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Contes de Noël

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V

LE RETOUR

«Tais-toi, le ciel est sourd, la terre le dédaigne.»
(Le vent froid de la nuit),

(Poèmes Barbares).

LECONTE DE LISLE.

Le bois est solitaire. La lune, dans son plein, éclaire l'étroit sentier qui passe au milieu des hautes fougères brûlées. Les chênes noueux, rabougris, chauves de leurs feuilles, ont l'air de petits vieux transis, se chauffant à ce paie soleil de rêve. Rien ne bouge. Les lapins et les lièvres, qui, au matin, vont broutant dans la rosée, et, le jour, traversent furtivement le chemin, pelotonnés au fond des terriers, attendent l'aurore; les reinettes vertes dorment au fond des fossés. Sur la mousse, à gauche, une grande forme noire est étendue immobile.

Soudain, une brise froide se lève et fait frissonner les fougères et les rares feuilles sèches restées aux arbres; un hibou quelque part, tout près, pousse son cri lugubre. La forme noire remue, se dresse, se lève, c'est un homme. La lune éclaire en plein son visage décharné, où deux grands yeux bleus, sauvages et hagards, brillent comme des vers luisants dans les broussailles d'une chevelure fauve. Il est misérablement vêtu; sa veste d'alpaga, jadis noire, tournée au vert, est bien légère par cette nuit de fin décembre; son pantalon est déchiré dans le bas. En même temps que son gros bâton, il ramasse un chapeau de paille défoncé qu'il met sur sa tête, et s'en va d'un pas chancelant, ombre errante et pitoyable, dans la route blanche.

—Sacré froid! murmure-t-il en soufflant sur ses doigts engourdis pour les réchauffer. Quand je pense qu'à cette heure il y a des gens bien vêtus, bien au chaud dans des maisons fermées, étendus sur des fauteuils rembourrés, devant un feu brillant, digérant quelque bonne dinde truffée, tandis que je grelotte sous mes haillons, que j'ai pour lit le tapis des lapins, pour abri, le plafond des chouettes; et encore, les lapins, les, chouettes, ça a des terriers, des nids, ça mangé à sa faim! Bon sang de bon sang, cela me rend fou, je deviens enragé, féroce comme les loups, mes frères, les seuls qui soient aussi gueux que moi. Tant pis! Je ferai comme eux, et gare à qui me résistera! J'ai des dents longues, des crocs, moi aussi; je suis affamé, je veux manger, me repaître et jouir à mon tour... Assez, assez d'hésitations, Jean, mon garçon, assez de scrupules, de bêtises!

Ah! les ignobles repus! Ils me repoussent parce que j'ai faim et que mes habits en loques cachent à peine mes os! Comme c'est juste, ça! Si j'avais de belles frusques et la panse ronde, ils me feraient des risettes. Dire que personne n'a voulu de moi, personne! Qu'ai-je donc dessus qui met les gens en défiance? Verrait-on sur mon visage... Bah! des blagues!

Il n'y a pas de justice! Celui qui m'a poussé au mal vit heureux, riche, sans remords, le gredin, et moi je porte seul la peine. J'avais tout quitté; plein de bonnes idées, je venais demander pardon à ma mère et passer le restant de ma vie avec elle. J'étais décidé, oui, Dieu m'est témoin, bien décidé à devenir un bon sujet, à travailler dur pour réparer le mal que je lui ai fait. Après un voyage terrible, où je me suis crevé, privé de tout, pour ne pas arriver à elle les mains vides, je cours à la Terrucole. Malédiction! La maison est fermée, la voisine, mère de Peyroulin, morte; celui-ci parti pour les Amériques avec son père. Je m'informe: personne ne sait ce qu'est devenue ma mère. Il y a des années qu'elle a quitté le pays: Je descends dans la plaine, je fouille les environs à dix lieues à la ronde, je questionne tout le monde: personne ne l'a vue, personne ne se souvient d'elle. Désespéré, sans le sou, je reviens dans mon village, je demande du travail: tous me tournent le dos. Comment donc! le fils à la Jeannotte, qui a volé son patron à Villeneuve autrefois, pourquoi pas un galérien, alors? Ouste! à la porte, et plus vite que çà! Je veux parler, expliquer: on ne m'écoute même pas! Je vais en ville, j'essaie de me placer n'importe où, n'importe comment, cuisinier, domestique, garçon boucher, commis, manoeuvre; partout la même grimace en voyant ma tête, toujours la même question: vos papiers, vos certificats? Comme si j'en avais, moi, des papiers, des certificats! Ah! ils sont plus sauvages, ces chrétiens-là, plus féroces, plus cannibales que les cannibales, là-bas, à la Nouvelle. Au moins, ceux-là, ils vous engraissent avant de vous manger! Alors, quoi, faut voler encore pour vivre?

Pourtant, je n'étais pas méchant, moi, ni exigeant. Avec du pain tous les jours et un peu d'amitié, j'étais content. Je n'aurais fait tort à personne. Mais c'était trop pour moi, cela encore! Rien du tout, voilà quelle est ma part en ce monde. Rien, est-ce assez, je vous le demande?

L'homme s'était arrêté. Son regard fou semblait s'attacher à un interlocuteur invisible. Il avait saisi le tronc d'un jeune chêne et le secouait comme pour en obtenir une réponse. Brusquement, il le lâcha, reprit sa marche vacillante et sa sourde plainte.

J'ai tendu la main, j'ai mendié de maison en maison: on me jette un vieux morceau de pain et on me fait partir bien vite: si j'allais prendre quelque chose hein! Marche donc, va-nu-pieds, vagabond, ne t'arrête pas: il n'y a pas d'asile pour toi! Mange l'air du temps, bois la pluie du ciel, c'est assez pour toi, misérable!

Eh bien! puisqu'ils croient que je suis un voleur, je le serai; j'ai pris autrefois pour les autres, je prendrai pour mon propre compte, maintenant. J'en ai assez, de mâcher de la vache enragée, de tremper des croûtes dures dans l'eau des ruisseaux, de croquer des fruits verts ou des châtaignes crues. C'est malsain l'eau pure, c'est plein de petites bêtes, des microbes, qu'on appelle. Le monde est mal fait. Les uns ont trop de tout, jusqu'à en être malades, et moi j'ai pas de quoi ne pas mourir de faim. C'est il bien, cela? Y en a qui disent que cela ne durera pas et que, bientôt, il y aura un grand chambardement, qu'alors pauvres et riches seront tous pareils, qu'il y aura du bonheur pour tout le monde. Ah! ouatte! Quand? En attendant, faut-il claquer? Sale machine que cette terre, sale bon Dieu qui voit tout cela et reste bien tranquille dans son ciel! N'est-ce pas lui-même qui me pousse au mal? Eh bien! va pour le mal!

Voici le petit bois, là, sur la hauteur. Mais où est la maison de la vieille? Elle est calée, m'a-ton dit, la sorcière! Paraît qu'elle a un magot caché quelque part dans la baraque. Sacrée égoïste! Pourvu qu'elle aille à la messe! Je me cacherai, puis, dès qu'elle aura détalé, ni vu, ni connu, j'enlève la pie au nid. Qui donc saura que c'est moi? Je n'ai rencontré personne en traversant le village; et, dans ce bois, sauf les lapins et les grenouilles... L'affaire faite, j'achète habits, chapeau, souliers, je vais chez un perruquier et me voilà honnête homme; je trouve un emploi, je suis sauvé! C'est simple et limpide! Vaut-il mieux tourner l'oeil dans un coin pour être ensuite ramassé comme une charogne par quelque paysan ivre revenant du marché? Si je rate le coup, j'ai ici un vieux camarade qui parle peu mais bien: mon revolver. Il sera temps, alors, de lui faire dire deux mots à mon oreille.

Bon! la lune se cache: un témoin gênant de moins. Cette petite lumière, là-bas, ce doit être la maison. Allons, courage! Examinons les lieux et attendons. Si elle n'allait pas à la messe, tout de même! Bah! ces bicoques, ça ferme à peine, et les vieilles, c'est faible, ça ne se défend pas. Oui, et c'est là le chiendent, ça pleure, ça tremble... Elle est capable de passer comme un poulet. Je la bâillonnerai, d'abord, sans lui faire du mal, pour quelle ne braille pas, puis je la rassurerai, je lui expliquerai... Pour qu'elle te dénonce, après, et te fasse prendre... Sotte affaire! J'aimerais mieux attaquer des taureaux dans la brousse! Mais non, faut en finir. Allons-y! Voici la cahute. Observons...

Jean était arrivé sur le sommet de la butte couverte de chênes dépouillés, sorte de belvédère naturel d'où l'on apercevait vaguement la plaine de Bilhère perdue dans la nuit. Quelques lumières se détachaient dans les ténèbres. Derrière le bois, accotée à lui, une petite maison s'élevait, modeste et solitaire. Posée de champ sur le sentier, elle offrait aux passants son étroite façade blanche percée de deux fenêtres, son toit d'ardoises noires rabattu devant, tombant bas de chaque côté comme un capulet de veuve. Un jardinet, aux carrés de légumes bien cultivés, longeait la partie principale, donnant sur la plaine, où était la porte d'entrée. On distinguait les formes irrégulières d'un bûcher et d'un poulailler derrière la maison. Une faible lueur éclairait la fenêtre donnant sur le chemin. L'homme ouvrit sans bruit la porte du jardinet, s'approcha et regarda.

—Il y a une gosse! murmura-t il. Quelle déveine! Je ne savais pas cela! Allons, un autre poulet à ficeler!

Deux personnes, en effet, étaient assises dans l'âtre de la petite cuisine proprette: une fillette de dix ans à peu près, blonde, menue, jolie, et une femme âgée, vive encore d'allure, mais le front entouré de bandeaux entièrement blancs.

Où donc le misérable a-t-il vu ces traits réguliers, si délicats, mais si ridés qu'ils en sont effacés, comme un dessin couvert de mille fines ratures?

Elles sont charmantes à voir ainsi, l'aïeule, sans doute, et la petite-fille: la première, assise sur une chaise basse, l'autre, sur un escabeau de bois tout près, tout près. L'enfant, tournée vers la femme, les coudes appuyés sur ses genoux, une main sous son menton, lève sur elle son gentil visage confiant et présente ses pieds nus à la flamme. Les lèvres de la vieille remuent. Elle doit raconter une histoire. L'homme tend l'oreille. Non, elle chante! Oh! que ce chant est doux! Que la voix est pure et fraîche encore! Le coeur du malheureux est chaviré. Où a-t-il entendu cet air-là? Il semble monter en lui d'un passé lointain, lointain, traverser et écarter des brumes amoncelées. Brusquement le voleur tressaille des pieds à la tête, le souvenir lui revient: c'est un Noël et c'est sa mère qui le chantait jadis! Il faut qu'il l'entende de nouveau, et mieux, avec les paroles. La porte donnant sur le bûcher est ouverte. A pas muets, de son pas de traqueur de bêtes, il pénètre sans bruit dans le fond obscur de la cuisine et se glisse derrière le grand lit dont les rideaux à carreaux bleus et blancs le cachent, tout en laissant voir ce qui se passe. Les deux femmes, absorbées l'une par l'autre, ne s'aperçoivent de rien.

—Encore, Maï, dit l'enfant, encore, je te prie, ne sais-tu pas d'autres Noëls?

—Si fait, j'en connais un autre, un seul.

—Pourquoi ne me l'as-tu jamais chanté?

—Parce que cela me faisait trop de peine.

—Il est vilain, il est triste?

—Non, mais il me rappelle quelqu'un que j'aimais beaucoup et que j'ai perdu.

—Ton pauvre mari, n'est-ce pas?

—Non, pas mon mari.

—Ta défunte mère?

—Non plus.

—Qui donc, alors?

—Un enfant.

—Que tu aimais beaucoup?

—Beaucoup.

—Gentil?

—Très gentil.

—Grand comme moi?

—Plus grand.

—Blond, lui aussi?

—Bien plus blond que toi, les cheveux plus dorés.

—Mais il n'était pas ton petit enfant? Tu n'as pas eu d'autre enfant que moi, dis, Maï?

—Si, j'en ai eu un autre, un fils; celui-là, justement, auquel je chantais ce Noël.

—Pourquoi tu ne m'as jamais dit que tu avais eu un autre enfant?

—Parce que je ne pouvais pas; cela me faisait trop de peine.

—Je comprends, il est mort.

—Non, il n'est pas mort.

—Alors, où il est?

—Il est parti.

—Bien loin?

—Très loin.

—Et ce soir, cela ne t'en fait pas, de la peine, de parler de lui?

—Ce soir, au contraire, c'est drôle, je ne sais pas pourquoi, j'ai envie de chanter, de rire. Mon coeur bat: tiens, mets ta main là, sens tu comme il tape fort?

—Oui. Pourquoi ce soir et pas les autres jours?

—Je n'en sais rien, c'est comme cela. Est-ce que l'on sait pour quelle raison l'on souffre une fois plus qu'une autre? Le coeur, sans doute, a besoin de se reposer de souffrir, comme le corps, de travailler.

—Mais je ne l'ai jamais vu «à» ton fils?

—Non. Il était parti avant que je ne t'aie trouvée.

—Tu l'avais aussi trouvé à la Terrucole, dis, Maï, au pied de la croix, comme moi?

—Oh! non! C'était mon propre enfant.

—Ton propre enfant? Alors, moi, je ne suis pas ton propre enfant?

—Oui, oui, migue18, calme-toi.

—Ce n'est pas vrai que je suis l'enfant des hades, comme on disait là-haut, quand nous étions à la maison blanche et que les maynades19 me montraient du doigt en m'appelant «fille des hades», «filleule des broutches», «broutchine». Elles s'échappaient quand je m'approchais d'elles pour jouer. Elles étaient méchantes et je suis bien contente d'être partie.

Note 19: (retour) Petites filles.

—Non, ce n'est pas vrai. Tu es ma petite fille chérie.

—Et tu m'aimes autant que ton petit garçon?

—Je t'aime beaucoup. Tu es ma consolation, ma joie.

—Oui; mais tu l'aimes plus «à» lui, dis?

—Non. Seulement toi, tu es là, je t'embrasse, je puis te soigner; lui est loin; il est seul, peut-être, il n'a personne pour l'aimer; alors, tu comprends, il faut que je l'aime beaucoup pour tout ce qui lui manque.

—C'est vrai. Alors il était bien, bien gentil, ton petit garçon? Aussi gentil que moi?

—Oh! oui!

—Comment s'appelait-il?

—Jean, mais je l'appelais Yanoulet.

—Comme cela, il n'est pas mort? Il s'est en allé? Pauvre Yanoulet, je l'aurais bien aimé s'il était resté. Je n'aurais pas été toujours seule; nous serions descendus à l'école ensemble, comme Jacques et Marie de Lousteau. Mais pourquoi est-il parti? Il ne t'aimait donc pas lui? Moi, je ne voudrais pas te laisser, jamais.

—Si, il m'aimait bien, mais il a été entraîné par de mauvais camarades, il a fait des vilaines choses et n'a pas osé revenir me trouver. Il est parti et je ne sais pas où il est.

—Tu ne sais pas où il est? Il ne t'a rien envoyé dire, donc? Oh! pourquoi a-t-il fait cela? Moi, quand j'ai été méchante, je viens vite te le raconter pour que tu me pardonnes tout de suite. Il y a longtemps que cela est arrivé?

—Très, très longtemps; il avait quinze ans, il en aurait vingt-sept, maintenant.

—Vingt-sept ans! Comme il serait vieux! Bien, bien plus vieux que moi! Je ne pourrais pas m'amuser avec lui. Alors je ne regrette pas autant qu'il soit parti. Mais toi, Maï, ça t'a fait de la peine?

—Oh! beaucoup, beaucoup de peine! Je crois que si le Bon Dieu ne t'avait pas donnée à moi, si je ne t'avais pas trouvée, pauvrine, toute faible et mignonne, ayant tant besoin d'être soignée et aimée, je serais morte de chagrin.

—C'est pour cela que tu pleures souvent, la nuit, quand tu crois que je dors? Je t'entends bien, va, mais je ne fais semblant de rien puisque tu le caches de moi. C'est pour cela, aussi, que tes cheveux sont si blancs, si blancs qu'on dirait que tu es très, très vieille, et que tu as toujours des robes noires? Dis-moi tout de ton petit garçon, je t'en prie, Maï. Je n'en parlerai à personne et je te consolerai. Quand j'ai un chagrin, vite je cours te le raconter et tu me consoles toujours. Moi aussi je te consolerai, tu verras, veux-tu, dis?

—Oui. Ecoute. Autrefois, tu t'en souviens, nous habitions près de la Terrucole, la maison blanche qui est en haut du coteau.

—Oui, il y avait devant de gros châtaigniers.

—Cette maison, avec la terre qui l'entourait, était le bien que mon pauvre homme m'avait laissé en mourant. Je vivais là, avant ton arrivée, bien seule, cultivant le jardin, le champ, récoltant mes châtaignes, élevant quelques bêtes, mais tranquille et heureuse encore, car j'avais avec moi mon Yanoulet. C'était un si bel enfant! Je l'avais nourri de mon lait deux ans passés; tout le monde l'admirait quand je descendais au village, le dimanche, avec lui sur les bras. Son teint était rose et blanc comme celui d'un Jésus de cire, ses cheveux, blonds et bouclés, comme le petit St-Jean Baptiste de la procession. Et «connu»20, «escarabillat»21, gros! Tout le monde lui donnait plusieurs mois de plus que son âge; ses jambes et ses bras étaient de vraies curiosités tant ils étaient gras, fermes, pleins de trous! Je l'aimais à vendre mort âme pour lui. Il était tout pour moi. Je l'aimais trop: Dieu n'est pas content qu'on aime ainsi d'autres que lui. Tout ce qu'il voulait, mon «hilhot», je le voulais; j'étais faible. Je ne savais pas, alors, qu'on peut faire autant de mal en étant bon qu'en étant méchant, plus, même, parfois. Je sais cela, maintenant; je l'ai appris en souffrant beaucoup. Mais je croyais que d'aimer c'était tout, que, lorsqu'on aimait et qu'on ne pensait pas à soi-même, on ne pouvait mieux faire. Il faut aimer, certes, mais aimer bien, ne pas gâter ceux qu'on aime. Moi, j'ai gâté mon fils. J'étais si heureuse de lui donner ce qui m'a tant manqué, enfant, à moi, pauvre orpheline, un peu de bonheur. J'avais besoin de lui pour cultiver notre bien, mais il trouvait le travail de la terre trop pénible; il voulait être un monsieur à paletot; sa grand'mèro, qui vivait alors, lui avait mis cette idée dans la tête. Je lui ai cédé, pour notre malheur. Si je lui avais résisté, il serait encore auprès de moi, rien de ce qui est arrivé ne serait arrivé. Qui sait, pourtant? Faut croire que c'était la volonté de Dieu, car rien ne vient sans sa permission, comme dit monsieur le curé! Enfin, que veux-tu! J'ai envoyé mon Yanoulet en ville, ainsi qu'il le désirait tant, apprenti dans un grand magasin. Là il a fait de mauvaises connaissances, il a été entraîné à mal faire, il s'est perdu, puis il est parti.

Note 20: (retour) Éveillé, qui a de la connaissance.

—C'était bien vilain de s'en aller, comme cela, sans seulement t'embrasser ni te demander pardon. S'il était venu te trouver tout de suite, tu lui aurais pardonné, n'est-ce pas, Maï, comme à moi quand je n'ai pas été sage?

—Bien sûr; mais il n'a pas osé revenir, il avait honte. Je le connais, moi, il est bien mon fils; il aurait préféré mourir plutôt que de voir mon chagrin et que d'entendre mes reproches. Mon pauvre petit! Il était si doux, si gentil, avant cela! J'en étais si orgueilleuse! C'était mal, vois-tu; les mères ne devraient jamais être orgueilleuses de leurs enfants, ça porte malheur. Il ne m'écoutait pas beaucoup, c'est vrai, mais j'étais si faible, aussi! Il m'aurait demandé la lune, je crois que j'aurais essayé de la lui donner. Toutes les veillées de Noël, quand il était petit, je le prenais sur mes genoux et je lui chantais des cantiques, comme à toi.

—Et celui que tu ne veux pas me chanter aussi?

—Surtout celui-là. Il l'aimait beaucoup. Il s'endormait toujours quand nous arrivions au dernier couplet.

—Je voudrais bien le connaître, ce Noël. Cela te ferait-il beaucoup, beaucoup de peine de me le dire? Oh! pas l'air, rien que les paroles.

—Non, non; ce soir, au contraire, ça me fera plaisir. Je vais te le chanter; une autre fois, peut-être, je ne le pourrais plus. Alors, écoute bien.

Entre le boeuf et l'âne gris

Dort, dort, dort le petit Fils.

Mille anges divins,

Mille séraphins.

Volent à l'entour

De ce grand Dieu d'amour.

Entre la rose et le souci

Dort, dort, dort le petit Fils.

Mille anges divins,

Mille séraphins

Volent à l'entour

De ce grand Dieu d'amour.

Entre les deux bras de Marie.

Dort, dort, dort le Fruit de Vie.

Mille anges divins,

Mille séraphins

Volent à l'entour

De ce grand Dieu d'amour.

Entre deux larrons sur la croix,

Dort, dort, dort le Roi des Rois.

Mille Juifs mutins,

Cruels, assassins,

Crachent à l'entour

De ce grand Dieu d'amour.

Qui m'aurait dit lorsque, endormi, j'embrassais sa tête d'anjoulin22, que, lui aussi, serait un larron!

—Un larron! Qu'est-ce que c'est qu'un larron, Maï?

—C'est un voleur.

—Un voleur! Ah! Mon Dieu! Non, ce n'est pas possible, ton petit enfant, Yanoulet, n'était pas un voleur?

—Hélas, oui, ma fille, ce n'est que trop vrai. Je ne pouvais pas le croire d'abord, moi non plus, tu penses, mais il a bien fallu que je reconnaisse la vérité: on l'a pris emportant un paquet qui n'était pas à lui; il n'y a pas de doute possible. D'ailleurs, s'il n'était pas coupable, serait-il parti comme cela?

—Un voleur, un de ceux qu'on amène en prison, entre deux gendarmes? Oh! Maï, j'ai peur! Prends-moi sur tes genoux et serre-moi bien fort. Je ne deviendrai pas une voleuse, dis, tu m'en empêcheras? Tu ne m'as pas gâtée au moins, moi? Mais... qui est là? Il m'a semblé entendre quelque chose, comme un soupir.

—C'est une bête dans le fourrage, en haut, ou la Martine qui se remue dans l'étable. Ne crains rien, mets-toi bien contre moi, là!

—Tu n'as pas peur, toi? Oh! moi j'ai si peur!

—Pourquoi veux-tu que j'aie peur, voyons! D'abord, rien n'arrive sans la volonté du Bon Dieu. Et puis, que craindrais-je? La mort? Si je ne devais pas te laisser seule au monde, elle serait la bienvenue. Qu'on me vole? C'est mon enfant qu'on volerait, pas moi. Le peu de bien que j'ai conservé, après la vente de la maison, je le tiens toujours prêt au cas où il reviendrait. Ce que je gagne en allant travailler aux champs et en filant nous suffit amplement, à toi et à moi, avec les légumes du jardin; il nous faut si peu de chose! Mais reviendra-t-il jamais? Je commence à ne plus l'espérer.

—Comment, ce méchant qui t'a tant fait pleurer, ce voleur, tu n'es donc pas fâchée «après» lui?

—Fâchée, petite! Tu ne sais pas ce que tu dis! Une mère, vois-tu, ne peut pas rester longtemps fâchée après son enfant.

—Mais, pense donc, voler, c'est très, très laid! Moi, si j'étais toi, je ne l'aimerais plus du tout, il me semble! Pour rien au monde je ne voudrais l'embrasser, maintenant! Tiens! j'ai encore entendu le bruit!

—Non, non, c'est le vent! Il s'est levé et «burle23» comme à la Terrucole.

—C'est vrai. Pourquoi en sommes-nous parties, de la maison de la Terrucole, eh! Maïotte? Raconte-le moi. Jamais tu n'as voulu me le dire.

—Parce que j'avais honte. Tout le monde savait que mon fils avait volé son patron et on me tournait le dos. Tu dis qu'on se moquait de toi en t'appelant «la fille des hades», moi, on m'appelait «la mère de Jean le voleur». Ah! j'ai bien pleuré, bien souffert! Monsieur le curé cherchait à me donner du coeur, le pauvre, il me disait que les fautes de mon fils n'étaient pas les miennes, ça n'y faisait rien: elles me pesaient comme si je les avais faites moi-même, plus encore. Tu ne te doutais pas de cela, toi, tu étais trop petite. Enfin, n'y tenant plus, j'ai vendu comme j'ai pu la maison et la terre, j'ai ramassé mon argent, nos affaires, nos meubles, et nous sommes venues nous cacher ici, dans cette maison écartée, sur cette colline d'où l'on voit la plaine et qui me rappelle la Terrucole. J'ai changé de nom, personne ne sait qui je suis; les gens du pays me traitent bien; ils voient que j'ai besoin de vivre, ils trouvent que le travail ne me fait pas peur et ils m'emploient.

—Mais, Maï, si ton petit garçon revenait et allait te chercher à ton ancienne maison, il ne te trouverait pas! Qu'est-ce qu'il «se» penserait? Quel chagrin il aurait, le pauvre!

—J'ai prévu cela, tu peux croire. J'ai dit où j'allais à mon amie, la seule qui me soit restée fidèle dans mon malheur, tu sais, la mère du grand Peyroulin qui demeurait aux deux cantons24, près de chez nous. Je lui ai tout bien expliqué au cas où l'on demanderait après moi; je lui ai même remis un peu d'argent, pour le pauvre enfant, s'il en avait besoin.

—Cette fois, Maï, je suis sûre que ce n'est pas le vent; le vent est dehors et le bruit est dans la chambre. On dirait quelqu'un qui pleure.

Jean, écroulé dans la ruelle, derrière les rideaux du lit, n'arrivait plus à maîtriser ses sanglots. Que faire? Se montrer? Non. Il s'en trouvait à jamais indigne. Devant la grandeur de l'indulgence maternelle, au récit de cette vie d'abnégation et d'amour, si pure, tout entière consacrée à son souvenir, au bien, son offense lui semblait décuplée, sa propre vie lui apparaissait criminelle, hideuse, intolérable. Ah! s'en aller, s'en aller! Se terrer, n'importe où, se tuer sur le pas de la porte en baisant le seuil vénéré. Mais comment sortir sans attirer l'attention éveillée, maintenant?

—Ne t'effraie donc pas, pègue25, continua la mère, je te garde. Je n'ai plus que toi au monde, qui donc oserait venir te prendre dans mes bras!

—Alors, s'il revenait, ton petit garçon, au lieu de le gronder, de le punir, tu lui pardonnerais, tu serais contente de le revoir?

—Il a été bien assez grondé par sa conscience, assez puni par ses remords: on ne peut pas être heureux, vois-tu, quand on quitte le droit chemin, à moins d'être tout à fait canaille, et il ne l'est pas, j'en suis bien sûre. Ah! s'il revenait, s'il me disait comme autrefois: «Me voici, Maï, pardonne-moi!» Je lui crierais: «Hilhot, hilhot, viens dans mes bras!» et je crois que je mourrais de contentement. Ah! hilhot, hilhot, quand reviendras-tu! Le temps me dure, mon enfant, je me fais vieille! Chaque année, sans toi, en vaut dix des autres. Voici bien longtemps que je t'attends! Je t'attends toujours, toujours, partout! Les gens prétendent que tu es mort, mais je sais bien que ce n'est pas vrai, moi! Quelque chose me l'aurait dit! Les mères sentent ces choses-là. Je sais que tu reviendras: je l'ai tant demandé au Bon Dieu! Ah! si je pouvais deviner où tu es, comme je courrais vite! Je reprendrais mes jambes de quinze ans, je ne craindrais, ni de traverser les mers, ni de monter sur les montagnes, ni de marcher nuit et jour sans me reposer, sans manger ni boire. Je te trouverais, je t'emmènerais, heureuse et fière, plus heureuse et plus fière que le jour où j'entendis ces mots, ragaillardissant comme une liqueur forte: «C'est un fils!»

Oh! dis, où es-tu? Je te vois, tel que tu dois être, grand comme ton pauvre père, maigre, un peu courbé, le front ridé, la barbe fournie, le teint noirci, les yeux, tes beaux yeux si doux, enfoncés, inquiets. J'ai tant pensé à toi! Toujours, partout, la nuit, le jour, quand je travaille, quand je me repose, quand je mange, quand je dors, je pense à toi. Ah! reviens! Mes baisers effaceront tes rides, mes larmes laveront le mal qui est en ton coeur, viens, mon enfant, je t'attends, viens!

«Mon Dieu qui voyez ma souffrance, Dieu de bonté et de pardon, rendez-moi mon fils et je vous adorerai toute ma vie. O Tout-Puissant, pour qui rien n'est caché, pour qui rien n'est impossible, allez le chercher là où il est, amenez-le moi! Vous que je baise matin et soir sur votre croix, ô Christ qui avez été un petit enfant dans les bras de sa mère, divin martyr, qui pardonniez au larron crucifié avec vous, ayez pitié de nous! Voyez: ne sommes-nous pas crucifiés, nous aussi, loin l'un de l'autre? Je me repens comme le brigand, me repousserez-vous? C'est vrai, vous, m'aviez donné ce petit afin que je l'élève pour vous et je n'ai pas su faire, pauvre paysanne ignorante et seule que j'étais; mais donnez-le moi une seconde fois et vous verrez, rendez-le moi, que je puisse vous: l'offrir de nouveau!»

—J'ai bien entendu cette fois, c'est un sanglot! Je: t'assure, Maï, quelqu'un pleure dans la chambre. Oh! j'ai peur, j'ai peur!

Jean s'était levé, attiré par une force irrésistible.

—Calme-toi. Décroche tes bras de mon cou, tu m'étouffes. Laisse-moi me lever et tiens-toi derrière moi sans bouger, dit la veuve à l'enfant, folle de terreur, qui s'attachait convulsivement à elle. Elle était bien pâle la Maï, mais si calme, si belle, si grande ainsi, debout, dominant le danger avec le courage de l'absolu désespoir. Sa voix sonnait haut dans la chambre.—Moi aussi j'ai entendu, mais je ne crains rien. Personne ne peut me faire plus de mal que j'en ai, ni me voler ce que j'avais de plus précieux, je l'ai déjà perdu! Quant à te prendre toi, mon dernier bien, c'est une autre affaire; il faudrait passer sur mon corps, avant. Qui est là,—cria telle. Rien ne répondit.—C'est encore le vent. Voyons, rassure-toi, pauvrine. Mais non, on dirait une plainte. C'est peut-être un esprit. Les âmes des trépassés viennent parfois visiter les vivants. Ah! mon fils est mort! Si c'est ton âme échappée de ton corps qui vient me trouver, ô mon enfant, attends, attends, je vais te suivre. Oui, oui, tu es ici, je le sais, je le sens. Yanoulet, mon petit, viens! Vivant ou mort, montre-toi!

—Aïe, aïe, aïe! Mai! là, là, vois, vois, l'homme! Sainte Vierge, protégez-nous! Il vient pour nous tuer. Maï, cache moi, prends le grand couteau... il s'avance...

—Je le vois, je le reconnais, c'est bien lui! Seigneur! qu'il est changé, qu'il est maigre et pâle! Plus encore que je ne pouvais l'imaginer. Il est mort, c'est certain. Approche, âme de mon enfant, je n'ai pas peur de toi. Dieu! sa figure est chaude, des larmes, de vrais larmes coulent de ses yeux! Yanoulet, dis, est-ce que je rêve, suis-je folle ou suis-je morte moi aussi, sommes-nous tous deux dans le ciel?

—Non, non, Maï, tu ne rêves pas, tu n'es pas folle, c'est moi, c'est bien moi, c'est ton hilhot, ton hilhot vivant! Laisse-moi t'embrasser les mains et la robe, laisse-moi te toucher, te voir..

—Relève-toi.

—Laisse-moi me traîner à tes pieds et te demander pardon encore, et encore...

—Il y a bien longtemps que je t'ai pardonné.

—Mais tu ne savais pas...

—Je ne veux rien savoir. Mon fils a souffert, il se repent, il vit, il est là: voilà ce que je sais. Que me fait tout le reste?

—Ecoute, au moins, il faut que je te dise... j'étais venu...

—Tais-toi, tais-loi, au nom du Christ...

—Je t'avais tant cherchée, je te croyais morte, j'avais si faim! Dieu m'est témoin que je ne voulais pas te faire du mal! Quand j'ai reconnu ta voix, je ne sais plus ce qui s'est passé en moi. Tu as chanté... mon péché m'est monté à la gorge comme un vomissement. J'ai cru que j'allais mourir. Je voulais fuir, je ne pouvais pas. Tu as prié, alors, clairement, j'ai vu la chose: j'ai vu les croix, sur la colline, comme à la Terrucole; au milieu, celui qui souriait, avait ton visage, il me regardait... comme tu me regardes, il me disait des choses... comme tu en disais. Alors mon coeur s'est crevé dans ma poitrine. Ah! Maï, Maï, j'ai bien fauté, mais j'ai bien souffert, pourras tu, vraiment me pardonner jamais?

—Ne pas te pardonner, moi, quand il t'a pardonné, Lui! Va, c'est fait depuis longtemps, te dis-je. Lève-toi, maintenant, je le veux. Tu es le fils, tu es le maître. Ouvre l'armoire; tu trouveras là, à gauche, sous les chemises, un vieux bas plein d'écus; dès demain, tu iras les porter à ton ancien patron: c'est ton honneur que je t'ai gardé et que je te rends. Pardonné de Dieu, pardonné de ta mère, en règle avec les hommes: qui donc oserait t'insulter, désormais?—Et la mère, levant bien droite sa tête blanche, regardait autour d'elle d'un air de suprême défi. Ses yeux rencontrèrent un petit paquet noir, écroulé dans un coin, sur une chaise.

—Ma fille, ma Romaine! dit-elle, courant à elle, la relevant et découvrant un pâle visage tuméfié par les larmes, encore secoué de sanglots.

L'enfant avait regardé avec épouvante, d'abord, puis avec stupeur la scène entre la mère et le fils. «L'homme» n'était donc plus un brigand venu pour les tuer, ni un revenant. C'était Yanoulet, ce Yanoulet dont elle n'avait jamais entendu parler avant ce soir, mais dont elle sentait la présence mystérieuse dans les pensées de la veuve, depuis si longtemps. Yanoulet le voleur, il est vrai, mais le fils toujours aimé, toujours attendu, celui auprès duquel elle n'était rien qu'une pauvre orpheline élevée par pitié, par bonté. Pour la première fois elle sondait sa misère: personne au monde ne l'aimerait, elle, comme il était aimé, lui, le coupable, envers et malgré tout, d'une tendresse généreuse, magnifique, sans borne! Et elle s'était agenouillée, elle priait, cherchant instinctivement ailleurs ce qui ne serait jamais pour elle ici-bas, ce dont elle n'avait jamais senti encore en elle le torturant besoin.

—Tiens,—dit la Maï—amenant la petite fille tremblante et résistante à Yanoulet,—voici ma consolation. Je l'ai trouvée au pied du Calvaire, un matin que j'avais été prier pour toi, deux ans après ton départ. Elle est l'enfant de mes larmes; sans elle je n'aurais peut-être pas supporté mon chagrin: aime-la pour tout le bien qu'elle m'a fait.

Romaine reculait, effrayée, farouche encore. Mais un son vague montait de la plaine, son lointain, d'abord, puis plus proche, plus distinct.

Jean courut à la fenêtre et l'ouvrit toute grande. Le son s'épandit dans la chambre, grave et réconfortant comme la voix du bien, apportant avec lui des torrents de souvenirs, des flots d'espérance.

—Les cloches de Noël! s'écria l'orpheline. Et tous trois, gravement, en silence, ils se signèrent, adorant en leur âme l'enfant divin!

Décembre 1901.




A. Louis



I

«Tu l'as vu; car, lorsqu'on afflige ou

qu'on maltraite quelqu'un, tu regardes pour

le mettre entre tes mains; le troupeau des

désolés se réfugie auprès de toi; tu as aidé

l'orphelin.»

PSAUME X, 14.

La plaine s'étend au loin, mollement vallonnée, étalant ses champs hérissés de chaume ou rayés de sillons bruns, ses prairies à l'herbe courte et jaunie, ses vignes où se tordent les ceps noirs. Sur la hauteur, à gauche, s'étage la ville lointaine, les Roches, station balnéaire, recherchée l'été; ses villas les plus proches se dressent, éclatantes, sous la lumière crue d'un beau jour de décembre. Un phare, mince colonne carrée rayée de rouge, une vieille église badigeonnée de blanc, servant d'amers, et ressemblant à une gigantesque cocotte de papier, un moulin dont les ailes tournent, se détachent de la masse confuse des maisons. Au vent salé qui fouette le visage, on devine la mer, en face; on aperçoit même sa ligne bleue de lin étincelante, où passent des bateaux, noirs et nets comme des ombres chinoises. Enfin, dégringolant le long de la côte, à droite, le village du Val, l'église, dont la massive tour grise s'aperçoit à travers les ramures des arbres dépouillés.

Assis sur le talus qui borde la route gelée et blanche, un garçonnet de dix ans, les pieds nus dans des sabots bourrés de paille, vêtu de vieux habits trop étroits, taille un bâton avec un couteau ébréché. Les boucles dorées de ses cheveux, s'amassent en auréole autour d'un béret bleu fané. De temps en temps, il interrompt sa besogne, lève un petit visage rond, fin et doux comme celui d'une fille, et promène autour de lui de grands yeux clairs, tristes et inquiets. A ses côtés, un chien labri, gravement étendu, deux de ses pattes réunies devant lui, surveille attentivement les allées et venues d'une couple de vaches qui broutent l'herbe rare du bord du fossé.

Rien, rien sur la longue route! Les carrioles du boulanger et du boucher sont passées depuis longtemps. L'omnibus de midi, petite boîte carrée, noire et branlante, vient de disparaître au bas de la côte. Encore un grand vapeur qui s'en va, là-bas, laissant sa traînée de fumée loin derrière lui. Mais l'enfant détourne la tête. Il ne veut plus regarder de ce côté. Cela lui fait trop de peine de les voir fuir l'un après l'autre, tous ces bateaux, petits et grands: voiliers aux ailes déployées, palpitant sous la brise, comme ivres d'espoir, transatlantiques majestueux, sûrs d'eux-mêmes, maîtres de la mer, déchirant l'air de leur sifflet joyeux et conquérant, envoyant, de leur long panache gris, comme un dernier adieu. Jamais aucun d'eux ne ralentira-t-il donc sa marche, ne s'arrêtera-t-il pas pour le prendre? Hélas! il est si petit et si faible, point à peine perceptible sur la côte! Il aura beau agiter son mouchoir, pleurer, crier, supplier... ils ne le verront même pas. Ils passeront, indifférents, ils continueront leur route vers ces merveilleux pays dont parlent les vieux marins aux veillées, les pays où le soleil, splendide ne se cache jamais derrière les nuages noirs, où les rochers sont de corail rose comme les colliers des femmes riches, où les fleurs de l'air se balancent entre les lianes flottantes, où les oiseaux, pas plus grands que des mouches, brillants comme des pierreries, volent autour de vous. Ah! s'en aller ainsi, de vague en vague, sur cette mer si aimée et si belle! Laisser derrière soi tout ce qui est laid, tout ce qui est méchant, tout ce qui est lâche, tout ce qui attriste, dégoûte et fait souffrir, voguer vers l'inconnu, vers ce qui doit être le bonheur! Non, non, il ne faut pas regarder par là; tout, ensuite, semble plus sombre, plus terne, plus vilain!

La route, à la bonne heure! Elle est si vivante, si variée! Elle lui réserve, parfois, de si charmantes surprises! Elle lui apportera peut-être, un jour, ce qu'il attend. Ce qu'il attend? Qu'est-ce donc? Eh! il n'en sait rien, ou, s'il le sait, cela lui semble trop beau pour y croire; il se l'avoue à peine à lui-même. Mais, enfin, les choses mauvaises ne peuvent durer toujours, n'est-ce pas? Tout change, en ce monde, avec le temps et la patience, il l'a observé. Les petits enfants deviennent des hommes, les jeunes gens, des vieillards. Après la tempête, le calme; après l'hiver, le printemps. Donc, fermement, il attend.

C'est l'été, surtout, que la route est amusante! On ne voit, alors, que cavaliers vêtus de flanelle blanche, que belles dames en habits bien ajustés, à chapeaux d'hommes, toutes raides sur leurs chevaux luisants, ou à bicyclette, la jupe envolée au vent, précédées ou suivies de leurs enfants, de leurs maris; automobiles bruyantes aussitôt passées qu'aperçues, portant des êtres étranges, informes, cachés derrière des masques, laissant derrière elles un tourbillon de poussière blanche et une odeur âcre: machines à perdition, inventées par le diable, disent les vieilles gens du village, et dont il faut se garer du plus loin qu'on les voit; chars-à-bancs démodés et mal suspendus, omnibus paisibles, voitures aux rideaux de toile rayée déteints, bondées de «baigneurs» aux toilettes claires, d'enfants aux joues roses qui rient en le regardant et semblent heureux. Ils ont des manières polies et aimables, ils ne crient pas en parlant, ces gens-là, malgré leur joie. Raymond aime à les observer; il suit les équipages quand ils ralentissent le pas pour monter la côte, et surprend des fragments de conversations qui le plongent dans des rêveries sans fin. Des mots lui font battre le coeur: «Voyons, mon chéri», disait une fois une voix très douce, «ne le penche donc pas ainsi, tu pourrais tomber!» Chose étrange! Le petit garçon à qui l'on témoignait cette tendre sollicitude, au lieu d'en être reconnaissant, en paraissait impatienté! Il ne se souvient pas, lui, qu'on ait jamais tremblé pour sa vie, que personne se soit inquiété de ce qu'il peut faire ou ne pas faire, qu'on lui ait jamais parlé en l'appelant «mon chéri»! Combien cela doit être bon! Il est libre et détaché, comme cette feuille sèche que le vent pousse devant lui, et captif, comme celle que l'ajonc sauvage retient dans ses piquants.

Un jour de la fin d'août, pourtant, il a cru que son rêve se réalisait, que ce quelque chose qu'il attendait était enfin venu. Une voiture de forme étrange, traînée par un âne gris et une jument poussive, avait paru au bas du chemin. C'était comme une vieille petite maison de bois qui aurait eu des roues. Raymond n'en avait jamais vu de semblable. Intrigué, il s'était mis à courir pour la contempler de plus près. Dessous, bercé dans une espèce de hamac de planches, un vieux chien jaune dormait. Les bêtes allaient sans qu'on s'occupât d'elles. Arrivée à l'entrée du village, à l'endroit où, après le temple, contre la fontaine, le gros noyer fait une ombre si épaisse, un homme qu'on ne voyait pas avait crié quelque chose, de la voiture. Aussitôt, jument et âne s'étaient arrêtés. Le chien, quittant à regret sa couche, avait été à la porte de la roulotte recevoir un garçon de douze ans, noir et maigre comme un grillon, qui s'était mis à dételer aussitôt. Après lui descendait un vieillard sec, le visage tanné, qui donnait des ordres, dans une langue étrange et dure, à quelqu'un resté à l'intérieur. Les gamins s'étaient groupés et regardaient de tous leurs yeux. Qui donc, là-dedans, répondait de cette voix chantante? D'où venaient ces grognements et ces bruits de chaînes remuées? Tiens, des ours! oui, deux gros ours bruns, en vie! L'un après l'autre, au commandement impatienté du maître, ils descendaient pesamment. Après eux, une jeune fille de dix-huit ans sautait vivement à terre. Ses cheveux, de la couleur de la châtaigne mûre, ternes et rudes comme le chaume, étaient partagés au milieu du front, et s'en allaient, en deux nattes serrées, entourer une petite oreille, pâle comme un bijou d'ivoire. Une vieille blouse de coton, d'un rouge déteint, cachait mal son buste hardi et plein; un mouchoir jaune entourait son cou long et souple; une jupe d'une nuance brunâtre indécise, tombait, trop courte, de ses hanches rondes, laissant à découvert des chevilles fines, un pied mince et nerveux.

En un clin d'oil, tandis que le vieux bonhomme, profitant de la foule curieuse amassée autour de lui, faisait danser les animaux, elle installait un trépied et une marmite, allumait le feu en chantonnant. Qu'elle était belle! Jamais Raymond n'avait vu, même parmi les grandes dames qui passent, l'été, sur la route, un visage aussi lumineux dans sa magnifique pâleur, aussi rayonnant de grâce sauvage, de jeunesse libre et heureuse! Quand il s'échappait avec les autres polissons, tout honteux de n'avoir pas le sou que le vieux réclamait pour le prix du spectacle, il lui semblait être suivi par les grands yeux sombres, et voir le rire moqueur qui retroussait sur ses dents, étincelantes comme l'écume qui borde les rochers, les jolies lèvres, rouges comme la graine de l'herbe à serpent.

Il avait vite mangé sa soupe pour retourner auprès d'elle. Etendue à l'ombre, elle dormait, sa petite main hâlée cachant à moitié son fin visage bistré.

Les ours, couchés en tas sous la voiture, sommeillaient aussi auprès du chien. Les hommes étaient dans la roulotte. Au bruit de ses pas, la jeune fille s'était réveillée. Elle avait souri en le reconnaissant et, d'un signe, l'appelait auprès d'elle.

—D'où viens-tu? osait-il demander, rassuré par la rusticité de la pauvresse.

—Très loin, Roussie! et elle faisait gentiment rouler l'r en retroussant ses lèvres pures.

—Où vas-tu?

—Là-bas, partout! et sa main montrait l'horizon sans bornes.

—Je veux aller avec toi, s'était-il écrié, transporté. Je ferai la cuisine pour toi, j'irai puiser l'eau, ramasser le bois; j'allumerai le feu...

—«Nous, pauvres», avait-elle répondu, redevenant très grave et secouant la tête énergiquement. «Pain pour trois», et elle montrait trois de ses doigs effilés, «pas pour quatre», et elle en levait un autre. «Nous partir, toi rester ici et travailler pour manger».

A ce moment l'homme était sorti de la maison roulante. Sur son ordre bref, en un rien de temps, les ours étaient rentrés, les bêtes, attelées, le sol, nettoyé, et la voiture disparaissait, emportant la vision radieuse....

Seule, une petite place noire, fumante, sous le noyer, prouvait à l'enfant qu'il n'avait pas rêvé. Raymond y pensait sans cesse. Reviendrait-elle jamais, la belle étrangère? Ah! s'en aller, s'en aller comme elle!

—Eh! bien, Nourrisson, cria une voix aigrelette, que fais-tu là? Tu ne vas donc pas manger la soupe?

Le petit sauta vivement sur la route.

—Ah! c'est toi, La Seiche! Tu m'as fait peur! Le patron est aux Roches et ne rentrera pas avant une heure. Faut l'attendre. Et toi, ou donc que tu vas?

—Moi? Ça ne biche guère chez nous. L'argent des vendanges a filé à acheter des chaussures pour la vieille et un pantalon pour moi. Pas une fichue croûte de pain pour faire une frottée à l'ail, aujourd'hui. Je vais voir si je trouve des chancres à la conche. Ça fera pas un réveillon ben épatant pour c'te nuit, mais, enfin, ça vaudra mieux que ren. Viens-tu avec moi? J'en avais pris un plein «bayot26», y a deux jours, de chancres, mais, dame, y sont finis, faut recommencer. Et cette mâtine de mer qui perd presque pas! Alle se fiche du pauv'monde! Impossib'de prend' des moules et des huîtres! Et les jambes27! Compte là-dessus, mon bonhomme, y en a pas, les gens s'y jettent tous après! Avec ça, la vieille a pus de travail, rapport à son âge: alle court sur ses septante-huit ans, sans qu'il y paraisse, la pauv'! On ne la veut pus nulle part pour gringonner28. Alors, quoi, moi je fais des courses, je vas en ville chercher des provisions pour ceux qui veulent pas se déranger; mais, depuis que les «baigneurs» ont déguerpi, y a pus ren à faire. Tout le monde a de tout. C'est un sale métier, tout de même! Mais, attends un peu que je vienne grand!

Note 26: (retour) Panier de bois.
Note 27: (retour) Espèce de mollusque, à coquille conique, incrusté dans les rochers.

—Qu'est-ce que tu feras?

—Tu le sais ben, je partirai mousse.

—Et ta grand'mère?

—La commune s'en chargera. Tiens, faudra ben, alors! Pauvre vieille, je pourrai pourtant pas l'amener, la mett' dans ma poche comme mon mouchoir. Viens-t'en, allons!

—Et les vaches?

—Alles ont pas besoin de toi pour les regarder boulotter, j'pense, et pis, t'as Blaireau pour les garder.

—Mais il me suivra et les bêtes s'en iront encore dans le champ du père Brodin et la Poupin me cognera, comme la dernière fois.

—Ah! ouatte! tu n'as qu'à lui lancer des pierres, à ton chien, s'il veut faire le crampon. Et pis, moi, la mère Poupin, si j'étais à ta place, ce que je la balancerais!

—Comment?

—Ben, je l'enverrais paître avec ses bêtes! Une femme laide comme une chenille et méchante comme un âne rouge!...

—Mais non, mais non, elle n'est pas tant vilaine que cela; et, des fois, elle est bonne! et puis, c'est ma nourrice, je l'aime bien, moi, je ne veux pas qu'on en médise; elle m'a gardé, tu sais!

—J'crois ben! pour te faire faire la besogne du beau Nestor, le prince héritier, au nez camard, qu'a des cheveux comme des baguettes de tambour.

—Elle me nourrit, m'habille...

—Alle ne te laisse pas tout à fait mourir de faim, faut êt' juste, et t'empêche de crever de froid grâce aux frusques râpées du dit avorton.

—Mais, je ne lui suis rien, moi, pense donc, et je coûte, à élever!

—Ah! nom d'une peau-bleue, si ça ne fait pas suer! Il ne manquerait pus que cela qu'alle te flanquât à la porte, comme un chien! Et pis, pas si bête, ne lui sers-tu pas de domestique? Et un domestique qu'alle paye même pas, qui ne peut pas la planter là si alle l'embête. Dame, c'est queuqu' chose, ça, ça vaut ben le lard rance et les patates gelées qu'alle te donne. Sais-tu ce que tu devrais faire, toi? Quand je partirai mousse, faudra t'en veni' avec moi.

—Oh! oui, je veux bien, mais quand?

—Le grand Bidard, tu sais, qu'est noir comme un' taupe et qu'a deux dents cassées devant, que, même, c'est très commode pour tenir la pipe, y connaissait mon père, y ont fait quasiment le tour du monde ensemb'. Y me prendra sur son bateau, dans deux ans. J'en aurai quatorze: faut ça, pour être assez fort. J'suis trop plat, encore, paraît, j'filerais entre les planches. C'est vrai qu' c'est pas le fricot que j'mange qui m'gonfle! Toi, t'es plus rembourré que moi, ça fera ren qu' tu sois pas si vieux. Et ce qu'on rigolera, nous deux!

—Deux ans! attendre encore deux ans! murmura Raymond en soupirant. Il fixait son regard sur le visage blême, en lame de couteau, sur les petits yeux perçants et verts de son ami, pour voir s'il disait vrai, et le suivait distraitement. Il pensait à cet avenir, si tentant mais si lointain, sur la mer attirante. Ah! pourquoi ne pouvait-il pas s'élancer tout de suite vers cet inconnu tant désiré?

Ils étaient arrivés à la plage. Grimpés sur les rochers que la mer abandonnait peu à peu, ils fouillaient les «lagottes» du bout de leurs bâtons pointus. Les crabes peureux se cachaient hâtivement sous les pierres; mais les enfants, habiles à les découvrir, tout gris entre les fentes grises, emplissaient le «bayot».

—Dis-moi, c'est-y bien dur les premiers temps qu'on est mousse? demanda Raymond.

—Pour sûr, bonnes gens, qu'on est pas couché su d'la plume et qu'on n'vous sert pas vot' chocolat tout chaud dans vot' lit, l'matin, comme ces flemmards de baigneurs qu'étaient près de cheux nous, c't été—en v'là un beau! tiens! trape-le donc, il s'en vient vers toi! Ah! le singe! le voilà ensauvé! Mazette, va!—Par exemp'e, faut pas avoir des rhumatis, ni une asiatique, faut savoir grimper aux mâts comme les chats aux arbres. Moi, ça me va.

—Et moi aussi, je suis leste.

—Et pis, y a la noyade.

—La noyade?

—Oui, ou le baptême, comme tu voudras: histoire de vous faire faire connaissance avec la mer. Les matelots vous attachent par le milieu du corps avec un bon câble et vous jettent à l'eau comme un harpon: débrouille-toi, mon petit! De temps en temps, le patron tire la corde: «La soupe est-elle trop salée?» qu'y demande. Si vous avez la frousse, y vous laisse mijoter pus longtemps. Sinon, au bout d'un quart d'heure, vingt minutes environ, y vous tire. Quand on a ainsi bu cinq ou six fois à la grande marmite, on sait nager, si on n'est pas une andouille. Le chiendent, c'est qu'y a les requins qui vous avalent comme une pistache. Lorsqu'on veut vous ramener à bord, ni vu ni connu, mon ami, y a pus ren au bout du filin; seulement, sur la mer, tout juste un peu de rouge. Mais c'est rare pourtant: y ne disparaît guère pus de vingt sur cent de ceux qui vont à l'eau. Mais, quoi? On ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs!—Pige-moi ce gros père!—Et pis, y a les quatre-vingts qui se tirent d'affaire: on peut être de ceux-là! Le plus fichant, pour moi, c'est la peau-bleue. Ah! par exemple, j'en aurais peur.—Oh! le sacripant! il m'a échappé!

—La peau bleue! qu'est-ce que c'est que ça?

—Voilà! C'est un poisson quasiment grand comme un requin et qu'on ne voit pas parce qu'il est couleur de la mer. Paraît même qu'il est très joli; l'animal! N'empêche que j'ai pas envie de faire sa connaissance. Il aime, de préférence, la viande des mousses, qui pèse moins sur l'estomac, et, quand y voit un bateau, y le suit sournoisement. Gare à celui qui tombe dans l'eau, alors! Y passe ras de vous, vous ne le voyez pas, y vous déguste une jambe ou deusse, ou un bras, vous ne sentez ren, ça saigne même pas, tant c'est proprement fait. On vous tire: adieu mes bourgeois, impossible de danser un bal de Saintonge, vous n'êtes pus qu'un mognon!

—Oh! c'est-y vrai, cela?

—Vrai, comme j'ai mangé-du chat crevé tout cru avec son poil, un jour que j'avais l'estomac dans les talons.

—Pas possible!

—Oui, mon fi. T'as pas besoin de frissonner et de me regarder comme si j'allais t'avaler, toi aussi, comme le chat. Mais, pauv' innocent, tout cela n'est ren à côté de ce qui vous attend quand vous êtes matelot! C'est alors que ça devient chouette! Faut pas faire le délicat et tourner le museau quand le menu ne vous convient pas. Faut savoir se boucher le nez et croquer dur, ou ben se serrer le ventre. Faut avoir peur ni des coups de canon, ni des peaux-bleues, ni de la tempête, ni des sauvages, qui vous enlèvent le cuir du crâne comme moi je t'ouvre cette huître, afin de se faire des fourrures avec vot' perruque.—C'est pas la peine de prend' ces p'tits, y a ren dedans, faut les laisser deveni' gros. Toi, tu seras jamais un loup de mer, t'as pas de courage, te voilà pâle comme un Christ, déjà!

—Oh! j'ai pas peur de ça, mais... les vaches! regarde, voilà Blaireau, il les a lâchées... n'entends-tu pas qu'on m'appelle? Il me semble que c'est Nestor...

Une voix criarde arrivait jusqu'à eux malgré le bruit des vagues:

—Raymond, grand paresseux, où es-tu?

Et un enfant de dix ans parut, tout essoufflé, sur la falaise, entre les yeuses couchées par le vent du large.

—Ah! c'est le Dauphin, dit La Seiche. Attends un peu, je m'en va lui faire son affaire, pour lui apprend' à veni' nous moucharder jusqu'ici. Qu'il reste dans ses champs, le terrien! Sur la plage, je suis cheux moi!

—Je viens! cria Raymond, et il montait rapidement la côte lorsqu'un galet, adroitement lancé, atteignit Nestor au front et lui fil une petite blessure; il poussa un juron retentissant; le sang coula.

Le «nourrisson» était atterré. Certes, il n'aimait pas le méchant garnement, faux et cruel, qui le faisait punir sans cesse, l'humiliait, le traitait de mendiant, lui rappelait vingt fois par jour qu'il n'était qu'un enfant abandonné par une femme inconnue, et oublié sans doute, par elle. Ah! comme il lui faisait méchamment sentir sa supériorité de fils de la maison, d'enfant légitime, aimé, choyé, ayant du bien, une famille, un avenir assuré! Oui, Nestor n'avait que ce qu'il méritait, le lâche? Mais sa mère, mais la Poupin? Il l'aimait, elle, bien qu'il la redoutât. Lorsque tout allait à souhait et qu'ils étaient seuls, tous deux, elle lui disait, parfois, une bonne parole. Elle était l'unique être au monde, l'uni que lien auquel sa petite âme d'enfant solitaire pût se rattacher. Que penserait-elle de lui?

«Je le dirai à maman», tel était l'éternel refrain de Nestor, dès que le pauvre petit se révoltait et cherchait à secouer le joug. Et, ce qu'il disait à «maman» était toujours si odieux, si outrageusement faux, que Raymond était pris pour lui d'une aversion invincible. Oh! ne pas pouvoir seulement le convaincre de mensonge, le vilain traître! Mais on le croyait toujours, lui, le fils, et l'étranger, jamais.

—Ces sangsues-là, disait le père nourricier, ne se servent de leur langue que pour tirer le sang des veines et pour mentir.

Raymond trouva son frère de lait en train d'étancher sa coupure avec son mouchoir malpropre. Blême, les lèvres serrées, il ne dit rien, d'abord, mais ses petits yeux noirs, luisants et comme pointus dans son plat visage sans couleur, avaient un air de triomphe insupportable.

—Ce n'est pas moi... murmura le pauvre garçon.

—Non, c'est moi, p't-êt'. C'est pas toi, non pus, qu'as quitté les vaches pour t'en aller courailler avec ce vaurien de La Seiche, n'est-ce pas? Que même elles sont entrées dans le champ à Brodin, comme la semaine dernière. T'as bien gagné ta journée, ton affaire est bonne, ma fine! T'avais donc oublié que c'est la veillée de Noël, ce soir? Même que la mère a acheté queuqu' chose pour mett' dans ton sabot: ce sera pour moi, cette année encore, comme l'année dernière, mon drôle!

C'est un beau couteau, je l'ai vu dans le tiroir du buffet, ça m'ira joliment ben: juste que j'ai perdu le mien hier.

Raymond pâlit; ce couteau, il le désirait tant, et depuis si longtemps! La Poupin le lui promettait toujours «s'il était sage». Pour, le gagner, il avait travaillé avec courage tout l'été.

—Mais c'est pas moi qu'ai jeté le caillou, tu le sais bien, puisque je m'en venais vers toi et que le coup est parti d'en bas.

—J'en sais rien; j'ai vu que toi. Tu paieras pour les deux. Allons, avance! Et l'oie, ce soir, au réveillon, t'en auras pas, et moi j'en aurai jusque-là, ton morceau et le mien, pardine! Cela te fait bisquer, hein, ventre vide?

Raymond était pâle d'indignation.

—Garde le couteau et mange toute l'oie, si tu veux, dit-il, mais ne dis pas des menteries, ne dis pas que c'est moi qui t'ai lancé le caillou. Ta mère croira que je suis un mauvais coeur, ce qui n'est pas vrai.

—Et le père te caressera l'échine à coups de trique. C'est cela qui te fait peur surtout, avoue-le? Bah! une petite bastonnade rabattra un peu ton caquet, défrisera ta belle perruque, te fera maigrir, car nos monjettes te profitent que tu sois rond et plein comme un barricot.

Les enfants approchaient delà maison, longue bâtisse à un étage dont les quatre fenêtres et la porte s'ouvraient sur un jardin potager, où, entre des carreaux de légumes, se dressaient quelques tiges de soleils, brûlés par la gelée. Une plaie bande de violettes longeait le mur badigeonné de jaune pâle; un cep de vigne s'étendait en tonnelle au-dessus de la porte, servant d'abri, en été, à la cuve pour la lessive. L'étable s'ouvrait dans la cour, de l'autre côté de la maison. Les enfants entrèrent par là. Des poules, des canards mangeaient en caquetant le grain qu'on venait de leur lancer, tandis que Blaireau, paisible et la conscience tranquille, allait s'installer au chaud contre la meule de paille, près du fumier.

La Poupin venait d'arriver. La petite voiture à bras qui lui servait à porter le lait en ville n'était pas encore remisée.

—Te voilà, mauvais sujet, propre à rien, cria le maître, sortant de l'étable où il venait de ramener les vaches. C'est ainsi que tu gagnes le pain que tu manges! Tu vas voir ce qu'il t'en coûte d'aller te balader sur les conches comme un bourgeois, avec les polissons de ton espèce.

Poupin, furieux, s'approchait de l'enfant qui tremblait, lorsque des cris perçants, partis de la maison, l'arrêtèrent.

—Oh!... oh!... hurlait la nourrice, paraissant sur le seuil, la voix changée par l'indignation et la colère, oh! le sans-cour, l'ingrat! Jamais je n'aurais cru cela de lui! Faut que je le voie de mes quittes yeux pour le croire! Tant de malice, à son âge, et contre qui? Contre notre garçon qu'a bu le même lait, qu'a mangé le même pain que lui, quasiment son frère! Il lui a fendu la tête d'un coup de pierre; le voilà marqué pour la vie!

—Le gueux! Attends un peu que je lui fasse passer l'envie de recommencer!... Et le paysan, saisissant une fourche qui traînait, allait en frapper Raymond, mais celui-ci, d'un bond, fut hors de sa portée. Il se mit à courir de toutes ses forces, suivi du bonhomme qui jurait et de Nestor qui, subitement guéri, s'élançait de son côté. Il eût été pris si, brusquement, il n'avait tourné court; en quelques enjambées il disparut derrière la maison, grimpa lestement le long du cep de vigne, entra par une fenêtre et se trouva dans le grenier à fourrage. Il se blottit dans le foin et, immobile, le coeur battant, il attendit. Par la trappe de l'étable restée ouverte, il entendait tout ce qui se disait en bas.

—Où peut-il ben être passé? s'écriait la Poupin, soudain alarmée. Pourvu qu'il n'ait pas été se jeter dans le puits! Il a la tête près du bonnet, le drôle: ces mauvaises graines-là, qui viennent d'on ne sait où, ça a souvent des idées pas comme les aut...

—Bah! y a pas de danger! il est ben trop capon pour se détruire. Et pis, après, tant mieux! bon débarras! De cette espèce-là, y a toujours assez.

—Oh! comment peux-tu dire... c'est pas chrétien cela! Faut jamais souhaiter la mort de personne, ça porte malheur. Et ensuite, pis, tu n'y penses pas, quelle affaire! Jaserait-on assez dans le village, en ferait-on des potins, bonnes gens! La gendarmerie viendrait mett' son nez partout par ici, on nous accuserait d'avoir fait disparaît' l'enfant, on nous fourrerait en prison, qui sait? Et tout de même, vrai, pauv' petit, faudrait pas. Un caillou est vite parti. Mais d'un, à son âge, en a fait autant. Y peut ben s'ennuyer, après tout, d'être pas comme les aut'.

—Pauv' p'tit, en effet, qui mange le bien du nôt', qui devient gras des morceaux qu'il lui prend, qu' a, même, voulu le tuer! T'as ben de la compassion à perdre ma fine! Garde-la pour ceux qu' en sont pus méritants. C'est un vaurien, une canaille, un criminel que j't' dis. J'en ai assez de sa tête de mouton frisé, de ses yeux qu' ont toujours l'air de vous reprocher queuq' chose. Quoi, je vous l' demande? T'as voulu le garder, v'là ta récompense; alle est jolie!

—Y travaille pourtant ben.

—Manquerait pu que ça qu'y ne fichât ren! Et nous, nous nous tournons les pouces, p'têt'?

—Si t'allais seulement un peu voir, Augustin, tout d'même...

Augustin s'en alla en grognant et, lentement, se dirigea vers le puits qui se trouvait auprès des carreaux de légumes, du côté de la maison par lequel l'enfant avait disparu.

—Tu m'as dérangé pour ren, dit-il, en revenant de mauvaise humeur. De c'te fois y n'est pas nayé; il a seulement décampé: bon voyage! S'y pouvait ne jamais reveni'!...

L'enfant écoutait, palpitant. Qu'allait répondre la Poupin? Elle ne dit rien. Ils passèrent dans la cuisine, et Raymond entendit le bruit des cuillères dans les assiettes de soupe.

Il avait faim, mais il ne songeait guère à manger. Quelque chose lui serrait la gorge à l'étouffer. Il sortit sa tête de dessous le foin, une tête très pâle, où des yeux clairs brillaient, hagards, dans l'obscurité.

Alors c'était vrai, vrai de vrai, on en avait assez de lui! Son père nourricier et Nestor le détestaient, il le savait depuis longtemps; ne lui répétaient-ils pas toujours les mêmes humiliantes paroles: qu'il leur était à charge, qu'il mangeait plus qu'il ne travaillait? Mais sa nourrice, jusqu'ici, le défendait faiblement. Aujourd'hui, elle l'abandonnait. Ce qui l'avait émue, d'abord, ce n'était pas la peur qu'il fût noyé, c'était la crainte des ennuis qui résulteraient de sa mort, le bruit, les gendarmes, les fouilles dans la maison. Débarrassée de ce souci, elle acceptait l'idée qu'il ne reviendrait pas et, tranquillement, prenait sa soupe, comme si sa vie, à lui, ne venait pas d'être arrachée!

Ah! comme il l'aimait pourtant, cette ingrate, cette cruelle qui, après l'avoir si longtemps protégé, le laissait s'éloigner sans un regret, sans un mot de rappel! Tant de liens rattachaient à elle! Il se souvenait de telle caresse qu'elle lui avait faite dans son enfance, de telle intonation plus douce de sa rude voix, qui lui avait délicieusement dilaté le coeur. Il se disait, parfois, en regardant sa figure grossière et hâlée sous la sévère quisnotte noire: «C'est vrai, pourtant, je n'ai ni père, ni mère, ni frère, ni soeur, ni oncle, ni tante, ni cousin, ni cousine, comme les autres, mais j'ai ma nounou. Ce sont ces bras qui me portaient quand j'étais trop petit pour marcher, c'est sur cette poitrine que j'étais bercé, que je m'endormais. C'est son lait qui m'a nourri. Elle pouvait me mettre dehors, m'abandonner: elle ne l'a pas fait: elle est bonne. Et il trouvait je ne sais quel charme à ce visage si dur, pourtant. Elle était pour lui, à défaut d'une autre, meilleure et plus chère, celle auquel l'être jeune a besoin de rattacher sa vie, le rameau qui porte le bouton naissant, la direction, la protection, l'abri. Et il fallait s'éloigner d'elle!... S'il avait pu la voir, se levant hâtivement pour cacher son assiette presque pleine, et essuyant une larme du revers de sa rude main...

Oui, il fallait partir puisqu'elle avait assez de lui. Quelque chose de plus fort que toutes les raisons le décidait brusquement. Mais où irait-il? La bohémienne l'avait repoussé, il était trop jeune pour être mousse, trop faible pour se placer comme domestique. Partout, hélas! encore, il mangerait plus qu'il ne travaillerait; partout il serait un fardeau. Qui donc l'aimait dans ce monde si grand, lui, si petit! Blaireau, peut-être, et encore... Justement un froissement dans le foin lui apprit que le chien le cherchait. Il s'approcha, bondit vers lui, la queue frétillante, la langue pendante de plaisir. Il le regardait de ses bons yeux d'or, phosphorescents dans l'obscurité. Il allait japper, comme pour lui demander ce qu'il faisait là, à jouer, tout seul, sans avertir les camarades, au lieu d'aller à la soupe comme les autres. Mais l'enfant lui dit à voix basse: «Tais-toi, Blaireau, on veut me batt', tu me ferais prend'!» Le chien se tut, et, comprenant que son ami avait du chagrin, se mit à lécher sa main tendrement. Raymond entoura de ses bras le corps frémissant de la bonne bête, y appuya sa tête brûlante et éclata en sanglots.

Ah! où aller, où aller? L'instituteur, qui l'aimait tant autrefois, quand il était son élève docile et appliqué, ne lui rendait plus son salut, depuis le jour où Nestor avait faussement accusé son frère de lait d'avoir mangé les belles pêches, gardées avec tant de soin dans l'espalier du jardin de l'école.

—Qui a fait le coup? avait demandé le maître, de sa grosse voix qui imposait le respect à la bande indisciplinée.

—Ce doit être le nourrisson de la Poupin, avait dit quelqu'un.

—C'est lui, affirma Nestor. Je lai vu, il était avec «La Seiche».

Ce nom de «La Seiche», larron fieffé, que Raymond avait le tort d'avoir pour ami, avait décidé l'opinion contre lui. Et puis, d'après la logique humaine, si injuste souvent, le menteur et le voleur devait être le petit pauvre, élevé par charité, envieux, par conséquent, et non pas un de ces enfants heureux et choyés. Raymond avait eu beau protester, on ne l'avait même pas écouté. Le maître avait ajouté tristement:

—Je n'aurais jamais cru cela de toi, mon enfant—et n'en avait plus, reparlé. Mais le pauvre garçon gardait au coeur un chagrin autrement cuisant que s'il avait été puni.

Une rancune lui était restée de se voir injustement accusé sans qu'il lui fût seulement permis de se défendre. Il en voulait à ses camarades, à ces heureux gaillards qui, tous, avaient une maison, une maman, un nom, qui n'étaient le «nourrisson» de personne.

D'ailleurs, bientôt, à son grand regret, il n'allait plus à l'école dont il aimait la vaste classe aérée, claire, ornée de gravures pour les leçons de choses, et de grandes cartes de géographie où il cherchait les magiques noms des mers lointaines qu'il parcourrait un jour. Il n'avait plus la fierté, lorsqu'il avait bien travaillé, d'accompagner le maître dans la salle de la mairie, sorte de cuisine carrelée, dont les murs blanchis à la chaux étaient cachés par les casiers en planches des registres; où, sur la vaste cheminée, trônait un buste en plâtre de la République au-dessous d'un portrait de Monsieur Carnot.

Alors, de plus en plus, il s'était lié avec Jules Nourrit, surnommé «La Seiche» à cause de sa maigreur extrême, un vaurien sûrement, mais un malheureux comme lui. Il était bon, au moins, celui-là. Il ne l'appelait pas de noms infamants. Resté seul d'une famille de pêcheurs avec sa vieille grand'mère qu'il adorait, il avait, lui aussi, quitté de bonne heure l'école pour gagner son pain. Il travaillait lorsqu'il trouvait de l'ouvrage, faisant tous les métiers, péchant, et même «chopant», comme il disait, de ci, de là, quand il n'y avait rien au logis. Plusieurs fois il avait entraîné Raymond à mal faire. Ensemble n'avaient-ils pas volé la dinde de Monsieur le curé, une belle bête, ma foi, fine et bien en chair; que la vieille Angèle engraissait avec amour pour le réveillon, l'année dernière! Depuis lors, le prêtre, si bon jusque-là, lui gardait rancune.

—Ce nourrisson de la Poupin, avec sa ligure de chérubin, m'a bien trompé, disait-il en secouant sa tête grisonnante. Il tournera mal. Bon chien chasse de race, mauvais chien vole d'instinct.

Certes, le pauvre petit n'avait pas mangé un seul morceau de la bonne dinde, mais la grand'mère s'en était régalée huit jours durant; et, comme disait son ami:—«Autant valait qu'elle fût dans sa vieille carcasse que dans la grosse panse à Monsieur le curé.» Raymond trouvait ce raisonnement très juste et n'avait aucun remords de sa mauvaise action.




II

Depuis longtemps déjà le bruit avait cessé en bas. Le paysan et sa femme s'en étaient allés chacun à ses occupations, Nestor s'était échappé pour rejoindre ses amis, Blaireau avait disparu. Raymond se réveilla, frotta ses yeux, et se demanda pourquoi il était là, dans le grenier, blotti dans le foin. Tout-à-coup, il se souvint. Il avait tant, tant pleuré, qu'il s'était endormi de fatigue, sans doute. Quelle heure pouvait-il être? Le soleil descendait à l'horizon. L'enfant se pencha sur la trappe, ne vit personne, n'entendit rien. S'il voulait partir sans être vu, c'était le moment. Bientôt la Poupin reviendrait pour préparer le repas du soir. Il descendit par l'échelle qui faisait communiquer le grenier avec l'étable. Les vaches sommeillaient en ruminant; La Roussotte, sa favorite, entr'ouvrit un oeil indifférent comme il passait, et reprit son rêve de bête repue. La cour était vide. L'enfant se glissa furtivement et gagna la porte. Où allait-il? Il n'en savait rien: «là-bas», ainsi que le disait la bohémienne, «partout», excepté où l'on ne voulait plus de lui. Il attachait ses yeux sur le paysage, confident de ses rêveries enfantines, sur les champs déserts, la ville lointaine, la mer aimée et ingrate qui le repoussait, la route décevante qui ne lui avait pas apporté ce qu'elle lui avait promis, sur toutes ces choses familières qu'il voyait pour la dernière fois et qui lui paraissaient, à cause de cela, changées, plus belles, plus attendrissantes, se sentant tout autre lui-même.

Il disait adieu au joli village gai dont la grand'rue tortueuse sépare les maisons très blanches, adieu au vieux noyer sous lequel la vision radieuse lui était apparue, adieu à la fontaine et à sa grille déjetée, si commode pour «faire à la souplesse» avec La Seiche et les autres gamins, ses camarades. Adieu à Pitard, le gros boucher, brave homme qui rit toujours et qui, une fois, l'a pris un bout de chemin dans sa carriole.—Il finit de dételer son cheval dans la cour, près de la maison aux marches branlantes, autour de laquelle croissent de maigres balsamines et de poussiéreux ricins, l'été.—Adieu à la boulangère, Alida, qui a de si beaux cheveux noirs luisants, et qui, souvent, le lundi, lui donnait un petit pain non vendu la veille. Adieu à l'école, à la classe, fraîche l'été, chaude l'hiver, grâce au poêle ronflant, où il a passé les meilleurs moments de sa vie à écouter le maître si aimé et si injuste, hélas! Il voudrait bien l'apercevoir une dernière fois. Mais les contrevents verts, les portes, tout est fermé hermétiquement, comme le cour de celui qui l'habite. La nuit vient. La lampe à pétrole s'allume chez la mère Rabaudin, l'épicière. Oh! oh! les belles choses qu'elle a mises à sa devanture débarrassée des mouches mortes, des pantoufles de lisière et des vieux bonbons! L'image réclame de la jolie femme collée contre la vitre, semble en rire d'aise. Les attrayants jouets! Les alléchantes sucreries roses et blanches! Tiens, c'est vrai, c'est Noël, demain! Ce soir, bien des mamans heureuses rempliront les sabots de leurs heureux enfants... Vite, passons. Voici la cure. La porte est entrebâillée: on aperçoit le grenadier, si beau quand il a ses fleurs rouges ou ses lourds fruits couleur de soleil couchant. «Si la vieille Angèle me voit, elle m'arrêtera, sûrement, pour me dire de ne pas manquer la messe de minuit», pense-t-il. «Où serai-je à minuit?... Que cette rue est longue! Allons, plus vite! Le «Café du Centre» est brillamment éclairé, ce soir comme les jours de fête: c'est bien, en effet, une fête pour tous, sauf pour moi!»

Enfin, voici la place, auprès de l'église. Là, Raymond est un peu chez lui. Que de fois il a joué à saute mouton sur l'aire banale où l'on dérange les poules en quête de grain perdu, où, dans l'épaisse couche de balle, on ne se fait pas mal si l'on tombe! Plus loin, sur l'herbe jaunie et maigre, des ronds de diverses grandeurs marquent la place des chevaux tournants venus à la foire qui a lieu en octobre, quand les «baigneurs» sont partis et que les bourses sont pleines encore. En venait-il, du monde, de tous les côtés, bonnes gens, pour manger les saucisses renommées avec les huîtres fraîches, et boire le vin nouveau, pétillant et sucré! La route, les chemins, en étaient tout noirs et grouillants. Les voitures, qui montaient et descendaient, bourrées de citadins endimanchés, se hélaient au passage. C'était un bon moment dans l'année, celui-là. Quand la vendange avait été satisfaisante, la Poupin donnait quelques sous à son nourrisson pour acheter des sucres-d'orge ou des craquelins de Saujon, ou tout autre chose «pas chère» ou, encore, pour monter aux chevaux de bois. Il hésitait longtemps, dans une angoisse délicieuse, partagé entre son plaisir, sa gourmandise et ses autres convoitises. Il tournait autour de la boutique à dix centimes se demandant avec un battement de coeur ce qu'il choisirait des bagues en métal blanc, des épingles de cravate ornées de pierreries rouges ou vertes, des miroirs ronds... Il contemplait Nestor et ses autres camarades tirant à la carabine ou au «massacre». Comme ils riaient quand la mariée ou le curé étaient touchés et se renversaient en arrière dans une posture inconvenante! Lui se sentait gêné. Il aimait mieux regarder les manèges. Son frère de lait, affalé sur, un cochon bien frais, à la queue en trompette enrubannée, ses bras maigres enserrant nerveusement le groin rose, passait et repassait devant lui. Son visage apeuré, blême, conservait néanmoins cette expression de triomphante arrogance qui le rendait si haïssable. Enfin, après bien des hésitations, Raymond finissait par grimper sur un énorme lion à la gueule ouverte, qui montait et descendait par des bonds réguliers. Quelles délices, alors! Comme le pauvre petit oubliait toutes ses misères! Il était dans ces pays fabuleux, dans ces déserts, «immenses étendues aux vagues de sable doré», dévorant l'espace sur la croupe frémissante du «roi des animaux», comme disait le «maître», libre, loin de toute humiliation et de toute souffrance. La musique des manèges mêlée à celle du bal de l'auberge voisine entrait dans la tête du pauvre petit et lui donnait un engourdissement qui aidait à l'illusion. Quand le cheval étique qui tournait autour de l'axe, ralentissait sa marche et s'arrêtait, il descendait tout étourdi, chancelant, comme ivre. Lorsque viendra la foire prochaine le «nourrisson de la Poupin» ne sera plus là....

Mais qui donc arrive par la petite rue déserte? Raymond connaît cette voix cassée, au timbre de cloche fêlée. Tiens, c'est Denis, Denis le fou, le pauvre, pauvre Denis! Un mouvement instinctif de pitié et de sympathie le fait aller vers lui. N'est-il pas seul, abandonné et malheureux, lui aussi? Sa femme et sa fille l'ont quitté, voici bientôt quatre ans, pour s'en aller bien loin dans une grande ville. Depuis lors, il vit comme un sauvage, fuyant tout le monde; peu à peu le chagrin lui a fait perdre la raison. On ne l'enferme pas, il n'est pas méchant; la plupart du temps, même, il est très raisonnable. Il cultive sa vigne, son petit jardin, élève des volailles qu'il va vendre au marché des Roches. Ce n'est que lorsque quelque chose lui rappelle son malheur, au moment des fêtes, par exemple, qu'il est repris de sa folie douce. Alors il s'en va, il marche, il fait plusieurs fois le tour du village, interpellant les passants, parlant à des interlocuteurs imaginaires, chantant à tue-tête. Des voisins compatissants lui donnent à manger, veillent de loin sur lui.

—Monsieur, j'ai ben l'honneur de vous saluer, dit-il à l'enfant ahuri, en s'approchant et lui faisant une profonde révérence.—En même temps il découvre un crâne chauve, entouré d'une demi couronne de cheveux blancs embroussaillés qui semble être la continuation de sa barbe en collier d'orang-outang. Il porte un «bayot» vide qu'il pose par terre.

—La vendange a été bonne, reprend-il. Le raisin est gros à crever, le vin sera fameux cette année. Nous en avons-t-y fait de la besogne, aujourd'hui, bonnes gens! Enfin, nous v'là rendus, juste avant la nuit. Quand on aura mangé un morceau, on dansera cheux nous. Si le cour vous en dit, jeune homme... Vous verrez ma femme et ma fille, deux belles personnes, donc, et qui s'entendent à sauter mieux qu'à travailler. Pourquoi que vous riez, vous aut'. C'est p't-êt' pas vrai qu'ailes sont mignonnes? Je vous défends de vous gausser d'elles. Et pis, c'est-y tant rigolo ce que je vous dis-là? Je savons 'core un peu ce que j'disons, pourtant. Le père Denis n'est pas si tant vieux qu'on veut l'dire. Il sait ben lever la jambe, toujou'joliment. Tenez:

Et lon lon-la
Et lon-lon-lère
La fille est là
Avec la mère.

Et lon-lon-lère
Et lon-lon-la
Adieu, bon père,
Moi, je m'en va!

Le vieux chantait sur un air de bourrée et faisait sonner ses sabots en cadence sur le sol gelé. Ses cheveux blancs, s'envolaient, pitoyables, autour de sa tête; ses yeux, de plus en plus hagards, se fixaient sur le pauvre petit qui tremblait.

Et lon-lon-la
Et lon-lon-lère
L'enfant s'en va
Après la mère.

Et lon-lon-lère;
Et lon-lon-la...

—Quoi que vous avez tous à me regarder, tas de voyous! crie-t-il. Je suis donc ben plaisant, à mon âge, que je vous prête à rire? Attendez un peu, je vas vous montrer si le père Denis a quitté ses biceps...

Raymond s'éloigne, effrayé, le coeur plus serré encore. Un instant il a cru trouver dans le vieillard un protecteur, un ami; mais non: il est trop fou. Certes, il est bien à plaindre, le pauvre homme, mais au moins, lui, sa folie lui fait oublier sa peine. Il est heureux alors, il chante et rit comme s'il n'était pas seul au monde, abandonné. Et puis, il a sa maison, un abri contre le vent, le froid, les mille terreurs qui peuplent les ténèbres, un asile où passer la sombre nuit d'hiver. Un asile! Que cela semble enviable au pauvre petit! Ah! coucher sur le sol, dans le froid, dans ce noir qui vient, non, non... Mais, où aller? Où aller?

Et lon-Ion-lère
Et lon-lon-la
Le cimetière
Est près de là!

Reprend le bonhomme en s'éloignant. Le cimetière! Eh! oui, il a raison Denis! C'est là le seul refuge possible, c'est là qu'il faut aller, c'est là qu'on est bien. Les hautes pierres des tombes, les noirs cyprès lui seront un abri contre la bise glacée. Dans cet enclos paisible, personne ne viendra le chercher, personne ne le dérangera, personne ne le chassera.

Au fond de l'allée des grands ormeaux dépouillés de leurs feuilles, la petite église apparaît, antique et massive, avec son clocher carré comme un donjon, sa façade unie, dorée par les lichens, blonds. L'enfant ne s'y arrête pas.

Qu'irait-il y faire? On ne lui a pas appris à prier. D'ailleurs, il n'oserait entrer dans cet endroit silencieux ou flotte toujours un vague parfum d'encens, qui ne lui rappelle que le souvenir de messes matinales où il s'endormait, de sermons qu'il ne comprenait pas, pendant lesquels ses yeux restaient fixés sur un joli trois-mâts, grand comme un joujou d'enfant, pendu en ex-voto dans la chapelle de la Vierge. Il n'a pas encore été au catéchisme, on ne lui a parlé du «bon Dieu» que comme d'un être invisible et sévère qui profite de ce qu'on ne le voit pas pour espionner le monde, qui, sûrement, l'enverra en enfer, lui, «le nourrisson de la Poupin», pour ses crimes d'enfant. Il se le représente comme le maître de tous les maîtres, le patron de tous les patrons, le plus riche de tous les riches! Eh bien! si les petits de la terre sont méprisants et durs, s'ils traitent en paria l'orphelin, que fera-t-il, alors, lui, qui est plus qu'eux tous?

Raymond se glisse derrière les tombeaux en forme de bancs de ceux qui furent les gens importants de la commune, et cherche un chemin dans le fouillis des monticules envahis par les ronces qui marquent la place de ceux qui n'y furent rien. Quelques cyprès solitaires désignent des tertres plus soignés. Il arrive, enfin auprès du mur de clôture où, dans les hautes herbes brûlées par le froid, se trouvent deux tombes jumelles toutes pareilles, deux berceaux de pierre.

Dans l'une «repose» une petite fille, presque de son âge, «Alexina Gérard, morte à huit ans, douce et charmante enfant que le Seigneur voulait avec lui au ciel». Un trou rond, creusé dans la croix, et fermé par une vitre trouble, abrite une petite tresse de cheveux bruns, jadis soyeux et doux, raides et roussis par le temps. A côté, «Stylice Paret», sept ans, «à la mémoire de leur petit ange, ses parents éplorés qui espèrent le revoir au ciel». Malgré l'obscurité croissante, Raymond peut encore distinguer, au fond de la vitrine, une gravure coloriée, presque fanée. Elle représente une belle dame à crinoline, les épaules tombantes sous un châle en pointe, la figure menue dans un chapeau en auvent. Elle se tient debout, son mouchoir à la main, devant un monument de marbre blanc sur lequel sont peintes des larmes noires, grosses comme des poires. Ces deux tombes, avec cette tresse de cheveux et cette image prétentieuse sont, après sa nourrice, ce que le pauvre enfant aime le mieux au monde. Cette femme si pâle, qui pleure éternellement son enfant, l'attire invinciblement. N'a-t-il pas perdu sa mère, lui? Justement sa mère, avait, comme elle, des mains fines et blanches: «bon sang de bon sang, des doigts quasiment gros comme des pattes d'araignée et blancs comme l'hostie,» avait dit la Poupin, un jour qu'elle était en veine de confidences. Une autrefois, alors que, timidement, il lui demandait si sa mère était jolie, la paysanne avait répondu:

—Jolie, j'ai pas fait attention à c'te bêtise-là. J ai vu que son argent, qu'était bel et bon. On aurait dit qu'alle en avait des cent et des mille, bonnes gens, à la manière qu'alle le laissait parti'. Qui jamais aurait pensé qu'alle n'était qu'une pauvresse, tout com' les aut'. Alle avait l'air si honnête, si timide, avec son parler doux de dame riche. J'ai cru que c'était la fortune qu'alle nous apportait avec toi, ou, dans le pire, qu'on serait récompensé de ses peines. Va te faire fiche! Jolie, avec son tout petit visage couleur de cire! même qu'alle m'a fait pitié, j'ai si bon coeur! D'ailleurs, son chapeau avançait, c'était presque la nuit faillie, or y voyait tout juste assez pour distinguer une poule d'un canard; je s'rions ben en peine de la reconnaît'! Et, reprenant le récit conté tant de fois:

—«Je rentrions les bêtes lorsqu'une voiture s'arrête devant la porte de la cour. Descend une petite dame portant un enfant endormi qui me dit:

—»Vous êtes ben m'ame Poupin?

—»Oui, bonne dame, pour vous servi', que je dis.

—»Paraît que vous cherchez un nourrisson?

—»Oui ben, que je dis. J'ai beaucoup de lait, mon p'tiot profite; et je serions pas fâchée de m'met' queuque sous de côté pour l'élever, rapport à ce que nous sommes pas riches et que les temps sont durs.

—»Voulez-vous prendre mon enfant?

—»Volontiers, que je dis, si vous payez congrûment.

—»Je vous donnerai ce que vous voudrez, qu'alle dit.

—»C'est que, bonne dame, les enfants, ça fait avoir beaucoup de dérangement. Mettons trente francs par mois, le sucre et le savon en pus.

—»Ça me va, qu'alle répond. Tenez, voici deux mois payés d'avance.

»Et alle me tendait un billet de cent francs comme je te tends, à toi, ce morceau de pain. Je n'en croyais pas mes yeux. Je restais là, imbécile, sans oser toucher le billet qu'alle posa sur la tab'. Enfin l'estomac me revint. Je te pris dans mes bras; tu avais dans les cinq ou six mois, comme Nestor, mais t'étais plus menu et chéti'.»

—«Je reviendrai bientôt, qu'alle dit alors. Vous semblez être une brave femme, soignez ben mon Raymond, voici ses habits.—En même temps, elle jeta un paquet par terre et s'ensauva. Je la croyais loin et je regardais les chemises de fine toile garnies de broderies, les langes aussi doux que des mouchoirs de poche, lorsqu'elle revint, t'attrapa, se mit à t'embrasser comme une folle, pis repartit en courant. La portière claqua, la voiture disparut avant que j'aie pu comprendre ce qu'était arrivé. Jamais pus alle n'est revenue...

—»Alle est timbrée que je me pensais en mon par dedans. Ou ben c'est le mal au coeur de quitter son petiot qui lui fait batt' la berloque. Mais tout de même, alle semb' une bonne personne, généreuse, qui comprend les choses. Ah! ouiche! Ben bonne! De la crème tournée, quoi! Ben généreuse: cent francs pour te nourrir toute la vie, c'est payé en effet! Ah! la sans-coeur! Alle se débarrassait de toi pour pouvoir mieux faire la fête! La coquine! Alle se déchargeait su de pus pauv' qu'alle du soin de t'élever. Encore si alle avait laissé son adresse, si alle avait dit comment que tu t'appelais: mais ren pour te faire connaître, pas un mot d'écrit, pas un scapulaire, une médaille, une croix, comme y en a qui en ont, qu'on raconte. Jolie! En effet, alle était jolie, la misérab', la gueuse!»

Depuis, Raymond n'avait plus jamais parlé de sa mère. Mais il y pensait sans cesse. Il espérait, et c'était le fond mystérieux de ses rêveries, il espérait qu'elle reviendrait un jour le chercher. Pour lui, ce «tout petit visage couleur de cire», caché sous un chapeau qui avançait, était devenu vivant. Il le connaissait comme s'il l'avait, toujours vu, penché sur lui. Peu à peu il le confondait avec l'image de la dame du cimetière. Bientôt les deux ne faisaient plus qu'une seule et même personne. Elle avait, sous son vêtement de deuil, une taille jeune et mince; elle lui tendait ses mains secourables, ses blanches mains pures; c'est sur lui qu'elle pleurait, sur son isolement, sa souffrance. Il lui contait toutes ses peines; elle y compatissait, le comprenait, le consolait. Elle l'accueillait toujours bien; jamais elle ne doutait de sa parole; Stylice était son frère et Alexina, sa soeur. Il leur parlait, ils lui répondaient. Chacun avait sa physionomie particulière, son timbre de voix distinct, si doux, celui de la mère; si clair, celui de la petite soeur. Il taquinait Alexina, jouait avec Stylice, mais surtout, surtout, il baisait dévotement les blanches mains. Il portait à ses amis des fleurs, furtivement volées de ci, de là, ou cueillies dans les bois: coucous et primevères pâles au début du printemps, douces pervenches et blanches «pentecôtes» un peu plus tard, roses et chrysanthèmes, l'été et l'automne. Il les cachait sous sa veste, le long du chemin.

Mais, quand survenait une période d'accalmie, lorsque la Poupin, satisfaite de la récolte ou de la vente des légumes, se souvenait qu'elle l'avait nourri de son lait et se montrait meilleure, presque maternelle, il les oubliait. Il était si jeune et avait tant besoin d'être aimé! Le rêve est une nourriture creuse qui peut bien tromper un instant un coeur avide, mais qui ne saurait le satisfaire toujours. Comme alors il battait, ce coeur, chaque fois que la paysanne s'approchait de lui; comme le pauvre enfant épiait chacun de ses mouvement! Ah! si elle l'avait pris dans ses bras, combien goulûment il lui aurait rendu sa caresse! En elle il eût étreint en même temps, et son rêve, et la réalité proche, vivante, dont il avait tellement soif. Mais la Poupin ne songeait jamais à l'embrasser.

Pourtant, jusqu'à maintenant, il s'était fait illusion, il croyait qu'elle l'aimait un peu, beaucoup moins que Nestor, bien entendu, mais, enfin, un peu. Il s'est trompé, elle ne l'aime pas ou elle ne l'aime plus, si elle l'a jamais aimé. Personne ne l'aime. Blaireau lui même, le volage Blaireau, l'a abandonné! Ce soir, est-ce le froid intense qui l'envahit jusqu'au coeur ou l'obscurité croissante qui l'enveloppe de tristesse? Mais il a beau appliquer; son esprit à retrouver son rêve, son rêve lui-même lui échappe. L'image de la tombe n'est qu'une gravure à moitié effacée, vue à travers une vitre malpropre; Stylice, Alexina n'ont jamais existé pour lui, ce sont des noms qui ne représentent rien. Tout à coup, la réalité le saisit; ce qu'ils sont, il le devine maintenant. N'a-t-il pas, bien des fois, vu le fossoyeur faisant sa sinistre besogne dans le champ commun? Il sait ce que recouvre chacun des sombres monticules, et les bancs des riches aux flatteuses inscriptions... Horreur, horreur! C'est la nuit de Noël; comment n'y a-t-il pas pensé plus tôt! Dans un moment, d'après la légende répétée aux veillées, les morts vont sortir de leurs tombeaux. Mais oui, tenez, tenez, les voici déjà qui écartent de leurs mains de squelettes les mottes de terre gazonnée; ils soulèvent péniblement les lourdes pierres, renversent les bancs, les croix, les colonnes. Les voilà tous sortis! Le cimetière, bouleversé de fond en comble, ressemble à un champ labouré où grouille une armée de spectres. Les petits, Stylice et Alexina, qui se sont attardés, courent et sautent par-dessus les obstacles pour se mettre derrière les autres. En bande serrée, deux à deux, ils marchent, ils approchent; Ils chantent... mais c'est horrible, les voilà tous qui chantent, maintenant, en se dandinant; ils entrechoquent leurs os pour scander la bourrée:

Et lon-lon-la
Et lon-lon-lère,
L'enfant est là
Avec la mère!

Et lon-lon-lère Et lon-lon-la,
Le cimetière,
Nous y voilà!

—Non, non! crie l'enfant, saisi d'une indicible terreur, non, je ne veux pas!—Et, grelottant de fièvre, brisé par le chagrin, vaincu par la faim, le froid, la peur, il tombe évanoui sur l'herbe blanchie par la gelée.




III

La Bolinière, 24 décembre 19...

Mon cher mari,

Tu as peut-être été surpris de voir ma lettre timbrée des Roches. En effet, je t'écris de la Bolinière où je suis arrivée hier au soir. Tu ne me blâmeras pas, je le sais, d'avoir fui le Paris des fêtes et d'être venue chercher ici, dans ce coin paisible, tout plein de ton souvenir, un peu de calme et la liberté de penser à toi, à vous.

Ma mère m'a vue partir avec peine, non sans que le médecin lui eût affirmé que j'étais tout à fait guérie de ces vilaines fièvres qui m'ont empêchée de te rejoindre à Saïgon. J'ai dû lui promettre de revenir bien vite auprès d'elle, mais j'espère qu'elle me laissera un peu ici. Je suis assez grande fille pour rester seule; j'y étais résignée à l'avance, lorsque j'ai épousé le lieutenant de vaisseau Brunier. Ce n'est pas une raison parce qu'il m'a gâtée en m'emmenant avec lui à son dernier voyage, pour que je ne sache plus du tout vivre par moi-même.

Comme j'aime la vieille maison où tu es né, mon ami! Elle m'est plus chère, même, que mon cher Blanc-Moulin où j'ai passé, pourtant, mes plus belles années d'enfance. J'en parcours toutes les chambres avec délices. Héloise, qui me suit comme mon ombre, en commente chaque coin: «Ici, sur cet escabeau, dans la grande cheminée de la cuisine, Il apprenait ses leçons, les soirs d'hiver, pendant que je faisais cuire des châtaignes. De temps en temps Il levait la tête pour me demander: «Sont-elles cuites, ma Loïse?» (Il, bien entendu, c'est toujours toi, le maître.) Là, est le fauteuil de sa mère, ma pauvre défunte maîtresse, que le Seigneur a reprise à Lui; ici, sa chaise; sur cette marche de l'escalier Il s'est fait une bosse en tombant, un matin. Dans le vestibule, voici son premier fusil. C'est dans ce salon, auprès du feu, qu'Il passait la veillée de Noël et attendait la nouvelle année avec Madame, assise en face, sur l'autre fauteuil.»

C'est aussi là que je me suis installée. J'avais apporté quelques menus objets pour meubler la grande pièce froide: ma haute lampe, des coussins pour le raide canapé Empire, un tapis pour la table de marbre aux pieds ornés de sphinx en cuivre sur laquelle j'écris, vos portraits. J'ai mis des feuillages de houx, des lierres, des roses de Noël dans les vases de porcelaine, j'ai enlevé les housses. Héloïse a fait, dès ce matin, un feu immense, un feu homérique, à faire rôtir un veau entier, et me voilà, dans ton fauteuil, toute à toi, libre de t'envoyer mes pensées et mon amour. C'est pour toi, tu l'as bien compris, que j'ai paré la pièce, c'est avec loi seul, avec vous que je veux passer cette veillée de Noël.

Ce grand Paris sans toi, avec son mouvement incessant, avec tous ces visages dont aucun n'est celui que je cherche toujours, m'est odieux. Il me semblait, en venant ici, y trouver quelque chose de toi-même. Je ne me suis pas trompée. Dès l'entrée dans la grande allée de chênes, je me suis sentie comme enveloppée de ton souvenir. Il était quatre heures, le soleil s'inclinait sur la mer, aperçue entre les sombres rameaux. La mer! Ah! comme mon coeur a battu en la revoyant! C'est que, vois-tu, je la hais et je l'adore tout ensemble. Elle me fait peur et elle m'attire. Avant de la revoir j'y pensais sans cesse; maintenant, il me semble que je ne pourrai plus la quitter. C'est elle qui t'a pris à moi, mon bien-aimé, c'est elle qui nous sépare, c'est elle qui te ramène en ce moment vers moi, c'est elle qui berce dans ses eaux profondes plus que nous-mêmes, tout ce qui reste de notre unique enfant. Cette nuit, je n'ai pu dormir, le vent faisait vibrer la vieille maison de la cave au grenier; il s'engouffrait dans les longs corridors, ébranlait les portes, faisait frissonner les paravents des cheminées, crier le coq de la girouette. J'entendais le choc des flots sur le rivage, régulier comme le battement d'un grand coeur. J'ai revu la nuit cruelle: les lumières du bord se reflétant sur l'eau, le long paquet blanc, si inexprimablement cher, trouant la nappe lumineuse et descendant, descendant... Depuis lors, n'est-ce pas étrange? Chaque fois que je m'endors, la nuit, moi aussi je sens la molle caresse de la vague autour de mes membres; sa fraîcheur fait frissonner ma peau, et, lentement, comme lui, je disparais dans les abîmes; les masses lourdes m'oppressent, et cela est à la fois très angoissant et très doux. Là... ne me gronde pas: la douleur a ses folies comme la joie. Et pardonne-moi: je ne veux plus te peiner par mes plaintes. Je serai courageuse; je te prouverai que je sais vaillamment porter ma souffrance, comme le soldat sa blessure, sans en attrister les autres. Mais toi, tu n'es pas «les autres», tu es moi, la partie de moi la plus forte, la meilleure et la plus chère: voilà pourquoi j'ai laissé parler mon coeur.

Au seuil de la longue maison sans étage, si avenante entre ses tourelles carrées dont les fenêtres flamboyaient au soleil couchant, sur le perron envahi par le lierre, l'oreille au guet, la main sur les yeux, Héloïse attendait—Héloïse, symbole d'attachement et de fidélité, toute blanche maintenant sous son bonnet de linge immaculé, mais tenant bien droite sa taille élevée, son corps maigre de huguenote. Sa figure austère, creusée de durs sillons, s'est illuminée un instant en voyant entrer la voiture. Elle est accourue, m'a aidée à descendre, mais, frappée sans doute du contraste entre la joyeuse et fraîche mariée qu'elle avait accueillie la première fois et la maigre personne vêtue de noir que je suis maintenant, elle a repris sa morne, indéfinissable expression et, silencieuse, m'a précédée dans notre chambre. C'est elle, sur un guéridon, auprès du feu, qui m'a servi le dîner qu'elle avait préparé seule, jalouse des soins de la femme de chambre parisienne que j'ai amenée et qu'elle juge être «de ces écervelées, habiles, seulement, à dévorer le bien des maîtres». Elle se tenait respectueusement debout auprès de moi et épiait mes impressions sur mon visage. Comme son gigot n'était pas tout à fait assez cuit pour mon goût de convalescente à qui la viande répugne, elle a été désolée; elle m'a si humblement demandé pardon, s'accusant avec une si «réelle repentance» de légèreté et de présomption que j'ai été prise de fou-rire. J'ai eu toutes les peines du monde à garder mon sérieux et surtout, à la réconcilier avec elle-même, en lui démontrant que le plus ou moins de cuisson des rôtis est affaire de goût; que toi, par exemple, tu aurais trouvé son gigot parfaitement à point. Cette dernière considération lui a rendu la paix.

Quelle étrange personne que cette Héloïse! Je la regardais, chauffant mon lit avec une merveilleuse bassinoire de cuivre très ancienne, brillante comme un soleil. Elle était grave et avait l'air d'accomplir une cérémonie sacerdotale: tel le prêtre à l'autel. Jamais lit ne fut mieux bassiné; pas un endroit qui ne fût d'une chaleur égale et douce. Comme je la remerciais avec effusion, l'appelant ma «bonne Héloïse», toute heureuse d'étendre mes membres fatigués dans ces draps tièdes, doucement parfumés par les racines des grands iris du jardin, réconfortée, surtout, de me sentir entourée de soins si prévenants, elle a pris un air glacial, comme si elle craignait de, se laisser attendrir ou de manquer au respect qu'elle me doit. Elle m'intrigue et m'intéresse à un point extrême. Je ne puis m'empêcher de l'étudier. Je sais qu'elle a eu de très grands chagrins; mais elle n'est pas apaisée, résignée comme on pourrait s'y attendre d'une personne aussi croyante. On devine en elle plus que de la souffrance qui a, parfois, ses douceurs et ses voluptés, qui rend meilleurs ceux qui l'acceptent courageusement; on sent, oui, on sent en elle le remords, ou, tout au moins, une douleur mauvaise, sans trêve ni repos, hautainement cachée à tous les yeux. Il faudra bien que j'aille jusqu'à elle et qu'elle me l'ouvre, ce cour fermé, ombrageux, qui a, peut-être, grand besoin de sympathie!

Ce matin, après mille ruses pour tromper la vigilance de ma sévère gardienne, Rosa est parvenue à m'apporter mon chocolat. Elle mourait d'envie de me voir et de me conter les choses extraordinaires qui la stupéfient dans cette maison du souvenir.

Et, d'abord, Héloïse:

—Mais elle est à peindre, Madame, cette créature! C'est un type comme il n'y en a plus; il faut venir dans ces pays perdus pour en trouver encore. Est-ce que Madame croit, par hasard, que c'est une femme? Pour moi, c'est un homme déguisé. Madame n'a qu'à voir ses moustaches; n'était qu'elles sont blanches, j'en sais plus d'un, à Paris, qui serait rien fier de les avoir! Elle est l'intendant de la maison, et un rude; le valet de ferme, qui est vieux pourtant, lui aussi—il a bien quarante ans sonnés—n'est qu'un gosse auprès d'elle: le jardinier n'en mène pas large quand elle fronce le front; la tille de basse-cour la craint comme le feu. Pourtant, elle leur parle toujours doucement, et, même, parfois, on ne sait pourquoi, elle rougit et devient honteuse et timide comme une jeune fille. Jamais, depuis onze ans, elle n'est sortie de la Bolinière, pas même les dimanches et les jours de fête, pour aller au temple. Cependant, il paraît qu'elle est dévote. Elle a une grosse Bible, toujours posée sur le dressoir de la cuisine, avec ses lunettes dedans pour marquer la page. Elle est savante comme un maître d'école et vous explique des tas de choses qu'elle a lues, le dimanche, dans les livres que Monsieur lui a permis de prendre, dit-elle, dans la bibliothèque. Elle sait par coeur des poésies qu'elle répète en faisant tourner sa broche. Ah! mais, bien plus fort: elle en fait, elle aussi, des poésies! Oui, Madame, Dieu me pardonne, elle en fait, elle est poète; ce vieux manche à balai est poète; c'est renversant, mais c'est comme ça. Je les ai vus de mes yeux, moi, ces vers, que, même je les ai subtilisés pour les montrer à Madame, pensant que ça lui ferait passer le temps. Les voici: ils étaient dans le tiroir de la cuisine, à côté du hachoir et de l'aiguille à larder. Hein! c'est-y tordant! Madame verra; sûr ce n'est pas du Victor Hugo, mais pour une domestique, c'est é...tonnant, tout de même!

J'ai pris le papier, après avoir recommandé à mon écervelée les plus grands égards pour cette servante-poète. Voici ces vers que je t'envoie, non pour me moquer de ta vieille bonne, que j'aime et que je vénère autant que tu peux le faire, mon ami, mais parce qu'ils découvrent un peu de cette âme étroite et profonde, éprise de beauté, de justice, hantée de scrupules, qui voit en Dieu, non le Père tendre et miséricordieux, celui qui est amour, avant tout, le Dieu de l'Evangile, enfin, mais le maître dur et inflexible, le Créateur, le juge implacable, le Dieu de l'Ancienne Alliance.

Est-ce de l'Eternel la dernière trompette?

Sur l'esquif emporté par la mer en courroux

J'entends gémir les mâts et hurler la tempête.

Seigneur, Dieu Tout-Puissant, ayez pitié de nous!

Le ciel est sombre, à peine un peu de clarté passe

A travers les nuages, partout amoncelés;

Nous sommes seuls, jetés dans cet immense espace.

Et la mer a perdu sa grande majesté.

Description de la tempête, le péril augmente; prière, puis:

Mais le Seigneur est sourd, il a caché sa face.

Dans une nue immense il s'est enveloppé,

Il ne veut pas entendre! et voyez, sur la place

Du frêle esquif, les flots se sont déjà fermés.

Mon Dieu, où s'en vont-ils? Au fond des noirs abîmes

Les voilà qui descendent, à jamais disparus.

Vous les voyez, Seigneur, et vous jugez leurs crimes;

Sur les bords des vivants ils ne reviendront plus.

D'affreux monstres marins s'acharnent sur leurs formes

Mortelles qu'une mère adorait trop jadis.

Mais qu'importe l'endroit où pour toujours ils dorment,

Si leur âme est sauvée et va en paradis.

Qui le dira, Seigneur? Vous leur donniez la chance

De croire et de prier alors qu'ils étaient forts.

Vous ont-ils obéi? Hélas! Est-ce qu'on y pense?

Quand on est jeune et gai l'on va, bravant la mort.

Mais elle vient un jour, la terrible ennemie,

Alors il est trop tard pour prier et gémir,

Trop tard... vous êtes sourd, vous éteignez la vie,

Comme on souffle un flambeau quand la nuit va finir.

Pauvre Héloïse, quels vers! Non, ce n'est pas du Victor Hugo! Pourtant ils m'ont bouleversée. N'a-t-elle pas perdu son mari et son fils en mer, tous les deux, «non convertis», comme elle dirait? Quelle profondeur de souffrance ils dévoilent, ces vers maladroits, quels affreux tourments! Je commence à entrevoir ce qui donne à ce vieux visage cet air d'angoisse: ne serait-ce pas la crainte de ne revoir jamais ceux qu'elle a perdus? Elle met dans ses convictions la raideur, l'inflexibilité qu'elle apporte à tout dans sa vie. Sait-elle, oh! sait-elle ce qui s'est passé dans ces âmes d'hommes à l'heure suprême? Qui peut se vanter de connaître le secret des coeurs, d'y suivre le travail de Dieu, si mystérieux, si intime, si profond, si caché, souvent! Qui peut oser dire d'un de ceux pour lesquels le Christ est mort: «il est perdu»?'

Comme j'écrivais ces mots, Héloïse est entrée dans le salon. Elle a froncé les sourcils à la vue des fleurs, du tapis, des coussins, de la lampe, qui changent la physionomie par trop froide de la pièce, mais s'est arrêtée devant les portraits. Elle a pris le tien; sa figure s'est épanouie.

—Comme c'est lui! s'est-elle écriée. On dirait qu'il va parler, qu'il va me dire: «Bonjour, ma Loïse, ça va toujours bien?» Mais le voilà qui prend des cheveux blancs, déjà, si jeune!

—Il a souffert.

—C'est vrai, ça touche, ça. C'était un si beau drôle, autrefois, tracassier, vif, mais si aimable, si bien portant! Et voyons...

Elle a pris l'autre portrait.

—Il lui ressemble; pourtant il a quelque chose de Madame. Quel âge avait-il, là?

—Six ans et huit mois.

—Et quand... c'est arrivé.

—Sept ans.

—Sept ans! Un bébé encore, quoi! Comme j'aurais aimé le connaître! Elle s'est tue, a soupiré et l'a contemplé longtemps sans plus rien dire. J'ai vu une larme furtive couler lentement le long de sa joue ridée. Alors, tout émue, je me suis levée et, prenant sa vieille main dans les miennes, je lui ai dit:

—L'enfant a eu le même sort que l'homme mûr, que le jeune homme; mais, sur eux tous, le Père du ciel veillait. Il les a «tirés des grosses eaux», cherchons-les auprès de lui.

—Non, non, a-t-elle répliqué vivement, comprenant ma pensée et dégageant sa main. Le cas n'est pas le même. Votre chérubin est mort dans vos bras, d'une maladie qui l'aurait emporté sur terre aussi bien; la mer l'a recueilli, elle ne l'a pas tué. Et puis, quelle différence! Son âme d'enfant était pure et prête pour la vie éternelle. Mais les miens... Croyez vous que, dans une tempête, on ait le temps de prier, de se recueillir?

—Je crois, dis-je, en l'entraînant doucement et la faisant asseoir à mes côtés, je crois que l'infini du repentir peut tenir dans un cri, dans un suprême élan vers Dieu.

—Vous dites cela pour me consoler, parce que vous êtes bonne et que je vous fais pitié. Mais je sais bien, moi, que «l'Eternel est un Dieu fort et jaloux, qui punit l'iniquité des pères sur les enfants, jusqu'à la quatrième génération de ceux qui le haïssent»...

—Oui, «mais qui fait miséricorde jusqu'en mille générations à ceux qui l'aiment et qui gardent ses commandements». Ne les avez-vous pas toujours gardés? Ne l'aimez-vous donc pas?

—Non, justement, dit-elle, et c'est là mon crime impardonnable. Je ne l'ai pas aimé «de tout mon coeur, de toute mon âme, de toute ma pensée». Je lui ai préféré la créature et la créature m'a trompée, m'a abandonnée. D'abord, je me suis mariée par amour, moi, chrétienne, avec un incroyant. Puis je me suis fait des idoles de mes enfants. Il y en a qui disent que j'ai été trop sévère avec eux: je sais bien, moi, que j'ai été faible, que je les ai gâtés. Mon fils est devenu un débauché, comme son père. J'avais une fille... Ah! combien elle m'était chère, pourtant! Je n'ai pas su la préserver de la tentation. Elle s'est engouée d'un homme sans religion et l'a épousé malgré ma défense. Que pouvais-je dire? Ne suivait-elle pas mon exemple? Je la gardais comme la prunelle de mes yeux; j'aurais donné pour elle tout le sang de mes veines; elle était mon dernier enfant, la seule qui restât de tous les miens. Je l'avais fait élever à Sainte-Foy, dans la pension protestante, comme une demoiselle. Elle était trop délicate, trop fine pour être servante ou pour travailler la terre; sa santé était fragile, elle toussait souvent, l'hiver. Je comptais la garder auprès de moi et la marier à quelque cultivateur des environs... Elle s'est amourachée d'un vaurien, d'un beau Monsieur à faux-col et à plastron, qui se disait agent d'assurances, venu pour la saison au Val, chez des amis communs. Un vaurien sans le sou, quoi! Dans le pays je passe pour avoir un joli—magot; on se trompe: j'ai seulement les économies de ma mère et les miennes, juste de quoi être à son aise en bien travaillant et voir venir les mauvais jours. Il pensait dénicher une héritière. Il a demandé Raymonde; j'ai refusé de la lui donner, bien entendu. Alors ma pauvre petite a commencé à dépérir. Elle s'en allait souvent pleurer dans le grenier à foin. J'espérais que cela lui passerait. En effet, elle commençait à être plus raisonnable et je me rassurais, croyant le misérable parti, lorsqu'un jour de la fin septembre—je m'en souviens comme si c'était hier—vers le soir, je finissais de ranger les draps de la lessive dans l'armoire de la lingerie, elle est entrée timidement. Je la vois, ainsi que je vous vois, là! Son chapeau (elle en avait un depuis son retour de pension) son chapeau cachait ses cheveux, si épais qu'elle ne pouvait les démêler toute seule, dorés et si frisés, bonnes gens, qu'on aurait dit qu'elle était coiffée par le coiffeur. Elle avait une petite robe fond blanc à ramages bleus qui s'ouvrait un peu au cou. Sa figure, belle à admirer, menue et ronde comme celle d'un enfant, était très pâle; elle tremblait. Mais ce n'est que plus tard que je me suis souvenue de tous ces détails et de son air pas comme à l'ordinaire. A ce moment-là je ne voyais que mon linge que je voulais finir de mettre en ordre avant la nuit.

—Où t'en vas-tu de ce pas? lui dis-je.

—Je vais porter à la dame des Tamaris son ouvrage, que je viens de terminer. Adieu, maman!

Je ne me méfiais de rien. Très habile de ses doigts elle faisait, en effet, pour les dames du voisinage, des ouvrages de fine broderie. Elle en gardait l'argent dans une tire-lire, sur la cheminée de la cuisine, pour son trousseau, soi-disant.

—C'est bon, reviens vite. Je n'aime pas te voir courir les chemins, quand il fait noir.

Elle ne me répondit pas et se mit à m'embrasser. Elle avait toujours été très amiteuse et m'ennuyait, souvent, moi qui n'aime pas trop cela, à se pendre à mon cou et à me bécoter, m'empêchant de travailler.

—Embrasse-moi, toi, dit-elle.

Je la baisai distraitement, un peu impatientée, même, et continuai ma besogne... Ce n'est que lorsque j'entendis la porte du jardin se refermer que je me réveillai comme d'un songe. Brusquement, je fus saisie d'un pressentiment, je revis sa figure bouleversée, je me souvins du drôle de son de sa voix. Je me précipitai à la cuisine: la tirelire n'était plus sur la cheminée; j'allai à la grille, Raymonde avait disparu. Folle d'angoisse, je me mis à courir sur la route, je l'appelai, je la cherchai dans le village, aux Roches, chez ses amies sur les falaises, dans les champs: rien ne me répondit, elle n'était nulle part, personne ne l'avait vue. Je la crus noyée. Je passai la nuit à rôder le long du rivage, l'appelant sans m'arrêter, la gorge enrouée, les jambes cassées. Le garde-côte, que les voisins, accourus à mes cris, avaient prévenu, envoya un canot avec des hommes, du port. La lune était pleine, on y voyait comme le jour. On chercha partout dans les rochers, sans rien trouver. Enfin, comme je m'en revenais à la maison, au matin, ayant perdu tout espoir, un homme me remit une lettre de sa part. Ma fille vivait, oui, et, au premier moment, je crus devenir folle de joie; mais après, je crois que j'aurais préféré la savoir morte. Elle avait été rejoindre le misérable sans lequel elle prétendait ne plus pouvoir vivre et me suppliait de lui permettre de l'épouser. Si je refusais, plie serait forcée de passer outre.

—Y a-t-il une réponse? me demanda le messager.

—Dites à la personne qui vous a envoyé, que je n'ai plus d'enfant. Voilà ma réponse.

L'Angélus sonnait à l'église du Val comme je refermais la porte du jardin dont le bruit m'avait fait tant de mal. Raymonde n'existait plus pour moi. Elle, mon unique enfant, ma consolation, si soumise et si douce jusqu'alors, m'avait abandonnée pour un étranger, un aventurier rencontré par hasard. N'a-t-elle pas eu, même, l'impudence de m'envoyer des sommations respectueuses. Ceci était plus amer que tout le reste: les autres épreuves me venaient de Dieu, celle-ci de la chair de ma chair. C'était l'infâme qui la poussait bien sûr. Fallait-il qu'elle fût enjôlée, tout de même, pour en venir là, elle, ma tendre colombe, mon agneau sans tache, qui m'aimait tant, qui n'aurait pas fait de mal à une mouche!

Ah! il n'a pas tardé à me venger, le malfaiteur!

Quand il a su que j'étais inflexible, que la fille seule lui restait sans la dot, il l'a abandonnée à son tour.

—Vous n'avez pas essayé de la revoir?

Héloïse a baissé la tête, comme honteuse.

—Oui, j'ai eu cette faiblesse. Quand j'ai su qu'elle était toute seule, sans pain peut-être, ma rancune a cédé. J'ai été la chercher, mais trop tard: elle était morte la veille en mettant au monde un enfant mort-né. Le désespoir, la misère,—elle n'avait pour vivre que son métier de brodeuse,—avaient fait leur oeuvre. Voilà: j'avais mis mon coeur à ce qui n'est que poudre et cendre, et je n'ai trouvé que poudre et cendre. Maintenant, je suis seule, je n'aime personne et personne ne m'aime.

—Ma pauvre Héloïse, comme vous souffrez?

—Moi? a-t-elle dit, en se levant brusquement et reprenant son air fermé. Non. Je n'espère plus rien ni dans ce monde ni dans l'autre; mon coeur est mort. J'avais fauté, Dieu m'a punie: c'est juste, nous sommes quittes. J'ai beaucoup prié autrefois, mais le Seigneur a rejeté ma prière. Il a refusé de m'entendre comme j'avais refusé de l'écouter, et m'a endurci le coeur. Mais, j'ennuie Madame... Je suis toute confuse... Je ne sais comment j'ai eu la hardiesse de lui dire toutes ces choses. Je prie Madame de m'excuser.

—Vous ne m'avez manqué en rien, lui dis-je, et je vous remercie, au contraire, de votre confiance. Ce soir, n'est-ce pas la veille de Noël, la veille de l'anniversaire du jour où Dieu est venu dire aux hommes qu'ils sont frères? Il n'y a, ici, en ce moment, ni maîtresse ni servante, mais seulement deux mères...

—Non, non, dit-elle, je sais ce que je dois à la femme de mon maître. Si j'ai, un instant, oublié son rang et le mien...

—Vous n'avez rien oublié...

Mais elle n'écoutait plus; et, froide, impénétrable, de nouveau se dirigeait vers la porte.

—A quelle heure Madame prendra-t-elle son lait de poule?...

—Je ne sais...

—A dix heures, sera-ce assez tôt?

—Oui, oui...

Elle est partie, me laissant si déçue, si troublée de son mutisme soudain, que je me suis mise à pleurer. L'ai-je froissée? J'ai donc été bien maladroite. J'aurais mieux fait de me taire. Quel droit avais-je de pénétrer de force dans ce coeur si fier? Je voulais lui faire du bien? Qui m'en avait priée? Mais indiscrète, égoïste et orgueilleuse que j'étais, n'était-ce pas mon propre soulagement que je cherchais? La comparaison des souffrances de cette femme torturée et des miennes, ne me faisait-elle pas mieux sentir le bonheur qui me reste? N'avais-je pas besoin d'elle, plus qu'elle, de moi? Quel soulagement lui apportais-je? Au contraire, sa présence ne m'était-elle pas nécessaire? Il fallait lui dire, au lieu de ces belles paroles par lesquelles je croyais me montrer si charitable, si généreuse: «Restez, Héloïse, je vous en prie, je souffre, j'ai besoin de vous, je suis si seule et si misérable, moi aussi: car, pour les mères, voyez-vous, les richesses, le rang, ce sont leurs enfants. Nous sommes aussi dépouillées l'une que l'autre; pleurons ensemble.»

La mer est haute. Je l'entends qui bat les falaises à coups sourds et réguliers. Le feu est tombé—et mon courage aussi. Les coins se remplissent d'ombre. J'ai peur. Que cette veillée de Noël est triste! Pourquoi suis-je à la Bolinière? Ici, comme partout, je sens ton absence. Ces murs ne me disent plus rien. Où es-tu, mon ami? Que fais-tu à cette heure? J'espère, demain, recevoir ta lettre qui me fera du bien qui me dira que tu approches. Pour sûr, tu penses à moi en ce moment. Ah! si j'avais notre enfant avec moi, comme, patiemment, je t'attendrais, comme je ferais passer ton âme dans la sienne, comme je puiserais dans ses yeux ma force! Mais il n'est plus. Je suis seule, si cruellement seule! Personne autour de moi. Par ce soir de fête où toutes les mères pensent à faire des surprises à leurs enfants et se réjouissent à l'avance de leur joie, c'est bien dur, vraiment. Oh! un petit soulier à remplir, moi aussi, un être faible à protéger, à qui donner, au nom de celui qui n'est plus, ce trop plein de tendresse qui m'étouffe! J'ai là, sur la table, devant moi, les objets que je lui avais donnés à son dernier anniversaire: son couteau de grand garçon dont il était si fier, son petit canon de cuivre «pareil à ceux de papa» qu'il tenait, dans sa main faible lorsqu'il était malade...

Mais, pardon, je te fais de la peine. Va, je vais être plus forte. Vois-tu, moi, je ne sais rien te cacher. Je vais me secouer, me ressaisir. J'ai besoin de sortir, de marcher à l'air vif. La nuit n'est pas si noire que je le croyais. La lune s'est levée, elle trace sur les flots un beau chemin lumineux qui conduit vers toi; ma pensée va y courir pour te rejoindre...




IV

La jeune femme avait baissé la lampe, arrangé le feu, pris dans sa chambre un grand manteau à capuchon et était sortie. La marche dissipa vite l'impression nerveuse qui l'oppressait un instant auparavant. Sans crainte, elle traversa le court jardin à la française, et s'engagea dans l'allée de chênes qui se dirige vers la mer. Mais, comme elle refermait la lourde porte de fer pour prendre, en face, l'étroit sentier menant aux falaises, elle vit, à gauche de la maison, au milieu du champ de blé, le petit cimetière de famille qui, en ce pays de Saintonge, se trouve toujours dans les vieux biens de campagne des protestants. La lune faisait paraître les murs tout blancs auprès des têtes aiguës, noires et raides des cyprès. Elle eut envie de revoir ce lieu si paisible où, côte à côte, dans la terre qui les avait nourris, dormaient les ancêtres et les parents de son mari. La porte était fermée au loquet, elle entra. Elle connaissait chaque tombe; elle y avait porté des fleurs fraîches le matin même. Elle cherchait instinctivement quelque chose et ce quelque chose n'était pas là.

Ce qu'il lui fallait, elle savait qu'elle ne le trouverait plus jamais, nulle part, que toute sa vie, elle en aurait au coeur le vide, la soif inassouvie. Mais ne découvrirait-elle donc rien qui rappelât le cher disparu, qui lui donnât la douce illusion de sa présence? Hélas, oui, la chimère, puisque la réalité était impossible. Sa tombe! Ah! si elle avait eu, comme les autres mères, la joie décevante de posséder ce petit coin de terre sacré et cher entre tous, de le soigner, s'imaginant faire encore quelque chose pour l'aimé! Mais cela, aussi; lui était refusé. Alors, il y avait les tombes des fils des autres; elle les recherchait, celles, surtout, des petits garçons entre six et huit ans.

Dans le vieux cimetière du village il y avait—elle s'en souvenait brusquement—bien des noms d'enfants gravés sur les pierres. Elle y alla, hâtant le pas, soudain pressée comme si elle était attendue, joyeuse comme à l'approche d'un grand bonheur. Il lui semblait que son cher petit, son garçonnet si fin et si doux, trottinait auprès d'elle, qu'il glissait sa main frémissante et chaude dans la sienne, comme chaque fois qu'elle allait faire une bonne action, chaque fois que son coeur, travaillé par la souffrance, était meilleur, plus pur.

Elle ouvrit la porte et s'avançait entre les tertres inégaux, lorsqu'elle poussa un cri: elle voyait, enfin, ce qui l'attirait, ce pourquoi elle était venue. D'un élan passionné de tendresse, elle se pencha sur l'enfant évanoui, tâta son pouls, qui battait faiblement, réchauffa ses mains glacées dans les siennes, frotta ses tempes. Un peu de couleur revint sur les joues terreuses de Raymond. Il ouvrit les yeux; et, croyant reconnaître la dame de son rêve, toute blanche dans ses vêtements noirs, il dit «Maman», et s'évanouit de nouveau.

Madame Brunier prit l'enfant dans ses bras et sortit du cimetière. Il était grand et lourd pour sa frêle personne; mais ses forces étaient décuplées. Elle ne sentait pas la fatigue, elle marchait péniblement, bravement, dans le sentier blanc, un peu courbée en ayant, précédée de son ombre démesurément agrandie. Arrivée à la grille, elle sonna pour se faire ouvrir. Héloïse accourut, une lanterne à la main. Inquiète de l'absence de sa maîtresse, elle la cherchait dans le parc. Elle. retint une exclamation, posa sa lumière sur la borne et prit l'enfant des bras de la jeune femme en grommelant:

—Si ça a du bon sens, un enfant si lourd, et madame qui est si délicate, qui était encore malade il y a huit jours à peine! Puis, emportée par la curiosité: «Où madame a-t-elle bien pu trouver ce petit? Qui est-il?» demanda-t-elle.

—Je ne le connais pas. Il était évanoui dans le cimetière, près de l'église, au pied d'une tombe. Il serait mort de froid et de faim, peut-être, si on ne l'avait pas secouru. Il souffre, il est abandonné, malheureux, sans doute, il faut être bonne, Héloïse!

—Ça, par exemple, c'est fort comme La Rochelle! Madame a porté ce poids depuis l'église, quasiment une demi-lieue! Si monsieur le savait, il serait bien fâché. Il me gronderait de ne pas avoir suivi madame. Mais pouvais-je imaginer une pareille chose? Oh! oh!

—Taisez-vous, ne me grondez pas. Je n'en suis pas morte, voyons.

—Quelle imprudence de ramener ainsi chez soi de misérables vauriens, de la graine à péché, pour sûr! Gare à l'argenterie, demain! Faut pas être bien vieux pour faire le mal.

—Portez l'enfant dans le salon. Là... sur le canapé... ranimez le feu, levez la lampe, vite un grog pour le réchauffer: ne voyez-vous pas qu'il se meurt!

Héloïse obéit non sans hocher la tête d'un air de blâme. Arrivée dans la cuisine où il n'y avait plus personne, elle laissa éclater son indignation:

—Des choses pareilles ne se faisaient pas de mon temps, du temps de la pauvre madame, tout aussi bonne, tout aussi charitable, Dieu merci, que qui que ce fût. Mais une jeune femme est une jeune femme. Sa place, quand son mari voyage, est à la maison et non pas dans les chemins, la nuit, à ramasser les enfants de vagabonds. C'est comme aussi ces idées, de se tenir dans le salon de compagnie, d'enlever les housses quand on est toute seule, lorsque personne ne doit venir rendre visite, de mettre des fleurs partout et des coussins sur tous les meubles. Et puis, surtout, c'est-il nécessaire lorsqu'on a de vieux serviteurs dévoués, d'amener de Paris des filles curieuses et moqueuses, fières de leurs tabliers à colifichets, des demoiselles manquées, quoi, des sottes, toujours en train de fourrer leur nez partout! Enfin, une dame, une vraie, alors, qui se respecterait, ne descendrait pas de son rang pour parler à sa domestique, pour la faire asseoir à ses côtés, dans l'appartement des maîtres, comme une égale. Autrefois, certes, ça ne se passait pas ainsi! La pauvre chère défunte mère de Monsieur, ne l'aurait jamais fait, et elle avait cent fois raison: elle n'en était que plus respectée, que mieux vue...

Quand elle retourna au salon, l'enfant était revenu à lui. Installé sur une chaise basse, devant le feu, il souriait à la «Madame» à genoux devant lui. Il avait enlevé son béret et ses épais cheveux bouclés se doraient à la flamme. Ses naïfs yeux clairs regardaient partout autour de lui avec étonnement.

—Dieu juste! s'écria Héloïse, en l'apercevant et devenant mortellement pâle.

La jeune femme, absorbée par la vue de Raymond, n'entendit pas cette exclamation. Sans regarder la domestique, elle prit de ses mains tremblantes la boisson chaude qu'elle donna à l'enfant. Il but avidement. La vieille servante s'était réfugiée dans un coin sombre, de la pièce; immobile et glacée, elle semblait ne plus rien voir, ne plus rien entendre.

—C'est bon! disait le pauvre petit en faisant claquer sa langue. Il était un peu grisé par la chaleur et par le grog. Ses idées tournaient, affolées, dans sa tête.

—Oh! c'est beau, ici!

—As-tu faim?

—C'te question! Je vous crois, que j'ai faim, j'ai pas mangé depuis ce matin, sept heures.

—Héloïse...

Mais Héloïse était déjà partie et revenait l'instant d'après, portant de l'oie confite coupée menu dans de la purée de pommes de terre froide.

Madame Brunier fit manger le garçonnet, trop faible encore pour se servir lui-même.

—C'est pas mauvais, ça, dit-il, et ça fait joliment du bien par où que ça passe, comme dit La Seiche. Qu'est-ce que c'est que cette bête-là?

—De l'oie.

—De l'oie! Ben, c'est tout de même—cocasse que j'en mange, ce soir, de l'oie! C'est Nestor qui serait badiné, s'il le savait! Voilà que, maintenant, je fais réveillon, moi aussi, et sans avoir été à la messe, encore!

Quand il eut fini.

—Comment t'appelles-tu? demanda la jeune femme.

—Raymond.

—Et puis?

—Et pis? C'est tout. J'ai pas d'autre nom, moi.

—Où sont tes parents?

—Ah! ça, vous ne me connaissez donc pas, vous? Alors pourquoi que vous m'avez fait venir chez vous? Je suis le nourrisson de la Poupin.

—Que faisais-tu au cimetière?

—C'est-y là que vous m'avez trouvé?

—Oui.

—J'y faisais rien, moi. J'ai pas une maison comme Denis, vous savez, l'innocent! Fallait bien coucher quelque part. C'est que, voilà, faut que je vous dise. Ce matin j'ai quitté les vaches pour suivre La Seiche à la conche du Val, et les maudites bêtes se sont ensauvées dans le champ du père Brodin pour lui fricoter son herbe à ce vieil avare. Alors le patron voulait me batt' à coups de fourche. Mais je m'ai vite échappé, je me suis serré dans le foin; alors j'ai entendu qu'ils avaient tous assez de moi; que même la Poupin, ma nourrice, donc, n'a pas dit le contraire... Ça se comprend: voici pus de dix ans que je leur cause de la dépense sans leur donner du profit, depuis que ma mère m'a abandonné chez eux. Alors, moi, j'ai pas voulu rester et je suis parti, et le père Denis m'a fait penser au cimetière avec sa chanson. Une fameuse idée qu'il m'a donnée là, tout de même, la veille de Noël! J'avais pas fait attention à ça. J'y suis allé. C'est y que j'ai rêvé? Mais y sortaient tous de terre et y dansaient, les morts, je veux dire... alors j'ai pris une telle peur que je ne sais pus ce qu'est arrivé après. Vous le savez, vous, dites?

—Oui, je t'ai trouvé évanoui.

—Évanoui, comme le chat à la mère Nourrit quand La Seiche lui a fait faire le saut par dessus la maison? C'est-y drôle, c'tte affaire-là, bonnes gens!

—Comment s'appelait ta mère?

—Sais pas. Disez-le, vous!

—Moi? mais comment veux-tu que je le sache, mon pauvre petit? Était-elle une dame, une paysanne?

—Sais pas. Elle avait des mains comme les vôtres et une toute petite figure blanche comme vous. Allez, allez, faites donc pas la maline, si vous savez pas qui je suis, je sais bien, moi, qui vous êtes. Je vous ai reconnue aussitôt, car il y a longtemps que je vous connais et que je vous aime. Pourquoi que vous avez mis tant de temps à venir? Pas vrai que vous êtes la mère à Stylice? Hein, non? Eh! bien, alors, vous êtes la mienne!

—Héloïse, dit la jeune femme, effrayée et troublée à son tour, cet enfant a la fièvre. Vite, mettez des draps au petit lit de ma chambre, chauffez-le. Il faut le coucher au plus tôt.

Rapide, la servante quitta le salon, tandis que l'enfant, sa surexcitation tombée, succombait brusquement à la fatigue et s'endormait profondément.

Madame Brunier, les yeux fixés sur la flamme, s'absorbait dans une douloureuse rêverie. Qui était ce petit et quelles étranges paroles avait-il dites? Pourquoi, par deux fois, l'avait-il appelée de ce nom si cher qui avait fait bondir son coeur, qui lui rappelait si cruellement son bonheur à jamais disparu?

—Emportez-le, je n'en ai plus la force, et couchez-le; je suis brisée, dit-elle, quand Héloïse revint. Sans mot dire celle-ci l'enleva dans ses bras vigoureux.

La pauvre mère était restée à la même place, assise sur le tapis, devant le foyer ardent, regardant vaguement les tisons. Tout à coup une bûche se brisa et un charbon roula près d'elle. En le ramassant, elle aperçut un des petits sabots de Raymond, par terre. Elle le prit et se mit à rire, tandis que de grosses larmes tombaient sur ses mains. Ceci était vraiment bien extraordinaire. Le soir même elle se plaignait de n'avoir pas de soulier à remplir et il lui arrivait un sabot! Elle désirait un petit être à qui se dévouer, elle sortait, et elle trouvait un enfant sans mère qui l'appelait «maman», qui lui contait naïvement ses souffrances, qui lui disait qu'il l'attendait depuis longtemps, qu'il l'aimait! N'était-ce pas un rêve dont elle allait se réveiller plus triste et plus seule encore?

Non, non, ce n'était pas un rêve, ni la chimère appelée tantôt, c'était mieux: une tâche à accomplir, le bien à faire en souvenir de son enfant. Voilà le lien mystique et invisible enfin trouvé, réel, certes, plus réel que les choses qui se voient avec les yeux de la chair. Était-ce une consolation? Y en a-t-il pour les mères? Non, mais une douceur haute, sereine, pure.

Elle se leva, prit sur la table le couteau et le petit canon de cuivre, hésita un instant, enfin, bravement, après les avoir pressés sur ses lèvres, elle les glissa dans le sabot, puis, avec précaution, elle entra dans sa chambre.

Une lumière tremblotante brûlait dans une veilleuse de porcelaine. Mme Brunier ne vit rien, d'abord, que la couchette blanche, et, sur le coussin, une tête bouclée. Elle posa le sabot par terre, sous la chaise, où les habits de l'enfant avaient été soigneusement rangés, et allait se retirer lorsqu'elle aperçut une longue forme noire agenouillée au pied du lit. Elle retint un cri, recula brusquement, heurta la chaise. Au bruit, la forme se dressa et la servante, cherchant à dissimuler son pauvre visage bouleversé, rougi par les larmes, essaya de fuir en murmurant quelques mots confus; mais la jeune femme, résolument, lui barrait la porte. Elle souriait doucement et semblait dire: «Tu ne m'échapperas pas cette fois.»

—C'est que, si Madame savait... fit Héloïse qui tremblait et la regardait d'un air timide.

«Madame» ne répondit pas, mais ses yeux éloquents disaient qu'elle «savait» très bien, au contraire.

—Il a juste l'âge qu'aurait son enfant, mon petit-fils... dix ans! Il est blond et blanc comme il aurait été si Dieu avait permis qu'il vécut, comme elle était, elle, autrefois.

—...

—Et puis, Madame a-t-elle remarqué son nom?

—Quel nom?

—Raymond. Le sien, justement, celui de ma pauvre petite. N'est-ce pas extraordinaire?

—Il y a tant de Raymond et de Raymonde dans le pays.

—Oui, mais avec la ressemblance... C'est étonnant, tout de même. Si je n'avais pas vu le nouveau-né couché dans son cercueil, blanc comme un cierge...

—Quel rapport y a-t-il entre «ce misérable vaurien», comme vous disiez tout à l'heure, et...

—Ah! mais Madame n'a donc pas entendu? Ce n'est pas un vaurien, c'est le nourrisson de la Poupin. Tout le monde le connaît dans le pays: un enfant craintif et poli, au contraire, un pauvre petit souffre-douleur qui reçoit plus de coups que de morceaux de pain. On dit qu'il est le fils d'une pauvre jeune dame abandonnée...

—De la «graine à péché», sans doute...

—La Poupin répète à tout propos: «Qui veut de lui, je le lui donne!» Et elle l'a chassé, la sans-cour! Dire que je ne l'avais jamais vu, moi! De quel appétit il mangeait l'oie, pauvre agneau! Riait-il de bon coeur, montrant ces jolies dents blanches! Et quelle petite voix flûtée, quel esprit: «Évanoui, comme le chat à la mère Nourrit?» Si ça ne fait pas pitié, tout de même, tant pâtir, si jeune...

—C'est le sort de bien des orphelins.

—Devrait-il y en avoir des orphelins, si Dieu était juste? Être seul au monde, à dix ans... C'est bon pour les vieux, cela! c'est bon pour moi, qui ai péché, mais ce petit, qu'a-t-il fait, je vous le demande?

Mme Brunier ne gardait plus la porte. Elle allait et venait dans la chambre, comme impatiente, tournant le dos à la vieille femme.

—Il se fait tard, Héloïse, dit-elle, il faut se coucher. Mais celle-ci ne l'entendait pas.

—Comment sera-t-il reçu demain matin? continuait-elle. On le battra pour lui apprendre à décamper.

—J'irai l'accompagner moi-même.

—Ce ne sera que partie remise et il ne perdra rien pour attendre. Dès que Madame aura viré les talons... Ah! si Madame voulait... mais non, c'est impossible...

—Pourtant, j'ai tout ce qu'il faut, le lit (celui de Raymonde) avec les draps et les couvertures... Les vêtements, je m'en charge. Quant à la nourriture, eh bien! je puis me passer de gages, j'ai bien assez gagné, comme cela, à presque rien faire depuis des années et des années...

La jeune femme ne répondit pas mais, se retournant soudain, elle ouvrit ses bras à la servante qui vint s'y jeter, éperdue.

—Ma maîtresse, ma maîtresse, disait-elle, Dieu vous le rende! C'est lui-même qui vous a envoyée vers nous. Car ceci est un vrai prodige, que vous soyez sortie juste à ce moment et allée juste à cet endroit. J'ai compris cela tout à l'heure, quand je suis entrée dans le salon et que j'ai vu l'enfant auprès du feu, si beau, si faible, si semblable à celui auquel je pense sans cesse et que j'ai tué, oui tué, moi, criminelle, en repoussant sa mère! J'ai senti un coup au coeur, comme si cette vieille machine qui a tant souffert se brisait au-dedans de moi. En même temps, quelque chose me disait: «Regarde, Héloïse, et cesse de douter, Dieu a entendu tes prières, il a pardonné tes fautes, il a pitié de ta solitude, il t'envoie cet être à aimer et à consoler.» Et j'étais là, comme une bête, n'osant bouger, ni souffler, craignant de faire disparaître la vision. Alors, vous m'avez dit: «emportez-le!» Quand je l'ai senti dans mes bras, en chair et en os, j'ai perdu la tête, je me suis mise à l'embrasser et à pleurer tout en le déshabillant. Il a soulevé ses paupières, a souri, pauvre ange, et s'est rendormi. Voyez comme il dort, maintenant. Il ne se doute pas du bien qu'il m'a fait. Vraiment, Madame avait raison, Dieu est bon et moi j'étais une vieille ingrate, une mauvaise incrédule. Ah! comme je vais l'élever, celui-là! J'en ferai un homme, suivant le Seigneur, je vous le promets. Il me fermera les yeux, je lui laisserai tout mon bien... Mais je cause, je cause et je m'oublie. Et le lait de poule de Madame, et le lit qui n'est pas bassiné!

Héloïse quitta vivement la chambre. En allant éteindre les lampes du salon, Mme Brunier s'aperçut que les contrevents de la porte-fenêtre n'étaient pas fermés. Elle l'ouvrit pour les tirer et s'arrêta sur le perron. La nuit de Noël s'achevait, sereine et belle. La mer, au bout de la longue avenue, était calme; la lune étendait sur les mystérieux abîmes sa large traînée de lumière, montrant l'infini: la vague discrète apportait à la grève un long éclair, resplendissant et pur comme un sourire après les larmes.

Décembre 1902.

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