Prussien que de bouger de là. L'empereur Guillaume lui a dit: «Restez assis, monsieur Dollinger!» et Dollinger est resté assis; et aujourd'hui le voilà conseiller à la cour de Colmar, rendant bravement la justice au nom de Sa Majesté berlinoise.

Autour de lui, rien n'est changé: c'est toujours le même tribunal fané et monotone, la même salle de catéchisme avec ses bancs luisants, ses murs nus son bourdonnement d'avocats, le même demi-jour tombant des hautes fenêtres à rideaux de serge, le même grand christ poudreux qui penche la tête, les bras étendus. En passant à la Prusse, la cour de Colmar n'a pas dérogé: il y a toujours un buste d'empereur au fond du prétoire... Mais c'est égal! Dollinger se sent dépaysé. Il a beau se rouler dans son fauteuil, s'y enfoncer rageusement; il n'y trouve plus les bons petits sommes d'autrefois, et quand par hasard il lui arrive encore de s'endormir à l'audience, c'est pour faire des rêves épouvantables...

Dollinger rêve qu'il est sur une haute montagne, quelque chose comme le Honeck ou le ballon d'Alsace... Qu'est-ce qu'il fait là, tout seul, en robe de juge, assis sur son grand fauteuil à ces hauteurs immenses où l'on ne voit plus rien que des arbres rabougris et des tourbillons de petites mouches?... Dollinger ne le sait pas. Il attend, tout frissonnant de la sueur froide et de l'angoisse du cauchemar. Un grand soleil rouge se lève de l'autre côté du Rhin, derrière les sapins de la forêt Noire, et, à mesure que le soleil monte, en bas, dans les vallées de Thann, de Munster, d'un bout à l'autre de l'Alsace, c'est un roulement confus, un bruit de pas, de voitures en marche, et cela grossit, et cela s'approche, et Dollinger a le cœur serré! Bientôt, par la longue route tournante qui grimpe aux flancs de la montagne, le juge de Colmar voit venir à lui un cortège lugubre et interminable, tout le peuple d'Alsace qui s'est donné rendez-vous à cette passe des Vosges pour émigrer solennellement.

En avant montent de longs chariots attelés de quatre bœufs, ces longs chariots à claire-voie que l'on rencontre tout débordants de gerbes au temps des moissons, et qui maintenant s'en vont chargés de meubles, de hardes, d'instruments de travail. Ce sont les grands lits, les hautes armoires, les garnitures d'indienne, les huches, les rouets, les petites chaises des enfants, les fauteuils des ancêtres, vieilles reliques entassées, tirées de leurs coins, dispersant au vent de la route la sainte poussière des foyers. Des maisons entières partent dans ces chariots. Aussi n'avancent-ils qu'en gémissant, et les bœufs les tirent avec peine, comme si le sol s'attachait aux roues, comme si ces parcelles de terre sèche restées aux herses, aux charrues, aux pioches, aux râteaux, rendant la charge encore plus lourde, faisaient de ce départ un déracinement. Derrière se presse une foule silencieuse, de tout rang, de tout âge, depuis les grands vieux à tricorne qui s'appuient en tremblant sur des bâtons, jusqu'aux petits blondins frisés, vêtus d'une bretelle et d'un pantalon de futaine, depuis l'aïeule paralytique que de fiers garçons portent sur leurs épaules, jusqu'aux enfants de lait que les mères serrent contre leurs poitrines; tous, les vaillants comme les infirmes, ceux qui seront les soldats de l'année prochaine et ceux qui ont fait la terrible campagne, des cuirassiers amputés qui se traînent sur des béquilles, des artilleurs hâves, exténués, ayant encore dans leurs uniformes en loque la moisissure des casemates de Spandau; tout cela défile fièrement sur la route, au bord de laquelle le juge de Colmar est assis, et, en passant devant lui, chaque visage se détourne avec une terrible expression de colère et de dégoût...

Oh! le malheureux Dollinger! il voudrait se cacher, s'enfuir; mais impossible. Son fauteuil est incrusté dans la montagne, son rond de cuir dans son fauteuil, et lui dans son rond de cuir. Alors il comprend qu'il est là comme au pilori, et qu'on a mis le pilori aussi haut pour que sa honte se vît de plus loin ... Et le défilé continue, village par village, ceux de la frontière suisse menant d'immenses troupeaux, ceux de la Saar poussant leurs durs outils de fer dans des wagons à minerais. Puis les villes arrivent, tout le peuple des filatures, les tanneurs, les tisserands, les ourdisseurs, les bourgeois, les prêtres, les rabbins, les magistrats, des robes noires, des robes rouges... Voilà le tribunal de Colmar, son vieux président en tête. Et Dollinger, mourant de honte, essaye de cacher sa figure, mais ses mains sont paralysées; de fermer les yeux, mais ses paupières restent immobiles et droites. Il faut qu'il voie et qu'on le voie, et qu'il ne perde pas un des regards de mépris que ses collègues lui jettent en passant...

Ce juge au pilori, c'est quelque chose de terrible! Mais ce qui est plus terrible encore, c'est qu'il a tous les siens dans cette foule, et eue pas un n'a l'air de le reconnaître. Sa femme, ses enfants passent devant lui en baissant la tête. On dirait qu'ils ont honte, eux aussi! Jusqu'à son petit Michel qu'il aime tant, et qui s'en va pour toujours sans seulement le regarder. Seul, son vieux président s'est arrêté une minute pour lui dire à voix basse:

«Venez avec nous, Dollinger. Ne restez pas là, mon ami...»

Mais Dollinger ne peut pas se lever. Il s'agite, il appelle, et le cortège défile pendant des heures; et lorsqu'il s'éloigne au jour tombant, toutes ces belles vallées pleines de clochers et d'usines se font silencieuses. L'Alsace entière est partie. Il n'y a plus que le juge de Colmar qui reste là-haut, cloué sur son pilori, assis et inamovible...


... Soudain la scène change. Des ifs, des croix noires, des rangées de tombes, une foule en deuil. C'est le cimetière de Colmar, un jour de grand enterrement. Toutes les cloches de la ville sont en branle. Le conseiller Dollinger vient de mourir. Ce que l'honneur n'avait pas pu faire, la mort s'en est chargée. Elle a dévissé de son rond de cuir le magistrat inamovible, et couché tout de son long l'homme qui s'entêtait à rester assis...

Rêver qu'on est mort et se pleurer soi-même, il n'y a pas de sensation plus horrible. Le cœur navré, Dollinger assiste à ses propres funérailles; et ce qui le désespère encore plus que sa mort, c'est que dans cette foule immense qui se presse autour de lui, il n'a pas un ami, pas un parent. Personne de Colmar, rien que des Prussiens! Ce sont des soldats prussiens qui ont fourni l'escorte, des magistrats prussiens qui mènent le deuil, et les discours qu'on prononce sur sa tombe sont des discours prussiens, et la terre qu'on lui jette dessus et qu'il trouve si froide est de la terre prussienne, hélas!

Tout à coup la foule s'écarte, respectueuse; un magnifique cuirassier blanc s'approche, cachant sous son manteau quelque chose qui a l'air d'une grande couronne d'immortelles. Tout autour on dit:

«Voilà Bismarck... voilà Bismarck...» Et le juge de Colmar pense avec tristesse:

«C'est beaucoup d'honneur que vous me faites, monsieur le comte, mais si j'avais là mon petit Michel...»

Un immense éclat de rire l'empêche d'achever, un rire fou, scandaleux, sauvage, inextinguible.

«Qu'est-ce qu'ils ont donc?» se demande le juge épouvanté. Il se dresse, il regarde... C'est son rond, son rond de cuir que M. de Bismarck vient de déposer religieusement sur sa tombe avec cette inscription en entourage dans la moleskine:

AU JUGE DOLLINGER
HONNEUR DE LA MAGISTRATURE ASSISE
SOUVENIRS ET REGRETS

D'un bout à l'autre du cimetière tout le monde rit, tout le monde se tord, et cette grosse gaieté prussienne résonne jusqu'au fond du caveau, où le mort pleure de honte, écrasé sous un' ridicule éternel...


L'ENFANT ESPION

Il s'appelait Stenne, le petit Stenne.

C'était un enfant de Paris, malingre et pâle, qui pouvait avoir dix ans, peut-être quinze; avec ces moucherons-là, on ne sait jamais. Sa mère était morte; son père, ancien soldat de marine, gardait un square dans le quartier du Temple. Les babies, les bonnes, les vieilles dames à pliants, les mères pauvres, tout le Paris trotte-menu qui vient se mettre à l'abri des voitures dans ces parterres bordés de trottoirs, connaissaient le père Stenne et l'adoraient. On savait que, sous cette rude moustache, effroi des chiens et des traîneurs de bancs, se cachait un bon sourire attendri, presque maternel, et que, pour voir ce sourire, on n'avait qu'à dire au bonhomme:

«Comment va votre petit garçon?...»

Il l'aimait tant son garçon, le père Stenne! Il était si heureux, le soir, après la classe, quand le petit venait le prendre et qu'ils faisaient tous deux le tour des allées, s'arrêtant à chaque banc pour saluer les habitués, répondre à leurs bonnes manières.

Avec le siège malheureusement tout changea. Le square du père Stenne fut fermé, on y mit du pétrole, et le pauvre homme, obligé à une surveillance incessante, passait sa vie dans les massifs déserts et bouleversés, seul, sans fumer, n'ayant plus son garçon que le soir, bien tard, à la maison. Aussi il fallait voir sa moustache, quand il parlait des Prussiens... Le petit Stenne, lui, ne se plaignait pas trop de cette nouvelle vie.

Un siège! C'est si amusant pour les gamins. Plus d'école! plus de mutuelle! Des vacances tout le temps et la rue comme un champ de foire...

L'enfant restait dehors jusqu'au soir, à courir. Il accompagnait les bataillons du quartier qui allaient au rempart, choisissant de préférence ceux qui avaient une bonne musique; et là-dessus petit Stenne était très ferré. Il vous disait fort bien que celle du 96e ne valait pas grand'chose, mais qu'au 55e ils en avaient une excellente. D'autres fois, il regardait les mobiles faire l'exercice; puis il y avait les queues...

Son panier sous le bras, il se mêlait à ces longues files qui se formaient dans l'ombre des matins d'hiver sans gaz, à la grille des bouchers, des boulangers. Là, les pieds dans l'eau, on faisait des connaissances, on causait politique, et comme fils de M. Stenne, chacun lui demandait son avis. Mais le plus amusant de tout, c'était encore les parties de bouchon, ce fameux jeu de galoche que les mobiles bretons avaient mis à la mode pendant le siège. Quand le petit Stenne n'était pas au rempart ni aux boulangeries, vous étiez sûr de le trouver à la partie de galoche de la place du Château-d'Eau. Lui ne jouait pas, bien entendu; il faut trop d'argent. Il se contentait de regarder les joueurs avec des yeux!

Un surtout, un grand en cotte bleue, qui ne misait que des pièces de cent sous, excitait son admiration. Quand il courait, celui-là, on entendait les écus sonner au fond de sa cotte...

Un jour, en ramassant une pièce qui avait roulé jusque sous les pieds du petit Stenne, le grand lui dit à voix basse:

«Ça te fait loucher, hein?... Eh bien, si tu veux, je te dirai où on en trouve.»

La partie finie, il l'emmena dans un coin de la place et lui proposa de venir avec lui vendre des journaux aux Prussiens, on avait 30 francs par voyage. D'abord Stenne refusa, très indigné; et du coup, il resta trois jours sans retourner à la partie. Trois jours terribles. Il ne mangeait plus, il ne dormait plus. La nuit, il voyait des tas de galoches dressées au pied de son lit, et des pièces de cent sous qui filaient à plat, toutes luisantes. La tentation était trop forte. Le quatrième jour, il retourna au Château-d'Eau, revit le grand, se laissa séduire...


Ils partirent par un matin de neige, un sac de toile sur l'épaule, des journaux cachés sous leurs blouses. Quand ils arrivèrent à la porte de Flandres, il faisait à peine jour. Le grand put Stenne par la main, et, s'approchant du factionnaire—un brave sédentaire qui avait le nez rouge et l'air bon—il lui dit d'une voix de pauvre:

«Laissez-nous passer, mon bon monsieur... Notre mère est malade, papa est mort. Nous allons voir avec mon petit frère à ramasser des pommes de terre dans le champ.»

Il pleurait. Stenne, tout honteux, baissait la tête. Le factionnaire les regarda un moment, jeta un coup d'œil sur la route déserte et blanche.

«Passez vite», leur dit-il en s'écartant; et les voilà sur le chemin d'Aubervilliers. C'est le grand qui riait!

Confusément, comme dans un rêve, le petit Stenne voyait des usines transformées en casernes, des barricades désertes, garnies de chiffons mouillés, de longues cheminées qui trouaient le brouillard et montaient dans le ciel, vides, ébréchées. De loin en loin, une sentinelle, des officiers encapuchonnés qui regardaient là-bas avec des lorgnettes, et de petites tentes trempées de neige fondue devant des feux qui mouraient. Le grand connaissait les chemins, prenait à travers champ pour éviter les postes. Pourtant ils arrivèrent, sans pouvoir y échapper, à une grand'garde de francs-tireurs. Les francs-tireurs étaient là avec leurs petits cabans, accroupis au fond d'une fosse pleine d'eau, tout le long du chemin de fer de Soissons. Cette fois le grand eut beau recommencer son histoire, on ne voulut pas les laisser passer. Alors, pendant qu'il se lamentait, de la maison du garde-barrière sortit sur la voie un vieux sergent, tout blanc, tout ridé, qui ressemblait au père Stenne:

«Allons! mioches, ne pleurons plus! dit-il aux enfants, on vous y laissera aller, à vos pommes de terre; mais, avant, entrez vous chauffer un peu... Il a l'air gelé ce gamin-là!»

Hélas! Ce n'était pas de froid qu'il tremblait le petit Stenne, c'était de peur, c'était de honte... Dans le poste, ils trouvèrent quelques soldats blottis autour d'un feu maigre, un vrai feu de veuve, à la flamme duquel ils faisaient dégeler du biscuit au bout de leurs baïonnettes. On se serra pour faire place aux enfants. On leur donna la goutte, un peu de café. Pendant qu'ils buvaient, un officier vint sur la porte, appela le sergent, lui parla tout bas et s'en alla bien vite.

«Garçons! dit le sergent en rentrant radieux... y aura du tabac cette nuit ... On a surpris le mot des Prussiens... Je crois que cette fois nous allons le leur reprendre, ce sacré Bourget!»

Il y eut une explosion de bravos et de rires. On dansait, on chantait, on astiquait les sabres-baïonnettes; et, profitant de ce tumulte, des enfants disparurent.

Passé la tranchée, il n'y avait plus que la plaine, et au fond un long mur blanc troué de meurtrières. C'est vers ce mur qu'ils se dirigèrent, s'arrêtant à chaque pas pour faire semblant de ramasser des pommes de terre.

«Rentrons... N'y allons pas», disait tout le temps le petit Stenne.

L'autre levait les épaules et avançait toujours. Soudain ils entendirent le tric-trac d'un fusil qu'on armait.

«Couche-toi!» fit le grand, en se jetant par terre.

Une fois couché, il siffla. Un autre sifflet répondit sur la neige. Ils s'avancèrent en rampant... Devant le mur, au ras du sol, parurent deux moustaches jaunes sous un béret crasseux. Le grand sauta dans la tranchée, à côté du Prussien:

«C'est mon frère», dit-il en montrant son compagnon.

Il était si petit, ce Stenne, qu'en le voyant le Prussien se mit à rire et fut obligé de le prendre dans ses bras pour le hisser jusqu'à la brèche.

De l'autre côté du mur, c'étaient de grands remblais de terre, des arbres couchés, des trous noirs dans la neige, et dans chaque trou le même béret crasseux, les mêmes moustaches jaunes qui riaient en voyant passer les enfants.

Dans un coin, une maison de jardinier casematée de troncs d'arbres. Le bas était plein de soldats qui jouaient aux cartes, faisaient la soupe sur un grand feu clair. Cela sentait bon les choux, le lard; quelle différence avec le bivouac des francs-tireurs! En haut, les officiers. On les entendait jouer du piano, déboucher du vin de Champagne. Quand les Parisiens entrèrent, un hurrah de joie les accueillit. Ils donnèrent leurs journaux; puis on leur versa à boire et on les fit causer. Tous ces officiers avaient l'air fier et méchant; mais le grand les amusait avec sa verve faubourienne, son vocabulaire de voyou. Ils riaient, répétaient ses mots après lui, se roulaient avec délice dans cette boue de Paris qu'on leur apportait.

Le petit Stenne aurait bien voulu parler, lui aussi, prouver qu'il n'était pas une bête; mais quelque chose le gênait. En face de lui se tenait à part un Prussien plus âgé, plus sérieux que les autres, qui lisait, ou plutôt faisait semblant, car ses yeux ne le quittaient pas. Il y avait dans ce regard de la tendresse et des reproches, comme si cet homme avait eu au pays un enfant du même âge que Stenne, et qu'il se fût dit:

«J'aimerais mieux mourir que de voir mon fils faire un métier pareil...»

A partir de ce moment, Stenne sentit comme une main qui se posait sur son cœur et l'empêchait de battre.

Pour échapper à cette angoisse, il se mit à boire. Bientôt tout tourna autour de lui. Il entendait vaguement, au milieu de gros rires, son camarade qui se moquait des gardes nationaux, de leur façon de faire l'exercice, imitait une prise d'armes au Marais, une alerte de nuit sur les remparts. Ensuite le grand baissa la voix, les officiers se rapprochèrent et les figures devinrent graves. Le misérable était en train de les prévenir de l'attaque des francs-tireurs...

Pour le coup, le petit Stenne se leva furieux, dégrisé:

«Pas cela, grand... Je ne veux pas.»

Mais l'autre ne fit que rire et continua. Avant qu'il eût fini, tous les officiers étaient debout. Un d'eux montra la porte aux enfants:

«F... le camp!» leur dit-il.

Et ils se mirent à causer entre eux, très vite, en allemand. Le grand sortit, fier comme un doge, en faisant sonner son argent. Stenne le suivit, la tête basse; et lorsqu'il passa près du Prussien dont le regard l'avait tant gêné, il entendit une voix triste qui disait: «Bas chôli, ça... Bas chôli

Les larmes lui en vinrent aux yeux.

Une fois dans la plaine, les enfants se mirent à courir et rentrèrent rapidement. Leur sac était plein de pommes de terre que leur avaient données les Prussiens; avec cela ils passèrent sans encombre à la tranchée des francs-tireurs. On s'y préparait pour l'attaque de la nuit. Des troupes arrivaient silencieuses, se massant derrière les murs. Le vieux sergent était là, occupé à placer ses hommes, l'air si heureux. Quand les enfants passèrent, il les reconnut et leur envoya un bon sourire...

Oh! que ce sourire fit mal au petit Stenne! un moment il eut envie de crier:

«N'allez pas là-bas... nous vous avons trahis.»

Mais l'autre lui avait dit: «Si tu parles, nous serons fusillés», et la peur le retint...

A la Courneuve, ils entrèrent dans une maison abandonnée pour partager l'argent. La vérité m'oblige à dire que le partage fut fait honnêtement, et que d'entendre sonner ces beaux écus sous sa blouse, de penser aux parties de galoche qu'il avait là en perspective, le petit Stenne ne trouvait plus son crime aussi affreux.

Mais, lorsqu'il fut seul, le malheureux enfant! Lorsque après les portes le grand l'eut quitté, alors ses poches commencèrent à devenir bien lourdes, et la main qui lui serrait le cœur le serra plus fort que jamais. Paris ne lui semblait plus le même. Les gens qui passaient le regardaient sévèrement, comme s'ils avaient su d'où il venait. Le mot espion, il l'entendait dans le bruit des roues, dans le battement des tambours qui s'exerçaient le long du canal. Enfin il arriva chez lui, et, tout heureux de voir que son père n'était pas encore rentré, il monta vite dans leur chambre cacher sous son oreiller ces écus qui lui pesaient tant.

Jamais le père Stenne n'avait été si bon, si joyeux qu'en rentrant ce soir-là. On venait de recevoir des nouvelles de province t les affaires du pays allaient mieux. Tout en mangeant, l'ancien soldat regardait son fusil pendu à la muraille, et il disait à l'enfant avec son bon rire:

«Hein, garçon, comme tu irais aux Prussiens, si tu étais grand!»

Vers huit heures, on entendit le canon.

«C'est Aubervilliers... On se bat au Bourget». fit le bonhomme, qui connaissait tous ses forts. Le petit Stenne devint pâle, et, prétextant une grande fatigue, il alla se coucher, mais il ne dormit pas. Le canon tonnait toujours. Il se représentait les francs-tireurs arrivant de nuit pour surprendre les Prussiens et tombant eux-mêmes dans une embuscade. Il se rappelait le sergent qui lui avait souri, le voyait étendu là-bas dans la neige, et combien d'autres avec lui!... Le prix de tout ce sang se cachait là sous son oreiller, et c'était lui, le fils de M. Stenne, d'un soldat... Les larmes l'étouffaient. Dans la pièce à côté, il entendait son père marcher, ouvrir la fenêtre. En bas, sur la place, le rappel sonnait, un bataillon de mobiles se numérotait pour partir. Décidément, c'était une vraie bataille. Le malheureux ne put retenir un sanglot.

«Qu'as-tu donc?» dit le père Stenne en entrant.

L'enfant n'y tint plus, sauta de son lit et vint se jeter aux pieds de son père. Au mouvement qu'il fit, les écus roulèrent par terre.

«Qu'est-ce que cela? Tu as volé?» dit le vieux en tremblant.

Alors, tout d'une haleine, le petit Stenne raconta qu'il était allé chez les Prussiens et ce qu'il y avait fait. A mesure qu'il parlait, il se sentait le cœur plus libre, cela le soulageait de s'accuser... Le père Stenne écoutait, avec une figure terrible. Quand ce fut fini, il cacha sa tête dans ses mains et pleura.

«Père, père...» voulut dire l'enfant.

Le vieux le repoussa sans répondre, et ramassa l'argent.

«C'est tout?» demanda-t-il.

Le petit Stenne fit signe que c'était tout. Le vieux décrocha son fusil, sa cartouchière, et méfiant l'argent dans sa poche:

«C'est bon, dit-il, je vais le leur rendre.»

Et, sans ajouter un mot, sans seulement retourner la tête, il descendit se mêler aux mobiles qui partaient dans la nuit. On ne l'a jamais revu depuis.


LES MÈRES

SOUVENIR DU SIÈGE

Ce matin-là, j'étais allé au mont Valérien voir notre ami le peintre B...., lieutenant aux mobiles de la Seine. Justement le brave garçon se trouvait de garde. Pas moyen de bouger. Il fallut rester à se promener de long en large, comme des matelots de quart, devant la poterne du fort, en causant de Paris, de la guerre et de nos chers absents... Tout à coup mon lieutenant qui, sous sa tunique de mobile, est toujours resté le féroce rapin d'autrefois, s'interrompt, tombe en arrêt, et me prenant le bras:

«Oh! le beau Daumier», me dit-il tout bas, et du coin de son petit œil gris allumé subitement comme l'œil d'un chien de chasse, il me montrait les deux vénérables silhouettes qui venaient de faire leur apparition sur le plateau du mont Valérien.

Un beau Daumier en effet. L'homme en longue redingote marron, avec un collet de velours verdâtre qui semblait fait de vieille mousse des bois, maigre, petit, rougeaud, le front déprimé, les yeux ronds, le nez en bec de chouette. Une tête d'oiseau ridé, solennelle et bête. Pour l'achever, un cabas en tapisserie à fleurs, d'où sortait le goulot d'une bouteille, et sous l'autre bras une boîte de conserves, l'éternelle boîte en fer-blanc que les Parisiens ne pourront plus voir sans penser à leurs cinq mois de blocus... De la femme, on n'apercevait d'abord qu'un chapeau-cabriolet gigantesque et un vieux châle qui la serrait étroitement du haut en bas comme pour bien dessiner sa misère; puis, de temps en temps, entre les ruches fanées de la capote, un bout de nez pointu qui passait, et quelques cheveux grisonnants et pauvres.

En arrivant sur le plateau, l'homme s'arrêta pour prendre haleine et s'essuyer le front. Il ne fait pourtant pas chaud là-haut, dans les brumes de fin novembre; mais ils étaient venus si vite...

La femme ne s'arrêta pas, elle. Marchant droit à la poterne, elle nous regarda une minute en hésitant, comme si elle voulait nous parler; mais, intimidée sans doute par les galons de l'officier, elle aima mieux s'adresser à la sentinelle, et je l'entendis qui demandait timidement à voir son fils, un mobile de Paris de la sixième du troisième.

«Restez là, dit l'homme de garde, je vais le faire appeler.»

Toute joyeuse, avec un soupir de soulagement, elle retourna vers son mari; et tous deux allèrent s'asseoir à l'écart sur le bord d'un talus.

Ils attendirent là bien longtemps. Ce mont Valérien est si grand, si compliqué de cours, de glacis, de bastions, de casernes, de casemates! Allez donc chercher un mobile de la sixième dans cette ville inextricable, suspendue entre terre et ciel, et flottant en spirale au milieu des nuages comme l'île de Laputa. Sans compter qu'à cette heure-là le fort est plein de tambours, de trompettes, de soldats qui courent, de bidons qui sonnent. C'est la garde qu'on relève, les corvées, la distribution, un espion tout sanglant que des francs-tireurs ramènent à coups de crosse, des paysans de Nanterre qui viennent se plaindre au général, une estafette arrivant au galop, l'homme transi, la bête ruisselante, des cacolets revenant des avant-postes avec les blessés qui se balancent aux flancs des mules et geignent doucement comme des agneaux malades, des matelots hâlant une pièce neuve au son du fifre et des «hissa! ho!», le troupeau du fort qu'un berger en pantalon rouge pousse devant lui, la gaule à la main, le chassepot en bandoulière; tout cela va, vient, s'entre-croise dans les cours, s'engouffre sous la poterne comme sous la porte basse d'un caravansérail d'Orient.

«Pourvu qu'ils n'oublient pas mon garçon!» disaient pendant ce temps les yeux de la pauvre mère; et toutes les cinq minutes elle se levait, s'approchait de l'entrée discrètement, jetait un regard furtif dans l'avant-cour en se garant contre la muraille; mais elle n'osait plus rien demander de peur de rendre son enfant ridicule. L'homme, encore plus timide qu'elle, ne bougeait pas de son coin; et chaque fois qu'elle revenait s'asseoir le cœur gros, l'air découragé, on voyait qu'il la grondait de son impatience et qu'il lui donnait force explications sur les nécessités du service avec des gestes d'imbécile qui veut faire l'entendu.

J'ai toujours été très curieux de ces petites scènes silencieuses et intimes qu'on devine encore plus qu'on ne les voit, de ces pantomimes de la rue qui vous coudoient quand vous marchez et d'un geste vous révèlent toute une existence; mais ici ce qui me captivait surtout, c'était la gaucherie, la naïveté de mes personnages, et j'éprouvais une véritable émotion à suivre à travers leur mimique, expressive et limpide comme l'âme de deux acteurs de Séraphin, toutes les péripéties d'un adorable drame familial...

Je voyais la mère se disant un beau matin:

«Il m'ennuie, ce M. Trochu, avec ses consignes... Il y a trois mois que je n'ai pas vu mon enfant... Je veux aller l'embrasser.»

Le père, timide, emprunté dans la vie, effaré à l'idée des démarches à faire pour se procurer un permis, a d'abord essayé de la raisonner:

«Mais tu n'y penses pas, chérie. Ce mont Valérien est au diable... Comment feras-tu pour y aller, sans voiture? D'ailleurs c'est une citadelle! les femmes ne peuvent pas entrer.

—«Moi, j'entrerai», dit la mère, et comme il fait tout ce qu'elle veut, l'homme s'est mis en route, il est allé au secteur, à la mairie, à l'état-major, chez le commissaire, suant de peur, gelant de froid, se cognant partout, se trompant de porte, faisant deux heures de queue à un bureau, et puis ce n'était pas celui-là. Enfin, le soir, il est revenu avec un permis du gouverneur dans sa poche... Le lendemain on s'est levé de bonne heure, au froid, à la lampe. Le père casse une croûte pour se réchauffer, mais la mère n'a pas faim. Elle aime mieux déjeuner là-bas avec son fils. Et pour régaler un peu le pauvre mobile, vite, vite on empile dans le cabas le ban et l'arrière-ban des provisions de siège, chocolat, confitures, vin cacheté, tout jusqu'à la boîte, une boîte de huit francs qu'on gardait précieusement pour les jours de grande disette. Là-dessus les voilà partis. Comme ils arrivaient aux remparts, on venait d'ouvrir les portes. Il a fallu montrer le permis. C'est la mère qui avait peur... Mais non! Il paraît qu'on était en règle.

«Laissez passer!» dit l'adjudant de service. Alors seulement elle respire:

«Il a été bien poli, cet officier.»

Et leste comme un perdreau, elle trotte, elle se dépêche. L'homme a peine à lui tenir pied:

«Comme tu vas vite, chérie!»

Mais elle ne l'écoute pas. Là-haut, dans les vapeurs de l'horizon, le mont Valérien lui fait signe:

«Arrivez vite... il est ici.»

Et maintenant qu'ils sont arrivés, c'est une nouvelle angoisse.

Si on ne le trouvait pas! S'il allait ne pas venir!...


Soudain, je la vis tressaillir, frapper sur le bras du vieux et se redresser d'un bond ... De loin, sous la voûte de la poterne, elle avait reconnu son pas.

C'était lui!

Quand il parut, la façade du fort en fut toute illuminée.

Un grand beau garçon, ma foi! bien planté, sac au dos, fusil au poing... Il les aborda, le visage ouvert, d'une voix mâle et joyeuse:

«Bonjour, maman.»

Et tout de suite sac, couverture, chassepot, tout disparut dans le grand chapeau-cabriolet. Ensuite le père eut son tour, mais ce ne fut pas long. Le cabriolet voulait tout pour lui. Il était insatiable...

«Comment vas-tu?... Es-tu bien couvert?... Où en es-tu de ton linge?»

Et, sous les ruches de la capote, je sentais le long regard d'amour dont elle l'enveloppait des pieds à la tête, dans une pluie de baisers, de larmes, de petits rires; un arriéré de trois mois de tendresse maternelle qu'elle lui payait tout en une fois. Le père était, très ému, lui aussi, mais il ne voulait pas en avoir l'air. Il comprenait que nous le regardions et clignait de l'œil de notre côté comme pour nous dire:

«Excusez-la... c'est une femme.»

Si je l'excusais!

Une sonnerie de clairon vint souffler subitement sur cette belle joie.

«On rappelle... dit l'enfant. Il faut que je m'en aille.

—Comment! tu ne déjeunes pas avec nous?

—Mais non! je ne peux pas... Je suis de garde pour vingt-quatre heures, tout en haut du fort.

—Oh!» fit la pauvre femme; et elle ne put pas en dire davantage.

Ils restèrent un moment à se regarder tous les trois d'un air consterné. Puis le père, prenant la parole:

«Au moins emporte la boîte», dit-il d'une voix déchirante, avec une expression à la fois touchante et comique de gourmandise sacrifiée. Mais voilà que, dans le trouble et l'émotion des adieux, on ne la trouvait plus cette maudite boîte; et c'était pitié de voir ces mains fébriles et tremblantes qui cherchaient, qui s'agitaient; d'entendre ces voix entre-coupées de larmes qui demandaient: «la boîte! où est la boîte!» sans honte de mêler ce petit détail de ménage à cette grande douleur... La boîte retrouvée, il y eut une dernière et longue étreinte, et l'enfant rentra dans le fort en courant.

Songez qu'ils étaient venus de bien loin pour ce déjeuner, qu'ils s'en faisaient une grande fête, que la mère n'en avait pas dormi de la nuit; et dites-moi si vous savez rien de plus navrant que cette partie manquée, ce coin de paradis entrevu et refermé tout de suite si brutalement.

Ils attendirent encore quelque temps, immobiles à la même place, les yeux toujours cloués sur cette poterne où leur enfant venait de disparaître. Enfin l'homme se secoua, fit un demi-tour, toussa deux ou trois coups d'un air très brave, et sa voix une fois bien assurée:

«Allons! la mère, en route!» dit-il tout haut et fort gaillardement. Là-dessus il nous fit un grand salut et prit le bras de sa femme... Je les suivis de l'œil jusqu'au tournant de la route. Le père avait l'air furieux. Il brandissait le cabas avec des gestes désespérés... La mère, elle, paraissait plus calme. Elle marchait à ses côtés la tête basse, les bras au corps. Mais par moments, sur ses épaules étroites, je croyais voir son châle frissonner convulsivement.


LE SIÈGE DE BERLIN

Nous remontions l'avenue des Champs-Élysées avec le docteur V...., demandant aux murs troués d'obus, aux trottoirs défoncés par la mitraille, l'histoire de Paris assiégé, lorsqu'un peu avant d'arriver au rond-point de l'Étoile, le docteur s'arrêta, et me montrant une de ces grandes maisons de coin si pompeusement groupées autour de l'Arc de Triomphe:

«Voyez-vous, me dit-il, ces quatre fenêtres fermées là-haut sur ce balcon? Dans les premiers l'ours du mois d'août, ce terrible mois d'août de l'an dernier, si lourd d'orages et de désastres, je fus appelé là pour un cas d'apoplexie foudroyante. C'était chez le colonel Jouve, un cuirassier du premier Empire, vieil entêté de gloire et de patriotisme, qui dès le début de la guerre était venu se loger aux Champs-Élysées, dans un appartement à balcon... Devinez pourquoi? Pour assister à la rentrée triomphale de nos troupes... Pauvre vieux! La nouvelle de Wissembourg lui arriva comme il sortait de table. En lisant le nom de Napoléon au bas de ce bulletin de défaite, il était tombé foudroyé.

«Je trouvai l'ancien cuirassier étendu de tout son long sur le tapis de la chambre, la face sanglante et inerte comme s'il avait reçu un coup de massue sur la tête. Debout, il devait être très grand; couché, il avait l'air immense. De beaux traits, des dents superbes, une toison de cheveux blancs tout frisés, quatre-vingts ans qui en paraissaient soixante... Près de lui sa petite-fille à genoux et tout en larmes. Elle lui ressemblait. A les voir l'un à côté de l'autre, on eût dit deux belles médailles grecques frappées à la même empreinte, seulement l'une antique, terreuse, un peu effacée sur les contours, l'autre resplendissante et nette, dans tout l'éclat et le velouté de l'empreinte nouvelle.

«La douleur de cette enfant me toucha. Fille et petite-fille de soldat, elle avait son père à l'état-major de Mac-Mahon, et l'image de ce grand vieillard étendu devant elle évoquait dans son esprit une autre image non moins terrible. Je la rassurai de mon mieux; mais, au fond, je gardais peu d'espoir. Nous avions affaire à une belle et bonne hémiplégie, et, à quatre-vingts ans, on n'en revient guère. Pendant trois jours, en effet, le malade resta dans le même état d'immobilité et de stupeur... Sur ces entrefaites, la nouvelle de Reichshoffen arriva à Paris. Vous vous rappelez de quelle étrange façon. Jusqu'au soir, nous crûmes tous à une grande victoire, vingt mille Prussiens tués, le prince royal prisonnier... Je ne sais par quel miracle, quel courant magnétique, un écho de cette joie nationale alla chercher notre pauvre sourd-muet jusque dans les limbes de sa paralysie; toujours est-il que ce soir-là, en m'approchant de son lit, je ne trouvai plus le même homme. L'œil était presque clair, la langue moins lourde. Il eut la force de me sourire et bégaya deux fois:

«Vic...toi...re!

«—Oui, colonel, grande victoire!...»

«Et à mesure que je lui donnais des détails sur le beau succès de Mac-Mahon, je voyais ses traits se détendre, sa figure s'éclairer...

«Quand je sortis, la jeune fille m'attendait, pâle et debout devant la porte. Elle sanglotait.

«Mais il est sauvé!» lui dis-je en lui prenant les mains.

«La malheureuse enfant eut à peine le courage de me répondre. On venait d'afficher le vrai Reichshoffen, Mac-Mahon en fuite, toute l'armée écrasée... Nous nous regardâmes consternés. Elle se désolait en pensant à son père. Moi, je tremblais en pensant au vieux. Bien sûr, il ne résisterait pas à cette nouvelle secousse... Et cependant comment faire?... Lui laisser sa joie, les illusions qui l'avaient fait revivre!... Mais alors il fallait mentir...

«Eh bien, je mentirai!» me dit l'héroïque fille en essuyant vite ses larmes, et, toute rayonnante, elle rentra dans la chambre de son grand-père.

«C'était une rude tâche qu'elle avait prise là. Les premiers jours on s'en tira encore. Le bonhomme avait la tête faible et se laissait tromper comme un enfant. Mais avec la santé ses idées se firent plus nettes. Il fallut le tenir au courant du mouvement des armées, lui rédiger des bulletins militaires. Il y avait pitié vraiment à voir cette belle enfant penchée nuit et jour sur sa carte d'Allemagne, piquant de petits drapeaux, s'efforçant de combiner toute une campagne glorieuse: Bazaine sur Berlin, Froissart en Bavière, Mac-Mahon sur la Baltique. Pour tout cela elle me demandait conseil, et je l'aidais autant que je pouvais; mais c'est le grand-père surtout qui nous servait dans cette invasion imaginaire. Il avait conquis l'Allemagne tant de fois sous le premier Empire! Il savait tous les coups d'avance: «Maintenant voilà où ils vont aller ... Voilà ce qu'on va faire...» et ses prévisions se réalisaient toujours, ce qui ne manquait pas de le rendre très fier.

«Malheureusement nous avions beau prendre des villes, gagner des batailles, nous n'allions jamais assez vite pour lui. Il était insatiable, ce vieux!... Chaque jour, en arrivant, j'apprenais un nouveau fait d'armes:

«Docteur, nous avons pris Mayence», me disait la jeune fille en venant au-devant de moi avec un sourire navré, et j'entendais à travers la porte une voix joyeuse qui me criait:

«Ça marche! ça marche!... Dans huit jours nous entrerons à Berlin.»

«A ce moment-là, les Prussiens n'étaient plus qu'à huit jours de Paris... Nous nous demandâmes d'abord s'il ne valait pas mieux le transporter en province; mais, sitôt dehors, l'état de la France lui aurait tout appris, et je le trouvais encore trop faible, trop engourdi de sa grande secousse pour lui laisser connaître la vérité. On se décida donc à rester.

«Le premier jour de l'investissement, je montai chez eux—je me souviens—très ému, avec cette angoisse au cœur que nous donnaient à tous les portes de Paris fermées, la bataille sous les murs, nos banlieues devenues frontières. Je trouvai le bonhomme assis sur son lit, jubilant et fier:

«Eh bien, me dit-il, le voilà donc commencé ce «siège!»

«Je le regardai stupéfait:

«Comment, colonel, vous savez?...»

«Sa petite-fille se tourna vers moi:

«Eh! oui, docteur ... C'est la grande nouvelle ... «Le siège de Berlin est commencé.»

«Elle disait cela en tirant son aiguille, d'un petit air si posé, si tranquille... Comment se serait-il douté de quelque chose? Le canon des forts, il ne pouvait pas l'entendre. Ce malheureux Paris, sinistre et bouleversé, il ne pouvait pas le voir. Ce qu'il apercevait de son lit, c'était un pan de l'Arc de Triomphe, et, dans sa chambre, autour de lui, tout un bric-à-brac du premier Empire bien fait pour entretenir ses illusions. Des portraits de maréchaux, des gravures de batailles, le roi de Rome en robe de baby; puis de grandes consoles toutes raides, ornées de cuivres à trophées, chargées de reliques impériales, des médailles, des bronzes, un rocher de Sainte-Hélène sous globe, des miniatures représentant la même dame frisottée, en tenue de bal, en robe jaune, des manches à gigots et des yeux clairs,—et tout cela, les consoles, le roi de Rome, les maréchaux, les dames jaunes, avec la taille montante, la ceinture haute, cette raideur engoncée qui était la grâce de 1806... Brave colonel! c'est cette atmosphère de victoires et conquêtes, encore plus que tout ce que nous pouvions lui dire, qui le faisait croire si naïvement au siège de Berlin.

«A partir de ce jour, nos opérations militaires se trouvèrent bien simplifiées. Prendre Berlin, ce n'était plus qu'une affaire de patience. De temps en temps, quand le vieux s'ennuyait trop, on lui lisait une lettre de son fils, lettre imaginaire bien entendu, puisque rien n'entrait plus dans Paris, et que, depuis Sedan, l'aide de camp de Mac-Mahon avait été dirigé sur une forteresse d'Allemagne. Vous figurez-vous le désespoir de cette pauvre enfant sans nouvelle de son père, le sachant prisonnier, privé de tout, malade peut-être, et obligée de le faire parler dans des lettres joyeuses, un peu courtes, comme pouvait en écrire un soldat en campagne, allant toujours en avant dans le pays conquis. Quelquefois la force lui manquait; on restait des semaines sans nouvelles. Mais le vieux s'inquiétait, ne dormait plus. Alors vite arrivait une lettre d'Allemagne qu'elle venait lui lire gaiement près de son lit, en retenant ses larmes. Le colonel écoutait religieusement, souriait d'un air entendu, approuvait, critiquait, nous expliquait les passages un peu troubles. Mais où il était beau surtout, c'est dans les réponses qu'il envoyait à son fils: «N'oublie jamais que tu es Français, lui disait-il... Sois généreux pour ces pauvres gens. Ne leur fais pas l'invasion trop lourde...» Et c'étaient des recommandations à n'en plus finir, d'adorables prêchi-prêcha sur le respect des propriétés, la politesse qu'on doit aux dames, un vrai code d'honneur militaire à l'usage des conquérants. Il y mêlait aussi quelques considérations générales sur la politique, les conditions de la paix à imposer aux vaincus. Là-dessus, je dois le dire, il n'était pas exigeant:

«L'indemnité de guerre, et rien de plus... A quoi bon leur prendre des provinces?... Est-ce qu'on peut faire de la France avec de l'Allemagne?...»

«Il dictait cela d'une voix ferme, et l'on sentait tant de candeur dans ses paroles, une si belle foi patriotique, qu'il était impossible de ne pas être ému en l'écoutant.

«Pendant ce temps-là, le siège avançait toujours, pas celui de Berlin, hélas!... C'était le moment du grand froid, du bombardement, des épidémies, de la famine. Mais, grâce à nos soins, à nos efforts, à l'infatigable tendresse qui se multipliait autour de lui, la sérénité du vieillard ne fut pas un instant troublée. Jusqu'au bout je pus lui avoir du pain blanc, de la viande fraîche. Il n'y en avait que pour lui, par exemple; et vous ne pouvez rien imaginer de plus touchant que ces déjeuners de grand-père, si innocemment égoïstes,—le vieux sur son lit, frais et riant, la serviette au menton, près de lui sa petite-fille, un peu pâlie par les privations, guidant ses mains, le faisant boire, l'aidant à manger toutes ces bonnes choses défendues. Alors animé par le repas, dans le bien-être de sa chambre chaude, la bise d'hiver au dehors, cette neige qui tourbillonnait à ses fenêtres, l'ancien cuirassier se rappelait ses campagnes dans le Nord, et nous racontait pour la centième fois cette sinistre retraite de Russie où l'on n'avait à manger que du biscuit gelé et de la viande de cheval.

«Comprends-tu cela, petite? nous mangions «du cheval!»

«Je crois bien qu'elle le comprenait. Depuis deux mois, elle ne mangeait pas autre chose... De jour en jour cependant, à mesure que la convalescence approchait, notre tâche autour du malade devenait plus difficile. Cet engourdissement de tous ses sens, de tous ses membres, qui nous avait si bien servis jusqu'alors, commençait à se dissiper. Deux ou trois fois déjà, les terribles bordées de la porte Maillot l'avaient fait bondir, l'oreille dressée comme un chien de chasse; on fut obligé d'inventer une dernière victoire de Bazaine sous Berlin, et des salves tirées en cet honneur aux Invalides. Un autre jour qu'on avait poussé son lit près de la fenêtre—c'était, je crois, le jeudi de Buzenval—il vit très bien des gardes nationaux qui se massaient sur l'avenue de la Grande-Armée.

«Qu'est-ce que c'est donc que ces troupes-là?» demanda le bonhomme, et nous l'entendions grommeler entre ses dents:

«Mauvaise tenue! mauvaise tenue!»

«Il n'en fut pas autre chose; mais nous comprîmes que dorénavant il fallait prendre de grandes précautions. Malheureusement on n'en prit pas assez.

«Un soir, comme j'arrivais, l'enfant vint à moi toute troublée:

«C'est demain qu'ils entrent», me dit-elle.

«La chambre du grand-père était-elle ouverte? Le fait est que depuis, en y songeant, je me suis rappelé qu'il avait, ce soir-là, une physionomie extraordinaire. Il est probable qu'il nous avait entendus. Seulement, nous parlions des Prussiens, nous; et le bonhomme pensait aux Français, à cette entrée triomphale qu'il attendait depuis si longtemps,—Mac-Mahon descendant l'avenue dans les fleurs, dans les fanfares, son fils à côté du maréchal, et lui, le vieux, sur son balcon, en grande tenue comme à Lutzen, saluant les drapeaux troués et les aigles noires de poudre...

«Pauvre père Jouve! Il s'était sans doute imaginé qu'on voulait l'empêcher d'assister à ce défilé de nos troupes, pour lui éviter une trop grande émotion. Aussi se garda-t-il bien de parler à personne; mais le lendemain, à l'heure même où les bataillons prussiens s'engageaient timidement sur la longue voie qui mène de la porte Maillot aux Tuileries, la fenêtre de là-haut s'ouvrit doucement, et le colonel parut sur le balcon avec son casque, sa grande latte, toute sa vieille défroque glorieuse d'ancien cuirassier de Milhaud. Je me demande encore quel effort de volonté, quel sursaut de vie l'avait ainsi mis sur pied et harnaché. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il était là, debout derrière la rampe, s'étonnant de trouver les avenues si larges, si muettes, les persiennes des maisons fermées, Paris sinistre comme un grand Lazaret, partout des drapeaux, mais si singuliers, tout blancs avec des croix rouges, et personne pour aller au-devant de nos soldats.

«Un moment il put croire qu'il s'était trompé...

«Mais non! là-bas, derrière l'Arc de Triomphe, c'était un bruissement confus, une ligne noire qui s'avançait dans le jour levant... Puis, peu à peu, les aiguilles des casques brillèrent, les petits tambours d'Iéna se mirent à battre, et sous l'arc de l'Étoile, rhythmée par le pas lourd des sections, par le heurt des sabres, éclata la marche triomphale de Schubert!...

«Alors, dans le silence morne de la place, on entendit un cri, un cri terrible: «Aux armes!... aux armes!... les Prussiens.» Et les quatre uhlans de l'avant-garde purent voir là-haut, sur le balcon, un grand vieillard chanceler en remuant les bras, et tomber raide. Cette fois, le colonel Jouve était bien mort.»


LE MAUVAIS ZOUAVE

Le grand forgeron Lory de Sainte-Marie-aux-Mines n'était pas content ce soir-là.

D'habitude, sitôt la forge éteinte, le soleil couché, il s'asseyait sur un banc devant sa porte pour savourer cette bonne lassitude que donne le poids dû travail et de la chaude journée, et avant de renvoyer les apprentis il buvait avec eux quelques longs coups de bière fraîche en regardant la sortie des fabriques. Mais, ce soir-là, le bonhomme resta dans sa forge jusqu'au moment de se mettre à table; et encore y vint-il comme à regret. La vieille Lory pensait en regardant son homme:

«Qu'est-ce qu'il lui arrive?... Il a peut-être reçu du régiment quelque mauvaise nouvelle qu'il ne veut pas me dire?... L'aîné est peut-être malade...»

Mais elle n'osait rien demander et s'occupait seulement à faire taire trois petits blondins couleur d'épis brûlés, qui riaient autour de la nappe en croquant une bonne salade de radis noirs à la crème.

A la fin, le forgeron repoussa son assiette en colère:

«Ah! les gueux! ah! les canailles!...

—«A qui en as-tu, voyons, Lory?»

Il éclata:

«J'en ai, dit-il, à cinq ou six drôles qu'on voit rouler depuis ce matin dans la ville en costume de soldats français, bras dessus bras dessous avec les Bavarois... C'est encore de ceux-là qui ont... comment disent-ils ça?... opté pour la nationalité de Prusse... Et dire que tous les jours nous en voyons revenir de ces faux Alsaciens!... Qu'est-ce qu'on leur a donc fait boire?»

La mère essaya de les défendre:

«Que veux-tu, mon pauvre homme, ce n'est pas tout à fait leur faute à ces enfants... C'est si loin cette Algérie d'Afrique où on les envoie!... Ils ont le mal du pays là-bas; et la tentation est bien forte pour eux de revenir, de n'être plus soldats.»

Lory donna un grand coup de poing sur la table:

«Tais-toi, la mère!... vous autres, femmes, vous n'y entendez rien. A force de vivre toujours avec les enfants et rien que pour eux, vous rapetissez tout à la taille de vos marmots... Eh bien, moi, je te dis que ces hommes-là sont des gueux, des renégats, les derniers des lâches, et que si par malheur notre Christian était capable d'une infamie pareille, aussi vrai que je m'appelle Georges Lory et que j'ai servi sept ans aux chasseurs de France, je lui passerais mon sabre à travers le corps.»

Et terrible, à demi levé, le forgeron montrait sa longue latte de chasseur pendue à la muraille au-dessous du portrait de son fils, un portrait de zouave fait là-bas en Afrique; mais de voir cette honnête figure d'Alsacien, toute noire et hâlée de soleil, dans ces blancheurs, ces effacements que font les couleurs vives à la grande lumière, cela le calma subitement, et il se mit à rire:

«Je suis bien bon de me monter la tête... Comme si notre Christian pouvait songer à devenir Prussien, lui qui en a tant descendu pendant la guerre!...»

Remis en belle humeur par cette idée, le bonhomme acheva de dîner gaiement et s'en alla sitôt après vider une couple de chopes à la Ville de Strasbourg.

Maintenant la vieille Lory est seule. Après avoir couché ses trois petits blondins qu'on entend gazouiller dans la chambre à côté, comme un nid qui s'endort, elle prend son ouvrage et se met à repriser devant la porte, du côté des jardins. De temps en temps elle soupire et pense en elle-même:

«Oui, je veux bien. Ce sont des lâches, des renégats... mais c'est égal! Leurs mères sont bien heureuses de les ravoir.»

Elle se rappelle le temps où le sien, avant de partir pour l'armée, était là à cette même heure du jour, en train de soigner le petit jardin. Elle regarde le puits où il venait remplir ses arrosoirs, en blouse, les cheveux longs, ses beaux cheveux qu'on lui a coupés en entrant aux zouaves...

Soudain elle tressaille. La petite porte du fond, celle qui donne sur les champs, s'est ouverte. Les chiens n'ont pas aboyé; pourtant celui qui vient d'entrer longe les murs comme un voleur, se glisse entre les ruches...

«Bonjour, maman!»

Son Christian est debout devant elle, tout débraillé dans son uniforme, honteux, troublé, la langue épaisse. Le misérable est revenu au pays avec les autres, et, depuis une heure, il rôde autour de la maison, attendant le départ du père pour entrer. Elle voudrait le gronder, mais elle n'en a pas le courage. Il y a si longtemps qu'elle ne l'a vu, embrassé! Puis il lui donne de si bonnes raisons, qu'il s'ennuyait du pays, de la forge, de vivre toujours loin d'eux, avec ça la discipline devenue plus dure, et les camarades qui l'appelaient «Prussien» à cause de son accent d'Alsace. Tout ce qu'il dit, elle le croit. Elle n'a qu'à le regarder pour le croire. Toujours causant, ils sont entrés dans la salle basse. Les petits réveillés accourent pieds nus, en chemise, pour embrasser le grand frère. On veut le faire manger, mais il n'a pas faim. Seulement il a soif, toujours soif, et il boit de grands coups d'eau par-dessus toutes les tournées de bière et de vin blanc qu'il s'est payées depuis le matin au cabaret.

Mais quelqu'un marche dans la cour. C'est le forgeron qui rentre.

«Christian, voilà ton père. Vite, cache-toi que j'aie le temps de lui parler, de lui expliquer...» et elle le pousse derrière le grand poêle en faïence, puis se remet à coudre, les mains tremblantes. Par malheur, la chéchia du zouave est restée sur la table, et c'est la première chose que Lory voit en entrant. La pâleur de la mère, son embarras... Il comprend tout.

«Christian est ici!...» dit-il d'une voix terrible, et, décrochant son sabre avec un geste fou, il se précipite vers le poêle où le zouave est blotti, blême, dégrisé, s'appuyant au mur, de peur de tomber.

La mère se jette entre eux:

«Lory, Lory, ne le tue pas... C'est moi qui lui ai écrit de revenir, que tu avais besoin de lui à la forge...»

Elle se cramponne à son bras, se traîne, sanglote. Dans la nuit de leur chambre, les enfants crient d'entendre ces voix pleines de colère et de larmes, si changées qu'ils ne les reconnaissent plus... Le forgeron s'arrête, et regardant sa femme:

«Ah! c'est toi qui l'as fait revenir... Alors, c'est bon, qu'il aille se coucher. Je verrai demain ce que j'ai à faire.»

Le lendemain Christian, en s'éveillant d'un lourd sommeil plein de cauchemars et de terreurs sans cause, s'est retrouvé dans sa chambre d'enfant. A travers les petites vitres encadrées de plomb, traversées de houblon fleuri, le soleil est déjà chaud et haut. En bas, les marteaux sonnent sur l'enclume... La mère est à son chevet; elle ne l'a pas quitté de la nuit, tant la colère de son homme lui faisait peur. Le vieux non plus ne s'est pas couché. Jusqu'au matin il a marché dans la maison, pleurant, soupirant, ouvrant et fermant des armoires, et à présent voilà qu'il entre dans la chambre de son fils, gravement, habillé comme pour un voyage, avec de hautes guêtres, le large chapeau et le bâton de montagne solide et ferré au bout. Il s'avance droit au lit: «Allons, haut!... lève-toi.»

Le garçon un peu confus veut prendre ses effets de zouave.

«Non, pas ça...» dit le père sévèrement.

Et la mère toute craintive: «Mais, mon ami, il n'en a pas d'autres.

—Donne-lui les miens... Moi je n'en ai plus besoin.»

Pendant que l'enfant s'habille, Lory plie soigneusement l'uniforme, la petite veste, les grandes braies rouges, et, le paquet fait, il se passe autour du cou l'étui de fer-blanc où tient la feuille de route...

«Maintenant descendons», dit-il ensuite, et tous trois descendent à la forge sans se parler... Le soufflet ronfle; tout le monde est au travail. En revoyant ce hangar grand ouvert, auquel il pensait tant là-bas, le zouave se rappelle son enfance et comme il a joué là longtemps entre la chaleur de la route et les étincelles de la forge toutes brillantes dans le poussier noir. Il lui prend un accès de tendresse, un grand désir d'avoir le pardon de son père; mais en levant les yeux il rencontre toujours un regard inexorable.

Enfin le forgeron se décide à parler:

«Garçon, dit-il, voilà l'enclume, les outils... tout cela est à toi... Et tout cela aussi!» ajoute-t-il en lui montrant le petit jardin qui s'ouvre là-bas au fond plein de soleil et d'abeilles, dans le cadre enfumé de la porte... «Les ruches, la vigne, la maison, tout t'appartient... Puisque tu as sacrifié ton honneur à ces choses, c'est bien le moins que tu les gardes. Te voilà maître ici... Moi, je pars... Tu dois cinq ans à la France, je vais les payer pour toi.

—Lory, Lory, où vas-tu? crie la pauvre vieille.

—Père!...» supplie l'enfant... Mais le forgeron est déjà parti, marchant à grands pas, sans se retourner...


A Sidi-bel-Abbés, au dépôt du 3e zouaves, il y a depuis quelques jours un engagé volontaire de cinquante-cinq ans.


LA PENDULE DE BOUGIVAL


DE BOUGIVAL A MUNICH

C'était une pendule du second Empire, une de ces pendules en onyx algérien, ornées de dessins Campana, qu'on achète boulevard des Italiens avec leur clef dorée pendue en sautoir au bout d'un ruban rose. Tout ce qu'il y a de plus mignon, de plus moderne, de plus article de Paris. Une vraie pendule des Bouffes, sonnant d'un joli timbre clair, mais sans un grain de bon sens, pleine de lubies, de caprices, marquant les heures à la diable, passant les demies, n'ayant jamais su bien dire que l'heure de la Bourse à Monsieur et l'heure du berger à Madame. Quand la guerre éclata, elle était en villégiature à Bougival, faite exprès pour ces palais d'été si fragiles, ces jolies cages à mouches en papier découpé, ces mobiliers d'une saison, guipure et mousseline flottant sur des transparents de soie claire. A l'arrivée des Bavarois, elle fut une des premières enlevées; et, ma foi! il faut avouer que ces gens d'outre-Rhin sont des emballeurs bien habiles, car cette pendule-joujou, guère plus grosse qu'un œuf de tourterelle, put faire au milieu des canons Krupp et des fourgons chargés de mitraille le voyage de Bougival à Munich, arriver sans une félure, et se montrer dès le lendemain, Odeon-platz, à la devanture d'Augustus Cahn, le marchand de curiosités, fraîche, coquette, ayant toujours ses deux fines aiguilles, noires et recourbées comme des cils, et sa petite clef en sautoir au bout d'un ruban neuf.


L'ILLUSTRE DOCTEUR-PROFESSEUR OTTO DE SCHWANTHALER

Ce fut un événement dans Munich. On n'y avait pas encore vu de pendule de Bougival, et chacun venait regarder celle-là aussi curieusement que les coquilles japonaises du musée de Siebold. Devant le magasin d'Augustus Cahn, trois rangs de grosses pipes fumaient du matin au soir, et le bon populaire de Munich se demandait avec des yeux ronds et des «Mein Gott» de stupéfaction à quoi pouvait servir cette singulière petite machine. Les journaux illustrés donnèrent sa reproduction. Ses photographies s'étalèrent dans toutes les vitrines; et c'est en son honneur que l'illustre docteur-professeur Otto de Schwanthaler composa son fameux Paradoxe sur les Pendules, étude philo-sophico-humoristique en six cents pages où il est traité de l'influence des pendules sur la vie des peuples, et logiquement démontré qu'une nation assez folle pour régler l'emploi de son temps sur des chronomètres aussi détraqués que cette petite pendule de Bougival devait s'attendre à toutes les catastrophes, ainsi qu'un navire qui s'en irait en mer avec une boussole désorientée. (La phrase est un peu longue, mais je la traduis textuellement.)

Les Allemands ne faisant rien à la légère, l'illustre docteur-professeur voulut, avant d'écrire son Paradoxe, avoir le sujet sous les yeux pour l'étudier à fond, l'analyser minutieusement comme un entomologiste; il acheta donc la pendule, et c'est ainsi qu'elle passa de la devanture d'Augustus Cahn dans le salon de l'illustre docteur-professeur Otto de Schwanthaler, conservateur de la Pinacothèque, membre de l'Académie des sciences et beaux-arts, en son domicile privé, Ludwigstrasse, 24.


LE SALON DES SCHWANTHALER

Ce qui frappait d'abord en entrant dans le salon des Schwanthaler, académique et solennel comme une salle de conférences, c'était une grande pendule à sujet en marbre sévère, avec une Polymnie de bronze et des rouages très compliqués. Le cadran principal s'entourait de cadrans plus petits, et l'on avait là les heures, les minutes, les saisons, les équinoxes, tout, jusqu'aux transformations de la lune dans un nuage bleu clair au milieu du sodé. Le bruit de cette puissante machine remplissait toute la maison. Du bas de l'escalier, on entendait le lourd balancier s'en allant d'un mouvement grave, accentué, qui semblait couper et mesurer la vie en petits morceaux tout pareils; sous ce tic-tac sonore couraient les trépidations de l'aiguille se démenant dans le cadre des secondes avec la fièvre laborieuse d'une araignée qui connaît le prix du temps.

Puis l'heure sonnait, sinistre et lente comme une horloge de collège, et chaque fois que l'heure sonnait, il se passait quelque chose dans la maison des Schwanthaler. C'était M. Schwanthaler qui s'en allait à la Pinacothèque, chargé de paperasses, ou la haute dame de Schwanthaler revenant du sermon avec ses trois demoiselles, trois longues filles enguirlandées qui avaient l'air de perches à houblon; ou bien les leçons de cithare, de danse, de gymnastique, les clavecins qu'on ouvrait, les métiers à broderies, les pupitres à musique d'ensemble qu'on roulait au milieu du salon, tout cela si bien réglé, si compassé, si méthodique, que d'entendre tous ces Schwanthaler se mettre en branle au premier coup de timbre, entrer, sortir par les portes ouvertes à deux battants, on songeait au défilé des apôtres dans l'horloge de Strasbourg, et l'on s'attendait toujours à voir sur le dernier coup la famille Schwanthaler rentrer et disparaître dans sa pendule.


SINGULIÈRE INFLUENCE DE LA PENDULE DE BOUGIVAL SUR UNE HONNÊTE FAMILLE DE MUNICH

C'est à côté de ce monument qu'on avait mis la pendule de Bougival, et vous voyez d'ici l'effet de sa petite mine chiffonnée. Voilà qu'un soir les dames de Schwanthaler étaient en train de broder dans le grand salon et l'illustre docteur-professeur lisait à quelques collègues de l'Académie des sciences les premières pages du Paradoxe, s'interrompant de temps en temps pour prendre la petite pendule et faire pour ainsi dire des démonstrations au tableau—... Tout à coup, Éva de Schwanthaler, poussée par je ne sais quelle curiosité maudite, dit à son père en rougissant:

«O papa, faites-la sonner.»

Le docteur dénoua la clef, donna deux tours, et aussitôt on entendit un petit timbre de cristal si clair, si vif, qu'un frémissement de gaieté réveilla la grave assemblée. Il y eut des rayons dans tous les yeux:

«Que c'est joli! que c'est joli!» disaient les demoiselles de Schwanthaler, avec un petit air animé et des frétillements de nattes qu'on ne leur connaissait pas.

Alors M. de Schwanthaler, d'une voix triomphante:

«Regardez-la, cette folle de française! elle sonne huit heures, et elle en marque trois!»

Cela fit beaucoup rire tout le monde, et, malgré l'heure avancée, ces messieurs se lancèrent à corps perdu dans des théories philosophiques et des considérations interminables sur la légèreté du peuple français. Personne ne pensait plus à s'en aller. On n'entendit même pas sonner au cadran de Polymnie ce terrible coup de dix heures, qui dispersait d'ordinaire toute la société. La grande pendule n'y comprenait rien. Elle n'avait jamais tant vu de gaieté dans la maison Schwanthaler, ni du monde au salon si tard. Le diable c'est que lorsque les demoiselles de Schwanthaler furent rentrées dans leur chambre, elles se sentirent l'estomac creusé par la veille et le rire, comme des envies de souper; et la sentimentale Minna, elle-même, disait en s'étirant les bras:

«Ah! je mangerais bien une patte de homard.»


DE LA GAIETÉ, MES ENFANTS, DE LA GAIETÉ!

Une fois remontée, la pendule de Bougival reprit sa vie déréglée, ses habitudes de dissipation. On avait commencé par rire de ses lubies; mais peu à peu, à force d'entendre ce joli timbre qui sonnait à tort et à travers, la grave maison de Schwanthaler perdit le respect du temps et prit les jours avec une aimable insouciance. On ne songea plus qu'à s'amuser; la vie paraissait si courte, maintenant que toutes les heures étaient confondues! Ce fut un bouleversement général. Plus de sermon, plus d'études! Un besoin de bruit, d'agitation. Mendelssohn et Schumann semblèrent trop monotones; on les remplaça par la Grande Duchesse, le Petit Faust, et ces demoiselles tapaient, sautaient, et l'illustre docteur-professeur, pris lui aussi d'une sorte de vertige, ne se lassait pas de dire: «De la gaieté, mes enfants, de la gaieté!..» Quant à la grande horloge, il n'en fut plus question. Ces demoiselles avaient arrêté le balancier, prétextant qu'il les empêchait de dormir, et la maison s'en alla toute au caprice du cadran désheuré.

C'est alors que parut le fameux Paradoxe sur les Pendules. A cette occasion, les Schwanthaler donnèrent une grande soirée, non plus une de leurs soirées académiques d'autrefois, sobres de lumières et de bruit, mais un magnifique bal travesti, où madame de Schwanthaler et ses filles parurent en canotières de Bougival, les bras nus, la jupe courte, et le petit chapeau plat à rubans éclatants. Toute la ville en parla, mais ce n'était que le commencement. La comédie, les tableaux vivants, les soupers, le baccarat; voilà ce que Munich scandalisé vit défiler tout un hiver dans le salon de l'académicien.—«De la gaieté, mes enfants, de la gaieté!...» répétait le pauvre bonhomme de plus en plus affolé, et tout ce monde-là était très gai en effet. Madame de Schwanthaler, mise en goût par ses succès de canotière, passait sa vie sur l'Isar en costumes extravagants. Ces demoiselles, restées seules au logis, prenaient des leçons de français avec des officiers de hussards prisonniers dans la ville; et la petite pendule, qui avait toutes raisons de se croire encore à Bougival, jetait les heures à la volée, en sonnant toujours huit quand elle en marquait trois... Puis, un matin, ce tourbillon de gaieté folle emporta la famille Schwanthaler en Amérique, et les plus beaux Titien de la Pinacothèque suivirent dans sa fuite leur illustre conservateur.


CONCLUSIONS

Après le départ des Schwanthaler, il y eut dans Munich comme une épidémie de scandales. On vit successivement une chanoinesse enlever un baryton, le doyen de l'Institut épouser une danseuse, un conseiller aulique faire sauter la coupe, le couvent des dames nobles fermé pour tapage nocturne...

O malice des choses! Il semblait que cette petite pendule était fée, et qu'elle avait pris à tâche d'ensorceler toute la Bavière. Partout où elle passait, partout où sonnait son joli timbre à l'évent, il affolait, détraquait les cervelles. Un jour, d'étape en étape, elle arriva jusqu'à la résidence; et depuis lors, savez-vous quelle partition le roi Louis, ce wagnérien enragé, a toujours ouverte sur son piano?...

—Les Maîtres chanteurs?

—Non!... Le Phoque à ventre blanc!!

Ça leur apprendra à se servir de nos pendules.


LA DÉFENSE DE TARASCON

Dieu soit loué! J'ai enfin des nouvelles de Tarascon. Depuis cinq mois, je ne vivais plus, j'étais d'une inquiétude!... Connaissant l'exaltation de cette bonne ville et l'humeur belliqueuse de ses habitants, je me disais: «Qui sait ce qu'a fait Tarascon? S'est-il rué en masse sur les barbares? S'est-il laissé bombarder comme Strasbourg, mourir de faim comme Paris, brûler vif comme Châteaudun? ou bien, dans un accès de patriotisme farouche, s'est-il fait sauter comme Laon et son intrépide citadelle?...» Rien de tout cela, mes amis. Tarascon n'a pas brûlé, Tarascon n'a pas sauté. Tarascon est toujours à la même place, paisiblement assis au milieu des vignes, du bon soleil plein ses rues, du bon muscat plein ses caves, et le Rhône qui baigne cette aimable localité emporte à la mer, comme par le passé, l'image d'une ville heureuse, des reflets de persiennes vertes, de jardins bien ratissés et de miliciens en tuniques neuves faisant l'exercice tout le long du quai.

Gardez-vous de croire pourtant que Tarascon n'ait rien fait pendant la guerre. Il s'est au contraire admirablement conduit, et sa résistance héroïque, que je vais essayer de vous raconter, aura sa place dans l'histoire comme type de résistance locale, symbole vivant de la défense du Midi.


LES ORPHÉONS

Je vous dirai donc que, jusqu'à Sedan, nos braves Tarasconnais s'étaient tenus chez eux bien tranquilles. Pour ces fiers enfants des Alpilles, ce n'était pas la patrie qui mourait là-haut; c'étaient les soldats de l'empereur, c'était l'Empire. Mais une fois le 4 septembre, la République, Attila campé sous Paris, alors, oui! Tarascon se réveilla, et l'on vit ce que c'est qu'une guerre nationale... Cela commença naturellement par une manifestation d'orphéonistes. Vous savez quelle rage de musique ils ont dans le Midi. A Tarascon surtout, c'est du délire. Dans les rues, quand vous passez, toutes les fenêtres chantent, tous les balcons vous secouent des romances sur la tête.

N'importe la boutique où vous entrez, il y a toujours au comptoir une guitare qui soupire, et les garçons de pharmacie eux-mêmes vous servent en fredonnant: Le Rossignolet le Luth espagnolTralalalalalala. En dehors de ces concerts privés, les Tarasconnais ont encore la fanfare de la ville, la fanfare du collège, et je ne sais combien de sociétés d'orphéons.

C'est l'orphéon de Saint-Christophe et son admirable chœur à trois voix: Sauvons la France, qui donnèrent le branle au mouvement national.

«Oui, oui, sauvons la France!» criait le bon Tarascon en agitant des mouchoirs aux fenêtres, et les hommes battaient des mains, et les femmes envoyaient des baisers à l'harmonieuse phalange qui traversait le cours sur quatre rangs de profondeur, bannière en tête et marquant fièrement le pas.

L'élan était donné. A partir de ce jour, la ville changea d'aspect: plus de guitare, plus de barcarolle. Partout le Luth espagnol fit place à la Marseillaise, et, deux fois par semaine, on s'étouffait sur l'Esplanade pour entendre la fanfare du collège jouer le Chant du départ. Les chaises coûtaient des prix fous!...

Mais les Tarasconnais ne s'en tinrent pas là.


LES CAVALCADES

Après la démonstration des orphéons, vinrent les cavalcades historiques au bénéfice des blessés. Rien de gracieux comme de voir, par un dimanche de beau soleil, toute cette vaillante jeunesse tarasconnaise, en bottes molles et collants de couleur tendre, quêter de porte en porte et caracoler sous les balcons avec de grandes hallebardes et des filets à papillons; mais le plus beau de tout, ce fut un carrousel patriotique—François Ier à la bataille de Pavie—que ces messieurs du cercle donnèrent trois jours de suite sur l'Esplanade. Qui n'a pas vu cela n'a jamais rien vu. Le théâtre de Marseille avait prêté les costumes; l'or, la soie, le velours, les étendards brodés, les écus d'armes, les cimiers, les caparaçons, les rubans, les nœuds, les bouffettes, les fers de lance, les cuirasses faisaient flamber et papilloter l'Esplanade comme un miroir aux alouettes. Par là-dessus, un grand coup de mistral qui secouait toute cette lumière. C'était quelque chose de magnifique. Malheureusement, lorsque après une lutte acharnée, François Ier,—M. Bompard, le gérant du cercle,—se voyait enveloppé par un gros de reîtres, l'infortuné Bompard avait, pour rendre son épée, un geste d'épaules si énigmatique, qu'au lieu de «tout est perdu fors l'honneur», il avait plutôt l'air de dire: Digo-li que vengue, moun bon! mais les Tarasconnais n'y regardaient pas de si près, et des larmes patriotiques étincelaient dans tous les yeux.


LA TROUÉE

Ces spectacles, ces chants, le soleil, le grand air du Rhône, il n'en fallait pas plus pour monter les têtes. Les affiches du Gouvernement mirent le comble à l'exaltation. Sur l'Esplanade, les gens ne s'abordaient plus que d'un air menaçant, les dents serrées, mâchant leurs mots comme des balles. Les conversations sentaient la poudre. Il y avait du salpêtre dans l'air. C'est surtout au café de la Comédie, le matin en déjeunant, qu'il fallait les entendre, ces bouillants Tarasconnais: «Ah çà! qu'est-ce qu'ils font donc, les Parisiens avec leur tron de Dieu de général Trochu? Ils n'en finissent pas de sortir... Coquin de bon sort! Si c'était Tarascon!... Trrr!... Il y a longtemps qu'on l'aurait faite, la trouée!» Et pendant que Paris s'étranglait avec son pain d'avoine, ces messieurs vous avalaient de succulentes bartavelles arrosées de bon vin des Papes, et luisants, bien repus, de la sauce jusqu'aux oreilles, ils criaient comme des sourds en tapant sur la table: «Mais faites-la donc, votre trouée...» et qu'ils avaient, ma foi, bien raison!


LA DÉFENSE DU CERCLE

Cependant l'invasion des barbares gagnait au sud de jour en jour. Dijon rendu, Lyon menacé, déjà les herbes parfumées de la vallée du Rhône faisaient hennir d'envie les cavales des uhlans. «Organisons notre défense!» se dirent les Tarasconnais, et tout le monde se mit à l'œuvre. En un tour de main, la ville fut blindée, barricadée, casematée. Chaque maison devint une forteresse. Chez l'armurier Costecalde, il y avait devant le magasin une tranchée d'au moins deux mètres, avec un pont-levis, quelque chose de charmant. Au cercle, les travaux de défense étaient si considérables qu'on allait les voir par curiosité. M. Bompard, le gérant, se tenait en haut de l'escalier, le chassepot à la main, et donnait des explications aux dames: «S'ils arrivent par ici, pan! pan!... Si au contraire ils montent par là, pan! pan!» Et puis, à tous les coins de rues, des gens qui vous arrêtaient pour vous dire d'un air mystérieux: «Le café de la Comédie est imprenable», ou bien encore: «On vient de torpiller l'Esplanade.» Il y avait de quoi faire réfléchir les barbares.


LES FRANCS-TIREURS

En même temps, des compagnies de francs-tireurs s'organisaient avec frénésie. Frères de la mort, Chacals du Narbonnais, Espingoliers du Rhône, il y en avait de tous les noms, de toutes les couleurs, comme des centaurées dans un champ d'avoine; et des panaches, des plumes de coq, des chapeaux gigantesques, des ceintures d'une largeur!... Pour se donner l'air plus terrible, chaque franc-tireur laissait pousser sa barbe et ses moustaches, si bien qu'à la promenade le monde ne se connaissait plus. De loin vous voyiez un brigand des Abruzzes qui venait sur vous la moustache en croc, les yeux flamboyants, avec un tremblement de sabres, de revolvers, de yatagans; et puis quand on s'approchait, c'était le receveur Pégoulade. D'autres fois, vous rencontriez dans l'escalier Robinson Crusoé lui-même avec son chapeau pointu, son coutelas en dents de scie, un fusil sur chaque épaule; au bout du compte, c'était l'armurier Costecalde qui rentrait de dîner en ville. Le diable, c'est qu'à force de se donner des allures féroces, les Tarasconnais finirent par se terrifier les uns les autres, et bientôt personne n'osa plus sortir.


LAPINS DE GARENNE ET LAPINS DE CHOUX

Le décret de Bordeaux sur l'organisation des gardes nationales mit fin à cette situation intolérable. Au souffle puissant des triumvirs, prrrt! les plumes de coq s'envolèrent, et tous les francs-tireurs de Tarascon—chacals, espingoliers et autres—vinrent se fondre en un bataillon d'honnêtes miliciens, sous les ordres du brave général Bravida, ancien capitaine d'habillement. Ici, nouvelles complications. Le décret de Bordeaux faisait, comme on sait, deux catégories dans la garde nationale: les gardes nationaux de marche et les gardes nationaux sédentaires; «lapins de garenne et lapins de choux», disait assez drôlement le receveur Pégoulade. Au début de la formation, les gardes nationaux de garenne avaient naturellement le beau rôle. Tous les matins, le brave général Bravida les menait sur l'Esplanade faire l'exercice à feu, l'école de tirailleurs.—Couchez-vous! levez-vous! et ce qui s'ensuit. Ces petites guerres attiraient toujours beaucoup de monde. Les dames de Tarascon n'en manquaient pas une, et même les dames de Beaucaire passaient quelquefois le pont pour venir admirer nos lapins. Pendant ce temps, les pauvres gardes nationaux de choux faisaient modestement le service de la ville et montaient la garde devant le musée, où il n'y avait rien à garder qu'un gros lézard empaillé avec de la mousse et deux fauconneaux du temps du bon roi René. Pensez que les dames de Beaucaire ne passaient pas le pont pour si peu... Pourtant, après trois mois d'exercice à feu, lorsqu'on s'aperçut que les gardes nationaux de garenne ne bougeaient toujours pas de l'Esplanade, l'enthousiasme commença à se refroidir.

Le brave général Bravida avait beau crier à ses lapins: «Couchez-vous! levez-vous!» personne ne les regardait plus. Bientôt ces petites guerres furent la fable de la ville. Dieu sait cependant que ce n'était pas leur faute à ces malheureux lapins si on ne les faisait pas partir. Ils en étaient assez furieux. Un jour même ils refusèrent de faire l'exercice.

«Plus de parade! crient-ils en leur zèle patriotique; nous sommes de marche; qu'on nous fasse marcher!

—Vous marcherez, ou j'y perdrai mon nom!» leur dit le brave général Bravida; et tout bouffant de colère, il alla demander des explications à la mairie.

La mairie répondit qu'elle n'avait pas d'ordre et que cela regardait la préfecture.

«Va pour la préfecture!» fit Bravida; et le voilà parti sur l'express de Marseille à la recherche du préfet, ce qui n'était pas une petite affaire, attendu qu'à Marseille il y avait toujours cinq ou six préfets en permanence, et personne pour vous dire lequel était le bon. Par une fortune singulière, Bravida lui mit la main dessus tout de suite, et c'est en plein conseil de préfecture que le brave général porta la parole au nom de ses hommes, avec l'autorité d'un ancien capitaine d'habillement.

Dès les premiers mots, le préfet l'interrompit:

«Pardon, général... Comment se fait-il qu'à vous vos soldats vous demandent de partir, et qu'à moi ils me demandent de rester?... Lisez plutôt.»

Et, le sourire aux lèvres, il lui tendit une pétition larmoyante, que deux lapins de garenne—les deux plus enragés pour marcher—venaient d'adresser à la préfecture avec apostilles du médecin, du curé, du notaire, et dans laquelle ils demandaient à passer aux lapins de choux pour cause d'infirmités.

«J'en ai plus de trois cents comme cela, ajouta le préfet toujours en souriant. Vous comprenez maintenant, général, pourquoi nous ne sommes pas pressés de faire marcher vos hommes. On en a malheureusement trop fait partir de ceux qui voulaient rester. Il n'en faut plus... Sur ce, Dieu sauve la République, et bien le bonjour à vos lapins!»


LE PUNCH D'ADIEU

Pas besoin de dire si le général était penaud en retournant à Tarascon. Mais voici bien une autre histoire. Est-ce qu'en son absence les Tarasconnais ne s'étaient pas avisés d'organiser un punch d'adieu par souscription pour les lapins qui allaient partir! Le brave général Bravida eut beau dire que ce n'était pas la peine, que personne ne partirait; le punch était souscrit, commandé; il ne restait plus qu'à le boire, et c'est ce qu'on fit... Donc, un dimanche soir, cette touchante cérémonie du punch d'adieu eut heu dans les salons de la mairie, et, jusqu'au petit jour blanc, les toasts, les vivats, les discours, les chants patriotiques, firent trembler les vitres municipales. Chacun, bien entendu, savait à quoi s'en tenir sur ce punch d'adieu; les gardes nationaux de choux qui le payaient avaient la ferme conviction que leurs camarades ne partiraient pas, et ceux de garenne qui le buvaient avaient aussi cette conviction, et le vénérable adjoint, qui vint d'une voix émue jurer à tous ces braves qu'il était prêt à marcher à leur tête, savait mieux que personne qu'on ne marcherait pas du tout; mais c'est égal! Ces méridionaux sont si extraordinaires, qu'à la fin du punch d'adieu tout le monde pleurait, tout le monde s'embrassait, et, ce qu'il y a de plus fort, tout le monde était sincère, même le général!...

A Tarascon, comme dans tout le midi de la France, j'ai souvent observé cet effet de mirage.


LE PRUSSIEN DE BÉLISAIRE

Voici quelque chose que j'ai entendu raconter, cette semaine, dans un cabaret de Montmartre. Il me faudrait, pour bien vous dire cela, le vocabulaire faubourien de maître Bélisaire, son grand tablier de menuisier, et deux ou trois coups de ce joli vin blanc de Montmartre, capable de donner l'accent de Paris, même à un Marseillais. Je serais sûr alors de vous faire passer dans les veines le frisson que j'ai eu en écoutant Bélisaire raconter, sur une table de compagnons, cette lugubre et véridique histoire:


«... C'était le lendemain de l'amnistie (Bélisaire voulait dire de l'armistice). Ma femme nous avait envoyés nous deux l'enfant faire un tour du côté de Villeneuve-la-Garenne, rapport à une petite baraque que nous avions là-bas au bord de l'eau et dont nous étions sans nouvelles depuis le siège. Moi, ça me chiffonnait d'emmener le gamin. Je savais que nous allions nous trouver avec les Prussiens, et comme je n'en avais pas encore vu en face, j'avais peur de me faire arriver quelque histoire. Mais la mère en tenait pour son idée: «Va donc! va donc! ça lui fera prendre l'air, à cet enfant.»

«Le fait est qu'il en avait besoin, le pauvre petit, après ses cinq mois de siège et de moisissure!

«Nous voilà donc partis tous les deux à travers champs. Je ne sais pas s'il était content, le mioche! de voir qu'il y avait encore des arbres, des oiseaux, et de s'en donner de barboter dans les terres labourées. Moi, je n'y allais pas d'aussi bon cœur; il y avait trop de casques pointus sur les routes. Depuis le canal jusqu'à l'île on ne rencontrait que de ça. Et insolents!... Il fallait se tenir à quatre pour ne pas taper dessus... Mais où je sentis la colère me monter, là, vrai! c'est en entrant dans Villeneuve, quand je vis nos pauvres jardins tout en déroute, les maisons ouvertes, saccagées, et tous ces bandits installés chez nous, s'appelant d'une fenêtre à l'autre et faisant sécher leurs tricots de laine sur nos persiennes, nos treillages. Heureusement que l'enfant marchait près de moi, et chaque fois que la main me démangeait trop, je me pensais en le regardant: «Chaud là, Bélisaire!... Prenons garde qu'il n'arrive pas malheur au moutard.» Rien que ça m'empêchait de faire des bêtises. Alors je compris pourquoi la mère avait voulu que je l'emmène avec moi.

«La baraque est au bout du pays, la dernière à main droite, sur le quai. Je la trouvai vidée du haut en bas, comme les autres. Plus un meuble, plus une vitre. Rien que quelques bottes de paille, et le dernier pied du grand fauteuil qui grésillait dans la cheminée. Ça sentait le Prussien partout, mais on n'en voyait nulle part... Pourtant il me semblait que quelque chose remuait dans le sous-sol. J'avais là un petit établi, où je m'amusais à faire des bricoles le dimanche. Je dis à l'enfant de m'attendre, et je descendis voir.

«Pas plutôt la porte ouverte, voilà un grand cheulard de soldat à Guillaume qui se lève en grognant de dessus les copeaux, et vient vers moi, les yeux hors de la tête, avec un tas de jurements que je ne comprends pas. Faut croire qu'il avait le réveil bien méchant, cet animal-là; car, au premier mot que j'essayai de lui dire, il se mit à tirer son sabre...

«Pour le coup, mon sang ne fit qu'un tour. Toute la bile que j'amassais depuis une heure me sauta à la figure... J'agrippe le valet de l'établi et je cogne... Vous savez, campagnons, si Bélisaire a le poignet solide à l'ordinaire; mais il paraît que ce jour-là j'avais le tonnerre de Dieu au bout de mon bras... Au premier coup, mon Prussien fait bonhomme et s'étale de tout son long. Je ne le croyais qu'étourdi. Ah! ben, oui... Nettoyé, mes enfants, tout ce qu'il y a de mieux comme nettoyage. Débarbouillé à la potasse, quoi!

«Moi, qui n'avais jamais rien tué dans ma vie, pas même une alouette, ça me fit tout de même drôle de voir ce grand corps devant moi... Un joli blond, ma foi, avec une petite barbe follette qui frisait comme des copeaux de frêne. J'en avais les deux jambes qui me tremblaient en le regardant. Pendant ce temps-là, le gamin s'ennuyait là-haut, et je l'entendais crier de toutes ses forces: «Papa! papa!»

«Des Prussiens passaient sur la route, on voyait leurs sabres et leurs grandes jambes par le soupirail du sous-sol. Cette idée me vint tout d'un coup...» S'ils entrent, l'enfant est perdu... ils vont «tout massacrer.» Ce fut fini, je ne tremblai plus. Vite, je fourrai le Prussien sous l'établi. Je lui mis dessus tout ce que je pus trouver de planches, de copeaux, de sciure, et je remontai chercher le petit.

«—Arrive...

«—Qu'est-ce qu'il y a donc, papa? Comme tu es pâle!...

«—Marche, marche.»

«Et je vous réponds que les Cosaques pouvaient me bousculer, me regarder de travers, je ne réclamais pas. Il me semblait toujours qu'on courait, qu'on criait derrière nous. Une fois j'entendis un cheval nous arriver dessus à la grande volée; je crus que j'allais tomber, du saisissement. Pourtant, après les ponts, je commençai à me reconnaître. Saint-Denis était plein de monde. Il n'y avait pas de risque qu'on nous repêche dans le tas. Alors seulement je pensai à notre pauvre baraque. Les Prussiens, pour se venger, étaient dans le cas d'y mettre le feu, quand ils retrouveraient leur camarade, sans compter que mon voisin Jacquot, le garde-pêche, était seul de Français dans le pays et que ça pouvait lui faire arriver de la peine ce soldat tué près de chez lui. Vraiment ce n'était guère crâne de se sauver de cette façon-là.

«J'aurais dû m'arranger au moins pour le faire disparaître... A mesure que nous arrivions vers Paris, cette idée me tracassait davantage. Il n'y a pas, ça me gênait de laisser ce Prussien dans ma cave. Aussi, au rempart, je n'y tins plus:

«—Va devant, que je dis au mioche. J'ai encore «une pratique à voir à Saint-Denis.»

«Là-dessus je l'embrasse et je m'en retourne. Le cœur me battait bien un peu; mais c'est égal, je me sentais tout à l'aise de n'avoir plus l'enfant avec moi.

«Quand je rentrai dans Villeneuve, il commençait à faire nuit. J'ouvrais l'œil, vous pensez, et je n'avançais qu'une patte après l'autre. Pourtant le pays avait l'air assez tranquille. Je voyais la baraque toujours à sa place, là-bas, dans le brouillard. Au bord du quai, une longue palissade noire; c'étaient les Prussiens qui faisaient l'appel. Bonne occasion pour trouver la maison vide. En filant le long des clôtures, j'aperçus le père Jacquot dans la cour en train d'étendre ses éperviers. Décidément on ne savait rien encor... J'entre chez nous. Je descends, je tâte. Le Prussien était toujours sous ses copeaux; il y avait même deux gros rats en train de lui travailler son casque, et ça me fit une fière souleur de sentir cette mentonnière remuer. Un moment je crus que le mort allait revenir... mais non! sa tête était lourde, froide. Je m'accouvai dans un coin, et j'attendis; j'avais mon idée de le jeter à la Seine, quand les autres seraient couchés...

«Je ne sais pas si c'est le voisinage du mort, mais elle m'a paru joliment triste ce soir-là la retraite des Prussiens. De grands coups de trompette qui sonnaient trois par trois: Ta! ta! ta! Une vraie musique de crapaud. Ce n'est pas sur cet air-là que nos lignards voudraient se coucher, eux...

«Pendant cinq minutes, j'entendis traîner des sabres, taper des portes; puis des soldats entrèrent dans la cour, et ils se mirent à appeler:

«Hofmann! Hofmann!»

«Le pauvre Hofmann se tenait sous ses copeaux, bien tranquille... Mais c'est moi qui me faisais vieux!... A chaque instant je m'attendais à les voir entrer dans le sous-sol. J'avais ramassé le sabre du mort, et j'étais là sans bouger, à me dire dans moi-même: «Si tu en réchappes, mon petit père... tu devras un fameux cierge à saint Jean-Baptiste de Belleville!...»

«Tout de même, quand ils eurent assez appelé Hofmann, mes locataires se décidèrent à rentrer. J'entendis leurs grosses bottes dans l'escalier, et au bout d'un moment, toute la baraque ronflait comme une horloge de campagne. Je n'attendais que cela pour sortir.

«La berge était déserte, toutes les maisons éteintes. Bonne affaire. Je redescends vivement. Je tire mon Hofmann de dessous l'établi, je le mets debout, et le hisse sur mon dos, comme un crochet de commissionnaire... C'est qu'il était lourd, le brigand!... Avec ça la peur, rien dans le battant depuis le matin... Je croyais que je n'aurais jamais la force d'arriver. Puis, voilà qu'au milieu du quai je sens quelqu'un qui marche derrière moi. Je me retourne. Personne... C'était la lune qui se levait... Je me dis: «Gare, tout à l'heure... les factionnaires «vont tirer.»

«Pour comble d'agrément, la Seine était basse. Si je l'avais jeté là sur le bord, il y serait resté comme dans une cuvette... J'entre, j'avance... Toujours pas d'eau... Je n'en pouvais plus: j'avais les articulations grippées... Finalement, quand je me crois assez avant, je lâche mon bonhomme... Va te promener, le voilà qui s'envase. Plus moyen de le faire bouger. Je pousse, je pousse... hue donc!... Par bonheur il arrive un coup de vent d'est. La Seine se soulève, et je sens le machabée qui démare tout doucement. Bon voyage! j'avale une potée d'eau, et je remonte vite sur la berge.

«Quand je repassai le pont de Villeneuve, on voyait quelque chose de noir au milieu de la Seine. De loin, ça avait l'air d'un bachot. C'était mon Prussien qui descendait du côté d'Argenteuil, en suivant le fil de l'eau.»


LES PAYSANS A PARIS

PENDANT LE SIÈGE

A Champrosay, ces gens-là étaient très heureux. J'avais leur basse-cour juste sous mes fenêtres, et pendant six mois de l'année leur existence se trouvait un peu mêlée à la mienne. Bien avant le jour, j'entendais l'homme entrer dans l'écurie, atteler sa charrette et partir pour Corbeil, où il allait vendre ses légumes; puis la femme se levait, habillait les enfants, appelait les poules, trayait la vache, et toute la matinée c'était une dégringolade de gros et de petits sabots dans l'escalier de bois... L'après-midi tout se taisait. Le père était aux champs, les enfants à l'école, la mère occupée silencieusement dans la cour à étendre du linge ou à coudre devant sa porte en surveillant le tout petit... De temps en temps quelqu'un passait dans le chemin, et on causait en tirant l'aiguille...

Une fois, c'était vers la fin du mois d'août, toujours le mois d'août, j'entendis la femme qui disait à une voisine:

«Allons donc, les Prussiens!... Est-ce qu'ils sont en France, seulement?

—Ils sont à Châlons, mère Jean!...» lui criai-je par ma fenêtre. Cela la fit rire beaucoup... Dans ce petit coin de Seine-et-Oise, les paysans ne croyaient pas à l'invasion.

Tous les jours, cependant, on voyait passer des voitures chargées de bagages. Les maisons des bourgeois se fermaient, et dans ce beau mois où les journées sont si longues, les jardins achevaient de fleurir, déserts et mornes derrière leurs grilles closes... Peu à peu mes voisins commencèrent à s'alarmer. Chaque nouveau départ dans le pays les rendait tristes. Ils se sentaient abandonnés... Puis un matin, roulement de tambour aux quatre coins du village! Ordre de la mairie. Il fallait aller à Paris vendre la vache, les fourrages, ne rien laisser pour les Prussiens... L'homme partit pour Paris, et ce fut un triste voyage. Sur le pavé de la grand'route, de lourdes voitures de déménagement se suivaient à la file, pêle-mêle avec des troupeaux de porcs et de moutons qui s'effaraient entre les roues, des bœufs entravés qui mugissaient sur des charrettes; sur le bord, au long des fossés, de pauvres gens s'en allaient à pied derrière de petites voitures à bras pleines de meubles de l'ancien temps, des bergères fanées, des tables empire, des miroirs garnis de perse, et l'on sentait quelle détresse avait dû entrer au logis pour remuer toutes ces poussières, déplacer toutes ces reliques et les traîner à tas par les grands chemins.

Aux portes de Paris, on s'étouffait. Il fallut attendre deux heure... Pendant ce temps, le pauvre homme, pressé contre sa vache, regardait avec effarement les embrasures des canons, les fossés remplis d'eau, les fortifications qui montaient à vue d'œil et les longs peupliers d'Italie abattus et flétris sur le bord de la route... Le soir, il s'en revint consterné, et raconta à sa femme tout ce qu'il avait vu. La femme eut peur, voulut s'en aller dès le lendemain. Mais d'un lendemain à l'autre, le départ se trouvait toujours retardé... C'était une récolte à faire, une pièce de terre qu'on voulait encore labourer... Qui sait si on n'aurait pas le temps de rentrer le vin?... Et puis, au fond du cœur, une vague espérance que peut-être les Prussiens ne passeraient pas leur endroit.

Une nuit, ils sont réveillés par une détonation formidable. Le pont de Corbeil venait de sauter. Dans le pays, des hommes allaient, frappant de porte en porte:

«Les uhlans! les uhlans! sauvez-vous.»

Vite, vite, on s'est levé, on a attelé la charrette, habillé les enfants à moitié endormis, et l'on s'est sauvé par la traverse avec quelques voisins. Comme ils achevaient de monter la côte, le clocher a sonné trois heures. Ils se sont retournés une dernière fois. L'abreuvoir, la place de l'Église, leurs chemins habituels, celui qui descend vers la Seine, celui qui file entre les vignes, tout leur semblait déjà étranger, et dans le brouillard blanc du matin le petit village abandonné serrait ses maisons l'une contre l'autre, comme frissonnant d'une attente terrible.


Ils sont à Paris maintenant. Deux chambres au quatrième dans une rue triste... L'homme, lui, n'est pas trop malheureux. On lui a trouvé de l'ouvrage; puis il est de la garde nationale, il a le rempart, l'exercice, et s'étourdit le plus qu'il peut pour oublier son grenier vide et ses prés sans semence. La femme, plus sauvage, se désole, s'ennuie, ne sait que devenir. Elle a mis ses deux aînées à l'école, et dans l'externat sombre, sans jardin, les fillettes étouffent en se rappelant leur joli couvent de campagne, bourdonnant et gai comme une ruche, et la demi-lieue à travers bois qu'il fallait faire tous les matins pour aller le chercher. La mère souffre de les voir tristes, mais c'est le petit surtout qui l'inquiète.

Là-bas il allait, venait, la suivant partout, dans la cour, dans la maison, sautant la marche du seuil autant de fois qu'elle-même, trempant ses petites mains rougies dans le baquet à lessive, s'asseyant près de la porte quand elle tricotait pour se reposer. Ici quatre étages à monter, l'escalier noir où les pieds bronchent, les maigres feux dans les cheminées étroites, les fenêtres hautes, l'horizon de fumée grise et d'ardoises mouillées...

Il y a bien une cour où il pourrait jouer; mais la concierge ne veut pas. Encore une invention de la ville, ces concierges! Là-bas, au village, on est maître chez soi, et chacun a son petit coin qui se garde de lui-même. Tout le jour, le logis reste ouvert; le soir, on pousse un gros loquet de bois, et la maison entière plonge sans peur dans cette nuit noire de la campagne où l'on trouve de si bons sommes. De temps en temps le chien aboie à la lune, mais personne ne se dérange... A Paris, dans les maisons pauvres, c'est la concierge qui est la vraie propriétaire. Le petit n'ose pas descendre seul, tant il a peur de cette méchante femme qui leur a fait vendre leur chèvre, sous prétexte qu'elle traînait des brins de paille et des épluchures entre les pavés de la cour.

Pour distraire l'enfant qui s'ennuie, la pauvre mère ne sait plus qu'inventer; sitôt le repas fini, elle le couvre comme s'ils allaient aux champs et le promène par la main dans les rues, le long des boulevards. Saisi, heurté, perdu, l'enfant regarde à peine autour de lui. Il n'y a que les chevaux qui l'intéressent; c'est la seule chose qu'il reconnaisse et qui le fasse rire. La mère non plus ne prend plaisir à rien. Elle s'en va lentement, songeant à son bien, à sa maison, et quand on les voit passer tous les deux, elle avec son air honnête, sa mise propre, ses cheveux lisses, le petit avec sa figure ronde et ses grosses galoches, on devine bien qu'ils sont dépaysés, en exil, et qu'ils regrettent de tout leur cœur l'air vif et la solitude des routes de village.


AUX AVANT-POSTES

SOUVENIRS DU SIÈGE

Les notes qu'on va lire ont été écrites au jour le jour en courant les avant-postes. C'est une feuille de mon carnet que je détache, pendant que le siège de Paris est encore chaud. Tout cela est haché, heurté, bâclé sur le genou, déchiqueté comme un éclat d'obus; mais je le donne tel quel, sans rien changer, sans même me relire. J'aurais trop peur de vouloir inventer, faire intéressant, et de gâter tout.


A LA COURNEUVE, UN MATIN DE DÉCEMBRE

Une plaine blanche de froid, sonore, âpre, crayeuse. Sur la boue gelée de la route, des bataillons de ligne défilent pêle-mêle avec l'artillerie. Défilé lent et triste. On va se battre. Les hommes, trébuchant, marchent la tête basse, en grelottant, le fusil à la bricole, les mains dans leurs couvertures comme dans des manchons. De temps en temps on crie:

«Halte!»

Les chevaux s'effarent, hennissent. Les caissons tressautent. Les artilleurs se hissent sur leurs selles et regardent, anxieux, par delà le grand mur blanc du Bourget.

«Est-ce qu'on les voit?» demandent les soldats en battant la semelle...

Puis, en avant!... Le flot humain un moment refoulé s'écoule toujours lentement, toujours silencieux.

A l'horizon, sur l'avancée du fort d'Aubervilliers, dans le ciel froid qu'illumine un soleil levant d'argent mat, le gouverneur et son état-major, petit groupe fin, se détachant comme sur une nacre japonaise. Plus près de moi, un grand vol de corneilles noires posées au bord du chemin; ce sont des chers frères ambulanciers. Debout, les mains croisées sous leurs capes, ils regardent défiler toute cette chair à canon d'un air humble, dévoué et triste.

Même journée,—Villages déserts, abandonnés, maisons ouvertes, toits crevés, fenêtres sans auvents qui vous regardent comme des yeux morts. Par moments, dans une de ces ruines où tout sonne, on entend quelque chose qui remue, un bruit de pas, une porte qui grince; et quand vous avez passé, un lignard vient sur le seuil, l'œil cave, méfiant,—maraudeur qui fait des fouilles ou déserteur qui cherche à se terrer...

Vers midi, entré dans une de ces maisons de paysans. Elle était vide et nue, comme raclée avec les ongles. La pièce du bas, grande cuisine sans portes ni fenêtres, ouvrait sur une basse-cour; au fond de la cour une haie vive, et derrière, la campagne à perte de vue. Il y avait dans un coin un petit escalier de pierre en colimaçon. Je me suis assis sur une marche et je suis resté là bien longtemps. C'était si bon ce soleil et ce grand calme de tout. Deux ou trois grosses mouches de l'été d'avant, ranimées par la lumière, bourdonnaient au plafond contre les solives. Devant la cheminée, où se voyaient des traces de feu, une pierre rouge de sang gelé. Ce siège ensanglanté au coin de ces cendres encore chaudes racontait une veillée lugubre.


LE LONG DE LA MARNE

Sorti le 3 décembre par la porte de Montreuil. Ciel bas, bise froide, brouillard.

Personne dans Montreuil. Portes et fenêtres closes. Entendu derrière une palissade un troupeau d'oies qui piaillait. Ici le paysan n'est pas parti, il se cache. Un peu plus loin, trouvé un cabaret ouvert. Il fait chaud, le poêle ronfle. Trois mobiles de province déjeunent presque dessus. Silencieux, les yeux bouffis, le visage enflammé, les coudes sur la table, les pauvres moblots dorment et mangent en même temps...

En sortant de Montreuil, traversé le bois de Vincennes tout bleu de la fumée des bivouacs. L'armée de Ducrot est là. Les soldats coupent des arbres pour se chauffer. C'est pitié de voir les trembles, les bouleaux, les jeunes frênes qu'on emporte la racine en l'air, avec leur fine chevelure dorée qui traîne derrière eux sur la route.

A Nogent, encore des soldats. Artilleurs en grands manteaux, mobiles de Normandie joufflus et ronds de partout comme des pommes, petits zouaves encapuchonnés et lestes, lignards voûtés, coupés en deux, leurs mouchoirs bleus sous le képi autour des oreilles, tout cela grouille et flâne par les rues, se bouscule à la porte de deux épiciers restés ouverts. Une petite ville d'Algérie.

Enfin voici la campagne. Longue route déserte qui descend vers la Marne. Admirable horizon couleur de perle, arbres dépouillés frissonnant dans la brume. Au fond, le grand viaduc du chemin de fer, sinistre à voir avec ses arches coupées, comme des dents qui lui manquent. En traversant le Perreux, dans une des petites villas du bord du chemin, jardins saccagés, maisons dévastées et mornes, vu derrière une grille trois grands chrysanthèmes blancs échappés au massacre et tout épanouis. J'ai poussé la grille, je suis entré; mais ils étaient si beaux que je n'ai pas osé les cueillir.

Pris à travers champs et descendu à la Marne. Comme j'arrive au bord de l'eau, le soleil débarbouillé tape en plein sur la rivière. C'est charmant. En face, Petit-Bry, où l'on s'est tant battu la veille, étage paisiblement ses maisonnettes blanches sur la côte au milieu des vignes. De ce côté-ci de la rivière, une barque dans les roseaux. Sur la rive, un groupe d'hommes qui causent en regardant le coteau vis-à-vis. Ce sont des éclaireurs que l'on envoie à Petit-Bry voir si les Saxons y sont revenus. Je passe avec eux. Pendant que le bachot traverse, un des éclaireurs assis à l'arrière me dit tout bas:

«Si vous voulez des chassepots, la mairie de Petit-Bry en est pleine. Ils y ont laissé aussi un colonel de la ligne, un grand blond, la peau blanche comme une femme, et des bottes jaunes toutes neuves.»

Ce sont les bottes du mort qui l'ont surtout frappé. Il y revient toujours:

«Vingt dieux! les belles bottes!» et ses yeux brillent en m'en parlant.

Au moment d'entrer dans Petit-Bry, un marin chaussé d'espadrilles, quatre ou cinq chassepots sur les bras, déboule d'une ruelle et vient vers nous en courant:

«Ouvrez l'œil, voilà les Prussiens.»

On se blottit derrière un petit mur et on regarde.

Au-dessus de nous, tout en haut des vignes, c'est d'abord un cavalier, silhouette mélodramatique, penché en avant sur sa selle, le casque en tête, le mousqueton au poing. D'autres cavaliers viennent ensuite, puis des fantassins qui se répandent dans les vignes en rampant.

Un d'eux—tout près de nous—a pris position derrière un arbre et n'en bouge plus, un grand diable à longue capote brune, un mouchoir de couleur serré autour de la tête. De la place où nous sommes, ce serait un joli coup de fusil. Mais à quoi bon?... Les éclaireurs savent ce qu'ils voulaient. Maintenant vite à la barque; le marinier commence à jurer. Nous repassons la Marne sans encombre... Mais à peine abordés, voilà des voix étouffées qui nous appellent de l'autre rive:

«Ohé! du bateau!...»

C'est mon amateur de bottes de tout à l'heure et trois ou quatre de ses camarades qui ont essayé de pousser jusqu'à la mairie et qui reviennent précipitamment. Par malheur, il n'y a plus personne pour aller les chercher. Le marinier a disparu:

«Je ne sais pas ramer», me dit assez piteusement le sergent des éclaireurs blotti avec moi dans un trou du bord de l'eau. Pendant ce temps, les autres s'impatientent:

«Mais venez donc! mais venez donc!»

Il faut y aller. Rude corvée. La Marne est lourde et dure. Je rame de toutes mes forces, et tout le temps je sens dans mon dos le Saxon de là-haut qui me regarde, immobile derrière son arbre...

En abordant, un des éclaireurs saute avec tant de précipitation, que la barque se remplit d'eau. Impossible de les emmener tous, sans s'exposer à couler. Le plus brave reste sur la berge, à attendre. C'est un caporal de francs-tireurs, gentil garçon, en bleu, avec un petit oiseau piqué sur le devant de sa casquette. J'aurais bien voulu retourner le prendre, mais on commençait à se fusiller d'un bord à l'autre. Il a attendu un moment, sans rien dire; puis il a filé du côté de Champigny, en rasant les murs. Je ne sais pas ce qu'il est devenu.

Même journée.—Quand le dramatique se mêle au grotesque, dans les choses aussi bien que dans les êtres, il arrive à des effets de terreur ou d'émotion d'une singulière intensité. Est-ce qu'une grande douleur sur une face ridicule ne vous émeut pas plus profondément qu'ailleurs? Vous figurez-vous un bourgeois de Daumier dans les épouvantes de la mort, ou pleurant toutes ses larmes sur le cadavre d'un fils tué qu'on lui rapporte? N'y a-t-il pas là quelque chose de particulièrement poignant?... Eh bien! toutes ces villas bourgeoises du bord de la Marne, ces chalets coloriés et burlesques, rose tendre, vert-pomme, jaune-serin, tourelles moyen âge coiffées de zinc, kiosques en fausse brique, jardinets rococos où se balancent des boules de métal blanc, maintenant que je les vois dans la fumée de la bataille, avec leurs toits crevés par les obus, leurs girouettes cassées, leurs murailles toutes crénélées, de la paille et du sang partout, je leur trouve cette physionomie épouvantable...

La maison où je suis entré pour me sécher était bien le type d'une de ces maisons-là. Je suis monté au premier étage dans un petit salon, rouge et or. On n'avait pas fini de poser la tapisserie. Il y avait encore par terre des rouleaux de papier et des bouts de baguettes dorées; du reste, pas trace de meubles, rien que des tessons de bouteilles, et dans un coin une paillasse où donnait un homme en blouse. Sur tout cela, une vague odeur de poudre, de vin, de chandelle, de paille moisie... Je me chauffe avec un pied de guéridon devant une cheminée bête, en nougat rose. Par moment, quand je la regarde, il me semble que je passe une après-midi de dimanche à la campagne chez de bons petits bourgeois. Est-ce qu'on ne joue pas au jacquet derrière moi, dans le salon?... Non! ce sont des francs-tireurs qui chargent et déchargent leurs chassepots. Détonation à part, c'est tout à fait le bruit du tric-trac... A chaque coup de feu, on nous répond de la rive en face. Le son porté sur l'eau ricoche et roule sans fin entre les collines.

Par les meurtrières du salon, on voit la Marne qui reluit, la berge pleine de soleil, et des Prussiens qui détalent comme de grands lévriers à travers les échalas de vignes.


SOUVENIR DU FORT MONTROUGE

Tout en haut du fort, sur le bastion, dans rembrasure des sacs de terre, les longues pièces de marine se dressaient fièrement, presque droites sur leurs affûts, pour faire tête à Châtillon. Ainsi pointées, la gueule en l'air, avec leurs anses des deux côtés comme des oreilles, on aurait dit de grands chiens de chasse aboyant à la lune, hurlant à la mort... Un peu plus bas, sur un terre-plein, les matelots, pour se distraire, avaient fait comme en un coin de navire une miniature de jardin anglais. Il y avait un banc, une tonnelle, des pelouses, des rocailles, et même un bananier. Pas bien grand par exemple, guère plus haut qu'une jacinthe; mais c'est égal! Il venait bien tout de même, et son panache vert faisait frais à l'œil, au milieu des sacs de terre et des piles d'obus.

Oh! le petit jardin du fort Montrouge! Je voudrais le voir entouré d'une grille, et qu'on y mît une pierre commémorative où seraient les noms de Carvès, de Desprez, de Saisset, et de tous les braves marins qui sont tombés là, sur ce bastion d'honneur.


A LA FOUILLEUSE

Le matin du 20 janvier.

Joli temps doux et voilé. Grandes terres de labour ondulant au loin comme la mer. Sur la gauche, les hautes collines sablonneuses qui servent de contrefort au mont Valérien. A droite, le moulin Gibet, petit moulin de pierre aux ailes fracassées, avec une batterie sur la plate-forme. Suivi pendant un quart d'heure la longue tranchée qui mène au moulin, et sur laquelle flotte comme un petit brouillard de rivière. C'est la fumée des bivouacs. Les soldats accroupis font le café, et soufflent le bois vert qui les aveugle et les fait tousser. D'un bout à l'autre de la tranchée court une longue toux creuse...

La Fouilleuse. Une ferme horizonnée de petits bois. Arrivé juste à temps pour voir nos dernières lignes battre en retraite. C'est, le troisième mobile de Paris. Il défile, en bon ordre, au grand complet, commandant en tête. Après l'incompréhensible débandade à laquelle j'assiste depuis hier soir, cela me remonte un peu le cœur. Derrière eux, deux hommes à cheval passent près de moi, un général et son aide de camp. Les chevaux vont au pas; les hommes causent, les voix sonnent. On entend celle de l'aide de camp, voix jeune, un peu obséquieuse:

«Oui, mon général... Oh! non, mon général... Sans doute, mon général.»

Et le général d'un ton doux et navré:

«Comment! il a été tué! Oh! le pauvre enfant... le pauvre enfant!...»

Puis un silence et le piétinement des chevaux dans la terre grasse...

Je reste seul un moment à regarder ce grand paysage mélancolique, qui a quelque chose des plaines du Chélif ou de la Mitidja. Des files de brancardiers en blouses grises montent d'un chemin creux, avec leur drapeau blanc à croix rouge. On peut se croire en Palestine, au temps des croisades.


PAYSAGES D'INSURRECTION


AU MARAIS

Dans l'ombre humide et provinciale de ces longues rues tortueuses où flottent des odeurs de droguerie et de bois de Campêche, parmi ces anciens hôtels du temps de Henri II et de Louis XIII, que l'industrie moderne a travestis en fabriques d'eau de seltz, de bronzes, de produits chimiques, ces jardinets moisis remplis de caisses, ces cours d'honneur à larges dalles où roulent les lourds camions, sous ces balcons ventrus, ces hautes persiennes, ces pignons vermoulus, enfumés comme des éteignoirs d'église, l'émeute avait, surtout aux premiers jours, une physionomie très particulière, quelque chose de bonhomme et de primitif. Des ébauches de barricades à tous les coins de rue, mais personne pour les garder. Pas de canons, pas de mitrailleuses. Des pavés empilés sans art, sans conviction, seulement pour le plaisir d'intercepter la voie et de faire de grandes mares d'eau où barbotaient des volées de gamins et des flottilles de bateaux en papier... Toutes les boutiques ouvertes, les boutiquiers sur leurs portes, riant et politiquant d'un trottoir à l'autre. Ce n'était pas ces gens-là qui faisaient l'émeute; mais on sentait qu'ils la regardaient faire avec plaisir, comme si, en remuant les pavés de ces quartiers pacifiques, on avait réveillé l'âme du vieux Paris bourgeois, gouailleur, tapageur.

Ce qu'on appelait jadis le vent de Fronde courait dans le Marais. Sur le fronton des grands hôtels, la grimace joyeuse des mascarons de pierre avait l'air de dire: «Je connais ça.» Et malgré moi, dans ma pensée, j'affublais de jaquettes à fleurs, de culottes courtes, de larges feutres à retroussis, tout ce brave petit monde de droguistes, doreurs, marchands d'épices qui se tenaient les côtes à regarder dépaver leurs rues et paraissaient si fiers d'avoir une barricade devant leur magasin.

Par moments, au bout d'une longue ruelle noire, je voyais des baïonnettes luire sur la place de Grève, avec un pan de la vieille maison de ville toute dorée par le soleil. Des cavaliers passaient au galop dans ce coin de lumière, longs manteaux gris, plumes flottantes. La foule courait, criait; on agitait les chapeaux. Était-ce mademoiselle de Montpensier ou le général Cremer?... Les époques se brouillaient dans ma tête. De loin, dans le soleil, une chemise rouge d'estafette garibaldienne qui filait ventre à terre me faisait l'effet de la simarre du cardinal de Retz. Ce malin des malins dont on parlait dans tous les groupes, je ne savais plus si c'était M. Thiers ou Mazarin... Je me figurais vivre il y a trois cents ans.


A MONTMARTRE

En montant la rue Lepic, je voyais l'autre matin, dans une boutique de savetier, un officier de la garde nationale, galonné jusqu'aux coudes et le sabre au côté, qui ressemelait une paire de bottes, son tablier de cuir devant lui pour ne pas salir sa tunique. Tout le tableau de Montmartre insurgé tient dans l'encadrement de cette fenêtre d'échoppe.

Figurez-vous un grand village armé jusqu'aux dents, des mitrailleuses au bord d'un abreuvoir, la place de l'Église hérissée de baïonnettes, une barricade devant l'école, les boîtes à mitraille à côté des boîtes à lait, toutes les maisons transformées en casernes, à toutes les fenêtres des guêtres d'uniforme qui sèchent, des képis qui se penchent pour écouter le rappel, des crosses de fusil sonnant au fond des petites boutiques de fripiers, et, du haut en bas de la butte, une dégringolade de bidons, de sabres, de gamelles. Malgré tout, ce n'est plus ce Montmartre farouche, défilant sur le boulevard des Italiens, l'arme haute, la jugulaire au menton et marquant férocement le pas en ayant l'air de se dire: «Tenons-nous bien. La réaction nous regarde!» Ici les insurgés sont chez eux, et, en dépit des canons et des barricades, on sent planer sur leur révolte je ne sais quoi de libre, de paisible et de familial.

Une seule chose pénible à voir, c'est ce grouillement de pantalons rouges, ces déserteurs de toutes armes: zouaves, lignards, mobiles, qui encombrent la place de la Mairie, couchés sur des bancs, vautrés au long des trottoirs, ivres, sales, en lambeaux, avec des barbes de huit jours... Au moment où je passe, un de ces malheureux, grimpé sur un arbre, harangue la foule en bégayant, au milieu des rires et des huées. Dans un coin de la place, un bataillon s'ébranle pour monter aux remparts:

«En avant!» crient les officiers en agitant leurs sabres. Les tambours battent la charge, et les bons miliciens, enflammés d'ardeur, s'élancent à l'assaut d'une longue rue déserte, au bout de laquelle on voit quelques poules qui s'effarent en criant.

...Tout en haut, dans une échappée de jardins verts et de pentes jaunâtres, c'est le moulin de la Galette transformé en poste militaire, des silhouettes de gardes nationaux, des tentes alignées, de petits bivouacs qui fument, tout cela se détachant net et fin, comme au fond d'une longue-vue, entre un ciel pluvieux et noir et l'ocre étincelant de la butte.


AU FAUBOURG SAINT-ANTOINE

Une nuit de janvier, pendant le siège de Paris, j'étais sur la place de Nanterre, au milieu d'un bataillon de francs-tireurs. L'ennemi venait d'attaquer nos grand'gardes, et l'on s'armait en hâte pour aller à leur secours. Pendant que les hommes se numérotaient à tâtons, dans le vent, dans la neige, nous vîmes déboucher d'un coin de rue une patrouille, précédée d'un falot.

«Halte-là! Qui vive?

—Mobiles de 48», répondit une voix chevrotante.

C'étaient de tout petits bonshommes en manteaux courts, le képi sur l'oreille et l'allure jeunette. A deux pas, on les eût pris pour des enfants de troupe; mais quand le sergent s'approcha pouf se faire reconnaître, nos lanternes éclairèrent un petit vieux fané, ridé, des yeux clignotants, une barbiche blanche. L'enfant de troupe avait cent ans. Les autres n'étaient guère plus jeunes. Avec cela l'accent de Paris, et un air casse-assiettes! De vieux gamins.

Arrivés de la veille aux avant-postes, les malheureux mobiles s'étaient égarés en faisant leur première patrouille. On les remit bien vite sur leur chemin:

«Dépêchez-vous, camarades; les Prussiens nous attaquent.

—Ah! ah!... les Prussiens nous attaquent», disaient les pauvres vieux tout affolés, et, faisant demi-tour, ils se perdirent dans la nuit, avec leur falot qui dansait secoué par la fusillade...

Je ne saurais vous dire l'impression fantastique que me firent ces petits gnomes; ils paraissaient si vieux, si las, si éperdus! Ils avaient l'air de venir de si loin! Je me figurais une patrouille fantôme errant à travers champs depuis 1848, et cherchant son chemin depuis vingt-trois ans.

Les insurgés du faubourg Saint-Antoine m'ont rappelé cette apparition. J'ai trouvé là les anciens de 48, égarés éternels, vieillis mais incorrigibles, l'émeutier en cheveux blancs, et avec lui le vieux jeu de la bataille civile, la barricade classique à deux et à trois étages, le drapeau rouge flottant au sommet, les poses mélodramatiques sur la culasse des canons, les manches retroussées, les mines rébarbatives:

«Circulez, citoyens!» et tout de suite la baïonnette croisée...

Et quel train, quelle agitation dans ce grand faubourg de Babel! Du Trône à la Bastille, ce ne sont qu'alertes, prises d'armes, perquisitions, arrestations, clubs en plein vent, pèlerinages à la colonne, patrouillards en goguette qui ont perdu le mot d'ordre, chassepots qui partent tout seuls, ribaudes qu'on emmène au comité de la rue Bas-froid, et le rappel, et la générale, et le tocsin. Oh! le tocsin; s'en donnent-ils, ces enragés, de secouer leurs cloches! Dès que le jour tombe, les clochers deviennent fous et font danser leurs carillons comme des grelots de marottes. Il y a le tocsin de l'ivrogne, haletant, fantaisiste, irrégulier, entrecoupé de hoquets et de défaillances. Le tocsin convaincu, féroce, à tours de bras, qui sonne, sonne jusqu'à ce que la corde casse; puis le tocsin mou, sans enthousiasme, dont les notes ensommeillées tombent lourdement, comme celles d'un couvre-feu...

Au milieu de tout ce vacarme, dans cet affolement de cloches et de cervelles, une chose m'a frappé, c'est la tranquillité de la rue Lappe et des ruelles et passages qui rayonnent autour. Il y a là comme une espèce de ghetto auvergnat, où les enfants du Cantal trafiquent paisiblement sur leurs vieilles ferrailles, sans plus s'occuper de l'insurrection que si elle était à mille lieues. En passant, je voyais tous ces braves Rémonencq très affairés dans leurs boutiques noires. Les femmes charabiaient en tricotant sur la pierre de la porte, et les petits enfants se roulaient dans le milieu du passage, avec leurs cheveux crépus, tout pleins de limaille de fer.


LE BAC

Avant la guerre il y avait là un beau pont suspendu, deux hautes piles de pierre blanche et des cordages goudronnés qui filaient sur les horizons de la Seine avec cette apparence aérienne qui rend si beaux les ballons et les navires. Sous les grandes arches du milieu, la chaîne passait deux fois par jour dans des tourbillons de fumée, sans même avoir besoin d'abaisser ses tuyaux; sur les côtés, on abritait les battoirs, les escabeaux des laveuses, et des petits bateaux de pêche retenus par des anneaux. Une allée de peupliers, tendue entre les prés comme un grand rideau vert agité à la fraîcheur de l'eau, conduisait au pont. C'était charmant...

Cette année, tout est changé. Les peupliers, toujours debout, mènent au vide. Il n'y a plus de pont. Les deux piles ont sauté, éparpillant tout autour les pierres qui sont restées là. La petite maison blanche du péage, à moitié détruite par la secousse, a l'air d'une ruine toute neuve, barricade ou démolition. Les cordes, les fils de fer trempent tristement; le tablier affaissé dans le sable forme, au milieu de l'eau, comme une grande épave surmontée d'un drapeau rouge pour avertir les mariniers, et tout ce que la Seine emporte d'herbes coupées, de planches moisies s'arrête là en un barrage tout plein de remous et de tourbillons. Il y a une déchirure dans le paysage, quelque chose d'ouvert et qui sent le désastre. Pour achever d'attrister l'horizon, l'allée qui menait au pont s'est éclaircie. Tous ces beaux peupliers si touffus, dévorés jusqu'au faîte par les larves,—les arbres ont leurs invasions eux aussi,—étendent leurs branches sans bourgeons, amincies, déchiquetées; et dans la grande avenue, inutile et déserte, les gros papillons blancs volent lourdement...

En attendant que le pont soit reconstruit, on a installé près de là un bac, un de ces immenses radeaux où l'on embarque les voitures tout attélées, des chevaux de labour avec leur charrue et des vaches qui arrondissent leurs yeux tranquilles à la vue et au mouvement de l'eau. Les bêtes et les attelages tiennent le milieu; sur le côté, des passagers, des paysans, des enfants qui vont à l'école du bourg, des Parisiens en villégiature. Des voiles, des rubans flottent auprès des longes de chevaux. On dirait un radeau de naufragés. Le bac s'avance lentement. La Seine, si longue à traverser, paraît bien plus large qu'autrefois, et derrière les ruines du pont écroulé, entre ces deux rives presque étrangères l'une à l'autre, l'horizon s'agrandit avec une sorte de solennité triste.


Ce matin-là, j'étais arrivé de très bonne heure pour traverser l'eau. Il n'y avait encore personne sur la plage. La petite maison du passeur, un vieux wagon immobilisé dans le sable humide, était fermée, toute ruisselante de brouillard; dedans, on entendait des enfants qui toussaient.

«Ohé! Eugène!

—Voilà! voilà!» fit le passeur, qui arrivait en se traînant. C'est un beau marinier, encore assez jeune, mais il a servi comme artilleur dans la dernière guerre, et il en est revenu perclus de rhumatismes avec un éclat d'obus à la jambe et la figure toute balafrée. Le brave homme sourit en me voyant: «Nous ne serons pas gênés, ce matin, monsieur.»

En effet, j'étais seul sur le bac; mais avant qu'il eût détaché son amarre, il nous arriva du monde. D'abord une grosse fermière aux yeux clairs, s'en allant au marché de Corbeil, avec deux grands paniers passés sous les bras, qui mettaient d'aplomb sa taille rustique, et la faisaient marcher ferme et droit; puis derrière elle, dans le chemin creux, d'autres voyageurs qu'on apercevait vaguement à travers la brume, et dont nous entendions les voix. C'était une voix de femme, douce, pleine de larmes:

«Oh! monsieur Chachignot, je vous en prie, ne nous faites pas avoir de la peine... Vous voyez qu'il travaille maintenant... Donnez-lui du temps pour payer... c'est tout ce qu'il demande.

—J'en ai assez donné, du temps... j'en donne plus», répondait une voix de vieux paysan, édentée et cruelle; «ça regarde l'huissier à cette heure. Il fera ce qu'il voudra... Ohé! Eugène!»

«C'est ce gueux de Chachignot, me dit le passeur à voix basse... Voilà! voilà!»

A ce moment, je vis arriver sur la plage un grand vieux, affublé d'une redingote de gros drap et d'un chapeau de soie, tout neuf, très haut de forme. Ce paysan hâlé, crevassé, dont les mains noueuses étaient déformées par la pioche, paraissait encore plus noir, plus brûlé, dans son vêtement de monsieur. Un front têtu, un grand nez crochu d'Indien apache, une bouche pincée, aux rides pleines de malice, lui donnaient une physionomie féroce oui allait bien avec ce nom de Chachignot.

«Allons, Eugène, vite en route», fit-il en sautant dans le bac, et sa voix tremblait de colère. La fermière s'approcha de lui pendant que le passeur démarrait: «A qui en avez-vous donc, père Chachignot?

—Tiens! c'est toi, la Blanche?... M'en parle pas... Je suis furieux... c'est ces canailles de Mazilier!» Et il montrait du poing une petite ombre chétive, qui remontait le chemin creux en sanglotant.

«—Qu'est-ce qu'ils vous ont fait, ces gens-là?

—Ils m'ont fait qu'ils me doivent quatre termes et tout mon vin, et que je ne peux pas en avoir un sou!... Aussi je vas chez l'huissier de ce pas, pour faire flanquer tous ces gueux-là dans la rue.

—C'est pourtant un brave homme ce Mazilier. Il n'y a peut-être pas de sa faute s'il ne vous paye pas... Il y en a tant qui ont perdu pendant cette guerre.»

Le vieux paysan eut une explosion:

«C'est eun' bête!... Il pouvait faire sa fortune avec les Prussiens, C'est lui qui n'a pas voulu... Du jour qu'ils sont arrivés, il a fermé son cabaret et décroché son enseigne... Les autres cafetiers ont fait des affaires d'or pendant la guerre; lui n'a pas seulement vendu pour un sou... Pis que cela. Il s'est fait mettre en prison avec ses insolences... C'est eun' bête, que je te dis... Est-ce que ça le regardait, lui, toutes ces histoires! Est-ce qu'il était militaire!... Il n'avait qu'à fournir du vin et de l'eau-de-vie à la pratique; maintenant il pourrait me payer... Canaille, va! je t'apprendrai à faire le patriote!»

Et, rouge d'indignation, il se démenait dans sa grande redingote, avec les gestes balourds des gens de campagne habitués au bourgeron.

A mesure qu'il parlait, les yeux clairs de la fermière, tout à l'heure si pleins de compassion pour les Mazilier, devenaient secs, presque méprisants. C'était une paysanne, elle aussi, et ces gens-là n'estiment guère ceux qui refusent de gagner de l'argent. D'abord elle disait: « C'est ben malheureux pour la femme», puis un moment après: «Ça! c'est vrai... Il ne faut pas tourner le dos à la chance...» Sa conclusion fut: «Vous avez raison, mon vieux père, quand on doit, il faut payer.» Chachignot, lui, répétait toujours entre ses dents serrées:

«C'est eun' bête... C'est eun' bête...»

Le passeur, qui les écoutait tout en manœuvrant sa perche le long du bac, crut devoir s'en mêler:

«Ne faites donc pas le méchant comme ça, père Chachignot... A quoi ça vous servira-t-il d'aller chez l'huissier?... Vous serez bien avancé quand vous aurez fait vendre ces pauvres gens. Attendez donc encore un peu, puisque vous en avez le moyen.»

Le vieux se retourna comme si on l'avait mordu:

«Je te conseille de parler, toi, propre à rien! Tu en es encore un de ces patriotes... Si ça ne fait pas pitié! Cinq enfants, pas le sou, et ça s'en va s'amuser à tirer des coups de canon sans y être forcé... Et je vous demande un peu, monsieur (je crois qu'il s'adressait à moi, le misérable!), à quoi tout ça nous a servi? Lui, par exemple, il y a gagné de s'être fait casser la figure, de perdre une bonne place qu'il avait... Et maintenant le voilà logé comme un bohémien, dans une baraque à tous les vents avec ses enfants qui prennent du mal, et sa femme qui s'éreinte à lessiver... C'est-il pas eun' bête, celui-là aussi?»

Le passeur eut un éclair de colère, et au milieu de sa figure blême je vis sa balafre se creuser profonde et blanche; mais il eut la force de se contenir et passa sa rage sur la perche, qu'il enfonça dans le sable jusqu'à la tordre. Un mot de trop pouvait lui faire perdre encore cette place; car M. Chachignot a de l'autorité dans le pays:

Il est du conseil municipal.


LE PORTE-DRAPEAU

I

Le régiment était en bataille sur un talus du chemin de fer, et servait de cible à toute l'armée prussienne massée en face, sous le bois. On se fusillait à quatre-vingts mètres. Les officiers criaient: «Couchez-vous!...» mais personne ne voulait obéir, et le fier régiment restait debout, groupé autour de son drapeau. Dans ce grand horizon de soleil couchant, de blés en épis, de pâturages, cette masse d'hommes, tourmentée, enveloppée d'une fumée confuse, avait l'air d'un troupeau surpris en rase campagne dans le premier tourbillon d'un orage formidable.

C'est qu'il en pleuvait du fer sur ce talus! On n'entendait que le crépitement de la fusillade, le bruit sourd des gamelles roulant dans le fossé, et les balles qui vibraient longuement d'un bout à l'autre du champ de bataille, comme les cordes tendues d'un instrument sinistre et retentissant. De temps en temps le drapeau qui se dressait au-dessus des têtes, agité au vent de la mitraille, sombrait dans la fumée: alors une voix s'élevait grave et fière, dominant la fusillade, les râles, les jurons des blessés: «Au drapeau, mes enfants, au drapeau!...» Aussitôt un officier s'élançait vague comme une ombre dans ce brouillard rouge, et l'héroïque enseigne, redevenue vivante, planait encore au-dessus de la bataille.

Vingt-deux fois elle tomba!... Vingt-deux fois sa hampe encore tiède, échappée à une main mourante, fut saisie, redressée; et lorsqu'au soleil couché, ce qui restait du régiment—â peine une poignée d'hommes—battit lentement en retraite, le drapeau n'était plus qu'une guenille aux mains du sergent Hormis, le vingt-troisième porte-drapeau de la journée.

II

Ce sergent Hornus était une vieille bête à trois brisques, qui savait à peine signer son nom, et avait mis vingt ans à gagner ses galons de sous-officier. Toutes les misères de l'enfant trouvé, tout l'abrutissement de la caserne se voyaient dans ce front bas et buté, ce dos voûté par le sac, cette allure inconsciente de troupier dans le rang. Avec cela il était un peu bègue, mais, pour être porte-drapeau, on n'a pas besoin d'éloquence. Le soir même de la bataille, son colonel lui dit: «Tu as le drapeau, mon brave; eh bien, garde-le.» Et sur sa pauvre capote de campagne, déjà toute passée à la pluie et au feu, la cantinière surfila tout de suite un liséré d'or de sous-lieutenant.

Ce fut le seul orgueil de cette vie d'humilité. Du coup la taille du vieux troupier se redressa. Ce pauvre être habitué à marcher courbé, les yeux à terre, eut désormais une figure fière, le regard toujours levé pour voir flotter ce lambeau d'étoffe et le maintenir bien droit, bien haut, au-dessus de la mort, de la trahison, de la déroute.

Vous n'avez jamais vu d'homme si heureux qu'Hornus les jours de bataille, lorsqu'il tenait sa hampe à deux mains, bien affermie dans son étui de cuir. Il ne parlait pas, il ne bougeait pas. Sérieux comme un prêtre, on aurait dit qu'il tenait quelque chose de sacré. Toute sa vie, toute sa force était dans ses doigts crispés autour de ce beau haillon doré sur lequel se ruaient les balles, et dans ses yeux pleins de défi qui regardaient les Prussiens bien en face, d'un air de dire: «Essayez donc de venir me le prendre!...»

Personne ne l'essaya, pas même la mort. Après Borny, après Gravelotte, les batailles les plus meurtrières, le drapeau s'en allait de partout, haché, troué, transparent de blessures; mais c'était toujours le vieil Hornus qui le portait.

III

Puis septembre arriva, l'armée sous Metz, le blocus, et cette longue halte dans la boue où les canons se rouillaient, où les premières troupes du monde, démoralisées par l'inaction, le manque de vivres, de nouvelles, mouraient de fièvre et d'ennui au pied de leurs faisceaux. Ni chefs ni soldats, personne ne croyait plus; seul, Hornus avait encore confiance. Sa loque tricolore lui tenait heu de tout, et tant qu'il la sentait là, il lui semblait que rien n'était perdu. Malheureusement, comme on ne se battait plus, le colonel gardait le drapeau chez lui dans un des faubourgs de Metz; et le brave Hornus était à peu près comme une mère qui a son enfant en nourrice. Il y pensait sans cesse. Alors, quand l'ennui le tenait trop fort, il s'en allait à Metz tout d'une course, et rien que de l'avoir vu toujours à la même place, bien tranquille contre le mur, il s'en revenait plein de courage, de patience, rapportant, sous sa tente trempée, des rêves de bataille, de marche en avant, avec les trois couleurs toutes grandes déployées flottant là-bas sur les tranchées prussiennes.

Un ordre du jour du maréchal Bazaine fit crouler ces illusions. Un matin, Hornus, en s'éveillant, vit tout le camp en rumeur, les soldats par groupes, très animés, s'excitant, avec des cris de rage, des poings levés tous du même côté de la ville, comme si leur colère désignait un coupable. On criait: «Enlevons-le!... Qu'on le fusille!...» Et les officiers laissaient dire... Ils marchaient à l'écart, la tête basse, comme s'ils avaient eu honte devant leurs hommes. C'était honteux, en effet. On venait de lire à cent cinquante mille soldats, bien armés, encore valides, l'ordre du maréchal qui les livrait à l'ennemi sans combat.

«Et les drapeaux?» demanda Hornus en pâlissant... Les drapeaux étaient livrés avec le reste, avec les fusils, ce qui restait des équipages, tout...

«To... To... Tonnerre de Dieu!... bégaya le pauvre homme. Ils n'auront toujours pas le mien...» et il se mit à courir du côté de la ville.

IV

Là aussi il y avait une grande animation. Gardes nationaux, bourgeois, gardes mobiles criaient, s'agitaient. Des députations passaient, frémissantes, se rendant chez le maréchal. Hornus, lui, ne voyait rien, n'entendait rien. Il parlait seul, tout en remontant la rue du Faubourg.

«M'enlever mon drapeau!... Allons donc! Est-ce que c'est possible? Est-ce qu'on a le droit? Qu'il donne aux Prussiens ce qui est à lui, ses carrosses dorés, et sa belle vaisselle plate rapportée de Mexico! Mais ça, c'est à moi... C'est mon honneur. Je défends qu'on y touche.»

Tous ces bouts de phrase étaient hachés par la course et sa parole bègue; mais au fond il avait son idée, le vieux! Une idée bien nette, bien arrêtée: prendre le drapeau, l'emporter au milieu du régiment, et passer sur le ventre des Prussiens avec tous ceux qui voudraient le suivre.

Quand il arriva là-bas, on ne le laissa pas même entrer. Le colonel, furieux lui aussi, ne voulait voir personne... mais Hornus ne l'entendait pas ainsi.

Il jurait, criait, bousculait le planton: «Mon drapeau... je veux mon drapeau...» A la fin une fenêtre s'ouvrit:

«C'est toi, Hornus?

—Oui, mon colonel, je...

—Tous les drapeaux sont à l'Arsenal..., tu n'as qu'à y aller, on te donnera un reçu...

—Un reçu?... Pourquoi faire?...

—C'est l'ordre du maréchal...

—Mais, colonel...

—«F...-moi la paix!...» et la fenêtre se referma.

Le vieil Hornus chancelait comme un homme ivre.

«Un reçu..., un reçu...», répétait-il machinalement... Enfin il se remit à marcher, ne comprenant plus qu'une chose, c'est que le drapeau était à l'Arsenal et qu'il fallait le ravoir à tout prix.

V

Les portes de l'Arsenal étaient toutes grandes ouvertes pour laisser passer les fourgons prussiens qui attendaient rangés dans la cour. Hornus en entrant eut un frisson. Tous les autres porte-drapeaux étaient là, cinquante ou soixante officiers, navrés, silencieux; et ces voitures sombres sous la pluie, ces hommes groupés derrière, la tête nue: on aurait dit un enterrement.

Dans un coin, tous les drapeaux de l'armée de Bazaine s'entassaient, confondus sur le pavé boueux. Rien n'était plus triste que ces lambeaux de soie voyante, ces débris de franges d'or et de hampes ouvragées, tout cet attirail glorieux jeté par terre, souillé de pluie et de boue. Un officier d'administration les prenait un à un, et, à l'appel de son régiment, chaque porte-enseigne s'avançait pour chercher un reçu. Raides, impassibles, deux officiers prussiens surveillaient le chargement.

Et vous vous en alliez ainsi, ô saintes loques glorieuses, déployant vos déchirures, balayant le pavé tristement comme des oiseaux aux ailes cassées! Vous vous en alliez avec la honte des belles choses souillées, et chacune de vous emportait un peu de la France. Le soleil des longues marches restait entre vos plis passés. Dans les marques des balles vous gardiez le souvenir des morts inconnus, tombés au hasard sous l'étendard visé...

«Hornus, c'est à toi... On t'appelle... va chercher ton reçu...»

Il s'agissait bien de reçu!

Le drapeau était là devant lui. C'était bien le sien, le plus beau, le plus mutilé de tous... Et en le revoyant il croyait être encore là-haut sur le talus. Il entendait chanter les balles, les gamelles fracassées et la voix du colonel: «Au drapeau, mes enfants!...» Puis ses vingt-deux camarades par terre, et lui vingt-troisième se précipitant à son tour pour relever, soutenir le pauvre drapeau qui chancelait faute de bras. Ah! ce jour-là il avait juré de le défendre, de le garder jusqu'à la mort. Et maintenant...

De penser à cela, tout le sang de son cœur lui sauta à la tête. Ivre, éperdu, il s'élança sur l'officier prussien, lui arracha son enseigne bien-aimée qu'il saisit à pleines mains; puis il essaya de l'élever encore, bien haut, bien droit en criant: «Au dra...» mais sa voix s'arrêta au fond de sa gorge. Il sentit la hampe trembler, glisser entre ses mains. Dans cet air las, cet air de mort qui pèse si lourdement sur les villes rendues, les drapeaux ne pouvaient plus flotter, rien de fier ne pouvait plus vivre... Et le vieil Hornus tomba foudroyé.


LA MORT DE CHAUVIN

C'est un dimanche d'août en wagon, dans tout le commencement de ce qu'on appelait alors l'incident hispano-prussien, que je le rencontrai pour la première fois. Je ne l'avais jamais vu, et pourtant je le reconnus tout de suite. Grand, sec, grisonnant, le visage enflammé, le nez en bec de buse, des yeux ronds, toujours en colère, qui ne se faisaient aimables que pour le monsieur décoré du coin; le front bas, étroit, obstiné, un de ces fronts où la même pensée, travaillant sans cesse à la même place, a fini par creuser une seule ride très profonde, quelque chose dans la tournure de bonasse et de ratapoil, par-dessus tout, la terrible façon dont il roulait les rr en parlant de la «Frrance» et du «drapeau frrançais...» Je me dis: «Voilà Chauvin!»

C'était Chauvin en effet, et Chauvin dans son beau, déclamant, gesticulant, souffletant la Prusse avec son journal, entrant à Berlin, la canne haute, ivre, sourd, aveugle, fou furieux. Pas d'atermoiement, pas de conciliation possible. La guerre! il lui fallait la guerre à tout prix!

«Et si nous ne sommes pas prêts, Chauvin?...

—Monsieur, les Français sont toujours prêts!...» répondait Chauvin en se redressant, et sous sa moustache hérissée, les rr se précipitaient à faire trembler les vitres... Irritant et sot personnage! Comme je compris toutes les moqueries, toutes les chansons qui vieillissent autour de son nom et lui ont fait une célébrité ridicule!

Après cette première rencontre, je m'étais bien juré de le fuir; mais une fatalité singulière le mit presque constamment sur mon chemin. D'abord au Sénat, le jour où M. de Grammont vint annoncer solennellement à nos pères conscrits que la guerre était déclarée. Au milieu de toutes ces acclamations chevrotantes, un formidable cri de «Vive la France!» partit des tribunes, et j'aperçus là-haut, dans les frises, les grands bras de Chauvin qui s'agitaient. Quelque temps après, je le retrouvai à l'Opéra, debout dans la loge de Girardin, demandant le Rhin allemand, et criant aux chanteurs qui ne le savaient pas encore: «Il faudra donc plus de temps pour l'apprendre que pour le prendre!...»

Bientôt ce fut comme une obsession. Partout à l'angle des rues, des boulevards, toujours perché sur un banc, sur une table, cet absurde Chauvin m'apparaissait au milieu des tambours, des drapeaux flottants, des Marseillaises, distribuant des cigares aux soldats qui partaient, acclamant les ambulances, dominant la foule de toute sa tête enflammée, et si bruyant, si ronflant, si envahissant, qu'on aurait dit qu'il y avait six cent mille Chauvins dans Paris. Vraiment c'était à s'enfermer chez soi, à clore portes et fenêtres pour échapper à cette vision insupportable ...

Mais le moyen de tenir en place après Wissembourg, Forbach et toute la série de désastres qui nous faisaient de ce triste mois d'août comme un long cauchemar à peine interrompu, cauchemar d'été fiévreux et lourd! Comment ne pas se mêler à cette inquiétude vivante qui courait aux nouvelles et aux affiches, promenant toute la nuit sous les becs de gaz des visages effarés, bouleversés? Ces soirs-là encore, je rencontrai Chauvin. Il allait sur les boulevards, de groupe en groupe, pérorait au milieu de la foule silencieuse, plein d'espoir, de bonnes nouvelles, sûr du succès, malgré tout, vous répétant vingt fois de suite que «les cuirassiers blancs de Bismarck avaient été écrasés jusqu'au dernier...»

Chose singulière! Déjà Chauvin ne me semblait plus si ridicule. Je ne croyais pas un mot de ce qu'il disait, mais c'est égal, cela me faisait plaisir de l'entendre. Avec tout son aveuglement, sa folie d'orgueil, son ignorance, on sentait dans ce diable d'homme une force vive et tenace, comme une flamme intérieure qui vous réchauffait le cœur.

Nous en eûmes bien besoin de cette flamme pendant les longs mois du siège, et ce terrible hiver de pain de chien, de viande de cheval. Tous les Parisiens sont là pour le dire: sans Chauvin, Paris n'aurait pas tenu huit jours. Dès le commencement, Trochu disait: «Ils entreront quand ils voudront.»

«Ils n'entreront pas», disait Chauvin. Chauvin avait la foi, Trochu ne l'avait pas. Chauvin croyait à tout, lui, il croyait aux plans notariés, à Bazaine, aux sorties; toutes les nuits il entendait le canon de Chanzy du côté d'Étampes, les tirailleurs de Faidherbe derrière Enghien, et ce qu'il y a de plus fort, c'est que nous les entendions, nous aussi, tellement l'âme de ce jocrisse héroïque avait fini par se répandre en nous.

Brave Chauvin!

C'est toujours lui qui, le premier, apercevait dans le ciel jaune et bas, rempli de neige, la petite aile blanche des pigeons. Quand Gambetta nous envoyait une de ses éloquentes tarasconnades, c'est Chauvin qui, de sa voix retentissante, la déclamait à la porte des mairies. Par les dures nuits de décembre, quand les longues queues grelottantes se morfondaient devant les boucheries, Chauvin prenait bravement la file; et grâce à lui tous ces affamés trouvaient encore la force de rire, de chanter, de danser des rondes dans la neige...

Le, lon, la, laissez-les passer, les Prussiens dans la Lorraine, entonnait Chauvin, et les galoches claquaient en mesure, et sous les capelines de laine les pauvres figures pâlies avaient pour une minute des couleurs de santé. Hélas! tout cela ne servit de rien. Un soir, en passant devant la rue Drouot, je vis une foule anxieuse se presser en silence autour de la mairie, et j'entendis dans ce grand Paris sans voitures, sans lumières, la voix de Chauvin qui se gonflait solennellement: «Nous occupons les hauteurs de Montretout.» Huit jours après, c'était la fin.

A partir de ce moment, Chauvin ne m'apparut plus qu'à de longs intervalles. Deux ou trois fois je l'aperçus sur le boulevard, gesticulant, parlant de la revanche,—encore un r à faire vibrer; mais personne ne l'écoutait plus. Paris gandin languissait de retourner à ses plaisirs, Paris ouvrier a ses colères, et le pauvre Chauvin avait beau faire ses grands bras, les groupes, au lieu de se serrer, se dispersaient à son approche.

«Gêneur», disaient les uns.

«Mouchard!» disaient les autres... Puis, les jours d'émeute arrivèrent, le drapeau rouge, la Commune, Paris au pouvoir des nègres. Chauvin, devenu suspect, ne put plus sortir de chez lui. Pourtant, le fameux jour du déboulonnage, il devait être là, dans un coin de la place Vendôme. On le devinait au milieu de la foule. Les voyous l'insultaient sans le voir.

«Ohé, Chauvin!...» criaient-ils; et lorsque la colonne tomba, des officiers prussiens, qui buvaient du champagne à une fenêtre de l'état-major, levèrent leurs verres en ricanant: «Ah! ah! ah! Mossié Chaufin.»

Jusqu'au 23 mai, Chauvin ne donna plus signe de vie. Blotti au fond d'une cave, le malheureux se désespérait d'entendre les obus français siffler sur les toits de Paris. Un jour enfin, entre deux canonnades, il se hasarda à mettre le pied dehors. La rue était déserte et comme agrandie. D'un côté, la barricade se dressait menaçante avec ses canons et son drapeau rouge, à l'autre bout deux petits chasseurs de Vincennes s'avançaient en rasant le mur, courbés, le fusil en avant: les troupes de Versailles venaient d'entrer dans Paris...

Le cœur de Chauvin bondit: «Vive la France!» cria-t-il en s'élançant au-devant des soldats. Sa voix mourut dans une double fusillade. Par un sinistre malentendu, l'infortuné s'était trouvé pris entre ces deux haines qui le tuèrent en se visant. On le vit rouler au milieu de la chaussée dépavée, et il resta là, pendant deux jours, les bras étendus, la face inerte.

Ainsi mourut Chauvin, victime de nos guerres civiles. C'était le dernier Français.


ALSACE! ALSACE!

J'ai fait, il y a quelques années, un voyage en Alsace qui est un de mes meilleurs souvenirs. Non pas cet insipide voyage en chemin de fer dont on ne garde rien que des visions de pays découpé par des rails et des fils télégraphiques, mais un voyage à pied, le sac sur le dos, avec un bâton bien solide et un compagnon pas trop causeur... La belle façon de voyager, et comme tout ce qu'on a vu ainsi vous reste bien!

Maintenant surtout que l'Alsace est murée, il me revient de ce pays perdu toutes mes impressions d'autrefois avec cette saveur d'imprévu des longues courses dans une campagne admirable, où les bois se lèvent comme de grand rideaux verts sur des villages paisibles, inondés de soleil, où l'on voit à un tournant de montagne les clochers, les usines traversées de ruisseaux, les scieries, les moulins, la note éclatante d'un costume inconnu sortir tout à coup des fraîcheurs vertes de la plaine... Tous les matins, au petit jour, nous étions sur pied.

«Mossié!... Mossié!... c'est quatre heures!» nous criait le garçon d'auberge. Vite, on sautait du lit, et, le sac bouclé, on descendait à tâtons le petit escalier de bois résonnant et fragile. En bas, avant de partir, nous prenions un verre de kirsch dans ces grandes cuisines d'hôtellerie où le feu s'allume de bonne heure, avec ces frissonnements de sarments qui font rêver de brouillards et de vitres humides. Puis en route!

C'était dur au premier moment. A cette heure-là, toutes les fatigues de la veille vous reviennent. Il y a encore du sommeil dans les yeux et dans l'air. Peu à peu cependant la rosée froide se dissipe, la brume s'évapore au soleil... On va, on marche... Quand la chaleur devenait trop lourde, nous nous arrêtions pour déjeuner près d'une source, d'un ruisseau, et l'on s'endormait dans les herbes au bruit de l'eau courante pour être éveillé par l'élan d'un gros bourdon qui vous frôlait en vibrant comme une balle ... La chaleur tombée, on se remettait en route. Bientôt le soleil baissait, et à mesure le chemin semblait se raccourcir. On cherchait un but, un asile, et l'on se couchait harassé soit dans un lit d'auberge, soit dans une grange ouverte, ou bien au pied d'une meule, à la belle étoile, parmi des murmures d'oiseaux, des fourmillements d'insectes sous les feuilles, des bonds légers, des vols silencieux, tous ces bruits de la nuit qui dans la grande fatigue semblent des commencements de rêve...

Comment s'appelaient-ils tous ces jolis villages alsaciens que nous rencontrions espacés au bord des routes? Je ne me rappelle plus aucun nom maintenant, mais ils se ressemblent tous si bien, surtout dans le Haut-Rhin, qu'après en avoir tant traversé à différentes heures, il me semble que je n'en ai vu qu'un: la grande rue, les petits vitraux encadrés de plomb, enguirlandés de houblon et de roses, les portes à claire-voie où les vieux s'appuyaient en fumant leurs grosses pipes, où les femmes se penchaient pour appeler les enfants sur la route... Le matin, quand nous passions, tout cela dormait. A peine entendions-nous remuer la paille des étables ou le souffle haletant des chiens sous les portes. Deux lieues plus loin, le village s'éveillait. Il y avait un bruit de volets ouverts, de seaux heurtés, de ruisseaux emplis; lourdement les vaches allaient à l'abreuvoir en chassant les mouches avec leurs longues queues. Plus loin encore, c'était toujours le même village, mais avec le grand silence des après-midi d'été, rien qu'un bourdonnement d'abeilles qui montaient en suivant les branches grimpantes jusqu'au faîte des chalets, et la mélopée traînante de l'école. Parfois, tout au bout du pays, un petit coin non plus de village, mais de province, une maison blanche à deux étages avec une plaque d'assurance toute neuve et reluisante, des panonceaux de notaire ou une sonnette de médecin. En passant on entendait une valse au piano, un air un peu vieilli tombant des persiennes vertes sur la route ensoleillée. Plus tard, au crépuscule, les bestiaux rentraient, on revenait des filatures. Beaucoup de bruit, de mouvement. Tout le monde sur les portes, des bandes de petits blondins dans la rue, et les vitres allumées par un grand rayon du couchant, venu on ne sait d'où...

Ce que je me rappelle encore avec bonheur, c'est le village alsacien, le dimanche matin, à l'heure des offices: les rues désertes, les maisons vides avec quelques vieux qui se chauffent au soleil devant leur porte; l'église pleine, les vitraux colorés par ces jolis tons mourants et roses qu'ont les cierges au grand jour, le plain-chant entendu par bouffées au passage, et un enfant de chœur en soutane écarlate traversant lestement la place, tête nue, l'encensoir à la main, pour aller chercher du feu chez le boulanger...

Quelquefois aussi nous restions des journées entières sans entrer dans un village. Nous cherchions les taillis, les chemins couverts, ces petits bois grêles qui bordent le Rhin et où sa belle eau verte vient se perdre dans des coins de marécage tout bourdonnant d'insectes. De loin en loin, à travers le mince réseau des branches, le grand fleuve nous apparaissait chargé de radeaux, de barques toutes pleines d'herbages coupés dans les îles, et qui semblaient elles-mêmes de petites îles éparpillées, emportées par le courant. Puis c'était le canal du Rhône au Rhin avec sa longue bordure de peupliers joignant leurs pointes vertes dans cette eau familière et comme privée, emprisonnée d'étroites rives. Çà et là sur la berge une cabane d'éclusier, des enfants courant pieds nus sur les barres de l'écluse, et, dans les jaillissements d'écume, de grands trains de bois qui s'avançaient lentement en tenant toute la largeur du canal.

Après, quand nous avions assez de zigzags et de flâneries, nous reprenions la grande route droite et blanche, plantée de noyers aux ombres fraîches et qui monte vers Bâle, la chaîne des Vosges à sa droite, le Schwartzwald de l'autre côté.

Oh! par les lourds soleils de juillet, les bonnes haltes que j'ai faites au bord de ce chemin de Bâle, couché de tout mon long dans l'herbe sèche des fossés, avec les perdrix qui s'appelaient d'un champ à l'autre et la grande route qui faisait son train mélancolique au-dessus de nos têtes. C'était un juron de roulier, un grelot, un bruit d'essieu, le pic d'un casseur de pierres, le galop pressé d'un gendarme effarant un grand troupeau d'oies en marches, des colporteurs harassés sous leur balle, et le facteur en blouse bleue passementée de rouge quittant tout à coup le grand chemin pour s'enfiler dans une petite traverse bordée de haies sauvages, où l'on sentait un hameau, une ferme, une vie isolée tout au bout...

Et ces jolis imprévus du voyage à pied, les raccourcis qui allongent, les sentiers trompeurs que font les roues des charrettes, les piétinements des chevaux, et qui vous conduisent au beau milieu d'un champ, les portes sourdes qui ne veulent pas s'ouvrir, les auberges pleines, et l'averse, cette bonne averse des jours d'été, si vite évaporée dans l'air chaud, qui fait fumer les plaines, la laine des troupeaux et jusqu'à la houppelande du berger.

Je me souviens d'un orage terrible qui nous surprit ainsi à travers bois en descendant du Ballon d'Alsace. Quand nous quittâmes l'auberge d'en haut, les nuages étaient au-dessous de nous. Quelques sapins les dépassaient du faite; mais à mesure que nous descendions, nous entrions positivement dans le vent, dans la pluie, dans la grêle. Bientôt nous fûmes pris, enlacés dans un réseau d'éclairs. Tout près de nous un sapin roula foudroyé, et tandis que nous dégringolions un petit chemin de schlitage, nous vîmes à travers un voile d'eau ruisselante un groupe de petites filles abritées dans un creux de roches. Épeurées, serrées les unes contre les autres, elles tenaient à pleines mains leurs tabliers d'indienne et de petits paniers d'osier remplis de mirtilles noires, fraîches cueillies. Les fruits luisaient avec des points de lumière, et les petits yeux noirs qui nous regardaient du fond du rocher ressemblaient aussi à des mirtilles mouillées. Ce grand sapin étendu sur la pente, ces coups de tonnerre, ces petits coureurs de forêts déguenillés et charmants, on aurait dit un conte du chanoine Schmidt...

Mais aussi quelle bonne flambée en arrivant à Rougegoutte! Quel beau feu de foyer pour sécher nos hardes, pendant que l'omelette sautait dans la flamme, l'inimitable omelette d'Alsace craquante et dorée comme un gâteau.

C'est le lendemain de cet orage que je vis une chose saisissante:

Sur le chemin de Dannemarie, à un tournant de haie, un champ de blé magnifique, saccagé, fauché, raviné par la pluie et la grêle, croisait par terre dans tous les sens ses tiges brisées. Les épis lourds et mûrs s'égrenaient dans la boue, et des volées de petits oiseaux s'abattaient sur cette moisson perdue, sautant dans ces ravins de paille humide et faisant voler le blé tout autour. En plein soleil, sous le ciel pur, c'était sinistre, ce pillage... Debout devant son champ ruiné, un grand paysan long, voûté, vêtu à la mode de la vieille Alsace, regardait cela silencieusement. Il y avait une vraie douleur sur sa figure, mais en même temps quelque chose de résigné et de calme, je ne sais quel espoir vague, comme s'il s'était dit que sous les épis couchés sa terre lui restait toujours, vivante, fertile, fidèle, et que, tant que la terre est là, il ne faut pas désespérer.


LE CARAVANSÉRAIL

Je ne peux pas me rappeler sans sourire le désenchantement que j'ai eu en mettant le pied pour la première fois dans un caravansérail d'Algérie. Ce joli mot de caravansérail, que traverse comme un éblouissement tout l'Orient féerique des Mille et une Nuits, avait dressé dans mon imagination des enfilades de galeries découpées en ogives, des cours mauresques plantées de palmiers, où la fraîcheur d'un mince filet d'eau s'égrenait en gouttes mélancoliques sur des carreaux de faïence émaillée; tout autour, des voyageurs en babouches, étendus sur des nattes, fumaient leurs pipes à l'ombre des terrasses, et de cette halte montait sous le grand soleil des caravanes une odeur lourde de musc, de cuir brûlé, d'essence de rose et de tabac doré...

Les mots sont toujours plus poétiques que les choses. Au lieu du caravansérail que je m'imaginais, je trouvai une ancienne auberge de l'île-de-France, l'auberge du grand chemin, station de rouliers, relai de poste, avec sa branche de houx, son banc de pierre à côté du portail, et tout un monde de cours, de hangars, de granges, d'écuries.

Il y avait loin de là à mon rêve des Mille et une Nuits; pourtant cette première désillusion passée, je sentis bien vite le charme et le pittoresque de cette hôtellerie franque perdue, à cent lieues d'Alger, au milieu d'une immense plaine qu'horizonnait un fond de petites collines pressées et bleues comme des vagues. D'un côté, l'Orient pastoral, des champs de maïs, une rivière bordée de lauriers-roses, la coupole blanche de quelque vieux tombeau; de l'autre, la grand'route, apportant dans ce paysage de l'Ancien Testament le bruit, l'animation de la vie européenne. C'est ce mélange d'Orient et d'Occident, ce bouquet d'Algérie moderne, qui donnait au caravansérail de madame Schontz une physionomie si amusante, si originale.

Je vois encore la diligence de Tlemcen entrant dans cette grande cour, au milieu des chameaux accroupis, tout chargés de bournous et d'œufs d'autruche. Sous les hangars, des nègres font leur kousskouss, des colons déballent une charrue modèle, des Maltais jouent aux cartes sur une mesure à blé. Les voyageurs descendent, on change de chevaux; la cour est encombrée. C'est un spahi à manteau rouge qui fait la fantasia pour les filles de l'auberge, deux gendarmes arrêtés devant la cuisine, buvant un coup sans quitter l'étrier; dans un coin, des juifs algériens en bas bleus, en casquette, qui dorment sur des ballots de laine, en attendant l'ouverture du marché; car deux fois par semaine un grand marché arabe se tenait sous les murs du caravansérail.

Ces jours-là, en ouvrant ma fenêtre le matin, j'avais en face de moi un fouillis de petites tentes, une houle bruyante et colorée où les chéchias rouges des Kabyles éclataient comme des coquelicots dans un champ, et c'était jusqu'au soir des cris, des disputes, un fourmillement de silhouettes au soleil. Au jour tombant, les tentes se pliaient; hommes, chevaux, tout disparaissait, s'en allait avec la lumière, comme un de ces petits mondes tourbillonnants que le soleil emporte dans ses rayons. Le plateau restait nu, la plaine redevenait silencieuse, et le crépuscule d'Orient passait dans l'air avec ses teintes irisées et fugitives comme des bulles de savon... Pendant dix minutes, tout l'espace était rose. Il y avait, je me rappelle, à la porte du caravansérail, un vieux puits si bien enveloppé dans ces lueurs du couchant, que sa margelle usée semblait de marbre rose; le seau ramenait de la flamme, la corde ruisselait de gouttes de feu...

Peu à peu cette belle couleur de rubis s'éteignait, passait à la mélancolie du lilas. Puis le lilas lui-même s'étalait en s'assombrissant. Un bruissement confus courait jusqu'au bout de l'immense plaine; et tout à coup, dans le noir, dans le silence, éclatait la musique sauvage des nuits d'Afrique, clameurs éperdues des cigognes, aboiements des chacals et des hyènes, et de loin en loin un mugissement sourd, presque solennel, qui faisait frissonner les chevaux dans les écuries, les chameaux sous les hangars des cours...

Oh! comme cela semblait bon, en sortant tout transi de ces flots d'ombre, de descendre dans la salle à manger du caravansérail, et d'y trouver le rire, la chaleur, les lumières, ce beau luxe de linge frais et de cristaux clairs qui est si français! Il y avait là, pour vous faire les honneurs de la table, madame Schontz, une ancienne beauté de Mulhouse, et la jolie mademoiselle Schontz que sa joue en fleur un peu hâlée et sa coiffe alsacienne aux ailes de tulle noir faisaient ressembler à une rose sauvage de Guebviller ou de Rougegoutte sur laquelle se serait posé un papillon... Étaient-ce les yeux de la fille, ou le petit vin d'Alsace que la mère vous versait au dessert, mousseux et doré comme du champagne? Toujours est-il que les dîners du caravansérail avaient un grand renom dans les camps du sud... Les tuniques bleu de ciel s'y pressaient à côté des vestons de hussards galonnés de soutaches et de brandebourgs; et bien avant dans la nuit, la lumière s'attardait aux vitres de la grande auberge.

Le repas fini, la table enlevée, on ouvrait un vieux piano qui dormait là depuis vingt ans et l'on se mettait à chanter des airs de France; ou bien, sur une Lauterbach quelconque, un jeune Werther à sabretache faisait faire un tour de valse à mademoiselle Schontz. Au milieu de cette gaieté militaire un peu bruyante, dans ce cliquetis d'aiguillettes, de grands sabres et de petits verres, ce rhythme langoureux qui passait, ces deux cœurs qui battaient en mesure, enfermés dans le tournoiement de la valse, ces serments d'amour éternel qui mouraient sur un dernier accord, vous ne pouvez rien vous figurer de plus charmant.

Quelquefois, dans la soirée, la grosse porte du caravansérail s'ouvrait à deux battants, des chevaux piaffaient dans la cour. C'était un aga du voisinage qui, s'ennuyant avec ses femmes, venait frôler la vie occidentale, écouter le piano des roumis et boire du vin de France. Une seule goutte de vin est maudite, dit Mahomet dans son Coran; mais il y a des accommodements avec la Loi. A chaque verre qu'on lui versait, l'aga prenait, avant de boire, une goutte au bout de son doigt, la secouait gravement, et, cette goutte maudite une fois chassée, il buvait le reste sans remords. Alors, tout étourdi de musique et de lumières, l'Arabe se couchait par terre dans ses bournous, riait silencieusement en montrant ses dents blanches et suivait les ronds de la valse avec des yeux enflammés.

...Hélas! maintenant où sont-ils les valseurs de mademoiselle Schontz? où sont les tuniques bleu de ciel, les jolis hussards à taille de guêpe? Dans les houblonnières de Wissembourg, dans les sainfoins de Gravelotte... Personne ne viendra plus boire le petit vin d'Alsace au caravansérail de madame Schontz. Les deux femmes sont mortes, le fusil au poing, en défendant contre les Arabes leur caravansérail incendié. De l'ancienne hôtellerie si vivante, les murs seuls—ces grands ossements des bâtisses—restent debout, tout calcinés. Les chacals rôdent dans les cours. Çà et là un bout d'écurie, un hangar épargné par la flamme se dresse comme une apparition de vie; et le vent, ce vent de désastre qui souffle depuis deux ans sur notre pauvre France des bords du Rhin jusqu'à Laghouat, de la Saar au Sahara, passe chargé de plaintes dans ces ruines et fait battre les portes tristement.


UN DÉCORÉ DU 15 AOÛT

Un soir, en Algérie, à la fin d'une journée de chasse, un violent orage me surprit dans la plaine du Chélif, à quelques lieues d'Orléansville. Pas l'ombre d'un village ni d'un caravansérail en vue. Rien que des palmiers nains, des fourrés de lentisques et de grandes terres labourées jusqu'au bout de l'horizon. En outre, le Chélif, grossi par l'averse, commençait à ronfler d'une façon alarmante, et je courais risque de passer ma nuit en plein marécage. Heureusement l'interprète civil du bureau de Milianah, qui m'accompagnait, se souvint qu'il y avait tout près de nous, cachée dans un pli de terrain, une tribu dont il connaissait l'aga, et nous nous décidâmes à aller lui demander l'hospitalité pour une nuit.

Ces villages arabes de la plaine sont tellement enfouis dans les cactus et les figuiers de Barbarie, leurs gourbis de terre sèche sont bâtis si ras du sol, que nous étions au milieu du douar avant de l'avoir aperçu. Était-ce l'heure, la pluie, ce grand silence?... Mais le pays me parut bien triste et comme sous le poids d'une angoisse qui y avait suspendu la vie. Dans les champs, tout autour, la récolte s'en allait à l'abandon. Les blés, les orges, rentrés partout ailleurs, étaient là couchés, en train de pourrir sur place. Des herses, des charrues rouillées traînaient, oubliées sous la pluie. Toute la tribu avait ce même air de tristesse délabrée et d'indifférence. C'est à peine si les chiens aboyaient à notre approche. De temps en temps, au fond d'un gourbi, on entendait des cris d'enfant, et l'on voyait passer dans le fourré la tête rase d'un gamin, ou le haïck troué de quelque vieux. Çà et là, de petits ânes, grelottant sous les buissons. Mais pas un cheval, pas un homme... comme si on était encore au temps des grandes guerres, et tous les cavaliers partis depuis des mois.

La maison de l'aga, espèce de longue ferme aux murs blancs, sans fenêtres, ne paraissait pas plus vivant que les autres. Nous trouvâmes les écuries ouvertes, les box et les mangeoires vides, sans un palefrenier pour recevoir nos chevaux.

«Allons voir au café maure», me dit mon compagnon.

Ce qu'on appelle le café maure est comme le salon de réception des châtelains arabes; une maison dans la maison, réservée aux hôtes de passage, et où ces bons musulmans si polis, si affables, trouvent moyen d'exercer leurs vertus hospitalières tout en gardant l'intimité familiale que commande la loi. Le café maure de l'aga Si-Sliman était ouvert et silencieux comme ses écuries. Les hautes murailles peintes à la chaux, les trophées d'armes, les plumes d'autruche, le large divan bas cornant autour de la salle, tout cela ruisselait sous les paquets de pluie que la rafale chassait par la porte ... Pourtant il y avait du monde dans le café. D'abord le cafetier, vieux Kabyle en guenilles, accroupi la tête entre ses genoux, près d'un brasero renversé. Puis le fils de l'aga, un bel enfant fiévreux et pâle, qui reposait sur le divan, roulé dans un bournous noir, avec deux grands lévriers à ses pieds.

Quand nous entrâmes, rien ne bougea; tout au plus si un des lévriers remua la tête, et si l'enfant daigna tourner vers nous son bel œil noir, enfiévré et languissant.

«Et Si-Sliman?» demanda l'interprète.

Le cafetier fit par-dessus sa tête un geste vague qui montrait l'horizon, loin, bien loin... Nous comprîmes que Si-Sliman était parti pour quelque grand voyage; mais, comme la pluie ne nous permettait pas de nous remettre en route, l'interprète, s'adressant au fils de l'aga, lui dit en arabe que nous étions des amis de son père, et que nous lui demandions un asile jusqu'au lendemain. Aussitôt l'enfant se leva, malgré le mal qui le brûlait, donna des ordres au cafetier, puis, nous montrant les divans d'un air courtois, comme pour nous dire: «Vous êtes mes hôtes», il salua à la manière arabe, la tête inclinée, un baiser du bout des doigts, et, se drapant fièrement dans ses bournous, sortit avec la gravité d'un aga et d'un maître de maison.

Derrière lui, le cafetier ralluma son brasero, posa dessus deux bouilloires microscopiques, et, tandis qu'il nous préparait le café, nous pûmes lui arracher quelques détails sur le voyage de son maître et l'étrange abandon où se trouvait la tribu. Le Kabyle parlait vite, avec des gestes de vieille femme, dans un beau langage guttural, tantôt précipité, tantôt coupé de grands silences pendant lesquels on entendait la pluie tombant sur la mosaïque des cours intérieures, les bouilloires qui chantaient, et les aboiements des chacals répandus par milliers dans la plaine.

Voici ce qui était arrivé au malheureux Si-Sliman. Quatre mois auparavant, le jour du 15 août, il avait reçu cette fameuse décoration de la Légion d'honneur qu'on lui faisait attendre depuis si longtemps. C'était le seul aga de la province qui ne l'eût pas encore. Tous les autres étaient chevaliers, officiers; deux ou trois même portaient autour de leur haïck le grand cordon de commandeur et se mouchaient dedans en toute innocence, comme je l'ai vu faire bien des fois au Bach'Aga Boualem. Ce qui jusqu'alors avait empêché Si-Sliman d'être décoré, c'est une querelle qu'il avait eue avec son chef de bureau arabe à la suite d'une partie de bouillotte, et la camaraderie militaire est tellement puissante en Algérie, que, depuis dix ans, le nom de l'aga figurait sur des listes de proposition, sans jamais parvenir à passer. Aussi vous pouvez vous imaginer la joie du brave Si-Sliman, lorsqu'au matin du 15 août, un spahi d'Orléansville était venu lui apporter le petit écrin doré avec le brevet de légionnaire, et que Baïa, la plus aimée de ses quatre femmes, lui avait attaché la croix de France sur son bournous en poils de chameau. Ce fut pour la tribu l'occasion de diffas et de fantasias interminables. Toute la nuit, les tambourins, les flûtes de roseau retentirent. Il y eut des danses, des feux de joie, je ne sais combien de moutons de tués; et pour que rien ne manquât à la fête, un fameux improvisateur du Djendel composa, en l'honneur de Si-Sliman, une cantate magnifique qui commençait ainsi: «Vent, attelle les coursiers pour porter la bonne nouvelle...»

Le lendemain, au jour levant, Si-Sliman appela sous les armes le ban et l'arrière-ban de son goum, et s'en alla à Alger avec ses cavaliers pour remercier le gouverneur. Aux portes de la ville, le goum s'arrêta, selon l'usage. L'aga se rendit seul au palais du gouvernement, vit le duc de Malakoff et l'assura de son dévouement à la France, en quelques phrases pompeuses de ce style oriental qui passe pour imagé, parce que, depuis trois mille ans, tous les jeunes hommes y sont comparés à des palmiers, toutes les femmes à des gazelles. Puis, ces devoirs rendus, il monta se faire voir dans la ville haute, fit, en passant, ses dévotions à la mosquée, distribua de l'argent aux pauvres, entra chez les barbiers, chez les brodeurs, acheta pour ses femmes des eaux de senteur, des soies à fleurs et à ramages, des corselets bleus tout passementés d'or, des bottes rouges de cavalier pour son petit aga, payant sans marchander et répandant sa joie en beaux douros. On le vit dans les bazars, assis sur des tapis de Smyrne, buvant le café à la porte des marchands maures, qui le félicitaient. Autour de lui la foule se pressait, curieuse. On disait: «Voilà Si-Sliman... l'emberour vient de lui envoyer la croix.» Et les petites mauresques qui revenaient du bain, en mangeant des pâtisseries, coulaient sous leurs masques blancs de longs regards d'admiration vers cette belle croix d'argent neuf si fièrement portée. Ah! l'on a parfois de bons moments dans la vie...

Le soir venu, Si-Sliman se préparait à rejoindre son goum, et déjà il avait le pied dans l'étrier, quand un chaouch de la préfecture vint à lui tout essoufflé:

«Te voilà, Si-Sliman, je te cherche partout... Viens vite, le gouverneur veut te parler!»

Si-Sliman le suivit sans inquiétude. Pourtant, en traversant la grande cour mauresque du palais, il rencontra son chef de bureau arabe qui lui fit un mauvais sourire. Ce sourire d'un ennemi l'effraya, et c'est en tremblant qu'il entra dans le salon du gouverneur. Le maréchal le reçut à califourchon sur une chaise:

«Si-Sliman, lui dit-il avec sa brutalité ordinaire et cette fameuse voix de nez qui donnait le tremblement à tout son entourage, Si-Sliman, mon garçon, je suis désolé.. il y a eu erreur... Ce n'est pas toi qu'on voulait décorer; c'est le kaïd des Zoug-Zougs... il faut rendre ta croix.»

La belle tête bronzée de l'aga rougit comme si on l'avait approchée d'un feu de forge. Un mouvement convulsif secoua son grand corps. Ses yeux flambèrent... Mais ce ne fut qu'un éclair. Il les baissa presque aussitôt, et s'inclina devant le gouverneur.

«Tu es le maître, seigneur», lui dit-il, et arrachant la croix de sa poitrine, il la posa sur une table. Sa main tremblait; il y avait des larmes au bout de ses longs cils. Le vieux Pélissier en fut touché:

«Allons, allons, mon brave, ce sera pour l'année prochaine.»

Et il lui tendait la main d'un air bon enfant.

L'aga feignit de ne pas la voir, s'inclina sans répondre et sortit. Il savait à quoi s'en tenir sur la promesse du maréchal, et se voyait à tout jamais déshonoré par une intrigue de bureau.

Le bruit de sa disgrâce s'était déjà répandu dans la ville. Les Juifs de la rue Bab-Azoun le regardaient passer en ricanant. Les marchands maures, au contraire, se détournaient de lui d'un air de pitié; et cette pitié lui faisait encore plus de mal que ces rires. Il s'en allait, longeant les murs, cherchant les ruelles les plus noires. La place de sa croix arrachée le brûlait comme une blessure ouverte. Et tout le temps, il pensait:

«Que diront mes cavaliers? que diront mes femmes?»

Alors il lui venait des bouffées de rage. Il se voyait prêchant la guerre sainte, là-bas, sur les frontières du Maroc toujours rouges d'incendies et de batailles; ou bien courant les rues d'Alger à la tête de son goum, pillant les Juifs, massacrant les chrétiens, et tombant lui-même dans ce grand désordre où il aurait caché sa honte. Tout lui paraissait possible plutôt que de retourner dans sa tribu... Tout à coup, au milieu de ses projets de vengeance, la pensée de l'Emberour jaillit en lui comme une lumière.

L'Emberour!... Pour Si-Sliman, comme pour tous les Arabes, l'idée de justice et de puissance se résumait dans ce seul mot. C'était le vrai chef des croyants de ces musulmans de la décadence; l'autre, celui de Stamboul, leur apparaissait de loin comme un être de raison, une sorte de pape invisible qui n'avait gardé pour lui que le pouvoir spirituel, et dans l'hégire où nous sommes on sait ce que vaut ce pouvoir-là.

Mais l'Emberour avec ses gros canons, ses zouaves, sa flotte en fer!... Dès qu'il eut pensé à lui, Si-Slîman se crut sauvé. Pour sûr l'empereur allait lui rendre sa croix. C'était l'affaire de huit jours de voyage, et il le croyait si bien qu'il voulut que son goum l'attendît aux portes d'Alger. Le paquebot du lendemain l'emportait vers Paris, plein de recueillement et de sérénité, comme pour un pèlerinage à la Mecque.

Pauvre Si-Sliman! il y avait quatre mois qu'il était parti, et les lettres qu'il envoyait à ses femmes ne parlaient pas encore de retour. Depuis quatre mois, le malheureux aga était perdu dans le brouillard parisien, passant sa vie à courir les ministères, berné partout, pris dans le formidable engrenage de l'administration française, renvoyé de bureau en bureau, salissant ses bournous sur les coffres à bois des antichambres, à l'affût d'une audience qui n'arrivait jamais; puis, le soir, on le voyait, avec sa longue figure triste, ridicule à force de majesté, attendant sa clef dans un bureau d'hôtel garni, et il remontait chez lui, las de courses, de démarches, mais toujours fier, cramponné à l'espoir, s'acharnant comme un décavé à courir après son honneur...

Pendant ce temps-là, ses cavaliers, accroupis à la porte Bab-Azoun, attendaient avec le fatalisme oriental; les chevaux, au piquet, hennissaient du côté de la mer. Dans la tribu, tout était en suspens. Les moissons mouraient sur place, faute de bras. Les femmes, les enfants comptaient les jours, la tête tournée vers Paris. Et c'était pitié de voir combien d'espoirs, d'inquiétudes et de ruines traînaient déjà à ce bout de ruban rouge... Quand tout cela finirait-il?

—«Dieu seul le sait», disait le cafetier en soupirant, et par la porte entr'ouverte, sur la plaine violette et triste, son bras nu nous montrait un petit croissant de lune blanche qui montait dans le ciel mouillé...


MON KÉPI

Ce matin, je l'ai retrouvé, oublié au fond d'une armoire, tout fané de poussière, frangé aux bords, rouillé aux chiffres, sans couleur et presque sans forme. En le voyant, je n'ai pu m'empêcher de rire...

«Tiens! mon képi...»

Et tout de suite je me suis rappelé cette journée de fin d'automne, chaude de soleil et d'enthousiasme, où je descendis dans la rue, tout fier de ma nouvelle coiffure, cognant mon fusil dans les vitrines pour rejoindre les bataillons du quartier et faire mon devoir de soldat citoyen. Ah! celui qui m'aurait dit que je n'allais pas sauver Paris, délivrer la France à moi seul, celui-là se serait certainement exposé à recevoir dans l'estomac tout le fer de ma baïonnette...

On y croyait si bien à cette garde nationale! Dans les jardins publics, dans les squares, les avenues, aux carrefours, les compagnies se rangeaient, se numérotaient, alignant des blouses parmi les uniformes, des casquettes parmi les képis; car la hâte était grande. Nous autres, chaque matin, nous nous réunissions sur une place aux arcades basses, aux larges portes, toute pleine de brouillards et de courants d'air. Après les appels, ces centaines de noms enfilés dans un chapelet grotesque, l'exercice commençait. Les coudes au corps, les dents serrées, les sections partaient au pas de course, gauche, droite! gauche, droite! Et tous, les grands, les petits, les poseurs, les infirmes, ceux qui portaient l'uniforme avec des souvenirs d'Ambigu, les naïfs empêtrés de hautes ceintures bleues qui leur faisaient des tournures d'enfants de chœur, nous allions, nous virions tout autour de notre petite place, avec un entrain, une conviction.

Tout cela eût été bien ridicule, sans cette basse profonde du canon, cet accompagnement continuel qui donnait de l'aisance et de l'ampleur à nos manœuvres, étoffait les commandements trop grêles, atténuait les gaucheries, les maladresses, et dans ce grand mélodrame de Paris assiégé tenait l'emploi de ces musiques de scène dont on se sert au théâtre pour donner du pathétique aux situations.

Le plus beau, c'est quand nous montions au rempart... Je me vois encore, par ces matins brumeux, passant fièrement devant la colonne de Juillet et lui rendant les honneurs militaires. Portez, armes!... Et ces longues rues de Charonne pleines de peuple, ces pavés glissants où l'on avait tant de peine à marquer le pas; puis, en approchant des bastions nos tambours qui battaient la charge. Ran! ran!... Il me semble que j'y suis... C'était si saisissant, cette frontière de Paris, ces talus verts creusés pour les canons, animés par les tentes déployées, la fumée des bivouacs, et ces silhouettes diminuées qui erraient tout en haut, dépassant l'entassement des sacs du bout des képis et de la pointe des baïonnettes.

Oh! ma première garde de nuit, cette course à tâtons dans le noir, dans la pluie, la patrouille roulant, se bousculant le long des talus mouillés, s'égrenant en chemin, et me laissant, moi dernier, perché sur la porte Montreuil, à une hauteur formidable. Quel temps de chien cette nuit-là! Dans le grand silence étendu sur la ville et sur la campagne, on n'entendait que le vent qui courait autour des remparts, courbait les sentinelles, emportait les mots d'ordre et faisait claquer les vitres d'un vieux réverbère en bas sur le chemin de ronde. Le diable soit du réverbère! Je croyais chaque fois entendre traîner le sabre d'un uhlan et je restais là, l'arme haute, et le qui vive! aux dents... Tout à coup la pluie devenait plus froide. Le ciel blanchissait sur Paris. On voyait monter une tour, une coupole. Un fiacre roulait au loin, une cloche sonnait. La ville géante s'éveillait, et dans son premier frisson matinal secouait un peu de vie autour d'elle. Un coq chantait de l'autre côté du talus... A mes pieds, dans le chemin de ronde encore noir, passait un bruit de pas, un cliquetis de ferraille; et à mon «halte-là! qui vive?» lancé d'une voix terrible, une petite voix, timide et grelottante montait vers moi dans le brouillard:

«Marchande de café!»

Que voulez-vous! On en était alors aux premiers jours du siège, et nous nous imaginions, pauvres miliciens naïfs, que les Prussiens, passant sous le feu des forts, allaient arriver jusqu'au pied du rempart, appliquer leurs échelles et grimper une belle nuit au milieu des hourras et des lances à feu agitées dans les ténèbres... Avec ces imaginations-là, vous pensez si on s'en donnait des alertes... Presque toutes les nuits, c'était des: «Aux armes! aux armes!» des réveils en sursaut, des bousculades à travers les faisceaux renversés, des officiers effarés qui nous criaient: «Du sang-froid! du sang-froid!» pour essayer de s'en donner à eux-mêmes; et puis, le jour venu, on apercevait un malheureux cheval échappé, gambadant sur les fortifications et broutant l'herbe du talus, sans se douter qu'à lui seul il avait figuré un escadron de cuirassiers blancs, et servi de cible à tout un bastion en armes...

C'est tout cela que mon képi me rappelle; une foule d'émotions, d'aventures, de paysages, Nanterre, la Courneuve, le Moulin-Saquet et ce joli coin de Marne où l'intrépide 96e a vu le feu pour la première et la dernière fois. Les batteries prussiennes étaient en face de nous, installées au bord d'une route derrière un petit bois, comme un de ces hameaux tranquilles dont on voit la fumée à travers les branches; sur la ligne ferrée, à découvert, où nos chefs nous avaient oubliés, les obus pleuvaient avec des chocs retentissants et des étincelles sinistres... Ah! mon pauvre képi, tu n'étais pas trop crâne ce jour-là, et tu as bien des fois fait le salut militaire, plus bas même qu'il ne convenait.

N'importe! ce sont là de jolis souvenirs, un peu grotesques, mais avec un petit pompon d'héroïsme; et si tu ne m'en rappelais pas d'autres... Malheureusement il y a aussi les nuits de garde dans Paris, les postes dans les boutiques à louer, le poêle étouffant, les bancs cirés, les factions monotones aux portes des mairies devant la place mouillée de ce gâchis d'hiver qui reflète la ville dans ses ruisseaux, la police des rues, les patrouilles dans les flaques d'eau, les soldats qu'on ramassait ivres, errants, les filles, les voleurs, et ces matins blafards où l'on rentrait avec un masque de poussière et de fatigue, des odeurs de pipe, de pétrole, de vieux varech, collées aux vêtements. Et les longues journées bêtes, les élections d'officiers pleines de discussions, de papotages de compagnie, les punchs d'adieu, les tournées de petits verres, les plans de bataille expliqués sur des tables de café avec des allumettes, les votes, la politique et sa sœur la sainte flâne, cette inaction qu'on ne savait comment remplir, ce temps perdu qui vous enveloppait d'une atmosphère vide où l'on avait envie de s'agiter, de gesticuler. Et les chasses à l'espion, les défiances absurdes, les confiances exagérées, la sortie en masse, la trouée, toutes les folies, tous les délires d'un peuple emprisonné... Voilà ce que je retrouve, affreux képi, en te regardant. Tu les as eues toutes, toi aussi, ces folies-là. Et si le lendemain de Buzenval je ne t'avais pas jeté en haut d'une armoire, si j'avais fait comme tant d'autres qui se sont obstinés à te garder, à t'orner d'immortelles, de galons d'or, à rester des numéros dépareillés de bataillons épars, qui sait sur quelle barricade tu aurais fini par m'entraîner... Ah! décidément, képi de révolte et d'indiscipline, képi de paresse, d'ivresse, de club, de radotages, képi de la guerre civile, tu ne vaux pas même le coin de rebut que je t'avais laissé chez moi.

A la hotte!...


LE TURCO DE LA COMMUNE

C'était un petit timbalier de tirailleurs indigènes. Il s'appelait Kadour, venait de la tribu du Djendel, et faisait partie de cette poignée de turcos qui s'étaient jetés dans Paris à la suite de l'armée de Vinoy. De Wissembourg jusqu'à Champigny, il avait fait toute la campagne, traversant les champs de bataille comme un oiseau de tempête, avec ses cliquettes de fer et sa derbouka (tambour arabe); si vif, si remuant, que les balles ne savaient où le prendre. Mais quand l'hiver fut venu, ce petit bronze africain rougi au feu de la mitraille ne put supporter les nuits de grand'garde, l'immobilité dans la neige; et un matin de janvier, on le ramassa au bord de la Marne, les pieds gelés, tordu par le froid. Il resta longtemps à l'ambulance. C'est là que je le vis pour la première fois.

Triste et patient comme un chien malade, le turco regardait autour de lui avec un grand œil doux. Quand on lui parlait, il souriait et montrait ses dents. C'est tout ce qu'il pouvait faire; car notre langue lui était inconnue, et à peine s'il parlait le sabir, ce patois algérien composé de provençal, d'italien, d'arabe, fait de mots bariolés ramassés comme des coquillages tout le long des mers latines.

Pour se distraire, Kadour n'avait que sa derbouka. De temps en temps, quand il s'ennuyait trop, on la lui apportait sur son lit, et on lui permettait d'en jouer, mais pas trop fort, à cause des autres malades. Alors sa pauvre figure noire, si terne, si éteinte dans le jour jaune et ce triste paysage d'hiver qui montait de la rue, s'animait, grimaçait, suivait tous les mouvements du rhythme. Tantôt il battait la charge, et l'éclair de ses dents blanches passait dans un rire féroce; ou bien ses yeux se mouillaient à quelque aubade musulmane, sa narine se gonflait, et dans l'odeur fade de l'ambulance, au milieu des fioles et des compresses, il revoyait les bois de Blidah chargés d'oranges, et les petites Moresques sortant du bain, masquées de blanc et parfumées de verveine.

Deux mois se passèrent ainsi. Paris, en ces deux mois, avait bien fait des choses; mais Kadour ne s'en doutait pas. Il avait entendu passer sous ses fenêtres le troupeau las et désarmé qui rentrait, plus tard les canons promenés, roulés du matin au soir, puis le tocsin, la canonnade, A tout cela, il ne comprit rien, sinon qu'on était toujours en guerre, et qu'il allait pouvoir se battre, puisque ses jambes étaient guéries. Le voilà parti, son tambour sur le dos, en quête de sa compagnie. Il ne chercha pas longtemps. Des fédérés qui passaient l'emmenèrent à la Place. Après un long interrogatoire, comme on n'en pouvait rien tirer que des bono bezef, macach bono, le général de ce jour-là finit par lui donner dix francs, un cheval d'omnibus, et l'attacha à son état-major.

Il y avait un peu de tout dans ces états-majors de la Commune, des souquenilles rouges, des mantes polonaises, des justaucorps hongrois, des vareuses de marin, et de l'or, du velours, des paillons, des chamarrures. Avec sa veste bleue, brodée de jaune, son turban, sa derbouka, le turco vint compléter la mascarade. Tout joyeux de se trouver en si belle compagnie, grisé par le soleil, la canonnade, le train des rues, cette confusion d'armes et d'uniformes, persuadé d'ailleurs que c'était la guerre contre la Prusse qui continuait avec je ne sais quoi de plus vivant, de plus libre, ce déserteur sans le savoir se mêla naïvement à la grande bacchanale parisienne, et fut une célébrité du moment. Partout sur son passage, les fédérés l'acclamaient, lui faisaient fête. La Commune était si fière de l'avoir, qu'elle le montrait, l'affichait, le portait comme une cocarde. Vingt fois par jour la Place l'envoyait à la Guerre, la Guerre à l'Hôtel de Ville. Car enfin on leur avait tant dit que leurs marins étaient de faux marins, leurs artilleurs de faux artilleurs!... Au moins, celui-là était bien un vrai turco. Pour s'en convaincre, on n'avait qu'à regarder cette frimousse éveillée de jeune singe, et toute la sauvagerie de ce petit corps s'agitant sur son grand cheval, dans les voltiges de la fantasia.

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