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Contes du jour et de la nuit

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ADIEU

ADIEU

Les deux amis achevaient de dîner. De la fenêtre du café ils voyaient le boulevard couvert de monde. Ils sentaient passer ces souffles tièdes qui courent dans Paris par les douces nuits d'été, et font lever la tête aux passants et donnent envie de partir, d'aller là-bas, on ne sait où, sous des feuilles, et font rêver de rivières éclairées par la lune, de vers luisants et de rossignols.

L'un d'eux, Henri Simon, prononça, en soupirant profondément:

—Ah! je vieillis. C'est triste. Autrefois, par des soirs pareils, je me sentais le diable au corps. Aujourd'hui je ne me sens plus que des regrets. Ça va vite, la vie!

Il était un peu gros déjà, vieux de quarante-cinq ans peut-être et très chauve.

L'autre, Pierre Carnier, un rien plus âgé, mais plus maigre et plus vivant, reprit:

—Moi, mon cher, j'ai vieilli sans m'en apercevoir le moins du monde. J'étais toujours gai, gaillard, vigoureux et le reste. Or, comme on se regarde chaque jour dans son miroir, on ne voit pas le travail de l'âge s'accomplir, car il est lent, régulier, et il modifie le visage si doucement que les transitions sont insensibles. C'est uniquement pour cela que nous ne mourons pas de chagrin après deux ou trois ans seulement de ravages. Car nous ne les pouvons apprécier. Il faudrait, pour s'en rendre compte, rester six mois sans regarder sa figure—oh! alors quel coup?

Et les femmes, mon cher, comme je les plains, les pauvres êtres. Tout leur bonheur, toute leur puissance, toute leur vie sont dans leur beauté qui dure dix ans.

Donc, moi, j'ai vieilli sans m'en douter, je me croyais presque un adolescent alors que j'avais près de cinquante ans. Ne me sentant aucune infirmité d'aucune sorte, j'allais, heureux et tranquille.

—La révélation de ma décadence m'est venue d'une façon simple et terrible qui m'a atterré pendant près de six mois... puis j'en ai pris mon parti.

—J'ai été souvent amoureux, comme tous les hommes, mais principalement une fois.

Je l'avais rencontrée au bord de la mer, à Étretat, voici douze ans environ, un peu après la guerre. Rien de gentil comme cette plage, le matin, à l'heure des bains. Elle est petite, arrondie en fer à cheval, encadrée par ces hautes falaises blanches percées de ces trous singuliers qu'on nomme les Portes, l'une énorme, allongeant dans la mer sa jambe de géante, l'autre en face, accroupie et ronde; la foule des femmes se rassemble, se masse sur l'étroite langue de galets qu'elle couvre d'un éclatant jardin de toilettes claires, dans ce cadre de hauts rochers. Le soleil tombe en plein sur les côtes, sur les ombrelles de toute nuance, sur la mer d'un bleu verdâtre; et tout cela est gai, charmant, sourit aux yeux. On va s'asseoir tout contre l'eau, et on regarde les baigneuses. Elles descendent, drapées dans un peignoir de flanelle qu'elles rejettent d'un joli mouvement en atteignant la frange d'écume des courtes vagues; et elles entrent dans la mer, d'un petit pas rapide qu'arrête parfois un frisson de froid délicieux, une courte suffocation.

Bien peu résistent à cette épreuve du bain. C'est là qu'on les juge, depuis le mollet jusqu'à la gorge. La sortie surtout révèle les faibles, bien que l'eau de mer soit d'un puissant secours aux chairs amollies.

La première fois que je vis ainsi cette jeune femme, je fus ravi et séduit. Elle tenait bon, elle tenait ferme. Puis il y a des figures dont le charme entre en nous brusquement, nous envahit tout d'un coup. Il semble qu'on trouve la femme qu'on était né pour aimer. J'ai eu cette sensation et cette secousse.

Je me fis présenter et je fus bientôt pincé comme je ne l'avais jamais été. Elle me ravageait le cœur. C'est une chose effroyable et délicieuse que de subir ainsi la domination d'une femme. C'est presque un supplice et, en même temps, un incroyable bonheur. Son regard, son sourire, les cheveux de sa nuque quand la brise les soulevait, toutes les plus petites lignes de son visage, les moindres mouvements de ses traits, me ravissaient, me bouleversaient, m'affolaient. Elle me possédait par toute ma personne, par ses gestes, par ses attitudes, même par les choses qu'elle portait qui devenaient ensorcelantes. Je m'attendrissais à voir sa voilette sur un meuble, ses gants jetés sur un fauteuil. Ses toilettes me semblaient inimitables. Personne n'avait des chapeaux pareils aux siens.

Elle était mariée, mais l'époux venait tous les samedis pour repartir les lundis. Il me laissait d'ailleurs indifférent. Je n'en étais point jaloux, je ne sais pourquoi, jamais un être ne me parut avoir aussi peu d'importance dans la vie, n'attira moins mon attention que cet homme.

Comme je l'aimais, elle! Et comme elle était belle, gracieuse et jeune! C'était la jeunesse, l'élégance et la fraîcheur même. Jamais je n'avais senti de cette façon comme la femme est un être joli, fin, distingué, délicat, fait de charme et de grâce. Jamais je n'avais compris ce qu'il y a de beauté séduisante dans la courbe d'une joue, dans le mouvement d'une lèvre, dans les plis ronds d'une petite oreille, dans la forme de ce sot organe qu'on nomme le nez.

Cela dura trois mois, puis je partis pour l'Amérique, le cœur broyé de désespoir. Mais sa pensée demeura en moi, persistante, triomphante. Elle me possédait de loin comme elle m'avait possédé de près. Des années passèrent. Je ne l'oubliais point. Son image charmante restait devant mes yeux et dans mon cœur. Et ma tendresse lui demeurait fidèle, une tendresse tranquille, maintenant, quelque chose comme le souvenir aimé de ce que j'avais rencontré de plus beau et de plus séduisant dans la vie.


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Douze ans sont si peu de chose dans l'existence d'un homme! On ne les sent point passer! Elles vont l'une après l'autre, les années, doucement et vite, lentes et pressées, chacune est longue et si tôt finie! Et elles s'additionnent si promptement, elles laissent si peu de trace derrière elles, elles s'évanouissent si complètement qu'en se retournant pour voir le temps parcouru on n'aperçoit plus rien, et on ne comprend pas comment il se fait qu'on soit vieux.

Il me semblait vraiment que quelques mois à peine me séparaient de cette saison charmante sur le galet d'Étretat.

J'allais au printemps dernier dîner à Maisons-Laffitte, chez des amis.

Au moment où le train partait, une grosse dame monta dans mon wagon, escortée de quatre petites filles. Je jetai à peine un coup d'œil sur cette mère poule très large, très ronde, avec une face de pleine lune qu'encadrait un chapeau enrubanné.

Elle respirait fortement, essoufflée d'avoir marché vite. Et les enfants se mirent à babiller. J'ouvris mon journal et je commençai à lire.

Nous venions de passer Asnières, quand ma voisine me dit tout à coup:

—Pardon, monsieur, n'êtes-vous pas monsieur Carnier?

—Oui, madame.

Alors elle se mit à rire, d'un rire content de brave femme, et un peu triste pourtant.

—Vous ne me reconnaissez pas?

J'hésitais. Je croyais bien en effet avoir vu quelque part ce visage; mais où? mais quand? Je répondis:

—Oui... et non.... Je vous connais certainement, sans retrouver votre nom.

Elle rougit un peu.

—Madame Julie Lefèvre.

Jamais je ne reçus un pareil coup. Il me sembla en une seconde que tout était fini pour moi! Je sentais seulement qu'un voile s'était déchiré devant mes yeux et que j'allais découvrir des choses affreuses et navrantes.

C'était elle! cette grosse femme commune, elle? Et elle avait pondu ces quatre filles depuis que je ne l'avais vue. Et ces petits êtres m'étonnaient autant que leur mère elle-même. Ils sortaient d'elle; ils étaient grands déjà, ils avaient pris place dans la vie. Tandis qu'elle ne comptait plus, elle, cette merveille de grâce coquette et fine. Je l'avais vue hier, me semblait-il, et je la retrouvais ainsi! Était-ce possible? Une douleur violente m'étreignait le cœur, et aussi une révolte contre la nature même, une indignation irraisonnée, contre cette œuvre brutale, infâme de destruction.

Je la regardais effaré. Puis je lui pris la main; et des larmes me montèrent aux yeux. Je pleurais sa jeunesse, je pleurais sa mort. Car je ne connaissais point cette grosse dame.

Elle, émue aussi, balbutia:—Je suis bien changée, n'est-ce pas? Que voulez-vous, tout passe. Vous voyez, je suis devenue une mère, rien qu'une mère, une bonne mère. Adieu le reste, c'est fini. Oh! je pensais bien que vous ne me reconnaîtriez pas, si nous nous rencontrions jamais. Vous aussi, d'ailleurs, vous êtes changé; il m'a fallu quelque temps pour être sûre de ne me point tromper. Vous êtes devenu tout blanc. Songez. Voici douze ans! Douze ans! Ma fille aînée a dix ans déjà.

Je regardai l'enfant. Et je retrouvai en elle quelque chose du charme ancien de sa mère, mais quelque chose d'indécis encore, de peu formé, de prochain. Et la vie m'apparut rapide comme un train qui passe.

Nous arrivions à Maisons-Laffitte. Je baisai la main de ma vieille amie. Je n'avais rien trouvé à lui dire que d'affreuses banalités. J'étais trop bouleversé pour parler.

Le soir, tout seul, chez moi, je me regardai longtemps dans ma glace, très longtemps. Et je finis par me rappeler ce que j'avais été, par revoir en pensée, ma moustache brune et mes cheveux noirs, et la physionomie jeune de mon visage. Maintenant j'étais vieux. Adieu.





SOUVENIR

SOUVENIR

Comme il m'en vient des souvenirs de jeunesse sous la douce caresse du premier soleil! Il est un âge où tout est bon, gai, charmant, grisant. Qu'ils sont exquis les souvenirs des anciens printemps!

Vous rappelez-vous, vieux amis, mes frères, ces années de joie où la vie n'était qu'un triomphe et qu'un rire? Vous rappelez-vous les jours de vagabondage autour de Paris, notre radieuse pauvreté, nos promenades dans les bois reverdis, nos ivresses d'air bleu dans les cabarets au bord de la Seine, et nos aventures d'amour si banales et si délicieuses?

J'en veux dire une de ces aventures. Elle date de douze ans et me paraît déjà si vieille, si vieille, qu'elle me semble maintenant à l'autre bout de ma vie, avant le tournant, ce vilain tournant d'où j'ai aperçu tout à coup la fin du voyage.

J'avais alors vingt-cinq ans. Je venais d'arriver à Paris; j'étais employé dans un ministère, et les dimanches m'apparaissaient comme des fêtes extraordinaires, pleines d'un bonheur exhubérant, bien qu'il ne se passât jamais rien d'étonnant.

C'est tous les jours dimanche, aujourd'hui. Mais je regrette le temps où je n'en avais qu'un par semaine. Qu'il était bon! J'avais six francs à dépenser!

Je m'éveillai tôt, ce matin-là, avec cette sensation de liberté que connaissent si bien les employés, cette sensation de délivrance, de repos, de tranquillité, d'indépendance.

J'ouvris ma fenêtre. Il faisait un temps admirable. Le ciel tout bleu s'étalait sur la ville, plein de soleil et d'hirondelles.

Je m'habillai bien vite et je partis, voulant passer la journée dans les bois, à respirer les feuilles; car je suis d'origine campagnarde, ayant été élevé dans l'herbe et sous les arbres.

Paris s'éveillait, joyeux, dans la chaleur et la lumière. Les façades des maisons brillaient; les serins des concierges s'égosillaient dans leurs cages, et une gaieté courait la rue, éclairait les visages, mettait un rire partout, comme un contentement mystérieux des êtres et des choses sous le clair soleil levant.

Je gagnai la Seine pour prendre l'Hirondelle qui me déposerait à Saint-Cloud.

Comme j'aimais cette attente du bateau sur le ponton. Il me semblait que j'allais partir pour le bout du monde, pour des pays nouveaux et merveilleux. Je le voyais apparaître, ce bateau, là-bas, là-bas, sous l'arche du second pont, tout petit, avec son panache de fumée, puis plus gros, plus gros, grandissant toujours; et il prenait en mon esprit des allures de paquebot.

Il accostait et je montais.

Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avec des toilettes voyantes, des rubans éclatants et de grosses figures écarlates. Je me plaçais tout à l'avant, debout, regardant fuir les quais, les arbres, les maisons, les ponts. Et soudain j'apercevais le grand viaduc du Point-du-Jour qui barrait le fleuve. C'était la fin de Paris, le commencement de la campagne, et la Seine soudain, derrière la double ligne des arches, s'élargissait comme si on lui eût rendu l'espace et la liberté, devenait tout à coup le beau fleuve paisible qui va couler à travers les plaines, au pied des collines boisées, au milieu des champs, au bord des forêts.

Après avoir passé entre deux îles, l'Hirondelle suivit un coteau tournant dont la verdure était pleine de maisons blanches. Une voix annonça: «Bas-Meudon», puis plus loin: «Sèvres», et, plus loin encore «Saint-Cloud».

Je descendis. Et je suivis à pas pressés, à travers la petite ville, la route qui gagne les bois. J'avais emporté une carte des environs de Paris pour ne point me perdre dans les chemins qui traversent en tous sens ces petites forêts où se promènent les Parisiens.

Dès que je fus à l'ombre, j'étudiai mon itinéraire qui me parut d'ailleurs d'une simplicité parfaite. J'allais tourner à droite, puis à gauche, puis encore à gauche, et j'arriverais à Versailles à la nuit, pour dîner.

Et je me mis à marcher lentement, sous les feuilles nouvelles, buvant cet air savoureux que parfument les bourgeons et les sèves. J'allais à petits pas, oublieux des paperasses, du bureau, du chef, des collègues, des dossiers, et songeant à des choses heureuses qui ne pouvaient manquer de m'arriver, à tout l'inconnu voilé de l'avenir. J'étais traversé par mille souvenirs d'enfance que ces senteurs de campagne réveillaient en moi, et j'allais, tout imprégné du charme odorant, du charme vivant, du charme palpitant des bois attiédis par le grand soleil de juin.

Parfois, je m'asseyais pour regarder, le long d'un talus, toutes sortes de petites fleurs dont je savais les noms depuis longtemps. Je les reconnaissais toutes comme si elles eussent été justement celles mêmes vues autrefois au pays. Elles étaient jaunes, rouges, violettes, fines, mignonnes, montées sur de longues tiges ou collées contre terre. Des insectes de toutes couleurs et de toutes formes, trapus, allongés, extraordinaires de construction, des monstres effroyables et microscopiques, faisaient paisiblement des ascensions de brins d'herbe qui ployaient sous leur poids.

Puis je dormis quelques heures dans un fossé, et je repartis reposé, fortifié par ce somme.

Devant moi, s'ouvrit une ravissante allée, dont le feuillage un peu grêle laissait pleuvoir partout sur le sol des gouttes de soleil qui illuminaient des marguerites blanches. Elle s'allongeait interminablement, vide et calme. Seul, un gros frelon solitaire et bourdonnant la suivait, s'arrêtant parfois pour boire une fleur qui se penchait sous lui, et repartant presque aussitôt pour se reposer encore un peu plus loin. Son corps énorme semblait en velours brun rayé de jaune, porté par des ailes transparentes et démesurément petites.

Mais tout à coup j'aperçus au bout de l'allée deux personnes, un homme et une femme, qui venaient, vers moi. Ennuyé d'être troublé dans ma promenade tranquille j'allais m'enfoncer dans les taillis, quand il me sembla qu'on m'appelait. La femme en effet agitait son ombrelle, et l'homme, en manches de chemise, la redingote sur un bras, élevait l'autre en signe de détresse.

J'allai vers eux. Ils marchaient d'une allure pressée, très rouges tous deux, elle à petits pas rapides, lui à longues enjambées. On voyait sur leur visage de la mauvaise humeur et de la fatigue.

La femme aussitôt me demanda:

—Monsieur, pouvez-vous me dire où nous sommes? mon imbécile de mari nous a perdus en prétendant connaître parfaitement ce pays.

Je répondis avec assurance:

—Madame, vous allez vers Saint-Cloud et vous tournez le dos à Versailles.

Elle reprit, avec un regard de pitié irritée pour son époux:

—Comment! nous tournons le dos à Versailles. Mais c'est justement là que nous voulons dîner.

—Moi aussi, madame, j'y vais.

Elle prononça plusieurs fois, en haussant les épaules:

—Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu! avec ce ton de souverain mépris qu'ont les femmes pour exprimer leur exaspération.

Elle était toute jeune, jolie, brune, avec une ombre de moustache sur les lèvres.

Quant à lui, il suait et s'essuyait le front. C'était assurément un ménage de petits bourgeois parisiens. L'homme semblait atterré, éreinté et désolé.

Il murmura:

—Mais, ma bonne amie... c'est toi....

Elle ne le laissa pas achever:

—C'est moi!... Ah! c'est moi maintenant. Est-ce moi qui ai voulu partir sans renseignements en prétendant que je me retrouverais toujours? Est-ce moi qui ai voulu prendre à droite au haut de la côte, en affirmant que je reconnaissais le chemin? Est-ce moi qui me suis chargée de Cachou....

Elle n'avait point achevé de parler, que son mari, comme s'il eût été pris de folie, poussa un cri perçant, un long cri de sauvage qui ne pourrait s'écrire en aucune langue, mais qui ressemblait à tiiitiiit.

La jeune femme ne parut ni s'étonner, ni s'émouvoir, et reprit:

—Non, vraiment, il y a des gens trop stupides, qui prétendent toujours tout savoir. Est-ce moi qui ai pris, l'année dernière, le train de Dieppe, au lieu de prendre celui du Havre, dis, est-ce moi? Est-ce moi qui ai parié que M. Letourneur demeurait rue des Martyrs?... Est-ce moi qui ne voulais pas croire que Céleste était une voleuse?...

Et elle continuait avec furie, avec une vélocité de langue surprenante, accumulant les accusations les plus diverses, les plus inattendues et les plus accablantes, fournies par toutes les situations intimes de l'existence commune, reprochant à son mari tous ses actes, toutes ses idées, toutes ses allures, toutes ses tentatives, tous ses efforts, sa vie depuis leur mariage jusqu'à l'heure présente.

Il essayait de l'arrêter, de la calmer et bégayait:

—Mais, ma chère amie... c'est inutile... devant monsieur.... Nous nous donnons en spectacle.... Cela n'intéresse pas monsieur....

Et il tournait des yeux lamentables vers les taillis, comme s'il eût voulu en sonder la profondeur mystérieuse et paisible, pour s'élancer dedans, fuir, se cacher à tous les regards; et, de temps en temps, il poussait un nouveau cri, un tiiitiiit prolongé, suraigu. Je pris cette habitude pour une maladie nerveuse.

La jeune femme, tout à coup, se tournant vers moi, et changeant de ton avec une très singulière rapidité, prononça:

—Si monsieur veut bien le permettre, nous ferons route avec lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer à coucher dans le bois.

Je m'inclinai; elle prit mon bras et elle se mit à parler de mille choses, d'elle, de sa vie, de sa famille, de son commerce. Ils étaient gantiers rue Saint-Lazare.

Son mari marchait à côté d'elle, jetant toujours des regards de fou dans l'épaisseur des arbres, et criant tiiitiiit de moment en moment.

À la fin, je lui demandai:

—Pourquoi criez-vous comme ça?

Il répondit d'un air consterné, désespéré:

—C'est mon pauvre chien que j'ai perdu.

—Comment? Vous avez perdu votre chien?

—Oui. Il avait à peine un an. Il n'était jamais sorti de la boutique. J'ai voulu le prendre pour le promener dans les bois. Il n'avait jamais vu d'herbes ni de feuilles; et il est devenu comme fou. Il s'est mis à courir en aboyant et il a disparu dans la forêt. Il faut dire aussi qu'il avait eu très peur du chemin de fer; cela avait pu lui faire perdre le sens. J'ai eu beau l'appeler, il n'est pas revenu. Il va mourir de faim là-dedans.

La jeune femme, sans se tourner vers son mari, articula:

—Si tu lui avais laissé son attache, cela ne serait pas arrivé, Quand on est bête comme toi, on n'a pas de chien.

Il murmura timidement:

—Mais, ma chère amie, c'est toi....

Elle s'arrêta net; et, le regardant dans les yeux comme si elle allait les lui arracher, elle recommença à lui jeter au visage des reproches sans nombre.

Le soir tombait. Le voile de brume qui couvre la campagne au crépuscule se déployait lentement; et une poésie flottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulière et charmante qui emplit les bois à l'approche de la nuit.

Tout à coup, le jeune homme s'arrêta, et se tâtant le corps fiévreusement:

—Oh! je crois que j'ai....

Elle le regardait:

—Eh bien, quoi!

—Je n'ai pas fait attention que j'avais ma redingote sur mon bras.

—Eh bien?

—J'ai perdu mon portefeuille... mon argent était dedans.

Elle frémit de colère, et suffoqua d'indignation.

—Il ne manquait plus que cela. Que tu es stupide! Mais que tu es stupide! Est-ce possible d'avoir épousé un idiot pareil! Eh bien va le chercher, et fais en sorte de le retrouver. Moi je vais gagner Versailles avec monsieur. Je n'ai pas envie de coucher dans le bois.

Il répondit doucement:

—Oui, mon amie; où vous retrouverai-je?

On m'avait recommandé un restaurant. Je l'indiquai.

Le mari se retourna, et, courbé vers la terre que son œil anxieux parcourait, criant: Tiiitiit à tout moment, il s'éloigna.

Il fut longtemps à disparaître; l'ombre, plus épaisse, l'effaçait dans le lointain de l'allée. On ne distingua bientôt plus la silhouette de son corps; mais on entendit longtemps son tiiit tiiit, tiiit tiiit lamentable, plus aigu à mesure que la nuit se faisait plus noire.

Moi, j'allais d'un pas vif, d'un pas heureux dans la douceur du crépuscule, avec cette petite femme inconnue qui s'appuyait sur mon bras.

Je cherchais des mots galants sans en trouver. Je demeurais muet, troublé, ravi.

Mais une grand'route soudain coupa notre allée. J'aperçus à droite, dans un vallon, toute une ville.

Qu'était donc ce pays.

Un homme passait. Je l'interrogeai. Il répondit:

—Bougival.

Je demeurai interdit:

—Comment Bougival? Vous êtes sûr?

—Parbleu, j'en suis!

La petite femme riait comme une folle.

Je proposai de prendre une voiture pour gagner Versailles. Elle répondit:

—Ma foi non. C'est trop drôle, et j'ai trop faim. Je suis bien tranquille au fond; mon mari se retrouvera toujours bien, lui. C'est tout bénéfice pour moi d'en être soulagée pendant quelques heures.

Nous entrâmes donc dans un restaurant, au bord de l'eau, et j'osai prendre un cabinet particulier.

Elle se grisa, ma foi, fort bien, chanta, but du Champagne, fit toutes sortes de folies... et même la plus grande de toutes.

Ce fut mon premier adultère!





LA CONFESSION

LA CONFESSION

Marguerite de Thérelles allait mourir. Bien qu'elle n'eût que cinquante et six ans, elle en paraissait au moins soixante et quinze. Elle haletait, plus pâle que ses draps, secouée de frissons épouvantables, la figure convulsée, l'œil hagard, comme si une chose horrible lui eût apparu.

Sa sœur aînée, Suzanne, plus âgée de six ans, à genoux près du lit, sanglotait. Une petite table approchée de la couche de l'agonisante portait, sur une serviette, deux bougies allumées, car on attendait le prêtre qui devait donner l'extrême-onction et la communion dernière.

L'appartement avait cet aspect sinistre qu'ont les chambres des mourants, cet air d'adieu désespéré. Des fioles traînaient sur les meubles, des linges traînaient dans les coins, repoussés d'un coup de pied ou de balai. Les sièges en désordre semblaient eux-mêmes effarés, comme s'ils avaient couru dans tous les sens. La redoutable mort était là, cachée, attendant.

L'histoire des deux sœurs était attendrissante. On la citait au loin; elle avait fait pleurer bien des yeux.

Suzanne, l'aînée, avait été aimée follement, jadis, d'un jeune homme qu'elle aimait aussi. Ils furent fiancés, et on n'attendait plus que le jour fixé pour le contrat, quand Henry de Sampierre était mort brusquement.

Le désespoir de la jeune fille fut affreux, et elle jura de ne se jamais marier. Elle tint parole. Elle prit des habits de veuve qu'elle ne quitta plus.

Alors sa sœur, sa petite sœur Marguerite, qui n'avait encore que douze ans, vint, un matin, se jeter dans les bras de l'aînée, et lui dit: «Grande sœur, je ne veux pas que tu sois malheureuse. Je ne veux pas que tu pleures toute ta vie. Je ne te quitterai jamais, jamais, jamais! Moi, non plus, je ne me marierai pas. Je resterai près de toi, toujours, toujours, toujours».

Suzanne l'embrassa attendrie par ce dévouement d'enfant, et n'y crut pas.

Mais la petite aussi tint parole et, malgré les prières des parents, malgré les supplications de l'aînée, elle ne se maria jamais. Elle était jolie, fort jolie; elle refusa bien des jeunes gens qui semblaient l'aimer; elle ne quitta plus sa sœur.

Elles vécurent ensemble tous les jours de leur, existence, sans se séparer une seule fois. Elles allèrent côte à côte, inséparablement unies. Mais Marguerite sembla toujours triste, accablée, plus morne que l'aînée comme si peut-être son sublime sacrifice l'eût brisée. Elle vieillit plus vite, prit des cheveux blancs dès l'âge de trente ans et, souvent souffrante, semblait atteinte d'un mal inconnu qui la rongeait.

Maintenant elle allait mourir la première.

Elle ne parlait plus depuis vingt-quatre heures. Elle avait dit seulement, aux premières lueurs de l'aurore:

—Allez chercher monsieur le curé, voici l'instant.

Et elle était demeurée ensuite sur le dos, secouée de spasmes, les lèvres agitées comme si des paroles terribles lui fussent montées du cœur, sans pouvoir sortir, le regard affolé d'épouvanté, effroyable à voir.

Sa sœur, déchirée par la douleur, pleurait éperdument, le front sur le bord du lit et répétait:

—Margot, ma pauvre Margot, ma petite!

Elle l'avait toujours appelée: «ma petite», de même que la cadette l'avait toujours appelée: «grande sœur».

On entendit des pas dans l'escalier. La porte s'ouvrit. Un enfant de chœur parut, suivi du vieux prêtre en surplis. Dès qu'elle l'aperçut, la mourante s'assit d'une secousse, ouvrit les lèvres, balbutia deux ou trois paroles, et se mit à gratter ses ongles comme si elle eût voulu y faire un trou.

L'abbé Simon s'approcha, lui prit la main, la baisa sur le front et, d'une voix douce:

—Dieu vous pardonne, mon enfant; ayez du courage, voici le moment venu, parlez.

Alors, Marguerite, grelottant de la tête aux pieds, secouant toute sa couche de ses mouvements nerveux, balbutia:

—Assieds-toi, grande sœur, écoute.

Le prêtre se baissa vers Suzanne, toujours abattue au pied du lit, la releva, la mit dans un fauteuil et, prenant dans chaque main la main d'une des deux sœurs, il prononça:

—Seigneur, mon Dieu! envoyez-leur la force, jetez sur elles votre miséricorde.

Et Marguerite se mit à parler. Les mots lui sortaient de la gorge un à un, rauques, scandés, comme exténués.

—Pardon, pardon, grande sœur, pardonne-moi! Oh! si tu savais comme j'ai eu peur de ce moment-là, toute ma vie!...

Suzanne balbutia, dans ses larmes:

—Quoi te pardonner, petite? Tu m'as tout donné, tout sacrifié; tu es un ange...

Mais Marguerite l'interrompit:

—Tais-toi, tais-toi! Laisse-moi dire... ne m'arrête pas.... C'est affreux... laisse-moi dire tout... jusqu'au bout, sans bouger... Écoute.... Tu te rappelles... tu te rappelles... Henry....

Suzanne tressaillit et regarda sa sœur. La cadette reprit:

—Il faut que tu entendes tout pour comprendre. J'avais douze ans, seulement douze ans, tu te le rappelles bien, n'est-ce pas? Et j'étais gâtée, je faisais tout ce que je voulais!... Tu te rappelles bien comme on me gâtait?... Écoute.... La première fois qu'il est venu, il avait des bottes vernies; il est descendu de cheval devant le perron, et il s'est excusé sur son costume, mais il venait apporter une nouvelle à papa. Tu te le rappelles, n'est-ce pas?... Ne dis rien... écoute. Quand je l'ai vu, j'ai été toute saisie, tant je l'ai trouvé beau, et je suis demeurée debout dans un coin du salon tout le temps qu'il a parlé. Les enfants sont singuliers... et terribles.... Oh! oui ... j'en ai rêvé!

«Il est revenu... plusieurs fois... je le regardais de tous mes yeux, de toute mon âme... j'étais grande pour mon âge... et bien plus rusée qu'on ne croyait. Il est revenu souvent.... Je ne pensais qu'à lui. Je prononçais tout bas:

«—Henry... Henry de Sampierre!

«Puis on a dit qu'il allait t'épouser. Ce fut un chagrin... oh! grande sœur... un chagrin... un chagrin! J'ai pleuré trois nuits, sans dormir. Il revenait tous les jours, l'après-midi, après son déjeuner... tu te le rappelles, n'est-ce pas! Ne dis rien... écoute. Tu lui faisais des gâteaux qu'il aimait beaucoup... avec de la farine, du beurre et du lait.... Oh! je sais bien comment.... J'en ferais encore s'il le fallait. Il les avalait d'une seule bouchée, et puis il buvait un verre de vin... et puis il disait: «C'est délicieux.» Tu te rappelles comme il disait ça?

«J'étais jalouse, jalouse!... Le moment de ton mariage approchait. Il n'y avait plus que quinze jours. Je devenais folle. Je me disais: Il n'épousera pas Suzanne, non, je ne veux pas!... C'est moi qu'il épousera, quand je serai grande. Jamais je n'en trouverai un que j'aime autant.... Mais un soir, dix jours avant ton contrat, tu t'es promenée avec lui devant le château, au clair de lune... et là-bas... sous le sapin, sous le grand sapin... il t'a embrassée... embrassée... dans ses deux bras... si longtemps.... Tu te le rappelles, n'est-ce pas! C'était probablement la première fois... oui.... Tu étais si pâle en rentrant au salon!

«Je vous ai vus; j'étais là, dans le massif. J'ai eu une rage! Si j'avais pu, je vous aurais tués!

«Je me suis dit: Il n'épousera pas Suzanne, jamais! Il n'épousera personne. Je serais trop malheureuse.... Et tout d'un coup je me suis mise à le haïr affreusement.

«Alors, sais-tu ce que j'ai fait?... écoute. J'avais vu le jardinier préparer des boulettes pour tuer des chiens errants. Il écrasait une bouteille avec une pierre et mettait le verre pilé dans une boulette de viande.

«J'ai pris chez maman une petite bouteille de pharmacien, je l'ai broyée avec un marteau, et j'ai caché le verre dans ma poche. C'était une poudre brillante.... Le lendemain, comme tu venais de faire les petits gâteaux, je les ai fendus avec un couteau et j'ai mis le verre dedans.... Il en a mangé trois... moi aussi, j'en ai mangé un.... J'ai jeté les six autres dans l'étang... les deux cygnes sont morts trois jours après.... Tu te le rappelles?... Oh! ne dis rien... écoute, écoute.... Moi seule, je ne suis pas morte... mais j'ai toujours été malade... écoute.... Il est mort... tu sais bien... écoute... ce n'est rien cela.... C'est après, plus tard... toujours... le plus terrible... écoute....

«Ma vie, toute ma vie... quelle torture! Je me suis dit: Je ne quitterai plus ma sœur. Et je lui dirai tout, au moment de mourir.... Voilà. Et depuis, j'ai toujours pensé à ce moment-là, à ce moment-là où je te dirais tout.... Le voici venu.... C'est terrible.... Oh!... grande sœur!

«J'ai toujours pensé, matin et soir, le jour, la nuit: Il faudra que je lui dise cela, une fois.... J'attendais.... Quel supplice!... C'est fait.... Ne dis rien.... Maintenant, j'ai peur... j'ai peur... oh! j'ai peur! Si j'allais le revoir, tout à l'heure, quand je serai morte.... Le revoir... y songes-tu?... La première!... Je n'oserai pas.... Il le faut.... Je vais mourir.... Je veux que tu me pardonnes. Je le veux.... Je ne peux pas m'en aller sans cela devant lui. Oh! dites-lui de me pardonner, monsieur le curé, dites-lui... je vous en prie. Je ne peux mourir sans ça....

Elle se tut, et demeura haletante, grattant toujours le drap de ses ongles crispés....

Suzanne avait caché sa figure dans ses mains et ne bougeait plus. Elle pensait à lui qu'elle aurait pu aimer si longtemps! Quelle bonne vie ils auraient eue! Elle le revoyait, dans l'autrefois disparu, dans le vieux passé à jamais éteint. Morts chéris! comme ils vous déchirent le cœur! Oh! ce baiser, son seul baiser! Elle l'avait gardé dans l'âme. Et puis plus rien, plus rien dans toute son existence!...

Le prêtre tout à coup se dressa et, d'une voix forte, vibrante, il cria:

—Mademoiselle Suzanne, votre sœur va mourir!

Alors Suzanne, ouvrant ses mains, montra sa figure trempée de larmes, et, se précipitant sur sa sœur, elle la baisa de toute sa force en balbutiant:

—Je te pardonne, je te pardonne, petite....


PARIS.—IMP. G. MARPON ET E. FLAMMARION, RUE RACINE, 26

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