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Contes du jour et de la nuit

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Il se répétait, tout en marchant:

—Il faut que je sois énergique, très énergique. Il faut que je prouve que je n'ai pas peur.

Ses témoins, le marquis et le colonel, se mirent à sa disposition, et, après lui avoir serré énergiquement les mains, discutèrent les conditions.

Le colonel demanda:

—Vous voulez un duel sérieux?

Le vicomte répondit:

—Très sérieux.

Le marquis reprit:

—Vous tenez au pistolet?

—Oui.

—Nous laissez-vous libres de régler le reste.

Le vicomte articula d'une voix sèche, saccadée:

—Vingt pas, au commandement, en levant l'arme au lieu de l'abaisser. Échange de balles jusqu'à blessure grave.

Le colonel déclara d'un ton satisfait:

—Ce sont des conditions excellentes. Vous tirez bien, toutes les chances sont pour vous.

Et ils partirent. Le vicomte rentra chez lui pour les attendre. Son agitation, apaisée un moment, grandissait maintenant de minute en minute. Il se sentait le long des bras, le long des jambes, dans la poitrine, une sorte de frémissement, de vibration continue; il ne pouvait tenir en place, ni assis, ni debout. Il n'avait plus dans la bouche une apparence de salive, et il faisait à tout instant un mouvement bruyant de la langue, comme pour la décoller de son palais.

Il voulut déjeuner, mais il ne put manger. Alors l'idée lui vint de boire pour se donner du courage, et il se fit apporter un carafon de rhum dont il avala coup sur coup, six petits verres.

Une chaleur, pareille à une brûlure, l'envahit, suivie aussitôt d'un étourdissement de l'âme. Il pensa:

—Je tiens le moyen. Maintenant ça va bien.

Mais au bout d'une heure il avait vidé le carafon, et son état d'agitation redevenait intolérable. Il sentait un besoin fou de se rouler par terre, de crier, de mordre. Le soir tombait.

Un coup de timbre lui donna une telle suffocation qu'il n'eut pas la force de se lever pour recevoir ses témoins.

Il n'osait même plus leur parler, leur dire «bonjour,» prononcer un seul mot, de crainte qu'ils ne devinassent tout à l'altération de sa voix.

Le colonel prononça:

—Tout est réglé aux conditions que vous avez fixées. Votre adversaire réclamait d'abord les privilèges d'offensé, mais il a cédé presque aussitôt et a tout accepté. Ses témoins sont deux militaires.

Le vicomte prononça:

—Merci.

Le marquis reprit:

—Excusez-nous si nous ne faisons qu'entrer et sortir, mais nous avons encore à nous occuper de mille choses. Il faut un bon médecin, puisque le combat ne cessera qu'après blessure grave, et vous savez que les balles ne badinent pas. Il faut désigner l'endroit, à proximité d'une maison pour y porter le blessé si c'est nécessaire, etc.; enfin, nous en avons encore pour deux ou trois heures.

Le vicomte articula une seconde fois:

—Merci.

Le colonel demanda:

—Vous allez bien? vous êtes calme?

—Oui, très calme, merci.

Les deux hommes se retirèrent.


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Quand il se sentit seul de nouveau, il lui sembla qu'il devenait fou. Son domestique ayant allumé les lampes, il s'assit devant sa table pour écrire des lettres. Après avoir tracé, au haut d'une page: «Ceci est mon testament...» il se releva d'une secousse et s'éloigna, se sentant incapable d'unir deux idées, de prendre une résolution, de décider quoi que ce fût.

Ainsi, il allait se battre! Il ne pouvait plus éviter cela. Que se passait-il donc en lui? Il voulait se battre, il avait cette intention et cette résolution fermement arrêtées; et il sentait bien, malgré tout l'effort de son esprit et toute la tension de sa volonté, qu'il ne pourrait même conserver la force nécessaire pour aller jusqu'au lieu de la rencontre. Il cherchait à se figurer le combat, son attitude à lui et la tenue de son adversaire.

De temps en temps, ses dents s'entrechoquaient dans sa bouche avec un petit bruit sec. Il voulut lire, et prit le code du duel de Châteauvillard. Puis il se demanda:

—Mon adversaire a-t-il fréquenté les tirs? Est-il connu? Est-il classé? Comment le savoir?

Il se souvint du livre du baron de Vaux sur les tireurs au pistolet, et il le parcourut d'un bout à l'autre. Georges Lamil n'y était pas nommé. Mais cependant si cet homme n'était pas un tireur, il n'aurait pas accepté immédiatement cette arme dangereuse et ces conditions mortelles?

Il ouvrit, en passant, une boîte de Gastinne Renette posée sur un guéridon, et prit un des pistolets, puis il se plaça comme pour tirer et leva le bras. Mais il tremblait des pieds à la tête et le canon remuait dans tous les sens.

Alors, il se dit:

—C'est impossible. Je ne puis me battre ainsi.

Il regardait au bout du canon ce petit trou noir et profond qui crache la mort, il songeait au déshonneur, aux chuchotements dans les cercles, aux rires dans les salons, au mépris des femmes, aux allusions des journaux, aux insultes que lui jetteraient les lâches.

Il regardait toujours l'arme, et, levant le chien, il vit soudain une amorce briller dessous comme une petite flamme rouge. Le pistolet était demeuré chargé, par hasard, par oubli. Et il éprouva de cela une joie confuse, inexplicable.

S'il n'avait pas, devant l'autre, la tenue noble et calme qu'il faut, il serait perdu à tout jamais. Il serait taché, marqué d'un signe d'infamie, chassé du monde! Et cette tenue calme et crâne, il ne l'aurait pas, il le savait, il le sentait. Pourtant il était brave, puisqu'il voulait se battre!... Il était brave, puisque ...—La pensée qui l'effleura ne s'acheva même pas dans son esprit; mais, ouvrant la bouche toute grande, il s'enfonça brusquement, jusqu'au fond de la gorge, le canon de son pistolet, et il appuya sur la gâchette...

Quand son valet de chambre accourut, attiré par la détonation, il le trouva mort, sur le dos. Un jet de sang avait éclaboussé le papier blanc sur la table et faisait une grande tache rouge au-dessous de ces quatre mots:

«Ceci est mon testament.»





L'IVROGNE

L'IVROGNE

Le vent du nord soufflait en tempête, emportant par le ciel d'énormes nuages d'hiver, lourds et noirs, qui jetaient en passant sur la terre des averses furieuses.

La mer démontée mugissait et secouait la côte, précipitant sur le rivage des vagues énormes, lentes et baveuses, qui s'écroulaient avec des détonations d'artillerie. Elles s'en venaient tout doucement, l'une après l'autre, hautes comme des montagnes, éparpillant dans l'air, sous les rafales, l'écume blanche de leurs têtes ainsi qu'une sueur de monstres.

L'ouragan s'engouffrait dans le petit vallon d'Yport, sifflait et gémissait, arrachant les ardoises des toits, brisant les auvents, abattant les cheminées, lançant dans les rues de telles poussées de vent qu'on ne pouvait marcher qu'en se tenant aux murs, et que les enfants eussent été enlevés comme des feuilles et jetés dans les champs par-dessus les maisons.

On avait hâlé les barques de pêche jusqu'au pays, par crainte de la mer qui allait balayer la plage à marée pleine, et quelques matelots, cachés derrière le ventre rond des embarcations couchées sur le flanc, regardaient cette colère du ciel et de l'eau.

Puis ils s'en allaient peu à peu, car la nuit tombait sur la tempête, enveloppant d'ombre l'Océan affolé, et tous le fracas des éléments en furie.

Deux hommes restaient encore, les mains dans les poches, le dos rond sous les bourrasques, le bonnet de laine enfoncé jusqu'aux yeux, deux grands pêcheurs normands, au collier de barbe rude, à la peau brûlée par les rafales salées du large, aux yeux bleus piqués d'un grain noir au milieu, ces yeux perçants des marins qui voient au bout de l'horizon, comme un oiseau de proie.

Un d'eux disait:

—Allons, viens-t'en, Jérémie. J'allons passer l'temps aux dominos. C'est mé qui paye.

L'autre hésitait encore, tenté par le jeu et l'eau-de-vie, sachant bien qu'il allait encore s'ivrogner s'il entrait chez Paumelle, retenu aussi par l'idée de sa femme restée toute seule dans sa masure.

Il demanda:

—On dirait qu' l'as fait une gageure de m'soûler tous les soirs. Dis-mé, qué qu' ça te rapporte, pisque tu payes toujours?

Et il riait tout de même à l'idée de toute cette eau-de-vie bue aux frais d'un autre; il riait d'un rire content de Normand en bénéfice.

Mathurin, son camarade, le tirait toujours par le bras.

—Allons, viens-t'en, Jérémie. C'est pas un soir à rentrer, sans rien d'chaud dans le ventre. Quéqu' tu crains? Ta femme va-t-il pas bassiner ton lit?

Jérémie répondait:

—L'aut' soir que je n'ai point pu r'trouver la porte.... Qu'on m'a quasiment r'péché dans le ruisseau de d'vant chez nous!

Et il riait encore à ce souvenir de pochard, et il allait tout doucement vers le café de Paumelle, dont la vitre illuminée brillait; il allait, tiré par Mathurin et poussé par le vent, incapable de résister à ces deux forces.

La salle basse était pleine de matelots, de fumée et de cris. Tous ces hommes, vêtus de laine, les coudes sur les tables, vociféraient pour se faire entendre. Plus il entrait de buveurs, plus il fallait hurler dans le vacarme des voix et des dominos tapés sur le marbre, histoire de faire plus de bruit encore.

Jérémie et Mathurin allèrent s'asseoir dans un coin et commencèrent une partie, et les petits verres disparaissaient, l'un après l'autre, dans la profondeur de leurs gorges.

Puis ils jouèrent d'autres parties, burent d'autres petits verres. Mathurin versait toujours, en clignant de l'œil au patron, un gros homme aussi rouge que du feu et qui rigolait, comme s'il eût su quelque longue farce; et Jérémie engloutissait l'alcool, balançait sa tête, poussait des rires pareils à des rugissements en regardant son compère d'un air hébété et content.

Tous les clients s'en allaient. Et, chaque fois que l'un d'eux ouvrait la porte du dehors pour partir, un coup de vent entrait dans le café, remuait en tempête la lourde fumée des pipes, balançait les lampes au bout de leurs chaînettes et faisait vaciller leurs flammes; et on entendait tout à coup la choc profond d'une vague s'écroulant et le mugissement de la bourrasque.

Jérémie, le col desserré, prenait des poses de soûlard, une jambe étendue, un bras tombant; et de l'autre main il tenait ses dominos.

Ils restaient seuls maintenant avec le patron, qui s'était approché, plein d'intérêt.

Il demanda:

—Eh ben, Jérémie, c'a va-t-il, à l'intérieur? Es-tu rafraîchi à force de t'arroser?

Et Jérémie bredouilla:

—Pus qu'il en coule, pus qu'il fait sec, là-dedans.

Le cafetier regardait Mathurin d'un air finaud. Il dit:

—Et ton fré, Mathurin, ous qu'il est à c't heure?

Le marin eut un rire muet:

—Il est au chaud, t'inquiète pas.

Et tous deux regardèrent Jérémie, qui posait triomphalement le double six en annonçant:

—V'là le syndic.

Quand ils eurent achevé la partie, le patron déclara:

—Vous savez, mes gars, mé, j' va m' mettre au portefeuille. J' vous laisse une lampe et pi l' litre. Y en a pour vingt sous à bord. Tu fermeras la porte au dehors, Mathurin, et tu glisseras la clef d'sous l'auvent comme t'as fait l'aut' nuit.

Mathurin répliqua:

—T'inquiète pas. C'est compris.

Paumelle serra la main de ses deux clients tardifs, et monta lourdement son escalier en bois. Pendant quelques minutes, son pesant pas résonna dans la petite maison; puis un lourd craquement révéla qu'il venait de se mettre au lit.

Les deux hommes continuèrent à jouer; de temps en temps, une rage plus forte de l'ouragan secouait la porte, faisait trembler les murs, et les deux buveurs levaient la tête comme si quelqu'un allait entrer. Puis Mathurin prenait le litre et remplissait le verre de Jérémie. Mais soudain, l'horloge suspendue sur le comptoir sonna minuit. Son timbre enroué ressemblait à un choc de casseroles, et les coups vibraient longtemps, avec une sonorité de ferraille.

Mathurin aussitôt se leva, comme un matelot dont le quart est fini:

—Allons, Jérémie, faut décaniller.

L'autre se mit en mouvement avec plus de peine, prit son aplomb en s'appuyant à la table; puis il gagna la porte et l'ouvrit pendant que son compagnon éteignait la lampe.

Lorsqu'ils furent dans la rue, Mathurin ferma la boutique; puis il dit:

—Allons, bonsoir, à demain.

Et il disparut dans les ténèbres.

II

Jérémie fit trois pas, puis oscilla, étendit les mains, rencontra un mur qui le soutint debout et se remit en marche en trébuchant. Par moments une bourrasque, s'engouffrant dans la rue étroite, le lançait en avant, le faisait courir quelques pas; puis quand la violence de la trombe cessait, il s'arrêtait net, ayant perdu son pousseur, et il se remettait à vaciller sur ses jambes capricieuses d'ivrogne.

Il allait, d'instinct, vers sa demeure, comme les oiseaux vont au nid. Enfin, il reconnut sa porte et il se mit à la tâter pour découvrir la serrure et placer la clef dedans. Il ne trouvait pas le trou et jurait à mi-voix. Alors il tapa dessus à coups de poing, appelant sa femme pour qu'elle vînt l'aider:

—Mélina! Eh! Mélina!

Comme il s'appuyait contre le battant pour ne point tomber, il céda, s'ouvrit, et Jérémie, perdant son appui, entra chez lui en s'écroulant, alla rouler sur le nez au milieu de son logis, et il sentit que quelque chose de lourd lui passait sur le corps, puis s'enfuyait dans la nuit.

Il ne bougeait plus, ahuri de peur, éperdu, dans une épouvante du diable, des revenants de toutes les choses mystérieuses des ténèbres, et il attendit longtemps sans oser faire un mouvement. Mais, comme il vit que rien ne remuait plus, un peu de raison lui revint, de la raison trouble de pochard.

Et il s'assit, tout doucement. Il attendit encore longtemps, et, s'enhardissant enfin, il prononça:

—Mélina!

Sa femme ne répondit pas.

Alors, tout d'un coup, un doute traversa sa cervelle obscurcie, un doute indécis, un soupçon vague. Il ne bougeait point; il restait là, assis par terre, dans le noir, cherchant ses idées, s'accrochant à des réflexions incomplètes et trébuchantes comme ses pieds.

Il demanda de nouveau:

—Dis-mé qui que c'était, Mélina? Dis-mé qui que c'était. Je te ferai rien.

Il attendit. Aucune voix ne s'éleva dans l'ombre. Il raisonnait tout haut, maintenant.

—Je sieus-ti bu, tout de même! Je sieus-ti bu! C'est li qui m'a boissonné comma, çu manant; c'est li, pour que je rentre point. J'sieus-ti bu!

Et il reprenait:

—Dis-mé qui que c'était, Mélina, ou j'vas faire quéque malheur.

Après avoir attendu de nouveau, il continuait, avec une logique lente et obstinée d'homme saoul:

—C'est li qui m'a r'tenu chez ce fainéant de Paumelle; et l's autres soirs itou, pour que je rentre point. C'est quéque complice. Ah! charogne!

Lentement il se mit sur les genoux. Une colère sourde le gagnait, se mêlant à la fermentation des boissons.

Il répéta:

—Dis-mé qui qu' c'était, Mélina, ou j' vas cogner, j'te préviens!

IL était debout maintenant, frémissant d'une colère foudroyante, comme si l'alcool qu'il avait au corps se fût enflammé dans ses veines. Il fit un pas, heurta une chaise, la saisit, marcha encore, rencontra le lit, le palpa et sentit dedans le corps chaud de sa femme.

Alors, affolé de rage, il grogna:

—Ah! t'étais là, saleté, et tu n' répondais point.

Et, levant la chaise qu'il tenait dans sa poigne robuste de matelot, il l'abattit devant lui avec une furie exaspérée. Un cri jaillit de la couche; un cri éperdu, déchirant. Alors il se mit à frapper comme un batteur dans une grange. Et rien, bientôt, ne remua plus. La chaise s'envolait en morceaux; mais un pied lui restait à la main, et il tapait toujours, en haletant.

Puis soudain il s'arrêta pour demander:

—Diras-tu qui qu' c'était, à c't' heure?

Mélina ne répondit pas.

Alors, rompu de fatigue, abruti par sa violence, il se rassit par terre, s'allongea et s'endormit.

Quand le jour parut, un voisin, voyant sa porte ouverte, entra. Il aperçut Jérémie qui ronflait sur le sol, où gisaient les débris d'une chaise, et, dans le lit, une bouillie de chair et de sang.





UNE VENDETTA

UNE VENDETTA

La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio. La ville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue même par places au-dessus de la mer, regarde, par-dessus le détroit hérissé d'écueils, la côte plus basse de la Sardaigne. À ses pieds, de l'autre côté, la contournant presque entièrement, une coupure de la falaise, qui ressemble à un gigantesque corridor, lui sert de port, amène jusqu'aux premières maisons, après un long circuit entre deux murailles abruptes, les petits bateaux pêcheurs italiens ou sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui fait le service d'Ajaccio.

Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une tache plus blanche encore. Elles ont l'air de nids d'oiseaux sauvages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant ce passage terrible où ne s'aventurent guère les navires. Le vent, sans repos, fatigue la mer, fatigue la côte nue, rongée par lui à peine vêtue d'herbe; il s'engouffre dans le détroit, dont il ravage les deux bords. Les traînées d'écume pâle, accrochées aux pointes noires des innombrables rocs qui percent partout les vagues, ont l'air de lambeaux de toiles flottant et palpitant à la surface de l'eau.

La maison de la veuve Saverini, soudée au bord même de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizon sauvage et désolé.

Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne «Sémillante», grande bête maigre, aux poils longs et rudes, de la race des gardeurs de troupeaux. Elle servait au jeune homme pour chasser.

Un soir, après une dispute, Antoine Saverini fut tué traîtreusement, d'un coup de couteau, par Nicolas Ravolati, qui, la nuit même, gagna la Sardaigne.

Quand la vieille mère reçut le corps de son enfant, que des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, mais elle demeura longtemps immobile à le regarder; puis, étendant sa main ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta. Elle ne voulut point qu'on restât avec elle, et elle s'enferma auprès du corps avec la chienne, qui hurlait. Elle hurlait, cette bête, d'une façon continue, debout au pied du lit, la tête tendue vers son maître, et la queue serrée entre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mère, qui, penchée maintenant sur le corps, l'œil fixe, pleurait de grosses larmes muettes en le contemplant.

Le jeune homme, sur le dos, vêtu de sa veste de gros drap trouée et déchirée à la poitrine, semblait dormir; mais il avait du sang partout: sur la chemise arrachée pour les premiers soins; sur son gilet, sur sa culotte, sur la face, sur les mains. Des caillots de sang s'étaient figés dans la barbe et dans les cheveux.

La vieille mère se mit à lui parler. Au bruit de cette voix, la chienne se tut.

—Va, va, tu seras vengé, mon petit, mon garçon, mon pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé, entends-tu? C'est la mère qui le promet! Et elle tient toujours sa parole, la mère, tu le sais bien.

Et lentement elle se pencha vers lui, collant ses lèvres froides sur les lèvres mortes.

Alors, Sémillante se remit à gémir. Elle poussait une longue plainte monotone, déchirante, horrible.

Elles restèrent là, toutes les deux, la femme et la bête, jusqu'au matin.

Antoine Saverini fut enterré le lendemain, et bientôt on ne parla plus de lui dans Bonifacio.


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Il n'avait laissé ni frère ni proches cousins. Aucun homme n'était là pour poursuivre la vendetta. Seule, la mère y pensait, la vieille.

De l'autre côté du détroit, elle voyait du matin au soir un point blanc sur la côte. C'est un petit village sarde, Longosardo, où se réfugient les bandits corses traqués de trop près. Ils peuplent presque seuls ce hameau, en face des côtes de leur patrie, et ils attendent là le moment de revenir, de retourner au maquis. C'est dans ce village, elle le savait, que s'était réfugié Nicolas Ravolati.

Toute seule, tout le long du jour, assise à sa fenêtre, elle regardait là-bas en songeant à la vengeance. Comment ferait-elle sans personne, infirme, si près de la mort? Mais elle avait promis, elle avait juré sur le cadavre. Elle ne pouvait oublier, elle ne pouvait attendre. Que ferait-elle? Elle ne dormait plus la nuit, elle n'avait plus ni repos ni apaisement, elle cherchait, obstinée. La chienne, à ses pieds, sommeillait, et, parfois, levant la tête, hurlait au loin. Depuis que son maître n'était plus là, elle hurlait souvent ainsi, comme si elle l'eût appelé, comme si son âme de bête, inconsolable, eût aussi gardé le souvenir que rien n'efface.

Or, une nuit, comme Sémillante se remettait à gémir, la mère, tout à coup, eut une idée, une idée de sauvage vindicatif et féroce. Elle la médita jusqu'au matin; puis, levée dès les approches du jour, elle se rendit à l'église. Elle pria, prosternée sur le pavé, abattue devant Dieu, le suppliant de l'aider, de la soutenir, de donner à son pauvre corps usé la force qu'il lui fallait pour venger le fils.

Puis elle rentra. Elle avait dans sa cour un ancien baril défoncé, qui recueillait l'eau des gouttières; elle le renversa, le vida, l'assujettit contre le sol avec des pieux et des pierres; puis elle enchaîna Sémillante à cette niche, et elle rentra.

Elle marchait maintenant, sans repos, dans sa chambre, l'œil fixé toujours sur la côte de Sardaigne. Il était là-bas, l'assassin.

La chienne, tout le jour et toute la nuit, hurla. La vieille, au matin, lui porta de l'eau dans une jatte; mais rien de plus: pas de soupe, pas de pain.

La journée encore s'écoula. Sémillante, exténuée, dormait. Le lendemain, elle avait les yeux luisants, le poil hérissé, et elle tirait éperdument sur sa chaîne.

La vieille ne lui donna encore rien à manger. La bête, devenue furieuse, aboyait d'une voix rauque. La nuit encore se passa.

Alors, au jour levé, la mère Saverini alla chez le voisin, prier qu'on lui donnât deux bottes de paille. Elle prit de vieilles hardes qu'avait portées autrefois son mari, et les bourra de fourrage, pour simuler un corps humain.

Ayant piqué un bâton dans le sol, devant la niche de Sémillante, elle noua dessus ce mannequin, qui semblait ainsi se tenir debout. Puis elle figura la tête au moyen d'un paquet de vieux linge.

La chienne, surprise, regardait cet homme de paille, et se taisait, bien que dévorée de faim.

Alors la vieille alla acheter chez le charcutier un long morceau de boudin noir. Rentrée chez elle, elle alluma un feu de bois dans sa cour, auprès de la niche, et fit griller son boudin. Sémillante, affolée, bondissait, écumait, les yeux fixés sur le gril, dont le fumet lui entrait au ventre.

Puis la mère fit de cette bouillie fumante une cravate à l'homme de paille. Elle la lui ficela longtemps autour du cou, comme pour la lui entrer dedans. Quand ce fut fini, elle déchaîna la chienne.

D'un saut formidable, la bête atteignit la gorge du mannequin, et, les pattes sur les épaules, se mit à la déchirer. Elle retombait, un morceau de sa proie à la gueule, puis s'élançait de nouveau, enfonçait ses crocs dans les cordes, arrachait quelques parcelles de nourriture, retombait encore, et rebondissait, acharnée. Elle enlevait le visage par grands coups de dents, mettait en lambeaux le col entier.

La vieille, immobile et muette, regardait, l'œil allumé. Puis elle renchaîna sa bête, la fit encore jeûner deux jours, et recommença cet étrange exercice.

Pendant trois mois, elle l'habitua à cette sorte de lutte, à ce repas conquis à coups de crocs. Elle ne l'enchaînait plus maintenant, mais elle la lançait d'un geste sur le mannequin.

Elle lui avait appris à le déchirer, à le dévorer, sans même qu'aucune nourriture fût cachée en sa gorge. Elle lui donnait ensuite, comme récompense, le boudin grillé pour elle.

Dès qu'elle apercevait l'homme, Sémillante frémissait, puis tournait les yeux vers sa maîtresse, qui lui criait: «Va!» d'une voix sifflante, en levant le doigt.


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Quand elle jugea le temps venu, la mère Saverini alla se confesser et communia un dimanche matin, avec une ferveur extatique; puis, ayant revêtu des habits de mâle, semblable à un vieux pauvre déguenillé, elle fit marché avec un pêcheur sarde, qui la conduisit, accompagnée de sa chienne, de l'autre côté du détroit.

Elle avait, dans un sac de toile, un grand morceau de boudin. Sémillante jeûnait depuis deux jours. La vieille femme, à tout moment, lui faisait sentir la nourriture odorante, et l'excitait.

Elles entrèrent dans Longosardo. La Corse allait en boitillant. Elle se présenta chez un boulanger et demanda la demeure de Nicolas Ravolati. Il avait repris son ancien métier, celui de menuisier. Il travaillait seul au fond de sa boutique.

La vieille poussa la porte et l'appela:

—Hé! Nicolas!

Il se tourna; alors, lâchant sa chienne, elle cria:

—Va, va, dévore, dévore!

L'animal, affolé, s'élança, saisit la gorge. L'homme étendit les bras, l'étreignit, roula par terre. Pendant quelques secondes, il se tordit, battant le sol de ses pieds; puis il demeura immobile, pendant que Sémillante lui fouillait le cou, qu'elle arrachait par lambeaux.

Deux voisins, assis sur leur porte, se rappelèrent parfaitement avoir vu sortir un vieux pauvre avec un chien noir efflanqué qui mangeait, tout en marchant, quelque chose de brun que lui donnait son maître.

La vieille, le soir, était rentrée chez elle. Elle dormit bien, cette nuit-là.





COCO

COCO

Dans tout le pays environnant on appelait la ferme des Lucas «la Métairie». On n'aurait su dire pourquoi. Les paysans, sans doute, attachaient à ce mot «métairie» une idée de richesse et de grandeur, car cette ferme était assurément la plus vaste, la plus opulente et la plus ordonnée de la contrée.

La cour, immense, entourée de cinq rangs d'arbres magnifiques pour abriter contre le vent violent de la plaine les pommiers trapus et délicats, enfermait de longs bâtiments couverts en tuiles pour conserver les fourrages et les grains, de belles étables bâties en silex, des écuries pour trente chevaux, et une maison d'habitation en brique rouge, qui ressemblait à un petit château.

Les fumiers étaient bien tenus; les chiens de garde habitaient en des niches, un peuple de volailles circulait dans l'herbe haute.

Chaque midi, quinze personnes, maîtres, valets et servantes, prenaient place autour de la longue table de cuisine où fumait la soupe dans un grand vase de faïence à fleurs bleues.

Les bêtes, chevaux, vaches, porcs et moutons, étaient grasses, soignées et propres; et maître Lucas, un grand homme qui prenait du ventre, faisait sa ronde trois fois par jour, veillant sur tout et pensant à tout.

On conservait, par charité, dans le fond de l'écurie, un très vieux cheval blanc que la maîtresse voulait nourrir jusqu'à sa mort naturelle, parce qu'elle l'avait élevé, gardé toujours, et qu'il lui rappelait des souvenirs.

Un goujat de quinze ans, nommé Isidore Duval, et appelé plus simplement Zidore, prenait soin de cet invalide, lui donnait, pendant l'hiver, sa mesure d'avoine et son fourrage, et devait aller, quatre fois par jour, en été, le déplacer dans la côte où on l'attachait, afin qu'il eût en abondance de l'herbe fraîche.

L'animal, presque perclus, levait avec peine ses jambes lourdes, grosses des genoux et enflées au-dessus des sabots. Ses poils, qu'on n'étrillait plus jamais, avaient l'air de cheveux blancs, et des cils très longs donnaient à ses yeux un air triste.

Quand Zidore le menait à l'herbe, il lui fallait tirer sur la corde, tant la bête allait lentement; et le gars, courbé, haletant, jurait contre elle, s'exaspérant d'avoir à soigner cette vieille rosse.

Les gens de la ferme, voyant cette colère du goujat contre Coco, s'en amusaient, parlaient sans cesse du cheval à Zidore, pour exaspérer le gamin. Ses camarades le plaisantaient. On l'appelait dans le village Coco-Zidore.

Le gars rageait, sentant naître en lui le désir de se venger du cheval. C'était un maigre enfant haut sur jambes, très sale, coiffé de cheveux roux, épais, durs et hérissés. Il semblait stupide, parlait en bégayant, avec une peine infinie, comme si les idées n'eussent pu se former dans son âme épaisse de brute.

Depuis longtemps déjà, il s'étonnait qu'on gardât Coco, s'indignant de voir perdre du bien pour cette bête inutile. Du moment qu'elle ne travaillait plus, il lui semblait injuste de la nourrir, il lui semblait révoltant de gaspiller de l'avoine, de l'avoine qui coûtait si cher, pour ce bidet paralysé. Et souvent même, malgré les ordres de maître Lucas, il économisait sur la nourriture du cheval, ne lui versant qu'une demi-mesure, ménageant sa litière et son foin. Et une haine grandissait en son esprit confus d'enfant, une haine de paysan rapace, de paysan sournois, féroce, brutal et lâche.

Lorsque revint l'été, il lui fallut aller remuer la bête dans sa côte. C'était loin. Le goujat, plus furieux chaque matin, partait de son pas lourd à travers les blés. Les hommes qui travaillaient dans les terres lui criaient, par plaisanterie:

—Hé Zidore, tu f'ras mes compliments à Coco.

Il ne répondait point; mais il cassait, en passant, une baguette dans une haie et, dès qu'il avait déplacé l'attache du vieux cheval, il le laissait se remettre à brouter; puis approchant traîtreusement, il lui cinglait les jarrets. L'animal essayait de fuir, de ruer, d'échapper aux coups, et il tournait au bout de sa corde comme s'il eût été enfermé dans une piste. Et le gars le frappait avec rage, courant derrière, acharné, les dents serrées par la colère.

Puis il s'en allait lentement, sans se retourner, tandis que le cheval le regardait partir de son œil de vieux, les côtes saillantes, essoufflé d'avoir trotté. Et il ne rebaissait vers l'herbe sa tête osseuse et blanche qu'après avoir vu disparaître au loin la blouse bleue du jeune paysan.

Comme les nuits étaient chaudes, on laissait maintenant Coco coucher dehors, là-bas, au bord de la ravine, derrière le bois. Zidore seul allait le voir.

L'enfant s'amusait encore à lui jeter des pierres. Il s'asseyait à dix pas de lui, sur un talus, et il restait là une demi-heure, lançant de temps en temps un caillou tranchant au bidet, qui demeurait debout, enchaîné devant son ennemi, et le regardant sans cesse, sans oser paître avant qu'il fût reparti.

Mais toujours cette pensée restait plantée dans l'esprit du goujat: «Pourquoi nourrir ce cheval qui ne faisait plus rien?» Il lui semblait que cette misérable rosse volait le manger des autres, volait l'avoir des hommes, le bien du bon Dieu, le volait même aussi, lui, Zidore, qui travaillait.

Alors, peu à peu, chaque jour, le gars diminua la bande de pâturage qu'il lui donnait en avançant le piquet de bois où était fixée la corde.

La bête jeûnait, maigrissait, dépérissait. Trop faible pour casser son attache, elle tendait la tête vers la grande herbe verte et luisante, si proche, et dont l'odeur lui venait sans qu'elle y pût toucher.

Mais, un matin, Zidore eut une idée: c'était de ne plus remuer Coco. Il en avait assez d'aller si loin pour cette carcasse.

Il vint cependant, pour savourer sa vengeance. La bête inquiète le regardait. Il ne la battit pas ce jour-là. Il tournait autour, les mains dans les poches. Même il fit mine de la changer de place, mais il renfonça le piquet juste dans le même trou, et il s'en alla, enchanté de son invention.

Le cheval, le voyant partir, hennit pour le rappeler; mais le goujat se mit à courir, le laissant seul, tout seul, dans son vallon, bien attaché, et sans un brin d'herbe à portée de la mâchoire.

Affamé, il essaya d'atteindre la grasse verdure qu'il touchait du bout de ses naseaux. Il se mit sur les genoux, tendant le cou, allongeant ses grandes lèvres baveuses. Ce fut en vain. Tout le jour, elle s'épuisa, la vieille bête, en efforts inutiles, en efforts terribles. La faim la dévorait, rendue plus affreuse par la vue de toute la verte nourriture qui s'étendait par l'horizon.

Le goujat ne revint point ce jour-là. Il vagabonda par les bois pour chercher des nids.

Il reparut le lendemain. Coco, exténué, s'était couché. Il se leva en apercevant l'enfant, attendant enfin, d'être changé de place.

Mais le petit paysan ne toucha même pas au maillet jeté dans l'herbe. Il s'approcha, regarda l'animal, lui lança dans le nez une motte de terre qui s'écrasa sur le poil blanc, et il repartit en sifflant.

Le cheval resta debout tant qu'il put l'apercevoir encore; puis sentant bien que ses tentatives pour atteindre l'herbe voisine seraient inutiles, il s'étendit de nouveau sur le flanc et ferma les yeux.

Le lendemain, Zidore ne vint pas.

Quand il approcha, le jour suivant, de Coco toujours étendu, il s'aperçut qu'il était mort.

Alors il demeura debout, le regardant, content de son œuvre, étonné en même temps que ce fût déjà fini. Il le toucha du pied, leva une de ses jambes, puis la laissa retomber, s'assit dessus, et resta là, les yeux fixés dans l'herbe et sans penser à rien.

Il revint à la ferme, mais il ne dit pas l'accident, car il voulait vagabonder encore aux heures où, d'ordinaire, il allait changer de place le cheval.

Il alla le voir le lendemain. Des corbeaux s'envolèrent à son approche. Des mouches innombrables se promenaient sur le cadavre et bourdonnaient à l'entour.

En rentrant il annonça la chose. La bête était si vieille que personne ne s'étonna. Le maître dit à deux valets:

Prenez vos pelles, vous f'rez un trou là ous qu'il est.

Et les hommes enfouirent le cheval juste à la place où il était mort de faim.

Et l'herbe poussa drue, verdoyante, vigoureuse, nourrie par le pauvre corps.





LA MAIN

LA MAIN

On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d'instruction, qui donnait son avis sur l'affaire mystérieuse de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime affolait Paris. Personne n'y comprenait rien.

M. Bermutier, debout, le dos à la cheminée, parlait, assemblait les preuves, discutait les diverses opinions, mais ne concluait pas.

Plusieurs femmes s'étaient levées pour s'approcher et demeuraient debout, l'œil fixé sur la bouche rasée du magistrat d'où sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient, vibraient, crispées par leur peur curieuse, par l'avide et insatiable besoin d'épouvante qui hante leur âme, les torture comme une faim.

Une d'elles, plus pâle que les autres, prononça pendant un silence:

—C'est affreux. Cela touche au «surnaturel». On ne saura jamais rien.

Le magistrat se tourna vers elle:

—Oui, madame, il est probable qu'on ne saura jamais rien. Quant au mot surnaturel que vous venez d'employer, il n'a rien à faire ici. Nous sommes en présence d'un crime fort habilement conçu, fort habilement exécuté, si bien enveloppé de mystère que nous ne pouvons le dégager des circonstances impénétrables qui l'entourent. Mais j'ai eu, moi, autrefois, à suivre une affaire où vraiment semblait se mêler quelque chose de fantastique. Il a fallu l'abandonner d'ailleurs, faute de moyens de l'éclaircir.

Plusieurs femmes prononcèrent en même temps, si vite que leurs voix n'en firent qu'une:

—Oh! dites-nous cela.

M. Bermutier sourit gravement, comme doit sourire un juge d'instruction. Il reprit:

—N'allez pas croire, au moins, que j'aie pu, même un instant, supposer en cette aventure quelque chose de surhumain. Je ne crois qu'aux causes normales. Mais si, au lieu d'employer le mot «surnaturel» pour exprimer ce que nous ne comprenons pas, nous nous servions simplement du mot «inexplicable», cela vaudrait beaucoup mieux. En tout cas, dans l'affaire que je vais vous dire, ce sont surtout les circonstances environnantes, les circonstances préparatoires qui m'ont ému. Enfin, voici les faits:

J'étais alors juge d'instruction à Ajaccio, une petite ville blanche, couchée au bord d'un admirable golfe qu'entourent partout de hautes montagnes.

Ce que j'avais surtout à poursuivre là-bas, c'étaient les affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de dramatiques au possible, de féroces, d'héroïques. Nous retrouvons là les plus beaux sujets de vengeance qu'on puisse rêver, les haines séculaires, apaisées un moment, jamais éteintes, les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres et presque des actions glorieuses. Depuis deux ans, je n'entendais parler que du prix du sang, que de ce terrible préjugé corse qui force à venger toute injure sur la personne qui l'a faite, sur ses descendants et ses proches. J'avais vu égorger des vieillards, des enfants, des cousins, j'avais la tête pleine de ces histoires.

Or, j'appris un jour qu'un Anglais venait de louer pour plusieurs années une petite villa au fond du golfe. Il avait amené avec lui un domestique français, pris à Marseille en passant.

Bientôt tout le monde s'occupa de ce personnage singulier, qui vivait seul dans sa demeure, ne sortant que pour chasser et pour pêcher. Il ne parlait à personne, ne venait jamais à la ville, et, chaque matin, s'exerçait pendant une heure ou deux, à tirer au pistolet et à la carabine.

Des légendes se firent autour de lui. On prétendit que c'était un haut personnage fuyant sa patrie pour des raisons politiques; puis on affirma qu'il se cachait après avoir commis un crime épouvantable. On citait même des circonstances particulièrement horribles.

Je voulus, en ma qualité de juge d'instruction, prendre quelques renseignements sur cet homme; mais il me fut impossible de rien apprendre. Il se faisait appeler sir John Rowell.

Je me contentai donc de le surveiller de près; mais on ne me signalait, en réalité, rien de suspect à son égard.

Cependant, comme les rumeurs sur son compte continuaient, grossissaient, devenaient générales, je résolus d'essayer de voir moi-même cet étranger, et je me mis à chasser régulièrement dans les environs de sa propriété.

J'attendis longtemps une occasion. Elle se présenta enfin sous la forme d'une perdrix que je tirai et que je tuai devant le nez de l'Anglais. Mon chien me la rapporta; mais, prenant aussitôt le gibier, j'allai m'excuser de mon inconvenance et prier sir John Rowell d'accepter l'oiseau mort.

C'était un grand homme à cheveux rouges, à barbe rouge, très haut, très large, une sorte d'hercule placide et poli. Il n'avait rien de la raideur dite britannique et il me remercia vivement de ma délicatesse en un français accentué d'outre-Manche. Au bout d'un mois, nous avions causé ensemble cinq ou six fois.

Un soir enfin, comme je passais devant sa porte, je l'aperçus qui fumait sa pipe, à cheval sur une chaise, dans son jardin. Je le saluai, et il m'invita à entrer pour boire un verre de bière. Je ne me le fis pas répéter.

Il me reçut avec toute la méticuleuse courtoisie anglaise, parla avec éloge de la France, de la Corse, déclara qu'il aimait beaucoup cette pays, et cette rivage.

Alors je lui posai, avec de grandes précautions et sous la forme d'un intérêt très vif, quelques questions sur sa vie, sur ses projets. Il répondit sans embarras, me raconta qu'il avait beaucoup voyagé, en Afrique, dans les Indes, en Amérique. Il ajouta en riant:

—J'avé eu bôcoup d'aventures, oh! yes.

Puis je me remis à parler chasse, et il me donna des détails les plus curieux sur la chasse à l'hippopotame, au tigre, à l'éléphant et même la chasse au gorille.

Je dis:

—Tous ces animaux sont redoutables.

Il sourit:

—Oh! nô, le plus mauvais c'été l'homme.

Il se mit à rire tout à fait, d'un bon rire de gros Anglais content:

—J'avé beaucoup chassé l'homme aussi.

Puis il parla d'armes, et il m'offrit d'entrer chez lui pour me montrer des fusils de divers systèmes.

Son salon était tendu de noir, de soie noire brodée d'or. De grandes fleurs jaunes couraient sur l'étoffe sombre, brillaient comme du feu.

Il annonça:

—C'été une drap japonaise.

Mais, au milieu du plus large panneau, une chose étrange me tira l'œil. Sur un carré de velours rouge, un objet noir se détachait. Je m'approchai: c'était une main, une main d'homme. Non pas une main de squelette, blanche et propre, mais une main noire desséchée, avec les ongles jaunes, les muscles à nu et des traces de sang ancien, de sang pareil à une crasse, sur les os coupés net, comme d'un coup de hache, vers le milieu de l'avant-bras.

Autour du poignet, une énorme chaîne de fer, rivée, soudée à ce membre mal propre, l'attachait au mur par un anneau assez fort pour tenir un éléphant en laisse.

Je demandai:

—Qu'est-ce que cela?

L'Anglais répondit tranquillement:

—C'été ma meilleur ennemi. Il vené d'Amérique. Il avé été fendu avec le sabre et arraché la peau avec une caillou coupante, et séché dans le soleil pendant huit jours. Aoh, très bonne pour moi, cette.

Je touchai ce débris humain qui avait dû appartenir à un colosse. Les doigts, démesurément longs, étaient attachés par des tendons énormes que retenaient des lanières de peau par places. Cette main était affreuse à voir, écorchée ainsi, elle faisait penser naturellement à quelque vengeance de sauvage.

Je dis:

—Cet homme devait être très fort.

L'Anglais prononça avec douceur:

—Aoh yes; mais je été plus fort que lui. J'avé mis cette chaîne pour le tenir.

Je crus qu'il plaisantait. Je dis:

—Cette chaîne maintenant est bien inutile, la main ne se sauvera pas.

Sir John Rowell reprit gravement:

—Elle voulé toujours s'en aller. Cette chaîne été nécessaire.

D'un coup d'œil rapide j'interrogeai son visage, me demandant:

—Est-ce un fou, ou un mauvais plaisant?

Mais la figure demeurait impénétrable, tranquille et bienveillante. Je parlai d'autre chose et j'admirai les fusils.

Je remarquai cependant que trois revolvers chargés étaient posés sur les meubles, comme si cet homme eût vécu dans la crainte constante d'une attaque.

Je revins plusieurs fois chez lui; Puis je n'y allai plus. On s'était, accoutumé à sa présence; il était devenu indifférent à tous.


break

Une année entière s'écoula. Or un matin, vers la fin de novembre, mon domestique me réveilla en m'annonçant que sir John Rowell avait été assassiné dans la nuit.

Une demi-heure plus tard, je pénétrais dans la maison de l'Anglais avec le commissaire central et le capitaine de gendarmerie. Le valet, éperdu et désespéré pleurait devant la porte. Je soupçonnai d'abord cet homme, mais il était innocent.

On ne put jamais trouver le coupable.

En entrant dans le salon de sir John, j'aperçus du premier coup d'œil le cadavre étendu sur le dos, au milieu de la pièce.

Le gilet était déchiré, une manche arrachée pendait, tout annonçait qu'une lutte terrible avait eu lieu.

L'Anglais était mort étranglé! Sa figure noire et gonflée, effrayante, semblait exprimer une épouvante abominable; il tenait entre ses dents serrées quelque chose; et le cou, percé de cinq trous qu'on aurait dits faits avec des pointes de fer, était couvert de sang.

Un médecin nous rejoignit. Il examina longtemps les traces des doigts dans la chair et prononça ces étranges paroles:

—On dirait qu'il a été étranglé par un squelette.

Un frisson me passa dans le dos, et je jetai les yeux sur le mur, à la place où j'avais vu jadis l'horrible main d'écorché. Elle n'y était plus. La chaîne, brisée, pendait.

Alors je me baissai vers le mort, et je trouvai dans sa bouche crispée un des doigts de cette main disparue, coupé ou plutôt scié par les dents juste à la deuxième phalange.

Puis on procéda aux constatations. On ne découvrit rien. Aucune porte n'avait été forcée, aucune fenêtre, aucun meuble. Les deux chiens de garde ne s'étaient pas réveillés.

Voici, en quelques mots, la déposition du domestique:

Depuis un mois, son maître semblait agité. Il avait reçu beaucoup de lettres, brûlées à mesure.

Souvent, prenant une cravache, dans une colère qui semblait de la démence, il avait frappé avec fureur cette main séchée, scellée au mur et enlevée, on ne sait comment, à l'heure même du crime.

Il se couchait fort tard et s'enfermait avec soin. Il avait toujours des armes à portée du bras. Souvent, la nuit, il parlait haut, comme s'il se fût querellé avec quelqu'un.

Cette nuit-là, par hasard, il n'avait fait aucun bruit, et c'est seulement en venant ouvrir les fenêtres que le serviteur avait trouvé sir John assassiné. Il ne soupçonnait personne.

Je communiquai ce que je savais du mort aux magistrats et aux officiers de la force publique, et on fit dans toute l'île une enquête minutieuse. On ne découvrit rien.

Or, une nuit, trois mois après le crime, j'eus un affreux cauchemar. Il me sembla que je voyais la main, l'horrible main, courir comme un scorpion ou comme une araignée le long de mes rideaux et de mes murs. Trois fois, je me réveillai, trois fois je me rendormis, trois fois je revis le hideux débris galoper autour de ma chambre en remuant les doigts comme des pattes.

Le lendemain, on me l'apporta, trouvé dans le cimetière, sur la tombe de sir John Rowell, enterré là; car on n'avait pu découvrir sa famille. L'index manquait.

Voilà, mesdames, mon histoire. Je ne sais rien de plus.


break

Les femmes, éperdues, étaient pâles, frissonnantes. Une d'elles s'écria:

—Mais ce n'est pas un dénouement cela, ni une explication! Nous n'allons pas dormir si vous ne nous dites pas ce qui s'était passé, selon vous.

Le magistrat sourit avec sévérité:

—Oh! moi, mesdames, je vais gâter, certes, vos rêves terribles. Je pense tout simplement que le légitime propriétaire de la main n'était pas mort, qu'il est venu la chercher avec celle qui lui restait. Mais je n'ai pu savoir comment il a fait, par exemple. C'est là une sorte de vendetta.

Une des femmes murmura:

—Non, ça ne doit pas être ainsi.

Et le juge d'instruction, souriant toujours, conclut:

—Je vous avais bien dit que mon explication ne vous irait pas.





LE GUEUX

LE GUEUX

Il avait connu des jours meilleurs, malgré sa misère et son infirmité.

À l'âge de quinze ans, il avait eu les deux jambes écrasées par une voiture sur la grand'route de Varville. Depuis ce temps-là, il mendiait en se traînant le long des chemins, à travers les cours des fermes, balancé sur ses béquilles qui lui avaient fait remonter les épaules à la hauteur des oreilles. Sa tête semblait enfoncée entre deux montagnes.

Enfant trouvé dans un fossé par le curé des Billettes, la veille du jour des Morts, et baptisé pour cette raison, Nicolas Toussaint, élevé par charité, demeuré étranger à toute instruction, estropié après avoir bu quelques verres d'eau-de-vie offerts par le boulanger du village, histoire de rire, et, depuis lors vagabond, il ne savait rien faire autre chose que tendre la main.

Autrefois la baronne d'Avary lui abandonnait pour dormir, une espèce de niche pleine île paille, à côté du poulailler, dans la ferme attenante au château: et il était sûr, aux jours de grande famine, de trouver toujours un morceau de pain et un verre de cidre à la cuisine. Souvent il recevait encore là quel-ques sols jetés par la vieille dame du haut de son perron ou des fenêtres de sa chambre. Maintenant elle était morte.

Dans les villages, on ne lui donnait guère: on le connaissait trop; on était fatigué de lui depuis quarante ans qu'on le voyait promener de masure en masure son corps loqueteux et difforme sur ses deux pattes de bois. Il ne voulait point s'en aller cependant, parce qu'il ne connaissait pas autre chose sur la terre que ce coin de pays, ces trois ou quatre hameaux où il avait traîné sa vie misérable. Il avait mis des frontières à sa mendicité et il n'aurait jamais passé les limites qu'il était accoutumé de ne point franchir.

Il ignorait si le monde s'étendait encore loin derrière les arbres qui avaient toujours borné sa vue. Il ne se le demandait pas. Et quand les paysans, las de le rencontrer toujours au bord de leurs champs ou le long de leurs fossés, lui criaient:

—Pourquoi qu'tu n'vas point dans l's autes villages, au lieu d' béquiller toujours par ci?

Il ne répondait pas et s'éloignait, saisi d'une peur vague de l'inconnu, d'une peur de pauvre qui redoute confusément mille choses, les visages nouveaux, les injures, les regards soupçonneux des gens qui ne le connaissaient pas, et les gendarmes qui vont deux par deux sur les routes et qui le faisaient plonger, par instinct, dans les buissons ou derrière les tas de cailloux.

Quand il les apercevait au loin, reluisants sous le soleil il trouvait soudain une agilité singulière, une agilité de monstre pour gagner quelque cachette. Il dégringolait de ses béquilles, se laissait tomber à la façon d'une loque, et il se roulait en boule, devenait tout petit, invisible, rasé comme un lièvre au gîte, confondant ses haillons bruns avec la terre.

Il n'avait pourtant jamais eu d'affaires avec eux. Mais il portait cela dans le sang, comme s'il eût reçu cette crainte et cette ruse de ses parents, qu'il n'avait point connus.

Il n'avait pas de refuge, pas de toit, pas de hutte, pas d'abri. Il dormait partout, en été, et l'hiver il se glissait sous les granges ou dans les étables avec une adresse remarquable. Il déguerpissait toujours avant qu'on se fût aperçu de sa présence. Il connaissait les trous pour pénétrer dans les bâtiments; et le maniement des béquilles ayant rendu ses bras d'une vigueur surprenante, il grimpait à la seule force des poignets jusque dans les greniers à fourrages où il demeurait parfois quatre ou cinq jours sans bouger, quand il avait recueilli dans sa tournée des provisions, suffisantes.

Il vivait comme les bêtes des bois, au milieu des hommes, sans connaître personne, sans aimer personne, n'excitant chez les paysans qu'une sorte de mépris indifférent et d'hostilité résignée. On l'avait surnommé «Cloche», parce qu'il se balançait, entre ses deux piquets de bois ainsi qu'une cloche entre ses portants.

Depuis deux jours, il n'avait point mangé. Personne ne lui donnait plus rien. On ne voulait plus de lui à la fin. Les paysannes, sur leurs portes, lui criaient de loin en le voyant venir:

—Veux-tu bien t'en aller, manant! V'là pas trois jours que j'tai donné un morciau d' pain!

Et il pivotait sur ses tuteurs et s'en allait à la maison voisine, où on le recevait de la même façon.

Les femmes déclaraient, d'une porte à l'autre:

—On n' peut pourtant pas nourrir ce fainéant toute l'année.

Cependant le fainéant avait besoin de manger tous les jours.

Il avait parcouru Saint-Hilaire, Varville et les Billettes, sans récolter un centime ou une vieille croûte. Il ne lui restait d'espoir qu'à Tournolles; mais il lui fallait faire deux lieues sur la grand'route, et il se sentait las à ne plus se traîner, ayant le ventre aussi vide que sa poche.

Il se mit en marche pourtant.

C'était en décembre, un vent froid courait sur les champs, sifflait dans les branches nues; et les nuages galopaient à travers le ciel bas et sombre, se hâtant on ne sait où. L'estropié allait lentement, déplaçant ses supports l'un après l'autre d'un effort pénible, en se calant sur la jambe tordue qui lui restait, terminée par un pied bot et chaussé d'une loque.

De temps en temps, il s'asseyait sur le fossé et se reposait quelques minutes. La faim jetait une détresse dans son âme confuse et lourde. Il n'avait qu'une idée: «manger», mais il ne savait par quel moyen.

Pendant trois heures, il peina sur le long chemin; puis, quand il aperçut les arbres du village, il hâta ses mouvements.

Le premier paysan qu'il rencontra, et auquel il demanda l'aumône, lui répondit:

—Te r'voilà encore, vieille pratique! Je s'rons donc jamais débarrassés de té?

Et Cloche s'éloigna. De porte en porte on le rudoya, on le renvoya sans lui rien donner. Il continuait cependant sa tournée, patient et obstiné. Il ne recueillit pas un sou.

Alors il visita les fermes, déambulant à travers les terres molles de pluie, tellement exténué qu'il ne pouvait plus lever ses bâtons. On le chassa de partout. C'était un de ces jours froids et tristes où les cœurs se serrent, ou les esprits s'irritent, où l'âme est sombre, où la main ne s'ouvre ni pour donner ni pour secourir.

Quand il eut fini la visite de toutes les maisons qu'il connaissait, il alla s'abattre au coin d'un fossé, le long de la cour de maître Chiquet. Il se décrocha, comme on disait pour exprimer comment il se laissait tomber entre ses hautes béquilles en les faisant glisser sous ses bras. Et il resta longtemps immobile, torturé par la faim, mais trop brute pour bien pénétrer son insondable misère.

Il attendait on ne sait quoi, de cette vague attente qui demeure constamment en nous. Il attendait au coin de cette cour, sous le vent glacé, l'aide mystérieuse qu'on espère toujours du ciel ou des hommes, sans se demander comment, ni pourquoi, ni par qui elle lui pourrait arriver. Une bande de poules noires passait, cherchant sa vie dans la terre qui nourrit tous les êtres. À tout instant, elles piquaient d'un coup de bec un grain ou un insecte invisible, puis continuaient leur recherche lente et sûre.

Cloche les regardait sans penser à rien; puis il lui vint, plutôt au ventre que dans la tête, la sensation plutôt que l'idée qu'une de ces bêtes-là serait bonne à manger grillée sur un feu de bois mort.

Le soupçon qu'il allait commettre un vol ne l'effleura pas. Il prit une pierre à portée de sa main, et, comme il était adroit, il tua net, en la lançant, la volaille la plus proche de lui. L'animal tomba sur le côté en remuant les ailes. Les autres s'enfuirent, balancés sur leurs pattes minces, et Cloche, escaladant de nouveau ses béquilles, se mit en marche pour aller ramasser sa chasse, avec des mouvements pareils à ceux des poules.

Comme il arrivait auprès du petit corps noir taché de rouge à la tête, il reçut une poussée terrible dans le dos qui lui fit lâcher ses bâtons et l'envoya rouler à dix pas devant lui. Et maître Chiquet, exaspéré, se précipitant sur le maraudeur, le roua de coups, tapant comme un forcené, comme tape un paysan volé, avec le poing et avec le genou par tout le corps de l'infirme, qui ne pouvait se défendre.

Les gens de la ferme arrivaient à leur tour qui se mirent avec le patron à assommer le mendiant. Puis, quand ils furent las de le battre, ils le ramassèrent et l'emportèrent, et l'enfermèrent dans le bûcher pendant qu'on allait chercher les gendarmes.

Cloche, à moitié mort, saignant et crevant de faim, demeura couché sur le sol. Le soir vint, puis la nuit, puis l'aurore. Il n'avait toujours pas mangé.

Vers midi, les gendarmes parurent et ouvrirent la porte avec précaution, s'attendant à une résistance, car maître Chiquet prétendait avoir été attaqué par le gueux et ne s'être défendu qu'à grand' peine.

Le brigadier cria:

—Allons, debout!

Mais Cloche ne pouvait plus remuer, il essaya bien de se hisser sur ses pieux, il n'y parvint point. On crut à une feinte, à une ruse, à un mauvais vouloir de malfaiteur, et les deux hommes armés, le rudoyant, l'empoignèrent et le plantèrent, de force sur ses béquilles.

La peur l'avait saisi, cette peur native des baudriers jaunes, cette peur du gibier devant le chasseur, de la souris devant le chat. Et, par des efforts surhumains, il réussit à rester debout.

—En route! dit le brigadier. Il marcha. Tout le personnel de la ferme le regardait partir. Les femmes lui montraient le poing; les hommes ricanaient, l'injuriaient: on l'avait pris enfin! Bon débarras.

Il s'éloigna entre ses deux gardiens. Il trouva l'énergie désespérée qu'il lui fallait pour se traîner encore jusqu'au soir, abruti, ne sachant seulement plus ce qui lui arrivait, trop effaré pour rien comprendre.

Les gens qu'on rencontrait s'arrêtaient pour le voir passer, et les paysans murmuraient:

—C'est quéque voleux!

On parvint, vers la nuit, au chef-lieu du canton. Il n'était jamais venu jusque-là. Il ne se figurait pas vraiment ce qui se passait, ni ce qui pouvait survenir. Toutes ces choses terribles, imprévues, ces figures et ces maisons nouvelles le consternaient.

Il ne prononça pas un mot, n'ayant rien à dire, car il ne comprenait plus rien. Depuis tant d'années d'ailleurs qu'il ne parlait à personne, il avait à peu près perdu l'usage de sa langue; et sa pensée aussi était trop confuse pour se formuler par des paroles.

On l'enferma dans la prison du bourg. Les gendarmes ne pensèrent pas qu'il pouvait avoir besoin de manger, et on le laissa jusqu'au lendemain.

Mais, quand on vint pour l'interroger, au petit matin, on le trouva mort, sur le sol. Quelle surprise!





UN PARRICIDE

UN PARRICIDE

L'avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement ce crime étrange? On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de Chatou, deux cadavres enlacés, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches, plus tout jeunes, et mariés seulement de l'année précédente, la femme n'étant veuve que depuis trois ans.

On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas été volés. Il semblait qu'on les eût jetés de la berge dans la rivière, après les avoir frappés, l'un après l'autre, avec une longue pointe de fer.

L'enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers interrogés ne savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier d'un village voisin, nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se constituer prisonnier.

À toutes les interrogations, il ne répondit que ceci:

—Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que je suis habile dans le métier.

Et quand on lui demandait:

—Pourquoi les avez vous tués?

Il répondait obstinément:

—Je les ai tués parce que j'ai voulu les tuer.

On n'en put tirer autre chose.

Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice dans le pays, puis abandonné. Il n'avait pas d'autre nom que Georges Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement intelligent, avec des goûts et des délicatesses natives que n'avaient point ces camarades, on le surnomma: «le bourgeois;» et on ne l'appelait plus autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier de menuisier qu'il avait adopté. Il faisait même un peu de sculpture sur bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines communistes et même nihilistes, grand liseur de romans d'aventures, de romans à drames sanglants, électeur influent et orateur habile dans les réunions publiques d'ouvriers ou de paysans.

L'avocat avait plaidé la folie. Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût tué ses meilleurs clients, des clients riches et généreux (il le reconnaissait), qui lui avaient fait faire depuis deux ans, pour trois mille francs de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se présentait: la folie, l'idée fixe du déclassé qui se venge sur deux bourgeois de tous les bourgeois et l'avocat fit une allusion habile à ce surnom de LE BOURGEOIS, donné par le pays à cet abandonné; il s'écriait:

—N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce malheureux garçon qui n'a ni père ni mère? C'est un ardent républicain. Que dis-je? il appartient même à ce parti politique que la République fusillait et déportait naguère, qu'elle accueille aujourd'hui à bras ouverts, à ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un moyen tout simple.

Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les réunions publiques, ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes même, oui, des femmes!, demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grévy; son esprit malade a chaviré; il a voulu du sang, du sang de bourgeois!

Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune!

Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause était gagnée pour l'avocat. Le ministère public ne répliqua pas.

Alors le président posa au prévenu la question d'usage:

—Accusé, n'avez-vous rien à ajouter pour votre défense?

L'homme se leva:

Il était de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle garçon et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'était faite de lui.

Il parla hautement, d'un ton déclamatoire, mais si net que ses moindres paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle:

—Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et que je préfère même la guillotine, je vais tout vous dire.

J'ai tué cet homme et cette femme parce qu'ils étaient mes parents.

Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi.

Une femme, ayant accouché d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice. Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être innocent, mais condamné à la misère éternelle, à la honte d'une naissance illégitime, plus que cela: à la mort, puisqu'on l'abandonna, puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir de délaissement.

La femme qui m'allaita fut honnête, plus honnête, plus femme, plus grande, plus mère que ma mère. Elle m'éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut mieux laisser périr ces misérables jetés aux villages des banlieues, comme on jette une ordure aux bornes.

Je grandis avec l'impression vague que je portais un déshonneur. Les autres enfants m'appelèrent un jour «bâtard». Ils ne savaient pas ce que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je l'ignorais aussi, mais je le sentis.

J'étais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'école. J'aurais été un honnête homme, mon président, peut-être un homme supérieur, si mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner.

Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux furent les coupables. J'étais sans défense, ils furent sans pitié. Ils devaient m'aimer: ils m'ont rejeté.

Moi, je leur devais la vie—mais la vie est-elle un présent? La mienne, en tous cas, n'était qu'un malheur. Après leur honteux abandon, je ne leur devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir contre un être.

—Un homme injurié frappe; un homme volé reprend son bien par la force. Un homme trompé, joué, martyrisé, tue; un homme souffleté tue; un homme déshonoré tue. J'ai été plus volé, trompé, martyrisé, souffleté moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez la colère.

Je me suis vengé, j'ai tué. C'était mon droit légitime. J'ai pris leur vie heureuse en échange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposée.

Vous allez parler de parricide! Étaient-ils mes parents, ces gens pour qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour qui ma naissance fut une calamité et ma vie une menace de honte? Ils cherchaient un plaisir égoïste; ils ont eu un enfant imprévu. Ils ont supprimé l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux.

Et pourtant, dernièrement encore, j'étais prêt à les aimer.

Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon père, entra chez moi pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me commanda deux meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements auprès du curé, sous le sceau du secret, bien entendu.

Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois même il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection pour lui.

Au commencement de cette année il amena sa femme, ma mère. Quand elle entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d'eau. Elle ne dit rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne répondait que oui et non, à tort et à travers, à toutes les questions qu'il lui posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée.

Elle revint le mois suivant. Elle était calme, maîtresse d'elle. Ils restèrent, ce jour-là, assez longtemps à bavarder, et ils me firent une grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais un jour voilà qu'elle se mit à me parler de ma vie, de mon enfance, de mes parents. Je répondis: «Mes parents, madame, étaient des misérables qui m'ont abandonné.» Alors elle porta la main sur son cœur, et tomba sans connaissance. Je pensai tout de suite: «C'est ma mère!» mais je me gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir.

Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. J'appris qu'ils n'étaient mariés que du mois de juillet précédent, ma mère n'étant devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté qu'ils s'étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune preuve. C'était moi la preuve, la preuve qu'on avait cachée d'abord, espéré détruire ensuite.

J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon père. Ce jour-là, elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment de s'en aller, elle me dit: «Je vous veux du bien, parce que vous m'avez l'air d'un honnête garçon et d'un travailleur; vous penserez sans doute à vous marier quelque jour; je viens vous aider à choisir librement la femme qui vous conviendra. Moi, j'ai été mariée contre mon cœur une fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot.»

Elle me tendit une grande enveloppe cachetée.

Je la regardai fixement, puis je lui dis: «Vous êtes ma mère?»

Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me voir. Lui, l'homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me cria: «Mais vous êtes fou!»

Je répondis: «Pas du tout. Je sais bien que vous êtes mes parents. On ne me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier.»

Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commençait à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et je repris: «Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mère.»

Alors il s'emporta, devenu très pâle, épouvanté par la pensée que le scandale évité jusqu'ici pouvait éclater soudain; que leur situation, leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait: «Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites-donc du bien au peuple, à ces manants-là, aidez-les, secourez-les!»

Ma mère, éperdue, répétait coup sur coup: «Allons-nous-en, allons-nous-en.»

Alors, comme la porte était fermée, il cria: «Si vous ne m'ouvrez pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et violence!»

J'étais resté maître de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer dans l'ombre.

Alors il me sembla tout à coup que je venais d'être fait orphelin, d'être abandonné, poussé au ruisseau. Une tristesse épouvantable, mêlée de colère, de haine, de dégoût, m'envahit; j'avais comme un soulèvement de tout mon être, un soulèvement de la justice, de la droiture, de l'honneur, de l'affection rejetée. Je me mis à courir pour les rejoindre le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de Chatou.

—Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute noire. J'allais à pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma mère pleurait toujours. Mon père disait: «C'est votre faute. Pourquoi avez-vous tenu à le voir! C'était une folie dans notre position. On aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites dangereuses?»

Alors, je m'élançai devant eux, suppliant. Je balbutiai: «Vous voyez bien que vous êtes mes parents. Vous m'avez déjà rejeté une fois, me repousserez-vous encore?»

Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le jure sur l'honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme je le saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver.

J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je l'ai frappé, frappé tant que j'ai pu.

Alors elle s'est mise à crier: «Au secours! à l'assassin!» en m'arrachant la barbe. Il paraît que je l'ai tuée aussi. Est-ce que je sais, moi, ce que j'ai fait à ce moment-là?

Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetés à la Seine, sans réfléchir.

Voilà.—Maintenant, jugez-moi.

L'accusé se rassit. Devant cette révélation, l'affaire a été reportée à la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que ferions-nous de ce parricide?





LE PETIT

LE PETIT

Lemonnier était demeuré veuf avec un enfant. Il avait aimé follement sa femme, d'un amour exalté et tendre, sans une défaillance, pendant toute leur vie commune. C'était un bon homme, un brave homme, simple, tout simple, sincère, sans défiance et sans malice.

Étant devenu amoureux d'une voisine qui était pauvre, il la demanda en mariage et l'épousa. Il faisait un commerce de draperie assez prospère, gagnait pas mal d'argent et ne douta pas une seconde qu'il n'eût été accepté pour lui-même par la jeune fille.

Elle le rendit heureux d'ailleurs. Il ne voyait qu'elle au monde, ne pensait qu'à elle, la regardait sans cesse avec des yeux d'adorateur prosterné. Pendant les repas, il commettait mille maladresses pour ne point détourner son regard du visage chéri, versait le vin dans son assiette et l'eau dans la salière, puis se mettait à rire comme un enfant, en répétant:

—Je t'aime trop, vois-tu; cela me fait faire un tas de bêtises.

Elle souriait, d'un air calme et résigné; puis détournait les yeux, comme gênée par l'adoration de son mari, et elle tâchait de le faire parler, de causer de n'importe quoi; mais il lui prenait la main à travers la table, et la gardait dans la sienne en murmurant:

—Ma petite Jeanne, ma chère petite Jeanne!

Elle finissait par s'impatienter et par dire:

—Allons, voyons, sois raisonnable; mange, et laisse-moi manger.

Il poussait un soupir et cassait une bouchée de pain, qu'il mâchait ensuite avec lenteur.

Pendant cinq ans, ils n'eurent pas d'enfants. Puis tout à coup elle devint enceinte. Ce fut un bonheur délirant. Il ne la quitta point de tout le temps de sa grossesse; si bien que sa bonne, une vieille bonne qui l'avait élevé et qui parlait haut dans la maison, le mettait parfois dehors et fermait la porte pour le forcer à prendre l'air.

Il s'était lié d'une intime amitié avec un jeune homme qui avait connu sa femme dès son enfance, et qui était sous-chef de bureau à la Préfecture. M. Duretour dînait trois fois par semaine chez M. Lemonnier, apportait des fleurs à madame, et parfois une loge de théâtre; et, souvent, au dessert, ce bon Lemonnier attendri s'écriait, en se tournant vers sa femme:

—Avec une compagne comme toi et un ami comme lui, on est parfaitement heureux sur la terre.

Elle mourut en couches. Il en faillit mourir aussi. Mais la vue de l'enfant lui donna du courage: un petit être crispé qui geignait.

Il l'aima d'un amour passionné et douloureux, d'un amour malade où restait le souvenir de la mort, mais où survivait quelque chose de son adoration pour la morte. C'était la chair de sa femme, son être continué, comme une quintessence d'elle. Il était, cet enfant, sa vie même tombée en un autre corps; elle était disparue pour qu'il existât.—Et le père l'embrassait avec fureur.—Mais aussi il l'avait tuée, cet enfant, il avait pris, volé cette existence adorée, il s'en était nourri, il avait bu sa part de vie.—Et M. Lemonnier reposait son fils dans le berceau, et s'asseyait auprès de lui pour le contempler. Il restait là des heures et des heures, le regardant, songeant à mille choses tristes ou douces. Puis, comme le petit dormait, il se penchait sur son visage et pleurait dans ses dentelles.


break

L'enfant grandit. Le père ne pouvait plus se passer une heure de sa présence; il rôdait autour de lui, le promenait, l'habillait lui-même, le nettoyait, le faisait manger. Son ami, M. Duretour, semblait aussi chérir ce gamin, et il l'embrassait par grands élans, avec ces frénésies de tendresse qu'ont les parents. Il le faisait sauter dans ses bras, le faisait danser pendant des heures à cheval sur une jambe, et soudain, le renversant sur ses genoux, relevait sa courte jupe et baisait ses cuisses grasses de moutard et ses petits mollets ronds. M. Lemonnier, ravi, murmurait:

—Est-il mignon, est-il mignon!

Et M. Duretour serrait l'enfant dans ses bras en lui chatouillant le cou de sa moustache.

Seule, Céleste, la vieille bonne, ne semblait avoir aucune tendresse pour le petit. Elle se fâchait de ses espiègleries, et semblait exaspérée par les câlineries des deux hommes. Elle s'écriait:

—Peut-on élever un enfant comme ça! Vous en ferez un joli singe.

Des années encore passèrent, et Jean prit neuf ans. Il savait à peine lire, tant on l'avait gâté, et n'en faisait jamais qu'à sa tête. Il avait des volontés tenaces, des résistances opiniâtres, des colères furieuses. Le père cédait toujours, accordait tout. M. Duretour achetait et apportait sans cesse les joujoux convoités par le petit, et il le nourrissait de gâteaux et de bonbons.

Céleste alors s'emportait, criait:

—C'est une honte, monsieur, une honte. Vous faites le malheur de cet enfant, son malheur, entendez-vous. Mais il faudra bien que cela finisse; oui, oui, ça finira, je vous le dis, je vous le promets, et pas avant longtemps encore.

M. Lemonnier répondait en souriant:

—Que veux-tu, ma fille? je l'aime trop, je ne sais pas lui résister; il faudra bien que tu en prennes ton parti.


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Jean était faible, un peu malade. Le médecin constata de l'anémie, ordonna du fer, de la viande rouge et de la soupe grasse.

Or, le petit n'aimait que les gâteaux et refusait toute autre nourriture; et le père, désespéré, le bourrait de tartes à la crème et d'éclairs au chocolat.

Un soir, comme ils se mettaient à table en tête-à-tête, Céleste apporta la soupière avec une assurance et un air d'autorité qu'elle n'avait point d'ordinaire. Elle la découvrit brusquement, plongea la louche au milieu, et déclara:

—Voilà du bouillon comme je ne vous en ai pas encore fait; il faudra bien que le petit en mange, cette fois.

M. Lemonnier, épouvanté, baissa la tête. Il vit que cela tournait mal.

Céleste prit son assiette, l'emplit elle-même, la reposa devant lui.

Il goûta aussitôt le potage et prononça:

—En effet, il est excellent.

Alors la bonne s'empara de l'assiette du petit et y versa une pleine cuillerée de soupe. Puis elle recula de deux pas et attendit.

Jean flaira, repoussa l'assiette et fit un «pouah» de dégoût. Céleste, devenue pâle, s'approcha brusquement et, saisissant la cuiller, l'enfonça de force, toute pleine, dans la bouche entr'ouverte de l'enfant.

Il s'étrangla, toussa, éternua, cracha, et, hurlant, empoigna à pleine main son verre qu'il lança contre la bonne. Elle le reçut en plein ventre. Alors, exaspérée, elle prit sous son bras la tête du moutard, et commença à lui entonner coup sur coup des cuillerées de soupe dans le gosier. Il les vomissait à mesure, trépignait, se tordait, suffoquait, battait l'air de ses mains, rouge comme s'il allait mourir étouffé.

Le père demeura d'abord tellement surpris qu'il ne faisait plus un mouvement. Puis, soudain, il s'élança avec une rage de fou furieux, étreignit sa servante à la gorge et la jeta contre le mur. Il balbutiait:

—Dehors!... dehors!... dehors!... brute!

Mais elle, d'une secousse, le repoussa et, dépeignée, le bonnet dans le dos, les yeux ardents, cria:

—Qu'est-ce qui vous prend, à c't' heure? Vous voulez me battre parce que je fais manger de la soupe à c't' enfant que vous allez tuer avec vos gâteries!...

Il répétait, tremblant de la tête aux pieds:

—Dehors!... va-t'en... va-t'en, brute!...

Alors, affolée, elle revint sur lui et; l'œil dans l'œil, la voix tremblante:

—Ah!... vous croyez... vous croyez que vous allez me traiter comme ça, moi, moi?... Ah! mais non.... Et pour qui, pour qui... pour ce morveux qui n'est seulement point à vous.... Non... point à vous!... Non... point à vous!... point à vous!... point à vous!... Tout le monde le sait, parbleu! excepté vous.... Demandez à l'épicier, au boucher, au boulanger, à tous, à tous....

Elle bredouillait, étranglée par la colère; puis, elle se tut, le regardant.

Il ne bougeait plus, livide, les bras ballants. Au bout de quelques secondes, il balbutia d'une voix éteinte, tremblante, où palpitait pourtant une émotion formidable:

—Tu dis?... tu dis?... Qu'est-ce que tu dis?

Elle se taisait, effrayée par son visage. Il fit encore un pas, répétant:

—Tu dis?... Qu'est-ce que tu dis? Alors, elle répondit, d'une voix calmée:

—Je dis ce que je sais, parbleu! ce que tout le monde sait.

Il leva les deux mains et, se jetant sur elle avec un emportement de bête, essaya de la terrasser. Mais elle était forte, quoique vieille, et agile aussi. Elle lui glissa dans les bras et, courant autour de la table, redevenue soudain furieuse, elle glapissait:

—Regardez-le, regardez-le donc, bête que vous êtes, si ce n'est pas tout le portrait de M. Duretour; mais regardez son nez et ses yeux, les avez-vous comme ça, les yeux? et le nez? et les cheveux? les avait-elle comme ça aussi, elle? Je vous dis que tout le monde le sait, tout le monde, excepté vous! C'est la risée de la ville! Regardez-le....

Elle passait devant la porte, elle l'ouvrit, et disparut.

Jean, épouvanté, demeurait immobile, en face de son assiette à soupe.


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Au bout d'une heure, elle revint, tout doucement, pour voir. Le petit, après avoir dévoré les gâteaux, le compotier de crème et celui des poires au sucre, mangeait maintenant le pot de confitures avec sa cuiller à potage.

Le père était sorti.

Céleste prit l'enfant, l'embrassa et, à pas muets, l'emporta dans sa chambre, puis le coucha. Et elle revint dans la salle à manger, défit la table, rangea tout, très inquiète.

On n'entendait aucun bruit dans la maison, aucun. Elle alla coller son oreille à la porte de son maître. Il ne faisait aucun mouvement. Elle posa son œil au trou de la serrure. Il écrivait, et semblait tranquille.

Alors elle retourna s'asseoir dans sa cuisine pour être prête en toute circonstance, car elle flairait bien quelque chose.

Elle s'endormit sur une chaise, et ne se réveilla qu'au jour.

Elle fit le ménage, comme elle avait coutume, chaque matin; elle balaya, elle épousseta, et, vers huit heures, prépara le café de M. Lemonnier.

Mais elle n'osait point le porter à son maître ne sachant trop comment elle allait être reçue; et elle attendit qu'il sonnât. Il ne sonna point. Neuf heures, puis dix heures passèrent.

Céleste, effarée, prépara son plateau et se mit en route, le cœur battant. Devant la porte elle s'arrêta, écouta. Rien ne remuait. Elle frappa; on ne répondit pas. Alors, rassemblant tout son courage, elle ouvrit, entra, puis, poussant un cri terrible, laissa choir le déjeuner qu'elle tenait aux mains.

M. Lemonnier pendait au beau milieu de sa chambre, accroché par le cou à l'anneau du plafond. Il avait la langue tirée affreusement. La savate droite gisait, tombée à terre. La gauche était restée au pied. Une chaise renversée avait roulé jusqu'au lit.

Céleste, éperdue, s'enfuit en hurlant. Tous les voisins accoururent. Le médecin constata que la mort remontait à minuit.

Une lettre adressée à M. Duretour fut trouvée sur la table du suicidé. Elle ne contenait que cette ligne: «Je vous laisse et je vous confie le petit.»





LA ROCHE AUX GUILLEMOTS

LA ROCHE AUX GUILLEMOTS

Voici la saison des guillemots.

D'avril à la fin de mai, avant que les baigneurs parisiens arrivent, on voit paraître soudain, sur la petite plage d'Étretat, quelques vieux messieurs bottés, sanglés en des vestes de chasse. Ils passent quatre ou cinq jours à l'hôtel Hauville, disparaissent, reviennent trois semaines plus tard; puis, après un nouveau séjour, s'en vont définitivement.

On les revoit au printemps suivant.

Ce sont les derniers chasseurs de guillemots, ceux qui restent des anciens; car ils étaient une vingtaine de fanatiques, il y a trente ou quarante ans; ils ne sont plus que quelques enragés tireurs.

Le guillemot est un oiseau voyageur fort rare, dont les habitudes sont étranges. Il habite presque toute l'année les parages de Terre-Neuve, des îles Saint-Pierre et Miquelon; mais, au moment des amours, une bande d'émigrants traverse l'Océan, et, tous les ans, vient pondre et couver au même endroit, à la roche dite aux Guillemots, près d'Étretat. On n'en trouve que là, rien que là. Ils y sont toujours venus, on les a toujours chassés, et ils reviennent encore; ils reviendront toujours. Sitôt les petits élevés, ils repartent, disparaissent pour un an.

Pourquoi ne vont-ils jamais ailleurs, ne choisissent-ils aucun autre point de cette longue falaise blanche et sans cesse pareille qui court du Pas-de-Calais au Havre? Quelle force, quel instinct invincible, quelle habitude séculaire poussent ces oiseaux à revenir en ce lieu? Quelle première émigration, quelle tempête peut-être a jadis jeté leurs pères sur cette roche? Et pourquoi les fils, les petit-fils, tous les descendants des premiers y sont-ils toujours retournés!

Ils ne sont pas nombreux: une centaine au plus, comme si une seule famille avait cette tradition, accomplissait ce pèlerinage annuel.

Et chaque printemps, dès que la petite tribu voyageuse s'est réinstallée sur sa roche, les mêmes chasseurs aussi reparaissent dans le village. On les a connus jeunes autrefois; ils sont vieux aujourd'hui, mais fidèles au rendez-vous régulier qu'ils se sont donné depuis trente ou quarante ans.

Pour rien au monde, ils n'y manqueraient.


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C'était par un soir d'avril de l'une des dernières années. Trois des anciens tireurs de guillemots venaient d'arriver; un d'eux manquait, M. d'Arnelles.

Il n'avait écrit à personne, n'avait donné aucune nouvelle! Pourtant il n'était point mort, comme tant d'autres; on l'aurait su. Enfin, las d'attendre, les premiers venus se mirent à table; et le dîner touchait à sa fin, quand une voiture roula dans la cour de l'hôtellerie; et bientôt le retardataire entra.

Il s'assit, joyeux, se frottant les mains, mangea de grand appétit, et, comme un de ses compagnons s'étonnait qu'il fût en redingote, il répondit tranquillement:

—Oui, je n'ai pas eu le temps de me changer.

On se coucha en sortant de table, car, pour surprendre les oiseaux, il faut partir bien avant le jour.

Rien de joli comme cette chasse, comme cette promenade matinale.

Dès trois heures du matin, les matelots réveillent les chasseurs en jetant du sable dans les vitres. En quelques minutes on est prêt et on descend sur le perret. Bien que le crépuscule ne se montre point encore, les étoiles sont un peu pâlies; la mer fait grincer les galets; la brise est si fraîche qu'on frissonne un peu, malgré les gros habits.

Bientôt les deux barques poussées par les hommes, dévalent brusquement sur la pente de cailloux ronds, avec un bruit de toile qu'on déchire; puis elles se balancent sur les premières vagues. La voile brune monte au mât, se gonfle un peu, palpite, hésite et, bombée de nouveau, ronde comme un ventre, emporte les coques goudronnées vers la grande porte d'aval qu'on distingue vaguement dans l'ombre.

Le ciel s'éclaircit; les ténèbres semblent fondre; la côte paraît voilée encore, la grande côte blanche, droite comme une muraille.

On franchit la Manne-Porte, voûte énorme où passerait un navire; on double la pointe de la Courtine; voici le val d'Antifer, le cap du même nom; et soudain on aperçoit une plage où des centaines de mouettes sont posées. Voici la roche aux Guillemots.

C'est tout simplement une petite bosse de la falaise; et, sur les étroites corniches du roc, des têtes d'oiseaux se montrent, qui regardent les barques.

Ils sont là, immobiles, attendant, ne se risquant point à partir encore. Quelques-uns, piqués sur des rebords avancés, ont l'air assis sur leurs derrières, dressés en forme de bouteille, car ils ont des pattes si courtes qu'ils semblent, quand ils marchent, glisser comme des bêtes à roulettes; et, pour s'envoler, ne pouvant prendre d'élan, il leur faut se laisser tomber comme des pierres, presque, jusqu'aux hommes qui les guettent.

Ils connaissent leur infirmité et le danger qu'elle leur crée, et ne se décident pas à vite s'enfuir.

Mais les matelots se mettent à crier, battent leurs bordages avec les tolets de bois, et les oiseaux, pris de peur, s'élancent un à un, dans le vide, précipités jusqu'au ras de la vague; puis, les ailes battant à coups rapides, ils filent, filent et gagnent le large, quand une grêle de plombs ne les jette pas à l'eau. Pendant une heure on les mitraille ainsi, les forçant à déguerpir l'un après l'autre; et quelquefois les femelles au nid, acharnées à couver, ne s'en vont point; et reçoivent coup sur coup les décharges qui font jaillir sur la roche blanche des gouttelettes de sang rose, tandis que la bête expire sans avoir quitté ses œufs.


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Le premier jour, M. d'Arnelles chassa avec son entrain habituel; mais, quand on repartit vers dix heures, sous le haut soleil radieux, qui jetait de grands triangles de lumière dans les échancrures blanches de la côte, il se montra un peu soucieux, rêvant parfois, contre son habitude.

Dès qu'on fut de retour au pays, une sorte de domestique en noir vint lui parler bas. Il sembla réfléchir, hésiter, puis il répondit:

—Non, demain.

Et, le lendemain, la chasse recommença. M. d'Arnelles, cette fois, manqua souvent les bêtes, qui pourtant se laissaient choir presque au bout du canon de fusil; et ses amis riant, lui demandaient s'il était amoureux, si quelque trouble secret lui remuait le cœur et l'esprit. À la fin, il en convint.

—Oui, vraiment, il faut que je parte tantôt, et cela me contrarie.

—Comment, vous partez? Et pourquoi?

—Oh! j'ai une affaire qui m'appelle, je ne puis rester plus longtemps.

Puis on parla d'autre chose.

Dès que le déjeuner fut terminé, le valet en noir reparut. M. d'Arnelles ordonna d'atteler; et l'homme allait sortir quand les trois autres chasseurs intervinrent, insistèrent, priant et sollicitant pour retenir leur ami. L'un d'eux, à la fin, demanda:

—Mais, voyons, elle n'est pas si grave, cette affaire, puisque vous avez bien attendu déjà deux jours!

Le chasseur tout à fait perplexe, réfléchissait, visiblement combattu, tiré par le plaisir et une obligation, malheureux et troublé.

Après une longue méditation, il murmura, hésitant:

—C'est que... c'est que... je ne suis pas seul ici; j'ai mon gendre.

Ce furent des cris et des exclamations:

—Votre gendre?... mais où est-il? Alors, tout à coup, il sembla confus, et rougit.

—Comment! vous ne savez pas?... Mais... mais... il est sous la remise. Il est mort.

Un silence de stupéfaction régna.

M. d'Arnelles reprit, de plus en plus troublé:

—J'ai eu le malheur de le perdre; et, comme je conduisais le corps chez moi, à Briseville, j'ai fait un petit détour pour ne pas manquer notre rendez-vous. Mais, vous comprenez que je ne puis m'attarder plus longtemps.

Alors, un des chasseurs, plus hardi:

—Cependant... puisqu'il est mort... il me semble... qu'il peut bien attendre un jour de plus.

Les deux autres n'hésitèrent plus:

—C'est incontestable, dirent-ils:

M. d'Arnelles semblait soulagé d'un grand poids; encore un peu inquiet pourtant, il demanda:

—Mais là... franchement... vous trouvez?...

Les trois autres, comme un seul homme, répondirent:

—Parbleu! mon cher, deux jours de plus ou de moins n'y feront rien dans son état.

Alors, tout à fait tranquille, le beau-père se retourna vers le croque-mort:

—Eh bien! mon ami, ce sera pour après-demain.





TOMBOUCTOU

TOMBOUCTOU

Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre d'or du soleil couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant; et, derrière la Madeleine, une immense nuée flamboyante jetait dans toute la longue avenue une oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de brasier.

La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée et semblait dans une apothéose. Les visages étaient dorés; les chapeaux noirs et les habits avaient des reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait des flammes sur l'asphalte des trottoirs.

Devant les cafés, un peuple d'hommes buvait des boissons brillantes et colorées qu'on aurait prises pour des pierres précieuses fondues dans le cristal.

Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus foncés, deux officiers en grande tenue faisaient baisser tous les yeux par l'éblouissement de leurs dorures. Ils causaient, joyeux sans motif, dans cette gloire de vie, dans ce rayonnement radieux du soir; et ils regardaient contre la foule, les hommes lents et les femmes pressées qui laissaient derrière elles une odeur savoureuse et troublante.

Tout à coup un nègre, énorme, vêtu de noir, ventru, chamarré de breloques sur un gilet de coutil, la face luisante comme si elle eût été cirée, passa devant eux avec un air de triomphe. Il riait aux passants, il riait aux vendeurs de journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris entier. Il était si grand qu'il dépassait toutes les têtes; et, derrière lui, tous les badauds se retournaient pour le contempler de dos.

Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les buveurs, il s'élança. Dès qu'il fut devant leur table, il planta sur eux ses yeux luisants et ravis, et les coins de sa bouche lui montèrent jusqu'aux oreilles, découvrant ses dents blanches, claires comme un croissant de lune dans un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient ce géant d'ébène, sans rien comprendre à sa gaieté.

Et il s'écria, d'une voix qui fit rire toutes les tables:

—Bonjou, mon lieutenant.

Un des officiers était chef de bataillon, l'autre colonel. Le premier dit:

—Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que vous me voulez.

Le nègre reprit:

—Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védie, siège Bézi, beaucoup raisin, cherché moi.

L'officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l'homme, cherchant au fond de ses souvenirs; mais brusquement il s'écria:

—Tombouctou?

Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un rire d'une invraisemblable violence et beuglant:

—Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou, ya, bonjou.

Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de tout son cœur. Alors Tombouctou redevint grave. Il saisit la main de l'officier, et, si vite que l'autre ne put l'empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre et arabe. Confus, le militaire lui dit d'une voix sévère:

—Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique. Assieds-toi là et dis-moi comment je te trouve ici.

Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant il parlait vite:

Gagné beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant, bon mangé, Pussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup, cuisine fançaise, Tombouctou, cuisinié de l'Empéeu, deux cents mille fancs à moi. Ah! ah! ah! ah!

Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le regard.

Quand l'officier, qui comprenait son étrange langage, l'eût interrogé quelque temps, il lui dit:

—Eh bien, au revoir, Tombouctou; à bientôt.

Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu'on lui tendait, et, riant toujours, cria:

—Bonjou, bonjou, mon lieutenant!

Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et qu'on le prenait pour un fou.

Le colonel demanda:

—Qu'est-ce que cette brute?

Le commandant répondit:

—Un brave garçon et un brave soldat. Je vais vous dire ce que je sais de lui; c'est assez drôle.


break

Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870 je fus enfermé dans Bézières, que ce nègre appelle Bézi. Nous n'étions point assiégés, mais bloqués. Les lignes prussiennes nous entouraient de partout, hors de portée des canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant peu à peu.

J'étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait composée de troupes de toute nature, débris de régiments écharpés, fuyards, maraudeurs séparés des corps d'armée. Nous avions de tout enfin, même onze turcos arrivés un soir on ne sait comment, on ne sait par où. Ils s'étaient présentés aux portes de la ville, harrassés, déguenillés, affamés et saouls. On me les donna.

Je reconnus bientôt qu'ils étaient rebelles à toute discipline, toujours dehors et toujours gris. J'essayai de la salle de police, même de la prison, rien n'y fit. Mes hommes disparaissaient des jours entiers, comme s'ils se fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à tomber. Ils n'avaient pas d'argent. Où buvaient-ils? Et comment, et avec quoi?

Cela commençait à m'intriguer vivement, d'autant plus que ces sauvages m'intéressaient avec leur rire éternel et leur caractère de grands enfants espiègles.

Je m'aperçus alors qu'ils obéissaient aveuglément au plus grand d'eux tous, celui que vous venez de voir. Il les gouvernait à son gré, préparait leurs mystérieuses entreprises en chef tout-puissant et incontesté. Je le fis venir chez moi et je l'interrogeai. Notre conversation dura bien trois heures, tant j'avais de peine à pénétrer son surprenant charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait des efforts inouïs pour être compris, inventait des mots, gesticulait, suait de peine, s'essuyait le front, soufflait, s'arrêtait, et repartait brusquement quand il croyait avoir trouvé un nouveau moyen de s'expliquer.

Je devinai enfin qu'il était fils d'un grand chef, d'une sorte de roi nègre des environs de Tombouctou. Je lui demandai son nom. Il répondit quelque chose comme Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus simple de lui donner le nom de son pays: «Tombouctou». Et, huit jours plus tard, toute la garnison ne le nommait plus autrement.

Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince africain trouvait à boire. Je le découvris d'une singulière façon.

J'étais un matin sur les remparts, étudiant l'horizon, quand j'aperçus dans une vigne quelque chose qui remuait. On arrivait au temps des vendanges, les raisins étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela. Je pensai qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même le commandement, après avoir obtenu l'autorisation du général.

J'avais fait sortir, par trois portes différentes, trois petites troupes qui devaient se rejoindre auprès de la vigne suspecte et la cerner. Pour couper la retraite à l'espion, un de ces détachements avaient à faire une marche d'une heure au moins. Un homme resté en observation sur les murs m'indiqua par signe que l'être aperçu n'avait point quitté le champ. Nous allions en grand silence, rampant, presque couchés dans les ornières. Enfin, nous touchons au point désigné; je déploie brusquement mes soldats, qui s'élancent dans la vigne, et trouvent.... Tombouctou voyageait à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant, du raisin, ou plutôt happant du raisin comme un chien qui mange sa soupe, à pleine bouche, à la plante même, en arrachant la grappe d'un coup de dent.

Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je compris alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains et sur les genoux. Dès qu'on l'eût planté sur ses jambes, il oscilla quelques secondes, tendit les bras et s'abattit sur le nez. Il était gris comme je n'ai jamais vu un homme être gris.

On le rapporta sur deux échalas. Il ne cessa de rire tout le long de la route en gesticulant des bras et des jambes.

C'était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au raisin lui-même. Puis, lorsqu'ils étaient saouls à ne plus bouger, ils dormaient sur place.

Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait toute croyance et toute mesure. Il vivait là-dedans à la façon des grives, qu'il haïssait d'ailleurs d'une haine de rival jaloux. Il répétait sans cesse:

—Les gives mangé tout le aisin, capules!


break

Un soir on vint me chercher. On apercevait par la plaine quelque chose arrivant vers nous. Je n'avais point pris ma lunette, et je distinguais fort mal. On eût dit un grand serpent qui se déroulait, un convoi, que sais-je?

J'envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange caravane qui fit bientôt son entrée triomphale. Tombouctou et neuf de ses compagnons portaient sur une sorte d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit têtes coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco traînait un cheval à la queue duquel un autre était attaché, et six autres bêtes suivaient encore, retenues de la même façon.

Voici ce que j'appris. Étant partis aux vignes, mes Africains avaient aperçu tout à coup un détachement prussien s'approchant d'un village. Au lieu de fuir, ils s'étaient cachés; puis, lorsque les officiers eurent mis pied à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze gaillards s'élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se crurent attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le colonel et les cinq officiers de son escorte.

Ce jour-là, j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aperçus qu'il marchait avec peine. Je le crus blessé; il se mit à rire et me dit:

—Moi, povisions pou pays.

C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour l'honneur, mais bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait, tout ce qui lui paraissait avoir une valeur quelconque, tout ce qui brillait surtout, il le plongeait dans sa poche. Quelle poche! Un gouffre qui commençait à la hanche et finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier, il l'appelait sa «profonde», et c'était sa profonde, en effet!

Donc il avait détaché l'or des uniformes prussiens, le cuivre des casques, les boutons, etc., et jeté le tout dans sa «profonde» qui était pleine à déborder.

Chaque jour, il précipitait là-dedans tout objet luisant qui lui tombait sous les yeux, morceaux d'étain ou pièces d'argent, ce qui lui donnait parfois une tournure infiniment drôle.

Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont il semblait bien le frère, ce fils de roi torturé par le besoin d'engloutir les corps brillants. S'il n'avait pas eu sa profonde, qu'aurait-il fait? Il les aurait sans doute avalés.

Chaque matin sa poche était vide. Il avait donc un magasin général où s'entassaient ses richesses. Mais où? Je ne l'ai pu découvrir.

Le général, prévenu du haut fait de Tombouctou, fit bien vite enterrer les corps demeurés au village voisin, pour qu'on ne découvrît point qu'ils avaient été décapités. Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le maire et sept habitants notables furent fusillés sur-le-champ, par représailles, comme ayant dénoncé la présence des Allemands.


break

L'hiver était venu. Nous étions harassés et désespérés. On se battait maintenant tous les jours. Les hommes affamés ne marchaient plus. Seuls les huit turcos (trois avaient été tués) demeuraient gras et luisants, vigoureux et toujours prêts à se battre. Tombouctou engraissait même. Il me dit un jour:

—Toi beaucoup faim, moi bon viande.

Et il m'apporta en effet un excellent filet. Mais de quoi? Nous n'avions plus ni bœufs, ni moutons, ni chèvres, ni ânes, ni porcs. Il était impossible de se procurer du cheval. Je réfléchis à tout cela après avoir dévoré ma viande. Alors une pensée horrible me vint. Ces nègres étaient nés bien près du pays où l'on mange des hommes! Et chaque jour tant de soldats tombaient autour de la ville! J'interrogeai Tombouctou. Il ne voulut pas répondre. Je n'insistai point, mais je refusai désormais ses présents.

Il m'adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux avant-postes. Nous étions assis par terre. Je regardais avec pitié les pauvres nègres grelottant sous cette poussière blanche et glacée. Comme j'avais grand froid, je me mis à tousser. Je sentis aussitôt quelque chose s'abattre sur moi, comme une grande et chaude couverture. C'était le manteau de Tombouctou qu'il me jetait sur les épaules. Je me levai et, lui rendant son vêtement:—Garde ça, mon garçon; tu en as plus besoin que moi.

Il répondit:

—Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi chaud, chaud.

Et il me contemplait avec des yeux suppliants.

Je repris;—Allons, obéis, garde ton manteau, je le veux.

Le nègre alors se leva, tira son sabre qu'il savait rendre coupant comme une faulx, et tenant de l'autre main sa large capote que je refusais:

—Si toi pas gardé manteau, moi coupé; pésonne manteau.

Il l'aurait fait. Je cédai.


break

Huit jours plus tard, nous avions capitulé. Quelques-uns d'entre nous avaient pu s'enfuir. Les autres allaient sortir de la ville et se rendre aux vainqueurs.

Je me dirigeais vers la place d'Armes où nous devions nous réunir, quand je demeurai stupide d'étonnement devant un nègre géant vêtu de coutil blanc et coiffé d'un chapeau de paille. C'était Tombouctou. Il semblait radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant une petite boutique où l'on voyait en montre deux assiettes et deux verres.

Je lui dis:

—Qu'est-ce que tu fais?

Il répondit:

—Moi pas pati, moi bon cuisinié, moi fait mangé colonel, Algéie; moi mangé Pussiens, beaucoup volé, beaucoup.

Il gelait à dix degrés. Je grelottais devant ce nègre en coutil. Alors il me prit par le bras et me fit entrer. J'aperçus une enseigne démesurée qu'il allait pendre devant sa porte sitôt que nous serions partis, car il avait quelque pudeur.

Et je lus, tracé par la main de quelque complice, cet appel:

CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU

ANCIEN CUISINIER DE S. M. L'EMPEREUR

Artiste de Paris.—Prix modérés.

Malgré le désespoir qui me rongeait le cœur, je ne pus m'empêcher de rire, et je laissai mon nègre à son nouveau commerce.

Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener prisonnier?

Vous venez de voir qu'il a réussi, le gaillard.

Bézières, aujourd'hui, appartient à l'Allemagne. Le restaurant Tombouctou est un commencement de revanche.





HISTOIRE VRAIE

HISTOIRE VRAIE

Un grand vent soufflait au dehors, un vent d'automne mugissant et galopant, un de ces vents qui tuent les dernières feuilles et les emportent jusqu'aux nuages.

Les chasseurs achevaient leur dîner, encore bottés, rouges, animés, allumés. C'étaient de ces demi-seigneurs normands, mi-hobereaux, mi-paysans, riches et vigoureux, taillés pour casser les cornes des bœufs lorsqu'ils les arrêtent dans les foires.

Ils avaient chassé tout le jour sur les terres de maître Blondel, le maire d'Éparville, et ils mangeaient maintenant autour de la grande table, dans l'espèce de ferme-château dont était propriétaire leur hôte.

Ils parlaient comme on hurle, riaient comme rugissent les fauves, et buvaient comme des citernes, les jambes allongées, les coudes sur la nappe, les yeux luisants sous la flamme des lampes, chauffés par un foyer formidable qui jetait au plafond des lueurs sanglantes; ils causaient de chasse et de chiens. Mais ils étaient, à l'heure où d'autres idées viennent aux hommes, à moitié gris, et tous suivaient de l'œil une forte fille aux joues rebondies qui portait au bout de ses poings rouges les larges plats chargés de nourritures.

Soudain un grand diable qui était devenu vétérinaire après avoir étudié pour être prêtre, et qui soignait toutes les bêtes de l'arrondissement, M. Séjour, s'écria:

—Crébleu, maît' Blondel, vous avez là une bobonne qui n'est pas piquée des vers.

Et un rire retentissant éclata. Alors un vieux noble déclassé, tombé dans l'alcool, M. de Varnetot, éleva la voix.

—C'est moi qui ai eu jadis une drôle d'histoire avec une fillette comme ça! Tenez, il faut que je vous la raconte. Toutes les fois que j'y pense, ça me rappelle Mirza, ma chienne, que j'avais vendue au comte d'Haussonnel et qui revenait tous les jours, dès qu'on la lâchait, tant elle ne pouvait me quitter. À la fin je m'suis fâché et j'ai prié l'comte de la tenir à la chaîne. Savez-vous c'qu'elle a fait c'te bête? Elle est morte de chagrin.

Mais, pour en revenir à ma bonne, v'là l'histoire:

—J'avais alors vingt-cinq ans et je vivais en garçon, dans mon château de Villebon. Vous savez, quand on est jeune, et qu'on a des rentes, et qu'on s'embête tous les soirs après dîner, on a l'œil de tous les côtés.

Bientôt je découvris une jeunesse qui était en service chez Déboultot, de Cauville. Vous avez bien connu Déboultot, vous, Blondel! Bref, elle, m'enjôla si bien, la gredine, que j'allai un jour trouver son maître et je lui proposai une affaire. Il me céderait sa servante et je lui vendrais ma jument noire, Cocote, dont il avait envie depuis bientôt deux ans. Il me tendit la main «Topez-là, monsieur de Varnetot.» C'était marché conclu; la petite vint au château et je conduisis moi-même à Cauville ma jument, que je laissai pour trois cents écus.

Dans les premiers temps, ça alla comme sur des roulettes. Personne ne se doutait de rien; seulement Rose m'aimait un peu trop pour mon goût. C't'enfant-là, voyez-vous, ce n'était pas n'importe qui. Elle devait avoir quéqu'chose de pas commun dans les veines. Ça venait encore de quéqu'fille qui aura fauté avec son maître.

Bref, elle m'adorait. C'étaient des cajoleries, des mamours, des p'tits noms de chien, un tas d'gentillesses à me donner des réflexions.

Je me disais: «Faut pas qu'ça dure, ou je me laisserai prendre!» Mais on ne me prend pas facilement, moi. Je ne suis pas de ceux qu'on enjôle avec deux baisers. Enfin j'avais l'œil; quand elle m'annonça qu'elle était grosse.

Pif! pan! c'est comme si on m'avait tiré deux coups de fusil dans la poitrine. Et elle m'embrassait, elle m'embrassait, elle riait, elle dansait, elle était folle, quoi! Je ne dis rien le premier jour; mais, la nuit, je me raisonnai. Je pensais: «Ça y est; mais faut parer le coup, et couper le fil, il n'est que temps.» Vous comprenez, j'avais mon père et ma mère à Barneville, et ma sœur mariée au marquis d'Yspare, à Rollebec, à deux lieues de Villebon. Pas moyen de blaguer.

Mais comment me tirer d'affaire? Si elle quittait la maison, on se douterait de quelque chose et on jaserait. Si je la gardais, on verrait bientôt l' bouquet; et puis, je ne pouvais la lâcher comme ça.

J'en parlai à mon oncle, le baron de Creteuil, un vieux lapin qui en a connu plus d'une, et je lui demandai un avis. Il me répondit tranquillement:

—Il faut la marier, mon garçon.

Je fis un bond.

—La marier, mon oncle, mais avec qui?

Il haussa doucement les épaules:

—Avec qui tu voudras, c'est ton affaire et non la mienne. Quand on n'est pas bête on trouve toujours.

Je réfléchis bien huit jours à cette parole, et je finis par me dire à moi-même: «Il a raison, mon oncle.»

Alors, je commençai à me creuser la tête et à chercher; quand un soir le juge de paix, avec qui je venais de dîner, me dit:

—Le fils de la mère Paumelle vient encore de faire une bêtise; il finira mal, ce garçon-là. Il est bien vrai que bon chien chasse de race.

Cette mère Paumelle était une vieille rusée dont la jeunesse avait laissé à désirer. Pour un écu, elle aurait vendu certainement son âme, et son garnement de fils par-dessus le marché.

J'allai la trouver, et tout doucement, je lui fis comprendre la chose.

Comme je m'embarrassais dans mes explications, elle me demanda tout à coup:

—Qué qu'vous lui donnerez, à c'te p'tite?

Elle était maligne, la vieille, mais moi, pas bête, j'avais préparé mon affaire.

Je possédais justement trois lopins de terre perdus auprès de Sasseville, qui dépendaient de mes trois fermes de Villebon. Les fermiers se plaignaient toujours que c'était loin; bref, j'avais repris ces trois champs, six acres en tout, et, comme mes paysans criaient, je leur avais remis, pour jusqu'à la fin de chaque bail, toutes leurs redevances en volailles. De cette façon, la chose passa. Alors, ayant acheté un bout de côte à mon voisin, M. d'Aumonté, je faisais construire une masure dessus, le tout pour quinze cents francs. De la sorte, je venais de constituer un petit bien qui ne me coûtait pas grand'chose, et je le donnais en dot à la fillette.

La vieille se récria: ce n'était pas assez; mais je tins bon, et nous nous quittâmes sans rien conclure.

Le lendemain, dès l'aube, le gars vint me trouver. Je ne me rappelais guère sa figure. Quand je le vis, je me rassurai; il n'était pas mal pour un paysan; mais il avait l'air d'un rude coquin.

Il prit la chose de loin, comme s'il venait acheter une vache. Quand nous fûmes d'accord, il voulut voir le bien; et nous voilà partis à travers champs. Le gredin me fit bien rester trois heures sur les terres; il les arpentait, les mesurait, en prenait des mottes qu'il écrasait dans ses mains, comme s'il avait peur d'être trompé sur la marchandise. La masure n'étant pas encore couverte, il exigea de l'ardoise au lieu de chaume, parce que cela demande moins d'entretien!

Puis il me dit:

—Mais l'mobilier, c'est vous qui le donnez?

Je protestai:

—Non pas; c'est déjà beau de vous donner une ferme.

Il ricana:

—J' craiben, une ferme et un éfant. Je rougis malgré moi. Il reprit:

—Allons, vous donnerez l'lit, une table, l'ormoire, trois chaises et pi la vaisselle, ou ben rien d'fait.

J'y consentis.

Et nous voilà en route pour revenir. Il n'avait pas encore dit un mot de la fille. Mais tout à coup, il demanda d'un air sournois et gêné:

—Mais, si a mourait, à qui qu'il irait, çu bien?

Je répondis:

—Mais, à vous, naturellement.

C'était tout ce qu'il voulait savoir depuis le matin. Aussitôt, il me tendit la main d'un mouvement satisfait. Nous étions d'accord.

Oh! par exemple, j'eus du mal pour décider Rose. Elle se traînait à mes pieds, elle sanglotait, elle répétait: «C'est vous qui me proposez ça! c'est vous! c'est vous!» Pendant plus d'une semaine, elle résista malgré mes raisonnements et mes prières. C'est bête, les femmes; une fois qu'elles ont l'amour en tête, elles ne comprennent plus rien. Il n'y a pas de sagesse qui tienne, l'amour avant tout, tout pour l'amour!

À la fin je me fâchai et la menaçai de la jeter dehors. Alors elle céda peu à peu, à condition que je lui permettrais de venir me voir de temps en temps.

Je la conduisis moi-même à l'autel, je payai la cérémonie, j'offris à dîner à toute la noce. Je fis grandement les choses, enfin. Puis: «Bonsoir mes enfants!» J'allai passer six mois chez mon frère en Touraine.

Quand je fus de retour, j'appris qu'elle était venue, chaque semaine au château me demander. Et j'étais à peine arrivé depuis une heure que je la vis entrer avec un marmot dans les bras. Vous me croirez si vous voulez, mais ça me fît quelque chose de voir ce mioche. Je crois même que je l'embrassai.

Quant à la mère, une ruine, un squelette, une ombre. Maigre, vieillie. Bigre de bigre, ça ne lui allait pas, le mariage! Je lui demandai machinalement:

—Es-tu heureuse?

Alors elle se mit à pleurer comme une source, avec des hoquets, des sanglots, et elle criait:

Je n'peux pas, je n'peux pas m'passer de vous maintenant. J'aime mieux mourir, je n'peux pas!

Elle faisait un bruit du diable. Je la consolai comme je pus et je la reconduisis à la barrière.

J'appris en effet que son mari la battait; et que sa belle-mère lui rendait la vie dure, la vieille chouette.

Deux jours après elle revenait. Et elle me prit dans ses bras, elle se traîna par terre:

—Tuez-moi, mais je n'veux pas retourner là-bas.

Tout à fait ce qu'aurait dit Mirza si elle avait parlé!.

Ça commençait à m'embêter, toutes ces histoires; et je filai pour six mois encore. Quand je revins.... Quand je revins, j'appris qu'elle était morte trois semaines auparavant, après être revenue au château tous les dimanches... toujours comme Mirza. L'enfant aussi était mort huit jours après.

Quant au mari, le madré coquin, il héritait. Il a bien tourné depuis, paraît-il, il est maintenant conseiller municipal:

Puis, M. de Varnetot ajouta en riant:

—C'est égal, c'est moi qui ai fait sa fortune, à celui-là!

Et M. Séjour, le vétérinaire, conclut gravement en portant à sa bouche un verre d'eau-de-vie:

—Tout ce que vous voudrez, mais des femmes comme ça, il n'en faut pas!

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