Contes de Noël
A Yvonne,
I
«Ton sourire infini m'est cher
Comme le divin pli des ondes,
Et je te crains quand tu me grondes
Comme la mer.»
SULLY PRUDHOMME.
(Chanson de mer).
Au bruit assourdissant du réveil, Nadine, brusquement arrachée à ses rêves, poussa un léger cri. Le coeur battant, elle saisit l'horrible instrument et le fourra sous son coussin pour le faire taire; là, elle le tint bien fort, comme on tient un animal méchant qui voudrait s'échapper. L'impitoyable son strident continua un instant, assourdi, étouffé, puis s'éteignit. Alors la jeune fille alluma sa lampe, regarda l'heure: cinq heures et demie. Il faut se lever, se dit-elle en étirant ses bras lourds de sommeil et en baillant. Sans s'attarder dans le lit chaud et douillet où il aurait fait si bon se recoucher, bravement elle sauta hors des couvertures et commença sa toilette.
C'est Noël,—pensait-elle en tordant ses beaux cheveux fauves devant la glace et plantant des épingles dans leur masse ondée, rebelle.—Je suis bien laide, aujourd'hui! J'ai mon teint de «perle malade», comme dit papa. S'il s'en aperçoit, il sera inquiet; mais il ne s'en apercevra peut-être pas. Et, lui excepté, qui donc y prendra garde? Je ne le verrai pas. Pourquoi aujourd'hui plutôt qu'un autre jour? Ne me suis-je pas mise, moi-même, volontairement en dehors de sa route? Et, si je le rencontrais, remarquerait-il ma pâleur? C'est à peine s'il me regarde, quand le hasard nous met en présence; et cela est si rare! Il prend à gauche quand je tourne à droite, et à droite quand je vais à gauche. Il me fuit, c'est certain; ma vue doit lui être odieuse...
Mais je me suis promis à moi-même d'être courageuse, et je le serai. Je n'ai pas le droit d'être triste. Joyeux Noël, Nadine, entends-tu? Joyeux Noël pour tous autour de toi: leur gaîté ne dépend-elle pas en partie de la tienne? D'ailleurs, les petites soeurs sont ici, les petites soeurs! et Jacques, ton Jacques: cela, certes, est de la joie, de la vraie! Peut-on avoir tout ce que l'on désire en ce monde? Oui, parfois, mais cela ne dure guère. J'ai eu ce moment de plein bonheur, quand maman était là, que nous étions tous réunis, qu'il venait sans cesse, qu'il m'aimait... Eh! bien, eh! bien, et ces résolutions? Voilà-t-il pas que je pleure? Bah! les plus belles journées ont bien leur rosée, le matin? Voyons, n'ai-je pas de hautes, de belles compensations? Je suis une ingrate: Père est si tendre! De quel ton ne me disait-il pas, hier, comme nous revenions de notre promenade quotidienne: «Les autres vont arriver, Nadine, mais, sache-le, à toi seule tu me suffis.» Quelle cruauté, quel égoïsme il eût fallu...
La jeune fille s'essuya les yeux, passa un chaud déshabillé de molleton blanc, et s'installa auprès de sa table pour coudre. Elle examinait dans tous les sens, l'une après l'autre, deux robes de fillettes, deux fraîches robes de mousseline. Il s'agissait de les allonger et de les élargir. Comment s'y prendre? Eh! tout simplement en défaisant les plis et déplaçant les crochets! Agnese, la femme de chambre, était trop occupée pour le faire; les «petites soeurs» n'avaient que leurs uniformes si laids, ou leurs vieux costumes bleus: or, il fallait qu'elles fussent belles, le soir, au dîner; leur père serait si content, si fier de leur bonne mine! A l'oeuvre! Et les doigts actifs se mirent à découdre.
Aussi, qui aurait cru qu'elles pousseraient et grossiraient tant que cela en trois mois, les chéries! C'était stupéfiant! Étaient-elles fatiguées, la veille, en arrivant de leur voyage, tout d'une traite depuis Florence! Elles s'endormaient à table comme les gros bébés, comme les chers poupons d'autrefois. Et quels progrès elles avaient fait en Italien! Le doux accent toscan prenait, en volant sur leurs lèvres pures, un charme particulier.
—Cette Maggie est vraiment étonnante pour ses treize ans, presque aussi grande que moi, et, avec cela, robuste, déjà ronde comme une petite caille! Mais Lucette est beaucoup plus frêle, hélas! On lui donnerait certainement moins que ses onze ans. Pourtant elle aussi a poussé; elle m'arrive à l'épaule, maintenant. Comme elle ressemble à maman avec son teint mat, ses cheveux noirs, et ses clairs yeux bleus si tendres! Pourvu que... Oh! qu'elle serait donc heureuse, si elle les voyait toutes les deux, la bien-aimée!
Nadine cousait. La haute lampe, voilée de soie rose, éclairait son front pensif, où deux petites raies fines commençaient à se creuser,—avivait ses paupières baissées, bordées de longs cils noirs, son visage d'un blanc lumineux, allongé, mince,—s'arrêtait sur le rouge vif de belles lèvres frémissantes de vie contenue, closes comme une fleur encore fermée, douces et tristes.
Six heures. Le pas lourd de la cuisinière se fait entendre à l'étage au-dessus; elle remue son lit; puis c'est le tour de la femme de chambre. Bien! Elles seront à l'ouvrage assez tôt ce matin, malgré leur rentrée tardive après la messe de minuit. Il le faut, la maison est pleine, et, ce soir, ce dîner... En y pensant, Nadine a comme une petite fièvre: si quelque chose allait être oublié, quelque plat manqué! «J'ai tout prévu, je crois, se dit-elle, mais papa invite toujours du monde au dernier moment et Perpétua est si journalière! Quelle désagréable surprise me réserve-t-elle? Voyons: la dinde truffée est superbe, le civet de lièvre sentait très bon, hier, déjà... Ces plis sont interminables... Pourvu que les huîtres arrivent à temps! Avec le légume et le pudding que je ferai ce sera, je crois, suffisant. Le sera-ce, vraiment? C'est peut-être un peu lourd, tout cela, mais papa tient à la dinde traditionnelle, Jacques aime beaucoup le civet et Perpétua le réussit bien; quant aux petites, un Noël sans pudding ne serait plus Noël. Et puis, nos invités sont tous de vieux amis indulgents. J'arrangerai bien la table avec les fleurs de la serre, du houx, des fruits... l'épicière a promis d'envoyer les bananes et les mandarines avant midi, par le courrier...
Sept heures, déjà? Heureusement l'ouvrage avance. Les «petites soeurs» ne tarderont pas à s'éveiller pour regarder dans leurs souliers. Vont-elles être contentes! Peut-être s'attendent-elles encore à des jouets; mais elles sont trop vieilles, vraiment; il faut commencer à les traiter en grandes filles. Les cols de broderie anglaise, enfin terminés, leur iront bien. Ces parures donnent un petit air propre et soigné, fort gentil.
La porte s'ouvre, et une belle fillette brune, les pieds nus, en chemise de nuit, se précipite dans la chambre.
—Merci, «Grande», dit-elle, sautant sur les genoux de sa soeur et l'étouffant dans ses bras. Juste, je désirais tant un bracelet! Et ce joli col! C'est la dernière mode, tu sais! J'en ai vu de tout pareils à la devanture d'un grand magasin, à Florence! Laisse donc ton travail! Est-ce que l'on coud, le jour de Noël! C'est défendu. Viens dans mon lit un moment, comme l'année dernière, nous bavarderons. Luce dort encore, naturellement! Pauvre mioche! elle est fatiguée du voyage, tu comprends!
—Alors il ne faut pas la réveiller. Reste chez moi, toi, au contraire, couche-toi. Je n'ai plus que deux points à faire et j'ai fini.
—Oh! tiens! justement la voilà, Mademoiselle! Enfin! Elle est réveillée! Retournons dans ma chambre.
Nadine prit en ses bras la frêle enfant qui arrivait, toute ensommeillée encore, pâle et grelottante, et se hâta de la rapporter dans sa couchette de cuivre. Maggie, déjà enfouie jusqu'au cou sous les couvertures, regardait sa «grande» de ses yeux brillants. Son petit nez en l'air, sa bouche malicieuse, tout son visage frétillait de santé, de vie.
—Ouvre les contrevents, dit-elle. Oh! qu'il fait bon chez nous! Comme on y dort bien! Tiens! Tu as fait mettre des rideaux neufs! Je n'avais pas remarqué cela, hier soir! Ces coquelicots roses sont très jolis, et comme ils vont bien avec la tapisserie! Qu'elle est gentille notre chambre! N'est-ce pas, Luce? Autre chose que le dortoir de la pension, avec ses odieux murs peints en gris qui ont l'air d'être faits en brouillard, et ces durs lits de fer, hein! Fait-il froid, dehors? Y a-t-il de la neige?
—Oui, sur les sommets, pas ici, dit la grande soeur en refermant la fenêtre.
—Quel malheur! Noël, sans neige, ce n'est plus ça.
—Qui veut déjeuner dans son lit?
—Moi!
—Moi!
—Bon! Je vous ai gardé un peu de la galette d'hier soir. Lucette, sonne pour qu'Agnese apporte le chocolat. Es-tu contente de ce que tu as trouvé dans ton soulier?
—Oh! si contente, Dine! Je venais exprès dans ta chambre pour te le dire, mais cette Maggie parle tout le temps! Imagine-toi, Marthe Baldès, tu sais, mon amie, a une gourmette presque pareille—pas si belle—et j'en avais tellement envie d'une, moi aussi! Comment fais-tu pour toujours deviner ce qui fait plaisir? Oh! je le sais: tu nous aimes! Nous les mettrons ce soir, les bracelets, dis, et aussi les cols?
—Oui.
—Quel bonheur d'être à «Paradiso»! Il me tardait tant que Noël arrivât! Il me semblait que jamais, jamais, ce moment ne viendrait. Tu feras un pudding, n'est-ce pas, Dine, comme les autres années, et nous t'aiderons?
—Oui, je vous ai attendues exprès.
—Moi, j'enlèverai les pépins des raisins secs, dit Maggie.
—Et moi, j'émietterai le pain anglais, reprit Luce. Nous le ferons ce matin?
—Ce matin.
—Avant le temple?
—Dès que vous serez prêtes.
—Nous le tournerons tous, tous, dit Maggie avec exaltation: Jacques, Agnese, Perpetua, papa, oui, même papa, je le lui porterai dans son cabinet.
—Et tu nous raconteras l'histoire «du petit raisin de Corinthe qui ne voulait pas être mangé?» supplia la toute petite.
—Si vous voulez.
—Mais, quand même, cette après-midi, nous aurons nos amies?
—Je l'espère, je les ai toutes invitées.
—Nous as-tu fait des «merveilles»?
—Oh! fi! la gourmande!
—Tu n'en as pas fait?—Et la figure de Lucé s'allongeait déjà.
—Mais oui, sois donc tranquille!
—Beaucoup?
—Une pyramide.
—Que tu es gentille!—La fillette, les yeux étincelants de plaisir, une petite lueur rose sur son fin visage, se mit à embrasser sa soeur à petits coups pressés, tantôt sur une joue, tantôt sur une autre.
—Tu ne sais pas, Nadine! s'écria Maggie, devenue grave subitement. J'ai eu un très grand chagrin. Je ne te l'ai pas écrit, parce que ça aurait été trop long à te raconter, et aussi pour ne pas te faire de la peine. Mais il faut que tu me promettes de ne le dire à personne, personne.
—Je te le promets.
—Surtout pas à Jacques.
—Tu peux te fier à moi.
—Jacques est trop moqueur. Eh bien! je suis brouillée avec Lola, ma grande amie. C'est une rapporteuse. Tu ne devinerais jamais ce qu'elle a fait. Elle a été dire à Madame que je la trouvais injuste. C'est vrai que je la trouve injuste, elle ne me donne jamais que des huit, quand même je sais mes leçons très bien, très bien, sans une seule faute; mais je l'avais dit à Lola en confidence, c'est très mal de le répéter.
—C'est une trahison, dit Luce, avec conviction.
—Et moi qui avais tant de confiance en elle! continua Maggie. C'était mon amie de coeur, tu sais, ma vraie amie. Je croyais que nous nous aimions pour toute la vie, et voilà, c'est fini! Cela m'a fait beaucoup, beaucoup de peine. Aussi, je ne veux plus jamais aimer personne que toi... et papa... et Jacques... et Daniel.
—Et moi? demanda la petite.
—Oh! toi, bien entendu! Toi, tu es un peu moi, tu es presque ma soeur jumelle. Et puis, après, maintenant c'est fini, je m'en moque. C'est Noël! c'est Noël! c'est Noël! Et, faisant une boule de son édredon, elle le lança dans le lit de Lucette. Celle-ci riposta en lui envoyant le sien. Nadine, qui allumait le feu préparé dans la cheminée, en reçut un sur la tête. La lampe posée près d'elle, sur le plancher, s'éteignit. La pâle lumière d'un matin d'hiver se répandit dans la chambre. Le feu ronflait.
—Attendez! dit la grande soeur. Je vais vous apprendre à me manquer de respect!—Et elle courut vers les lits. Mais là, plus personne! Les têtes mutines avaient disparu. Seulement, sous les couvertures de Maggie, il y avait quelque chose qui remuait, remuait... Nadine se mit à chatouiller dans le tas. Des cris étouffés s'entendaient, des coups de pied ébranlaient la cloison voisine. Enfin une tête apparut, rouge, ébouriffée, suivie d'une autre tête plus pâle, et les «petites soeurs» malades de rire, se pendirent au cou de la jeune fille qui les emporta en tournoyant.
—Pour un joyeux Noël, c'est un joyeux Noël! dit une grosse voix.
Aussitôt les fillettes glissent à terre, et comme deux souris peureuses qui regagnent leur trou, s'en vont chacune dans sa couchette.
—On frappe avant d'entrer! dit Maggie, furieuse d'être surprise ainsi.
—Vraiment? dit le grand frère, riant de son air de dignité offensée. Eh! bien, j'ai frappé, Mademoiselle, mais votre majesté faisait tant de tapage, qu'elle n'a pas entendu. Et puis, pour les quatres petits fuseaux maigres que j'ai entrevus, trottinant, ce n'est pas la peine de faire tant d'embarras! J'ai cru que le feu était à la maison, moi, ou que vous étiez assaillies par une bande de brigands! Qui donc tapait si fort à la muraille? Et avec quoi? Ce n'est pas possible que ce soit cette prude demoiselle? J'ai tout juste pris le temps de m'habiller à la hâte et d'accourir, pensant vous trouver massacrées. Mais, certes, je regrette mon bon mouvement. A l'avenir, on pourra bien vous égorger tout à son aise, sans que je m'en inquiète. J'aurais fort bien dormi encore une bonne heure sans votre tapage infernal. Vous me paierez ça, mes enfants! Toi, l'effrontée, je vais te mettre au haut de cette armoire; tu y resteras jusqu'à ce que tu demandes pardon; quant à toi, la mauviette, je me contenterai de te fourrer dans ma malle.
—Non! non! criaient les fillettes. Nadine, défends-nous!
—Voilà le déjeuner, dit la femme de chambre en entrant.
—Ah! merci, ma bonne Agnese! Justement je mourais de faim! Et Jacques, prenant une des tasses fumantes, fit mine de s'installer auprès du feu. Maggie oubliant tout, sauta hors du lit.
—Le gourmand! cria-t-elle, indignée. Nadine empêche-le! Je le dirai à Papa! C'est pour moi, pas pour toi!
La grande soeur rétablit l'ordre. Quand les enfants furent lavées, installées et en train de savourer leur chocolat, le jeune homme lui dit à voix basse:
—Je voudrais te parler le plus tôt possible.
—Qu'y a-t-il? demanda Nadine devenant subitement pâle.
—Je te le dirai. Où pourrai-je te voir seule?
—Viens avec moi dans le bois. Il faut que j'aille cueillir le houx pour ce soir: Je n'ai pas une minute à perdre aujourd'hui.
La jeune fille disparut et revint, l'instant d'après, vêtue d'une gentille robe de serge grise. Elle prit, en passant dans le vestibule, sa grande mante rouge dont elle rabattit le capuchon sur sa tête, de vieux gants, mit des socques, et, armée d'un sécateur, suivit son frère qui, impatient, nerveux, marchait devant elle.
Il se retourna à son approche.
«Qu'elle est belle!» se dit-il, frappé de sa grâce, comme chaque fois qu'il la revoyait après une absence. «Elle ne ressemble à personne...» Puis, tout haut:
—Dis-moi, où as-tu péché tes yeux, Dine? Je n'en ai jamais vu de pareils; ils sont étonnants. D'abord, tu sais, leur couleur est très rare: ce gris.... indéfinissable ni bleu ni vert. Peut-être te viennent-ils, comme ton nom, de notre ancêtre Suédoise? Quand tu es rêveuse ou préoccupée ils se ternissent, deviennent pâles et froids comme un ciel du Nord: plus personne dedans. Mais lorsque tu y es... maintenant, tiens! c'est le soleil de midi sur la mer, le soleil du coeur de Nadine, qui éclaire tout autour de lui.
—Quand tu auras fini... dit tranquillement la soeur. Te souviens-tu de la couturière qui venait à la maison du temps de Maman, Angela? Elle disait de toi: «Ce Monsieur Jacques, quelle langue bien pendue il a!» Elle avait raison. Tu feras, certes, un bon avocat. Par malheur, je connais ces attendrissements-là: en général ils ne présagent rien de bon. Je ne sais pas si mes yeux sont beaux, caro29, mais je sais qu'ils y voient, et très clair. Ils ont remarqué tout de suite, avant que tu ne m'aies rien dit, dès hier soir, que tu es préoccupé. Tu as beau rire et faire le fou, va, il y a là, sous cette formidable moustache à la Vercingétorix, le mauvais pli de quand tu avais fait une sottise, autrefois. Alors aussi, pour m'apaiser, tu m'appelais ta «zolie Dine». Allons, trêve aux préambules. Si tu as à m'apprendre quelque chose de désagréable, dépêche-toi; j'aime mieux ça.
—Tu as une manière de m'encourager!... Crois-moi si tu veux, mais il y a une chose singulière. Lorsque j'ai fait des folies et que je suis loin de toi, je sais bien, au fond, que je suis coupable, j'ai une conscience, comme tout le monde; seulement la morale courante est si indulgente, si facile! Je ne me trouve ni meilleur ni pire que les autres; je ne sens véritablement mes fautes que lorsque je te vois, que je rencontre ces yeux... eh bien! non, là, je n'en parlerai plus! Toutefois, j'ai le droit de dire qu'ils ont sur moi une étrange influence, une influence ridicule qui me vexe et que je ne puis pas secouer. Dis-moi, est-ce toi qui as mis cet écrin sur ma table, pour moi?
—Mais oui, dit la jeune fille, inquiète, cela ne t'a-t-il pas fait plaisir?
—Certainement...
—Tu as reconnu?...
—Oui, c'est la bague de Maman, celle qu'elle portait à la main droite, cette main si longue, si blanche avec ses ongles un peu bombés. Le rubis lançait de petits éclairs rouges quand elle cousait, le soir, à la lampe, tu t'en souviens?
—Certes! J'ai fait agrandir l'anneau pour toi. Il me semblait que tu serais content d'avoir ce souvenir.
—Reprends-le, je n'en suis pas digne.
—A ce compte-là, moi non plus je n'en suis pas digne, personne n'en est digne...
—Tu ne sais pas ce que tu dis. Entre toi et moi il y a un abîme. Comment va Papa? Son coeur?
—Bien, tant qu'il se ménage et qu'on le ménage.
—C'est-il vraiment un anévrisme?
—Oui. Les médecins l'affirment, tout au moins. La mort de maman en est la cause déterminante: il l'aimait tant! il ne lui faut aucune espèce d'émotion ni de fatigue; beaucoup de distractions. Ce n'est pas toujours commode à la campagne, tu comprends, quand nous sommes seuls. Heureusement qu'il a sa chère musique! Mais encore, n'en faudrait il pas abuser, surtout le soir: cela l'énervé et l'empêche de dormir. Le matin, nous faisons la correspondance, les comptes, un peu d'anglais: nous avons lu presque tout Shakespeare, cet hiver. L'après-midi, quand il fait beau et que mon malade est assez bien, nous allons tout lentement et en nous arrêtant souvent, jusque dans les bois, voir où en sont les coupes, ou nous longeons le torrent jusqu'à Totti; si Père est trop las, nous nous arrêtons à la première terrasse du jardin et nous regardons le soleil dorer les glaciers et se coucher derrière les Alpes assombries. Après dîner, je lui lis le Dante en italien, ou les tragiques grecs dans la traduction française de Leconte de Lisle, ou encore du Vigny, du Victor Hugo. Je tâche de ne pas trop massacrer de si grandes choses... Pauvre père... il faut voir alors son visage, il est vraiment transfiguré! Les livres médiocres lui sont odieux; il vit dans une atmosphère de douleur et de beauté qu'il serait criminel de troubler, ou domine l'image immatérielle de son unique amour.
Les jeunes gens étaient arrivés dans le petit bois de chênes touffus, non loin de la maison, où les houx, les fougères roussies, les ajoncs et les ronces s'enchevêtraient en un fouillis épais.
—Tu n'as pas l'intention de m'amener là? dit Jacques. Nous serions écorchés vifs!
—Fi! le citadin! Voici le sentier.
—Un sentier, cela? Allons, puisqu'il le faut! Drôle de confessionnal, tout de même!
—Le plus charmant et le plus discret de tous, caro! Regarde cette clairière, tout juste grande comme un boudoir. Pour tapis nous avons la mousse et les feuilles mortes brodées de givre; pour plafond, le ciel. Ces murs vivants nous séparent du monde et des hommes bien mieux que des parois de planches ou de briques. Qui donc songerait à venir nous chercher ici? Parle maintenant et n'oublie pas que le confesseur est celle qui prenait toujours ta défense, autrefois.
—Et qui se faisait punir pour les fautes que j'avais commises. Vois-tu, Dine, je n'aurais jamais dû te quitter. Loin de toi, je suis un autre homme; près de toi je reprends mon âme d'enfant, je redeviens celui que notre mère appelait son «petit tendre». Vous m'avez peut-être trop gâté, toutes les deux, trop aimé...
—Peut-on aimer trop?
—Qui sait? A certaines natures il faut la bonté; à d'autres, moins nobles, la férule. Je suis de celles-là. On devrait me fustiger comme un enfant coupable. Mais, voyons, fâche-toi, ne me regarde pas avec cet air confiant qui me désespère! Comment veux-tu que j'ose te dire... Ah! je suis un misérable!
Et Jacques, s'asseyant sur le tronc d'un chêne abattu cacha dans ses mains son visage angoissé.
—Un misérable, toi? Jamais je ne croirai cela. N'es-tu pas son enfant? dit la jeune fille, s'agenouillant auprès de son frère et prenant sa tête brûlante tout contre son épaule. Ne parle pas, je vais achever la confession: tu t'es de nouveau laissé entraîner, comme il y a six mois, tu as joué...
—Oui. Qui te l'a dit?
—Ton repentir. Tu as perdu et tu...
—C'est que j'avais besoin d'argent... Ah! si tu savais!
—Je ne veux pas savoir. Combien te faut-il?
—Mille francs seulement. J'en dois le double; mais Daniel, à qui je me suis adressé d'abord, m'a envoyé vingt-cinq louis, avec une semonce si dure, il est vrai, que j'ai été sur le point de tout lui retourner. J'ai pu emprunter les cinq autres cents francs à des camarades. Restent mille francs. Il faut que je les trouve à tout prix, aujourd'hui. C'est une dette de jeu, une dette d'honneur, tu comprends. Si demain, avant minuit, je ne l'ai pas payée, je suis déshonoré. Mille francs, ce n'est pas excessif, pourtant! Papa les retiendra sur ma part, plus tard. Mais je lui avais donné m'a parole que je ne jouerais plus; j'ai manqué à ma parole. Quelle confiance aura-t-il en moi, désormais? Quel mal ceci ne va-t-il pas lui faire! Ah! je n'ai pas le courage de lui porter ce coup! Tu lui parleras, toi, n'est-ce pas?
—J'arrangerai tout, ne crains rien. Lève-toi, maintenant et aide-moi à couper mon houx.
—Tu as du chagrin, Dine?
—Oui. Moi aussi je me fiais à tes promesses. Et Papa... Mais tu t'es dit tout ce que je pourrais te dire. A quoi serviraient les reproches! Regarde plutôt: le soleil a percé les nuages; il est entré dans le confessionnal; c'est le soleil de Noël, chéri; laisse-toi pénétrer par lui. Il te dira ce que je ne sais pas te dire, moi, qui n'ai jamais su te gronder. Si je le comprends bien, il parle de pardon, de courage, de vie nouvelle. Il dit: joyeux Noël à tous, oui, joyeux, malgré tout, malgré les fautes, les regrets, les déceptions, les séparations, les deuils, les tristesses: joyeux dans l'espérance divine, joyeux dans la force venue d'en haut et promise à ceux qui se repentent, aux hommes de bonne volonté. Garde la bague: c'est elle qui te la donne, maintenant: la pierre, couleur de ces graines, te rappellera notre confessionnal. Promets-moi seulement de la porter toujours et de la regarder quand viendra la tentation.
—Je te le promets.
—A l'oeuvre, à présent, paresseux! Vite, et ce houx! Papa doit être levé. Ecoute: n'est-ce pas la cloche du déjeuner qui sonne?
—Oui.
—Dépêchons-nous. Coupe donc les branches plus longues! Mets tes gants si tu crains de te piquer. Ah! voilà ce qui s'appelle un beau bouquet! C'est assez. Viens!
II
«Je tiens ce qui m'est le plus cher, et je
ne serai pas le plus misérable des hommes
si je meurs vous ayant près de moi.»
Sophocle.
(Oedipe à Colone.)
Frileusement blottie au flanc Sud de la montagne, entre un bois de chênes et une forêt de sapins, recouverte de lierre depuis sa base jusqu'aux fines colonnettes de son toit plat, Paradiso, la vieille maison héréditaire des Meydan, avait tout l'aspect d'un nid. Les larges allées de ses jardins montaient et descendaient autour d'elle, traversant les bosquets touffus, s'arrondissant en terrasses aux échappées sur la belle vallée vaudoise de ***. Ses fenêtres dont les vitres nettes, garnies de rideaux frais, scintillaient parmi les mouvantes et vertes draperies, attiraient, accueillantes, comme des regards amis. Un feu, où brûlait une énorme bûche de Noël, se reflétait dans la porte-fenêtre de la pièce du centre, la salle à manger, qui s'ouvrait sur un petit perron de pierre.
Auprès de la table servie, Monsieur Meydan dépouillait le courrier du matin en attendant ses enfants. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, de taille moyenne, l'air bien plus jeune que son âge. D'épais cheveux blonds, à peine blanchissants, se retournaient en touffe sur un front large, où les soucis, la maladie et la douleur avaient creusé leurs profonds sillons. Des yeux très vifs encore, d'un bleu sombre, semblaient brûler sous des arcades sourcilières avancées. Son visage, d'une douceur presque féminine, avait des teintes de rose passée, avivées aux pommettes. Il était vêtu avec soin d'un coin de feu beige. De sa main amaigrie, il caressait une longue moustache, plus rousse que ses cheveux, bien plantée au-dessus d'une bouche fine et d'un menton ferme, fraîchement rasé.
Issu d'une vieille famille vaudoise ayant du bien, réfugiée jadis en Suède pendant les persécutions religieuses, il tenait de ces différentes origines les contradictions et le charme de sa nature d'artiste, ardente, impressionnable et tendre. Il terminait ses études à Rome lorsqu'il avait rencontré celle qui devait être l'unique amour de sa vie, sa femme, sa «Béatrice», ainsi qu'il l'appelait, belle comme un rêve de poète, aimante et douce, mais d'une santé délicate, et qui avait succombé, jeune encore, aux épreuves de ses trop nombreuses maternités. Avec elle, par elle et pour elle, il avait vécu dans sa maison natale dont elle avait fait un «paradis», au coeur d'un pays merveilleusement beau, n'ayant d'autre occupation que les soins à donner à son vaste domaine, l'étude de la musique, qu'il aimait passionnément et l'éducation de ses enfants dont il semblait être plutôt le frère aîné que le père...
Jacques entra le premier; et, le cour battant, après avoir dit bonjour, attendit le regard de celui envers lequel il se sentait si coupable. Mais, absorbé par sa lecture, Monsieur Meydan répondit distraitement, sans lever la tête.
Nadine avait laissé sa mante et ses socques dans le vestibule. Toute blanche dans sa robe de laine claire, elle vint par derrière son père, se pencha et l'embrassa au front, comme elle faisait chaque matin «pour faire envoler les soucis».
—As-tu bien dormi, Père, as-tu souffert cette nuit?
«Père» ne remarqua pas l'anxiété inaccoutumée de cette phrase quotidienne, ni le léger tremblement de la voix.
—Bien, merci, dit-il. Tu es fraîche comme l'aube, tu sens l'air des bois, ma chérie. Et, repliant la lettre qu'il lisait, il tendit sa tassé à la jeune fille qui y versa le thé fumant. Le bonheur d'avoir mes enfants auprès de moi m'a véritablement ressuscité, au contraire. Je me sens léger et dispos, j'ai vingt ans ce matin. Quel bon Noël nous allons passer ensemble! Aussi bon que possible sans... Tiens, j'ai une lettre de Daniel, une lettre excellente. Il regrette de ne pouvoir venir, mais ses malades le retiennent. Il réussit merveilleusement, ce petit! Ah! c'est un cher garçon, un homme énergique, qui sait ce qu'il veut! Si tu marches aussi bien comme avocat que lui comme médecin, mon Jacques, je pourrai être fier de mes fils, je n'aurai pas tout-à-fait perdu ma vie. Et je ne parle pas de mes filles... Comme votre mère serait heureuse, mes enfants. Je veux être heureux pour elle et pour moi. Daniel vous envoie ses meilleurs baisers de Noël. Mais pourquoi les fillettes ne descendent-elles pas? Je ne vois pas leurs tasses...
—Elles étaient fatiguées du voyage; songe donc: huit heures de chemin de fer et cette montée, depuis Borena, qu'elles ont voulu faire à pied! Alors on leur a servi leur déjeuner au lit. Elles doivent s'habiller et ne vont pas tarder à venir t'embrasser.
—Ah! comme tu les gâtes! Mais voyons, qu'as-tu? Maintenant que je te regarde, il me semble que tu es pâle... Et Jacques... Vous avez tous deux très mauvaise mine, vous me trompez, il y a quelque chose. Luce, c'est Luce, n'est-ce pas?
—Pas le moins du monde, répondit Nadine, de cette voix calme qui avait tant d'empire sur le malade. Luce se porte à merveille. Jacques et moi avons été au bois, cueillir du houx pour ce soir et le froid nous a saisis. Il fait une de ces gelées!
—La voilà qui dissimule, elle, si droite, pensait son frère: c'est pour m'épargner. Mais, tout-à-l'heure, comment s'en tirera-t-elle? Pauvre Père, quel écroulement! Je suis un bandit!
La jeune fille étendait le beurre sur les tartines chaudes. Elle se disait avec angoisse: Il est impossible que je parle à Papa aujourd'hui. Par exception, il est paisible et heureux; comment avoir le coeur de le troubler? Quel changement dans ses traits, tout à l'heure, lorsqu'il a remarqué notre pâleur! Comme on sent qu'un rien pourrait amener la crise fatale! Elle serait d'autant plus violente, en ce moment, qu'il est plus confiant et plus tranquille.
—Qui aurons-nous à dîner? demanda Jacques, cherchant à rompre un silence pesant.
—Mon ancien camarade Malprat, avec sa femme, cette bonne Francesca; le pasteur Le Brun est malade, il ne viendra pas; Monsieur et Madame Porchano, nos aimables voisins des Cèdres; Madame Lelong, notre autre voisine, mais pas sa pimbèche de fille qui, heureusement, est absente. Je n'aime pas beaucoup cette femme, mais elle est veuve et isolée, je n'ai pas le courage de la laisser seule, un soir de Noël. Enfin, l'indispensable et cher Calvetti, sans lequel je ne conçois pas un dîner à la maison. Tous, sauf Madame Lelong, de vieilles connaissances, tu vois. Si j'ai bien compté, cela fait six, onze avec nous cinq.
—Onze! La table ne sera pas jolie, il manque une personne, répondit Jacques, pour dire quelque chose. Et puis, l'élément «vieille connaissance» quoique très appréciable, domine un peu trop. Il faudrait, il me semble, un peu de jeunesse. Pourquoi n'as-tu pas invité Georges Melville? Il y a si longtemps que je ne l'ai vu! Je serais bien aise de le retrouver.
—C'est que...
—N'est-il plus ton médecin?
—Non.
—Comment, il n'est pas venu en consultation, quand tu as été si malade?
Nadine s'était levée brusquement.
—Tu t'en vas? demanda le père.
—Je vais voir les petites, dit-elle sans se retourner.
—Qu'y a-t-il? demanda Jacques, très intrigué, lorsqu'elle eut disparu. Pourquoi ces réticences, ces airs mystérieux à propos de cet ami d'enfance, de cet ami de toujours? Daniel s'est-il fâché avec lui? Ils étaient si liés autrefois; ils ne pouvaient vivre l'un sans l'autre, au point que quand ils faisaient leurs études ensemble à Rome, on les appelait les frères Siamois. Il n'est pas possible qu'ils se soient brouillés. Après cela, Daniel... il est parfait, j'en conviens, mais, raide parfois, aussi. Pourtant, je ne peux le croire... Et puis, enfin, que diable! ce ne serait pas une raison suffisante: il n'y a pas que Daniel, ici. Du temps de Maman, Georges venait journellement à la maison, il faisait partie de la famille. Et maintenant, éclipse totale du Monsieur? C'est extraordinaire.
—Il a été en Allemagne pendant près d'un an. Puis il a perdu son père.
—C'est vrai; mais maintenant il est de retour et son deuil touche à sa fin. Rien ne t'empêche plus de l'inviter.
—..................................
—Tu vois bien, il y a quelque chose. Quoi?
—Rien. Ou plutôt il avait des idées... Figure-toi qu'il s'était épris de ta soeur et voulait l'épouser.
—Tu appelles cela des idées? Si quelque chose est naturel, logique même, c'est ça. Ils semblent faits l'un pour l'autre. Melville est un charmant garçon, et sérieux, et plein d'avenir! Nadine ne pouvait trouver mieux, ni lui non plus. Elle n'a pas été assez folle pour refuser, j'espère? Je ne le lui pardonnerais pas.
—C'est ce qui te trompe, mon cher: elle l'a refusé, bel et bien. Si «charmant» qu'il te semble, il ne lui plaisait pas, sans doute. J'ai laissé ta soeur entièrement libre, tu comprends. C'était il y a deux ans, un peu avant Noël. Ton phénix finissait son internat. J'étais très souffrant, je me souviens, le jour où j'ai reçu sa lettre. Et puis, naturellement, elle m'avait bouleversé: on a beau élever ses enfants pour eux, non pour soi, on a beau se préparer au sacrifice, se répéter que sa fille est grande et qu'elle pourra vous être enlevée d'un moment à l'autre, le coup est rude tout de même.
—Que faut-il répondre? ai-je demandé à ta soeur.
—Ceci, a-t-elle dit aussitôt, sans l'ombre d'une hésitation: «Ma fille est de beaucoup trop jeune pour se marier.» Et, séance tenante, sous mes yeux, elle a écrit la lettre, car j'étais trop faible pour le faire moi-même. Peut-on rien trouver de plus net, de plus précis, et, à la fois, de plus délicat que cette simple phrase? Cette enfant a un esprit, un coeur! Cependant Melville nous a gardé rancune. A son retour d'Allemagne, quand, après avoir soutenu sa thèse, il est venu prendre la clientèle de son père à Borena, il a négligé devenir nous voir. Il réussit fort bien, dit-on. Je le rencontre quelquefois en ville ou dans la montagne quand il fait ses tournées. Nous nous saluons, et c'est tout. Je ne lui en veux pas.
—Trop jeune! elle avait vingt ans! C'est l'âge, au contraire, ou jamais!—allait dire le jeune homme, mais il se tut. Brusquement il se souvenait des vacances de Noël de cette année-là, si assombries par il ne savait quel malaise mystérieux: son frère qui boudait visiblement et donnait de mauvais prétextes pour ne pas venir; Georges, subitement parti pour l'Allemagne, par raison de santé, disait-on; Monsieur Meydan, joyeux comme un homme qui vient d'échapper à un grand danger; enfin, et surtout, Nadine, si différente d'elle-même, triste lorsqu'elle ne se croyait pas observée, d'une gaité exagérée devant le monde. Et maintenant, ce trouble, ce brusque départ, à ce nom...
—Elle l'aime! pensait-il. Elle s'est sacrifiée. Papa ne voit rien, ou... mais ce serait d'un égoïsme monstrueux!
Le déjeuner était fini. Monsieur Meydan, les pieds tournés vers le feu, lisait son journal. Jacques se leva et courut à la chambre de sa soeur. Il frappa, on ne répondit pas. Il tâcha d'ouvrir la porte: elle était fermée à clef.
—C'est cela, je ne me suis pas trompé! Ah! l'héroïque chérie! Que faire, mais que faire? Je donnerais ma vie pour elle... et la savoir ainsi malheureuse...
Nadine, à genoux devant son lit défait, cachait sa tête dans le coussin pour étouffer les sanglots qui ne voulaient pas s'arrêter. Son coeur vaillant, où tant de tristesses s'accumulaient en silence, éclatait enfin. Ce nom si cher, prononcé à ce moment-là, c'était trop. Elle pleurait toutes les larmes que, depuis si longtemps, sans cesse, elle refoulait au fond d'elle-même. Sa force faiblissait subitement; tout lui échappait à la fois. Sa tâche lui semblait manquée, son sacrifice, inutile. Pourquoi avait-elle fait taire son coeur et blessé à jamais cet ami toujours chéri en secret? Pour donner à ce père malade le calme, la paix qu'il lui fallait à tout prix; pour rester auprès de lui et continuer l'oeuvre inachevée, léguée par la chère morte. Or, voici cette paix, ce calme compromis, et avec quelle légèreté, par son frère. Son travail de persuasion, si délicat auprès de lui, avait donc été vain aussi, son influence, nulle!
—J'ai sans doute été lâche, je ne l'ai pas assez grondé, pensait-elle. C'est que Père, quand il se fâche, dépasse toujours la mesure; alors, pour la rétablir... Je ne voudrais pas le rebuter, mon pauvre Jacques! Si on le décourage, je le connais, il ne luttera plus et se perdra tout à fait. Il est faible, étourdi, léger; pourtant son coeur est droit et bon. Il est toujours si repentant! Je ne sais pas, moi, diriger un garçon de cet âge, un homme, déjà! Tant de choses en lui m'échappent! Il n'a que deux ans de moins que moi, après tout! Je ne suis pas sa mère, mais sa soeur, sa camarade. Je ne puis que l'aimer!
Encore si Daniel m'aidait, lui, l'aîné, lui, si intelligent, si fort! Mais il ne peut comprendre les faiblesses des autres; il est trop sévère, aussi; il a des mots cruels qui font d'inguérissables blessures. Et puis, je le sens, il m'en veut d'avoir refusé son ami. Il ne m'écrit pas, il fuit la maison. Il aime tant Georges! Il avait rêvé d'en faire son frère: la déception est grande, je le devine. —Ah! comme je l'adore, pour cette admirable fidélité! Impossible, pourtant, de lui expliquer les choses; il n'admettrait pas mes raisons. Je connais sa logique inflexible: «Un père n'a pas le droit de sacrifier son enfant; avant toute chose, une fille doit suivre la loi de la nature, qui est de se marier, de fonder, à son tour, une famille.» Tout de suite, j'en suis sûre, il avertirait Georges, parlerait à papa, dévoilerait le cher, le douloureux secret, si difficilement gardé. A quoi cela servirait il d'avoir tant combattu, tant souffert!
Ai-je eu tort de refuser le bonheur? Pourquoi l'ai-je fait si brutalement? Ne pouvais-je laisser une porte ouverte à l'espérance? Mais Père, ce jour-là, était si malade, si mortellement inquiet! Je revois sa figure anxieuse: comme elle s'est subitement illuminée, quand je lui ai répondu! A ce moment-là, le sacrifice a été facile. Mais ce «de beaucoup trop jeune» qui l'a comblé de joie, qui lui semblait tout naturel (ne suis-je pas toujours une gamine à ses yeux?) a dû paraître à Georges le plus grossier des prétextes. Ah! je suis habile à faire souffrir, moi, quand je m'en mêle! Ma main est sûre contre moi-même. Il fallait...
Mais que fallait-il?
La jeune fille se leva et prit sur la cheminée une petite photographie jaunie, pâlie, presque effacée, dans un cadre de soie ancienne.
Que fallait-il faire? Explique-le-moi, toi? Ne m'as-tu pas dit, en me les montrant tous: «Sois leur mère?» J'ai promis. Une mère n'abandonne pas ses enfants. J'ai tenu ma promesse; mais, maintenant, je suis lâche, tu vois. Quand saurai-je, à ton exemple, renoncer absolument à moi même? Mon Dieu, aide-moi, toi seul le peux!
Ah! ce «moi» qui revient sans cesse, qui veut être heureux à tout prix! Lasse de toujours donner, j'ai soif de recevoir à mon tour. J'ai tant besoin de conseil et d'appui! Je suis jeune, inexpérimentée. Et puis, je voudrais vivre moi aussi, être heureuse! Mais c'est fini: pardonne-moi, Maman; va, je serai forte encore. Seulement, que faire en ce moment? Ne rien dire à Père? Et ces mille francs où les trouverai-je?... Ah!
La brave enfant posa vivement le cadre sur la cheminée, courut à son secrétaire, l'ouvrit, y prit une enveloppe sur laquelle il y avait écrit: «Pour le portrait de Maman». Depuis la mort de sa mère, quatre ans bientôt, elle ajoutait à ses petites économies de maîtresse de maison tout l'argent que son père lui donnait pour ses menus plaisirs. Elle compta les dix billets de cent francs; ils y étaient, de la veille. C'était ce que demandait le peintre en renom, Bordinato, pour le pastel de Madame Meydan. Il avait fait la connaissance de la mère et de la fille à B***, dans les montagnes, où la pauvre femme prenait les eaux avant sa mort. Ils demeuraient dans le même hôtel. Le peintre se montrait plein d'attentions pour la malade. Nadine lui avait écrit et venait de recevoir la réponse. Oui, il se souvenait fort bien de la gracieuse femme aux grands yeux bleus si tristes, qu'il avait tant admirée, dont il avait pris, sans qu'elle s'en aperçut, maints croquis, dont il revoyait encore la fine carnation blanche, les lourds cheveux sombres, l'expression de lassitude et d'exquise douceur. Aidé de tous ses souvenirs et de la photographie passée, il essaierait de faire revivre les traits aimés...
La jeune fille voyait déjà le médaillon dans le boudoir que sa mère affectionnait, au-dessus du vieux secrétaire orné de cuivre où elle écrivait, jadis. Le tendre regard la suivait, l'encourageait. Que son père serait ému et doucement joyeux en l'apercevant! Ne déplorait-il pas sans cesse de n'avoir pas un bon portrait de la chère morte?
La «grande» ferma l'enveloppe, et, jetant un dernier coup d'oeil sur l'image pâlie, où les yeux devenus blancs, avaient perdu toute expression:
—Tu m'approuves, je le sais, dit-elle à haute voix. Ton souvenir est en moi; et là, il ne s'altèrera jamais!
Rapidement, elle descendit l'escalier, mit l'enveloppe dans la poche extérieure du pardessus de son frère, bien à portée de sa main, sous ses gants, puis, calme, entra dans l'office où «les petites soeurs» impatientes, un grand tablier de cuisine noué autour de la taille, la bavette piquée au corsage, les manches relevées, les cheveux attachés en chignon, l'attendaient pour faire le pudding.
III
«De stériles succès notre journée est pleine.»
SULLY PRUDHOMME.
(Le temps perdu.)
—«Vive Noël, je ne serai pas mangé!» s'écria le petit raisin de Corinthe. Et il se mit à brûler joyeusement dans le rhum enflammé, où il devint un charbon noir, de la grosseur d'un pois chiche».
Nadine tourne avec peine la dure pâte dans le saladier de faïence. Les «petites soeurs», le nez en l'air, leurs cheveux bruns et leurs bras maigres poudrés de farine, l'écoutent attentivement. D'avoir enlevé les pépins à tant de raisins secs dont plus d'un a changé de destination en route, leurs joues et leurs doigts sont tout poisseux; d'avoir tant travaillé, elles sont fatiguées et soupirent.
La porte s'ouvre:
—Tu arrives à point, s'écrie Maggie; l'histoire est finie et le pudding aussi. Nous t'attendions pour le remuer, il ne manquait plus que toi.
—Laisse moi, dit Jacques.
—Mais non, mais non, tu n'y échapperas pas, toi non plus! Il serait manqué! Tu sais bien, pour qu'un pudding de Noël soit bon, il faut que tout le monde y ait travaillé, c'est «Miss» qui le disait. Sens comme il sent bon! Il sent le rhum! Et ces petits morceaux verts, c'est du cédrat!
—J'ai la migraine; et puis il faut que je sorte. Nadine, viens, j'ai à te parler.
Il était très pâle et ses lèvres avaient de petits mouvements convulsifs. Quand ils furent seuls:
—Je ne puis pas accepter, dit-il, en tendant l'enveloppe à sa soeur. Je préférerais subir la pire des réprimandes, recevoir des coups, être chassé de la maison, tout, plutôt que cela! Comment as-tu pu croire que j'aurais le coeur...
—Je te comprends, mais il le faut.
—J'aimerais mieux en finir tout de suite, me tuer comme un chien...
—C'est possible. Mais avant toi il y a Père.
—Jamais, jamais, je ne consentirai...
—Ne dis pas de folies. Va te promener. Réfléchis. Accepte: elle te l'ordonnerait.
Sans répondre, Jacques quitta la chambre. Sa soeur le vit traverser la cour et se diriger vers l'écurie. Un moment après il reparaissait à cheval. Elle ouvrit la fenêtre:
—Reviendras-tu pour déjeuner?
—Je ne sais pas. Si je ne suis pas de retour, excuse-moi.
—Oui.
Et il partit.
Lorsque, vers midi, Nadine et ses soeurs descendaient du break qui les ramenait du temple, la grosse Perpetua accourut, toute rouge:
—Signora, signora, le courrier a porté les bananes et les mandarines, mais pas les huîtres. Comment allons-nous faire maintenant? Monsieur Jacques a pris la jument, et Monsieur défend que le cheval aille en ville deux fois de suite. Il faut une bonne heure pour aller à pied à Borena, un peu plus pour en revenir. Il est midi moins dix: or, après déjeûner, personne n'aura le temps... Povere, nous sommes bien!
—Vous reste-t-il des truffes blanches?
—Quelques-unes.
—Faites un risotto aux truffes.
—Un risotto! pour un grand dîner? Dieu du ciel, cela ne s'est jamais vu! C'est bon quand on est seul!
—Oh! un dîner d'intimes! Ces messieurs l'aiment tous, je le sais, et ces dames trouveront que vous le faites fort bien. Vous verrez qu'elles m'en demanderont la recette.
—La signorina en parle à son aise! Que la Madone dessèche ma langue dans mon palais si je sais avec quoi je le ferai crever.
—N'avez-vous pas du bouillon?
—Basta! bien sûr que j'en ai, mais tout juste pour le potage de tout ce monde, sans compter ceux, que Monsieur va toujours chercher au dernier moment.
—Ajoutez du liebig.
—Du liebig! par santa Perpetua, ma patrone, ce serait du propre! Avec un peu d'eau tiède, n'est-ce pas, comme à l'auberge de la Serafita? Non, non, je ne suis pas une cuisinière à liebig, moi!
—Eh bien! faites comme vous pourrez, ma pauvre fille, débrouillez-vous!
—Nadine! criait au même instant Lucette, qui accourait tout en larmes, Nadine! regarde mon bracelet, il est brisé! Maggie, la méchante, l'a tiré très fort et l'a démoli!
—Je ne l'ai pas tiré fort du tout, Mademoiselle, dit celle-ci qui la suivait, rouge comme un petit coq.
—Si, Mademoiselle, vous l'avez tiré très fort; la preuve, c'est que vous l'avez cassé.
—Il était cassé avant, ce n'est pas ma faute, je l'ai à peine touché.
—C'est pas vrai, et même vous l'avez fait exprès, j'en suis sûre. Je piétinerai le vôtre!
—Si tu approches ta main... tu verras ce qui t'arrivera. D'abord, je te giflerai et puis je jetterai ton joli plumier neuf au feu.
—Tu es une vilaine!
—Et toi, une rapporteuse!
La grande soeur eut de la peine à les calmer.
—Comment, un jour de Noël, se battre! c'est bien mal! grondait-elle doucement. Maggie, tu me fais beaucoup de chagrin!
Elle promit à Lucette de faire arranger le bijou, et, en attendant, lui prêta une de ses bagues. La petite était repentante; l'autre boudait.
La jeune fille regarda la pendule: midi et quart!
—Il faudrait vite déjeuner. Maggie, va dire à Agnese de venir mettre le couvert. Vos amies arrivent vers deux heures; il faut, avant, que l'on ait mangé à la cuisine et que la salle à manger soit débarrassée.
L'enfant revint.
—Agnese dit qu'elle n'est pas prête. Elle veut, d'abord, finir les chambres. Elle grogne et prétend qu'elle a plus d'ouvrage qu'elle ne peut en faire aujourd'hui.
—Je l'ai pourtant fait aider.
Nadine allait sonner pour faire venir l'insolente et la forcer à obéir, mais elle se contint. La femme de chambre avait mauvais caractère, c'était vrai; pourtant, au fond, elle était dévouée et honnête. Comme la cuisinière, elle avait été choisie et dressée par Mme Meydan; cela seul leur donnait à toutes les deux une grande valeur aux yeux de la jeune maîtresse de maison. Et puis, dans ce coin perdu de montagne, il était si difficile d'avoir de bonnes servantes! Toutes voulaient s'en aller en ville pour gagner davantage. De plus, M. Meydan était accoutumé à leurs soins; ne valait-il pas mieux supporter quelque chose que de l'exposer à être moins bien servi? Les domestiques sentaient tout cela et en abusaient.
—Bon! fit la grande soeur. C'est moi qui mettrai le couvert. Enfants, venez m'aider!
—Pourquoi Jacques n'est-il pas là? demanda le père en se mettant à table.
—Il avait des courses à faire en ville.
—Ne pouvait-il s'y prendre plus tôt ou les faire cette après-midi? Il a flâné toute la matinée dans la maison. C'est singulier que, sur quatre repas qu'il peut prendre avec nous, il en escamote un. Ne doit-il pas repartir demain soir?
—Oui.
—Ce procédé-là est inqualifiable. On avertit, au moins!
M. Meydan se tut. Il était très froissé. Le repas fut maussade, malgré les efforts que fit Nadine pour l'animer. Lucette pensait à son beau bracelet cassé; elle avait envie de pleurer; Maggie boudait toujours. Agnese, qui servait, avait une figure renfrognée.
«Pour un joyeux Noël, c'est un joyeux Noël!» pensa la jeune fille, se souvenant des paroles de son frère, le matin.
IV
«Reste là, ô mon âme! suspendue comme
un fruit, jusqu'à ce que l'arbre meure.»
SHAKESPEARE.
(Cymbeline.)
Comme on s'amuse! La maison est au pillage. Les «petites soeurs» et leurs amies «font» des charades. Nadine a mis à leur disposition, pour s'habiller, la grande chambre de débarras du second, où, depuis des années, s'entassent dans des caisses et dans des cartons, les vieux habits et les chapeaux démodés de la famille. Aussi, quelles trouvailles! quelles résurrections de choses oubliées! Monsieur Meydan a ouvert la porte de son cabinet pour voir passer les «actrices». La contrariété du déjeuner est oubliée; il rit de leurs inventions cocasses. La grande soeur les aide à se déguiser, leur donne des idées, puis elle descend bien vite, contenir, distraire les «spectatrices», impatientées d'attendre. Dans leurs longues robes de dame où elles s'entravent, avec leurs cheveux relevés en chignon, sous la voilette trop serrée qui se colle à leurs nez enfantins et accroche leurs cils, elles sont adorables, les fillettes. Elles ont, à la fois, les attitudes, le parler de vraies dames, avec des idées d'enfant d'une exquise naïveté. Maggie a découvert un vieux costume de Jacques, abandonné depuis des années au fond d'une malle. Toutes en même temps veulent être «l'homme». A l'aide d'un bouchon brûlé elles se font des moustaches et prennent une grosse voix, une démarche martiale. Mais, quoi qu'elles fassent, leur tournure, déjà féminine, prête une grâce étrange au vilain vêtement raide; leur bouche paraît plus fraîche et plus pure sous l'horrible trait noir qui la dépare..
Une mignonne blonde, déguisée en mariée, vêtue d'une longue robe blanche, un rideau sur le visage en guise de voile, passe, modeste, les yeux baissés, donnant le bras à un turc à turban, drapé dans un tapis de table. Un petit mitron, en bonnet de papier, vient timidement embrasser Monsieur Meydan. C'est Lucette. Qu'elle est drôle ainsi!
Puis, le goûter dans la salle à manger, la montagne de merveilles empilées sur un plat, le chocolat mousseux. On va chercher Papa pour qu'il prenne sa part des bonnes choses. Il ne mange pas, mais s'égaie des vives saillies qui partent comme des fusées, des yeux brillants, des joues roses. Nadine, debout, remplit les tasses, fait passer les merveilles, pense à tout. Sa bouche, si fraîche dans son beau visage pâle, a un petit sourire contraint, nerveux. Ses yeux gris n'ont pas de rayons. Son rire sonne faux; sa voix, parfois, se brise. Il y a, en elle, quelque chose d'absent et de douloureux que son père lui a déjà vu sans y prendre garde, et qui le frappe, en ce moment, pour la première fois. Il l'observe attentivement.
—Pourquoi Jacques ne rentre-t-il pas? se demande-t-elle avec angoisse.
Enfin les «amies» sont parties. L'heure du dîner approche. La jeune maîtresse de maison jette un dernier coup d'oeil à la table. Oui, c'est bien. Sous le grand lustre ancien d'où vingt bougies envoient leur joyeuse lumière, une énorme touffe de gui est suspendue. Ses petites boules blanches, ainsi éclairées, ont l'air de perles fines. Dans le grand surtout d'argent du milieu, les cyclamens et les fougères de la serre se mêlent avec grâce. Les cristaux étincellent. L'argenterie de vieille maison bourgeoise, soignée de mère en fille, étale son luxe solide sur le beau linge damassé très blanc, à côté de la porcelaine à filets dorés. Une guirlande de houx, qui court tout autour de la table, relève par le ton vif de ses baies et le vert sombre et lustré de ses feuilles, toutes ces blancheurs. Des menus, peints par la jeune fille dans les longues journées d'automne où elle était seule avec son père, prouveront aux convives qu'elle a pensé à eux bien longtemps à l'avance. Le feu brûle clair dans la grande cheminée: tout a un air confortable et accueillant. Un tour à la cuisine, puis vite les «petites soeurs».
Elles s'habillent en bavardant, encore toutes vibrantes de plaisir. Nadine arrive à temps pour «faire le noeud» du ruban qui attache leurs longs cheveux bruns démêlés avec peine, et pour mettre les robes blanches. Elles vont très bien, les cols aussi. Que les petites chéries sont gentilles ainsi! Les yeux de Maggie brillent, son teint est animé. Lucette a «très chaud»; elle plaque les paumes de ses mains fraîches sur ses joues à peine teintées de rose; ses yeux, profonds et doux, s'attachent à ceux de la grande soeur qui l'embrasse tendrement puisant un peu de force dans ce regard, si semblable à un autre regard aimé. Elle est horriblement lasse; elle a peine à se tenir debout. Comme il serait bon de se coucher, de mettre sa tête lourde et brûlante sur l'oreiller frais! Non pour dormir, cependant, elle est trop inquiète. Jacques n'est pas encore rentré, où peut-il bien être allé? Il avait l'air si désespéré! Pourvu, mon Dieu!... mais non, c'est une crainte insensée! Que, cette après-midi a été interminable!
Un coup de sonnette à la grille: est-ce lui? Nadine court à la fenêtre. Oui, Dieu soit loué, c'est lui. Elle reconnaît le pas de la jument sur le gravier. Voici, près du bassin, la haute silhouette d'un homme à cheval. Mais se trompe-t-elle? on dirait qu'il n'est pas seul! Une autre silhouette se détache de la première, au détour de l'allée. Qui peut être ce second cavalier? Serait-ce, déjà, un convive? Il n'est que six heures vingt, le dîner est pour sept heures et demie. Ce buste long et mince... mais c'est sans doute celui de «l'ami Calvetti»! Comme il demeure très loin, il arrive toujours trop tôt, pour ne pas être en retard. Jacques l'aura rencontré en chemin.
—Comment, Dine, s'écrie celui-ci en entrant, tu n'es pas prête! Il y a du monde au salon, descends vite! Je m'habille en deux temps, trois mouvements, et je te rejoins.
La jeune fille se précipite dans sa chambre. Elle n'a pas le temps de changer de robe. Ah! tant pis! Elle brosse ses cheveux, se lave les mains, met un col de dentelle sur son corsage qu'elle ouvre un peu, pique une rose, se regarde:—«J'ai déjà l'air de ce que je serai bientôt, une vieille fille», se dit-elle en riant, et rapidement, elle descend. Elle entre dans le salon, mais, soudain, s'arrête, les jambes cassées, tout le sang de ses veines refluant vers son coeur. D'un air égaré, elle le regarde venir: car c'est bien lui, elle ne rêve pas, c'est bien ce visage brun dont chaque trait semble gravé au fond d'elle-même, sa taille élevée, un peu inclinée en avant. Pourquoi est-il si pâle? Il plonge dans ses yeux ce regard direct, inquisiteur, qui pénétrait, jadis, jusqu'en ses plus intimes pensées.
«Qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie», songe-t-elle. «Je n'avais pas besoin de cette épreuve, aujourd'hui, par surcroît».
—C'est Jacques qui a voulu que je vienne, dit la voix aimée, assourdie, en ce moment, par une suprême angoisse. Il prétend—il se trompe, n'est-ce pas?—il dit qu'il y a un malentendu entre nous, que, si vous n'avez pas voulu de moi, il y a deux ans, ce n'était pas, c'était... par devoir, par dévouement; que si vous aviez été libre... On croit facilement ce que l'on espère; je n'ai pas pu résister au désir de venir savoir si c'est vrai. Pardonnez-moi!
Nadine n'entend plus rien. Une joie surhumaine l'envahit toute, brisant ses dernières forces, brouillant le contour des choses, l'emportant dans un tourbillon de fidélité. Elle va tomber, mais un bras vigoureux la retient. Elle laisse aller sa tête sur une chère épaule. Aussitôt, quel repos invraisemblable, divin, succédant à tant de tourments! Quelle sécurité délicieuse après tant d'inquiétudes, quelle douceur, quelle paix!
—Alors, c'est vrai? demande-t-il très bas, en se penchant sur le blanc visage adoré.
—Oui...
Il se baisse encore davantage: tout semble aboli sauf eux-mêmes et la minute présente qui contient l'éternité. On marche dans le corridor... Ils se séparent, tremblants comme des coupables, ivres, véritablement ivres de bonheur.
—Mais, alors, je ne comprends pas... pourquoi ce «de beaucoup trop jeune» qui m'a tant fait souffrir?
—J'avais promis... vous vous souvenez...
—De ne pas abandonner votre père? Je savais cela. Je vous aurais comprise et approuvée Pourquoi ne disiez-vous pas, tout simplement...
—Que je vous aimais, que je me sacrifiais à Père, à sa santé, à son bonheur? Non! D'abord, aurait-il accepté? Et puis, il était si malade, ce jour-là! Je le voyais si mortellement inquiet! Il fallait le rassurer, à tout prix, entièrement, lui donner le repos d'esprit qui, pour lui, à ce moment-là, était la vie même.
—Vous avez raison; j'aurais dû deviner, m'informer auprès de vous, avant. Mais j'étais affolé; on m'avait dit que vous aviez été demandée en mariage; j'ai craint qu'on ne vous prît à moi. Encore, si j'avais été sûr que vous m'aimiez! Je croyais bien l'avoir lu dans vos yeux, mais jamais vos lèvres ne me l'avaient dit. On doute toujours quand on aime vraiment, vous le savez. Je pouvais m'être trompé, avoir pris mes désirs pour la réalité. Si j'allais vous retrouver mariée ou fiancée! Sans réflexion, j'ai écrit. La réponse, de votre main, catégorique et nette comme un coup de couteau, a tranché toutes mes espérances. J'ai cru que vous ne vouliez pas de moi, que vous aviez pris cet invraisemblable prétexte pour me repousser.
—Un coup de couteau, c'est bien cela. Mais c'était ma vie qu'il détachait de moi, me semblait-il. J'écrivais sous les yeux même de Père, penché au-dessus de mon épaule, plein d'angoisse. Je n'avais qu'une peur: me trahir; qu'un désir: éviter, à tout prix, la crise imminente. Je me sentais une décision, une lucidité invraisemblables. Depuis, j'ai compris qu'au fond, sans m'en rendre compte... Vous n'avez donc pas songé que je pourrais vieillir?
—Je n'ai pas cessé un instant de l'espérer.
—C'est pour cela que vous m'évitiez si soigneusement?
—Et vous, ne me fuyiez-vous pas aussi? Que de fois j'ai vu disparaître votre robe quand j'arrivais dans un endroit!
—Ah! quelle peur j'avais, et quel désir de vous rencontrer, tout à la fois!
—Vous souvenez-vous, chez la vieille aveugle que je soignais, à Morlino? Je vous y ai surprise, un matin, lui faisant la lecture. Comme je gardais la porte vous ne pouviez pas sortir sans passer près de moi. Alors vous vous êtes réfugiée dans un petit coin, auprès de la cheminée, et vous êtes restée là, immobile et toute pâle.
—Vous aviez l'air si indifférent, si froid!
—Les battements de mon coeur m'empêchaient d'entendre quand j'auscultais la pauvre femme. Vous m'avez à peine salué.
—Je vous aimais tant, ce jour-là! Mon âme s'échappait de moi et s'en allait vers vous.
—Bien-aimée!
—Ah! c'est une cruelle souffrance de fuir toujours ce qui vous attire tant!
—Mais je ne faisais pas que vous fuir...
—Comment, vous m'avez donc cherchée, vous aussi, parfois?
—Avidement, sur tous les chemins, par toutes les rues. Votre nom montait à mes lèvres, même lorsque je ne croyais pas penser à vous, hantant mes heures d'études, obsédant toutes mes pensées, se substituant sous ma plume aux mots techniques. Chaque robe claire aperçue de loin, chaque jeune silhouette entrevue me faisait battre le coeur.
—Et moi! Que de fois ai-je été en ville sans aucun motif, dans l'espoir seul de vous rencontrer! Un soir d'hiver, à la nuit tombante, j'étais mortellement inquiète de vous; il me semblait que quelque chose vous menaçait. Je venais de terminer mes emplettes; je laissai Federigo avec la voiture devant la poste et je passai devant votre porte. Il n'y avait personne dans l'étroite et sombre rue en pente. La fenêtre de votre cabinet de travail était grande ouverte, vous vous teniez debout près d'elle, regardant anxieusement dehors. Votre buste se dessinait sur le fond éclairé de la pièce: que faisiez-vous là, par ce froid? Vous aviez l'air de m'appeler, de m'attendre, et vous ne m'avez même pas reconnue! Deux jours après votre père mourait subitement.
—Je n'ai aucun souvenir de cela; j'ai tant souffert, depuis! Alors, c'est vrai, vous sentiez que j'allais être malheureux?
—Oui. Et après, comme c'était cruel de ne pouvoir partager votre chagrin, de n'avoir pas le droit de pleurer avec vous!
—Chérie! Si je l'avais su, quel bien cela m'aurait fait! Et moi, savez-vous où je passais mes soirées, l'été, alors qu'on me demandait partout en vain, si bien que le bruit a couru en ville que j'avais une intrigue? Derrière la charmille, à vous écouter faire de la musique, avec votre père. J'arrivais, comme un voleur, par le saut-de-loup du bois.
—Vous étiez là? Je jouais pour vous.
—Je le sentais... Oui, vraiment, il n'y a pas que ce que l'on voit et ce que l'on touche qui soit réel. Viens, plus près...
—Mais ce bruit...
—Ce n'est rien. Laissez-moi, au moins, votre main. N'avons-nous pas été assez longtemps séparés? Il faut réparer tout cela! Pourtant, nous devons attendre et souffrir encore: car, vous le sentez, n'est-ce pas? je ne veux pas vous prendre à votre devoir. Si vous cessiez de le faire avant toute chose, ma douce vie, vous cesseriez en même temps d'être vous-même, vous ne seriez plus celle qui m'est si chère. L'épreuve, qui a mûri et fortifié notre amour, m'a aussi enseigné la patience. J'attendrai: je vous aime assez pour cela. D'ailleurs, vous m'aimez: voilà qui va m'aider singulièrement. Dans trois ou quatre ans, les «petites soeurs» auront terminé leurs études et pourront vous remplacer auprès de votre père. Alors je vous réclamerai comme mienne: car rien au monde ne peut nous séparer définitivement, n'est-ce pas, mon amour? Vous n'avez pas promis de ne jamais vous marier?
—Non, rassurez-vous. J'ai promis de ne pas laisser Père seul, d'élever les petites.
—Nous le préparerons à cette idée doucement, sans secousse. Nous le soignerons si bien, tous les deux, nous l'aimerons tant, qu'il vivra de longues années encore. Borena n'est pas si loin de «Paradiso» après tout! Quand les fillettes seront mariées, à leur tour, nous le prendrons avec nous ou nous viendrons ici.
Un grognement dans le corridor, bien accentué, cette fois, les fit brusquement s'éloigner l'un de l'autre, et s'asseoir, très sages, de chaque côté de la cheminée. C'était Jacques qui s'annonçait ainsi.
—Eh bien?—demanda-t-il en entrant—me suis je trompé?
Nadine était déjà suspendue à son cou et l'embrassait de toute son âme.
—Que tu es bon! que je t'aime! disait-elle.—Puis, tout bas: Nous sommes quittes, maintenant.
—Jamais! Ce que j'ai fait, moi, ne m'a coûté que quelques pas, tandis que toi... Ah! brave, brave chérie! et... vilaine sournoise qui cachais si bien son jeu! Il était introuvable, cet animal de docteur! Tu n'imagines pas à quel point il est entêté. Ah! il n'est pas précisément maniable, le cher ami, je t'en préviens! Il s'obstinait dans une modestie charmante, mais qui contrariait singulièrement mes projets.
—«C'est elle qui te l'a dit?» répétait-il comme un refrain.
—«Non, je l'ai deviné.
—«Si tu te trompais...
—«Tu en serais quitte pour un second refus... et pour un excellent dîner de Noël: le bonheur de ta vie et de la sienne vaut bien cela, que diable! D'ailleurs je suis sûr de ne pas me tromper.» Mais, voilà Papa! Je l'ai averti que je t'ai rencontré et amené. Il a trouvé cela tout naturel. Même, il est enchanté de te revoir, j'en suis sûr. Il t'aime bien, tu sais, et tant que tu ne lui prends pas sa fille...
Le dîner, fort bien préparé—Perpetua s'était surpassée —impeccablement servi par Agnese et Federigo, le cocher-jardinier, fut charmant. Nadine, placée en face de son père, était si belle, que tous les regards se portaient involontairement sur elle. Ses cheveux ondés avaient, sous l'éclatante lumière, des reflets d'or. Ses yeux, tout à l'heure encore comme voilés de brume, prenaient, sous leurs cils noirs, la couleur et la transparence des vagues par un beau matin d'avril. Un sang renouvelé montait de son coeur à ses joues et les animait; sa bouche souriait, vivante, aimable et douce, vrai fleur d'âme nouvellement éclose. Elle rayonnait véritablement, et dégageait autour d'elle du bonheur, de la jeunesse, de la grâce, de la bonté. Monsieur Meydan l'observait de nouveau. Il comparait son air radieux de maintenant à l'air angoissé de tout à l'heure; il commentait le brusque départ du matin au nom de Georges, et ce retour inopiné du docteur, sa joie évidente, aussi. Mille indices, auxquels il n'avait pas pris garde tout d'abord, ou qu'il avait repoussés, comme importuns, lui revenaient à l'esprit. La lumière se faisait en lui.
—A propos, et vos pintades? lui demandait Madame Malprat.
—J'ai réussi les grises, mais pas les blanches, répondait-il courtoisement, trouvant surprenant, qu'on pût s'intéresser à de si pauvres petites choses alors que de si graves événements se passaient autour de lui.
Jacques était heureux. «Cet épanouissement, c'est mon oeuvre», pensait-il avec satisfaction. Sans moi... Je puis donc encore être bon à quelque chose! Si j'ai fait beaucoup de mal, je sais, aussi, faire un peu de bien parfois.
—Cette petite Nadine est éblouissante, ce soir, dit Monsieur Malprat à sa voisine, Madame Lelong, plate et sèche personne, mère d'une fille insignifiante et prétentieuse.
—Oui, répondit-elle d'un air pincé. Il est vrai qu'elle s'habille si bien!
Aujourd'hui, au moins, sa toilette est plutôt modeste. Je lui connais cette robe depuis très longtemps. Elle a du goût, c'est vrai, mais ce n'est pas ce qu'elle met qui la rend jolie; c'est elle qui donne un air particulier à tout ce qu'elle porte. L'avez-vous jamais surprise, le matin, quand elle est dans sa tenue de petite maîtresse de maison active, avec ses cheveux bien relevés au sommet de la tête, ses jupes courtes, ses tabliers à bavette? Elle est exquise, ainsi! Ah! si j'avais un fils!
Pour ne pas trahir son secret, Georges se privait de regarder son amie, mais il la voyait quand même. Il discutait gravement littérature avec sa voisine, Madame Porchano, femme aimable et distinguée, qui, étant fort sourde, parlait à voix très basse; pourtant, il suivait chacun des gestes de la jeune fille, il ne perdait pas un mot de ce qu'elle disait. Comment cela se faisait-il? Ceci est un des menus miracles de l'amour, qui en fait bien d'autres.
Maggie, fière d'être assise auprès de «l'Ami Calvetti», comme une grande personne, causait avec lui de Florence, sa ville natale, heureuse de faire montre de son bon italien, et regardait, non sans dédain, Luce, confiée aux soins de Jacques, ainsi qu'une petite fille. Tout homme d'esprit qu'il était, le subtil célibataire ne dédaignait pas de se mettre en frais pour elle; il s'amusait de ses airs importants, sans cesser pour cela d'observer ce qui se passait autour de lui. «Melville de retour après deux années d'absence, Nadine radieuse, Meydan préoccupé, Jacques, gai comme un pinson, Malprat intrigué, Madame Lelong inquiète: va bene30, pensait-il.
Le pudding brûla comme jamais pudding au monde n'avait brûlé.
—C'est nous qui l'avons fait—dirent les fillettes—et aussi Nadine.
—Tiens! le petit raisin de Corinthe qui ne voulait pas être mangé! Vois-le, Dine! Il brûle tout seul, là, sur le bord, s'écria Lucette, de sa voix claire.
La grande soeur se mit à rire, les yeux subitement mouillés de larmes. «Comment, il n'y a que quelques heures que je racontais cette histoire, le coeur broyé d'angoisse? Et maintenant... Qu'il faut peu de temps pour changer toute une vie,» pensait-elle. «La véritable durée des choses se mesure en nous, non ailleurs.»
On se levait de table. Arrivé dans le salon brillamment éclairé:
—Eh! bien, carina mia31, dit Monsieur Meydan à sa fille aînée en l'entraînant à l'écart, je crois que nous avons bien vieilli, depuis deux ans.
—Non, Papa, dit-elle—mettant par un geste familier sa jolie tête sur l'épaule de son père et l'enveloppant de son regard aimant—tant que tu auras besoin de moi, je serai toujours de beaucoup trop jeune!
—Mais l'âge est venu d'aimer?
—Oui.
—C'était inévitable, et j'étais un vieux fou... D'ailleurs, tu as bien placé ton coeur, mon enfant!
Georges les regardait. M. Meydan lui fit signe d'approche; et, prenant la main de sa fille, sans parler, il la mit dans celle du jeune homme.
—Mon père! dit celui-ci, vivement ému.
—Oh! pas de phrases, s'il te plaît! Tu es un fieffé voleur et tu mériterais la corde. Mais si tu me laisses ma fille encore un peu de temps, je te pardonnerai.
—Voleur, moi? Je ne vous enlève rien, et je vous donne un fils.
—Des mots, des mots, tout cela! Celui qui nous prend le coeur de notre enfant est un voleur, et le plus effronté, le plus dangereux de tous, je n'en démords pas. Un voleur excusable, un voleur pardonné, aimé même peut-être, mais un voleur.
Les «petites soeurs», intriguées de ce colloque, avançaient leurs têtes curieuses vers le groupe. Les dames s'éventaient d'un air discret.
Jacques s'en aperçut.
—Eh bien, docteur! dit-il tout haut à Georges en s'approchant, comment trouves-tu papa, ce soir?
—Mais beaucoup mieux, je suis très content. Son pouls est excellent, régulier, ferme; cela va parfaitement!
La soirée passa très vite, comme tout ce qui est vraiment bon en ce monde. Le gros voisin, Porchano, congestionné par le dîner, proposa de faire un whist et alla s'installer à la table préparée dans le petit salon contigu avec sa femme, Madame Lelong et Madame Malprat.
«L'Amivetti», comme l'appelaient les enfants autrefois, avait pris Luce sur ses genoux, et caressait tendrement ses cheveux noirs. Maggie s'était assise tout contre lui. Pour parler aux fillettes, il adoucissait sa voix sonore et mettait des diminutifs câlins aux mots de sa langue natale, si douce déjà.
—Chéries, laissez donc ce pauvre «ami» tranquille, dit la soeur aînée.
Le Toscan étendit sa longue main maigre au-devant de Luce, comme pour défendre un trésor menacé, et répondit par un simple mouvement de sa grave tête expressive. Puis, levant ses sombres sourcils, d'un regard il montra le piano à Nadine.
Il avait raison, l'Amivetti, c'était ce qu'il fallait; les coeurs étaient trop émus pour qu'on pût parler. Elle obéit. Monsieur Meydan prit son violoncelle; Georges, debout auprès du piano, tournait les pages. Monsieur Malprat s'installa dans un coin sombre, loin de l'éclat des lampes, et s'apprêta à écouter.
Bientôt, entraînées par le chant divin, l'âme du père et celle de l'enfant n'en firent plus qu'une. La jeune fille disait son amour, sa tendresse filiale, sa joie d'avoir vaincu son coeur et tenu ses promesses envers la grande amie absente, présente, toujours! Lui, Monsieur Meydan, pensait à sa femme, aussi, à l'aurore de leurs tendresses, à son bonheur si elle avait été là, à sa Nadine, précieuse entre tous ses enfants, qu'il perdait et retrouvait à la fois ce soir-là,—à tant de joies, à tant de douleurs si intimement mêlées dans son âme, comme dans toute âme qui a vécu et aimé. La voix profonde, presqu'humaine, du merveilleux instrument chantait cela, et bien d'autres choses encore; elle évoquait ces choses inexprimées, inexprimables que nous entrevoyons et que la musique évoque: ébauches de pensées, intuitions d'au-delà, qui se compléteront, s'expliqueront dans une autre vie.
Jacques, enseveli dans un fauteuil, derrière un paravent, pleurait comme un enfant, sans savoir au juste pourquoi, en une détente de ses nerfs surmenés. Maggie écoutait de toute sa petite âme ardente, les yeux brillants, les lèvres serrées. Luce s'était endormie, sur les genoux de son grand ami. «Carissima32», pensait celui-ci, «pauvre petite fille douce et frêle, tu perds ta mère une seconde fois, ce soir. Ta «Grande» sera toujours la plus tendre des soeurs, mais rien qu'une soeur, désormais. Elle aime, elle est aimée, heureuse... l'amour comblé rend égoïste, même les meilleurs: il est à soi-même tout son univers. Elle va perdre ces divinations, ce délicat toucher que seule donne la souffrance profonde».
—Hum! fit M. Malprat, en se levant, lorsque la dernière note s'éteignit dans le salon silencieux. Ce Beethoven, quel génie! Ma petite Nadine, tu as joué comme un ange! Quant à toi, Meydan, j'ai toujours dit que tu as manqué ta vocation: tu es un musicien de premier ordre; c'est un crime de cacher un pareil talent... Vous m'avez fait passer une heure divine!
—Bonsoir, heureux homme! dit monsieur Calvetti, en passant, à Georges. Voilà une sonate qui comptera dans plusieurs vies.
—Nous pourrions bien apprendre quelque chose de nouveau, avant longtemps, dit madame Malprat, à madame Lelong, dans le jardin, comme elles s'en allaient précédées de Federigo qui portait une lanterne, et suivies des autres invites.
—Vous croyez? répondit la pauvre dame, qui avait jeté son dévolu sur Georges Melville pour sa fille, et qui voyait ses beaux projets matrimoniaux s'en aller à vau-l'eau—si ce mariage avait dû se faire, il y a longtemps qu'il serait fait, ce me semble!
Les fillettes, glorieuses d'être restées au salon pour la première fois jusqu'à minuit, montaient, tout ensommeillées, l'escalier de pierre, pendues chacune au bras de leur soeur.
—Dine! s'écria Lucette, comme nous avons été heureuses, aujourd'hui! C'était vraiment un fameux Noël! Jamais je ne me suis autant amusée!
Une tasse fumait sur la table, au pied du lit de la jeune maîtresse de maison. «Les excuses d'Agnese», pensa-elle; «pauvre brave fille, j'ai mieux que son tilleul».
En posant la lampe sur la cheminée, elle vit une enveloppe, placée sous la photographie fanée. Elle l'ouvrit, et trouva le récépissé d'une lettre chargée, puis un papier avec ceci:
«C'est parti, et, en même temps, ma démission du «Regina Club». Je ne jouerai plus, je te le jure sur son souvenir, prie pour moi.»
Nadine se jeta à genoux devant son lit; alors sur ce même coussin qui avait étouffé ses sanglots le matin, elle laissa couler de douces larmes de reconnaissance et de joie.
Décembre 1903.
TABLE
Nuit de Noël
Regard maternel
Le Larron
Le nourrisson de la Poupin
Joyeux Noël