Contes de lundi
Quelque chose pourtant manquait au bonheur de Kadour. Il aurait voulu se battre, faire parler la poudre. Malheureusement, sous la Commune, c'était comme sous l'Empire, les états-majors n'allaient pas souvent au feu. En dehors des courses et des parades, le pauvre turco passait son temps sur la place Vendôme ou dans les cours du ministère de la guerre, au milieu de ces camps désordonnés pleins de barils d'eau-de-vie toujours en perce, de tonnes de lard défoncées, de ripailles en plein vent où l'on sentait encore tout l'affamement du siège. Trop bon musulman pour prendre part à ces orgies, Kadour se tenait à l'écart, sobre et tranquille, faisait ses ablutions dans un coin, son kousskouss avec une poignée de semoule; puis, après un petit air de derbouka, il se roulait dans son burnous et s'endormait sur un perron, à la flamme des bivouacs.
Un matin du mois de mai, le turco fut réveillé par une fusillade terrible. Le ministère était en émoi; tout le monde courait, s'enfuyait. Machinalement il fit comme les autres, sauta sur son cheval et suivit l'état-major. Les rues étaient pleines de clairons affolés, de bataillons en débandade. On dépavait, on barricadait. Évidemment il se passait quelque chose d'extraordinaire... A mesure qu'on approchait du quai, la fusillade était plus distincte, le tumulte plus grand. Sur le pont de la Concorde, Kadour perdit l'état-major. Un peu plus loin, on lui prit son cheval; c'était pour un képi à huit galons très pressé d'aller voir ce qui se passait à l'Hôtel de Ville. Furieux, le turco se mit à courir du côté de la bataille. Tout en courant, il armait son chassepot et disait entre ses dents: Macach bono, Brissien... car pour lui c'étaient les Prussiens qui venaient d'entrer. Déjà les balles sifflaient autour de l'Obélisque, dans le feuillage des Tuileries. A la barricade de la rue de Rivoli, des vengeurs de Flourens l'appelèrent: «Hé! turco! turco!...» Ils n'étaient plus qu'une douzaine, mais Kadour à lui seul valait toute une armée.
Debout sur la barricade, fier et voyant comme un drapeau, il se battait avec des bonds, des cris, sous une grêle de mitraille. A un moment, le rideau de fumée qui s'élevait de terre s'écarta un peu entre deux canonnades et lui laissa voir des pantalons rouges massés dans les Champs-Élysées. Ensuite tout redevint confus. Il crut s'être trompé, et fit parler la poudre de plus belle.
Tout à coup la barricade se tut. Le dernier artilleur venait de s'enfuir en lâchant sa dernière volée. Le turco, lui, ne bougea pas. Embusqué, prêt à bondir, il ajusta solidement sa baïonnette et attendit les casques à pointe... C'est la ligne qui arriva!... Dans le bruit sourd du pas de charge, les officiers criaient:
«Rendez-vous!...»
Le turco eut une minute de stupeur, puis s'élança, le fusil en l'air:
Bono, bono, Francèse!...
Vaguement, dans son idée de sauvage, il se figurait que c'était là cette armée de délivrance, Faidherbe ou Chanzy, que les Parisiens attendaient depuis si longtemps. Aussi comme il était heureux, comme il leur riait de toutes ses dents blanches!... En un clin d'œil, la barricade fut envahie. On l'entoure, on le bouscule.
«Fais voir ton fusil.»
Son fusil était encore chaud.
«Fais voir tes mains.»
Ses mains étaient noires de poudre. Et le turco les montrait fièrement, toujours avec son bon rire. Alors on le pousse contre un mur, et ran!...
Il est mort sans y avoir rien compris.
LE CONCERT DE LA HUITIÈME
Tous les bataillons du Marais et du faubourg Saint-Antoine campaient cette nuit-là dans les baraquements de l'avenue Daumesnil. Depuis trois jours l'armée de Ducrot se battait sur les hauteurs de Champigny; et nous autres, on nous faisait croire que nous formions la réserve.
Rien de plus triste que ce campement de boulevard extérieur, entouré de cheminées d'usines, de gares fermées, de chantiers déserts, dans ces quartiers mélancoliques qu'éclairaient seulement quelques boutiques de marchands de vins. Rien de plus glacial, de plus sordide que ces longues baraques en planches, alignées sur le sol battu, sec et dur de décembre, avec leurs fenêtres mal jointes, leurs portes toujours ouvertes, et ces quinquets fumeux tout obscurcis de brume, comme des falots en plein vent. Impossible de lire, de dormir, de s'asseoir. Il fallait inventer des jeux de gamins pour se réchauffer, battre la semelle, courir autour des baraques. Cette inaction bête, si près de la bataille, avait quelque chose de honteux et d'énervant, cette nuit-là surtout. Bien que la canonnade eût cessé, on sentait qu'une terrible partie se préparait là-haut, et, de temps en temps, quand les feux électriques des forts atteignaient ce côté de Paris dans leur mouvement circulaire, on voyait des troupes silencieuses, massées au bord des trottoirs, d'autres qui remontaient l'avenue en nappes sombres et semblaient ramper à terre, rapetissées par les hautes colonnes de la place du Trône.
J'étais là tout glacé, perdu dans la nuit de ces grands boulevards. Quelqu'un me dit:
«Venez donc voir à la huitième... Il paraît qu'il y a un concert.»
J'y allai. Chacune de nos compagnies avait sa baraque; mais celle de la huitième était bien mieux éclairée que les autres et bourrée de monde. Des chandelles piquées au bout des baïonnettes allongeaient de grandes flammes ombrées de fumées noires, qui frappaient en plein sur toutes ces têtes d'ouvriers, vulgaires, abruties par l'ivresse, le froid, la fatigue et ce mauvais sommeil debout qui fane et qui pâlit. Dans un coin la cantinière dormait, la bouche ouverte, pelotonnée sur un banc devant sa petite table chargée de bouteilles vides et de verres troubles.
On chantait.
A tour de rôle, messieurs les amateurs montaient sur une estrade improvisée au fond de la salle, et se posaient, déclamaient, se drapaient dans leurs couvertures avec des souvenirs de mélodrames. Je retrouvai là ces voix ronflantes, roulantes, qui résonnent au fond des passages, des cités ouvrières toutes pleines de tapages d'enfants, de cages pendues, d'échoppes bruyantes. Cela est charmant à entendre, mêlé au bruit des outils, avec l'accompagnement du marteau et de la varlope; mais là, sur cette estrade, c'était ridicule et navrant.
Nous eûmes d'abord l'ouvrier penseur, le mécanicien à longue barbe, chantant les douleurs du prolétaire: Pauvro prolétairo... O... O... avec une voix de gorge, où la sainte Internationale avait mis toutes ses colères. Puis il en vint un autre, à moitié endormi, qui nous chanta la fameuse chanson de la Canaille, mais d'un air si ennuyé, si lent, si dolent, qu'on aurait dit une berceuse... C'est la canaille... Eh bien!... j'en suis... Et pendant qu'il psalmodiait, on entendait les ronflements des dormeurs obstinés qui cherchaient les coins, se retournaient contre la lumière en grognant.
Soudain un éclair blanc passa entre les planches et fit pâlir la flamme rouge des chandelles. En même temps un coup sourd ébranla la baraque, et presque aussitôt d'autres coups, plus sourds, plus lointains, roulèrent là-bas sur les coteaux de Champigny, en saccades diminuées. C'était la bataille qui recommençait.
Mais MM. les amateurs se moquaient bien de la bataille!
Cette estrade, ces quatre chandelles avaient remué dans tout ce peuple je ne sais quels instincts de cabotinage. Il fallait les voir guetter le dernier couplet, s'arracher les romances de la bouche. Personne ne sentait plus le froid. Ceux qui étaient sur l'estrade, ceux qui en descendaient, et aussi ceux qui attendaient leur tour, la romance au bord du gosier, tous étaient rouges, suants, l'œil allumé. La vanité leur tenait chaud.
Il y avait là des célébrités de quartier, un tapissier poète qui demanda à dire une chansonnette de sa composition, l'Égoïste, avec le refrain: Chacun pour soi. Et comme il avait un défaut de langue, il disait: l'égoïfte et facun pour foi. C'était une satire contre les bourgeois ventrus qui aiment mieux rester au coin de leur feu que d'aller aux avant-postes; et je verrai toujours cette bonne tête de fabuliste, son képi sur l'oreille et sa jugulaire au menton, soulignant tous les mots de sa chansonnette, et nous décochant son refrain d'un air malicieux:
Facun pour foi... facun pour foi.
Pendant ce temps, le canon chantait, lui aussi, mêlant sa basse profonde aux roulades des mitrailleuses. Il disait les blessés mourant de froid dans la neige, l'agonie aux revers des routes dans des mares de sang gelé, l'obus aveugle, la mort noire arrivant de tous côtés à travers la nuit...
Et le concert de la huitième allait toujours son train!
Maintenant nous en étions aux gaudrioles. Un vieux rigolo, l'œil éraillé et le nez rouge, se trémoussait sur l'estrade, dans un délire de trépignements, de bis, de bravos. Le gros rire des obscénités dites entre hommes épanouissait toutes les figures. Du coup, la cantinière s'était réveillée, et serrée dans la foule, dévorée par tous ces yeux, se tordait de rire elle aussi, pendant que le vieux entonnait de sa voix de rogomme: Le bon Dieu, saoûl comme un...
Je n'y tenais plus; je sortis. Mon tour de faction allait venir; mais tant pis! il me fallait de l'espace et de l'air, et je marchai devant moi, longtemps, jusqu'à la Seine. L'eau était noire, le quai désert. Paris sombre, privé de gaz, s'endormait dans un cercle de feu; les éclairs des canons clignotaient tout autour, et des rougeurs d'incendie s'allumaient de place en place sur les hauteurs. Tout près de moi, j'entendais des voix basses, pressées, distinctes dans l'air froid. On haletait, on s'encourageait ...
«Oh! hisse!...»
Puis les voix s'arrêtaient tout à coup, comme dans l'ardeur d'un grand travail qui absorbe toutes les forces de l'être. En m'approchant du bord, je finis par distinguer dans cette vague lueur qui monte de l'eau la plus noire une canonnière arrêtée au pont de Bercy et s'efforçant de remonter le courant. Des lanternes secouées au mouvement de l'eau, le grincement des câbles que halaient les marins, marquaient bien les ressauts, les réculs, toutes les péripéties de cette lutte contre la mauvaise volonté de la rivière et de la nuit... Brave petite canonnière, comme tous ces retards l'impatientaient!... Furieuse, elle battait l'eau de ses roues, la faisait bouillonner sur place... Enfin un effort suprême la poussa en avant. Hardi, garçons!... Et quand elle eut passé et qu'elle s'avança toute droite dans le brouillard, vers la bataille qui l'appelait, un grand cri de: «Vive la France!» retentit sous l'écho du pont.
Ah! que le concert de la huitième était loin!
LA BATAILLE DU PÈRE-LACHAISE
Le gardien se mit à rire:
«Une bataille ici?... mais il n'y a jamais eu de bataille. C'est une invention des journaux ... Voici tout simplement ce qui s'est passé. Dans la soirée du 22, qui était donc un dimanche, nous avons vu arriver une trentaine d'artilleurs fédérés avec une batterie de pièces de sept et une mitrailleuse nouveau système. Ils ont pris position tout en haut du cimetière; et comme justement j'ai cette section-là sous ma surveillance, c'est moi qui les ai reçus. Leur mitrailleuse était à ce coin d'allée, près de ma guérite; leurs canons, un peu plus bas, sur ce terre-plein. En arrivant, ils m'ont obligé à leur ouvrir plusieurs chapelles. Je croyais qu'ils allaient tout casser, tout piller là dedans; mais leur chef y mit bon ordre, et, se plaçant au milieu d'eux, leur fit ce petit discours: «Le premier cochon qui touche quelque chose, je lui brûle la gueule... Rompez les rangs!...» C'était un vieux tout blanc, médaillé de Crimée et d'Italie, et qui n'avait pas l'air commode. Ses hommes se le tinrent pour dit, et je dois leur rendre cette justice qu'ils n'ont rien pris dans les tombes, pas même le crucifix du duc de Morny, qui vaut à lui seul près de deux mille francs.
«C'était pourtant un ramassis de bien vilain monde, ces artilleurs de la Commune. Des canonniers d'occasion, qui ne songeaient qu'à siffler leurs trois francs cinquante de haute paye... Il fallait voir la vie qu'ils menaient dans ce cimetière! Ils couchaient à tas dans les caveaux, chez Morny, chez Favronne, ce beau tombeau Favronne où la nourrice de l'empereur est enterrée. Ils mettaient leur vin au frais dans le tombeau Champeaux, où il y a une fontaine; puis ils faisaient venir des femmes. Et toute la nuit ça buvait, ça godaillait. Ah! je vous réponds que nos morts en ont entendu de drôles.
«Tout de même, malgré leur maladresse, ces bandits-là faisaient beaucoup de mal à Paris. Leur position était si belle. De temps en temps il leur arrivait un ordre:
«Tirez sur le Louvre... tirez sur le Palais-Royal.»
«Alors le vieux pointait les pièces, et les obus à pétrole s'en allaient sur la ville à toute volée. Ce qui se passait en bas, personne de nous ne le savait au juste. On entendait la fusillade se rapprocher petit à petit; mais les fédérés ne s'en inquiétaient pas. Avec les feux croisés de Chaumont, de Montmartre, du Père-Lachaise, il ne leur paraissait pas possible que les Versaillais pussent avancer. Ce qui les dégrisa, c'est le premier obus que la marine nous envoya en arrivant sur la butte Montmartre.
«On s'y attendait si peu!
«Moi-même j'étais au milieu d'eux, appuyé contre Momy, en train de fumer ma pipe. En entendant venir les bombes, je n'eus que le temps de me jeter par terre. D'abord nos canonniers crurent que c'était une erreur de tir, ou quelque collègue en ribotte... Mais va te promener! Au bout de cinq minutes, voilà Montmartre qui éclaire encore, et un autre pruneau qui nous arrive, aussi d'aplomb que le premier. Pour le coup, mes gaillards plantèrent là leurs canons et leur mitrailleuse, et se sauvèrent à toutes jambes. Le cimetière n'était pas assez large pour eux. Ils criaient:
«Nous sommes trahis... Nous sommes trahis.»
«Le vieux, lui, resté tout seul sous les obus, se démenait comme un beau diable au milieu de sa batterie, et pleurait de rage de voir que ses canonniers l'avaient laissé.
«Cependant vers le soir il lui en revint quelques-uns, à l'heure de la paye. Tenez! monsieur, regardez sur ma guérite. Il y a encore les noms de ceux qui sont venus pour toucher ce soir-là. Le vieux les appelait et les inscrivait à mesure:
«Sidaine, présent; Choudeyras, présent; Billot, Vollon...»
«Comme vous voyez, ils n'étaient plus que quatre ou cinq; mais ils avaient des femmes avec eux... Ah! je ne l'oublierai jamais ce soir de paye. En bas, Paris flambait, l'Hôtel de Ville, l'Arsenal, les greniers d'abondance. Dans le Père-Lachaise, on y voyait comme en plein jour. Les fédérés essayèrent encore de se remettre aux pièces; mais ils n'étaient pas assez nombreux, et puis Montmartre leur faisait peur. Alors ils entrèrent dans un caveau et se mirent à boire et à chanter avec leurs gueuses.
«Le vieux s'était assis entre ces deux grandes figures de pierre qui sont à la porte du tombeau Favronne, et il regardait Paris brûler avec un air terrible. On aurait dit qu'il se doutait que c'était sa dernière nuit.
«A partir de ce moment, je ne sais plus bien ce qui est arrivé. Je suis rentré chez nous, cette petite baraque que vous voyez là-bas perdue dans les branches. J'étais très fatigué. Je me suis mis sur mon lit, tout habillé, en gardant ma lampe allumée comme dans une nuit d'orage... Tout à coup on frappe à la porte brusquement. Ma femme va ouvrir, toute tremblante. Nous croyions voir encore les fédérés... C'était la marine. Un commandant, des enseignes, un médecin. Ils m'ont dit:
«Levez-vous... faites-nous du café.»
«Je me suis levé, j'ai fait leur café. On entendait dans le cimetière un murmure, un mouvement confus comme si tous les morts s'éveillaient pour le dernier jugement. Les officiers ont bu bien vite, tout debout, puis ils m'ont emmené dehors avec eux.
«C'était plein de soldats, de marins. Alors on m'a placé à la tête d'une escouade, et nous nous sommes mis à fouiller le cimetière, tombeau par tombeau. De temps en temps, les soldats, voyant remuer les feuilles, tiraient un coup de fusil au fond d'une allée, sur un buste, dans un grillage. Par-ci par-là on découvrait quelque malheureux caché dans un coin de chapelle. Son affaire n'était pas longue... C'est ce qui arriva pour mes artilleurs. Je les trouvai tous, hommes et femmes, en tas devant ma guérite, avec le vieux médaillé par-dessus. Ce n'était pas gai à voir dans le petit jour froid du matin... Brrr... Mais ce qui me saisit le plus, c'est une longue file de gardes nationaux qu'on amenait à ce moment-là de la prison de la Roquette, où ils avaient passé la nuit. Ça montait la grande allée, lentement, comme un convoi. On n'entendait pas un mot, pas une plainte. Ces malheureux étaient si éreintés, si aplatis! il y en avait qui dormaient en marchant, et l'idée qu'ils allaient mourir ne les réveillait pas. On les fit passer dans le fond du cimetière, et la fusillade commença. Ils étaient cent quarante-sept. Vous pensez si ça a duré longtemps... C'est ce qu'on appelle la bataille du Père-Lachaise...»
Ici le bonhomme, apercevant son brigadier, me quitta brusquement, et je restai seul à regarder sur sa guérite ces noms de la dernière paye écrits à la lueur de Paris incendié. J'évoquais cette nuit de mai, traversée d'obus, rouge de sang et de flammes, ce grand cimetière désert éclairé comme une ville en fête, les canons abandonnés au milieu du carrefour, tout autour les caveaux ouverts, l'orgie dans les tombes, et près de là, dans ce fouillis de dômes, de colonnes, d'images de pierre que les soubresauts de la flamme faisaient vivre, le buste au large front, aux grands yeux, de Balzac qui regardait.
LES PETITS PÂTÉS
I
Ce matin-là, qui était un dimanche, le pâtissier Sureau de la rue Turenne appela son mitron, et lui dit:
«Voilà les petits pâtés de M. Bonnicar... va les porter et reviens vite... Il parait que les Versaillais sont entrés dans Paris.»
Le petit, qui n'entendait rien à la politique, mit les pâtés tout chauds dans sa tourtière, la tourtière dans une serviette blanche et, le tout d'aplomb sur sa barrette, partit au galop pour l'île Saint-Louis, où logeait M. Bonnicar. La matinée était magnifique, un de ces grands soleils de mai qui emplissent les fruiteries de bottes de lilas et de cerises en bouquets. Malgré la fusillade lointaine et les appels des clairons au coin des rues, tout ce vieux quartier du Marais gardait sa physionomie paisible. Il y avait du dimanche dans l'air, des rondes d'enfants au fond des cours, de grandes filles jouant au volant devant les portes; et cette petite silhouette blanche, qui trottait au milieu de la chaussée déserte dans un bon parfum de pâte chaude, achevait de donner à ce matin de bataille quelque chose de naïf et d'endimanché. Toute l'animation du quartier semblait s'être répandue dans la rue de Rivoli. On traînait des canons, on travaillait aux barricades; des groupes à chaque pas, des gardes nationaux qui s'affairaient. Mais le petit pâtissier ne perdit pas la tête. Ces enfants-là sont si habitués à marcher parmi les foules et le brouhaha de la rue! C'est aux jours de fête et de train, dans l'encombrement des premiers de l'an, des dimanches gras, qu'ils ont le plus à courir; aussi les révolutions ne les étonnent guère.
Il y avait plaisir vraiment à voir la petite barrette blanche se faufiler au milieu des képis et des baïonnettes, évitant les chocs, balancée gentiment, tantôt très vite, tantôt avec une lenteur forcée où l'on sentait encore la grande envie de courir. Qu'est-ce que cela lui faisait à lui, la bataille! L'essentiel était d'arriver chez les Bonnicar pour le coup de midi, et d'emporter bien vite le petit pourboire qui l'attendait sur la tablette de l'antichambre.
Tout à coup il se fit dans la foule une poussée terrible; et des pupilles de la République défilèrent au pas de course, en chantant. C'étaient des gamins de douze à quinze ans, affublés de chassepots, de ceintures rouges, de grandes bottes, aussi fiers d'être déguisés en soldats que quand ils courent, les mardis gras, avec des bonnets en papier et un lambeau d'ombrelle rose grotesque dans la boue du boulevard. Cette fois, au milieu de la bousculade, le petit pâtissier eut beaucoup de peine à garder son équilibre; mais sa tourtière et lui avaient fait tant de glissades sur la glace, tant de parties de marelle en plein trottoir, que les petits pâtés en furent quittes pour la peur. Malheureusement cet entrain, ces chants, ces ceintures rouges, l'admiration, la curiosité, donnèrent au mitron l'envie de faire un bout de route en si belle compagnie; et dépassant sans s'en apercevoir l'Hôtel de Ville et les ponts de l'île Saint-Louis, il se trouva emporté je ne sais où, dans la poussière et le vent de cette course folle.
II
Depuis au moins vingt-cinq ans, c'était l'usage chez les Bonnicar de manger des petits pâtés le dimanche. A midi très précis, quand toute la famille—petits et grands—était réunie dans le salon, un coup de sonnette vif et gai faisait dire à tout le monde:
«Ah!... voilà le pâtissier.»
Alors avec un grand remuement de chaises, un froufrou d'endimanchement, une expansion d'enfants rieurs devant la table mise, tous ces bourgeois heureux s'installaient autour des petits pâtés symétriquement empilés sur le réchaud d'argent.
Ce jour-là la sonnette resta muette. Scandalisé, M. Bonnicar regardait sa pendule, une vieille pendule surmontée d'un héron empaillé, et qui n'avait jamais de la vie avancé ni retardé. Les enfants bâillaient aux vitres, guettant le coin de rue où le mitron tournait d'ordinaire. Les conversations languissaient; et la faim, que midi creuse de ses douze coups répétés, faisait paraître la salle à manger bien grande, bien triste, malgré l'antique argenterie luisante sur la nappe damassée, et les serviettes pliées tout autour en petits cornets raides et blancs.
Plusieurs fois déjà la vieille bonne était venue parler à l'oreille de son maître... rôti brûlé... petits pois trop cuits... Mais M. Bonnicar s'entêtait à ne pas se mettre à table sans les petits pâtés; et, furieux contre Sureau, il résolut d'aller voir lui-même ce que signifiait un retard aussi inouï. Comme il sortait, en brandissant sa canne, très en colère, des voisins l'avertirent:
«Prenez garde, M. Bonnicar... on dit que les Versaillais sont entrés dans Paris.»
Il ne voulut rien entendre, pas même la fusillade qui s'en venait de Neuilly à fleur d'eau, pas même le canon d'alarme de l'Hôtel de Ville secouant toutes les vitres du quartier.
«Oh! ce Sureau... ce Sureau!...»
Et dans l'animation de la course il parlait seul, se voyait déjà là-bas au milieu de la boutique, frappant les dalles avec sa canne, faisant trembler les glaces de la vitrine et les assiettes de babas. La barricade du pont Louis-Philippe coupa sa colère en deux. Il y avait là quelques fédérés à mine féroce, vautrés au soleil sur le sol dépavé.
«Où allez-vous, citoyen?»
Le citoyen s'expliqua; mais l'histoire des petits pâtés parut suspecte, d'autant que M. Bonnicar avait sa belle redingote des dimanches, des lunettes d'or, toute la tournure d'un vieux réactionnaire.
«C'est un mouchard, dirent les fédérés, il faut l'envoyer à Rigault.»
Sur quoi, quatre hommes de bonne volonté, qui n'étaient pas fâchés de quitter la barricade, poussèrent devant eux à coups de crosse le pauvre homme exaspéré.
Je ne sais pas comment ils firent leur compte, mais une demi-heure après, ils étaient tous raflés par la ligne et s'en allaient rejoindre une longue colonne de prisonniers prête à se mettre en marche pour Versailles. M. Bonnicar protestait de plus en plus, levait sa canne, racontait son histoire pour la centième fois. Par malheur cette invention de petits pâtés paraissait si absurde, si incroyable au milieu de ce grand bouleversement, que les officiers ne faisaient qu'en rire.
«C'est bon, c'est bon, mon vieux... Vous vous expliquerez à Versailles.»
Et par les Champs-Élysées, encore tout blancs de la fumée des coups de feu, la colonne s'ébranla entre deux files de chasseurs.
III
Les prisonniers marchaient cinq par cinq, en rangs pressés et compactes. Pour empêcher le convoi de s'éparpiller, on les obligeait à se donner le bras; et le long troupeau humain faisait en piétinant dans la poussière de la route comme le bruit d'une grande pluie d'orage.
Le malheureux Bonnicar croyait rêver. Suant, soufflant, ahuri de peur et de fatigue, il se traînait à la queue de la colonne entre deux vieilles sorcières qui sentaient le pétrole et l'eau-de-vie; et d'entendre ces mots de: «Pâtissier, petits pâtés» qui revenaient toujours dans ses imprécations, on pensait autour de lui qu'il était devenu fou.
Le fait est que le pauvre homme n'avait plus sa tête. Aux montées, aux descentes, quand les rangs du convoi se desserraient un peu, est-ce qu'il ne se figurait pas voir, là-bas, dans la poussière qui remplissait les vides, la veste blanche et la barrette du petit garçon de chez Sureau? Et cela dix fois dans la route! Ce petit éclair blanc passait devant ses yeux comme pour le narguer, puis disparaissait au milieu de cette houle d'uniformes, de blouses, de haillons.
Enfin, au jour tombant, on arriva dans Versailles; et quand la foule vit ce vieux bourgeois à lunettes, débraillé, poussiéreux, hagard, tout le monde fut d'accord pour lui trouver une tête de scélérat. On disait:
«C'est Félix Pyat... Non! c'est Delescluze.»
Les chasseurs de l'escorte eurent beaucoup de peine à l'amener sain et sauf jusqu'à la cour de l'Orangerie. Là seulement le pauvre troupeau put se disperser, s'allonger sur le sol, reprendre haleine. Il y en avait qui donnaient, d'autres qui juraient, d'autres qui toussaient, d'autres qui pleuraient; Bonnicar lui, ne dormait pas, ne pleurait pas. Assis au bord d'un perron, la tête dans ses mains, aux trois quarts mort de faim, de honte, de fatigue, il revoyait en esprit cette malheureuse journée, son départ de là-bas, ses convives inquiets, ce couvert mis jusqu'au soir et qui devait l'attendre encore, puis l'humiliation, les injures, les coups de crosse, tout cela pour un pâtissier inexact.
«Monsieur Bonnicar, voilà vos petits pâtés!...» dit tout à coup une voix près de lui; et le bonhomme en levant la tête fut bien étonné de voir le petit garçon de chez Sureau, qui s'était fait pincer avec les pupilles de la République, découvrir et lui présenter la tourtière cachée sous son tablier blanc. C'est ainsi que, malgré l'émeute et l'emprisonnement, ce dimanche-là comme les autres, M. Bonnicar mangea des petits pâtés.
MONOLOGUE A BORD
Depuis deux heures, tous les feux sont éteints, tous les sabords fermés. Dans la batterie basse, qui nous sert de dortoir, il fait noir et lourd, on étouffe. J'entends les camarades qui se retournent dans leurs hamacs, rêvent tout haut, gémissent en dormant. Ces journées sans travail, où la tête seule marche et se fatigue, vous font un mauvais sommeil, plein de fièvres et de soubresauts. Mais même ce sommeil-là, moi je suis long à le trouver. Je ne peux pas dormir; je pense trop.
En haut, sur le pont, il pleut. Le vent souffle. De temps en temps, quand le quart change, il y a une cloche qui sonne dans le brouillard, tout au bout du navire. Chaque fois que je l'entends, ça me rappelle mon Paris et le coup de six heures dans les fabriques;—il n'en manque pas des fabriques autour de chez nous! Je vois tout notre petit logement, les enfants qui reviennent de l'école, la mère au fond de l'atelier en train de finir quelque chose contre la croisée, et s'efforçant de retenir ce brin de jour qui baisse, jusqu'à la fin de son aiguillée.
Ah! misère, qu'est-ce que tout ça va devenir, maintenant?
J'aurais peut-être mieux fait de les emmener avec moi, puisqu'on me le permettait. Mais qu'est-ce que vous voulez! C'est si loin. J'avais peur du voyage, du climat pour les enfants. Puis il aurait fallu vendre notre fonds de passementerie, ce petit avoir si péniblement gagné, monté pièce à pièce en dix ans. Et mes garçons, qui n'auraient plus été à l'école! Et la mère, obligée de vivre au milieu d'un tas de traînées!... Ah! ma foi, non. J'aime mieux souffrir tout seul... C'est égal! quand je monte là-haut sur le pont, et que je vois toutes ces familles installées là comme chez elles, les mères cousant des chiffons, les enfants dans leurs jupes, ça me donne toujours envie de pleurer.
Le vent grandit, les vagues s'enflent. La frégate file, penchée sur le côté. On entend crier ses mâts, craquer ses voiles. Nous devons aller très vite. Tant mieux, on sera plus vite arrivé... Cette île des Pins, qui m'effrayait tant au moment du procès, à présent elle me fait envie. C'est un but, un repos. Et je suis si las! Il y a des moments où tout ce que j'ai vu depuis vingt mois me tourne devant les yeux, à me donner le vertige. C'est le siège des Prussiens, les remparts, l'exercice; ensuite les clubs, les enterrements civils avec des immortelles à la boutonnière, les discours au pied de la Colonne, les fêtes de la Commune à l'Hôtel de Ville, les revues de Cluseret, les sorties, la bataille, la gare de Clamart et tous ces petits murs où l'on s'abritait pour tirer sur les gendarmes; ensuite Satory, les pontons, les commissaires, les transbordements d'un navire à l'autre, ces allées et venues qui vous faisaient dix fois prisonniers par les changements de prisons; enfin la salle des conseils de guerre, tous ces officiers en grand costume assis au fond en fer à cheval, les voitures cellulaires, l'embarquement, le départ, tout cela confondu dans le tangage et l'abasourdissement des premiers jours de mer.
Ouf!
J'ai comme un masque de fatigue, de poussière, de je ne sais pas quoi collé sur la figure. Il me semble que je ne me suis pas lavé depuis dix ans.
Oh! oui, ça va me sembler bon de prendre pied quelque part, de faire halte. Ils disent que là-bas j'aurai un bout de terrain, des outils, une petite maison... Une petite maison! Nous en avions rêvé une, ma femme et moi, du côté de Saint-Mandé: basse, avec un petit jardin étalé devant, comme un tiroir ouvert plein de légumes et de fleurs. On serait venu là le dimanche, du matin au soir, prendre de l'air et du soleil pour toute la semaine. Puis les enfants grandis, mis au commerce, on s'y serait retiré bien tranquille. Pauvre bête, va, te voilà retiré maintenant, et tu vas l'avoir ta maison de campagne!
Ah! malheur, quand je pense que c'est la politique qui est la cause de tout. «Je m'en défiais pourtant de cette sacrée politique. J'en avais toujours eu peur. D'abord je n'étais pas riche, et, avec mon fonds à payer, je n'avais pas beaucoup le temps de lire les journaux, ni d'aller entendre les beaux parleurs dans les réunions. Mais le maudit siège est arrivé, la garde nationale, rien à faire qu'à brailler et à boire. Ma foi! je suis allé aux clubs avec les autres, et tous leurs grands mots ont fini par me griser.
Les droits de l'ouvrier! le bonheur du peuple!
Quand la Commune est venue, j'ai cru que c'était l'âge d'or des pauvres gens qui arrivait. D'autant qu'on m'avait nommé capitaine, et que tous ces états-majors habillés de frais, ces galons, ces brandebourgs, ces aiguillettes donnaient beaucoup d'ouvrage à la maison. Plus tard, quand j'ai vu comment tout cela marchait, j'aurais bien voulu m'en aller, mais j'avais peur de passer pour un lâche.
Qu'est-ce qu'il y a donc là-haut? Les porte-voix ronflent. Des grosses bottes courent sur le pont mouillé... Ces matelots, pourtant quelle dure existence ça mène. En voilà que le sifflet du quartier-maître vient de prendre en plein sommeil. Ils montent sur le pont encore tout endormis, tout suants. Il faut courir dans le noir, dans le froid. Les planches glissent, les cordages sont gelés et brûlent les mains qui s'y accrochent. Et pendant qu'ils sont pendus là-haut, au bout des vergues, ballottés entre le ciel et l'eau, à rouler de grandes toiles toutes raides, un coup de vent arrive qui les arrache, les emporte, les éparpille en pleine mer comme un vol de mouettes. Ah! c'est une vie autrement rude que celle de l'ouvrier parisien, et autrement mal payée. Cependant ces gens-là ne se plaignent pas, ne se révoltent pas. Ils vous ont des airs tranquilles, des yeux clairs bien décidés, et tant de respect pour leurs chefs! On voit bien qu'ils ne sont pas venus souvent dans nos clubs.
Décidément c'est une tempête. La frégate est secouée horriblement. Tout danse, tout craque. Des paquets d'eau s'abattent sur le pont avec un bruit de tonnerre; puis pendant cinq minutes ce sont de petites rigoles qui s'écoulent de tous côtés. Autour de moi, on commence à se secouer. Il y en a qui ont le mal de mer, d'autres qui ont peur. Cette immobilité forcée dans le danger, c'est bien la pire des prisons... Et dire que pendant que nous sommes là parqués comme un bétail, ballottés à tâtons dans ce vacarme sinistre qui nous entoure, tous ces beaux fils de la Commune à écharpes d'or, à plastrons rouges, tous ces poseurs, tous ces lâches qui nous poussaient en avant, sont bien tranquilles dans des cafés, dans des théâtres, à Londres, à Genève, tout près de France. Quand j'y songe, il me vient des rages!
Toute la batterie est réveillée. On s'appelle d'un hamac à l'autre; et comme on est tous Parisiens, on commence à blaguer, à ricaner. Moi, je fais semblant de dormir, pour qu'on me laisse tranquille. Quel horrible supplice de n'être jamais seul, de vivre à tas! Il faut se monter à la colère des autres, dire comme eux, affecter des haines qu'on n'a pas, sous peine de passer pour un mouchard. Et toujours la blague, la blague... Quelle mer, bon Dieu! On sent que le vent creuse de grands trous noirs où la frégate plonge et tourbillonne... Allons, j'ai bien fait de ne pas les emmener. C'est si bon de penser à cette heure qu'ils sont là-bas bien abrités dans notre petite chambre! Du fond de la batterie noire, il me semble que je vois le rayon de lampe abaissé sur tous ces fronts, les enfants endormis et la mère penchée qui songe et qui travaille...
LES FÉES DE FRANCE
CONTE FANTASTIQUE
—Accusée, levez-vous, dit le président.
Un mouvement se fit au banc hideux des pétroleuses, et quelque chose d'informe et de grelottant vint s'appuyer contre la barre. C'était un paquet de haillons, de trous, de pièces, de ficelles, de vieilles fleurs, de vieux panaches, et là-dessous une pauvre figure fanée, tannée, ridée, crevassée, où la malice de deux petits yeux noirs frétillait au milieu des rides comme un lézard à la fente d'un vieux mur.
«Comment vous appelez-vous? lui demanda-t-on.
—Mélusine.
—Vous dites?...»
Elle répéta très gravement:
«Mélusine.»
Sous sa forte moustache de colonel de dragons, le président eut un sourire, mais il continua sans sourciller:
«Votre âge?
—Je ne sais plus.
—Votre profession?
—Je suis fée!...»
Pour le coup l'auditoire, le conseil, le commissaire du gouvernement lui-même, tout le monde partit d'un grand éclat de rire; mais cela ne la troubla point, et de sa petite voix claire et chevrotante, qui montait haut dans la salle et planait comme une voix de rêve, la vieille reprit:
«Ah! les fées de France, où sont-elles? Toutes mortes, mes bons messieurs. Je suis la dernière; il ne reste plus que moi... En vérité, c'est grand dommage, car la France était bien plus belle quand elle avait encore ses fées. Nous étions la poésie du pays, sa foi, sa candeur, sa jeunesse. Tous les endroits que nous hantions, les fonds de parc embroussaillés, les pierres des fontaines, les tourelles des vieux châteaux, les brumes d'étangs, les grandes landes marécageuses recevaient de notre présence je ne sais quoi de magique et d'agrandi. A la clarté fantastique des légendes, on nous voyait passer un peu partout traînant nos jupes dans un rayon de lune, ou courant sur les prés à la pointe des herbes. Les paysans nous aimaient, nous vénéraient.
«Dans les imaginations naïves, nos fronts couronnés de perles, nos baguettes, nos quenouilles enchantées mêlaient un peu de crainte à l'adoration. Aussi nos sources restaient toujours claires Les charrues s'arrêtaient aux chemins que nous gardions; et comme nous donnions le respect de ce qui est vieux, nous, les plus vieilles du monde, d'un bout de la France à l'autre on laissait les forêts grandir, les pierres crouler d'elles-mêmes.
«Mais le siècle a marché. Les chemins de fer sont venus. On a creusé des tunnels, comblé les étangs, et fait tant de coupes d'arbres, que bientôt nous n'avons plus su où nous mettre. Peu à peu les paysans n'ont plus cru à nous. Le soir, quand nous frappions à ses volets, Robin disait: «C'est le vent» et se rendormait. Les femmes venaient faire leurs lessives dans nos étangs. Dès lors ç'a été fini pour nous. Comme nous ne vivions que de la croyance populaire, en la perdant, nous avons tout perdu. La vertu de nos baguettes s'est évanouie, et de puissantes reines que nous étions, nous nous sommes trouvées de vieilles femmes, ridées, méchantes comme des fées qu'on oublie; avec cela notre pain à gagner et des mains qui ne savaient rien faire. Pendant quelque temps, on nous a rencontrées dans les forêts traînant des charges de bois mort, ou ramassant des glanes au bord des routes. Mais les forestiers étaient durs pour nous, les paysans nous jetaient des pierres. Alors, comme les pauvres qui ne trouvent plus à gagner leur vie au pays, nous sommes allées la demander au travail des grandes villes.
«Il y en a qui sont entrées dans des filatures. D'autres ont vendu des pommes l'hiver, au coin des ponts, ou des chapelets à la porte des églises. Nous poussions devant nous des charrettes d'oranges, nous tendions aux passants des bouquets d'un sou dont personne ne voulait, et les petits se moquaient de nos mentons branlants, et les sergents de ville nous faisaient courir, et les omnibus nous renversaient. Puis la maladie, les privations, un drap d'hospice sur la tête... Et voilà comme la France a laissé toutes ses fées mourir. Elle en a été bien punie!
«Oui, oui, riez, mes braves gens. En attendant, nous venons de voir ce que c'est qu'un pays qui n'a plus de fées. Nous avons vu tous ces paysans repus et ricaneurs ouvrir leurs huches aux Prussiens et leur indiquer les routes. Voilà! Robin ne croyait plus aux sortilèges; mais il ne croyait pas davantage à la patrie... Ah! si nous avions été là, nous autres, de tous ces Allemands qui sont entrés en France pas un ne serait sorti vivant. Nos draks, nos feux follets les auraient conduits dans des fondrières. A toutes ces sources pures qui portaient nos noms, nous aurions mêlé des breuvages enchantés qui les auraient rendus fous; et dans nos assemblées, au clair de lune, d'un mot magique, nous aurions si bien confondu les routes, les rivières, si bien enchevêtré de ronces, de broussailles, ces dessous de bois où ils allaient toujours se blottir, que les petits yeux de chat de M. de Moltke n'auraient jamais pu s'y reconnaître. Avec nous, les paysans auraient marché. Des grandes fleurs de nos étangs nous aurions fait des baumes pour les blessures, les fils de la Vierge nous auraient servi de charpie; et sur les champs de bataille, le soldat mourant aurait vu la fée de son canton se pencher sur ses yeux à demi fermés pour lui montrer un coin de bois, un détour de route, quelque chose qui lui rappelle le pays. C'est comme cela qu'on fait la guerre nationale, la guerre sainte. Mais hélas! dans les pays qui ne croient plus, dans les pays qui n'ont plus de fées, cette guerre-là n'est pas possible.»
Ici la petite voix grêle s'interrompit un moment, et le président prit la parole:
«Tout ceci ne nous dit pas ce que vous faisiez du pétrole qu'on a trouvé sur vous quand les soldats vous ont arrêtée.
—Je brûlais Paris, mon bon monsieur, répondit la vieille très tranquillement. Je brûlais Paris parce que je le hais, parce qu'il rit de tout, parce que c'est lui qui nous a tuées. C'est Paris qui a envoyé des savants pour analyser nos belles sources miraculeuses, et dire au juste ce qu'il entrait de fer et de soufre dedans. Paris s'est moqué de nous sur ses théâtres. Nos enchantements sont devenus des trucs, nos miracles des gaudrioles, et l'on a vu tant de vilains visages passer dans nos robes roses, nos chars ailés, au milieu de clairs de lune en feu de Bengale, qu'on ne peut plus penser à nous sans rire... Il y avait des petits enfants qui nous connaissaient par nos noms, nous aimaient, nous craignaient un peu; mais au lieu des beaux livres tout en or et en images, où ils apprenaient notre histoire, Paris maintenant leur a mis dans les mains la science à la portée des enfants, de gros bouquins d'où l'ennui monte comme une poussière grise et efface dans les petits yeux nos palais enchantés et nos miroirs magiques... Oh! oui, j'ai été contente de le voir flamber, votre Paris... C'est moi qui remplissais les boîtes des pétroleuses, et je les conduisais moi-même aux bons endroits: «Allez, mes filles, brûlez tout, brûlez, brûlez!...»
«—Décidément cette vieille est folle, dit le président. Emmenez-la.»
DEUXIÈME PARTIE
CAPRICES ET SOUVENIRS
UN TENEUR DE LIVRES
«Brr... quel brouillard!...» dit le bonhomme en mettant le pied dans la rue. Vite il retrousse son collet, ferme son cache-nez sur sa bouche, et la tête baissée, les mains dans ses poches de derrière, il part pour le bureau en sifflotant.
Un vrai brouillard, en effet. Dans les rues, ce n'est rien encore; au cœur des grandes villes le brouillard ne tient pas plus que la neige. Les toits le déchirent, les murs l'absorbent; il se perd dans les maisons à mesure qu'on les ouvre, fait les escaliers glissants, les rampes humides. Le mouvement des voitures, le va-et-vient des passants, ces passants du matin, si pressés et si pauvres, le hache, l'emporte, le disperse. Il s'accroche aux vêtements de bureau, étriqués et minces, aux waterproofs des fillettes de magasin, aux petits voiles flasques, aux grands cartons de toile cirée. Mais sur les quais encore déserts, sur les ponts, la berge, la rivière, c'est une brume lourde, opaque, immobile, où le soleil monte, là-haut, derrière Notre-Dame, avec des lueurs de veilleuse dans un verre dépoli.
Malgré le vent, malgré la brume, l'homme en question suit les quais, toujours les quais, pour aller à son bureau. Il pourrait prendre un autre chemin, mais la rivière paraît avoir un attrait mystérieux pour lui. C'est son plaisir de s'en aller Je long des parapets, de frôler ces rampes de pierre usées aux coudes des flâneurs. A cette heure, et par le temps qu'il fait, les flâneurs sont rares. Pourtant, de loin en loin, on rencontre une femme chargée de linge qui se repose contre te parapet, ou quelque pauvre diable accoudé, penché vers l'eau d'un air d'ennui. Chaque fois l'homme se retourne, les regarde curieusement et l'eau après eux, comme si une pensée intime mêlait dans son esprit ces gens à la rivière.
Elle n'est pas gaie, ce matin, la rivière. Ce brouillard qui monte entre les vagues semble l'alourdir. Les toits sombres des rives, tous ces tuyaux de cheminée inégaux et penchés qui se reflètent, se croisent et fument au milieu de l'eau, font penser à je ne sais quelle lugubre usine qui, du fond de la Seine, enverrait à Paris toute sa fumée en brouillard. Notre homme, lui, n'a pas l'air de trouver cela si triste. L'humidité le pénètre de partout, ses vêtements n'ont pas un fil de sec; mais il s'en va tout de même en sifflotant avec un sourire heureux au coin des lèvres. Il y a si longtemps qu'il est fait aux brumes de la Seine! Puis il sait que là-bas, en arrivant, il va trouver une bonne chancelière bien fourrée, son poêle qui ronfle en l'attendant, et la petite plaque chaude où il fait son déjeuner tous les matins. Ce sont là de ces bonheurs d'employé, de ces joies de prison que connaissent seulement ces pauvres êtres rapetissés dont toute là vie tient dans une encoignure.
«Il ne faut pas que j'oublie d'acheter des pommes», se dit-il de temps en temps, et il siffle, et il se dépêche. Vous n'avez jamais vu quelqu'un aller à son travail aussi gaiement.
Les quais, toujours les quais, puis un pont. Maintenant le voilà derrière Notre-Dame. A cette pointe de l'île, le brouillard est plus intense que jamais. Il vient de trois côtés à la fois, noie à moitié les hautes tours, S'amasse à l'angle du pont, comme s'il voulait cacher quelque chose. L'homme s'arrête; c'est là.
On distingue confusément des ombres sinistres, des gens accroupis sur le trottoir qui ont l'air d'attendre, et comme aux grilles des hospices et des squares, des éventaires étalés, avec des rangées de biscuits, d'oranges, de pommes. Oh! les belles pommes si fraîches, si rouges sous la buée... Il en remplit ses poches, en souriant à la marchande qui grelotte, les pieds sur sa chaufferette; ensuite il pousse une porte dans le brouillard, traverse une petite cour où stationne une charrette attelée.
«Est-ce qu'il y a quelque chose pour nous?» demande-t-il en passant. Un charretier, tout ruisselant, lui répond:
«Oui, monsieur, et même quelque chose de gentil.»
Alors il entre vite dans son bureau.
C'est là qu'il fait chaud, et qu'on est bien. Le poêle ronfle dans un coin. La chancelière est à sa place. Son petit fauteuil l'attend, bien au jour, près de la fenêtre. Le brouillard en rideau sur les vitres fait une lumière unie et douce, et les grands livres à dos vert s'alignent correctement sur leurs casiers. Un vrai cabinet de notaire.
L'homme respire; il est chez lui.
Avant de se mettre à l'ouvrage, il ouvre une grande armoire, en tire des manches de lustrine qu'il passe soigneusement, un petit plat de terre rouge, des morceaux de sucre qui viennent du café, et il commence à peler ses pommes, en regardant autour de lui avec satisfaction. Le fait est qu'on ne peut pas trouver un bureau plus gai, plus clair, mieux en ordre. Ce qu'il y a de singulier, par exemple, c'est ce bruit d'eau qu'on entend de partout, qui vous entoure, vous enveloppe, comme si on était dans une chambre de bateau. En bas la Seine se heurte en grondant aux arches du pont, déchire son flot d'écume à cette pointe d'île toujours encombrée de planches, de pilotis, d'épaves. Dans la maison même, tout autour du bureau, c'est un ruissellement d'eau jetée à pleines cruches, le fracas d'un grand lavage. Je ne sais pas pourquoi cette eau vous glace rien qu'à l'entendre. On sent qu'elle claque sur un sol dur, qu'elle rebondit sur de larges dalles, des tables de marbre qui la font paraître encore plus froide.
Qu'est-ce qu'ils ont donc tant à laver dans cette étrange maison? Quelle tache ineffaçable?
Par moments, quand ce ruissellement s'arrête, là-bas, au fond, ce sont des gouttes qui tombent une à une, comme après un dégel ou une grande pluie. On dirait que le brouillard, amassé sur les toits, sur les murs, se fond à la chaleur du poêle et dégoutte continuellement.
L'homme n'y prend pas garde. Il est tout entier à ses pommes qui commencent à chanter dans le plat rouge avec un petit parfum de caramel, et cette jolie chanson l'empêche d'entendre le bruit d'eau, le sinistré bruit d'eau.
«Quand vous voudrez, greffier!...» dit une voix enroulée dans là pièce du fond. Il jette un regard sur ses pommes, et s'en va bien à regret. Où va-t-il? Par la porte entr'ouverte une minute, il vient un air fade et froid qui sent les roseaux, le marécage, et comme une vision de hardes en train de sécher sur des cordes, des blouses fanées, des bourgerons, une robe d'indienne pendue tout de son long par les manches, et qui s'égoutte, qui s'égoutte.
C'est fini. Le voilà qui rentre. Il dépose sur sa table de menus objets tout trempés d'eau, et revient frileusement vers le poêle dégourdir ses mains rouges de froid.
«Il faut être enragé vraiment, par ce temps-là..., se dit-il en frissonnant; qu'est-ce qu'elles ont donc toutes?»
Et comme il est bien réchauffé, et que son sucre commence à faire la perle aux bords du plat, il se met à déjeuner sur un coin de son bureau. Tout en mangeant, il a ouvert un de ses registres, et le feuillette avec complaisance. Il est si bien tenu ce grand livré! Des lignes droites, des entêtes à l'encre bleue, des petits reflets de poudre d'or, des buvards à chaque page, un soin, un ordre...
Il paraît que les affaires vont bien. Le brave homme a l'air satisfait d'un comptable en face d'un bon inventaire de fin d'année. Pendant qu'il se délecte à tourner les pages de son livre, les portes s'ouvrent dans la salle à côté, les pas d'une foule sonnent sur les dalles; on parle à demi-voix comme dans une église.
«Oh! qu'elle est jeune... Quel dommage!...»
Et l'on se pousse et l'on chuchotte...
Qu'est-ce que cela peut lui faire à lui qu'elle soit jeune? Tranquillement, en achevant ses pommes, il attire devant lui les objets qu'il a apportés tout à l'heure. Un dé plein de sable, un porte-monnaie avec un sou dedans, de petits ciseaux rouillés, si rouillés qu'on ne pourra plus jamais s'en servir—oh! plus jamais;—un livret d'ouvrière dont les pages sont collées entre elles; une lettre en loques, effacée, où l'on peut lire quelques mots: «L'enfant... pas d'arg... mois de nourrice...»
Le teneur de livre hausse les épaules avec l'air de dire:
«Je connais ça...»
Puis il prend sa plume, souffle soigneusement les mies de pain tombées sur son grand livre, fait un geste pour bien poser sa main, et de sa plus belle ronde il écrit le nom qu'il vient de déchiffrer sur le livret mouillé:
Félicie Rameau, brunisseuse, dix-sept ans.
AVEC TROIS CENT MILLE FRANCS
QUE M'A PROMIS GIRARDIN!...
Ne vous est-il jamais arrivé de sortir de chez vous, le pied léger et l'âme heureuse, et après deux heures de courses dans Paris, de rentrer tout mal en train, affaissé par une tristesse sans cause, un malaise incompréhensible? Vous vous dites: «Qu'est-ce que j'ai donc?...» Mais vous avez beau chercher, vous ne trouvez rien. Toutes vos courses ont été bonnes, le trottoir sec, le soleil chaud; et pourtant vous vous sentez au cœur une angoisse douloureuse, comme l'impression d'un chagrin ressenti.
C'est qu'en ce grand Paris, où la foule se sent inobservée et libre, on ne peut faire un pas sans se heurter à quelque détresse envahissante qui vous éclabousse et vous laisse sa marque en passant. Je ne parle pas seulement des infortunes qu'on connaît, auxquelles on s'intéresse, de ces chagrins d'ami qui sont un peu les nôtres et dont la rencontre subite vous serre le cœur comme un remords; ni même de ces chagrins d'indifférents, qu'on n'écoute que d'une oreille, et qui vous navrent sans qu'on s'en doute. Je parle de ces douleurs tout à fait étrangères, qu'on n'entrevoit qu'au passage, en une minute, dans l'activité de la course et la confusion de la rue.
Ce sont des lambeaux de dialogues saccadés au train des voitures, des préoccupations sourdes et aveugles qui parlent toutes seules et très haut, des épaules lasses, des gestes fous, des yeux de fièvre, des visages blêmes gonflés de larmes, des deuils récents mal essuyés aux voiles noirs. Puis des détails furtifs, et si légers! Un collet d'habit brossé, usé, qui cherche l'ombre, une serinette sans voix tournant à vide sous un porche, un ruban de velours au cou d'une bossue, cruellement noué bien droit entre les épaules contrefaites... Toutes ces visions de malheurs inconnus passent vite, et vous les oubliez en marchant, mais vous avez senti le frôlement de leur tristesse, vos vêtements se sont imprégnés de l'ennui qu'ils traînaient après eux, et à la fin de la journée vous sentez remuer tout ce qu'il y a en vous d'ému, de douloureux, parce que sans vous en apercevoir vous avez accroché au coin d'une rue, au seuil d'une porte, ce fil invisible qui lie toutes les infortunes et les agite à la même secousse.
Je pensais à cela l'autre matin—car c'est surtout le matin que Paris montre ses misères—en voyant marcher devant moi un pauvre diable étriqué dans un paletot trop mince qui faisait paraître ses enjambées plus longues, et exagérait férocement tous ses gestes. Courbé en deux, tourmenté comme un arbre en plein vent, cet homme s'en allait très vite. De temps en temps, sa main plongeait dans une de ses poches de derrière, et y cassait un petit pain qu'il dévorait furtivement, comme honteux de manger dans la rue.
Les maçons me donnent appétit, quand je les vois, assis sur les trottoirs, mordre au beau mitan de leur miche fraîche. Les petits employés aussi me font envie, lorsqu'ils reviennent en courant de la boulangerie au bureau, la plume à l'oreille, la bouche pleine, tout réjouis de ce repas au grand air. Mais ici on sentait la honte de la vraie faim, et c'était pitié de voir ce malheureux n'osant manger que par miettes le pain qu'il broyait au fond de sa poche.
Je le suivais depuis un moment quand tout à coup, comme il arrive souvent dans ces existences déroutées, il changea brusquement de direction et d'idée, et en se retournant se trouva face à face avec moi.
«Tiens! vous voilà...» Par hasard, je le connaissais un peu. C'était un de ces brasseurs d'affaires comme il en pousse tant entre les pavés de Paris, homme à inventions, fondateur de journaux Impossibles, autour duquel il s'était fait pendant un certain temps beaucoup de réclames et de bruit imprimé, et qui depuis trois mois avait disparu dans un formidable plongeon. Après un bouillonnement de quelques jours à l'endroit de sa chute, le flot s'était uni, refermé, et il n'avait plus été question de lui. En me voyant, il se troubla, et pour couper court à toute question, sans doute aussi pour détourner mon regard de sa tenue sordide et de son sou de pain, il se mit à me parler très vite, d'un ton faussement joyeux... Ses affaires allaient bien, très bien... Ça n'avait été qu'un temps d'arrêt. En ce moment, il tenait une affaire magnifique... Un grand journal industriel à images... Beaucoup d'argent, un traité d'annonces superbe!... Et sa figure s'animait en parlant. Sa taille se redressait. Peu à peu il prit un ton protecteur, comme s'il était déjà dans son bureau de rédaction, me demanda même des articles.
«Et vous savez, ajouta-t-il, d'un air de triomphe, c'est une affaire sûre... je commence avec trois cent mille francs que m'a promis Girardin!»
Girardin!
C'est bien le nom qui vient toujours à la bouche de ces visionnaires. Quand on le prononce devant moi, ce nom, il me semble voir des quartiers neufs, de grandes bâtisses inachevées, des journaux tout frais imprimés, avec des listes d'actionnaires et d'administrateurs. Que de fois j'ai entendu dire, à propos de projets insensés: «Il faudra parler de ça à Girardin!...»
Et lui aussi, le pauvre diable, cette idée lui était venue de parler de ça à Girardin. Toute la nuit, il avait dû préparer son plan, aligner des chiffres; puis il était sorti, et en marchant, en s'agitant, l'affaire était devenue si belle, qu'au moment de notre rencontre il lui paraissait impossible que Girardin lui refusât ses trois cent mille francs. En disant qu'on les lui avait promis, le malheureux ne mentait pas, il ne faisait que continuer son rêve.
Pendant qu'il me parlait, nous étions bousculés, poussés contre le mur. C'était sur le trottoir d'une de ces rues si agitées qui vont de la Bourse à la Banque, pleines de gens pressés, distraits, tout à leurs affaires, boutiquiers anxieux courant retirer leurs billets, petits boursiers à figures basses qui se jettent des chiffres à l'oreille en passant. Et d'entendre tous ces beaux projets au milieu de cette foule, dans ce quartier de spéculateurs où l'on sent comme la hâte et la fièvre des jeux de hasard, cela me donnait le frisson d'une histoire de naufrage racontée en pleine mer. Je voyais réellement tout ce que cet homme me disait, ses catastrophes sur d'autres visages, et ses espoirs rayonnants dans d'autres yeux égarés. Il me quitta brusquement, comme il m'avait abordé, jeté à corps perdu dans ce tourbillon de folies, de rêves, de mensonges, ce que ces gens-là appellent d'un ton sérieux « les affaires».
Au bout de cinq minutes, je l'avais oublié, mais le soir, rentré chez moi, quand je secouai avec la poussière des rues toutes les tristesses de la journée, je revis cette figure tourmentée et pâle, le petit pain d'un sou, et le geste qui soulignait ces paroles fastueuses: «Avec trois cent mille francs que m'a promis Girardin!...»
ARTHUR
Il y a quelques années, j'habitais un petit pavillon aux Champs-Élysées, dans le passage des Douze-Maisons. Figurez-vous un coin de faubourg perdu, niché au milieu de ces grandes avenues aristocratiques, si froides, si tranquilles, qu'il semble qu'on n'y passe qu'en voiture. Je ne sais quel caprice de propriétaire, quelle manie d'avare ou de vieux laissait traîner ainsi au cœur de ce beau quartier ces terrains vagues, ces petits jardins moisis, ces maisons basses, bâties de travers, avec l'escalier en dehors et des terrasses de bois pleines de linge étendu, de cages à lapins, de chats maigres, de corbeaux apprivoisés. Il y avait là des ménages d'ouvriers, de petits rentiers, quelques artistes,—on en trouve partout où il reste des arbres,—et enfin deux ou trois garnis d'aspect sordide, comme encrassés par des générations de misères. Tout autour, la splendeur et le bruit des Champs-Élysées, un roulement continu, un cliquetis de harnais et de pas fringants, les portes cochères lourdement refermées, les calèches ébranlant les porches, des pianos étouffés, les violons de Mabille, un horizon de grands hôtels muets, aux angles arrondis, avec leurs vitres nuancées par des rideaux de soie claire et leurs hautes glaces sans tain, où montent les dorures des candélabres et les fleurs rares des jardinières...
Cette ruelle noire des Douze-Maisons, éclairée seulement d'un réverbère au bout, était comme la coulisse du beau décor environnant. Tout ce qu'il y avait de paillons dans ce luxe venait se réfugier là, galons de livrées, maillots de clowns, toute une bohème de palefreniers anglais, d'écuyers du Cirque, les deux petits postillons de l'Hippodrome avec leurs poneys jumeaux et leurs affiches-réclames, la voiture aux chèvres, les guignols, les marchandes d'oublies, et puis des tribus d'aveugles qui revenaient le soir, chargés de pliants, d'accordéons, de sébiles. Un de ces aveugles se maria pendant que j'habitais le passage. Cela nous valut toute la nuit un concert fantastique de clarinettes, de hautbois, d'orgues, d'accordéons, où l'on voyait très bien défiler tous les ponts de Paris avec leurs psalmodies différentes... A l'ordinaire cependant, le passage était assez tranquille. Ces errants de la rue ne rentraient qu'à la brune, et si las! Il n'y avait de tapage que le samedi, lorsque Arthur touchait sa paye.
C'était mon voisin, cet Arthur. Un petit mur allongé d'un treillage séparait seul mon pavillon du garni qu'il habitait avec sa femme. Aussi, bien malgré moi, sa vie se trouvait-elle mêlée à la mienne; et tous les samedis j'entendais, sans en rien perdre, l'horrible drame si parisien qui se jouait dans ce ménage d'ouvriers. Cela commençait toujours de la même façon. La femme préparait le dîner; les enfants tournaient autour d'elle. Elle leur parlait doucement, s'affairait. Sept heures, huit heures: personne... A mesure que le temps se passait, sa voix changeait, roulait des larmes, devenait nerveuse. Les enfants avaient faim, sommeil, commençaient à grogner. L'homme n'arrivait toujours pas. On mangeait sans lui. Puis, la marmaille couchée, le poulailler endormi, elle venait sur le balcon de bois, et je l'entendais dire tout bas en sanglotant:
«Oh! la canaille! la canaille!»
Des voisins qui rentraient la trouvaient là. On la plaignait.
«Allez donc vous coucher, madame Arthur. Vous savez bien qu'il ne rentrera pas, puisque c'est le jour de paye.»
Et des conseils, des commérages.
«A votre place, voilà comme je ferais... Pourquoi ne le dites-vous pas à son patron?»
Tout cet apitoiement la faisait pleurer davantage; mais elle persistait dans son espoir, dans son attente, s'y énervait, et les portes fermées, le passage muet, se croyant bien seule, restait accoudée là, ramassée toute dans une idée fixe, se racontant à elle-même et très haut ses tristesses avec ce laisser-aller du peuple qui a toujours une moitié de sa vie dans la rue. C'étaient des loyers en retard, les fournisseurs qui la tourmentaient, le boulanger qui refusait le pain... Comment ferait-elle, s'il rentrait encore sans argent? A la fin, la lassitude la prenait de guetter les pas attardés, de compter les heures. Elle rentrait; mais longtemps après, quand je croyais tout fini, on toussait près de moi sur la galerie. Elle était encore là, la malheureuse, ramenée par l'inquiétude, se tuant les yeux à regarder dans cette ruelle noire, et n'y voyant que sa détresse.
Vers une heure, deux heures, quelquefois plus tard, on chantait au bout du passage. C'était Arthur qui rentrait. Le plus souvent, il se faisait accompagner, traînait un camarade jusqu'à sa porte: «Viens donc ... viens donc...» et même là, il flânait encore, ne pouvait se décider à rentrer, sachant bien ce qui l'attendait chez lui... En montant l'escalier, le silence de la maison endormie qui lui renvoyait son pas lourd le gênait comme un remords. Il parlait seul, tout haut, s'arrêtant devant chaque taudis: «Bonsoir, ma'me Weber... bonsoir, ma'me Mathieu.» Et si on ne lui répondait pas, c'était une bordée d'injures, jusqu'au moment où toutes les portes, toutes les fenêtres s'ouvraient pour lui renvoyer ses malédictions. C'est ce qu'il demandait. Son vin aimait le train, les querelles. Et puis, comme cela, il s'échauffait, arrivait en colère, et sa rentrée lui faisait moins peur.
Elle était terrible, cette rentrée...
«Ouvre, c'est moi...»
J'entendais les pieds nus de la femme sur le carreau, le frottement des allumettes, et l'homme qui, dès en entrant, essayait de bégayer une histoire, toujours la même: les camarades, l'entraînement... Chose, tu sais bien... Chose qui travaille au chemin de fer. La femme ne l'écoutait pas:
«Et l'argent?
—J'en ai plus, disait la voix d'Arthur.
—Tu mens!...»
Il mentait en effet. Même dans l'entraînement du vin, il réservait toujours quelques sous, pensant d'avance à sa soif du lundi; et c'est ce restant de paye qu'elle essayait de lui arracher. Arthur se débattait:
«Puisque je te dis que j'ai tout bu!» criait-il. Sans répondre, elle s'accrochait à lui de toute son indignation, de tous ses nerfs, le secouait, le fouillait, retournait ses poches. Au bout d'un moment, j'entendais l'argent qui roulait par terre, la femme se jetant dessus avec un rire de triomphe.
«Ah! tu vois bien.»
Puis un juron, des coups sourds..., c'est l'ivrogne qui se vengeait. Une fois en train de battre; il ne s'arrêtait plus. Tout ce qu'il y a de mauvais, de destructeur dans ces affreux vins de barrière lui montait au cerveau et voulait sortir. La femme hurlait, les derniers meubles du bouge volaient en éclats, les enfants réveillés en sursaut pleuraient de peur. Dans le passage, les fenêtres s'ouvraient. On disait;
«C'est Arthur! c'est Arthur!...»
Quelquefois aussi le beau-père, un vieux chiffonnier qui logeait dans le garni voisin, venait au secours de sa fille; mais Arthur s'enfermait à clef pour ne pas être dérangé dans son opération. Alors, à travers la serrure, un dialogue effrayant s'engageait entre le beau-père et le gendre, et nous en apprenions de belles:
«T'en as donc pas assez de tes deux ans de prison, bandit?» criait le vieux. Et l'ivrogne, d'un ton superbe:
«Eh bien oui, j'ai fait deux ans de prison... Et puis après?... Au moins, moi, j'ai payé ma dette à la société... Tâche donc de payer la tienne!...»
Cela lui paraissait tout simple: j'ai volé, vous m'avez mis en prison. Nous sommes quittes... Mais tout de même, si le vieux insistait trop là-dessus, Arthur impatienté ouvrait sa porte, tombait sur le beau-père, la belle-mère, les voisins, et battait tout le monde, comme Polichinelle.
Ce n'était pourtant pas un méchant homme. Bien souvent le dimanche, au lendemain d'une de ces tueries, l'ivrogne apaisé, sans le sou pour aller boire, passait la journée chez lui. On sortait les chaises des chambres. On s'installait sur le balcon, ma'me Weber, ma'me Mathieu, tout le garni, et l'on causait. Arthur faisait l'aimable, le bel esprit; vous auriez dit un de ces ouvriers modèles qui suivent les cours du soir. Il prenait pour parler une voix blanche, doucereuse, déclamait des bouts d'idées ramassées un peu partout, sur les droits de l'ouvrier, la tyrannie du capital. Sa pauvre femme, attendrie par les coups de la veille, le regardait avec admiration, et ce n'était pas la seule.
«Cet Arthur pourtant, s'il voulait!» murmurait ma'me Weber en soupirant. Ensuite ces dames le faisaient chanter... Il chantait les Hirondelles, de M. de Bélanger... Oh! cette voix de gorge, pleine de fausses larmes, le sentimentalisme bête de l'ouvrier!... Sous la vérandah moisie, en papier goudronné, les guenilles étendues laissaient passer un coin du ciel bleu entre les cordes, et toute cette crapule, affamée d'idéal à sa manière, tournait là-haut ses yeux mouillés.
Tout cela n'empêchait pas que, le samedi suivant, Arthur mangeait sa paye, battait sa femme; et qu'il y avait là, dans ce bouge, un tas d'autres petits Arthur, n'attendant que d'avoir l'âge de leur père pour manger leur paye, battre leurs femmes... Et c'est cette race-là qui voudrait gouverner le monde!... Ah! maladie! comme disaient mes voisins du passage.
LES TROIS SOMMATIONS
Aussi vrai que je m'appelle Bélisaire et que j'ai mon rabot dans la main en ce moment, si le père Thiers s'imagine que la bonne leçon qu'il vient de nous donner aura servi à quelque chose, c'est qu'il ne connaît pas le peuple de Paris. Voyez-vous, monsieur, ils auront beau nous fusiller en grand, nous déporter, nous exporter, mettre Cayenne au bout de Satory, bourrer les pontons comme des barils à sardines, le Parisien aime l'émeute, et rien ne pourra lui enlever ce goût-là! On a ça dans le sang. Qu'est-ce que vous voulez? Ce n'est pas tant la politique, qui nous amuse, c'est le train qu'elle fait: les ateliers fermés, les rassemblements, la flâne, et puis encore quelque chose en plus que je ne saurais vous dire.
Pour bien comprendre cela, il faut être né, comme moi, rue de l'Orillon, dans un atelier de menuisier, et depuis huit ans jusqu'à quinze qu'on m'a mis en apprentissage, avoir roulé le faubourg avec une voiture à bras pleine de copeaux. Ah! dame! je peux dire que je m'en suis payé des révolutions, dans ce temps-là. Tout petit, pas plus haut qu'une botte, dès qu'il y avait du bruit dans Paris, vous étiez sûr de m'y voir par un bout. Presque toujours je savais ça d'avance. Quand je voyais les ouvriers s'en aller bras dessus, bras dessous, dans le faubourg, en prenant le trottoir tout en large, les femmes sur les portes causant, gesticulant, et tous ces tas de monde qui descendaient des barrières, je me disais en charriant mes copeaux: «Bonne affaire! il va y avoir quelque chose...»
En effet, ça ne manquait pas. Le soir, en rentrant chez nous, je trouvais la boutique pleine; des amis du père causaient politique autour de l'établi, des voisins lui apportaient le journal; car dans ce temps-là il n'y avait pas de feuilles à un sou comme maintenant. Ceux qui voulaient recevoir le journal se cotisaient à plusieurs dans la même maison et se le passaient d'étage en étage ... Papa Bélisaire, qui travaillait toujours malgré tout, poussait son rabot avec colère en entendant les nouvelles; et je me rappelle que ces jours-là, au moment de se mettre à table, la mère ne manquait jamais de nous dire:
«Tenez-vous tranquilles, les enfants... Le père n'est pas content, rapport aux affaires de la politique.»
Moi, vous pensez, je n'y comprenais pas grand'chose, à ces sacrées affaires. Tout de même, il y avait des mots qui m'entraient dans la tête à force de les entendre, comme, par exemple:
«Cette canaille de Guizot, qui est allé à Gand!»
Je ne savais pas bien ce que c'était que ce Guizot, ni ce que cela voulait dire d'être allé à Gand; mais c'est égal! je répétais avec les autres:
«Canaille de Guizot!... Canaille de Guizot!...»
Et j'y allais d'autant plus de bon cœur à l'appeler canaille, ce pauvre M. Guizot, que, dans ma tête, je le confondais avec un grand coquin de sergent de ville qui se tenait au coin de la rue de l'Orillon et me faisait toujours des misères, par rapport à ma charrette de copeaux ... Personne ne l'aimait dans le quartier, ce grand rouge-là! Les chiens, les enfants, tout le monde lui était après; il n'y avait que le marchand de vin qui, de temps en temps, pour l'amadouer, lui glissait un verre de vin dans l'entre-bâillement de sa boutique. Le grand rouge s'approchait sans avoir l'air de rien, regardait à droite et à gauche s'il n'y avait pas de chefs, puis, en passant, uit!... Je n'ai jamais vu siffler un verre de vin si lestement. Le malin, c'était de guetter le moment où il avait le coude en l'air, et d'arriver derrière en criant:
«Gare, sergo!... voilà l'officier.»
On est comme ça dans le peuple de Paris, c'est le sergent de ville qui porte la peine de tout. On s'habitue à les haïr, les pauvres diables, à les regarder comme des chiens. Les ministres font des bêtises, c'est aux sergents de ville qu'on les fait payer, et quand une fois il arrive une bonne révolution, les ministres s'en vont à Versailles, et les sergents de ville dans le canal...
Pour en revenir donc à ce que je vous disais, dès qu'il y avait quelque chose dans Paris, j'étais un des premiers à le savoir. Ces jours-là, on se donnait rendez-vous, tous les petits du quartier, et nous descendions ensemble le faubourg. Il y avait des gens qui criaient:
«C'est rue Montmartre... non!... à la porte Saint-Denis.»
D'autres qui s'étaient trouvés en course de ce côté-là, revenaient furieux de n'avoir pas pu passer. Les femmes couraient chez les boulangers. On fermait les portes cochères. Tout cela nous montait. Nous chantions, nous bousculions en passant les petits marchands des rues qui relevaient bien vite leurs étalages, leurs éventaires comme les jours de grand vent. Quelquefois, en arrivant au canal, les ponts des écluses étaient déjà tournés. Des fiacres, des camions s'arrêtaient là. Les cochers juraient, le monde s'inquiétait. Nous escaladions en courant cette grande passerelle toute en marches qui séparait alors le faubourg de la rue du Temple, et nous arrivions sur les boulevards.
C'est ça qui est amusant, le boulevard, les mardis gras et les jours d'émeute. Presque pas de voitures; on pouvait galoper à son aise sur cette grande chaussée. En nous voyant passer, les boutiquiers de ces quartiers savaient bien ce que cela voulait dire, et fermaient vite leurs magasins. On entendait claquer les volets; mais tout de même, une fois la boutique fermée, ces gens-là se tenaient sur le trottoir devant leurs portes, parce que chez les Parisiens la curiosité est plus forte que tout.
Enfin nous apercevions une masse noire, la foule, l'encombrement. C'était là!... Seulement pour bien voir, il s'agissait d'être au premier rang; et dame! on en recevait de ces taloches... Pourtant, à force de pousser, de bousculer, de se glisser entre les jambes, nous finissions par arriver... Une fois bien placés, en avant de tout le monde, on respirait et on était fier. Le fait est que le spectacle en valait la peine.
Non, voyez-vous, jamais M. Bocage, jamais M. Mélingue ne m'ont donné un battement de cœur pareil à celui que j'avais en voyant là-bas, au bout de la rue, dans l'espace resté vide, le commissaire s'avancer avec son écharpe... Les autres criaient:
«Le commissaire! le commissaire!»
Moi je ne disais rien. J'avais les dents serrées de peur, de plaisir, de je ne sais pas quoi; en moi-même je pensais:
«Le commissaire est là... gare tout à l'heure les coups de trique...»
Ce n'était pas encore tant les coups de trique qui m'impressionnaient, mais ce diable d'homme avec son écharpe sur son habit noir, et ce grand chapeau de monsieur qui lui donnait l'air d'être en visite au milieu des schakos et des tricornes, ça me faisait un effet...! Après un roulement de tambour, le commissaire commençait à marmotter quelque chose. Comme il était loin de nous, malgré le grand silence, sa voix s'en allait dans l'air, et on n'entendait que ça:
«Mn...mn... mn...»
Mais nous la connaissions aussi bien que lui la loi sur les attroupements. Nous savions que nous avions droit à trois sommations avant d'arriver aux coups de trique. Aussi la première fois, personne ne bougeait. On restait là, bien tranquille, les mains dans les poches... Par exemple, au second roulement, on commençait à devenir vert, et à regarder de droite et de gauche par où il faudrait passer... Au troisième roulement, prrt! c'était comme un départ de perdreaux, et des cris, des miaulements, un envolement de tabliers, de chapeaux, de casquettes, et puis là-bas derrière, les triques qui commençaient à taper. Non, vrai! il n'y a pas de pièces de théâtre capables de vous donner de ces émotions-là. On en avait pour huit jours à raconter cela aux autres, et comme ils étaient fiers ceux qui pouvaient dire:
«J'ai entendu la troisième sommation!...»
Il faut dire aussi qu'à ce jeu on risquait quelquefois des morceaux de sa peau. Figurez-vous qu'un jour, à la pointe Saint-Eustache, je ne sais comment le commissaire fit son compte; mais pas plutôt le second roulement, voilà les municipaux qui partent, la trique en l'air. Je ne restai pas là à les attendre, vous pensez bien. Mais j'avais beau allonger mes petites jambes, un de ces grands diables s'était acharné sur moi et me serrait de si court, de si court, qu'après avoir senti deux ou trois fois le vent de sa trique, je finis par la recevoir en plein sur la tête. Dieu de Dieu, quelle décharge! je n'ai jamais vu pareille illumination... On me rapporta chez nous la figure fendue, et si vous croyez que ça m'avait corrigé... Ah! ben oui, tout le temps que la pauvre maman Bélisaire me mettait des compresses, je ne cessais pas de crier:
«Ce n'est pas ma faute... C'est ce gueux de commissaire qui nous a trichés... il n'a fait que deux sommations!»
UN SOIR DE PREMIÈRE
IMPRESSIONS DE L'AUTEUR
C'est pour huit heures. Dans cinq minutes, la toile va se lever. Machinistes, régisseur, garçon d'accessoires, tout le monde est à son poste. Les acteurs de la première scène se placent, prennent leurs attitudes. Je regarde une dernière fois par le trou du rideau. La salle est comble; quinze cents têtes rangées en amphithéâtre, riant, s'agitant dans la lumière. Il y en a quelques-unes que je reconnais vaguement; mais leur physionomie me parait toute changée. Ce sont des mines pincées, des airs rogues, dogmatiques, des lorgnettes déjà braquées qui me visent comme des pistolets. Il y a bien dans un coin quelques visages chers, pâlis par l'angoisse et l'attente: mais combien d'indifférents, de mal disposés! Et tout ce que ces gens apportent du dehors, cette masse d'inquiétudes, de distractions, de préoccupations, de méfiances... Dire qu'il va falloir dissiper tout cela, traverser cette atmosphère d'ennui, de malveillance, faire à ces milliers d'êtres une pensée commune, et que mon drame ne peut exister qu'en allumant sa vie à toutes ces paires d'yeux inexorables... Je voudrais attendre encore, empêcher le rideau de se lever. Mais non! il est trop tard. Voilà les trois coups frappés, l'orchestre qui prélude... puis un grand silence, et une voix que j'entends des coulisses, sourde, lointaine, perdue dans l'immensité de la salle. C'est ma pièce qui commence. Ah! malheureux, qu'est-ce que j'ai fait?...
Moment terrible. On ne sait où aller, que devenir. Rester là, collé contre un portant, l'oreille tendue, le cœur serré; encourager les acteurs quand on aurait tant besoin d'encouragements soi-même, parler sans savoir ce qu'on dit, sourire en ayant dans les yeux l'égarement de la pensée absente... Au diable! J'aime encore mieux me glisser dans la salle et regarder le danger en face.
Caché au fond d'une baignoire, j'essaye de me poser en spectateur détaché, indifférent, comme si je n'avais pas vu pendant deux mois toutes les poussières de ces planches flotter autour de mon œuvre, comme si je n'avais pas réglé moi-même tous ces gestes, toutes ces voix et les moindres détails de la mise en scène, depuis le mécanisme des portes jusqu'à la montée du gaz. C'est une impression singulière. Je voudrais écouter, mais je ne peux pas. Tout me gêne, tout me dérange. Ce sont des clefs brusques aux portes des loges, des tabourets qu'on remue, des quintes de toux qui s'encouragent, se répondent, des chuchotements d'éventails, des étoffes froissées, un tas de petits bruits qui me paraissent énormes; puis des hostilités de gestes, d'attitudes, des dos qui n'ont pas l'air content, des coudes ennuyés qui s'étalent, semblent barrer tout le décor.
Devant moi, un tout jeune homme à binocle prend des notes d'un air grave, et dit:
«C'est enfantin.»
Dans la loge à côté, on cause à voix basse:
«Vous savez que c'est pour demain.
—Pour demain?
—Oui, demain, sans faute.»
Il paraît que demain est très important pour ces gens-là, et moi qui ne pense qu'à aujourd'hui!... A travers cette confusion, pas un de mes mots ne porte, ne fait flèche. Au lieu de monter, d'emplir la salle, les voix des acteurs s'arrêtent au bord de la rampe et retombent lourdement dans le trou du souffleur, au fracas bête de la claque... Qu'est-ce qu'il a donc à se fâcher, ce monsieur, là-haut? Décidément j'ai peur. Je m'en vais.
Me voilà dehors. Il pleut, il fait noir; mais je ne m'en aperçois guère. Les loges, les galeries tournent encore devant moi avec leurs rangées de têtes lumineuses, et la scène au milieu, comme un point fixe, éclatant, qui s'obscurcit à mesure que je m'éloigne. J'ai beau marcher, me secouer, je la vois toujours cette scène maudite, et la pièce que je sais par cœur, continue à se jouer, à se traîner lugubrement au fond de mon cerveau. C'est comme un mauvais rêve que j'emporte avec moi, et auquel je mêle les gens qui me heurtent, le gâchis, le bruit de la rue. Au coin du boulevard, un coup de sifflet m'arrête, me fait pâlir. Imbécile! c'est un bureau d'omnibus... Et je marche, et la pluie redouble. Il me semble que là-bas aussi il pleut sur mon drame, que tout se décolle, se détrempe, et que mes héros, honteux et frippés, barbottent à ma suite sur les trottoirs luisants de gaz et d'eau.
Pour m'arracher à ces idées noires, j'entre dans un café. J'essaye de lire; mais les lettres se croisent, dansent, s'allongent, tourbillonnent. Je ne sais plus ce que les mots veulent dire; ils me semblent tous bizarres, vides de sens. Cela me rappelle une lecture que j'ai faite en mer, il y a quelques années, un jour de très gros temps. Sous le rouf inondé d'eau où je m'étais blotti, j'avais trouvé une grammaire anglaise, et là, dans le train des vagues et des mâts arrachés, pour ne pas penser au danger, pour ne pas voir ces paquets d'eau verdâtre qui croulaient sur le pont en s'étalant, je m'absorbais de toutes mes forces dans l'étude du th anglais; mais j'avais beau lire à haute voix, répéter et crier les mots, rien ne pouvait entrer dans ma tête pleine des huées de la mer et des sifflements aigus de la bise en haut des vergues.
Le journal que je tiens à ce moment me paraît aussi incompréhensible que ma grammaire anglaise. Pourtant à force de fixer cette grande feuille dépliée devant moi, je vois s'y dérouler, entre les lignes courtes et serrées, les articles de demain, et mon pauvre nom se débattre dans des buissons d'épines et des flots d'encre amère... Tout à coup le gaz baisse, on ferme le café.
Déjà?
Quelle heure est-il donc?
... Les boulevards sont pleins de monde. On sort des théâtres. Je me croise sans doute avec des gens qui ont vu ma pièce. Je voudrais demander, savoir, et en même temps je passe vite pour ne pas entendre les réflexions à haute voix et les feuilletons en pleine rue. Ah! comme ils sont heureux tous ceux-là qui rentrent chez eux et qui n'ont pas fait de pièces... Me voici devant le théâtre. Tout est fermé, éteint. Décidément, je ne saurai rien ce soir; mais je me sens une immense tristesse devant les affiches mouillées et les ifs à lampions qui clignotent encore à la porte. Ce grand bâtiment que j'ai vu tout à l'heure s'étaler en bruit et en lumière à tout ce coin de boulevard est sourd, noir, désert, ruisselant comme après un incendie ... Allons! c'est fini. Six mois de travail, de rêves, de fatigues, d'espérances, tout cela s'est brûlé, perdu, envolé à la flambée de gaz d'une soirée.
LA SOUPE AU FROMAGE
C'est une petite chambre au cinquième, une de ces mansardes où la pluie tombe droite sur les vitres à tabatière, et qui—la nuit venue comme maintenant—semblent se perdre avec les toits dans le noir et dans la rafale. Pourtant la pièce est bonne, confortable, et l'on éprouve en y entrant je ne sais quel sentiment de bien-être qu'augmentent encore le bruit du vent et les torrents de pluie ruisselant aux gouttières. On se croirait dans un nid bien chaud, tout en haut d'un grand arbre. Pour le moment, le nid est vide. Le maître du logis n'est pas là; mais on sent qu'il va rentrer bientôt, et tout chez lui a l'air de l'attendre. Sur un bon feu couvert, une petite marmite bout tranquillement avec un murmure de satisfaction. C'est un peu tard veiller pour une marmite; aussi quoique celle-là semble faite au métier, à en juger par ses flancs roussis, passés à la flamme, de temps en temps elle s'impatiente, et son couvercle se soulève, agité par la vapeur. Alors une bouffée de chaleur appétissante monte et se répand dans toute la chambre.
Oh! la bonne odeur de soupe au fromage...
Parfois aussi le feu couvert se dégage un peu. Un écroulement de cendres se fait entre les bûches, et une petite flamme court sur le parquet, éclairant le logis par le bas, comme pour faire son inspection, s'assurer que tout est en ordre. Oui, ma foi! tout est bien en ordre, et le maître peut venir quand il voudra. Les rideaux d'algérienne sont tirés devant les fenêtres, drapés confortablement autour du lit. Voilà là-bas le grand fauteuil qui s'allonge auprès de la cheminée; la table, dans un coin toute dressée, avec la lampe prête à allumer, le couvert mis pour un seul, et à côté du couvert le livre, compagnon du repas solitaire... Et de même que la marmite a un coup de feu, les fleurs de la vaisselle ont pâli dans l'eau, le livre est froissé aux bords. Il y a sur tout cela l'air attendri, un peu fatigué, d'une habitude. On sent que le maître du logis doit rentrer très tard toutes les nuits, et qu'il aime à trouver en rentrant ce petit souper qui mijote, et tient la chambre parfumée et chaude jusqu'à son retour.
Oh! la bonne odeur de soupe au fromage.
A voir la netteté de ce logement de garçon, je m'imagine un employé, un de ces êtres minutieux qui installent dans toute leur vie l'exactitude de l'heure du bureau et l'ordre des cartons étiquetés. Pour rentrer si tard, il doit avoir un service de nuit à la poste ou au télégraphe. Je le vois d'ici derrière un grillage, en manches de lustrine et calotte de velours, triant, timbrant des lettres, dévidant les banderoles bleues des dépêches, préparant à Paris qui dort ou qui s'amuse toutes ses affaires de demain. Eh bien, non. Ce n'est pas cela. Voici qu'en furetant dans la chambre, la petite lueur du foyer vient éclairer de grandes photographies accrochées au mur. Aussitôt l'on voit sortir de l'ombre, encadrés d'or et majestueusement drapés, l'empereur Auguste, Mahomet, Félix, chevalier romain, gouverneur d'Arménie, des couronnes, des casques, des tiares, des turbans, et sous ces coiffures différentes, toujours la même tête solennelle et droite, la tête du maître de céans, l'heureux seigneur pour qui cette soupe embaumée mijote et bout doucement sur la cendre chaude...
Oh! la bonne odeur de soupe au fromage...
Certes, non! celui-là n'est pas un employé des postes. C'est un empereur, un maître du monde, un de ces êtres providentiels qui tous les soirs de répertoire font trembler les voûtes de l'Odéon et n'ont qu'à dire: «Gardes, saisissez-le!» pour que les gardes obéissent. En ce moment, il est là-bas dans son palais, de l'autre côté de l'eau. Le cothurne aux talons, la chlamyde à l'épaule, il erre sous les portiques, déclame, fronce le sourcil, se drape d'un air ennuyé dans ses tirades tragiques. C'est si triste en effet de jouer devant les banquettes! Et la salle de l'Odéon est si grande, si froide, les soirs de tragédie!... Tout à coup l'empereur, à demi gelé sous sa pourpre, sent un frisson de chaleur lui courir par tout le corps. Son œil s'allume, sa narine s'ouvre... Il songe qu'en rentrant, il va trouver sa chambre encore chaude, le couvert mis, la lampe prête et tout son petit chez lui bien rangé, avec ce soin bourgeois des comédiens qui se vengent dans la vie privée des allures un peu désordonnées de la scène... Il se voit découvrant la marmite, remplissant son assiette à fleurs...
Oh! la bonne odeur de soupe au fromage!...
A partir de ce moment, ce n'est plus le même homme. Les plis droits de sa chlamyde, les escaliers de marbre, la roideur des portiques n'ont plus rien qui le gêne. Il s'anime, presse son jeu, précipite l'action. Pensez donc! si le feu allait s'éteindre là-bas... A mesure que la soirée s'avance, sa vision se rapproche et lui donne de l'entrain. Miracle! l'Odéon dégèle. Les vieux habitués de l'orchestre, réveillés de leur torpeur, trouvent que ce Marancourt est vraiment magnifique, surtout aux dernières scènes. Le fait est qu'au dénoûment, à l'heure décisive où l'on poignarde les traîtres, où l'on marie les princesses, la physionomie de l'empereur vous a une béatitude, une sérénité singulières. L'estomac creusé par tant d émotions, de tirades, il lui semble qu'il est chez lui, assis à sa petite table, et son regard va de Cinna à Maxime avec un bon sourire d'attendrissement, comme s'il voyait déjà les jolis fils blancs qui s'allongent au bout de la cuillère, quand la soupe au fromage est cuite à point, bien mijotée et servie chaud...
LE DERNIER LIVRE
«Il est mort!...» me dit quelqu'un dans l'escalier.
Depuis plusieurs jours déjà, je la sentais venir la lugubre nouvelle. Je savais que d'un moment à l'autre j'allais la trouver à cette porte; et pourtant elle me frappa comme quelque chose d'inattendu. Le cœur gros, les lèvres tremblantes, j'entrai dans cet humble logis d'homme de lettres où le cabinet de travail tenait la plus grande place, où l'étude despotique avait pris tout le bien-être, toute la clarté de la maison.
Il était là couché sur un petit lit de fer très bas, et sa table chargée de papiers, sa grande écriture interrompue au milieu des pages, sa plume encore debout dans l'encrier disaient combien la mort l'avait frappé subitement. Derrière le lit, une haute armoire de chêne, débordant de manuscrits, de paperasses, s'entr'ouvrait presque sur sa tête. Tout autour, des livres, rien que des livres: partout, sur des rayons, sur des chaises, sur le bureau, empilés par terre dans des coins, jusque sur le pied du lit. Quand il écrivait là, assis à sa table, cet encombrement, ce fouillis sans poussière pouvait plaire aux yeux: on y sentait la vie, l'entrain du travail. Mais dans cette chambre de mort, c'était lugubre. Tous ces pauvres livres, qui croulaient par piles, avaient l'air prêts à partir, à se perdre dans cette grande bibliothèque du hasard, éparse dans les ventes, sur les quais, les étalages, feuilletée par le vent et la flâne.
Je venais de l'embrasser dans son lit, et j'étais debout à le regarder, tout saisi par le contact de ce front froid et lourd comme une pierre. Soudain la porte s'ouvrit. Un commis en librairie, chargé, essoufflé, entra joyeusement et poussa sur la table un paquet de livres, frais sortis de la presse.
«Envoi de Bachelin», cria-t-il; puis, voyant le lit, il recula, ôta sa casquette et se retira discrètement.
Il y avait quelque chose d'effroyablement ironique dans cet envoi du libraire Bachelin, retardé d'un mois, attendu par le malade avec tant d'impatience et reçu par le mort... Pauvre ami! C'était son dernier livre, celui sur lequel il comptait le plus. Avec quel soin minutieux ses mains, déjà tremblantes de fièvre, avaient corrigé les épreuves! quelle hâte il avait de tenir le premier exemplaire! Dans les derniers jours, quand il ne parlait plus, ses yeux restaient fixés sur la porte; et si les imprimeurs, les protes, les brocheurs, tout ce monde employé à l'œuvre d'un seul, avaient pu voir ce regard d'angoisse et d'attente, les mains se seraient hâtées, les lettres se seraient bien vite mises en pages, les pages en volumes pour arriver à temps, c'est-à-dire un jour plus tôt, et donner au mourant la joie de retrouver, toute fraîche dans le parfum du livre neuf et la netteté des caractères, cette pensée qu'il sentait déjà fuir et s'obscurcir en lui.
Même en pleine vie, il y a là en effet pour l'écrivain un bonheur dont il ne se blase jamais. Ouvrir le premier exemplaire de son œuvre, la voir fixée, comme en relief, et non plus dans cette grande ébullition du cerveau où elle est toujours un peu confuse, quelle sensation délicieuse! Tout jeune, cela vous cause un éblouissement: les lettres miroitent, allongées de bleu, de jaune, comme si l'on avait du soleil plein la tête. Plus tard, à cette joie d'inventeur se mêle un peu de tristesse, le regret de n'avoir pas dit tout ce que l'on voulait dire. L'œuvre qu'on portait en soi paraît toujours plus belle que celle qu'on a faite. Tant de choses se perdent en ce voyage de la tête à la main! A voir dans les profondeurs du rêve, l'idée du livre ressemble à ces jolies méduses de la Méditerranée qui passent dans la mer comme des nuances flottantes; posées sur le sable, ce n'est plus qu'un peu d'eau, quelques gouttes décolorées que le vent sèche tout de suite.
Hélas! ni ces joies ni ces désillusions, le pauvre garçon n'avait rien eu, lui, de sa dernière œuvre. C'était navrant à voir, cette tête inerte et lourde, endormie sur l'oreiller, et à côté ce livre tout neuf, qui allait paraître aux vitrines, se mêler aux bruits de la rue, à la vie de la journée, dont les passants liraient le titre machinalement, l'emporteraient dans leur mémoire, au fond de leurs yeux, avec le nom de l'auteur, ce même nom inscrit à la page triste des mairies, et si riant, si gai sur la couverture de couleur claire. Le problème de l'âme et du corps semblait tenir là tout entier, entre ce corps rigide qu'on allait ensevelir, oublier, et ce livre qui se détachait de lui, comme une âme visible, vivante, et peut-être immortelle...
...«Il m'en avait promis un exemplaire...» dit tout bas près de moi une voix larmoyante. Je me retournai, et j'aperçus, sous des lunettes d'or, un petit œil vif et fureteur de ma connaissance et de la vôtre aussi, vous tous mes amis qui écrivez. C'était l'amateur de livres, celui qui vient, dès qu'un volume de vous est annoncé, sonner à votre porte deux petits coups timides et persistants qui lui ressemblent. Il entre, souriant, l'échine basse, frétille autour de vous, vous appelle «cher maître», et ne s'en ira pas sans emporter votre dernier livre. Rien que le dernier! Il a tous les autres, c'est celui-là seul qui lui manque. Et le moyen de refuser? Il arrive si bien à l'heure, il sait si bien vous prendre au milieu de cette joie dont nous parlions, dans l'abandon des envois, des dédicaces. Ah! le terrible petit homme que rien ne rebute, ni les portes sourdes, ni les accueils gelés, ni le vent, ni la pluie, ni les distances. Le matin, on le rencontre dans la rue de la Pompe, grattant au petit huis du patriarche de Passy; le soir, il revient de Marly avec le nouveau drame de Sardou sous le bras. Et comme cela, toujours trottant, toujours en quête, il remplit sa vie sans rien faire, et sa bibliothèque sans payer.
Certes, il fallait que la passion des livres fût bien forte chez cet homme pour l'amener ainsi jusqu'à ce lit de mort.
«Eh! prenez-le, votre exemplaire», lui dis-je impatienté. Il ne le prit pas, il l'engloutit. Puis, une fois le volume bien approfondi dans sa poche, il resta sans bouger, sans parler, la tête penchée sur l'épaule, essuyant ses lunettes d'un air attendri ... Qu'attendait-il? qu'est-ce qui le retenait? Peut-être un peu de honte, l'embarras de partir tout de suite, comme s'il n'était venu que pour cela?
Eh bien, non!
Sur la table, dans le papier d'emballage à moitié enlevé, il venait d'apercevoir quelques exemplaires d'amateur, la tranche épaisse, non rognés, avec de grandes marges, fleurons, culs-de-lampe; et malgré son attitude recueillie, son regard, sa pensée, out était là... Il en louchait, le malheureux!
Ce que c'est pourtant que la manie d'observer!... Moi-même je m'étais laissé distraire de mon émotion, et je suivais, à travers mes larmes, cette petite comédie navrante qui se jouait au chevet du mort. Doucement, par petites secousses invisibles, l'amateur se rapprochait de la table. Sa main se posa comme par hasard sur un des volumes; il le retourna, l'ouvrit, palpa le feuillet. A mesure son œil s'allumait, le sang lui montait aux joues. La magie du livre opérait en lui... A la fin, n'y tenant plus, il en prit un:
«C'est pour M. de Sainte-Beuve», me dit-il à demi-voix, et dans sa fièvre, son trouble, la peur qu'on ne le lui reprît, peut-être aussi pour bien me convaincre que c'était pour M. de Sainte-Beuve, il ajouta très gravement avec un accent de componction intraduisible: «De l'Académie française!...» et il disparut.
MAISON A VENDRE
Au-dessus de la porte, une porte de bois mal jointe, qui laissait se mêler, dans un grand intervalle, le sable du jardinet et la terre de la route, un écriteau était accroché depuis longtemps, immobile dans le soleil d'été, tourmenté, secoué au vent d'automne: Maison à vendre, et cela semblait dire aussi maison abandonnée, tant il y avait de silence autour.
Quelqu'un habitait là pourtant. Une petite fumée bleuâtre, montant de la cheminée de brique qui dépassait un peu le mur, trahissait une existence cachée, discrète et triste comme la fumée de ce feu de pauvre. Puis à travers les ais branlants de la porte, au Heu de l'abandon, du vide, de cet en-l'air qui précède et annonce une vente, un départ, on voyait des allées bien alignées, des tonnelles arrondies, les arrosoirs près du bassin et des ustensiles de jardinier appuyés à la maisonnette. Ce n'était rien qu'une maison de paysan, équilibrée sur ce terrain en pente par un petit escalier, qui plaçait le côté de l'ombre au premier, celui du midi au rez-de-chaussée. De ce côté-là, on aurait dit une serre. Il y avait des cloches de verre empilées sur les marches, des pots à fleurs vides, renversés, d'autres rangés avec des géraniums, des verveines sur le sable chaud et blanc. Du reste, à part deux ou trois grands platanes, le jardin était tout au soleil. Des arbres fruitiers en éventail sur des fils de fer, ou bien en espalier, s'étalaient à la grande lumière, un peu défeuillés, là seulement pour le fruit. C'était aussi des plants de fraisiers, des pois à grandes rames: et au milieu de tout cela, dans cet ordre et ce calme, un vieux, à chapeau de paille, qui circulait tout le jour par les allées, arrosait aux heures fraîches, coupait, émondait les branches et les bordures.
Ce vieux ne connaissait personne dans le pays. Excepté la voiture du boulanger, qui s'arrêtait à toutes les portes dans l'unique rue du village, il n'avait jamais de visite. Parfois, quelque passant, en quête d'un de ces terrains à mi-côte qui sont tous très fertiles et font de charmants vergers, s'arrêtait pour sonner en voyant l'écriteau. D'abord la maison restait sourde. Au second coup un bruit de sabots s'approchait lentement du fond du jardin, et le vieux entre-bâillait sa porte d'un air furieux:
«Qu'est-ce que vous voulez?
—La maison est à vendre?
—Oui, répondait le bonhomme avec effort, oui... elle est à vendre, mais je vous préviens qu'on en demande très cher...» Et sa main, toute prête à la refermer, barrait la porte. Ses yeux vous mettaient dehors, tant ils montraient de colère, et il restait là, gardant comme un dragon ses carrés de légumes et sa petite cour sablée. Alors les gens passaient leur chemin, se demandant à quel maniaque ils avaient affaire, et quelle était cette folie de mettre sa maison en vente avec un tel désir de la conserver.
Ce mystère me fut expliqué. Un jour, en passant devant la petite maison, j'entendis des voix animées, le bruit d'une discussion.
«Il faut vendre, papa, il faut vendre... vous l'avez promis...»
Et la voix du vieux, toute tremblante:
«Mais, mes enfants, je ne demande pas mieux que de vendre... voyons! Puisque j'ai mis l'écriteau.»
J'appris ainsi que c'étaient ses fils, ses brus, de petits boutiquiers parisiens, qui l'obligeaient à se défaire de ce coin bien-aimé. Pour quelle raison? je l'ignore. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils commençaient à trouver que la chose traînait trop, et à partir de ce jour, ils vinrent régulièrement tous les dimanches pour harceler le malheureux, l'obliger à tenir sa promesse. De la route, dans ce grand silence du dimanche, où la terre elle-même se repose d'avoir été labourée, ensemencée toute la semaine, j'entendais cela très bien. Les boutiquiers causaient, discutaient entre eux en jouant au tonneau, et le mot argent sonnait sec dans ces voix aigres comme les palets qu'on heurtait. Le soir, tout le monde s'en allait; et quand le bonhomme avait fait quelques pas sur la route pour les reconduire, il rentrait bien vite, et refermait tout heureux sa grosse porte, avec une semaine de répit devant lui. Pendant huit jours, la maison redevenait silencieuse. Dans le petit jardin brûlé de soleil, on n'entendait rien que le sable écrasé d'un pas lourd, ou traîné au râteau.
De semaine en semaine cependant, le vieux était plus pressé, plus tourmenté. Les boutiquiers employaient tous les moyens. On amenait les petits enfants pour le séduire. «Voyez-vous, grand-père, quand la maison sera vendue, vous viendrez habiter avec nous. Nous serons si heureux tous ensemble!...» Et c'étaient des aparté dans tous les coins, des promenades sans fin à travers les allées, des calculs faits à haute voix. Une fois j'entendis une des filles qui criait:
«La baraque ne vaut pas cent sous... elle est bonne à jeter à bas.»
Le vieux écoutait sans rien dire. On parlait de lui comme s'il était mort, de sa maison comme si elle était déjà abattue. Il allait, tout voûté, des larmes dans les yeux, cherchant par habitude une branche à émonder, un fruit à soigner en passant; et l'on sentait sa vie si bien enracinée dans ce petit coin de terre, qu'il n'aurait jamais la force de s'en arracher. En effet, quoi qu'on pût lui dire, il reculait toujours le moment du départ. En été, quand mûrissaient ces fruits un peu acides qui sentent la verdeur de l'année, les cerises, les groseilles, les cassis, il se disait:
«Attendons la récolte... Je vendrai tout de suite après.»
Mais la récolte faite, les cerises passées, venait le tour des pêches, puis les raisins, et après les raisins ces belles nèfles brunes qu'on cueille presque sous la neige. Alors l'hiver arrivait. La campagne était noire, le jardin vide. Plus de passants, plus d'acheteurs. Plus même de boutiquiers le dimanche. Trois grands mois de repos pour préparer les semences, tailler les arbres fruitiers, pendant que l'écriteau inutile se balançait sur la route, retourné par la pluie et le vent.
A la longue, impatientés et persuadés que le vieux faisait tout pour éloigner les acheteurs, les enfants prirent un grand parti. Une des brus vint s'installer près de lui, une petite femme de boutique, parée dès le matin, et qui avait bien cet air avenant, faussement doux, cette amabilité obséquieuse des gens habitués au commerce. La route semblait lui appartenir. Elle ouvrait la porte toute grande, causait fort, souriait aux passants comme pour dire:
«Entrez... voyez... la maison est à vendre!»
Plus de répit pour le pauvre vieux. Quelquefois, essayant d'oublier qu'elle était là, il bêchait ses carrés, les ensemençait à nouveau, comme ces gens tout près de la mort qui aiment à faire des projets pour tromper leurs craintes. Tout le temps, la boutiquière le suivait, le tourmentait:
«Bah! à quoi bon?... c'est donc pour les autres que vous prenez tant de peine?»
Il ne lui répondait pas, et s'acharnait à son travail avec un entêtement singulier. Laisser son jardin à l'abandon, c'eût été le perdre un peu déjà, commencer à s'en détacher. Aussi les allées n'avaient pas un brin d'herbe; pas de gourmand aux rosiers.
En attendant, les acquéreurs ne se présentaient pas. C'était le moment de la guerre, et la femme avait beau tenir sa porte ouverte, faire des yeux doux à la route, il ne passait que des déménagements, il n'entrait que de la poussière. De jour en jour, la dame devenait plus aigre. Ses affaires de Paris la réclamaient. Je l'entendais accabler son beau-père de reproches, lui faire de véritables scènes, taper les portes. Le vieux courbait le dos sans rien dire, et se consolait en regardant monter ses petits pois, et l'écriteau, toujours à la même place: Maison à vendre.
... Cette année, en arrivant à la campagne, j'ai bien retrouvé la maison; mais, hélas! l'écriteau n'y était plus. Des affiches déchirées, moisies, pendaient encore au long des murs. C'est fini; on l'avait vendue! A la place du grand portail gris une porte verte, fraîchement peinte, avec un fronton arrondi, s'ouvrait par un petit jour grillé qui laissait voir le jardin. Ce n'était plus le verger d'autrefois, mais un fouillis bourgeois de corbeilles, de pelouses, de cascades, le tout reflété dans une grande boule de métal qui se balançait devant le perron. Dans cette boule, les allées faisaient des cordons de fleurs voyantes, et deux larges figures s'étalaient, exagérées: un gros homme rouge, tout en nage, enfoncé dans une chaise rustique, et une énorme dame essoufflée, qui criait en brandissant un arrosoir:
«J'en ai mis quatorze aux balsamines!»
On avait bâti un étage, renouvelé les palissades; et dans ce petit coin remis à neuf, sentant encore la peinture, un piano jouait à toute volée des quadrilles connus et des polkas de bals publics. Ces airs de danse, qui tombaient sur la route et faisaient chaud à entendre, mêlés à la grande poussière de juillet, ce tapage de grosses fleurs, de grosses dames, cette gaieté débordante et triviale me serraient le cœur. Je pensais au pauvre vieux qui se promenait là si heureux, si tranquille; et je me le figurais à Paris, avec son chapeau de paille, son dos de vieux jardinier, errant au fond de quelque arrière-boutique, ennuyé, timide, plein de larmes, pendant que sa bru triomphait dans un comptoir neuf, où sonnaient les écus de la petite maison.
CONTES DE NOËL
I
UN RÉVEILLON DANS LE MARAIS
Monsieur Majesté, fabricant d'eau de Seltz dans le Marais, vient de faire un petit réveillon chez des amis de la place Royale, et regagne son logis en fredonnant... Deux heures sonnent à Saint-Paul. «Comme il est tard!» se dit le brave homme, et il se dépêche; mais le pavé glisse, les rues sont noires, et puis dans ce diable de vieux quartier, qui date du temps où les voitures étaient rares, il y a un tas de tournants, d'encoignures, de bornes devant les portes à l'usage des cavaliers. Tout cela empêche d'aller vite, surtout quand on a déjà les jambes un peu lourdes, et les yeux embrouillés par les toasts du réveillon... Enfin M. Majesté arrive chez lui. Il s'arrête devant un grand portail orné, où brille au clair de lune un écusson, doré de neuf, d'anciennes armoiries repeintes dont il a fait sa marque de fabrique:
HÔTEL CI-DEVANT DE NESMOND
MAJESTÉ JEUNE
FABRICANT D'EAU DE SELTZ
Sur tous les siphons de la fabrique, sur les bordereaux, les têtes de lettres, s'étalent ainsi et resplendissent les vieilles armes des Nesmond.
Après le portail, c'est la cour, une large cour aérée et claire, qui dans le jour en s'ouvrant fait de la lumière à toute la rue. Au fond de la cour, une grande bâtisse très ancienne, des murailles noires, brodées, ouvragées, des balcons de fer arrondis, des balcons de pierre à pilastres, d'immenses fenêtres très hautes, surmontées de frontons, de chapiteaux qui s'élèvent aux derniers étages comme autant de petits toits dans le toit, et enfin sur le faîte, au milieu des ardoises, les lucarnes des mansardes, rondes, coquettes, encadrées de guirlandes comme des miroirs. Avec cela un grand perron de pierre, rongé et verdi par la pluie, une vigne maigre qui s'accroche aux murs, aussi noire, aussi tordue que la corde qui se balance là-haut à la poulie du grenier, je ne sais quel grand air de vétusté et de tristesse... C'est l'ancien hôtel de Nesmond.
En plein jour, l'aspect de l'hôtel n'est pas le même. Les mots: Caisse, Magasin, Entrée des ateliers éclatent partout en or sur les vieilles murailles, les font vivre, les rajeunissent. Les camions des chemins de fer ébranlent le portail: les commis s'avancent au perron la plume à l'oreille pour recevoir les marchandises. La cour est encombrée de caisses, de paniers, de paille, de toile d'emballage. On se sent bien dans une fabrique... Mais avec la nuit, le grand silence, cette lune d'hiver qui, dans le fouillis des toits compliqués, jette et entremêle des ombres, l'antique maison des Nesmond reprend ses allures seigneuriales. Les balcons sont en dentelle; la cour d'honneur s'agrandit, et le vieil escalier, qu'éclairent des jours inégaux, vous a des recoins de cathédrale, avec des niches vides et des marches perdues qui ressemblent à des autels.
Cette nuit-là surtout, M. Majesté trouve à sa maison un aspect singulièrement grandiose. En traversant la cour déserte, le bruit de ses pas l'impressionne. L'escalier lui paraît immense, surtout très lourd à monter. C'est le réveillon sans doute... Arrivé au premier étage, il s'arrête pour respirer, et s'approche d'une fenêtre. Ce que c'est que d'habiter une maison historique! M. Majesté n'est pas poète, oh! non; et pourtant, en regardant cette belle cour aristocratique, où la lune étend une nappe de lumière bleue, ce vieux logis de grand seigneur qui a si bien l'air de dormir avec ses toits engourdis sous leur capuchon de neige, il lui vient des idées de l'autre monde:
«Hein?... tout de même, si les Nesmond revenaient...»
A ce moment, un grand coup de sonnette retentit. Le portail s'ouvre à deux battants, si vite, si brusquement, que le réverbère s'éteint; et pendant quelques minutes il se fait là-bas, dans l'ombre de la porte, un bruit confus de frôlements, de chuchotements. On se dispute, on se presse pour entrer. Voici des valets, beaucoup de valets, des carrosses tout en glaces miroitant au clair de lime, des chaises à porteurs balancées entre deux torches qui s'avivent au courant d'air du portail. En rien de temps, la cour est encombrée. Mais au pied du perron, la confusion cesse. Des gens descendent des voitures, se saluent, entrent en causant comme s'ils connaissaient la maison. Il y a là, sur ce perron, un froissement de soie, un cliquetis d'épées. Rien que des chevelures blanches, alourdies et mates de poudre; rien que des petites veux claires, un peu tremblantes, des petits rires sans timbre, des pas légers. Tous ces gens ont l'air d'être vieux, vieux. Ce sont des yeux effacés, des bijoux endormis, d'anciennes soies brochées, adoucies de nuances changeantes, que la lumière des torches fait briller d'un éclat doux; et sur tout cela flotte un petit nuage de poudre, qui monte des cheveux échafaudés, roulés en boucles, à chacune de ces jolies révérences, un peu guindées par les épées et les grands paniers... Bientôt toute la maison à l'air d'être hantée. Les torches brillent de fenêtre en fenêtre, montent et descendent dans le tournoiement des escaliers, jusqu'aux lucarnes des mansardes qui ont leur étincelle de fête et de vie. Tout l'hôtel de Nesmond s'illumine, comme si un grand coup de soleil couchant avait allumé ses vitres.
«Ah! mon Dieu! ils vont mettre le feu!...» se dit M. Majesté. Et, revenu de sa stupeur, il tâche de secouer l'engourdissement de ses jambes et descend vite dans la cour, où les laquais viennent d'allumer un grand feu clair. M. Majesté s'approche; il leur parle. Les laquais ne lui répondent pas, et continuent de causer tout bas entre eux, sans que la moindre vapeur s'échappe de leurs lèvres dans l'ombre glaciale de la nuit. M. Majesté n'est pas content, cependant une chose le rassure, c'est que ce grand feu qui flambe si haut et si droit est un feu singulier, une flamme sans chaleur, qui brille et ne brûle pas. Tranquillisé de ce côté, le bonhomme franchit le perron et entre dans ses magasins.
Ces magasins du rez-de-chaussée devaient faire autrefois de beaux salons de réception. Des parcelles d'or terni brillent encore à tous les angles. Des peintures mythologiques tournent au plafond, entourent les glaces, flottent au-dessus des portes dans des teintes vagues, un peu ternes, comme le souvenir des années écoulées. Malheureusement il n'y a plus de rideaux, plus de meubles. Rien que des paniers, de grandes caisses pleines de siphons à têtes d'étain, et les branches desséchées d'un vieux lilas qui montent toutes noires derrière les vitres. M. Majesté, en entrant, trouve son magasin plein de lumière et de monde. Il salue, mais personne ne fait attention à lui. Les femmes aux bras de leurs cavaliers continuent à minauder cérémonieusement sous leurs pelisses de satin. On se promène, on cause, on se disperse. Vraiment tous ces vieux marquis ont l'air d'être chez eux. Devant un trumeau peint, une petite ombre s'arrête, toute tremblante: «Dire que c'est moi, et que me voilà!» et elle regarde en souriant une Diane qui se dresse dans la boiserie,—mince et rose, avec un croissant au front.
«Nesmond, viens donc voir tes armes!» et tout le monde rit en regardant le blason des Nesmond qui s'étale sur une toile d'emballage, avec le nom de Majesté au-dessous.
«Ah! ah! ah!... Majesté!... Il y en a donc encore des Majestés en France?»
Et ce sont des gaietés sans fin, de petits rires à son de flûte, des doigts en l'air, des bouches qui minaudent...
Tout à coup quelqu'un crie:
«Du champagne! du champagne!
—Mais non!...
—Mais si!... si, c'est du champagne... Allons, comtesse, vite un petit réveillon.»
C'est de l'eau de Seltz de M. Majesté qu'ils ont prise pour du champagne. On le trouve bien un peu éventé; mais bah! on le boit tout de même, et comme ces pauvres petites ombres n'ont pas la tête bien solide, peu à peu cette mousse d'eau de Seltz les anime, les excite, leur donne envie de danser. Des menuets s'organisent. Quatre fins violons que Nesmond a fait venir commencent un air de Rameau, tout en triolets, menu et mélancolique dans sa vivacité. Il faut voir toutes ces jolies vieilles tourner lentement, saluer en mesure d'un air grave. Leurs atours en sont rajeunis, et aussi les gilets d'or, les habits brochés, les souliers à boucles de diamants. Les panneaux eux-mêmes semblent revivre en entendant ces anciens airs. La vieille glace, enfermée dans le mur depuis deux cents ans, les reconnaît aussi, et tout éraflée, noircie aux angles, elle s'allume doucement et renvoie aux danseurs leur image, un peu effacée, comme attendrie d'un regret. Au milieu de toutes ces élégances, M. Majesté se sent gêné. Il s'est blotti derrière une caisse et regarde...
Petit à petit cependant le jour arrive. Par les portes vitrées du magasin, on voit la cour blanchir, puis le haut des fenêtres, puis tout un côté du salon. A mesure que la lumière vient, les figures s'effacent, se confondent. Bientôt M. Majesté ne voit plus que deux petits violons attardés dans un coin, et que le jour évapore en les touchant. Dans la cour, il aperçoit encore, mais si vague, la forme d'une chaise à porteurs, une tête poudrée semée d'émeraudes, les dernières étincelles d'une torche que les laquais ont jetée sur le pavé, et qui se mêlent avec le feu des roues d'une voiture de roulage entrant à grand bruit par le portail ouvert...
II
LES TROIS MESSES BASSES
I
«Deux dindes truffées, Garrigou?...
—Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes. J'en sais quelque chose, puisque c'est moi qui ai aidé à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était tendue...
—Jésus-Maria! moi qui aime tant les truffes!... Donne-moi vite mon surplis, Garrigou... Et avec les dindes, qu'est-ce que tu as encore aperçu à la cuisine?...
—Oh! toutes sortes de bonnes choses... Depuis midi nous n'avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gelinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout... Puis de l'étang on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites, des...
—Grosses comment, les truites, Garrigou?
—Grosses comme ça, mon révérend... Énormes!...
—Oh! Dieu, il me semble que je les vois!... As-tu mis le vin dans les burettes?
—Oui, mon révérend, j'ai mis le vin dans les burettes... Mais dame! il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l'heure en sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du château, toutes ces carafes qui flambent pleines de vins de toutes les couleurs... Et la vaisselle d'argent, les surtouts ciselés, les fleurs, les candélabres!... Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil. Monsieur le marquis a invité tous les seigneurs du voisinage. Vous serez au moins quarante à table, sans compter le bailli ni le tabellion... Ah! vous êtes bien heureux d'en être, mon révérend ... Rien que d'avoir flairé ces belles dindes, l'odeur des truffes me suit partout... Meuh!...
—Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise, surtout la nuit de la Nativité... Va bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe; car voilà que minuit est proche et il ne faut pas nous mettre en retard...»
Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l'an de grâce mil six cent et tant, entre le révérend dom Balaguère, ancien prieur des Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de Trinquelague, et son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu'il croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le révérend père en tentation et lui faire commettre un épouvantable péché de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant Garrigou (hum! hum!) faisait à tour de bras carillonner les cloches de la chapelle seigneuriale, le révérend achevait de revêtir sa chasuble dans la petite sacristie du château; et, l'esprit déjà troublé par toutes ces descriptions gastronomiques, il se répétait à lui-même en s'habillant:
«Des dindes rôties... des carpes dorées... des truites grosses comme ça!...»
Dehors, le vent de la nuit soufflait en éparpillant la musique des cloches, et à mesure des lumières apparaissaient dans l'ombre aux flancs du mont Ventoux, en haut duquel s'élevaient les vieilles tours de Trinquelague. C'étaient des familles de métayers qui venaient entendre la messe de minuit au château. Ils grimpaient la côte en chantant par groupes de cinq ou six, le père en avant la lanterne en main, les femmes enveloppées dans leurs grandes mantes brunes où les enfants se serraient et s'abritaient. Malgré l'heure et le froid, tout ce brave peuple marchait allègrement, soutenu par l'idée qu'au sortir de la messe il y aurait, comme tous les ans, table mise pour eux en bas dans les cuisines. De temps en temps, sur la rude montée, le carrosse d'un seigneur, précédé de porteurs de torches, faisait miroiter ses glaces au clair de lime, ou bien une mule trottait en agitant ses sonnailles, et à la lueur des falots enveloppés de brume, les métayers reconnaissaient leur bailli et le saluaient au passage:
«Bonsoir, bonsoir, maître Arnoton!
—Bonsoir, bonsoir, mes enfants!»
La nuit était claire, les étoiles avivées de froid; la bise piquait, et un fin grésil, glissant sur les vêtements sans les mouiller, gardait fidèlement la tradition des Noëls blancs de neige. Tout en haut de la côte, le château apparaissait comme le but, avec sa masse énorme de tours, de pignons, le clocher de sa chapelle montant dans le ciel bleu noir, et une foule de petites lumières qui clignotaient, allaient, venaient, s'agitaient à toutes les fenêtres, et ressemblaient, sur le fond sombre du bâtiment, aux étincelles courant dans des cendres de papier brûlé... Passé le pont-levis et la poterne, il fallait, pour se rendre à la chapelle, traverser la première cour, pleine de carrosses, de valets, de chaises à porteurs, toute claire du feu des torches et de la flambée des cuisines. On entendait le tintement des tournebroches, le fracas des casseroles, le choc des cristaux et de l'argenterie remués dans les apprêts d'un repas; par là-dessus, une vapeur tiède, qui sentait bon les chairs rôties et les herbes fortes des sauces compliquées, faisait dire aux métayers, comme au chapelain, comme au bailli, comme à tout le monde:
«Quel bon réveillon nous allons faire après la messe!»
II
Drelindin din!... Drelindin din!...
C'est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle du château, une cathédrale en miniature, aux arceaux entrecroisés, aux boiseries de chêne, montant jusqu'à hauteur des murs, toutes les tapisseries ont été tendues, tous les cierges allumés. Et que de monde! Et que de toilettes! Voici d'abord, assis dans les stalles sculptées qui entourent le chœur, le sire de Trinauelague, en habit de taffetas saumon, et près de lui tous les nobles seigneurs invités. En face, sur des prie-Dieu garnis de velours, ont pris place la vieille marquise douairière dans sa robe de brocart couleur de feu, et la jeune dame de Trinquelague, coiffée d'une haute tour de dentelle gaufrée à la dernière mode de la cour de France. Plus bas, on voit, vêtus de noir avec de vastes perruques en pointe et des visages rasés, le bailli Thomas Arnoton et le tabellion maître Ambroy, deux notes graves parmi les soies voyantes et les damas brochés. Puis viennent les gras majordomes, les pages, les piqueurs, les intendants, dame Barbe, toutes ses clefs pendues sur le côté à un clavier d'argent fin. Au fond, sur les bancs, c'est le bas office, les servantes, les métayers avec leurs familles; et enfin, là-bas, tout contre la porte qu'ils entr'ouvrent et referment discrètement, messieurs les marmitons qui viennent entre deux sauces prendre un petit air de messe et apporter une odeur de réveillon dans l'église toute en fête et tiède de tant de cierges allumés.
Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des distractions à l'officiant? Ne serait-ce pas plutôt la sonnette de Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s'agite au pied de l'autel avec une précipitation infernale et semble dire tout le temps: «Dépêchons-nous, dépêchons-nous... Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous serons à table.» Le fait est que chaque fois qu'elle tinte, cette sonnette du diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu'au réveillon. Il se figure les cuisines en rumeur, les fourneaux où brûle un feu de forge, la buée qui monte des couvercles entr'ouverts, et dans cette buée deux dindes magnifiques, bourrées, tendues, marbrées de truffes...
Ou bien encore il voit passer des files de petits pages portant des plats enveloppés de vapeurs tentantes, et avec eux il entre dans la grande salle déjà prête pour le festin. O délices! voilà l'immense table toute chargée et flamboyante, les paons habillés de leurs plumes, les faisans écartant leurs ailes mordorées, les flacons couleur de rubis, les pyramides de fruits éclatant parmi les branches vertes, et ces merveilleux poissons dont parlait Garrigou (ah! bien oui, Garrigou!) étalés sur un lit de fenouil, l'écaille nacrée comme s'ils sortaient de l'eau, avec un bouquet d'herbes odorantes dans leurs narines de monstres. Si vive est la vision de ces merveilles qu'il semble à dom Balaguère que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur les broderies de la nappe d'autel, et deux ou trois fois, au lieu de Dominas vobiscum, il se surprend à dire le Benedicite. A part ces légères méprises, le digne homme débite son office très consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une génuflexion, et tout marche assez bien jusqu'à la fin de la première messe; car vous savez que le jour de Noël le même officiant doit célébrer trois messes consécutives.
«Et d'une!» se dit le chapelain avec un soupir de soulagement; puis, sans perdre une minute, il fait signe à son clerc ou celui qu'il croit être son clerc, et...
Drelindin din!... Drelindin din!...
C'est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le péché de dom Balaguère. «Vite, vite, dépêchons-nous», lui crie de sa petite voix aigrelette la sonnette de Garrigou, et cette fois le malheureux officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les pages avec l'avidité de son appétit en surexcitation. Frénétiquement il se baisse, se relève, esquisse les signes de croix, les génuflexions, raccourcit tous ses gestes pour avoir plus tôt fini. A peine s'il étend ses bras à l'évangile, s'il frappe sa poitrine au confiteor. Entre le clerc et lui c'est à qui bredouillera le plus vite. Versets et répons se précipitent, se bousculent. Les mots à moitié prononcés, sans ouvrir la bouche, ce qui prendrait trop de temps, s'achèvent en murmures incompréhensibles.
Oremus ps... ps... ps...
Meâ culpâ...pâ...pâ...
Pareils à des vendangeurs pressés foulant le raisin de la cuve, tous deux barbotent dans le latin de la messe, en envoyant des éclaboussures de tous les côtés.
Dom ... scum!... dit Balaguère.
...Stutuo!... répond Garrigou; et tout le temps la damnée petite sonnette est là qui tinte à leurs oreilles, comme ces grelots qu'on met aux chevaux de poste pour les faire galoper à la grande vitesse. Pensez que de ce train-là une messe basse est vite expédiée.
«Et de deux!» dit le chapelain tout essoufflé; puis, sans prendre le temps de respirer, rouge, suant, il dégringole les marches de l'autel et ...
Drelindin din!... Drelindin din!...
C'est la troisième messe qui commence. Il n'y a plus que quelques pas à faire pour arriver à la salle à manger; mais, hélas! à mesure que le réveillon approche, l'infortuné Balaguère se sent pris d'une folie d'impatience et de gourmandise. Sa vision s'accentue, les carpes dorées, les dindes rôties sont là, là. Il les touche;... il les... Oh! Dieu... Les plats fument, les vins embaument; et secouant son grelot enragé, la petite sonnette lui crie:
«Vite, vite, encore plus vite!...»
Mais comment pourrait-il aller plus vite? Ses lèvres remuent à peine. Il ne prononce plus les mots... A moins de tricher tout à fait le bon Dieu et de lui escamoter sa messe... Et c'est ce qu'il fait, le malheureux!... De tentation en tentation, il commence par sauter un verset, puis deux. Puis l'épître est trop longue, il ne la finit pas, effleure l'évangile, passe devant le credo sans entrer, saute le pater, salue de loin la préface, et par bonds et par élans se précipite ainsi dans la damnation éternelle, toujours suivi de l'infâme Garrigou (vade rétro, Satanas!), qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui relève sa chasuble, tourne les feuillets deux par deux, bouscule les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite.
Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants! Obligés de suivre à la mimique du prêtre cette messe dont ils n'entendent pas un mot, les uns se lèvent quand les autres s'agenouillent, s'asseyent quand les autres sont debout, et toutes les phases de ce singulier office se confondent sur les bancs dans une foule d'attitudes diverses. L'étoile de Noël en route dans les chemins du ciel, là-bas vers la petite étable, pâlit d'épouvante en voyant cette confusion...
«L'abbé va trop vite... On ne peut pas suivre», murmure la vieille douairière en agitant sa coiffe avec égarement. Maître Arnoton, ses grandes lunettes d'acier sur le nez, cherche dans son paroissien où diantre on peut bien en être. Mais au fond, tous ces braves gens, qui eux aussi pensent à réveillonner, ne sont pas fâchés que la messe aille ce train de poste; et quand dom Balaguère, la figure rayonnante, se tourne vers l'assistance en criant de toutes ses forces: Ite missa est, il n'y a qu'une voix dans la chapelle pour lui répondre un Deo gratias si joyeux, si entraînant, qu'on se croirait déjà à table au premier toast du réveillon.
III
Cinq minutes après, la foule des seigneurs s'asseyait dans la grande salle, le chapelain au milieu d'eux. Le château, illuminé du haut en bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs; et le vénérable dom Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte, noyant le remords de son péché sous des flots de vin du pape et de bon jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint homme, qu'il mourut dans la nuit d'une terrible attaque, sans avoir eu seulement le temps de se repentir; pins au matin il arriva dans le ciel encore tout en rumeur des fêtes de la nuit, et je vous laisse à penser comme il y fut reçu:
«Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien! lui dit le souverain Juge, notre maître à tous; ta faute est assez grande pour effacer toute une vie de vertu... Ah! tu m'as volé une messe de nuit... Eh bien! tu m'en payeras trois cents en place, et tu n'entreras en paradis que quand tu auras célébré dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noël en présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi...»
... Et voilà la vraie légende de dom Balaguère comme on la raconte au pays des olives. Aujourd'hui le château de Trinquelague n'existe plus, mais la chapelle se tient encore droite tout en haut du mont Ventoux, dans un bouquet de chênes verts. Le vent fait battre sa porte disjointe, l'herbe encombre le seuil; il y a des nids aux angles de l'autel et dans l'embrasure des hautes croisées dont les vitraux coloriés ont disparu depuis longtemps. Cependant il paraît que tous les ans, à Noël, une lumière surnaturelle erre parmi ces ruines, et qu'en allant aux messes et aux réveillons, les paysans aperçoivent ce spectre de chapelle éclairé de cierges invisibles qui brûlent au grand air, même sous la neige et le vent. Vous en rirez si vous voulez, mais un vigneron de l'endroit, nommé Garrigue, sans doute un descendant de Garrigou, m'a affirmé qu'un soir de Noël, se trouvant un peu en ribotte, il s'était perdu dans la montagne du côté de Trinquelague; et voici ce qu'il avait vu... Jusqu'à onze heures, rien. Tout était silencieux, éteint, inanimé. Soudain, vers minuit, un carillon sonna tout en haut du clocher, un vieux, vieux carillon qui avait l'air d'être à dix lieues. Bientôt, dans le chemin qui monte, Garrigue vit trembler des feux, s'agiter des ombres indécises. Sous le porche de la chapelle on marchait, on chuchotait:
«Bonsoir, maître Arnoton!
—Bonsoir, bonsoir, mes enfants!...»
Quand tout le monde fut entré, mon vigneron, qui était très brave, s'approcha doucement, et regardant par la porte cassée eut un singulier spectacle. Tous ces gens qu'il avait vus passer étaient rangés autour du chœur, dans la nef en ruine, comme si les anciens bancs existaient encore. De belles dames en brocart avec des coiffes de dentelles, des seigneurs chamarrés du haut en bas, des paysans en jaquettes fleuries ainsi qu'en avaient nos grands-pères, tous l'air vieux, fané, poussiéreux, fatigué. De temps en temps des oiseaux de nuit, hôtes habituels de la chapelle, réveillés par toutes ces lumières, venaient rôder autour des cierges dont la flamme montait droite et vague comme si elle avait brûlé derrière une gaze; et ce qui amusait beaucoup Garrigue, c'était un certain personnage à grandes lunettes d'acier, qui secouait à chaque instant sa haute perruque noire sur laquelle un de ces oiseaux se tenait droit tout empêtré en battant silencieusement des ailes...
Dans le fond, un petit vieillard de taille enfantine, à genoux au milieu du chœur, agitait désespérément une sonnette sans grelot et sans voix, pendant qu'un prêtre, habillé de vieil or, allait, venait devant l'autel en récitant des oraisons dont on n'entendait pas un mot... Bien sûr c'était dom Balaguère, en train de dire sa troisième messe basse.
LE PAPE EST MORT
J'ai passé mon enfance dans une grande ville de province coupée en deux par une rivière très encombrée, très remuante, où j'ai pris de bonne heure le goût des voyages et la passion de la vie sur l'eau. Il y a surtout un coin de quai, près d'une certaine passerelle Saint-Vincent, auquel je ne pense jamais, même aujourd'hui, sans émotion. Je revois l'écriteau cloué au bout d'une vergue: Cornet, bateaux de louage, le petit escalier qui s'enfonçait dans l'eau, tout glissant et noirci de mouillure, la flottille de petits canots fraîchement peints de couleurs vives s'alignant au bas de l'échelle, se balançant doucement bord à bord, comme allégés par les jolis noms qu'ils portaient à leur arrière en lettres blanches: l'Oiseau-Mouche, l'Hirondelle.
Puis, parmi les longs avirons reluisants de céruse qui étaient en train de sécher contre le talus, le père Cornet s'en allant avec son seau à peinture, ses grands pinceaux, sa figure tannée, crevassée, ridée de mille petites fossettes comme la rivière un soir de vent frais... Oh! ce père Cornet. Ç'a été le satan de mon enfance, ma passion douloureuse, mon péché, mon remords. M'en a-t-il fait commettre des crimes avec ses canots! Je manquais l'école, je vendais mes livres. Qu'est-ce que je n'aurais pas vendu pour une après-midi de canotage!
Tous mes cahiers de classe au fond du bateau, la veste à bas, le chapeau en arrière, et dans les cheveux le bon coup d'éventail de la brise d'eau, je tirais ferme sur mes rames, en fronçant les sourcils pour bien me donner la tournure d'un vieux loup de mer. Tant que j'étais en ville, je tenais le milieu de la rivière, à égale distance des deux rives, où le vieux loup de mer aurait pu être reconnu. Quel triomphe de me mêler à ce grand mouvement de barques, de radeaux, de trains de bois, de mouches à vapeur qui se côtoyaient, s'évitaient, séparés seulement par un mince liséré d'écume! Il y avait de lourds bateaux qui tournaient pour prendre le courant, et cela en déplaçait une foule d'autres.
Tout à coup les roues d'un vapeur battaient l'eau près de moi; ou bien une ombre lourde m'arrivait dessus, c'était l'avant d'un bateau de pommes.
«Gare donc, moucheron!» me criait une voix enrouée; et je suais, je me débattais, empêtré dans le va-et-vient de cette vie du fleuve que la vie de la rue traversait incessamment par tous ces ponts, toutes ces passerelles qui mettaient des reflets d'omnibus sous la coupe des avirons. Et le courant si dur à la pointe des arches, et les remous, les tourbillons, le fameux trou de la Mort-qui-trompe! Pensez que ce n'était pas une petite affaire de se guider là dedans avec des bras de douze ans et personne pour tenir la barre.
Quelquefois j'avais la chance de rencontrer la chaîne. Vite je m'accrochais tout au bout de ces longs trains de bateaux qu'elle remorquait, et, les rames immobiles, étendues comme des ailes qui planent, je me laissais aller à cette vitesse silencieuse qui coupait la rivière en longs rubans d'écume et faisait filer des deux côtés les arbres, les maisons du quai. Devant moi, loin, bien loin, j'entendais le battement monotone de l'hélice, un chien qui aboyait sur un des bateaux de la remorque, où montait d'une cheminée basse un petit filet de fumée; et tout cela me donnait l'illusion d'un grand voyage, de la vraie vie de bord.
Malheureusement, ces rencontres de la chaîne étaient rares. Le plus souvent il fallait ramer et ramer aux heures de soleil. Oh! les pleins midis tombant d'aplomb sur la rivière, il me semble qu'ils me brûlent encore. Tout flambait, tout miroitait. Dans cette atmosphère aveuglante et sonore qui flotte au-dessus des vagues et vibre à tous leurs mouvements, les courts plongeons de mes rames, les cordes des haleurs soulevées de l'eau toutes ruisselantes faisaient passer des lumières vives d'argent poli. Et je ramais en fermant les yeux. Par moment, à la vigueur de mes efforts, à l'élan de l'eau sous ma barque, je me figurais que j'allais très vite; mais en relevant la tête, je voyais toujours le même arbre, le même mur en face de moi sur la rive.
Enfin, à force de fatigues, tout moite et rouge de chaleur, je parvenais à sortir de la ville. Le vacarme des bains froids, des bateaux de blanchisseuses, des pontons d'embarquement diminuait. Les ponts s'espaçaient sur la rive élargie. Quelques jardins de faubourg, une cheminée d'usine, s'y reflétaient de loin en loin. A l'horizon tremblaient des îles vertes. Alors, n'en pouvant plus, je venais me ranger contre la rive, au milieu des roseaux tout bourdonnants; et là, abasourdi par le soleil, la fatigue, cette chaleur lourde qui montait de l'eau étoilée de larges fleurs jaunes, le vieux loup de mer se mettait à saigner du nez pendant des heures. Jamais mes voyages n'avaient un autre dénoûment. Mais que voulez-vous? Je trouvais cela délicieux.
Le terrible, par exemple, c'était le retour, la rentrée. J'avais beau revenir à toutes rames, j'arrivais toujours trop tard, longtemps après la sortie des classes. L'impression du jour qui tombe, les premiers becs de gaz dans le brouillard, la retraite, tout augmentait mes transes, mon remords. Les gens qui passaient, rentrant chez eux bien tranquilles, me faisaient envie; et je courais la tête lourde, pleine de soleil et d'eau, avec des ronflements de coquillages au fond des oreilles, et déjà sur la figure le rouge du mensonge que j'allais dire.
Car il en fallait un chaque fois pour faire tête à ce terrible « d'où viens-tu?» qui m'attendait en travers de la porte. C'est cet interrogatoire de l'arrivée qui m'épouvantait le plus. Je devais répondre là, sur le palier, au pied levé, avoir toujours une histoire prête, quelque chose à dire, et de si étonnant, de si renversant, que la surprise coupât court à toutes les questions. Cela me donnait le temps d'entrer, de reprendre haleine; et pour en arriver là, rien ne me coûtait. J'inventais des sinistres, des révolutions, des choses terribles, tout un côté de la ville qui brûlait, le pont du chemin de fer s'écroulant dans la rivière. Mais ce que je trouvai encore de plus fort, le voici:
Ce soir-là, j'arrivai très en retard. Ma mère, qui m'attendait depuis une grande heure, guettait, debout, en haut de l'escalier.
«D'où viens-tu?» me cria-t-elle.
Dites-moi ce qu'il peut tenir de diableries dans une tête d'enfant. Je n'avais rien trouvé, rien préparé. J'étais venu trop vite... Tout à coup il me passa une idée folle. Je savais la chère femme très pieuse, catholique enragée comme une Romaine, et je lui répondis dans tout l'essoufflement d'une grande émotion:
«O maman... Si vous saviez!...
—Quoi donc?... Qu'est-ce qu'il y a encore?...
—Le pape est mort.
—Le pape est mort!...» fit la pauvre mère, et elle s'appuya toute pâle contre la muraille. Je passai vite dans ma chambre, un peu effrayé de mon succès et de l'énormité du mensonge; pourtant, j'eus le courage de le soutenir jusqu'au bout. Je me souviens d'une soirée funèbre et douce; le père très grave, la mère atterrée... On causait bas autour de la table. Moi, je baissais les yeux; mais mon escapade s'était si bien perdue dans la désolation générale que personne n'y pensait plus.
Chacun citait à l'envi quelque trait de vertu de ce pauvre Pie IX; puis, peu à peu, la conversation s'égarait à travers l'histoire des papes. Tante Rose parla de Pie VII, qu'elle se souvenait très bien d'avoir vu passer dans le Midi, au fond d'une chaise de poste, entre des gendarmes. Or, rappela la fameuse scène avec l'empereur: Commediante!... tragediante!... C'était bien la centième fois que je l'entendais raconter, cette terrible scène, toujours avec les mêmes intonations, les mêmes gestes, et ce stéréotypé des traditions de famille qu'on se lègue et qui restent là, puériles et locales, comme des histoires de couvent.
C'est égal, jamais elle ne m'avait paru si intéressante.
Je l'écoutais avec des soupirs hypocrites, des questions, un air de faux intérêt, et tout le temps je me disais:
«Demain matin, en apprenant que le pape n'est pas mort, ils seront si contents que personne n'aura le courage de me gronder.»
Tout en pensant à cela, mes yeux se fermaient malgré moi, et j'avais des visions de petits bateaux peints en bleu, avec des coins de Saône alourdis par la chaleur, et de grandes pattes d'argyronètes courant dans tous les sens et rayant l'eau vitreuse, comme des pointes de diamant.
PAYSAGES GASTRONOMIQUES
LA BOUILLABAISSE
Nous longions les côtes de Sardaigne, vers l'île de la Madeleine. Une promenade matinale. Les rameurs allaient lentement, et penché sur le bord je voyais la mer, transparente comme une source, traversée de soleil jusqu'au fond. Des méduses, des étoiles de mer s'étalaient parmi les mousses marines. De grosses langoustes donnaient immobiles en abaissant leurs longues cornes sur le sable fin. Tout cela vu à dix-huit ou vingt pieds de profondeur, dans je ne sais quelle facticité d'aquarium en cristal. A l'avant de la barque, un pêcheur debout, un long roseau fendu à la main, faisait signe aux rameurs: «piano... piano...» et tout à coup, entre les pointes de sa fourche, tenait suspendue une belle langouste qui allongeait ses pattes avec un effroi encore plein de sommeil. Près de moi, un autre marin laissait tomber sa ligne à fleur d'eau dans le sillage et ramenait des petits poissons merveilleux qui se coloraient en mourant de mille nuances vives et changeantes. Une agonie vue à travers un prisme.
La pêche finie, on aborda parmi les hautes roches grises. Le feu fut vite allumé, pâle dans le grand soleil; de larges tranches de pain coupées sur de petites assiettes de terre rouge, et l'on était là autour de la marmite, l'assiette tendue, la narine ouverte... Était-ce le paysage, la lumière, cet horizon de ciel et d'eau? Mais je n'ai jamais rien mangé de meilleur que cette bouillabaisse de langoustes. Et quelle bonne sieste ensuite sur le sable! un sommeil tout plein du bercement de la mer, où les mille écailles luisantes des petites vagues papillotaient encore aux yeux fermés.
L' AIOLI
On se serait cru dans la cabane d'un pêcheur de Théocrite, au bord de la mer de Sicile. C'était simplement en Provence, dans l'île de Camargue, chez un garde-pêche. Une cabane de roseaux, des filets pendus au mur, des rames, des fusils, quelque chose comme l'attirail d'un trappeur, d'un chasseur de terre et d'eau. Devant la porte, encadrant un grand paysage de plaine, agrandi encore par le vent, la femme du garde dépouillait de belles anguilles toutes vives. Les poissons se tordaient au soleil; et là-bas, dans la lumière blanche des coups de vent, des arbres grêles se courbaient, avaient l'air de fuir, montrant le côté pâle de leurs feuilles. Des marécages luisaient de place en place entre les roseaux, comme les fragments d'un miroir brisé. Plus loin encore, une grande ligne étincelante fermait l'horizon; c'était l'étang de Vaccarès.
Dans l'intérieur de la cabane où brillait un feu de sarments tout en pétillement et en clarté, le garde pilait religieusement les gousses d'ail dans un mortier en y laissant tomber l'huile d'olive goutte à goutte. Nous avons mangé l'aioli autour de nos anguilles, assis sur de hauts escabeaux devant la petite table de bois, dans cette étroite cabane où la plus grande place était tenue par l'échelle montant à la soupente. Autour de la chambre si petite on devinait un horizon immense traversé de coups de vent, de vols hâtés d'oiseaux en voyage; et l'espace environnant pouvait se mesurer aux sonnailles des troupeaux de chevaux et de bœufs, tantôt retentissantes et sonores, tantôt diminuées dans l'éloignement et n'arrivant plus que comme des notes perdues, enlevées dans un coup de mistral.
LE KOUSSKOUSS
C'était en Algérie, chez un aga de la plaine du Chélif. De la grande tente seigneuriale installée pour nous devant la maison de l'aga, nous voyions descendre une nuit de demi-deuil, d'un noir violet où se fonçait la pourpre d'un couchant magnifique; dans la fraîcheur de la soirée, au milieu de la tente entr'ouverte, un chandelier kabyle en bois de palmier levait au bout de ses branches une flamme immobile qui attirait des insectes de nuit, des frôlements d'ailes peureuses. Accroupis tout autour sur des nattes, nous mangions silencieusement: c'étaient des moutons entiers, tout ruisselants de beurre, qu'on apportait au bout d'une perche, des pâtisseries au miel, des confitures musquées, et enfin un grand plat de bois où des poulets s'étalaient dans la semoule dorée du kousskouss.
Pendant ce temps-là, la nuit était venue. Sur les collines environnantes, la lune se levait, un petit croissant oriental où s'enfermait une étoile. Un grand feu flambait en plein air devant la tente, entouré de danseurs et de musiciens. Je me souviens d'un nègre gigantesque, tout nu sous une ancienne tunique des régiments de léger, qui bondissait en faisant courir des ombres sur toute la toile... Cette danse de cannibale, ces petits tambours arabes haletant sous la mesure précipitée, les aboiements aigus des chacals qui se répondaient de tous les coins de la plaine; on se sentait en plein pays sauvage. Cependant à l'intérieur de la tente,—cet abri des tribus nomades qui ressemble à une voile fixe sur un élément immobile,—l'aga dans ses bournous de laine blanche me semblait une apparition des temps primitifs, et pendant qu'il mangeait son kousskouss gravement, je pensais que le plat national arabe pourrait bien être cette manne miraculeuse des Hébreux dont il est parlé dans la Bible.
LA POLENTA
La côte Corse, un soir de novembre.—Nous abordons sous la grande pluie dans un pays complètement désert. Des charbonniers Lucquois nous font une place à leur feu; puis un berger indigène, une espèce de sauvage tout habillé de peau de bouc, nous invite à venir manger la polenta dans sa cabane. Nous entrons, courbés, rapetissés, dans une hutte où l'on ne peut se tenir debout. Au milieu, des brins de bois vert s'allument entre quatre pierres noires. La fumée qui s'échappe de là monte vers le trou percé à la hutte, puis se répand partout, rabattue par la pluie et le vent. Une petite lampe—le caleil provençal—ouvre un œil timide dans cet air étouffé. Une femme, des enfants apparaissent de temps en temps quand la fumée s'éclaircit, et tout au fond un porc grogne. On distingue des débris de naufrage, un banc fait de morceaux de navires, une caisse de bois avec des lettres de roulage, une tête de sirène en bois peint arrachée à quelque proue, toute lavée d'eau de mer.
La polenta est affreuse. Les châtaignes mal écrasées ont un goût moisi; on dirait qu'elles ont séjourné longtemps sous les arbres, en pleine pluie. Le bruccio national vient après, avec son goût sauvage qui fait rêver de chèvres vagabondes ... Nous sommes ici en pleine misère italienne. Pas de maison, l'abri. Le climat est si beau, la vie si facile! Rien qu'une niche pour les jours de grande pluie. Et alors qu'importe la fumée, la lampe mourante, puisqu'il est convenu que le toit c'est la prison et qu'on ne vit bien qu'en plein soleil?
LA MOISSON AU BORD DE LA MER
Nous courions depuis le matin à travers la plaine, cherchant la mer qui nous fuyait toujours dans ces méandres, ces caps, ces presqu'îles que forment les côtes de Bretagne.
De temps en temps un coin bleu-marine s'ouvrait à l'horizon, comme une échappée de ciel plus sombre et plus mouvant; mais le hasard de ces routes tortueuses qui font rêver d'embuscades et de chouannerie refermait vite la vision entrevue. Nous étions arrivés ainsi dans un petit village vieux et rustique, aux rues sombres, étroites à la façon des rues algériennes, encombrées de fumier, d'oies, de bœufs, de pourceaux. Les maisons ressemblaient à des huttes avec leurs portes basses, ogivales, encerclées de blanc, marquées de croix à la chaux, et leurs volets assujettis par cette longue barre transversale qu'on ne voit que dans les pays de grand vent. Il avait pourtant l'air bien abrité, bien étouffé, bien calme, le petit bourg breton. On se serait cru à vingt lieues dans l'intérieur des terres. Tout à coup, en débouchant sur la place de l'église, nous nous trouvons entourés d'une lumière éblouissante, d'une prise d'air gigantesque, d'un bruit de flots illimité. C'était l'Océan, l'Océan immense, infini, et son odeur fraîche et salée, et ce grand coup d'éventail que la marée montante dégage de chaque vague dans son élan. Le village s'avance, se dresse au bord du quai, la jetée continuant la rue jusqu'au bout d'un petit port où sont amarrées quelques barques de pêche. L'église dresse son clocher en vigie près des flots, et autour d'elle, dernière limite de ce coin de terre, le cimetière met des croix penchées, des herbes folles, et son mur bas tout effrité où s'appuient des bancs de pierre.
On ne peut vraiment rien trouver de plus délicieux, de plus retiré que ce petit village perdu au milieu des roches, intéressant par son double côté marin et pastoral. Tous pêcheurs ou laboureurs, les gens d'ici ont l'abord rude, peu engageant. Ils ne vous invitent pas à rester chez eux, au contraire. Peu à peu pourtant ils s'humanisent, et l'on est étonné de voir sous ces durs accueils des êtres naïfs et bons. Ils ressemblent bien à leur pays, à ce sol rocailleux et résistant, si minéral, que les routes—même au soleil—prennent une teinte noire pailletée d'étincelles de cuivre ou d'étain. La côte qui met à nu ce terrain pierreux est austère, farouche, hérissée. Ce sont des éboulements, des falaises à pic, des grottes creusées par la lame, où elle s'engouffre et mugit. Lorsque la marée se retire, on voit des écueils à perte de vue sortant des flots leurs dos de monstres, tout reluisants et blanchis d'écume, comme des cachalots gigantesques échoués.
Par un contraste singulier, à deux pas seulement du rivage, des champs de blé, de vigne ou de luzerne, s'étendent coupés, séparés par des petits murs hauts comme des haïes et verts de ronces. L'œil fatigué du vertige des hautes falaises, de ces abîmes où l'on descend avec des cordes scellées dans la pierre, des brisants écumeux, trouve un repos au milieu de l'uniformité des plaines, de la nature intime et familière. Le moindre détail rustique s'agrandit sur le fond glauque de la mer toujours présente au détour des sentiers, dans l'entre-deux des toits, l'ébréchement des murs, au fond d'une ruelle. Le chant des coqs semble plus clair, entouré de plus d'espace. Mais ce qui est vraiment beau, c'est l'amoncellement des moissons au bord de la mer, les meules dorées au-dessus des flots bleus, les aires où tombent les fléaux en mesure, et ces groupes de femmes sur les rochers à pic, prenant la direction de l'air et vannant le blé entre leurs mains levées, avec des gestes d'évocation. Les grains tombent en pluie régulière et drue, tandis que le vent de la mer emporte la paille et la fait tourbillonner. On vanne sur la place de l'église, sur le quai, jusque sur la jetée, où de grands filets de pêche sont étendus, en train de sécher leurs mailles entremêlées de plantes d'eau.
Pendant ce temps-là une autre moisson se fait aussi, mais au bas des roches, dans cet espace neutre que la marée envahit et découvre tour à tour. C'est la récolte du goémon. Chaque lame, en déferlant sur le rivage, laisse sa trace en une ligne ondulée de végétations marines, goémon ou varech. Lorsque le vent souffle, les algues courent en bruissant le long de la plage, et aussi loin que la mer se retire sur les roches, ces longues chevelures mouillées se plaquent et s'étalent. On les recueille par lourdes gerbes et on les amoncelle sur la côte en meules sombres, violacées, gardant toutes les teintes du flot, avec des irisements bizarres de poisson qui meurt ou de plante qui se fane. Quand la meule est sèche, on la brûle et on en tire de la soude.
Cette moisson singulière se fait les jambes nues, à la marée descendante, parmi ces mille petits lacs si limpides que la mer en se retirant laisse à sa place. Hommes, femmes, enfants s'engagent entre les roches glissantes, armés d'immenses râteaux. Sur leur passage, les crabes effarés se sauvent, s'embusquent, s'aplatissent, tendent leurs pinces, et les chevrettes transparentes se perdent dans la couleur de l'eau troublée. Le goémon ramené, amassé, est chargé sur des charrettes attelées de bœufs sous le joug, qui traversent péniblement, la tête basse, le terrain accidenté. De quelque côté qu'on se tourne, on aperçoit de ces attelages. Parfois, à des endroits presque inaccessibles, où on arrive par des sentiers abrupts, un homme apparaît conduisant par la bride un cheval chargé de plantes tombantes et ruisselantes. Vous voyez aussi des enfants transporter sur des bâtons croisés en brancards leur glane de cette moisson marine. Tout cela forme un tableau mélancolique et saisissant. Les goélands épouvantés volent en criant autour de leurs œufs. La menace de la mer est là, et ce qui achève de solenniser ce spectacle, c'est que, pendant cette récolte faite aux sillons de la vague comme pendant la moisson de terre, le silence plane, un silence actif, plein de l'effort d'un peuple en face de la nature avare et rebelle. Un appel aux bœufs, un «trrr» aigu qui sonne dans les grottes, voilà tout ce qu'on entend. Il semble qu'on traverse une communauté de trappistes, un de ces couvents où l'on travaille en plein air avec une loi de silence perpétuel. Les conducteurs ne se retournent pas même pour vous regarder passer, et les bœufs seuls vous fixent d'un gros œil immobile. Pourtant ce peuple n'est pas triste, et, le dimanche venu, il sait bien s'égayer et danser les vieilles rondes bretonnes. Le soir, vers huit heures, on se réunit au bord du quai devant l'église et le cimetière. Ce mot de cimetière a quelque chose d'effrayant, mais l'endroit, si vous le voyiez, ne vous effraierait pas. Pas de buis, ni d'ifs, ni de marbres; rien de convenu ni de solennel. Seulement des croix dressées où les mêmes noms se répètent plusieurs fois comme dans tous les petits pays dont les habitants sont alliés, l'herbe haute partout pareille, et des murs si bas, que les enfants y grimpent dans leurs jeux et que les joins d'enterrement on voit du dehors l'assistance agenouillée.
Au pied de ces petits murs, les vieux viennent s'asseoir au soleil pour filer ou dormir entre l'enclos inculte et silencieux et l'éternité voyageuse de la mer...
C'est là devant que la jeunesse vient danser le dimanche soir. Pendant qu'un peu de lumière monte encore des vagues au long de la jetée, les groupes de filles et de garçons se rapprochent. Les rondes se forment, et une voix grêle part d'abord toute seule sur un rhythme simple qui appelle le chœur après lui:
C'est dans la cour du Plat-d'Étain...
Toutes les voix redisent ensemble:
C'est dans la cour du Plat-d'Étain...
La ronde s'anime, les cornettes blanches tournoient, s'entr'ouvrant sur les côtés comme des ailes de papillon. Presque toujours le vent de la mer emporte la moitié des paroles:
...perdu mon serviteur...
...portera mes couleurs...
La chanson en paraît encore plus naïve et charmante, entendue par fragments, avec des élisions bizarres telles qu'en renferment les chansons de pays composées en dansant, plus soucieuses du rhythme que du sens des mots. Sans autre lumière qu'un vague rayon de lune, la danse semble fantastique. Tout est gris, noir ou blanc, dans une neutralité de teinte qui accompagne les choses rêvées plutôt que les choses vues. Peu à peu, à mesure que la lune monte, les croix du cimetière, celle du grand calvaire qui est au coin, s'allongent, rejoignent la ronde et s'y mêlent... Enfin dix heures sonnent. On se sépare. Chacun rentre chez soi par les ruelles du village d'un aspect étrange en ce moment. Les marches ébréchées des escaliers extérieurs, les coins de toit, les hangars ouverts où la niait entre toute noire et compacte se penchent, se contournent, se tassent. On longe de vieilles murailles frôlées de figuiers énormes; et pendant qu'on écrase en marchant la paille vide du blé battu, l'odeur de la mer se mêle au parfum chaud de la moisson et des étables endormies.
La maison que nous habitons est dans la campagne, un peu hors du village. Sur la route, en revenant, nous apercevons à la pointe des haies des lumières de phares luire de tous les côtés de la presqu'île, un phare à éclat, un feu tournant, un feu fixe; et comme on ne voit pas l'Océan, toutes ces vigies des noirs écueils semblent perdues dans la campagne paisible.
LES ÉMOTIONS D'UN PERDREAU ROUGE
Vous savez que les perdreaux vont par bandes, se nichent ensemble aux creux des sillons pour s'enlever à la moindre alerte, éparpillés dans la volée comme une poignée de grains qu'on sème. Notre compagnie à nous est gaie et nombreuse, établie en plaine sur la lisière d'un grand bois, ayant du butin et de beaux abris de deux côtés. Aussi, depuis que je sais courir, bien emplumé, bien nourri, je me trouvais très heureux de vivre. Pourtant quelque chose m'inquiétait un peu, c'était cette fameuse ouverture de la chasse dont nos mères commençaient à parler tout bas entre elles. Un ancien de notre compagnie me disait toujours à ce propos:
«N'aie pas peur, Rouget—on m'appelle Rouget à cause de mon bec et de mes pattes couleur de sorbe—n'aie pas peur, Rouget. Je te prendrai avec moi le jour de l'ouverture et je suis sûr qu'il ne t'arrivera rien.»
C'est un vieux coq très malin et encore alerte, quoiqu'il ait le fer à cheval déjà marqué sur la poitrine et quelques plumes blanches par-ci par-là. Tout jeune, il a reçu un grain de plomb dans l'aile, et comme cela l'a rendu un peu lourd, il y regarde à deux fois avant de s'envoler, prend son temps, et se tire d'affaire. Souvent il m'emmenait avec lui jusqu'à l'entrée du bois. Il y a là une singulière petite maison, nichée dans les châtaigniers, muette comme un terrier vide, et toujours fermée.
—«Regarde bien cette maison, petit, me disait le vieux; quand tu verras de la fumée monter du toit, le seuil et les volets ouverts, ça ira mal pour nous.»
Et moi je me fiais à lui, sachant bien qu'il n'en était pas à sa première ouverture.
En effet, l'autre matin, au petit jour, j'entends qu'on rappelait tout bas dans le sillon...
«Rouget, Rouget.»
C'était mon vieux coq. Il avait des yeux extraordinaires.
«Viens vite, me dit-il, et fais comme moi.»
Je le suivis, à moitié endormi, en me coulant entre les mottes de terre, sans voler, sans presque sauter, comme une souris. Nous allions du côté du bois; et je vis, en passant, qu'il y avait de la fumée à la cheminée de la petite maison, du jour aux fenêtres, et devant la porte grande ouverte des chasseurs tout équipés, entourés de chiens qui sautaient. Comme nous passions, un des chasseurs cria:
«Faisons la plaine ce matin, nous ferons le bois après déjeuner.»
Alors je compris pourquoi mon vieux compagnon nous emmenait d'abord sous la futaie. Tout de même le cœur me battait, surtout en pensant à nos pauvres amis.
Tout à coup, au moment d'atteindre la lisière, les chiens se mirent à galoper de notre côté...
«Rase-toi, rase-toi», me dit le vieux en se baissant; en même temps, à dix pas de nous, une caille effarée ouvrit ses ailes et son bec tout grands, et s'envola avec un cri de peur. J'entendis un bruit formidable et nous fûmes entourés par une poussière d'une odeur étrange, toute blanche et toute chaude, bien que le soleil fût à peine levé. J'avais si peur que je ne pouvais plus courir. Heureusement nous entrions dans le bois. Mon camarade se blottit derrière un petit chêne, je vins me mettre près de lui, et nous restâmes là cachés, à regarder entre les feuilles.
Dans les champs, c'était une terrible fusillade. A chaque coup, je fermais les yeux, tout étourdi; puis, quand je me décidais à les ouvrir, je voyais la plaine grande et nue, les chiens courant, furetant dans les brins d'herbe, dans les javelles, tournant sur eux-mêmes comme des fous. Derrière eux les chasseurs juraient, appelaient; les fusils brillaient au soleil. Un moment, dans un petit nuage de fumée, je crus voir—quoiqu'il n'y eût aucun arbre alentour—voler comme des feuilles éparpillées. Mais mon vieux coq me dit que c'était des plumes; et en effet, à cent pas devant nous, un superbe perdreau gris tombait dans le sillon en renversant sa tête sanglante.
Quand le soleil fut très chaud, très haut, la fusillade s'arrêta subitement. Les chasseurs revenaient vers la petite maison, où l'on entendait pétiller un grand feu de sarments. Ils causaient entre eux, le fusil sur l'épaule, discutaient les coups, pendant que leurs chiens venaient derrière, harassés, la langue pendante...
«Ils vont déjeuner, me dit mon compagnon, faisons comme eux.»
Et nous entrâmes dans un champ de sarrasin qui est tout près du bois, un grand champ blanc et noir, en fleur et en graine, sentant l'amande. De beaux faisans au plumage mordoré picotaient là, eux aussi, en baissant leurs crêtes rouges de peur d'être vus. Ah! ils étaient moins fiers que d'habitude. Tout en mangeant, ils nous demandèrent des nouvelles et si l'un des leurs était déjà tombé. Pendant ce temps, le déjeuner des chasseurs, d'abord silencieux, devenait de plus en plus bruyant; nous entendions choquer les verres et partir les bouchons des bouteilles. Le vieux trouva qu'il était temps de rejoindre notre abri.
A cette heure on aurait dit que le bois dormait. La petite mare où les chevreuils vont boire n'était troublée par aucun coup de langue. Pas un museau de lapin dans les serpolets de la garenne. On sentait seulement un frémissement mystérieux, comme si chaque feuille, chaque brin d'herbe abritait une vie menacée. Ces gibiers de forêt ont tant de cachettes, les terriers, les fourrés, les fagots, les broussailles, et puis des fossés, ces petits fossés de bois qui gardent l'eau si longtemps après qu'il a plu. J'avoue que j'aurais aimé être au fond d'un de ces trous-là; mais mon compagnon préférait rester à découvert, avoir du large, voir de loin et sentir l'air ouvert devant lui. Bien nous en prit, car les chasseurs arrivaient sous le bois.
Oh! ce premier coup de feu en forêt, ce coup de feu qui trouait les feuilles comme une grêle d'avril et marquait les écorces, jamais je ne l'oublierai. Un lapin détala au travers du chemin en arrachant des touffes d'herbe avec ses griffes tendues. Un écureuil dégringola d'un châtaignier en faisant tomber les châtaignes encore vertes. Il y eut deux ou trois vols lourds de gros faisans et un tumulte dans les branches basses, les feuilles sèches, au vent de ce coup de fusil qui agita, réveilla, effraya tout ce qui vivait dans le bois. Des mulots se coulaient au fond de leurs trous. Un cerf-volant, sorti du creux de l'arbre contre lequel nous étions blottis, roulait ses gros yeux bêtes, fixes de terreur. Et puis des demoiselles bleues, des bourdons, des papillons, pauvres bestioles s'effarant de tous côtés. Jusqu'à un petit criquet aux ailes écarlates qui vint se poser tout près de mon bec; mais j'étais trop effrayé moi-même pour profiter de sa peur.
Le vieux, lui, était toujours aussi calme. Très attentif aux aboiements et aux coups de feu, quand ils se rapprochaient il me faisait signe, et nous allions un peu plus loin, hors de la portée des chiens et bien cachés par le feuillage. Une fois pourtant je crus que nous étions perdus. L'allée que nous devions traverser était gardée de chaque bout par un chasseur embusqué. D'un côté un grand gaillard à favoris noirs qui faisait sonner toute une ferraille à chacun de ses mouvements, couteau de chasse, cartouchière, boîte à poudre, sans compter de hautes guêtres bouclées jusqu'aux genoux et qui le grandissaient encore; à l'autre bout un petit vieux, appuyé contre un arbre, fumait tranquillement sa pipe, en clignant des yeux comme s'il voulait dormir. Celui-là ne me faisait pas peur; mais c'était ce grand là-bas...
—«Tu n'y entends rien, Rouget», me dit mon camarade en riant; et sans crainte, les ailes toutes grandes, il s'envola presque dans les jambes du terrible chasseur à favoris.
Et le fait est que le pauvre homme était si empêtré dans tout son attirail de chasse, si occupé à s'admirer du haut en bas, que lorsqu'il épaula son fusil nous étions déjà hors de portée. Ah! si les chasseurs savaient, quand ils se croient seuls à un coin de bois, combien de petits yeux fixes les guettent des buissons, combien de petits becs pointus se retiennent de rire à leur maladresse!...
Nous allions, nous allions toujours. N'ayant rien de mieux à faire qu'à suivre mon vieux compagnon, mes ailes battaient au vent des siennes pour se replier immobiles aussitôt qu'il se posait. J'ai encore dans les yeux tous les endroits où nous avons passé: la garenne rose de bruyères, pleine de terriers au pied des arbres jaunes, avec ce grand rideau de chênes où il me semblait voir la mort cachée partout, la petite allée verte où ma mère Perdrix avait promené tant de fois sa nichée au soleil de mai, où nous sautions tout en piquant les fourmis rouges qui nous grimpaient aux pattes, où nous rencontrions des petits faisans farauds, lourds comme des poulets, et qui ne voulaient pas jouer avec nous.
Je la vis comme dans un rêve ma petite allée, au moment où une biche la traversait, haute sur ses pattes menues, les yeux grands ouverts et prête à bondir. Puis la mare où l'on vient en partie par quinze ou trente, tous du même vol, levés de la plaine en une minute, pour boire à l'eau de la source et s'éclabousser de gouttelettes qui roulent sur le lustre des plumes... Il y avait au milieu de cette mare un bouquet d'aulnettes très fourré, c'est dans cet îlot que nous nous réfugiâmes. Il aurait fallu que les chiens eussent un fameux nez pour venir nous chercher là. Nous y étions depuis un moment, lorsqu'un chevreuil arriva, se traînant sur trois pattes et laissant une trace rouge sur les mousses derrière lui. C'était si triste à voir que je cachai ma tête sous les feuilles; mais j'entendais le blessé boire dans la mare en soufflant, brûlé de fièvre...
Le jour tombait. Les coups de fusil s'éloignaient, devenaient plus rares. Puis tout s'éteignit... C'était fini. Alors nous revînmes tout doucement vers la plaine, pour avoir des nouvelles de notre compagnie. En passant devant la petite maison du bois, je vis quelque chose d'épouvantable.
Au rebord d'un fossé, les lièvres au poil roux, les petits lapins gris à queue blanche, gisaient à côté les uns des autres. C'était des petites pattes jointes par la mort, qui avaient l'air de demander grâce, des yeux voilés qui semblaient pleurer; puis des perdrix rouges, des perdreaux gris, qui avaient le fer à cheval comme mon camarade, et des jeunes de cette année qui avaient encore comme moi du duvet sous leurs plumes. Savez-vous rien de plus triste qu'un oiseau mort? C'est si vivant, des ailes! De les voir repliées et froides, ça fait frémir... Un grand chevreuil superbe et calme paraissait endormi, sa petite langue rose dépassant la bouche comme pour lécher encore.
Et les chasseurs étaient là, penchés sur cette cuerie, comptant et tirant vers leurs carniers les pattes sanglantes, les ailes déchirées, sans respect pour toutes ces blessures fraîches. Les chiens, attachés pour la route, fronçaient encore leurs babines en arrêt, comme s'ils s'apprêtaient à s'élancer de nouveau dans les taillis.
Oh! pendant que le grand soleil se couchait là-bas et qu'ils s'en allaient tous, harassés, allongeant leurs ombres sur les mottes de terre et les sentiers humides de la rosée du soir, comme je les maudissais, comme je les détestais, hommes et bêtes, toute la bande!... Ni mon compagnon ni moi n'avions le courage de jeter comme à l'ordinaire une petite note d'adieu à ce jour qui finissait.
Sur notre route nous rencontrions de malheureuses petites bêtes, abattues par un plomb de hasard, et restant là abandonnées aux fourmis, des mulots, le museau plein de poussière, des pies, des hirondelles foudroyées dans leur vol, couchées sur le dos et tendant leurs petites pattes roides vers la nuit qui descendait vite comme elle fait en automne, claire, froide et mouillée. Mais le plus navrant de tout, c'était d'entendre, à la lisière du bois, au bord du pré, et là-bas dans l'oseraie de la rivière, les appels anxieux, tristes, disséminés, auxquels rien ne répondait.
LE MIROIR
Dans le Nord, au bord du Niémen, est arrivée une petite créole de quinze ans, blanche et rose comme une fleur d'amandier. Elle vient du pays des colibris, c'est le vent de l'amour qui l'apporte... Ceux de son île lui disaient: «Ne pars pas, il fait froid sur le continent... L'hiver te fera mourir.» Mais la petite créole ne croyait pas à l'hiver et ne connaissait le froid que pour avoir pris des sorbets; puis elle était amoureuse, elle n'avait pas peur de mourir... Et maintenant la voilà qui débarque là-haut dans les brouillards du Niémen, avec ses éventails, son hamac, ses moustiquaires et une cage en treillis doré pleine d'oiseaux de son pays.
Quand le vieux père Nord a vu venir cette fleur des îles que le Midi lui envoyait dans un rayon, son cœur s'est ému de pitié; et comme il pensait bien que le froid ne ferait qu'une bouchée de la fillette et de ses colibris, il a vite allumé son gros soleil jaune et s'est habillé d'été pour les recevoir... La créole s'y est trompée; elle a pris cette chaleur du Nord, brutale et lourde, pour une chaleur de durée, cette éternelle verdure noire pour de la verdure de printemps, et suspendant son hamac au fond du parc entre deux sapins, tout le jour elle s'évente, elle se balance.
«Mais il fait très chaud dans le Nord», dit-elle en riant. Pourtant quelque chose l'inquiète. Pourquoi, dans cet étrange pays, les maisons n'ont-elles pas de vérandahs? Pourquoi ces murs épais, ces tapis, ces lourdes tentures? Ces gros poêles en faïence, et ces grands tas de bois qu'on empile dans les cours, et ces peaux de renards bleus, ces manteaux doublés, ces fourrures qui dorment au fond des armoires; à quoi tout cela peut-il servir?... Pauvre petite, elle va le savoir bientôt.
Un matin, en s'éveillant, la petite créole se sent prise d'un grand frisson. Le soleil a disparu, et du ciel noir et bas, qui semble dans la nuit s'être rapproché de terre, il tombe par flocons une peluche blanche et silencieuse comme sous les cotonniers... Voilà l'hiver! voilà l'hiver! Le vent siffle, les poêles ronflent. Dans leur grande cage en treillis doré, les colibris ne gazouillent plus. Leurs petites ailes bleues, roses, rubis, vert de mer, restent immobiles, et c'est pitié de les voir se serrer les uns contre les autres, engourdis et bouffis par le froid, avec leurs becs fins et leurs yeux en tête d'épingle. Là-bas, au fond du parc, le hamac grelotte plein de givre, et les branches des sapins sont en verre filé... La petite créole a froid, elle ne veut plus sortir.
Pelotonnée au coin du feu comme un de ses oiseaux, elle passe son temps à regarder la flamme et se fait du soleil avec ses souvenirs. Dans la grande cheminée lumineuse et brûlante, elle revoit tout son pays: les larges quais pleins de soleil avec le sucre brun des cannes qui ruisselle, et les grains de maïs flottant dans une poussière dorée, puis les siestes d'après-midi, les stores clairs, les nattes de paille, puis les soirs d'étoiles, les mouches enflammées, et des millions de petites ailes qui bourdonnent entre les fleurs et dans les mailles de tulle des moustiquaires.
Et tandis qu'elle rêve ainsi devant la flamme, les jours d'hiver se succèdent toujours plus courts, toujours plus noirs. Tous les matins on ramasse un colibri mort dans la cage; bientôt il n'en reste plus que deux, deux flocons de plumes vertes qui se hérissent l'un contre l'autre dans un coin...
Ce matin-là, la petite créole n'a pas pu se lever. Comme une balancelle mahonnaise prise dans les glaces du Nord, le froid l'étreint, la paralyse. Il fait sombre, la chambre est triste. Le givre a mis sur les vitres un épais rideau de soie mate. La ville semble morte, et, par les rues silencieuses, le chasse-neige à vapeur siffle lamentablement... Dans son lit, pour se distraire, la créole fait luire les paillettes de son éventail et passe son temps à se regarder dans des miroirs de son pays, tout frangés de grandes plumes indiennes.
Toujours plus courts, toujours plus noirs, les jours d'hiver se succèdent. Dans ses courtines de dentelles, la petite créole languit, se désole. Ce qui l'attriste surtout, c'est que de son lit elle ne peut pas voir le feu. Il lui semble qu'elle a perdu sa patrie une seconde fois... De temps en temps elle demande: «Est-ce qu'il y a du feu dans la chambre?—Mais oui, petite, il y en a. La cheminée est tout en flammes. Entends-tu pétiller le bois, et les pommes de pin qui éclatent?—Oh! voyons, voyons.» Mais elle a beau se pencher, la flamme est trop loin d'elle; elle ne peut pas la voir, et cela la désespère. Or, un soir qu'elle est là, pensive et pâle, sa tête au bord de l'oreiller et les yeux toujours tournés vers cette belle flamme invisible, son ami s'approche d'elle, prend un des miroirs qui sont sur le lit: «Tu veux voir le feu, mignonne... Eh bien! attends...» Et s'agenouillant devant la cheminée, il essaye de lui envoyer avec son miroir un reflet de la flamme magique: «Peux-tu le voir?—Non! Je ne vois rien.—Et maintenant?—Non! pas encore...» Puis tout à coup, recevant en plein visage un jet de lumière qui l'enveloppe: «Oh! je le vois!» dit la créole toute joyeuse, et elle meurt en riant avec deux petites flammes au fond des yeux.
L'EMPEREUR AVEUGLE
OU
LE VOYAGE EN BAVIÈRE A LA RECHERCHE D'UNE TRAGÉDIE JAPONAISE
I
M. LE COLONEL DE SIEBOLDT
Au printemps de 1866, M. de Sieboldt, colonel bavarois au service de la Hollande, bien connu dans le monde scientifique par ses beaux ouvrages sur la flore japonaise, vint à Paris soumettre à l'empereur un vaste projet d'association internationale pour l'exploitation de ce merveilleux Nipon-Jepen—Japon (Empire-au-Lever-du-Soleil) qu'il avait habité pendant plus de trente ans. En attendant d'avoir une audience aux Tuileries, l'illustre voyageur—resté très Bavarois malgré son séjour au Japon—passait ses soirées dans une petite brasserie du faubourg Poissonnière, en compagnie d'une jeune demoiselle de Munich qui voyageait avec lui et qu'il présentait comme sa nièce. C'est là que je le rencontrai. La physionomie de ce grand vieux, ferme et droit sous ses soixante et douze ans, sa longue barbe blanche, son interminable houppelande, sa boutonnière enrubannée où toutes les académies des sciences avaient mis leurs couleurs, cet air étranger, où il y a à la fois tant de timidité et de sans-gêne, faisait toujours retourner les têtes quand il entrait. Gravement le colonel s'asseyait, tirait de sa poche un gros radis noir; puis la petite demoiselle qui l'accompagnait, tout Allemande dans sa jupe courte, son châle à franges, son petit chapeau de voyage, coupait ce radis en tranches minces à la mode du pays, le couvrait de sel, l'offrait à son «ounclé!» comme elle disait de sa petite voix de souris, et tous deux se mettaient à grignoter l'un en face de l'autre, tranquillement et simplement, sans paraître se douter qu'il pût y avoir le moindre ridicule à faire à Paris comme à Munich. Vraiment c'était un couple original et sympathique, et nous eûmes bientôt fait de devenir grands amis. Le bonhomme, voyant le goût que je prenais à l'entendre parler du Japon, m'avait demandé de revoir son mémoire, et je m'étais empressé d'accepter autant par amitié pour ce vieux Sinbad que pour m'enfoncer plus avant dans l'étude du beau pays dont il m'avait communiqué l'amour. Ce travail de révision ne se fit pas sans peine. Tout le mémoire était écrit dans le français bizarre que parlait M. de Sieboldt: «Si j'aurais des actionnaires..., si je réunirais des fonds...», et ces renversements de prononciation qui lui faisaient dire régulièrement: «les grandes boîtes de l'Asie» pour «les grands poètes de l'Asie», et «le Chabon» pour «le Japon»... joignez à cela des phrases de cinquante lignes, sans un point, sans une virgule, rien pour respirer, et cependant si bien classées dans la cervelle de l'auteur, qu'en ôter un seul mot lui paraissait impossible, et que s'il m'arrivait d'enlever une ligne d'un côté, il la transportait bien vite un peu plus loin... C'est égal! ce diable d'homme était si intéressant avec son Chabon, que j'oubliais l'ennui du travail; et lorsque la lettre d'audience arriva, le mémoire tenait à peu près sur ses pieds.
Pauvre vieux Sieboldt! Je le vois encore s'en allant aux Tuileries, toutes ses croix sur la poitrine, dans ce bel habit de colonel rouge et or qu'il ne tirait de sa malle qu'aux grandes occasions. Quoi-qu'il en fît: «brum! brum!» tout le temps en redressant sa longue taille, au tremblement de son bras sur le mien, surtout à la pâleur insolite de son nez, un bon gros nez de sa vantasse, cramoisi par l'étude et la bière de Munich, je sentais combien il était ému... Le soir, quand je le revis, il triomphait: Napoléon III l'avait reçu entre deux portes, écouté pendant cinq minutes et congédié avec sa phrase favorite: «Je verrai... je réfléchirai.» Là-dessus, le naïf Japonais parlait déjà de louer le premier étage du Grand-Hôtel, d'écrire aux journaux, de lancer des prospectus. J'eus beaucoup de mal à lui faire comprendre que Sa Majesté serait peut-être longue à réfléchir, et qu'il ferait mieux, en attendant, de retourner à Munich, où la Chambre était justement en train de voter des fonds pour l'achat de sa grande collection. Mes observations finirent par le convaincre, et il partit en me promettant de m'envoyer, pour la peine que j'avais prise au fameux mémoire, une tragédie japonaise du seizième siècle, intitulée l'Empereur aveugle, précieux chef-d'œuvre absolument inconnu en Europe et qu'il avait traduit exprès pour son ami Meyerbeer. Le maître, quand il mourut, était en train d'écrire la musique des chœurs. C'est, comme vous voyez, un vrai cadeau que le brave homme voulait me faire.
Malheureusement, quelques jours après son départ, la guerre éclatait en Allemagne, et je n'entendis plus parler de ma tragédie. Les Prussiens ayant envahi le Wurtemberg et la Bavière, il était assez naturel que dans son émoi patriotique et le grand désarroi d'une invasion, le colonel eût oublié mon Empereur aveugle. Mais moi, j'y pensais plus que jamais; et, ma foi! un peu l'envie de ma tragédie japonaise, un peu la curiosité de voir de près ce que c'était que la guerre, l'invasion,—ô Dieu! j'en ai maintenant toute l'horreur dans la mémoire,—je me décidai un beau matin à partir pour Munich.
II
L'ALLEMAGNE DU SUD
Parlez-moi des peuples à sang lourd! En pleine guerre, sous ce grand soleil d'août, tout le pays d'outre-Rhin, depuis le pont de Kehl jusqu'à Munich, avait l'air aussi froid, aussi tranquille. Par les trente fenêtres du wagon wurtembergeois qui m'emmenait lentement, lourdement, à travers la Souabe, des paysages se déroulaient, des montagnes, des ravins, des écroulements de riche verdure où l'on sentait la fraîcheur des ruisseaux. Sur les pentes qui disparaissaient en tournant, au mouvement des wagons, des paysannes se tenaient toutes roides au milieu de leurs troupeaux, vêtues de jupes rouges, de corsages de velours, et les arbres étaient si verts autour d'elles, qu'on eût dit une bergerie tirée d'une de ces petites boîtes de sapin qui sentent bon la résine et les forêts du Nord. De loin en loin, une douzaine de fantassins habillés de vert emboîtaient le pas dans un pré, la tête droite, la jambe en l'air, portant leurs fusils comme des arbalètes: c'était l'armée d'un prince de Nassau quelconque. Parfois aussi des trains passaient, avec la même lenteur que le nôtre, chargés de grands bateaux, où des soldats wurtembergeois, entassés comme dans un char allégorique, chantaient des barcarolles à trois voix, en fuyant devant les Prussiens. Et nos haltes à tous les buffets, le sourire inaltérable des majordomes, ces grosses faces allemandes, épanouies, la serviette sous le menton devant d'énormes quartiers de viande aux confitures, et le parc royal de Stuttgart plein de carrosses, de toilettes, de cavalcades, la musique autour des bassins jouant des valses, des quadrilles, pendant qu'on se battait à Kissingen; vraiment, quand je me rappelle tout cela et que je pense à ce que j'ai vu, quatre ans après, dans ce même mois d'août, ces locomotives en délire s'en allant sans savoir où, comme si le grand soleil avait affolé leurs chaudières, les wagons arrêtés en plein champ de bataille, les rails coupés, les trains en détresse, la France diminuée de jour en jour à mesure que la ligne de l'Est devenait plus courte, et sur tout le parcours des voies abandonnées, l'encombrement sinistre de ces gares, qui restaient seules, en pays perdu, pleines de blessés oubliés là comme des bagages, je commence à croire que cette guerre de 1866 entre la Prusse et les États du Sud n'était qu'une guerre pour rire, et qu'en dépit de tout ce qu'on a pu nous dire, les loups de Germanie ne se mangent jamais entre eux.
Il n'y avait qu'à voir Munich pour s'en convaincre. Le soir où j'arrivai, un beau soir de dimanche plein d'étoiles, toute la ville était dehors. Une joyeuse rumeur confuse, aussi vague sous la lumière que la poussière soulevée aux pas de tous ces promeneurs, flottait dans l'air. Au fond des caves à bière voûtées et fraîches, dans les jardins des brasseries, où des lanternes de couleur balançaient leurs lueurs sourdes, partout on entendait, mêlés au bruit des lourds couvercles retombant sur les chopes, les cuivres qui sonnaient en notes triomphales, et les soupirs des instruments de bois...
C'est dans une de ces brasseries harmoniques que je trouvai le colonel de Sieboldt, assis avec sa nièce, devant son éternel radis noir.
A la table à côté, le ministre des affaires étrangères prenait un bock, en compagnie de l'oncle du roi. Tout autour, de bons bourgeois avec leurs familles, des officiers en lunettes, des étudiants à petites casquettes rouges, bleues, vert de mer, tous graves, silencieux, écoutaient religieusement l'orchestre de M. Gungel, et regardaient monter la fumée de leurs pipes, sans plus se soucier de la Prusse que si elle n'existait pas. En me voyant, le colonel parut un peu gêné, et je crus m'apercevoir qu'il baissait la voix pour m'adresser la parole en français. Autour de nous, on chuchotait: «Franzose... Franzose...» Je sentais de la malveillance dans tous les yeux.—«Sortons!» me dit M. de Sieboldt, et une fois dehors, je retrouvai son bon sourire d'autrefois. Le brave homme n'avait pas oublié sa promesse, mais il était très absorbé par le rangement de sa collection japonaise qu'il venait de vendre à l'État. C'est pour cela qu'il ne m'avait pas écrit. Quant à ma tragédie, elle était à Wurtzbourg, entre les mains de madame de Sieboldt, et pour arriver jusque-là il me fallait une autorisation spéciale de l'ambassade française, car les Prussiens approchaient de Wurtzbourg, et l'on n'y entrait plus que très difficilement. J'avais une telle envie de mon Empereur aveugle, que je serais allé à l'ambassade le soir même, si je n'avais pas craint de trouver M. de Trévise couché...
III
EN DROSCHKEN
De bonne heure, le lendemain, l'hôtelier de la Grappe-Bleue me faisait monter dans une de ces petites voitures de louage que les hôtels ont toujours dans leurs cours pour montrer aux voyageurs les curiosités de la ville, et d'où les monuments, les avenues vous apparaissent comme entre les pages d'un guide. Cette fois il ne s'agissait pas de me faire voir la ville, mais seulement de me conduire à l'ambassade française: «Franzôsische Ambassad!...» répéta deux fois l'hôtelier. Le cocher, petit homme habillé de bleu et coiffé d'un chapeau gigantesque, semblait très étonné de, la nouvelle destination qu'on donnait à son fiacre, à son droschken, pour parler comme à Munich. Mais je fus bien plus étonné que lui, quand je le vis tourner le dos au quartier noble, prendre un long faubourg, plein d'usines, de maisons ouvrières, de petits jardins, passer les portes, et m'emmener hors de la ville...
—Ambassad Franzôsische? lui demandais-je de temps en temps avec inquiétude.
-Ya, ya, répondait le petit homme, et nous continuions à rouler. J'aurais bien voulu avoir quelques renseignements de plus; mais le diable, c'est que mon conducteur ne parlait pas français, et moi-même, à cette époque, je ne connaissais de la langue allemande que deux ou trois phrases très élémentaires, où il était question de pain, de lit, de viande et pas du tout d'ambassadeur. Encore, ces phrases-là, ne savais-je les dire qu'en musique, et voici pourquoi:
Quelques années auparavant, avec un camarade presque aussi fou que moi, j'avais fait à travers l'Alsace, la Suisse, le duché de Bade, un vrai voyage de colporteur, le sac bouclé aux épaules, arpentant les lieues à la douzaine, tournant les villes dont nous ne voulions voir que les portes, et prenant toujours les tout petits chemins sans savoir où ils nous mèneraient. Cela nous donnait souvent l'imprévu de nuits passées en plein champ, ou sous le toit ouvert d'une grange; mais ce qui achevait d'incidenter notre excursion, c'est que ni l'un ni l'autre nous ne savions un mot d'allemand. A l'aide d'un petit dictionnaire de poche acheté en passant à Bâle, nous étions bien parvenus à construire quelques phrases toutes simples, toutes naïves comme: Vir vollen trinken bier.—nous voulons boire de la bière... Vir vollen essen kaese,—nous voulons manger du fromage: malheureusement, si peu compliquées qu'elles vous paraissent, ces maudites phrases nous coûtaient beaucoup de peine à retenir. Nous ne les avions pas dans la bouche, comme disent les comédiens. L'idée nous vint alors de les mettre en musique, et le petit air que nous avions composé s'adaptait si bien dessus, que les mots nous entrèrent dans la mémoire à la suite des notes, et que les uns ne pouvaient plus sortir sans entraîner les autres. Il fallait voir la figure des hôteliers badois, le soir, quand nous entrions dans la grande salle du Gasthaus et que, sitôt nos sacs débouclés, nous entonnions d'une voix retentissante:
Vir vollen trinken bier (bis)
Vir vollen, ya, vir vollen
Ya!
Vir vollen trinken bier.
Depuis ce temps-là je suis devenu très fort en allemand. J'ai eu tant d'occasions de l'apprendre!... Mon vocabulaire s'est enrichi d'une foule de locutions, de phrases. Seulement je les parle, je ne les chante plus... Oh! non, je n'ai pas envie de les chanter...
Mais revenons à mon droschken.
Nous allions d'un petit pas reposé, sur une avenue bordée d'arbres et de maisons blanches. Tout à coup le cocher s'arrêta.
«Da!...» me dit-il en me montrant-une maisonnette enfouie sous les acacias, et qui me parut bien silencieuse, bien retirée pour une ambassade. Trois boutons de cuivre superposés luisaient dans un coin du mur, à côté de la porte. J'en tire un au hasard, la porte s'ouvre, et j'entre dans un vestibule élégant, confortable; des fleurs, des tapis partout. Sur l'escalier, une demi-douzaine de chambrières bavaroises, accourues à mon coup de sonnette, s'échelonnaient avec cette tournure disgracieuse d'oiseaux sans ailes qu'ont toutes les femmes au delà du Rhin.
Je demande: «Ambassad Franzôsische?» Elles me font répéter deux fois, et les voilà parties à rire, à rire en secouant la rampe. Furieux, je reviens vers mon cocher et tâche de lui faire comprendre, à grand renfort de gestes, qu'il s'est trompé, que l'ambassade n'est pas là. «Ya, ya.» répond le petit homme sans s'émouvoir, et nous retournons vers Munich.
Il faut croire que notre ambassadeur de ce temps-là changeait souvent de domicile, ou bien que mon cocher, pour ne pas déroger aux habitudes de son droschken, s'était mis dans l'idée de me faire visiter quand même la ville et ses environs. Toujours est-il que notre matinée se passa à courir Munich dans tous les sens, à la recherche de cette ambassade fantastique. Après deux ou trois autres tentatives, j'avais fini par ne plus descendre de voiture. Le cocher allait, venait, s'arrêtait à certaines rues, faisait semblant de s'informer. Je me laissais conduire, et ne m'occupais plus que de regarder autour de moi... Quelle ville ennuyeuse et froide que ce Munich, avec ses grandes avenues, ses palais alignés, ses rues trop larges où le pas résonne, son musée en plein vent de célébrités bavaroises si mortes dans leurs statues blanches!
Que, de colonnades, d'arcades, de fresques, d'obélisques, de temples grecs, de propylées, de distiques en lettres d'or sur les frontons! Tout cela s'efforce d'être grand; mais il semble qu'on sente le vide et l'emphase de cette apparente grandeur, en voyant à tous les fonds d'avenue les arcs de triomphe où l'horizon passe seul, les portiques ouverts sur le bleu. C'est bien ainsi que je me représente ces villes imaginaires, Italie mêlée d'Allemagne, où Musset promène l'incurable ennui de son Fantasio et la perruque solennelle et niaise du prince de Mantoue.
Cette course en droschken dura cinq ou six heures; après quoi le cocher me ramena triomphalement dans la cour de la Grappe-Bleue, en faisant claquer son fouet, tout fier de m'avoir montré Munich. Quant à l'ambassade, je finis par la découvrir à deux rues de mon hôtel, mais cela ne m'avança guère. Le chancelier ne voulut pas me donner de passe-port pour Wurtzbourg. Nous étions, paraît-il, très mal vus en Bavière à ce moment-là; un Français n'aurait pas pu sans danger s'aventurer jusqu'aux avant-postes. Je fus donc obligé d'attendre à Munich que madame de Sieboldt eût trouvé une occasion de me faire parvenir la tragédie japonaise...
IV
LE PAYS DU BLEU
Chose singulière! Ces bons Bavarois, qui nous en voulaient tant de n'avoir pas pris parti pour eux dans cette guerre, n'avaient pas la moindre animosité contre les Prussiens. Ni honte des défaites, m haine du vainqueur.—«Ce sont les premiers soldats du monde!...» me disait avec un certain orgueil l'hôtelier de la Grappe-Bleue, le lendemain de Kissingen, et c'était bien le sentiment général à Munich. Dans les cafés on s'arrachait les journaux de Berlin. On riait à se tordre aux plaisanteries du Kladderadatsch, ces grosses charges berlinoises aussi lourdes que le fameux marteau-pilon de l'usine Krupp, qui pèse cinquante mille kilogrammes. L'entrée prochaine des Prussiens n'étant plus un doute pour personne, chacun se disposait à les bien recevoir. Les brasseries s'approvisionnaient de saucisses, de quenelles. Dans les maisons bourgeoises on préparait des chambres d'officiers...
Seuls, les musées manifestaient quelque inquiétude. Un jour, en entrant à la Pinacothèque, je trouvai les murs nus et les gardiens en train de clouer les tableaux dans de grandes caisses prêtes à partir pour le Sud. On craignait que le vainqueur, très scrupuleux pour les propriétés particulières, ne le fût pas autant pour les collections de l'État. Aussi, de tous les musées de la ville, il n'y avait que celui de M. de Sieboldt qui restât ouvert. En sa qualité d'officier hollandais, décoré de l'Aigle de Prusse, le colonel pensait que, lui présent, personne n'oserait toucher à sa collection; et en attendant l'arrivée des Prussiens, il ne faisait plus que se promener avec son grand costume, à travers les trois longues salles que le roi lui avait données au jardin de la cour, espèce de Palais-Royal, plus vert et plus triste que le nôtre, entouré de murs de cloître peints à fresque.
Dans ce grand palais morne, ces curiosités étalées, étiquetées, constituaient bien le musée, cet assemblage mélancolique de choses venues de loin, dégagées de leur milieu. Le vieux Sieboldt lui-même avait l'air d'en faire partie. Je venais le voir tous les jours, et nous passions ensemble de longues heures a feuilleter ces manuscrits japonais ornés de planches, ces livres de science, d'histoire, les uns si immenses, qu'il fallait les étaler à terre pour les ouvrir, les autres hauts comme l'ongle, lisibles seulement à la loupe, dorés, fins, précieux. M. de Sieboldt me faisait admirer son encyclopédie japonaise en quatre-vingt-deux volumes, ou bien il me traduisait une ode du Hiak-nin, merveilleux ouvrage publié par les soins des empereurs japonais, et où l'on trouve les vies, les portraits et des fragments lyriques des cent plus fameux poètes de l'empire. Puis nous rangions sa collection d'armes, les casques d'or à larges mentonnières, les cuirasses, les cottes de maille, ces grands sabres à deux mains qui sentent leur chevalier du Temple et avec lesquels on s'ouvre si bien le ventre.
Il m'expliquait les devises d'amour peintes sur les coquilles dorées, m'introduisait dans les intérieurs japonais en me montrant le modèle de sa maison de Yédo, une miniature de laque où tout était représenté, depuis les stores de soie des fenêtres jusqu'aux rocailles du jardin, jardinet de Lilliput, orné des plantes mignonnes de la flore indigène. Ce qui m'intéressait aussi beaucoup, c'était les objets du culte japonais, leurs petits dieux en bois peint, les chasubles, les vases sacrés, et ces chapelles portatives, vrais théâtres de pupazzi, que chaque fidèle a dans un coin de sa maison. Les petites idoles rouges sont rangées au fond; une mince corde à nœuds pend sur le devant. Avant de commencer sa prière, le Japonais s'incline et frappe de cette corde un timbre qui brille au pied de l'autel; c'est ainsi qu'il appelle l'attention de ses dieux. Je prenais un plaisir d'enfant à faire sonner ces timbres magiques, à laisser mon rêve s'en aller, roulé dans cette onde sonore, jusqu'au fond de ces Asies d'Orient où le soleil levant semble avoir tout doré, depuis les lames de leurs grands sabres jusqu'aux tranches de leurs petits livres...
Quand je sortais de là, les yeux pleins de tous ces reflets de laque, de jade, de couleurs éclatantes des cartes géographiques, les jours surtout où le colonel m'avait lu une de ces odes japonaises d'une poésie chaste, distinguée, originale, si profonde, les rues de Munich me faisaient un singulier effet. Le Japon, la Bavière, ces deux pays nouveaux pour moi, que je connaissais presque en même temps, que je voyais l'un à travers l'autre, se brouillaient, se confondaient dans ma tête, devenaient une espèce de pays vague, de pays du bleu... Cette ligne bleue des voyages que je venais de voir sur les tasses japonaises dans le trait des nuages et l'esquisse de l'eau, je la retrouvais sur les fresques bleues des murailles... Et ces soldats bleus qui faisaient l'exercice sur les places, coiffés de casques japonais, et ce grand ciel tranquille d'un bleu de Vergiss-mein-nicht, et ce cocher bleu qui me ramenait à l'hôtel de la Grappe-Bleue!...
V
PROMENADE SUR LE STARNBERG
Il était bien du pays bleu aussi, ce lac étincelant qui miroite au fond de ma mémoire. Rien que d'écrire ce nom de Starnberg, j'ai revu tout près de Munich la grande nappe d'eau, unie, pleine de ciel, rendue familière et vivante par la fumée d'un petit steamer qui longeait les bords. Tout autour les masses sombres des grands parcs, séparées de place en place, comme ouvertes par la blancheur des villas. Plus haut, des bourgs aux toits serrés, des nids de maisons posés sur les pentes; plus haut encore les montagnes du Tyrol, lointaines, couleur de l'air où elles flottent; et dans un coin de ce tableau un peu classique, mais si charmant, le vieux, vieux batelier, avec ses longues guêtres et son gilet rouge à boutons d'argent, qui me promena tout un dimanche, et paraissait si fier d'avoir un Français dans son bateau.
Ce n'était pas la première fois que pareil honneur lui arrivait. Il se souvenait très bien d'avoir, dans sa jeunesse, fait passer le Starnberg à un officier. Il y avait soixante ans de cela, et à la façon respectueuse dont le bonhomme me parlait, je sentais l'impression qu'avait dû lui faire ce Français de 1806, quelque bel Oswald du premier empire en collant et bottes molles, un schapska gigantesque et des insolences de vainqueur!... Si le batelier de Starnberg vit encore, je doute qu'il ait autant d'admiration pour les Français.
C'est sur ce beau lac et dans les parcs ouverts des résidences qui l'entourent que les bourgeois de Munich promènent leurs gaietés du dimanche. La guerre n'avait rien changé à cet usage. Au bord de l'eau, quand je passai, les auberges étaient pleines; de grosses dames assises en rond faisaient bouffer leurs jupes sur les pelouses. Entre les branches qui se croisaient sur le bleu du lac, des groupes de Gretchen et d'étudiants passaient, auréolés d'une fumée de pipe. Un peu plus loin, dans une clairière du parc Maximilien, une noce de paysans, bruyante et voyante, buvait devant de longues tables en tréteaux, tandis qu'un garde-chasse en habit vert, campé, le fusil au poing, dans l'attitude d'un homme qui tire, faisait la démonstration de ce merveilleux fusil à aiguille dont les Prussiens se servaient avec tant de succès. J'avais besoin de cela pour me rappeler qu'on se battait à quelques lieues de nous. On se battait pourtant, il faut bien le croire, puisque ce soir-là, en rentrant à Munich, je vis sur une petite place abritée et recueillie comme un coin d'église, des cierges qui brûlaient tout autour de la Marien-Saule, et des femmes agenouillées, dont un long sanglot secouait la prière...
VI
LA BAVARIA
Malgré tout ce qu'on a écrit depuis quelques années sur le chauvinisme français, nos sottises patriotiques, nos vanités, nos fanfaronnades, je ne crois pas qu'il y ait en Europe un peuple plus vantard, plus glorieux, plus infatué de lui-même que le peuple de Bavière. Sa toute petite histoire, dix pages détachées de l'histoire de l'Allemagne, s'étale dans les rues de Munich, gigantesque, disproportionnée, tout en peintures et en monuments, comme un de ces livres d'étrennes qu'on donne aux enfants: peu de texte et beaucoup d'images. A Paris, nous n'avons qu'un arc de triomphe; là-bas ils en ont dix: la porte des Victoires, le portique des Maréchaux, et je ne sais combien d'obélisques élevés: à la vaillance des guerriers bavarois.
Il fait bon être grand homme dans ce pays-là; on est sûr d'avoir son nom gravé partout dans la pierre, dans le bronze, et au moins une fois sa statue au milieu d'une place, ou tout au haut de quelque frise parmi des victoires de marbre blanc. Cette folie des statues, des apothéoses, des monuments commémoratifs est poussée à un tel point chez ces bonnes gens, qu'ils ont, au coin des rues, des socles vides tout dressés, tout préparés pour les célébrités inconnues du lendemain. En ce moment, toutes les places doivent être prises. La guerre de 1870 leur a fourni tant de héros, tant d'épisodes glorieux!...
J'aime à me figurer, par exemple, l'illustre général von der Thann déshabillé à l'antique au milieu d'un square verdoyant, avec un beau piédestal orné de bas-reliefs représentant d'un côté les Guerriers bavarois incendiant le village de Bazeilles, de l'autre les Guerriers bavarois assassinant des blessés français à l'ambulance de Woerth. Quel splendide monument cela doit faire!
Non contents d'avoir leurs grands hommes éparpillés ainsi par la ville, les Bavarois les ont réunis dans un temple situé aux portes de Munich, et qu'ils appellent la Ruhmeshalle (la salle de la gloire). Sous un vaste portique de colonnes de marbre, qui s'avancent en retour en formant les trois côtés d'un carré, sont rangés sur des consoles les bustes des Électeurs, des rois, des généraux, des jurisconsultes, etc... (On trouve le catalogue chez le gardien.)
Un peu en avant se dresse une statue colossale, une Bavaria de quatre-vingt-dix pieds, debout au sommet d'un de ces grands escaliers si tristes qui montent à découvert dans la verdure des jardins publics. Avec sa peau de lion sur les épaules, son glaive serré dans une main, dans l'autre la couronne de la gloire (toujours la gloire!), cette immense pièce de bronze, à l'heure où je la vis, sur la fin d'une de ces journées d'août où les ombres s'allongent démesurément, remplissait la plaine silencieuse de son geste emphatique. Tout autour, le long des colonnes, les profils des hommes célèbres grimaçaient au soleil couchant. Tout cela si désert, si morne! En entendant mes pas sonner sur les dalles, je retrouvais bien cette impression de grandeur dans le vide qui me poursuivait depuis mon arrivée à Munich.
Un petit escalier en fonte grimpe en tournant dans l'intérieur de la Bavaria. J'eus la fantaisie de monter jusqu'en haut et de m'asseoir un moment dans la tête du colosse, un petit salon en rotonde éclairé par deux fenêtres qui sont les yeux. Malgré ces yeux ouverts sur l'horizon bleu des Alpes, il faisait très chaud là dedans. Le bronze, chauffé par le soleil, m'enveloppait d'une chaleur alourdissante. Je fus obligé de redescendre bien vite... Mais, c'est égal, cela m'avait suffi pour se connaître, ô grande Bavaria boursouflée et sonore! J'avais vu ta poitrine sans cœur, tes gros bras de chanteuse, enflés, sans muscles, ton glaive en métal repoussé, et senti dans ta tête creuse l'ivresse lourde et la torpeur d'un cerveau de buveur de bière... Et dire qu'en nous embarquant dans cette folle guerre de 1870, nos diplomates avaient compté sur toi. Ah! s'ils s'étaient donné la peine de monter dans la Bavaria, eux aussi!
VII
L'EMPEREUR AVEUGLE!...
Il y avait dix jours que j'étais à Munich, et je n'avais encore aucune nouvelle de ma tragédie japonaise. Je commençais à désespérer, lorsqu'un soir, dans le petit jardin de la brasserie où nous prenions nos repas, je vis arriver mon colonel avec une figure rayonnante. «Je l'ai! me dit-il; venez demain matin au musée... Nous la lirons ensemble, vous verrez si c'est beau.» Il était très animé ce soir-là. Ses yeux brillaient en parlant. Il déclamait à haute voix des passages de la tragédie, essayait de chanter les chœurs. Deux ou trois fois sa nièce fut obligée de le faire taire: «Ounclé..., ounclé...» J'attribuai cette fièvre, cette exaltation à un pur enthousiasme lyrique. En effet, les fragments qu'il me récitait me paraissaient très beaux, et j'avais hâte d'entrer en possession de mon chef-d'œuvre.
Le lendemain, quand j'arrivai au jardin de la cour, je fus très surpris de trouver la salle des collections fermée. Le colonel absent de son musée, c'était si extraordinaire que je courus chez lui avec une vague inquiétude. La rue qu'il habitait, une rue de faubourg paisible et courte, des jardins, des maisons basses, me parut plus agitée que d'habitude. On causait par groupes devant les portes. Celle de la maison Sieboldt était fermée, les persiennes ouvertes.
Des gens entraient, sortaient d'un air triste. On sentait là une de ces catastrophes trop grandes pour le logis, et qui débordent jusque dans la rue... En arrivant, j'entendis des sanglots. C'était au fond d'un petit couloir, dans une grande pièce encombrée et claire comme une salle d'étude. Il y avait là une longue table en bois blanc, des livres, des manuscrits, des vitrines à collections, des albums couverts en soie brochée; au mur, des armes japonaises, des estampes, de grandes cartes géographiques; et dans ce désordre de voyages, d'études, le colonel étendu sur son lit, sa longue barbe droite sur sa poitrine, avec la pauvre petite «Ounclé» qui pleurait à genoux dans un coin. M. de Sieboldt était mort subitement pendant la nuit.
Je partis de Munich le soir même, n'ayant pas le courage de troubler toute cette désolation à propos d'une fantaisie littéraire, et c'est ainsi que de la merveilleuse tragédie japonaise, je ne connus jamais que le titre: l'Empereur aveugle!... Depuis, nous avons vu jouer une autre tragédie, à qui ce titre rapporté d'Allemagne aurait bien convenu: sinistre tragédie, pleine de sang et de larmes, et qui n'était pas japonaise celle-là.