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Contes irrévérencieux

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The Project Gutenberg eBook of Contes irrévérencieux

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Title: Contes irrévérencieux

Author: Armand Silvestre

Illustrator: P. Kauffmann

Release date: April 1, 2004 [eBook #12080]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES IRRÉVÉRENCIEUX ***

ARMAND SILVESTRE

CONTES IRRÉVÉRENCIEUX

Illustrations de P. Kauffmann




L'INVITÉ


L'INVITÉ

Sur le mail planté de tilleuls, dont les feuilles agitent, dans le vent automnal, un petit cliquetis de cuivre, dominant la rivière où le reflet des peupliers sur l'autre rive échevelé de minces filets d'or, non loin de la statue du célèbre Gigomard, unique grand homme dont s'enorgueillisse la petite cité de Lafouillouze-en-Vexin, plus mélancolique à la fois que les tilleuls roux, les peupliers jaunes et le célèbre Gigomard dans son habit de bronze vert où les pigeons brodent de blanches passementeries, M. Rodamour, qui a choisi ce lieu charmant pour y prendre sa retraite, achève sa promenade accoutumée. Ayant, comme beaucoup d'imprudents, en cette perfide saison, oublié son paletot, il sent, dans ses vêtements trop légers, comme une chose grelottante qui est lui-même, le soleil ayant tout à coup disparu derrière la colline qui forme l'horizon occidental, et ne mettant plus qu'aux cimes des grands arbres de l'avenue un frisson de lumière flambante qui s'éteint dans un léger brouillard—telle une rangée de cierges quand la messe est finie.

Ancien conservateur des hypothèques au chef-lieu, doté d'une retraite suffisante à ses goûts, officier de l'instruction publique, M. Rodamour aurait, semble-t-il, tout ce qu'il faut, pour être heureux, à un homme qui n'a pas rêvé plus que cela dans la vie. Un veuvage, longtemps, mais patiemment attendu, a ajouté, à toutes ces faveurs du destin, les bienfaits d'une complète liberté. Il a un bon chien sur ses talons, une bonne pipe au coin de son feu, il est suffisamment égoïste pour ne pas souffrir du mal des autres. En vérité, l'heureux bonhomme, la bourrique bourgeoise et fortunée que voila! Et cependant, M. Rodamour qui possède, en surcroît, un intellect assez borné pour défier les tortures de l'esprit, est plus mélancolique que les tilleuls roux, les peupliers jaunes et le vert Gigomard tout ensemble.

Depuis son arrivée dans la petite ville, il n'avait qu'une ambition: être invité à dîner chez le baron de Picpus, où se réunissaient, de temps en temps, en des agapes quasi-officielles, par leur solennité, les gens qui étaient censés constituer la bonne compagnie de la ville: ce qu'on est convenu d'appeler, en province, la société. On ne faisait pas partie du monde de la Lafouillouze-en-Vexin, quand on ne dînait pas chez le baron de Picpus, et l'hospitalité, sur invitations, de cet ancien préfet, une des gloires du 16 Mai, était quelque chose comme un titre de noblesse et comme un brevet de bon ton. Ce n'était pas seulement la vanité et la conscience de sa bonne éducation qui lui faisait souhaiter ardemment d'entrer dans cette aristocratie. M. Rodamour est, à la fois, très gourmand et très économe. Or, les dîners du baron de Picpus passaient pour de vraies fêtes gastronomiques. On renommait surtout les vins qui s'y buvaient et, plus d'une fois, par de belles nuits toutes frémissantes d'étoiles, on avait vu les convives s'égrener, à la sortie de la maison, en un chapelet brisé d'hilarités titubantes que se renvoyaient les murs.

Ces jours-là, on ne trouvait dans la ville, ni une volaille grasse, ni une pièce de gibier, ni une primeur. M. Rodamour se pourléchait moralement les babines de toutes ces goinfreries imaginaires pour lui, mais dont on parlait partout avec enthousiasme le lendemain. Faut-il dévoiler jusqu'au bout son âme? Eh bien! il était loin d'être insensible aux charmes dodus de madame la baronne, qui avait été une fort belle femme, et dont la maturité confortable valait encore certainement mieux qu'un tas de jeunesses étriquées. Car ce qui reste d'une beauté réelle est certainement préférable à la laideur la plus fraîche, et une rose, même en son déclin parfumé, est, pour sa tige, une plus belle parure que le cynorhodon qui vient à peine de se former. Et voilà pourquoi notre ancien conservateur avait si fort envie de fréquenter chez le baron et d'y trouver la table, sinon le lit, ayant toujours su d'ailleurs, comme on l'apprend dans l'administration française, modérer ses désirs.

Mais, en vain, il avait accumulé les visites et les politesses, les prévenances et les marques de sympathie respectueuses. La porte lui demeurait fermée. On ne l'invitait pas, et il croyait même avoir remarqué, avec une certaine douleur, que madame la baronne le regardait, dans la rue, avec un oeil qui n'avait rien de caressant.

Brrrr! il rentre donc chez lui, chassé du mail, avant l'heure coutumière, par un caprice subit de la température. Il va passer devant l'hôtel du baron, où de malheureux iris, plantés au-dessus des pilastres de la grande porte, flottent dans le vent subitement levé, comme les lanières d'un fouet. La grande porte s'ouvre et madame la baronne en sort dans une toilette merveilleusement seyante à son opulente personne, et secouant dans l'air les effluves délicats des parfums les plus mondains. Ses yeux rencontrent la silhouette de notre Rodamour et ne se chargent pas, comme à l'ordinaire, d'éclairs ironiques et sourds. Au contraire, on dirait que s'y peint une certaine joie de cette rencontre inattendue. Rodamour est bien près de s'évanouir d'émotion quand il la voit venir à lui, ses jolies mains, gantées de suède pâle, presque tendues vers les siennes, et il lui faut s'appuyer sur sa canne quand il l'entend lui dire, d'une voix plus que bienveillante dans l'accent: «—Cher monsieur, nous avons ce soir quelques amis à dîner. Voulez-vous nous faire, au baron et à moi, l'honneur d'être des nôtres?» M. Rodamour balbutie un remerciement éperdu. «—Nous comptons absolument sur vous», continue la grande dame en lui abandonnant sa jolie main gantée de suède pâle.

M. Rodamour était fou de joie. L'excès de sa félicité l'induisait même en de compromettantes rêveries. Cette invitation à brûle-pourpoint et comme dictée par un besoin impérieux de l'âme; cet abandon subit après tant de dédains apparents; ces dédains ne cachaient-ils pas une sympathie secrète, longtemps inavouée et vaguement criminelle? N'étaient-ils pas une ruse d'honnête personne défendant son honneur contre une passion sans merci? Il n'était plus jeune; mais elle, aussi, avait franchi les bornes de l'adolescence. Il était d'ailleurs bien conservé et l'on voit souvent les dames de province préférer des messieurs un peu mûrs, expérimentés et discrets, à des godelureaux compromettants. Je vous dis qu'il était fou. Des visions de repas sardanapalesques et d'amoureuses orgies hantaient le cerveau déséquilibré du vieux pasteur d'hypothèques. Il rentra chez lui et commença une toilette qui eût fait rêver l'ombre elle-même de Brummel. Pendant ce temps, Mme de Picpus était rentrée et avait dit à son mari: «—Ma foi, j'ai rencontré cette vieille bête de Rodamour, et, n'ayant pas eu le temps de trouver mieux, je l'ai invité. Nous ne serons pas treize à table. C'est l'essentiel. Dans ce cas-là, on fait le quatorzième comme on peut.» Et M. le baron lui avait répondu: «—Tu le mettras entre Mme Pévolant, qui bégaye, et Mlle des Haudriettes, qui est sourde comme un pot. Comme ça, il ne pourra pas causer et n'ennuyera personne.

L'heure du dîner est proche; madame la baronne, en un décolleté aimable, découvrant les splendeurs d'un automne encore ensoleillé, donne les derniers ordres, puis reçoit les premiers invités, les indiscrets qui volent, à la salle à manger et à l'office, les suprêmes et utiles coups d'oeil de la maîtresse de maison, espèce préjudiciable aux intérêts de tous. Madame la baronne n'en est pas moins infiniment gracieuse avec ces importuns, et la joie de recevoir—car elle est essentiellement mondaine—s'épanouit sur son visage délicieusement duveté de neige fine et odorante. Tout à coup, un domestique apporte une lettre sur un plateau.—«Vous permettez?—Comment donc?» Mme la baronne lit et pâlit. Puis, se rapprochant du baron qui fait de la sale politique au coin de la haute cheminée: «—Nous voilà bien! lui dit-elle tout bas. Cet imbécile de Bigoudi ne vient pas.—Alors, nous revoilà treize! Tu avais bien besoin d'inviter ce Rodamour!—Je l'ai fait pour le mieux. Lui ou un autre...—Pardon! un autre aurait été peut-être moins ennuyeux. Fais comme tu le voudras, mais je n'en veux plus.»

Madame la baronne sortit un instant en tapotant nerveusement ses jupes.

Cinq minutes après, un homme, ganté de frais, boitillant en des bottines vernies toutes neuves, un foulard tendu sur le plastron de sa chemise pour qu'elle ne fût froissée du vent, sonnait, d'un petit air tout ensemble timide et belliqueux, à la porte de l'hôtel. C'était notre Rodamour. Le même domestique, qui avait porté la lettre, le recevait, sans lui laisser franchir l'huis, malgré une bonne petite cinglée de givre dans l'air. «—Monsieur et madame la baronne sont désolés, lui disait-il, mais le dîner est décommandé.» En se retournant, abasourdi par cette nouvelle, M. Rodamour se heurte à un jeune pâtissier portant, sur la tête, une magnifique langouste en belle-vue, aux larges et savoureuses hosties saupoudrées de truffes, portant, comme Louis XIV, une perruque de laitue fraîche.

Sa situation est bien difficile à Lafouillouze-en-Vexin depuis cette triste soirée. Tout le monde sait que le dîner a eu lieu, et il avait conté à tout le monde qu'il y était invité. On commence à le soupçonner d'avoir eu quelque chose de louche dans son passé, d'avoir laissé échapper quelque hypothèque, par exemple. C'est tout au plus si on le salue. Plus que jamais, il dépasse, en mélancolie, les tilleuls roux, les peupliers jaunis et le vert Gigomard. Voltaire a eu raison de dire que la superstition avait été une source effroyable de maux pour l'humanité.




ANGÉLIQUE


ANGÉLIQUE

C'était un vrai gentilhomme que le marquis de Libersac, en son marquisat girondin de vieille souche, authentiquement allié aux plus grandes familles du Bordelais, mais vivant dans la retraite, pour ce que la modicité de son bien ne lui eût pas permis de faire bonne figure parmi ses pairs. Sa seule fortune consistait, en effet, en vignes, constituant, d'ailleurs, un clos justement renommé, mais de petite étendue. Il vivait donc uniquement du produit de la vente de son vin, ce qui rappelle de loin seulement les occupations héroïques des preux et des croisés dont le sang coulait dans ses veines. Mon Dieu! eût-il été peut-être très capable aussi de tenter, pour sa foi, quelque périlleuse aventure. Mais, marié jeune, et veuf peu de temps après, il se devait à sa fille Angélique, laquelle était digne, d'ailleurs, de tous les dévouements, même les plus bourgeois, c'est-à-dire quelquefois les plus malaisés en ce monde. Avec elle, il habitait le vieux manoir de ses aïeux, très délabré, mais dénué de ce pittoresque grandiose qui fait certaines ruines plus grandes encore que ce qu'elles ont remplacé. Le ciel avait décidément refusé les sublimes colères de sa foudre à la tempête, où toutes les grandeurs de la race du marquis avaient disparu.

Mais Mlle Angélique avait fleuri les murailles nues de mille plantes grimpantes qui leur faisaient comme un estival vêtement, aristoloches, gobéas, volubilis, capucines, s'enlaçant et se perdant au feuillage des vignes vierges que septembre ensanglantait sous le vol alangui déjà des papillons et des abeilles. Elle-même était, d'ailleurs, la poésie vivante de ce mélancolique séjour, en l'épanouissement triomphant de sa vingtième année, très brune de cheveux, avec la peau volontiers caressée de reflets d'argent et d'azur, ouvrant sur la vie deux yeux clairs aux transparences ingénues et intérieurement jaspés d'or, souriante aux choses de toute la blancheur de ses dents petites et égales, et de toute la pourpre de ses lèvres délicieusement retroussées aux coins; plutôt grande que petite, de prestance abondante, les doigts fuselés comme s'ils étaient sculptés plutôt dans l'ivoire que dans le marbre, les pieds cambrés et de très aristocratique dessin. Ce très noble ensemble plastique logeait une âme bienveillante et douce, tout à fait aimante et faite pour les loyales affections dont les heureux font leur bonheur facile. C'était donc une pensée cruelle, non pas seulement pour elle, mais pour ceux qui la pouvaient connaître, qu'elle ne se dût pas marier. Où, en effet, eût-elle trouvé un mari, son père n'ayant d'autre compagnie que ses vignerons et de rares valets? Ainsi, selon toutes les probabilités, cette belle fleur de jeunesse devait lentement se défraîchir, sans rien donner, qu'à l'air indifférent qui passe, de sa beauté et de son parfum—telle l'églantine sauvage qu'aucune main d'amoureux ne cueille.

Il était cependant quelques visites que le marquis, malgré sa volonté d'isolement, était bien obligé de recevoir, celles qui étaient relatives à son commerce, les visites des commis-voyageurs en vins et des acheteurs de récoltes avec qui il était en relations. Force lui était même de les recevoir avec infiniment de courtoisie, d'inviter à dîner des gens fort communs d'ordinaire, voire de les garder quelquefois à coucher, le château de Libersac étant lointain de toute station de chemin de fer. Avec beaucoup moins de contrainte réelle que son père, Mlle Angélique faisait, à ses hôtes forcés, un accueil obligeant et cordial. Au fond, elle y faisait fort peu d'attention, mieux disposée, si elle eût analysé ses propres sentiments, à s'intéresser à quelque paysan beau et jeune, un peu farouche et timide, qu'à ces godelureaux des villes qui bavardent de tout. Quant au marquis, il les laissait parler à leur aise, ne s'imaginant pas tout le plaisir qu'il leur faisait. Car la plupart des hommes, sans excepter Coquelin Cadet, mon vieil ami, sont, au fond, des monologuistes qu'on ennuye toujours en les interrompant.

Celui-là différait sensiblement du Vulgum pecus de ces visiteurs aux périodiques venues; non pas qu'il fût moins cyniquement plébéien, mais avec des allures moins étroitement citadines. C'était, dans toute la force du terme, un beau gars au teint d'olive sous sa chevelure crespelée, robustement taillé, plutôt habillé à la bonne franquette que correctement enfermé dans des jaquettes à la mode. Il avait le verbe haut, mais sans impertinence; quelquefois, d'ailleurs, devenait-il silencieux, ce qui gênait considérablement le marquis forcé de lui dire quelque chose pour ne pas laisser tomber la conversation. Il se nommait M. Antoine, et faisait non la commission, mais des achats de vins en gros pour son propre compte. Comme il tenait à visiter les récoltes sur pied, ses visites duraient plus longtemps que celles des simples voyageurs.

Donc, quand, mis par des tiers en relations, pour la première fois, avec M. de Libersac, il arriva au château, celui-ci se montra, avec lui, plus courtoisement hospitalier que jamais. Il lui donna une des meilleures chambres de la maison et ne lui ménagea aucune des attentions intéressées qui pouvaient aboutir à une grosse affaire. Le gentilhomme se mit visiblement en frais. Le premier jour, après une longue visite aux vignes littéralement ployantes sous leur savoureux fardeau, on organisa une façon de partie de pêche pour distraire l'étranger. Un ruisseau charmant coulait au bas de la propriété, plein de petites truites et d'écrevisses. On y descendit au soleil couchant et on en revint avec un buisson d'une part et une friture de l'autre. Le dîner fut presque gai et Mlle Angélique y parla, ce qui lui arrivait bien rarement en pareilles occurrences. Or, plus avant dans le soir, quand l'hôte eut été conduit à sa chambre, elle demeura, auprès de son père, si visiblement mélancolique et troublée que celui-ci lui en demanda la raison. Elle répondit d'abord vaguement et quelques généralités sur la situation vraiment triste des jeunes filles qui ont la vocation certaine du mariage et y doivent renoncer pour des convenances sociales. Puis, insensiblement, elle précisa, et avec une ingénuité charmante, une loyauté instinctive et une horreur naturelle de la dissimulation, elle fit comprendre à son père que M. Antoine serait un mari qui ne lui déplairait en rien. Le gentilhomme eut un sourire amer et un léger haussement d'épaules. Mais, sans y faire attention, elle continua, insistant sur ce que cette union aurait de raisonnable et donnant elle-même, à cela, de très raisonnables motifs.

—Ma chère enfant, lui dit, à la fin, M. de Libersac impatienté, en admettant que je sois prêt à sacrifier, pour ton bonheur, mes répugnances naturelles à une mésalliance évidente—et peut-être y suis-je prêt, tant je t'aime!—la chose ne serait pas moins impossible. Tu n'exigeras pas que je me jette à la tête de ce monsieur, que j'entame, le premier, les négociations sur un pareil point. Eh bien! jamais un homme qui s'appelle M. Antoine n'osera concevoir l'idée de demander la main de la fille du marquis de Libersac. Nous n'avons plus d'argent, nous, la noblesse; mais le prestige nous reste, immense encore devant les gens de rien.

Et sur ce discours, Mlle Angélique s'alla coucher, plus mélancolique encore.

Le lendemain, après une nouvelle promenade aux ceps, il fallait occuper le temps de l'étranger jusqu'au dîner que suivrait immédiatement le départ. Ne sachant qu'inventer, M. de Libersac le conduisit dans une grande galerie qui lui servait de cabinet de travail. Des portraits d'aïeux étaient pendus aux murailles, alternant avec des morceaux de vieilles tapisseries. Comme dans la scène célèbre d'Hernani, M. de Libersac, qui n'avait jamais eu un tel penchant aux confidences, commença de faire, à son hôte, la nomenclature de ces gloires familiales: «—Celui-ci, fit-il, est Gontran de Libersac qui mourut à la troisième croisade; celui-là est Bernard de Libersac qui mit à mort plus de trois mille Albigeois; cet autre est Marcel de Libersac qui fut remarqué du roi dans les massacres de la Saint-Barthélemy; cet autre encore est Barnabé de Libersac qui eut le nez coupé par une hallebarde au siège de La Rochelle; voilà Pierre Barthélemy de Libersac, capitaine des arquebusiers au siège de Calais; voici Gaspard de Libersac qui commandait à Fontenoy.»

Cependant, comme le gentilhomme tournait, avec un enthousiasme véhément, les pages de ce Bottin glorieux, M. Antoine, les mains dans ses poches, regardait en l'air, ses bajoues insensiblement remuées par quelque gavotte qu'il se sifflait intérieurement. M. de Libersac s'en aperçut et, un peu décontenancé: «—Pardon, Monsieur, fit-il, mais je vous parle là de choses qui n'ont pas l'air de vous intéresser bien vivement.»

Avec une rondeur charmante, M. Antoine, sur un ton respectueux toutefois, lui répondit:

—Que voulez-vous, Monsieur le marquis, pour être franc, je me f...iche de mes propres aïeux. Alors, vous pensez si je me f...iche des vôtres.

A cette impertinence ingénue, Monsieur le marquis, furieux, allait vertement répondre, quand Mlle Angélique qui se trouvait, comme par hasard, derrière la porte, bondit toute joyeuse et, prenant les mains de l'insolent: «—Ah! Monsieur, fit-elle, merci!»

Et Mlle Angélique est aujourd'hui Mme Antoine, et la souche des Antoine pousse, grâce à elle, de nouveaux rameaux, cependant que meurt, à jamais dépouillée par l'automne, la dernière branche de l'arbre, jadis illustre, des Libersac!




EMBALLÉ


Ils me tiennent au coeur, à moi, ces pauvres forains qu'on persécute. Parce qu'ils empêchent quelques bourgeois de dormir, on leur voudrait retirer la royauté de Paris, où ils règnent maintenant toute l'année, transportant, de quartier en quartier, le chargement de leurs roulottes, gaieté des boulevards extérieurs, délices des places lointaines. Moi qui les aime, je revendique leur droit, pour eux, à amuser les badauds, dont je suis. Je leur dois les plus pures joies de mon enfance et quelques très bons instants de ma maturité. Que de fois, au bruissement des cymbales, aux grondements de la grosse caisse, au mugissement du trombone, j'ai senti s'engourdir en moi quelque peine d'amour! J'ai même quelque peu aimé dans ce joli monde, et n'en rougis pas. Au demeurant, de tous les saltimbanques qu'il nous faut subir, les professionnels me paraissent les plus tolérables aux honnêtes gens.

Qu'avez-vous à objecter, je vous prie, aux chevaux de bois? Qu'ils marchent toujours sans faire aucun chemin? Alors, que direz-vous de la politique? Moi, je leur fais un reproche: celui de s'être américanisés et d'être devenus trop confortables. On y pose maintenant sur de vraies selles, avec de vraies brides dans les mains. Alors, autant aller tout de suite au Bois de Boulogne, sur de vrais chevaux! Vivent ceux de ma prime jeunesse, les vaillants chevaux de bois peints en rouge cru, avec des rênes peintes en bleu sur le cou, et une brosse sur ledit cou, qui vous donnait l'impression de monter un des héroïques coursiers du Parthénon.

Le manège Billedou, père et fils, qui tournait il y a quelques jours, place du Lion de Belfort, ne s'éloignait pas beaucoup de ce primitif et traditionnel modèle. Le prix du tour y était demeuré modestement de dix centimes, meilleur marché que l'omnibus, même sur l'impériale. Comme moteur vivant, il avait un cheval bai, une ancienne bête de sang qui prenait là de monotones invalides, bien qu'honorablement traitée par de bonnes et humaines gens qui l'appelaient Bijou et ne le frappaient jamais. Il n'y eût pas fait bon, d'ailleurs. La bête était susceptible encore de fringance momentanée à la moindre caresse du fouet. Un passé de gentilhomme chevalin se révoltait, en elle, sous l'outrage. Pacifique à cela près, ayant accepté sa circulaire et insipide promenade entre les lazzis des lascars et les rires épais des bonnes, connaissant même si bien son métier qu'il s'arrêtait, de lui-même, quand son patron avait régulièrement gagné le montant de sa recette intermittente.

Et, ce jour-là, un dimanche, Bijou avait eu, à son déjeuner, un picotin de plus, parce que la besogne serait rude vraisemblablement. Et depuis deux heures déjà, il vous faisait tourner d'énormes charges de militaires, de petites commerçantes, de commis libérés et de voyous, de fillasses en cheveux et de jeunes gens en hautes casquettes, quand la société Pistache et Brisquet, on balade depuis le matin et qui faisait, en lacet chez les marchands de vins, un copieux lendemain de noces—une demoiselle Pistache ayant épousé un Brisquet, la veille, samedi—se précipita sur les tranquilles montures en sapin que Bijou guidait à travers l'espace, aux sons d'un orgue de Barbarie dont les tuyaux extérieurs semblaient une panoplie de seringues de cuivre, et dont l'âme souvent mouillée avait comme des grelottements dans la voix.

Et ce qu'ils étaient contents, et bruyants, et peu distingués! Ils avaient ri aux larmes en poussant des hurrahs quand, à grand'peine et aidée de trois personnes, Mlle Eulalie Brisquet, tante des jeunes époux, était parvenue à hisser sur un des chevaux, son formidable derrière; et ils avaient failli rendre leurs gorges, à force de s'esclaffer, quand Napoléon Pistache, cousin de la fiancée, avait écarté, en pincettes, autour du sien, ses longues guiboles qui pendaient à terre. Et le petit Mathias Brisquet, qui se tenait en hurlant, comme un singe, à la barre de fer accrochant son coursier; et la petite Mélanie Pistache, assise comme une reine et faisant ses embarras déjà, dans un petit carrosse peint en jaune clair!

Sauf deux places seulement, les deux chevaux confinant à l'orgue et qui avaient été jugés bons pour des sourds, la société Pistache et Brisquet occupait tout le manège Billedou père et fils, et la lourde machine, où des saucisses humaines semblaient pendues, allait se mettre en branle sur un coup de collier de Bijou, quand deux inconnus, deux étrangers, presque deux intrus, un homme et une femme, sautèrent sur les deux seuls chevaux encore vacants, et, tout aussitôt, s'enlacèrent dans les bras l'un de l'autre, avec les mauvaises façons de concubins sans vergogne, et tout à fait indignes d'entrer dans une aussi matrimoniale compagnie. Et de se donner des baisers tout haut, devant le monde, en s'appelant de leurs petits noms d'amants: Titine et Totor. Non! ça vous sentait l'irrégularité dans la vie à plein nez, jusqu'à la fripouille. Bijou venait de donner le coup de collier et l'orgue commençait de gueuler comme si on lui avait marché sur un pied, chose d'autant plus improbable qu'il n'en avait que trois. On s'amusait ferme dans la société Pistache et Brisquet, et moins honnêtement, mais plus encore, dans le couple Titine et Totor.

Et pendant ce temps-là, M. Eusèbe Pécrus promenait, à quelques pas de là, le long des baraques épanouies derrière la parade, une sérieuse mélancolie, regrettant fort, comme moi d'ailleurs, l'absence des femmes colosses, proscrites, aujourd'hui, et qui n'avaient pas leurs pareilles pour vous distraire d'un chagrin d'amour en vous faisant tâter leur «petit mollet». Chagrin d'amour et humiliation conjugale, tel était le double cas de M. Eusèbe Pécrus, ancien pharmacien de seconde classe, dont la femme Ernestine, née Lavesse, avait fichu le camp, il y avait trois ans déjà, avec son premier potard, Victor Pépin, accident qui avait projeté sur sa vie, jusque-là sans ennuis, une ombre douloureuse et fourchue. C'est au point que, par dégoût de tous les jeunes potards qui trompent leur patron en collaborant à des clystères, il avait quitté son commerce, vendu son fonds, et vivait, pensif mais à l'aise, du produit de ses empoisonnements passés, n'ayant d'autres distractions que celles des petits rentiers inoccupés; assidu, par conséquent, à toutes ces badauderies foraines, dont il ne faut tolérer la suppression à aucun prix.

Comment s'en vint-il se buter, marchant comme il faisait, un peu à l'aventure, contre le manège Billedou, père et fils, en pleine marche circulaire maintenant? ce sont ces hasards que les gens à qui ils profitent appellent: providence, et les autres: guignon. Toujours est-il qu'il poussa un cri et l'exclamation: Ah! canailles! en reconnaissant dans le couple Titine et Totor, lequel s'embrassait à tire-larigot, en passant devant lui, son infidèle épouse née Lavesse, et l'infâme potard Pépin, qui la lui avait ravie.—Attendez-un peu, gredins! ajouta-t-il encore en se pendant, comme un forcené, au petit carrosse peint en jaune clair où la petite Mélanie Pistache se mit à crier comme un jeune putois.

Mais Victor Pépin, qui n'était pas myope, avait vu le coup. Il fallait, à tout prix, accélérer la marche de la cavalerie de bois. La croupe de l'infortuné Bijou était à sa portée. Il y fit pleuvoir une grêle de coups de canne. J'ai dit que l'animal entendait mal la plaisanterie. Bijou, exaspéré de ce manque absolu d'égards, rua, puis se cabra, puis, chose inouïe dans les annales de ces pacifiques et ligneuses chevauchées, prit résolument le mors aux dents.

Alors, ce fut épouvantable. La société Pistache et Brisquet, emportée dans un mouvement vertigineux, dans une valse effrénée,—l'orgue, dont la manivelle était liée par une bielle au collier de Bijou, s'enrageant à son tour, et excitant la bête d'un vacarme de chaudron en délire,—fut prise d'une frousse indicible et qui se traduisait en cris inhumains. Le marié, Brisquet, avait perdu son gibus neuf; la jeune épouse, née Pistache, pendait, évanouie, à sa selle; la tante Eulalie, dont le pantalon avait craqué et dont les jupes balayaient le chignon, exhibait son pétard monstrueux à cinquante centimètres au-dessus de la licorne; le cousin Napoléon, renversé en arrière, avait noué ses pincettes au cou de son coursier; le petit Mathias, en grimpant après la barre, s'était accroché au baldaquin du couronnement. C'était abominable, vous dis-je. Et Totor continuait de battre la charge, d'une main, sur le dos de Bijou, tandis que, de l'autre, il retenait sur son coeur Titine, qui riait comme une bossue.

—Arrêtez-les! Arrêtez-les! Arrêtez-les! hurlait M. Eusèbe Pécrus, en gesticulant comme un fou.

Le brigadier Badoit et le sergent de ville Foiret s'approchèrent d'un air capable. Ayant remarqué, depuis longtemps, qu'il est infiniment moins dangereux d'arrêter un citoyen paisible que de se jeter à la tête d'un cheval emporté, ils n'hésitèrent pas à abattre une main solide, du poids d'un gigot d'agneau, sur chaque épaule de M. Eusèbe Pécrus.

—C'est vous, animal, fit le brigadier Badoit qui par vos cris incohérents et machiavéliques, avez fait emballer ce pacifique canasson.

—Que vous irez au poste, et tout de suite! continua le sergent de ville Foiret, en le poussant en avant.

Et, devant une foule approbatrice, ils emmenèrent M. Eusèbe Pécrus, abasourdi et muet d'étonnement, au commissariat où il fut, comme il convient, passé préalablement à tabac, dans un couloir, ayant hasardé une remarque «empreinte de rouspétance et d'anarchie», comme le dit fort bien le brigadier Badoit.

Pendant ce temps Bijou tourna un quart d'heure encore, puis manqua des quatre pieds, ce qui projeta la société Pistache et Brisquet par-dessus les têtes de ses chevaux. Totor, dont la canne était cassée, et Titine, qui riait toujours, comme une folle, ne se firent aucun mal. Il n'y a, décidément, de Dieu que pour les coeurs simples et purs.




PHONOGRAPHE


PHONOGRAPHE

A Robida.

En son sordide cabinet dont les araignées avaient tapissé les angles, et dont les rats avaient troué les murs, près de sa table où fumait, parmi les bouquins où s'enseigne l'économie, un plat encore tiède des haricots blancs qui constituaient son unique nourriture, ses longs doigts ramenés sur ses yeux et la paume de la main posée sur son nez crochu, le vieux milliardaire Peter Peterson s'abîmait, à la clarté fumeuse d'une lampe, en une indicible mélancolie. Un des plus riches des États-Unis, et certainement le plus avare des deux mondes, il avait conquis, en vingt-sept faillites dont quinze pouvaient, sans exagération, être qualifiées de frauduleuses, une immense fortune dont il ne jouissait en rien, mais qu'il lui était néanmoins tout à fait désagréable de quitter en môme temps que ce monde. N'ayant pas d'enfant, c'était à des enfants de collatéraux, dissimulant mal leur impatience d'hériter, que s'en irait cet immense bien.

Il n'avait d'ailleurs aucune illusion sur les sentiments affectueux du ménage Humphry, ni du ménage Ouweston, ni du célibataire Krokwess qui composaient cette descendance. Lui-même les haïssait cordialement, renonçant uniquement à les frustrer parce qu'il lui eût répugné davantage encore de faire une bonne action en laissant son argent aux pauvres. Son unique préoccupation était donc de leur rendre l'héritage désagréable par mille taquineries posthumes auxquelles se complaisait son invention naturelle. Il voulait, avant tout, leur éviter la joie de tripoter dans ses affaires, en mettant son testament à l'abri de toutes leurs atteintes, et son voeu le plus cher était d'ajourner leur félicité par quelque volonté d'outre-tombe qu'il leur fût impossible d'enfreindre. Mais en quel homme aurait-il assez de confiance, homme public ou ami sûr, pour lui donner en garde le précieux dépôt? Le ménage Humphry, ou le ménage Ouweston, ou le célibataire Krokwess auraient bientôt fait de le corrompre. On juge volontiers les autres par soi-même, et Peter Peterson, qui avait assez vécu pour s'estimer à sa propre valeur, possédait les meilleures raisons du monde d'avoir une fichue opinion de l'humanité.

Tout à coup, il se frappa le front, ce qui fit un bruit de castagnettes. Il avait trouvé, et un rire énorme grimaça sur ses gencives édentées, cependant que sa petite barbiche grise, en queue de moineau, dansait sur son menton décharné. Et, le lendemain matin, lui qui n'avait jamais fait de folies, il s'en fut acheter un phonographe Édison, chez le meilleur fabricant de New-York, et le fit transporter dans son sordide cabinet dont les araignées avaient tapissé les angles et dont les rats avaient troué les murs. Fort instruit de toutes les choses pratiques—son mépris des poètes et de la rêverie lui en avait fourni le moyen—Peter Peterson connaissait à merveille ce stupéfiant instrument qui emmagasine la parole humaine, et la restitue au commandement, en lui donnant seulement le petit accent des personnes enrhumées, ce qui ferait supposer qu'un des inconvénients de la mort, entre autres, est un perpétuel coryza. Aussi j'en sais qui mettent une coquetterie à ne rien confier, de leur voix harmonieuse, à cet appareil enrhumeur, n'est-ce pas, mon cher Paul Arène, toi qui n'as jamais voulu figurer dans le musée de causeurs à voix de Polichinelle de notre bon ami Mariani?

Mais Peter Peterson n'avait pas de ces délicatesses latines. Après s'être assuré que son phonographe fonctionnait comme il convient, il convoqua et réunit dans la pièce voisine de son cabinet, laquelle lui servait de salon—oh! combien indigemment meublé!—le ménage Humphry, le ménage Ouweston, le célibataire Krokwess, plus le solicitor Harris et un greffier, porteur de scellés. Après quoi, il leur tint ce langage, que je traduis fidèlement de l'anglais dont je ne sais pas un mot: «Estimés parents, gracieux solicitor, et vous, ineffable greffier, je sens que mon compte de jours mortels va être liquidé d'ici peu, et je me décide à mettre mes livres en règle avant de quitter ce comptoir de larmes, en exprimant, d'une façon indestructible, mes dernières volontés. Ce n'est à aucun de vous, malgré le grand cas que je fais de votre honnêteté, que j'entends les confier. Vous allez demeurer ici, sans vous dire, autant que possible, des choses désagréables, et sans vous disputer, par avance, mon bien, pendant que, dans mon cabinet à côté, je vais épancher ces confidences suprêmes dans oreille de cuivre d'un phonographe que j'ai acheté à cette intention, et qui les inscrira rigoureusement sous ma dictée, vous réservant le plaisir, mais un an seulement, entendez-vous, après mon trépas définitif, d'entendre ces doux aveux, de ma propre voix, ce qui vous donnera l'exquise illusion que je vis encore: c'est une attention gentille, n'est-ce pas?»

Le ménage Humphry, le ménage Ouweston et le célibataire Krokwess firent différentes grimaces imparfaitement approbatives, cependant que le solicitor Harris et le greffier Cacatoès applaudissaient franchement à l'originalité de l'idée. Puis, Peter Peterson sortit, referma avec soin la porte massive, laissa retomber une lourde couverture qui servait de portière et ne laissait filtrer aucun son entre les deux pièces; ensuite, se penchant vers la gueule du tromblon par où se versent les paroles dans l'enregistreur harmonieux, il commença d'y prononcer ses volontés dernières dont il avait médité la formule définitive depuis longtemps, accumulant toutes les formalités insupportables qui en pouvaient retarder l'effet, entassant les motifs de procès ultérieurs entre le ménage Humphry, le ménage Ouweston et le célibataire Krokwess, superposant les obstacles juridiques aux considérations blessantes pour chacun des cohéritiers, oeuvre patiente d'un homme de bien, qui serait charmé qu'on échangeât des calottes en famille, après son trépas. Et, quand il eut terminé, par une ironique prière au Dieu de toute justice et de toute bonté, en bon protestant qu'il était, il souleva la lourde couverture, rouvrit la porte massive et dit, gracieusement, à sos hôtes, enfermés jusque-là dans le salon: «Entrez!»

Quand le ménage Humphry, le ménage Ouweston, le célibataire Krokwess, légèrement émus et impatients se furent assis, comme ils avaient pu, dans les coins, effrayant fort, du bruit de leur pas, les pauvres rats qui avaient coutume de se promener tranquillement dans le cabinet, et accrochant à leurs cheveux les menues dentelles tissées par les araignées, au solicitor Harris et au greffier porteur de sceaux Cacatoès, demeurés debout, comme il convient à des serviteurs officiels de la Loi, Peter Peterson tint ce langage: «Monsieur le greffier, en présence de mes parents bien-aimés, et dont je ne soupçonne pas un seul instant la délicatesse, vous allez, s'il vous plaît, apposer vos sceaux sur ce parchemin, dont je vais fermer hermétiquement l'oreille de cuivre de ce phonographe, de façon que, sans les briser, personne n'y puisse plus faire parvenir aucun son; et vous, monsieur le solicitor, vous aller dresser, de tout cela, un acte authentique que mes adorés congénères se feront un vrai plaisir de signer.

Après quoi, je déposerai ce phonographe dans cette armoire que je fermerai de deux rubans solides maintenus également par les cachets légaux que vous voudrez bien apposer vous-même encore, monsieur le greffier, vous rappelant que vous encourriez la peine d'être pendu si vous commettiez la moindre irrégularité volontaire dans cette délicate opération. Enfin, il demeure convenu, chère postérité de mes frères et de mes soeurs, et messieurs les hommes publics, que dans un an seulement, jour pour jour, après celui où vous aurez le regret de me perdre, l'armoire sera ouverte, le phonographe délivré de son obturateur et mes volontés révélées, ce à quoi vous allez vous engager, sur l'honneur et par écrit, au bas de l'acte précité. J'ai dit.»

Et le ménage Humphry, le ménage Ouweston, le célibataire Krokwess, le greffier Cacatoës et le solicitor Harris ne se retirèrent que quand tout eût été fait comme Peter Peterson venait de le prescrire, le phonographe obturé et enfermé dans une armoire scellée au sceau de l'État.

Peter Peterson avait eu raison de prendre ses précautions. Huit jours après, il exhalait son âme coquette vers l'éternité, et sa famille mettait autant d'empressement à lui fermer les yeux qu'un bon calfat à boucher les trous par où une barque fait eau. Il avait demandé un enterrement très simple; mais ils trouvèrent moyen de le faire plus simple encore, si bien que tous les pauvres du quartier suivirent son convoi, par commisération, pensant que ce fût celui d'un plus pauvre qu'eux encore, cependant que quelques optimistes enragés murmuraient: «Voyez! on disait Peter Peterson avare et, certainement, il faisait en cachette beaucoup de bien, que tant de misérables assistent à ses funérailles.» Ah! les bourriques!

L'an d'épreuve, pour les héritiers de Peter Peterson, est révolu. Le ménage Humphry, le ménage Ouweston et le célibataire Krokwess sont fidèles au rendez-vous. Le solicitor Harris tient l'acte roulé dans sa main, et le greffier Cacatoès délie les sceaux, d'abord de l'armoire, puis du phonographe délivré. De ses mains expertes, il brise les cachets et enlève les rubans de toile solide. L'attention est à son comble. Une petite manoeuvre du solicitor, puis le phonographe va parler. Au milieu d'un silence, où l'on eût entendu un ciron se gratter, le solliciter Harris fit la petite manoeuvre. Un frôlement d'air prémonitoire annonça la venue de l'oracle. Peter Peterson va parler.... Il parle et voilà ce qu'il dit: «Prout! Prout! Prout! (Mots impossibles à entendre, hachés qu'ils sont par une poignée de prouts.) Prout! Prout! Prout! (Nouveaux mots également scandés de prouts, qui les rendent insaisissables.) Prout! Prout! Prout! Prout! Prout... et... ce fut tout, après avoir duré longtemps.

—Canaille! sale fumiste! hurlèrent à la fois le ménage Humphry, le ménage Ouweston et le célibataire Krokwess.

—C'est tout de même stupéfiant, fit le solicitor Harris, pendant que le greffier Cacatoès crevait de rire dans son mouchoir.

Machinalement, il souleva le phonographe, regarda dans l'oreille de cuivre, pencha l'instrument, et vit, avec stupéfaction, tomber, du tromblon confidentiel, le squelette d'un rat.

Un moment de réflexion et la scène fut reconstituée. Au moment où le brouhaha des parents, dans la pièce voisine, le jour du testament, avait effrayé les rats familiers qui grouillaient, d'ordinaire, dans le cabinet de l'avare, un de ces malheureux animaux s'était caché dans le tromblon et n'avait plus osé en sortir. Gonflé qu'il était de haricots, nourriture ordinaire et frugale de Peter Peterson que ces invités étranges partageaient avec lui, ce prisonnier avait mêlé ses soupirs de soulagement naturel aux paroles du testataire, en scandant, de sa détestable musique, les moindres syllabes; après quoi il avait été enfermé sous les scellés et était mort lamentablement de faim, deux fois captif, dans l'instrument et dans l'armoire!

Le testament fut déclaré nul. La succession de Peter Peterson s'en fut à l'État. Le ménage Humphry, le ménage Ouweston et le célibataire Krokwess n'en échangèrent pas moins des calottes, en s'accusant mutuellement d'avoir causé le désastre en faisant trop de bruit. Ainsi, le dernier rêve de Peter Peterson fut accompli.




LE HANNETON


LE HANNETON

I

Ils ont recommencé leur vacarme, alentour des tilleuls et des marronniers, les hannetons médiocrement harmonieux, stupidement sonores, mêlant aux délices de l'air du soir, d'inutiles et bruyantes bouffées de musique. Le hanneton n'est pas un poète, mais un bourgeois, un bourgeois conservateur, et les enfants ont fort bien observé qu'il ne se posait jamais que pour compter ses écus. Moi qui aime toutes les bêtes, je le hais avec sa petite redingote marron de propriétaire, ses rouflaquettes à la Louis-Philippe, dépassant des deux côtés de la tête, et sa casquette noire luisante comme une soie crasseuse. C'est une bête politique et réactionnaire.

Il bourdonne, dans les meetings aériens, un tas de chansonnettes royalistes et surannées. Après avoir fait semblant de mourir, il ressuscite en dessous, et boit, à pleines sèves nourricières, l'espoir des travailleurs qui cultivent les fraisiers. Voilà ce qu'est ce hanneton dont Topfer s'est fait un Dieu.

C'est une fatalité, souvent remarquée par les subtils, que les êtres qui se ressemblent le plus se tourmentent volontiers mutuellement. Au moral et même un peu au physique, rien ne ressemble plus à un hanneton que M. Briquet. Lui aussi est bourgeois, conservateur, réactionnaire, porte volontiers un habit puce et une casquette sombre. Son dernier souvenir glorieux, dans l'histoire contemporaine, est celui du Seize-Mai, dont il fut et demeure un admirateur fervent. C'est au point que sa jolie villa de Pétenouille-en-Vexin est encore remplie de portraits du duc de Magenta. Et au bas de chacun de ces portraits, M. Briquet a inscrit, de sa main, en gros caractères, quelqu'une des belles et légendaires paroles, prononcées par le Maréchal, en de grandes occasions. Ce petit musée n'est pas d'un effet artistique louable, mais il affirme, chez son gardien, un sentiment de fidélité, trop rare en ce temps pour que j'aie envie de le plaisanter. Depuis l'effondrement du mémorable ministère dans lequel le grand-maître de l'Université n'aurait pu se retourner sans montrer le plus impertinent des anagrammes vivants, M. Briquet a dédaigneusement détourné ses regards du gouvernement des choses publiques. Et il consacre son temps précieux à quoi, en cette saison? A embêter les hannetons qu'il devrait considérer comme des frères. Muni d'un grossier filet à papillons, il les poursuit, le soir, jusque dans la paix des charmilles, les accumule, au mépris de toutes les lois du bien-être, dans d'anciennes boîtes de conserves maléolentes en diable. Et, le lendemain matin, il les emmène avec lui à la pêche et, transpercés d'un hameçon, les offre, au bout d'une ligne volante, à l'appétit des schwènes qui en sont particulièrement friands. Houp! le poisson tire, le crin casse et M. Briquet est content. Il s'en est fallu de rien qu'il attrapât le plus gros schwène de la rivière.

Innocente manie! direz-vous. Pas tant que ça, bonnes gens. Dans sa passion pour de problématiques fritures, il n'embête pas les hannetons seulement, mais toute la maison qu'il remplit de hannetons quand il ferme insuffisamment ses boîtes. On en trouve partout, dans les escaliers, dans les couloirs, dans les chambres, dans les buffets, dans les huches, dans les encriers aux bords couverts d'hiéroglyphes. Et si vous croyez que ça amuse Mme Briquet et que ça ragoût les invités! Zut! pour les invités. Mais Mme Briquet aurait droit à plus d'égards. C'est encore une fort belle femme et qui a fort bien employé le temps que mettent à se perfectionner les riveraines du beau fleuve de la trentaine. Est-elle sur ce bord-ci ou sur celui-la? Je n'en sais rien. Que ne se déshabille-t-elle pour sauter dans la rivière? Vous verriez, pétardièrement parlant, une des plus rares merveilles de ce temps et penseriez à un ballon que le caprice d'un archange aurait gonflé dans un pétale de lys. Car vous savez que les lys paradisiaques sont beaucoup plus grands que les nôtres, et qu'on pourrait fort bien s'y tailler une culotte pour la Fête-Dieu. Mais tout le reste de Mme Briquet est à l'avenant de ce mitan somptueux, les menus divertissements de la gorge, le miracle de deux jambes dont une Diane sédentaire se fut contentée, et mille autres charmes encore, tels qu'un visage d'ovale joyeux, des yeux de jaspe clair et une bouche bien en chair de rose, sans omettre une belle chevelure brune envolutée comme celles des Bacchus adolescents. Quoi! tant de trésors pour cette bourrique de Briquet? Allons donc! Vous ne souffririez pas un instant que ce bélître ne fût, comme le dit un vers de Glatigny:

Cocu, selon son état!

qui, par malheur, est souvent le nôtre.

II

Oh! l'admirable matinée de mai! Une vapeur d'argent court sur la petite rivière, se déchirant aux peupliers, s'enroulant aux saules comme de grandes toiles d'araignée, traînant sur l'eau comme la jupe transparente d'une fée. Le céleste cuisinier qui veille à l'Orient confectionne, à l'horizon, une majestueuse omelette, où, comme le jaune d'un oeuf immense, s'écrabouille le soleil, cependant qu'une dernière étoile rentre, comme une souris d'argent, dans son trou d'azur, et que, sur les pierres luisantes de rosée, la bergeronnette bat, avec sa longue queue, la mesure aux libellules dont les ailes, encore ensommeillées, font un petit bruit de vitre en passant. C'est l'heure enchanteresse où l'âme des réveils met dans les feuillages comme un souffle de baisers, où le parfum des fleurs s'avive aux tiédeurs de l'aurore, où l'eau très pure dans laquelle se reflète le vol des oiseaux, semble s'emplir aussi de leur gazouillement cristallin. Pas le moindre petit nuage n'obscurcit le ciel radieux de Pétenouille-en-Vexin.

A vrai dire, la splendeur du paysage y est cependant bien compromise par la ridicule silhouette de M. Briquet, secouant ses hannetons sous le nez des schwènes, et contrariant, du caprice de sa gaule, la belle et rythmique ondulation des saulayes frémissantes dont un souffle mêle les pleurs vivants en cascades aériennes, toutes scintillantes d'émeraudes. Ce que les papillons se moquent de lui, en croisant, dans l'air, leurs ailes de soufre! Et le merle, donc, l'éternel siffleur au sifflet jaune, qui sautille dans les mousses! Mais M. Briquet est sourd à ces railleries de la Nature. Tous les schwènes ont accepté ses hannetons, en manière d'apéritif. Mais aucun ne pense à lui rendre son dîner, en se laissant prendre.

Et, dans le joli boudoir de Mme Briquet, aux persiennes encore rapprochées, il fait aussi une température délicieuse et qui n'est pas perdue pour tout le monde. Mme Briquet a été, en effet, presque aussi matinale que son mari, et celui-ci n'avait pas franchi la porte du jardin, qu'elle était descendue, pieds nus, en chemise, dans ce coquet petit endroit, où l'attendait un excellent canapé, et où le lieutenant Malitourne, un invité de la veille, l'allait venir rejoindre, cependant que toute la maisonnée dormait encore. Car, on savait que Monsieur ne reviendrait pas avant l'heure du déjeuner, que Madame détestait qu'on la réveillât, ce qui était, pour tout le domestique, une bien bonne raison de faire grasse matinée.

Vous ne comptez pas que je vais vous narrer, par le menu, les «cent mignardises», comme dit le doux Ronsard, qui occupèrent la durée de cette entrevue matinale entre une femme amoureuse et un lieutenant de dragons bien portant. Je n'ai jamais trouvé aucune douceur, en amour, à m'occuper du plaisir des autres, sinon pour l'envier bassement. Ce n'est pas, sans doute, sans quelque circonstance atténuante, que nos deux larrons de l'honneur d'un imbécile s'étaient assoupis, sur le grand canapé, encore vaguement enlacés en un délicieux sentiment de lassitude méritée. Le doux engourdissement de tout l'être qui nous vient ainsi d'une conscience d'amant satisfaite, et d'un beau corps bien tiède des dernières caresses voisinant encore avec le nôtre! En haut, par la rayure lumineuse des persiennes, un souffle léger apportait jusqu'à leurs lèvres les parfums du jardin mêlés à l'arôme vivant des cheveux dénoués de Mme Briquet.

III

—Ah! mon Dieu! fit tout à coup celle-ci, comme brusquement réveillée d'un rêve. Attrapez-le!

—Quoi donc! quoi donc! répondit le lieutenant Malitourne, secoué par un sursaut.

—Cette sale bête qui me grimpait aux jambes pendant que je dormais.

—Encore un hanneton que votre mari aura semé ici!

—Mais, cherchez! cherchez donc! Elle me montait comme ça... je sentais l'agacement de ses petites pattes sans avoir la force de me réveiller, le long de ma cuisse, montant, montant toujours... il faut cependant le trouver.

Et Mme Briquet s'était levée d'un bond, en secouant la blancheur de sa chemise autour de sa propre blancheur.

—Je n'en vois pas bien la nécessité, reprit le lieutenant, qui est un philosophe. Reviens donc, ma chérie.

—Sans savoir où il est! Ah! non!

—Parbleu! il se sera envolé, quand nous nous sommes réveillés.

—Eh bien! Alors, il doit être dans la pièce. Je ne me rassieds pas que nous ne l'ayions tué ou chassé!

Et le pauvre lieutenant, dont jamais les instincts cynégétiques n'avaient jamais été moins surexcités, dut se mettre en quête à travers les meubles et les rideaux. Mais rien! Rien! pas le moindre hanneton.

Quand, après cette infructueuse poursuite, il se retourna vers Mme Briquet, il trouva celle-ci comme hypnotisée, les yeux hébétés et grands ouverts, positivement ahurie et désespérée. Il suivit la direction fixe de son regard, et les siens rencontrèrent le portrait du Maréchal inexorablement pendu à la tenture et au-dessous duquel M. Briquet avait inscrit les paroles célèbres: «J'y suis, j'y reste!»




LA BOULE


LA BOULE

I

Le parc avait été dessiné par Le Nôtre. Par belles et larges avenues, il s'étendait majestueux, ménageant, çà et là, par un mirage perspectif, de beaux points de vue, soit qu'il découvrit soudain, au détour de quelque allée, le panorama lointain des campagnes de banlieue dans leur gaieté ensoleillée, toits rouges et bleus moutonnant le long des collines avec ses vergers de pommiers en fleur au printemps, soit qu'il montrât, tout à coup prochain, le fleuve aux eaux larges, que bordaient de hauts joncs pareils à des piques, soit qu'il déroulât, variant sa régularité architecturale, quelque dédale de verdure moins haute où s'acharnaient, avec un piaillement éperdu, les amours des petits oiseaux. Propriété, sans doute à l'origine, de quelque fermier général, homme de goût comme l'ont été beaucoup de ces fripons, tout y était demeuré à la mode du siècle dernier, délicieusement mythologique et surannée. Dans les carrefours d'ombre dont la lumière piquait le gazon de petites flèches d'or, des statues s'élevaient sur des socles arrondis ayant la forme d'outres. Déesses aux nudités triomphantes que de légères mousses rendaient, par endroits, impertinemment sensuelles et vivantes, demi-dieux portant des pommes et des massues, amours joufflus décochant d'immobiles traits. Près du bassin aux lotus écornés, des Termes, aux barbes envolutées, souriaient dans leur gaine de granit. Imaginez une façon de Luxembourg en miniature. Par-devant la maison, régulière comme une réduction du château de Versailles, de belles pelouses merveilleusement entretenues, des méandres d'allées, dessinées avec art et faisant serpenter par les ondulations de terrain leur étroit ruban de sable jaune, toutes bordées de géraniums, et enfermant des îlots d'iris hiératiques et tendres comme des lys païens.

Certes, tout ce qui était là, sous les yeux, était pour induire l'esprit en des régularités méthodiques et harmonieuses, et bien fait pour cette éducation du regard qui décide du sens artistique de toute notre vie. Car, croyez que les Anciens étaient sages qui la commençaient, pour l'enfant, même dans le ventre de la mère, et c'est avec l'art que nous devons respirer, dès nos premières années, le sentiment salutaire de la Beauté.

Donc, c'était grand bien, pour les deux enfants que nous rencontrons dans cet élégant paysage revu et corrigé par l'homme, que leur puérile tendresse l'eût comme décor. Liane avait six ans et Fernand huit. Ne me dites pas qu'on n'aime pas encore à cet âge. Vous auriez donc oublié bien d'innocentes perversités dont vos premières petites compagnes furent les complices. Moi, je me souviens, et je revois le délicieux petit tyran blond pour qui je déchirai tant de culottes aux ronces en cueillant une fleur souhaitée, pour qui je tombai plus d'une fois à l'eau, à la recherche d'un nénuphar, pour qui les plis d'une robe qui n'était pas prétexte encore, souvent se levèrent sur de mentoresques fessées. Car il paraît que j'étais déjà inconvenant. Plus innocent, en ses instinctives visées, était Fernand, je l'espère, et moins prématurément accueillante aux galants, Liane. Mais, en tout cas, c'était une délicieuse idylle que menaient ces chérubins dans le grand parc dessiné par Le Nôtre, le long des prairies tout émaillées de fleurs sauvages, où ils galopaient comme des chevreaux, au bord des sources dont les eaux claires rapprochaient leurs images en un frisson d'argent, à l'ombre des statues tutélaires dont leurs petites mains de vandales creusaient le socle, sous la mousse, avec des cailloux aigus, dans ce recueillement du passé et cette atmosphère de rêve. Ils avaient, charmants à voir, celui-ci avec sa chevelure brune et celle-là sous la poussière d'or que soulevait, autour de son front, le souffle des jeux, déjà les façons de Daphnis et de Chloé, cherchant déjà mieux que les joues pour y mettre des baisers, Fernand plein déjà d'adorations muettes et Liane de coquetteries affectueuses. Tout semblait concourir à éveiller, en eux, des âmes de poètes, le murmure des ruisseaux, la chanson du rossignol, cette tendresse des choses qui, malgré nous, nous pénètre. L'épilogue n'eût pas été complète si un honnête et délicieux roman n'en eût été le but. Très sérieusement, on parlait, devant eux et dans leur entourage, de les marier ensemble. Je ne vous cacherai même pas qu'ils étaient fiancés en secret et avaient échangé les premiers serments, confirmés par les gages les plus précieux. Ici une aile de scarabée ayant l'éclat d'un bijou, de l'autre part, un caillou brillant comme un morceau de corail.

II

Ah! quelle fichue idée eut M. Bittermol de venir passer une journée dominicale dans ce séjour hospitalier! Après avoir trouvé l'ordonnance majestueuse du parc quelque peu monotone, blâmé des horizons qui ôtaient de l'intimité à la propriété, raillé les dieux immortels qui poursuivaient, sous les hauts ombrages, leur rêve de pierre, trouvé la pelouse nue et la bordure des allées criardes avec ses notes de velours pourpres et roux, ne proposa-t-il pas à la douairière des Étoupettes, légitime propriétaire de ces lieux, d'égayer un peu tout cela par quelques inventions à la moderne, comme en ont les bonnetiers enrichis dans leurs villas de Bougival ou de Chatou! Et la bonne dinde de douairière,—car, notez que le plus souvent les femmes n'ont pas de goût, en art, que par occasion,—d'accepter cette pitoyable idée, comme si sa propre personne pouvait en être rajeunie. Et, dès le dimanche suivant, ce fut un commencement de métamorphose dans le sens de l'embourgeoisement. Le bel aspect de temple végétal aux colonnes vivantes du parc fut violé par un tas de mesquineries. Le caprice sans fantaisie succéda à l'harmonie, fille de la méditation. A cette belle ordonnance des chemins, à travers bois, on substitua les lacets incohérents d'un fil d'Ariane, dont un chat aurait pris plaisir à embrouiller le peloton. Mais c'est à la pelouse, qui s'étendait devant le jardin, que fut destinée la plus dégradante de ces profanations. Notre infâme Bittermol y installa une boule, une de ces boules de métal très miroitantes et polies qui reflètent tout le paysage ambiant et toutes les personnes qui les approchent, en les déformant hideusement, uniformément convexes et enfantant des monstres et des caricatures dont les modèles, eux-mêmes, s'amusent quelquefois, au lieu de s'indigner, en se voyant un nez plus gros que tout le visage et un ventre de potiron planté sur deux allumettes.

Ah! pour le coup, M. Bittermol dut être content. Il avait bien déshonoré ce magnifique tapis de verdure tendre. Il avait fourré un peu de son âme abominable de vaudevilliste dans ce poème touchant de nature, dans ce virgilien décor fait pour les tendresses précoces ou attardées. Mais jusqu'où alla son crime, vous ne le devinez pas encore, et c'est tout au plus si le courage me demeure de vous le révéler.

III

C'était à l'heure, déclinante encore à peine et tout à fait exquisément, où les ardeurs méridiennes n'ayant laissé dans l'air que de délicieuses tiédeurs, les ombres des grands arbres s'allongent plus obliques, cependant, qu'à l'horizon, le soleil descend dans une buée d'or, épuisant ses dernières splendeurs occidentales en une voluptueuse caresse de sa mourante lumière, traînant par les eaux courantes, des ruisseaux de son sang divin, mettant une crête rose aux cimes, une crête vibrante comme une insensible fumée. Comme Bittermol, en même temps que sa laideur, avait répandu la bêtise à profusion, autour de lui, tous les hôtes de la douairière des Étoupettes, au lieu de savourer, en quelques méditations silencieuses, cette mélancolie des choses à l'approche du soir et devant le lever d'argent des étoiles, s'en étaient allés jouer, sur une façon de piste anglaise découpée derrière la maison, à quelqu'un de ces jeux sportifs et mondains à outrance où ne se développe pas précisément le génie des races. Seuls, Liane et Fernand, que la corruption générale conjurés par leur tendresse ingénue n'avait pas encore atteints, étaient demeurés sur la pelouse, où de frisantes clartés soulevaient comme une floraison artificielle, à se promener les cheveux mêlés, les mains enlacées, et souvent la bouche bien près de la bouche, si bien qu'une abeille n'eût su laquelle de ces deux roses choisir. Et, bien qu'ils fussent tout près de la boule, abominable présent de Bittermol, ils avaient vraiment bien autre chose à se dire qu'à se montrer, l'un à l'autre, leurs jolis visages défigurés, et ils n'y faisaient vraiment pas plus attention qu'un couple de papillons à une pomme. Tout près, tout près ils passaient cependant et presque au pied, en leur quasi-amoureuse promenade; lors, sur une touffe d'herbe humide encore de rosée, Liane, en un faux mouvement, tomba, ses petites mains en avant, sur le ventre, sa jupe et sa chemise s'étant malencontreusement soulevées par derrière, en cette chute d'ailleurs sans danger. Toute riante, elle se releva, mais sans rabattre immédiatement sa chemise et pas assez vite pour que Fernand, en courant à son secours, n'aperçût, en une rapide vision, le derrière de sa petite amie, amplifié par la boule miroitante, en de monstrueuses proportions. Ce ne fut qu'un éclair, qu'une seconde de rêve, mais qui dévia instantanément, du coup, son esthétique et en fit le martyre d'une obsession dont sa vie est encore empoisonnée. Aucune femme ne lui paraît plus belle et complète, depuis que son regard embrassa cet au delà des formes naturelles. Il a voyagé en Orient, causé avec des odalisques qui feraient éclater un fiacre. Tout ça demeure encore bien en deçà de ce qui lui fut révélé en cette fatale soirée. Il a, en ce pétardier sujet, la folie des grosseurs, aussi inguérissable que l'autre. Inutile de vous dire qu'il a refusé d'épouser Liane, à moins que celle-ci ne consentît à avoir une boule, comme celle de la pelouse, pendue au ciel du lit nuptial, ce que cette honnête jeune fille refusa avec horreur et dégoût. C'est ce qu'il appelait, en son cynique langage, le multiplicateur conjugal. Il est désormais de ceux qui appartiennent à la fatalité, comme un héros des drames eschyliens, vivant par-delà la vie, les regards tournés vers un monde mystérieux, abîmé dans les suggestifs recueillements d'une chimère impossible. Entre d'insuffisantes réalités, il demeure solitaire et perdu dans son rêve. C'est bien triste, en vérité.

Et quelle leçon! Éternelle, et qui prouve bien que le manque de goût, et l'absence de sentiment d'art sont le grand péril social, la source de tous les maux, le chemin de tous les crimes.




CHABIROU


CHABIROU

I

Ce n'était pas sans une grande mélancolie que M. Campistrol méditait sur la sottise qu'il avait faite en se remariant. Le non bis in idem latin lui apparaissait comme la plus sage devise du monde. Sa première femme, Honorine, l'avait manifestement trompé; mais elle était jolie, ce qui lui donnait les circonstances atténuantes de la tentation et des hommages, et, de plus, elle avait un caractère charmant et cet esprit de justice qui cherche, en pareil cas, les compensations dans une grande égalité d'humeur. La seconde, Henriette, était de charmes moins évidents, plutôt malaisée à vivre qu'aimable, et il venait de découvrir que, vraisemblablement, elle le trompait aussi.

Le parallèle entre sa vie passée et sa vie présente ne donnait donc lieu qu'à des rapprochements déplaisants. Ce pendant que l'épouse en activité de service dormait tranquillement, après une scène de jalousie qui avait duré la moitié de la nuit, et lui avait mis, à lui, les nerfs dans un état épouvantable, il descendit, au petit matin, dans son jardin pour y puiser, dans le réveil de la nature, un élément d'apaisement et de consolation. C'était en un temps comme celui-ci où les aubes se hâtent, emmitouflées d'abord de brouillards roses, puis rougissantes comme un champ de cerises, vers des journées chaudes invitant les plus actifs aux siestes méridiennes. M. Campistrol, comme tous les malheureux, aimait les fleurs: il lui sembla que ses roses avaient un regard triste et compatissant, et c'est à une instinctive pitié qu'il attribua le pleur tremblant au fond de leurs corolles. Les grands lys penchés semblaient, aussi, fraternels douloureusement à sa peine et il n'est pas jusqu'aux pensées, en leur parterre de velours qui ne lui parussent sympathiques à son chagrin. De cette grande miséricorde des choses, infiniment meilleures assurément que les hommes, il savoura lentement la douceur, marchant à petits pas sur le sable des allées, et s'arrêtant à regarder les bourdons s'enfouir dans les calices et se rouler dans l'or des étamines.

Il descendit ainsi jusqu'à la petite rivière dont la tentation méchante ne lui vint pas de tourmenter les hôtes qui, dans la buée aurorale, se détendaient comme de petits arcs d'argent, en sautant sur l'eau. Il devenait bon lui-même, de la bonté universelle, et il n'était que sa seconde femme, Henriette, qui ne trouvât pas grâce devant sa mansuétude envers l'humanité. La pécore! Et il l'avait épousée sans dot, estimant que la reconnaissance lui inspirerait la fidélité! En quoi, il avait fait un jugement également téméraire et injurieux pour elle. Car la vertu qui s'achèterait cesserait d'être de la vertu. Je ne plains pas les maris trompés qui entendaient spéculer sur le sacrifice. Ruth eût trahi Booz que je ne lui en aurais pas voulu autrement.

Cependant, le soleil étant déjà monté au-dessus de l'horizon qu'il effleurait encore comme une roue de flammes aux jantes infinies et radieuses, il pensa que le facteur allait apporter les journaux et que la lecture de la politique lui pourrait inspirer un regain de philosophie. C'est un calmant que je conseille aux plus énervés. Il lirait tout, depuis la première jusqu'à la dernière page. Il y avait eu peut-être un peu de bruit à la Chambre, la veille. Ça ferait une diversion dans le courant obstiné de ses pensées. Impatient de ce passe-temps, il s'en fut lui-même à la porte quand sonna le facteur, ce qui lui arrivait souvent. Aussi ne reconnaissant pas l'ambassadeur ordinaire que lui dépêchait quotidiennement l'administration des postes, il lui demanda:—Est-ce que Chabirou est malade? L'intérimaire lui répondit:—Il a quitté le service depuis plusieurs jours que je le remplace, et nous n'en avons pas de nouvelles.—Tant pis! car c'était un facteur modèle! fit M. Campistrol en jetant un regard plutôt malveillant au nouveau venu.

Avec les journaux était une lettre dont l'écriture le fit tressaillir. Mais il haussa les épaules et la décacheta ensuite tranquillement. Mais il ne l'eut pas lue plus tôt, que ses cheveux se dressèrent, en éventail, sur sa tête, soulevant sa casquette d'horticulteur citadin, que ses mains se mirent à trembler et que ses yeux se couvrirent d'un voile, comme si un souffle de folie en diminuait l'éclat. Voilà ce qu'il avait lu:

«Mon époux bien aimé, j'arriverai demain et te prie de m'attendre à la gare. Je reconnais mes torts et je sais, Anatole, combien tu es généreux. Nous ne parlerons plus, si tu le veux, d'un passé que je regrette et veux racheter par une définitive tendresse. L'avenir sourit encore à notre affection un instant troublée. Mais je te ferai oublier, si tu m'en donnes l'exemple en oubliant toi-même.

«A demain, ô toi le seul que j'aie jamais aimé!

«Ton épouse repentante,

«HONORINE.»

Il regarda le timbre de la poste. Illisible. Le commencement du millésime seulement, 18—; il était bien avancé! La lettre venait de Marseille. Honorine l'avait certainement écrite en abordant. Car c'était incontestablement son écriture. Alors, elle n'était pas morte, comme on lui en avait donné la nouvelle! Alors, il était bigame! Mais de quelle intrigante, donc, lui avait-on fait payer les funérailles en Amérique? Quel acte de décès imaginaire lui avait transmis le consul, profitant lâchement de ce qu'il ne savait pas un mot d'anglais? C'était peut-être une note de bottier qu'on lui avait envoyée comme un acte de l'état civil. Honorine était vivante, c'était clair! Et il allait la revoir. Eh bien! quoique ce retour compliquât énormément la situation, il en était enchanté. Ça le débarrasserait d'Henriette. Ce qu'il allait la ficher à la porte comme une simple concubine! Et sans traîner, encore! Dans cette affectueuse pensée, rapidement il monta à la chambre conjugale, où Henriette dormait encore, dans l'ombre des rideaux tamisant à peine une vapeur de lumière.

—Tu sais, ma petite, lui dit-il en la pinçant brutalement, tu peux maintenant me tromper tant que tu voudras.

—Misérable! lui dit-elle en se frottant le bras.

—Ça ne compte pas, car nous ne sommes pas mariés.

—Eh bien! tant mieux! fit-elle, sans lui en demander davantage. Adieu les scrupules et vive la liberté!

Et elle s'en alla trouver le commandant des Houillères qui lui faisait depuis longtemps la cour et à qui, bien qu'en eût pensé cet animal de Campistrol, elle n'avait encore donné que des espérances.

—Je vous apporte une bonne nouvelle! lui dit-elle en entrant.

II

Mais le commandant des Houillères venait de recevoir comme un obus sur la tête. Elle le trouva positivement hébété, tenant une lettre ouverte dans sa main. Et comme elle lui demandait, avec anxiété, la cause de tant d'indifférence à leur commun bonheur, il lui tendit le papier, où elle lut à son tour:

«Mon cher neveu, puisque vous continuez à mener une vie de polichinelle, je vous donne avis que je me fais une pure joie de vous déshériter.

«Votre oncle affectionné,

«DE LA PÉTARDIÈRE.»

Elle avait souvent entendu parler de cet oncle au commandant.... Mais elle le croyait mort depuis trois ans à Valparaiso. Il était même mort certainement, puisque le commandant en avait hérité cinquante mille livres de rente, ce qui avait payé toutes ses dettes et lui avait permis de faire des projets de bonheur avec Henriette, quand il aurait décidé celle-ci à quitter son mari. Le legs n'était pas encore complètement liquidé, mais un notaire du pays lui avait avancé déjà des sommes considérables. Il avait d'ailleurs augmenté notablement son train de vie. Il allait être propre, maintenant! Tout cela était un cauchemar horrible. Mais non! C'était bien l'écriture de l'oncle et son authentique signature. Ah! l'enveloppe! bien! emportée dans le jardin par un coup de vent. La lettre était datée de Marseille... bon! datée de 1885! Mais l'oncle de la Pétardière était essentiellement distrait. Il n'en faisait jamais d'autres! Le commandant était non seulement ruiné du coup, mais pourvu de dettes pour le reste de ses jours. C'était un fameux moment pour se charger de Mme Campistrol! Il le fit comprendre à celle-ci qui sortit exaspérée de la mauvaise foi des hommes et du néant de leurs protestations d'amour.

Cependant, au second courrier de la journée, M. Campistrol voulut parler lui-même au facteur pour s'éclairer un peu. Mais ce n'était pas encore Chabirou qui apportait les lettres.

—Toujours malade, alors! dit-il de mauvaise humeur à son remplaçant.

Mais celui-ci prit un air mystérieux.

—Malade, non! Nous savons du nouveau, maintenant. Destitué.

—Lui! le modèle des facteurs! Et pourquoi cette injustice?

—Parce que son frère, également facteur, mais à Marseille, a déshonoré leur nom.

—Par exemple!

—Lisez plutôt, monsieur, à la troisième colonne du journal que je vous apporte avec votre correspondance.

Et pendant que l'intérimaire, la porte fermée, reprenait sa course, Campistrol chercha et lut:

«Un sieur Chabirou, facteur de son état, vient de mourir à Marseille. Bien que cet homme ait toujours joui de l'estime de ses chefs, on s'aperçut qu'il avait dérobé, depuis dix ans, un nombre considérable de lettres. Toutes celles qui ont été retrouvées chez lui, et qui ne contenaient pas de valeurs, ont été retournées, par les soins de sa famille, à leurs destinataires. Les autres sont entre les mains de la justice.»

Le mystère était subitement éclairci. La lettre d'Honorine avait peut-être huit ans de date, et elle était morte authentiquement depuis, son mari ayant omis de l'aller chercher à la gare, ce qui lui avait paru le refus du pardon demandé. Mais alors Henriette redevenait sa vraie femme! Justement, elle venait chercher son bagage, furieuse contre des Houillères.—«Vous ne partez plus, lui dit Campistrol, nous sommes vraiment mariés!» Elle était encore à l'étonnement de cette nouvelle, quand un commissionnaire du commandant lui apporta ce mot: «—Tout s'explique par une note de journal. Mon oncle est bien mort. J'ai bien hérité! Viens!» M. et Mme Campistrol renvoyèrent, de concert, le commissionnaire avec un double coup de pied au derrière. Il en reçut un troisième encore du commandant pour lui apporter cette mauvaise nouvelle.

Et ce ne fut qu'une des mille aventures fâcheuses que causa le crime patient de cette canaille de Chabirou—celui de Marseille, s'entend.




LA SALIÈRE


LA SALIÈRE

Un conte gai dont les héros sont deux huissiers, ne saurait emprunter sa jovialité qu'à un grain de gauloiserie. Je demande donc, par avance, pardon aux belles dames qui me liront pour ce que le dénouement en est moins poétique que de coutume. Encore n'ai-je pas la ressource de le commencer par quelque idyllique morceau où sont louées la beauté des femmes et la douceur des roses. Le génie de Victor Hugo, lui-même, se fût épuisé à rendre lyriques, comme des guerriers d'Homère, ou délicieux, comme des bergers de Théocrite, de simples porteurs de protêts. Je m'en voudrais, d'ailleurs, de couronner de fleurs leurs ordes caricatures. Pour une fois, j'adjure solennellement mes générosités natives et je choisis cyniquement le moment où ils succombent sous l'exécration publique pour leur envoyer, quelque part, un coup de pied dont mon âne serait jaloux, par une manière d'histoire où ils sont sensiblement vilipendés. Non pas qu'ils m'aient fait personnellement souffrir, ce qui m'induirait peut-être en une ridicule miséricorde, un vieux fonds de christianisme dormant sous mes rêves païens. Mais je les ai si souvent entendu maudire par mes plus chers amis, et tant de mes meilleurs compagnons ont eu à gémir de leur hypocrite rapacité, que je me mets hardiment dans la croisade. J'entends contribuer à arracher à ces mécréants le Saint Sépulcre de la Justice, au risque d'attraper, comme le bon saint Louis, la gale en pénétrant dans leurs repaires empuantis de procédure et fleurant une poudreuse iniquité. Cette arrière-garde de l'armée des chicanons, qui est aux juges ce que les apothicaires sont aux médecins, avec cette différence que leurs instruments sont infiniment moins risibles que des seringues, ne trouvera aucune pitié devant moi. Et si je brûle un peu de sel en terminant ce récit où il est parlé d'elle, c'est que je n'ai pas de sucre sous la main.

Or donc, le bon sieur Anténor de Boutensac, baron de son état et Français redevenu quand les émigrés rentrèrent en France, aux jours réparateurs de la Restauration, réintégré d'ailleurs en sa terre seigneuriale de Boutensac, près Castelnaudary, et y ayant repris la vie joyeuse de ses nobles aïeux, avait pour cette gent une exécration tout à la fois excessive et justifiée. Notre sympathique voyageur, pendant les orages républicains et les gloires impériales, avait bien repris possession complète de ses titres et privilèges—au point qu'il réclamait le droit de jambage avec une obstination exagérée à son âge—et le Roi lui avait écrit une lettre dans laquelle il l'appelait mon cousin. Mais il avait fort peu de deniers à son service pour soutenir le train que son rang le forçait de reprendre dans sa province. Le milliard des émigrés ne figurait encore que sur le papier, et ce mirage à dettes faciles, pour les hobereaux rentrés en fonctions féodales, commençait à perdre un peu de son éclat. Les paysans relevaient la tête. Ils allaient bien à la messe, pour se faire estimer des autorités nouvelles; mais ils refusaient de fournir à crédit à leurs bons suzerains. Les bouchers, les charcutiers et les épiciers eux-mêmes—les moins insurgés des hommes, cependant—refusaient imperturbablement l'honneur de fournir les châteaux voisins. Ce n'était qu'une première étape dans la voie de l'impertinence démocratique. Bientôt, ceux qui s'étaient laissés aller à fournir des denrées impayées, poussèrent l'audace jusqu'à exiger des règlements, et quand les billets souscrits vinrent à échéance, ils osèrent, perdant tout respect traditionnel pour la race, confier à des huissiers le soin d'en assurer le paiement.

C'est là, d'ailleurs, que le bon sieur Anténor de Boutensac les attendait.

Il se rappela à temps comment ses nobles aïeux recevaient les vilains qui venaient demander de l'argent. Pourvu d'un domestique nombreux, il fit bâtonner les hommes de loi qui le tourmentaient pour ces vétilles. Tous les huissiers du pays connurent bientôt ce genre de paiement et en référèrent à la Justice. Mais celle-ci faisait la sourde oreille à leurs plaintes, la magistrature ayant été—comme cela se fait de temps en temps—soigneusement épurée de tous ses juges intègres et désintéressés, lesquels avaient été remplacés par des créatures du régime nouveau absolument partiales en faveur de la noblesse. Nos réclamants en étaient donc pour leurs reins meurtris et les sarcasmes dont les accablait notre bon sieur Anténor de Boutensac, en les voyant partir tout boitant et tout geignant, comme des chiens aux pattes écrasées.

Et c'était de petites fêtes de famille que ces exécutions auxquelles le bon gentilhomme conviait tous ses voisins et qui faisaient rire aux larmes les dames et demoiselles des castels ambiants, la bonté d'âme des femmes ne se démentant jamais.

La démoralisation commençait à envahir toutes les études. Les jeunes clercs donnaient leur démission et renonçaient noblement à la carrière. Toute l'huisserie régionale était dans un marasme impossible à décrire, quand les deux huissiers Guignevent et Rouspignol, tous deux de Castelnaudary, les plus vigoureux des officiers ministériels du département—Guignevent pesait cent vingt kilos et Rouspignol soulevait des meubles énormes à bras tendu,—sentirent que la profession était perdue dans la contrée, si les choses continuaient ainsi, et résolurent de relever l'étendard des frais de justice. A la première affaire qui fut confiée à un d'eux, par un débiteur du baron, ils se mirent en route, de compagnie, pour le manoir de Boutensac. Après s'être juré de se prêter main-forte, solidement armés d'ailleurs d'excellents gourdins de cornouiller, cuirassés, nonobstant, de gilets nombreux et épais, sous leur crasseuse redingote, afin que les horions en fussent amortis. Et, de très belliqueuse façon, ils sonnèrent à l'huis seigneurial, le chapeau sur l'oreille, avec des façons de mousquetaires, plutôt que de porteurs de contraintes qu'ils étaient tout simplement.

Comment le bon sieur Anténor de Boutensac avait-il eu vent de leur complot (je ferai remarquer que l'expression n'est pas de moi)? Parbleu! je n'en sais rien. Mais comme les huissiers sont toujours exécrés dans un pays, il n'est pas étonnant que leurs ennemis soient scrupuleusement tenus au courant de leurs faits et gestes.

Au grand étonnement de nos deux pourfendeurs, la porte s'ouvrit devant eux, sans qu'un nouvel appel fût nécessaire. Aucune sentinelle ne leur barra le chemin et ils remarquèrent, avec plaisir, que la meute de M. le baron, laquelle chassait l'huissier mieux que le renard, avait été soigneusement enchaînée en son chenil. Leur surprise fut plus grande encore quand, en approchant du perron armorié, ils y virent apparaître M. de Boutensac en personne, en élégante tenue de gentilhomme qui reçoit des amis, et comme frisé au petit fer, tout exprès pour les recevoir. Ils eurent beau regarder derrière lui, aucun laquais suspect ne lui faisait escorte.

Or, ce fut tout à fait de la stupéfaction quand ledit baron, venant à leur rencontre, leur dit d'une voix ineffablement gracieuse: «Messieurs les huissiers, soyez les bienvenus! Tout ce qui m'appartient est à vous.» Ainsi ils ne se trompaient pas, comme ils l'avaient redouté au premier abord, très inquiets, mais aussi intérieurement très flattés d'avoir été pris, ne fût-ce qu'une minute, pour des gens comme tout le monde. Quand, honorés de saluts cérémonieux, ils eurent pénétré dans le vestibule décoré de panoplies et d'écussons, et soutenu contre M. le baron une véritable lutte pour l'empêcher d'accrocher lui-même leurs paletots aux patères, celui-ci, reprenant la parole sur un ton plus engageant encore, les pria à déjeuner avant saisie, ne voulant pas qu'ils eussent, après une longue et fatigante route, l'ennui d'instrumenter le ventre vide.

Cette dernière attention faillit leur arracher des larmes. Allons! on leur avait fait des contes, là-bas. Ceux qui étaient venus avant eux n'avaient pas su prendre cet excellent homme, ou étaient de simples poltrons!

Un superbe repas était servi, auquel assistait toute la noble famille du baron, à laquelle celui-ci présenta MM. Rouspignol et Guignevent comme des invités de marque et qu'il fallait traiter avec une particulière courtoisie.

Guignevent demeurait, en dedans, un peu méfiant. Mais Rouspignol s'abandonnait à tous les élans enthousiastes de sa nature. A peine assis, ayant devant lui un ravier de Saxe tout plein de radis, il y plongea ses gros doigts, souleva presque toute la botte dont il secoua l'eau sur la nappe armoriée; puis, promenant le paquet tout entier au-dessus de la salière, l'y trempa, et fourra le tout dans sa bouche ouverte avec un fracas énorme de goinfrerie.

M. le baron de Boutensac était déjà debout, pâle de colère.

—Sagouin! malpropre! porc! malotru! Se comporter ainsi à la table d'un gentilhomme en compagnie de sa lignée seigneuriale!

Et d'une voix plus forte, comme s'il lançait une armée à l'assaut d'une citadelle:

—Holà! Lambert! Lafleur! Pierre! Jean! Mathieu! Laramée....

Laramée, Mathieu, Jean, Pierre, Lafleur, Lambert apparurent haletants.

—Saisissez-moi cet incongru, poursuivit le gentilhomme exaspéré, couchez-le sur le ventre et lui enlevez son haut-de-chausses.

Toutes les dames et demoiselles s'étaient sauvées en poussant de petits cris d'horreur à ce dernier commandement.

—Et maintenant, videz-lui la salière là où son haut-de-chausses n'est plus!

Lambert, Lafleur, Pierre, Jean, Mathieu et Laramée obéirent avec enthousiasme, non sans agrémenter d'une effroyable bourrade l'exécution des ordres qu'ils avaient reçus.

Indignement piqué dans son amour-propre, Rouspignol criait comme un blaireau.

Ayant pris à deux mains le reste des radis demeurés sur la table, M. le baron les planta de force dans les mains de Guignevent que deux hommes tenaient solidement.

—Et maintenant, lui cria-t-il, tu vas, toi, les manger tout en les trempant dans cette salière-là!

Qu'on nous parle donc, maintenant, de la bonne éducation des grands seigneurs! A peine supérieure à celle des huissiers!




MALCOUSINAT


MALCOUSINAT

Mon ami Malcousinat, m'avait dit, l'avant-veille:

—C'est dans deux jours que nous mangeons les haricots ensemble, chez Lascoumette, au Clocher de Castelnaudary.

Et la veille, il m'avait dit encore:

—C'est demain qu'au Clocher de Castelnaudary, nous mangeons les haricots chez Lascoumette.

Et chaque fois, il avait ajouté, sur un ton de philosophie plutôt épicurienne:

—Rien que trois! On ne déguste bien qu'à trois! Nous deux et ma femme!

Le grand jour était arrivé. Dès le matin, j'avais été informé que les haricots étaient arrivés de Pamiers par la grande vitesse. Je n'ai pas besoin de vous dire que mon ami Malcousinat est un gourmet. C'est un brave garçon, mais dont la vie se passe à méditer des gastronomies languedociennes, des plats locaux qu'on ne fait bien qu'à un seul endroit, qu'il faut aller manger là seulement, et encore à heure fixe et par un certain temps déterminé! Il est, à ce point de vue, délicieusement maniaque. Ah! vous pouvez imaginer si, toute la journée, il s'en alla faire des recommandations au sieur Lascoumette, hôtelier du Clocher de Castelnaudary, sur la façon dont les fameux haricots devaient être préparés. Il avait choisi, lui-même, la terre de la casserole, ni trop jaune, ni trop brune, flairé le lard dont une couche légère enduirait le grésal, comme on dit à Toulouse, dosé l'eau dont il faudrait entretenir le mijotage. Il n'avait vraiment vécu, depuis douze heures, que pour cette réjouissance du soir.

Eh bien! moi aussi, j'attendais impatiemment l'heure du dîner!

Non pas que le haricot ait pour moi des séductions irrésistibles. J'aime peu les bavards, étant moi-même un silencieux. Je les cultiverais plus volontiers pour leur fleur, que je trouve charmante, que pour leur farineuse personne. C'est même en fleur seulement que j'estime le haricot dit de senteur, comme le pois; c'est ainsi que j'apprécie surtout les gravures avant la lettre. Au fond, je me moquais absolument de la façon dont M. Lascoumette accomplirait les rites culinaires prescrits à l'endroit de notre repas, composé d'un unique plat. Car c'est encore une superstition de Malcousinat de ne manger qu'un seul plat quand il est bon. Mais alors, avec quelle intempérance!

Le charme de la soirée était ailleurs pour moi. J'allais dîner avec Mme Malcousinat, et, comme nous n'étions que trois, je serais certainement à côté d'elle.

Un mot à ce sujet. Je n'ai pas l'habitude de tromper mes amis avec leurs femmes,—je n'y ai pas grand mérite aujourd'hui;—mais je ne l'avais pas même en ce temps-là, et cette histoire ne remonte pas à hier. Aucun projet mauvais n'entrait donc dans ma félicité. Mais j'ai toujours trouvé que rien n'est plus charmant qu'une jolie femme à table. Les dîners dont les femmes sont exclues me sont un vrai supplice, et ce qu'on est convenu d'appeler dîners de corps m'est absolument odieux. Tous ces habits noirs avec, au-dessus, dans la blancheur empesée du col, des billes de politiciens ou de spécialistes! Pouah! D'épouvante, mon regard en retombe sur mon assiette, où la truite saumonée inévitable me regarde mélancoliquement, d'un oeil mouillé de sauce verte.

Mme Malcousinat était tout simplement délicieuse, en ce temps-là, d'une beauté nonchalante, confortable et bourgeoise qui l'eût faite digne de l'amour d'un poète. Car nous autres, faiseurs de vers, nous n'aimons pas tant que ça les dames éthérées qu'on s'entend, dans un monde qui nous méconnaît, à nous donner pour Muses. A notre âme, toujours prête à s'envoler dans les espaces supérieurs, il faut un lien solide qui la rattache à la terre, une sorte de contrepoids sérieux qui nous empêche de nous envoler, avant le temps, parmi les étoiles. De là le goût sensé que nous avons, en général, pour les personnes dodues, pour les créatures de poids qui mêlent un peu de réalité à la poussière de nos rêves. Telle était Mme Malcousinat, ni petite ni grande, mais d'embonpoint rassurant, souriant avec une bouche très fraîche, regardant avec de beaux yeux ingénus, avenante comme pas une, toujours gaie et y ayant quelque mérite, avec, pour époux, un gastronome dont les sujets de conversation manquaient totalement d'au-delà.

Ce fut un éblouissement, dans le cabinet particulier où Malcousinat avait fait servir,—de telles agapes exigeant un réel recueillement,—quand elle entra dans sa jolie toilette estivale de provinciale aisée, sous un rayonnement de soleil couchant qui piquait des flèches de rubis dans les carreaux. Et c'était un parfum exquis de santé et de jeunesse, comme l'arôme d'une fleur vivante, qui enveloppait ses épaules, faisant courir, sous le tulle, un frisson d'ivoire rose. A cette triomphale entrée, je sentis comme un jardin de madrigaux qui s'épanouissait subitement dans mon esprit. Non! je n'ai jamais eu la fâcheuse coutume de déshonorer mes amis, dans leur foyer, mais il me semble que je l'aurais volontiers prise, ce jour-là. Heureusement qu'il y avait à compter avec la vertu de cette aimable personne dont l'enjouement ne cachait aucune perfidie, Lucrèce d'un Collatin qui ne méritait pas tant de bonheur.

On se mit à table et je me rapprochai d'elle autant que je pus, accumulant, du coté de son mari, le pain, les bouteilles, tout ce qui pouvait faire une barricade entre lui et mon innocent bonheur. Mon coude effleurait quelquefois, sans que j'eusse l'air de le vouloir, les blancheurs tièdes de son bras sous l'aérienne manche, qui y mettait à peine comme un brouillard; je n'avais qu'à me renverser un peu sur ma chaise pour contempler les beaux tons ambrés de sa nuque sous le retroussis d'or de ses cheveux; d'un oblique coup d'oeil, je savourais son profil perdu d'un ovale si bien rempli, dépassé seulement par les frémissements des longs cils; et, sans qu'elle s'en fâchât, je lui murmurais à l'oreille des paroles dont l'accent devait être encore plus tendre que le sens lui-même. C'était tout simplement délicieux.

Et pendant ce temps-là, nos doigts indifférents s'acharnaient à décortiquer des hors-d'oeuvre destinés à nous faire patienter. Malcousinat ne tenait pas en place. A chaque instant, il courrait à la sonnette et exigeait que M. Lascoumette, en personne, montât.

—Ça, monsieur Lascoumette, ayez bien soin de les saupoudrer de sel graduellement. Une pincée toutes les cinq minutes.

—Ah! monsieur Lascoumette! ne les laissez pas surtout s'attacher au fond.

—Lascoumette! Vous les faites remuer constamment, n'est-ce pas? avec une cuiller en bois d'olivier?

Le gros aubergiste montait, en soufflant, rouge de l'haleine des fourneaux, et ruisselant, comme une gouttière, de la montée de l'escalier en limaçon.

—Oui, monsieur Malcousinat, répondait-il, chaque fois, avec une résignation dont l'expression se saccadait cependant, de plus en plus, comme d'une pointe d'impatience.

Ah! que Mme Malcousinat était adorable à regarder pendant ce temps-là, livrant, du bout de ses ongles roses—tels des pétales de nacre—un combat singulier à une crevette obstinée dans son armure! Et sur quel joli chapelet de perles s'ouvrait sa bouche gourmande après la victoire! L'air un peu plus frais, le soleil étant descendu plus bas sous l'horizon, entrait largement par la fenêtre grande ouverte, et des souffles légers mettaient comme un va-et-vient exquis aux boucles de sa chevelure un tantinet révoltée.

Et Malcousinat, trop inconscient de ma joie innocente pour en prendre la moindre jalousie, continuait de faire monter l'infortuné Lascoumette, à tout moment, pour lui faire de nouvelles recommandations sur la cuisson des fameux haricots.

—Lascoumette, faites-les sauter, maintenant, un peu, dans la fine graisse d'oie.

—Lascoumette, réveillez-les d'une pointe de poivre fraîchement moulu.

Tel un général, sans quitter son fauteuil, conduit, les yeux sur sa carte, une bataille.

—Lascoumette, laissez-les gratiner cinq secondes environ.

—Lascoumette, retirez-les du feu trois minutes pour laisser s'abattre le bouillon.

—Lascoumette, agrémentez-les d'une grésillade de persil.

Tout à coup, ma délicieuse voisine et moi, au moment où j'étais bien près de poser mes lèvres tremblantes au bord du gant de Suède relevé à son poignet, nous entendîmes M. Lascoumette criant d'une voix de tonnerre:

—Monsieur Malcousinat, faut-il aussi les faire accorder?




TOUS FARCEURS


TOUS FARCEURS

Quelques bûches opiniâtres achèvent de flamber dans la haute cheminée du castel vendéen, s'effondrant parfois avec des gerbes d'étincelles. Il est cinq heures du soir et, par les fenêtres bien closes, on n'entrevoit guère plus que les bandes de topaze et de cuivre jaune dont le couchant est rayé; car nous sommes en automne, temps où la nuit se hâte aux horizons couronnés de fausses lumières. Dans le petit salon fleurdelisé, aux écussons rajeunis sous la Restauration, la jolie marquise des Étoupettes cause avec le vidame Guy des Mauves, chacun assis à l'angle d'un canapé aux ramages surannés.

—Je vais sonner pour faire apporter les lampes, dit la marquise.

—Attendez encore un instant, madame, répliqua le vidame d'une voix aussi émue qu'une plainte de mandoline. Ce demi-jour n'est-il pas le plus agréable du monde?

—D'accord. Mais est-il bien convenable que nous demeurions ainsi seuls dans l'obscurité?

—C'est pour causer de votre mari. Et il suppose toujours que la République a, contre lui, les plus mauvais desseins?

—Que voulez-vous. Quand on a en deux grands-pères guillotinés sous la Terreur!

—Il y a un siècle de cela, marquise. Ah! c'était le bon temps! il eût émigré et j'aurais pu vous aimer tout à mon aise.

—Fi! vidame! je vais décidément faire monter les lampes.

—Par pitié! un instant encore.

Et le vidame qui avait gagné un peu de terrain, sur le siège commun, gantait d'un long baiser l'aristocratique main de la marquise. Sans avoir l'air d'y prendre garde, celle-ci reprit:

—Mon mari sait que vous veniez, aujourd'hui, au château?

—Certainement. Je m'en voudrais de manquer de franchise avec un tel gentilhomme.

—Et vous saviez, vous, qu'il ne rentrerait que tard?

—Je me serais gardé de rien changer au programme de sa journée. Il est allé aux nouvelles pour se bien assurer que la Révolution ne nous menace pas.

—C'est une monomanie. Un mal de famille. Mais vous savez qu'il est inquiet aussi pour vous. Il prétend que vous avez tort de venir aussi souvent chez un homme aussi mal noté à la préfecture que lui.

—Plût au ciel qu'en bravant un vrai danger, je pusse vous prouver mon amour! Il n'est pas de péril qui m'épouvante quand je pense au bonheur innocent de contempler votre doux visage.

—Alors laissez-moi faire apporter les lampes. Je vous jure qu'il fait nuit tout à fait.

—Non! une minute encore! N'ai-je pas votre image dans les yeux? Laissez-moi croire, un instant, que je suis aveugle....

Et le vidame tendit en avant, comme un aveugle, ses bras, si bien que ses mains frôlèrent la belle chevelure brune de la marquise. Celle-ci reprit, en retirant doucement sa jolie tête en arrière:

—Savez-vous l'idée qui m'est venue, vidame?

—Non, marquise.

—Eh bien! je crois que mon mari n'est pas aussi bête que vous l'espérez.

—Par exemple!

—Cette façon de vous détourner de venir ici, vous son meilleur ami, sous prétexte que cette amitié vous compromet, ne me paraît pas sans une arrière-pensée.

—Laquelle, madame?

—Celle que vous m'aimez.

—Oh! si purement!

—Soit, mais enfin, vous m'aimez. Au moins, me le dites-vous.

—Je vous le jure. Sans espoir, mais de toute mon âme.

—Vous savez que les deux grands-pères guillotinés de mon mari étaient des gens élevés à l'école de Voltaire. Le marquis est sceptique et ne croit pas volontiers à la vertu des femmes.

—Plût au ciel qu'il eût raison!

—Moi, je suis convaincue qu'il suit de près la cour que vous me faites.

—Dites tout de suite qu'il me moucharde. Lui, un gentilhomme! un Gaspard des Étoupettes, dont les ancêtres ont combattu aux croisades! Ah! ce serait vil et mesquin. S'il en était ainsi, marquise, je n'aurais plus aucun remords. Oui, je veux croire cela. Vengeons-nous, madame, de la mauvaise opinion qu'il a gratuitement de nous!

—Ursule, montez les lampes! fit impétueusement la marquise à la cantonade.

Aucune fenêtre ne s'éclaire cependant à la façade mélancolique du vieux château vendéen. Les dernières blancheurs roses du soir se sont évanouies aux arêtes, amorties par le temps, de la vieille maison seigneuriale. La lune se lève dans le ciel et descend dans l'étang, mettant une buée d'argent dans l'air et sur la surface de l'eau. Les grands arbres dépouillés tracent des hiéroglyphes noirs sur le gris légèrement ardoisé du ciel où sont écrites, par les destins impatients, les menaces de l'hiver. On dirait une immense toile d'araignée dans l'espace, où se prennent, une à une, les étoiles, comme des mouches d'or. La sombre masse de pierre semble rêver dans le paysage et, sur les clochetons de ses tourelles, les girouettes gémissent dans le vent, tandis que les saules aux lanières nues fouettent légèrement la rive aux gazons chauves. Toutes les bêtes sont rentrées et, tapies sous le froid qui les poursuit, tentent de dormir en attendant le pâle soleil qui ne les réchauffera guère. Comme il doit faire meilleur dans le salon fleurdelisé, aux écussons rajeunis par la Restauration, aux meubles revêtus de ramages surannés!

L'âme rouge des tisons mourants éclairait, d'un dernier feu d'agonie, le vidame aux pieds de la marquise, authentiquement à genoux, comme un amoureux qui supplie, quand, sur l'obscurité enfin complète, la porte s'ouvrit avec fracas et ces mots sonnèrent comme un glas à l'oreille des causeurs épouvantés:

—Le commissaire de police.

—Ah! mon Dieu! fit la marquise tout bas, je l'avais pressenti.

—Le commissaire de police, répéta la voix, plus haut encore.

Le vidame eut une fâcheuse inspiration. Il avait décidément, lui aussi, une monomanie, celle de la franchise et des situations nettes.

—Monsieur le commissaire, fit-il avec une fermeté inattendue dans la voix, vous êtes certainement un galant homme. Je vous dirais que je ne faisait pas la cour à madame que je mentirais impudemment. Mais je vous jure aussi que j'en étais encore pour ma coupable intention....

Une allumette flamba:

—Misérable! Canaille! Faux ami! Jacobin!

C'était monsieur le marquis des Etoupettes qui, ayant repris sa vraie voix, traitait ainsi, son ancien ami, le vidame Guy des Mauves.

Puis, une soudaine et enfantine douleur faisant suite à sa colère:

—Moi qui croyais lui faire une si bonne farce, en lui faisant croire un instant que le gouvernement le faisait arrêter!

La marquise avait soudain repris son sang-froid.

—Et nous qui attendions ton retour avec impatience, s'écria-t-elle, et qui croyions te faire une si bonne farce en faisant semblant de nous aimer!

—Comment! Vous aussi! Une simple plaisanterie!

—Est-ce que tu crois que nous n'avions pas reconnu ton pas dans l'escalier, puis ta voix à la porte?

—Ah! mes enfants quel bonheur!

Et l'excellent homme serra, tour à tour, dans ses bras, sa femme et son ami, en s'excusant de toutes ses forces. Il suffoquait de joie. Il lui fallut ouvrir la fenêtre pour se donner de l'air.

Au dehors, la nuit, complice de nos facéties aussi bien que de nos crimes, étendait son aile d'ouate brune sur le paysage, comme un cygne noir blessé et dont les blessures saignent des gouttelettes d'or; une coulée de plomb, striée par les roseaux en hachures, pareils à de longs cils, mettait comme un regard éteint au grand oeil mort de l'étang. Un frisson léger secouait, des dernières frondaisons, les feuilles à demi détachées, comme les pages d'un livre qu'a disloqué le vent. L'obscur bruissement des insectes allait s'enfonçant plus profondément dans la terre refroidie, et la lune, pleine tout à l'heure, maintenant ébréchée par la fuite d'un nuage, prenait déjà la forme vague et divinatoire du croissant à venir.




LE PERROQUET


LE PERROQUET

I

Il était blanc avec les ailes légèrement ourlées de jaune très clair, pas bien gros et pourvu d'une crête très haute de plumes s'écartant en dents de scie quand il avait quelque émotion.

Il était très ignorant et ne savait dire absolument qu'une chose: «Bon appétit!» C'est sans doute cette faculté de rabâchage qui lui avait valu le nom de Nestor. Volatile médiocre au demeurant, mais qui n'en était pas moins adoré par sa maîtresse. Delicias domini, comme l'Alexis Virgilien, qui fit mieux de vivre sur les bords du Tibre que sur les bords de la Tamise. Mme de Sainte-Ildefonse ne jurait que par la beauté, l'éloquence et les vertus de Nestor. Elle lui prêtait des raisonnements dont la profondeur eût étonné Pascal et comparait couramment sa voix a celle de la Patti. C'était une adoration d'une bête pour une autre. Car Mme de Sainte-Ildefonse manquait totalement de génie. Mais par combien de charmes d'un usage plus courant dans la vie elle le remplaçait! D'abord, un embonpoint de quadragénaire bien conservée qui eût prolongé de dix ans la tolérance de Balzac en matière d'âge féminin. Jamais femme ne s'assit moins sur un rêve. Je sais que cela n'est plus de mode aujourd'hui, où les dames ne veulent plus que de séraphiques coussins naturels. Aussi, était-elle de son temps et de celui où aimaient les hommes de ma génération, d'un goût absolument différent de celui des godelureaux contemporains. Nous mesurions, à l'ampleur de nos mains plus robustes, la pomme hespéridienne qui les occupe si bien pendant les extases de l'âme! O douces obèses—un peu seulement toutefois!—qui portez comme une croix votre postérieure santé, montueuse comme un calvaire, consolez-vous! nous vous avons bien aimées!

Mme de Sainte-Ildefonse l'avait été beaucoup aussi, il n'y a que quelques années encore, avant que M. de Quentin, qui lui avait laissé sa jolie propriété de Bougival, eût exhalé son suprême souffle. Est-elle sage maintenant, dans le sens stupide du mot? Nul ne le sait, mais tous le trouvent improbable. La vérité est qu'elle respecte infiniment la mémoire du généreux testateur et évite absolument de rendre son ombre ridicule. Comme une petite bourgeoise, vit-elle dans son aimable buen retiro, où elle joue même un peu à la fermière. Bien que dame de charité de sa paroisse provinciale, elle n'est pas bégueule dans ses relations. Volontiers, le dimanche, reçoit-elle, pour se distraire, des couples irréguliers, qu'elle traite le mieux du monde. Mais son hospitalité demeure simplement écossaise et non laponne (la vraie cependant, celle-là)! J'entends qu'on trouve, chez elle, la table seulement et non le lit diurne à deux, si appréciable aux heures de sieste, pendant les tièdes journées. Elle met même une certaine coquetterie de vertu à ne pas laisser ses hôtes s'attarder, ensemble, sur les simples canapés, en de dangereux isolements. C'est même le revers de la médaille de ces cordiales et gastronomiques réceptions. Tout pour le ventre et rien pour les aspirations d'une naturelle tendresse. Autour de ses invités, elle fait si bonne garde, que c'est tout au plus s'ils se peuvent permettre, dans leur faux ménage, quelques baisers occultes... les plus savoureux d'ailleurs.

II

Un dimanche plein de lilas, comme ceux d'aujourd'hui et versant, par la banlieue en fête, un monde d'amoureux bruyants grisés de soleil et la profanation joyeuse de tout ce paysage volontiers mélancolique, avec son fleuve alourdi, sans transparences tentantes; ses horizons boisés où courent des buées printanières, ses bois dépouillés déjà par les maraudeurs; et, là-bas, à l'horizon, ce viaduc en ruines qui semble une construction romaine et met des cils d'ombre à la paupière rouge des soleils couchants. Car elle est délicieuse et navrante tout ensemble, aujourd'hui, cette nature de banlieue déjà lointaine, où des fabriques fument, où des chalands s'embourbent avec leurs maisonnettes fleuries, où tout fait penser à ce mot de George Sand: «Que les choses seraient belles, sans les hommes et les bêtes!» Un dimanche où, par les villages parcourus, de petites filles en blanc sortaient de l'église,—telles des hirondelles blanches—dans un bruit de cloches et des échos d'orgue, une note exquisément dévote se mêlant au vacarme débordé de la grande cité. Et ce dimanche-là, les invités de Mme de Sainte-Ildefonse étaient, d'une part, Hippolyte et Nysa, de l'autre, Gaspard et Corysandre, pour ne désigner que par leurs prénoms des époux inconnus à la mairie de leurs arrondissements respectifs, plus le célibataire Tripet qui venait dans la maison, pour la première fois, un être gourmand, timide et sournois, surtout égoïste, ce qui le faisait rechercher beaucoup. Car vous avez remarqué que les égoïstes sont particulièrement, et même seuls, aimés. De ce qu'ils regardent le reste du monde comme rien du tout, on en conclut, un peu légèrement peut-être, que ce sont des êtres à part ayant une juste conscience de leur supériorité. La tendresse est une chose tellement contagieuse que celle qu'ils ont pour eux-mêmes semble se répandre autour d'eux.

Un détail à noter pendant le voyage qui les avait amenés à Bougival. Hippolyte avait fait beaucoup plus attention à Corysandre qu'à Nysa, et Gaspard à Nysa qu'à Corysandre. Un souffle d'adultère innocent, mais réciproque, était dans l'air. Un besoin de changer de dame, comme dans les quadrilles. On ne s'était rien avoué. Mais Nysa et Corysandre étaient certainement complices de cette fantaisie de mutuelle infidélité. Et c'est dans ces dispositions qu'ils arrivèrent tous les quatre flanqués de Tripet, chez la bonne châtelaine qui, comme toujours, commença ses affectueuses hostilités par un gargantuesque repas dont Tripet s'esjouit comme un bon moine, cependant, que, sous la table, les pieds de Nysa cherchaient ceux d'Hippolyte et les pieds de Corysandre les bottines de Gaspard. Nestor, sur un perchoir auquel le retenait une chaînette d'un élégant travail, était, bien entendu, de la fête. «Bon appétit!» criait-il à chaque instant, de sa voix d'ivrogne nasillarde. Recommandation inutile. Car jamais plus complet honneur ne fut fait à un repas.

III

Puis, comme il faisait encore très chaud dehors, on se promena dans la maison, Hippolyte ne quittant plus Corysandre et Gaspard s'obstinant aux pas de Nysa, exquises, toutes les deux, d'ailleurs, dans cette moiteur de jeunesse parfumée qui fait les femmes pareilles à des fleurs ensoleillées où un peu de rosée matinale perle encore; celle-ci brune avec un teint mat, où passaient, dans l'ombre, des lumières d'argent, celle-là blonde, presque rousse, avec une peau blanche où couraient de vagues paillettes d'or, comme dans l'eau-de-vie de Dantzig; toutes les deux non pas grises, mais intérieurement enamourées, avec un souffle qui passait, moins lentement rythmé sur leurs jolies lèvres, avec un alanguissement délicieux de tout leur être repu, et d'inconscientes perversités dans les regards cherchant des regards amis. Et c'est dans ces dispositions d'esprit, lesquelles n'échappaient pas à l'impatiente curiosité de leurs galants d'un jour, qu'on allait de chambre en chambre—toutes délicieusement coquettes, et fleurant bon comme si les roses des cretonnes étaient naturelles, les chambres de la villa!—qu'on errait parmi les canapés obsesseurs, les lits pleins d'invitations, les larges fauteuils dont un dragon du Roi se fût si bien contenté, avec de secrets espoirs d'isolement, mais toujours déçus, car Mme de Saint-Ildefonse, que multipliait certainement son souci vertueux, trouvait le moyen d'être, à la fois, sur les talons de tout le monde.

Évidemment, cette gêneuse avait beau être chez elle, elle était de trop dans la maison. Jamais la propriété ne s'était présentée aux rancunes des anarchistes sous un jour d'abus aussi monstrueux et intolérable.

Cet avis était particulièrement celui du célibataire Tripet, mais non pour les mêmes raisons que nos amoureux. Tripet avait simplement trop mangé. Il avait mis en présence, dans son précieux abdomen, ces deux irréconciliables ennemis qui sont le homard et le haricot soissonnais. J'ai découvert la raison de cette haine séculaire. Avec son armure dont l'émeraude vivante et sombre se pourpre à la cuisson, comme s'ensanglantait au combat la cuirasse des chevaliers d'antan aux tournois et à la guerre, le homard représente le monde héroïque qui envoyait des défenseurs au Saint-Sépulcre, le monde des gentilshommes vêtus de fer, des cavaliers bardés de métal, maniant l'estoc et la lance. Le haricot soissonnais, lui, personnifie la guerre contemporaine, l'artillerie triomphante du courage personnel, la poudre sans fumée. C'est donc deux traditions militaires différentes, exaspérées, intolérantes qu'on emprisonne ensemble en les mêlant dans une agape imprudente. Tripet avait commis cette faute et était devenu, certainement, un champ de bataille où toutes les nuances combinées des deux stratégies s'enchevêtraient en une mêlée douloureuse et pleine de sournois grondements. Mais j'ai dit la timidité de son caractère. Il aurait mieux aimé mourir que de demander où il pourrait contraindre tous les combattants à une sortie suprême et désespérée. Avec son flair de canonnier, il avait bien essayé de découvrir l'emplacement de ce Pharsale. Mais lui aussi était suivi par Mme de Sainte-Ildefonse, qui ne le savait pas si parfaitement inoffensif en amour. Il fallait à tout prix écarter cette femme. Il y réussit sans se ruiner, et comme vous allez voir.

L'angoisse générale était au comble, quand un cri: A«h! mon Dieu!» tragique dans son intensité, détourna toutes les attentions. En même temps, tous les regards se dirigèrent vers un grand arbre où Nestor, le perroquet, échappé de son perchoir, se balançait joyeusement sur une branche. Inutilement appelé par sa maîtresse au désespoir, Nestor passa de son tilleul sur un autre appartenant au jardin du voisin. Il était certainement perdu, si on le laissait aller plus loin. Mme de Sainte-Ildefonse, suivie de ses nombreux domestiques, se rua chez son compatriote mitoyen, chez qui commença une chasse en règle à l'oiseau dont la crête narquoise était dentelée comme l'armure de bouteilles cassée d'un mur.

C'est le sournois Tripot qui, lui, rageusement, avait rendu la liberté à la bête, et, grâce à cette diversion, dans les chambres bien coquettes, aux canapés obsesseurs où Gaspard et Nyaa, d'un côté, Hippolyte et Corysandre de l'autre, s'étaient égrenés de concert, comme par hasard, aussi bien que dans l'asile discret dont Tripet avait forcé la porte, tous ces heureux purent entendre, de plus en plus lointaine, à mesure qu'il s'en allait d'arbre en arbre, la voix de Nestor qui leur criait: «Bon appétit!»




CONTE VERTUEUX


CONTE VERTUEUX

I

J'entends dire, par là: conte où il est question de la vertu. Et de quelle vertu, s'il vous plait? Parbleu! de celle des femmes! Car j'imagine que la mienne vous importe peu. Moi, je tiens pour elle et j'ai pour cela l'excellente raison que beaucoup ont refusé mes hommages. Mais j'avoue qu'elle n'est pas concluante. D'autres eussent peut-être mieux fait accepter les leurs. J'ai d'ailleurs, dans mes souvenirs, une histoire qui m'aurait dû rendre sceptique, et je vous veux la conter, ne fût-ce que pour avoir plus de mérite à croire en une matière où ce n'est pas précisément la foi qui sauva les maris. Celle-là n'était pas en puissance d'époux, mais veuve, qui me donna une si belle leçon; veuve d'un homme que sa froideur avait fait mourir, tant il on était effroyablement épris et s'était meurtri le coeur à le jeter sous les pieds de cette statue dont il avait tenté vainement d'être le Pygmalion. Dame Honesta—je vous préviens que c'est un pseudonyme dont la pare ma naturelle discrétion—avait donc la renommée d'être impossible à tenter, même par les plus audacieux. Elle passait, non pour méchante, mais pour férocement insensible. Mystique avec cela, d'un mysticisme inaccessible aux accommodements dévots. Sa nature et l'éducation hérissée de principes qu'elle avait reçue, un tempérament douteux et des convictions arrêtées, tout concourait à la défendre. Pour les gens de bonne foi, la beauté chez un tel être en fait simplement un monstre. A quoi bon alors ces yeux admirablement doux, dont la prunelle avait le ton des violettes toulousaines à la tombée de la nuit? Pourquoi cette chevelure changeante qui roulait l'or fauve des frondaisons automnales sur un pactole plus sombre? Et cette bouche sensuellement humide, rose lascive et comme palpitante au souffle d'invisibles baisers? Et ces épaules admirables s'élargissant, à la base du cou, comme un fleuve lacté qui vient mourir dans un océan de neige? Et ces bras striés légèrement, dans leur marmoréenne blancheur, de petites veines bleues semblant des cheveux d'azur, ces bras délicieusement ronds dont l'étreinte ne devait être qu'une fraîcheur parfumée? Oui, que voulait dire cette tentation sans issue, cette promesse sans lendemain? Pourquoi ce vivant supplice des âmes! A quoi pense la nature en forgeant ces décevants caprices, ces inutiles splendeurs? Ah! mon cher Bourget, que voilà bien la vraiment cruelle énigme!

Donc dame Honesta avait la réputation parfaitement assise—assise toutefois sur un moins beau trône que sa propre personne—d'une dame près de qui les soupirs sont superflus. J'en étais convaincu plus que quiconque, et parbleu! le serais encore. Car aucune honnêteté ne me fut étrangère et j'ai gardé le goût de croire à l'honnêteté. Une seule chose m'étonnait et me donnait encore meilleure opinion d'elle, c'est qu'elle me parût peu insupportablement orgueilleuse de cette sorte de déification. Modestie ou conscience de son mérite impeccable, elle en acceptait les hommages avec une simplicité infinie, comme la chose la plus naturelle du monde, et, dans le milieu où je l'avais rencontrée, elle avait, malgré tout, la réputation d'être, à cela près, très bonne enfant.

Ce milieu, dans ma vieille terre languedocienne, bien entendu, en un castel assez misérable d'ailleurs, où me recevaient de vieux parents, d'excellentes gens, très pieux et tout à fait corrects dans la vie, mais pas bégueules cependant et qui, à l'occasion, aimaient à rire quand ils avaient bu deux doigts de Villaudric arrosant quelque perdrix rouge de saveur sauvage. On y était infiniment hospitalier, ce qui veut dire que des dames, de renommée infiniment moins immaculée que celle de dame Honesta, y trouvaient cependant excellent accueil, à l'époque des vendanges surtout, celle où volontiers on se rend visite pour boire en commun les derniers rayons de soleil. Je conviens même que j'abusai quelquefois, à l'occasion, de cette hospitalité, pour tromper des maris absents, et c'était, cette année-là, ma ferme intention, comme les précédentes. La familiarité de ces réunions provinciales prête si bien à l'ébauche de tendresses que la séparation prochaine rend sans grands dangers! Mais quand je vis dame Honesta, toujours en vertu de cette probité de nature dont je désespère de jamais guérir, tout à la ferveur de sa beauté sans égale, subjugué par son charme mystérieux et cruel il me fut impossible de poursuivre aucune autre aventure que d'en demeurer stupidement amoureux, j'entends amoureux sans espoir, lâchement, sans révoltes viriles même, tant j'avais été bien prévenu et avais l'intuition personnelle que je perdais mon temps. Et ce qui accroissait encore le ridicule de cette poursuite platonique, c'est que rien de farouche dans son accueil ne donnait raison à ma timidité. Au contraire, j'aurais ignoré sa haute et inexpugnable vertu qu'il m'eût semblé certainement qu'elle cherchait à m'encourager. Elle paraissait aimer ma compagnie, laissant volontiers son bras traîner, si doucement lourd! sur le mien pendant les promenades. Mais la légende avait passé par là. On m'avait si bien dit qu'elle était «bonne enfant» en apparence et jusque-là seulement! On s'accoutume à tout et j'en étais venu à vivre, non sans quelque honteuse douceur, dans d'humiliantes résignations, soumis à ce qui me semblait la fatalité inexorable, imbu plus que jamais de cette vérité qu'il n'est homme vraiment digne des faveurs de la réelle Beauté et que ce nous est une audace sacrilège d'oser élever vers elle l'injure de nos voeux.

Il y avait, tout autour de moi, de petits sourires rancuniers et satisfaits qui ressemblaient joliment à de la moquerie. Mais que m'importait! je marchais dans mon rêve de désespéré comme en un chemin plein d'étoiles.

II

Une adorable nuit d'octobre, comme on en connaît seulement là-bas, presque des nuits d'été encore, avec un ciel plus sombre, sombre comme un immense lapis-lazuli où les astres mettent comme des cassures d'argent clair, avec les fraîcheurs lointaines cependant de la Garonne montant parmi les brises encore tièdes, et partout une langueur immense, faite de la secrète mélancolie des déclins et comme balancée dans l'air par l'aile innombrable et invisible des parfums exhalés par les dernières fleurs, odorants arômes dont l'âme même est pénétrée.

Comment dame Honesta était-elle venue avec moi, dans ce coin isolé du grand parc où les allées couraient entre les carmins rouilles des ronces toutes tachées de mûres, très loin déjà du vieux castel dont les méchants rires ne venaient plus jusqu'à nous? Mon Dieu! tout simplement, sans doute, en marchant devant soi dans le sable qui craquait musicalement sous ses bottines, en causant de ceci ou de cela, de tout, hormis de ce que j'avais dans l'âme et qui en avait chassé tout le reste. Imaginez, autour de nous, toutes les séductions perfides des choses, toutes les persuasions amoureuses de la nature: le chant d'une source soulevant les cailloux de son bouillonnement; le frôlement des joncs vibrant comme des lyres sous le vent nocturne; le vol attardé des phalènes traversant le silence du sonore velours de leurs ailes; de beaux rayons de lune se brisant en poussière d'argent dans les feuillages; toutes les harmonies des sons mourant dans l'espace et des couleurs se transformant en des reflets d'apothéose, dans des vapeurs d'améthyste transparentes. Non, vraiment, rien ne manquait au décor d'une idylle entourée de toutes les poésies, pas même la tertre de gazon, comme dans les tableaux suggestifs de Fragonard, que baignait au pied une clarté douce, tandis que le sommet se recueillait dans l'ombre, tamisé par les arbres comme sous l'exquis enveloppement de rideaux de gaze.

Et elle était là tout près de moi, la gorge demi-nue sous son mouchoir dénouée, les cheveux traînant sur le cou, résumant dans son être lassé toutes les senteurs divines du jour évanoui, ce sublime alanguissement de toutes les choses avant le sommeil.

Mais la légende était là, l'inexorable légende d'impeccabilité.

—Ah! madame, m'écriai-je, accablé par l'ironie de ces splendeurs, quelle heure de vivre avec une moins vertueuse que vous!

—Et avec un moins sot que vous!

Me répondit-elle en me jetant un regard dont je n'oublierai jamais la cruauté blessée. Et elle disparut, étouffant un petit rire dont j'étais déchiré, comme d'un couteau, sous l'épaisseur des frondaisons, par quelque oblique sentier où les ronces m'auraient empêché de la poursuivre, dans un effacement de toutes ces caresses de la Nature dont j'étais grisé un instant auparavant, me laissant dans un paysage vide soudain et dont les étoiles mêmes semblaient s'être envolées.

Suis-je guéri, pour cela, de croire à la vertu des femmes?

En toute humilité, j'avouerai que non.




AMANY


AMANY

Sous le ciel, rose et clair comme une aile d'ibis,

Sur Marseille où descend déjà la Nuit future,

La Méditerranée a fermé sa ceinture

Aux anneaux d'or, de malachite et de rubis.

A ses pieds, sur le sol laissant choir ses habits,

Celle qui fait ma joie et qui fait ma torture

En rêve, de ses bras, à mon cou qu'il capture,

Affermit le joug doux et fort que je subis.

Sur la terre où l'exil poussa la Phénicie,

A la gloire de Tyr, sous mon front s'associe

L'éclat jeune et vivant de sa fière beauté.

C'est qu'à travers les temps et pour leur lent hommage

De la Femme est restée une immortelle image

Où des flambeaux éteints demeure la clarté.

Ainsi pensais-je à l'absente, avec quelque mélancolie, il y a un an, à peu près, par un de ces soirs admirables de juillet qui criblent la nue de flèches d'or, devant la Méditerranée devenue comme un immense et sombre lapis-lazuli aux cassures lumineuses, dans le brouhaha de la Cannebière où de belles filles passaient sous l'orgueil de leur chevelure noire et de leur sang latin. Devant moi, la forêt des mâtures immobiles semblait une embuscade d'ombre, une embuscade de soldats armés de hautes lances; et la mer semblait faire flotter, sur la blancheur des collines crayeuses, comme une image lointaine de la voie lactée. Au-dessus des bavardages humains, des bourdonnements de phalènes mettaient comme un bruissement de velours, et des souffles chauds un frisson dans les platanes poudreux. Les voiles triangulaires dessinaient, sur le vague des horizons, les images de coeurs très sombres pendus à un invisible étal pour quelque mystérieux supplice. Toute cette joie du dehors qui riait et chantait aux lèvres des amoureux m'enveloppait d'une indicible et intérieure tristesse. En de jalouses angoisses et en des regrets superflus, je laissais s'en aller mon âme aux pieds de celle que j'avais quittée la veille et qui, sans doute, ne pensait guère à moi.

En ces dispositions moroses, je m'assis à la terrasse d'un de ces cafés magnifiques avec le souvenir desquels Paul Arène ne manque jamais d'humilier nos estaminets parisiens. Le fait est qu'on s'y croirait aux pieds d'une Babel tant s'y croise la variété des langages, tant s'y coudoie la variété des costumes, tant l'illusion d'un Orient tout proche y défie les ridicules préjugés de la géographie. Tout en continuant de rêver, j'écoutais, malgré moi, ce murmure de ruche et, de ce chaos de paroles, les plus voisines frappaient mon oreille. A la table la plus voisine, deux Turcs causaient, cachetés de rouge par leur fez comme des bouteilles de Bourgogne, avec des pelisses droites s'élargissant par le bas, aussi comme des bouteilles. Et quand j'entendis l'un d'eux proposer à l'autre de lui raconter comment un de ses ancêtres avait commencé la fortune de la famille je me résolus d'écouter tout à fait ce conte, la recette pouvant être bonne pour les petits enfants que je n'ai pas.

Et maintenant, c'est, non plus moi, mais un des bons Turcs cachetés de rouge qui parle.

—Le plus curieux, dit-il, c'est que cet ancêtre fut un poète. Il s'appelait Khodja, et les lettrés de Constantinople ont, tous encore ses poésies dans leur bibliothèque. Les connaisseurs affirment qu'il n'avait pas son pareil pour comparer sa bien-aimée à la lune reflétée dans le miroir d'argent d'un lac. Mais malgré que le krach des livres n'eût pas encore commencé, il n'en était pas moins un des plus pauvres hommes de Scutari qu'habitaient mes aïeux, et sa femme Amany, mon aïeule vénérable, passait son temps à envoyer à tous les diables cet harmonieux fainéant qui ne la nourrissait que de belles métaphores. Cette matérielle créature—c'est Mme Khodja, mon aïeule, que je veux dire—reprochait, sans cesse, au pauvre chanteur de ne pas savoir vendre des denrées à faux poids, comme le faisaient régulièrement tous les autres. Car nul n'ignore, en effet, que tandis que tous les négociants du reste du globe, ceux de Paris surtout, sont d'une indiscutable probité, les commerçants Turcs aiment fort à duper leur clientèle, sur la qualité d'abord, et ensuite sur la quantité de ce qu'ils débitent. En quoi ils se montrent prodigieusement logiques et philanthropes. Car, plus un produit est avarié, moins on vous en donne pour le même prix, moins on vous trompe à la fois. Mais, de tous les amis qui excellaient dans cette hygiénique occupation, celui que mon aïeule Amany citait toujours à son mari, avec le plus d'admiration, c'était leur voisin Togrul, Persan d'origine, mais naturalisé Turc pour les besoins de son commerce, et qui, en moins de cinq ans, avait acquis un pécule monstrueux dont il était tout prêt, d'ailleurs, à faire le plus mauvais usage. Car il faisait à Mme Khodja une cour assidue, durant que son innocent époux modulait des sons et les renfermait dans l'argile sonore du rythme, lui répétant sans cesse, en son langage non moins imagé: «Étoile du firmament, lune de mes nuits, tulipe de mes rêves, conseillez donc à cet imbécile d'aller faire au loin quelque négoce. Je lui prêterai le peu qu'il faudra pour partir, et il le perdra certainement en route. Mais pendant ce temps-là, nous prendrons du bon temps. Je viens justement d'expédier une caravane pour un marché lointain, et je n'ai rien absolument à faire qu'à vous aider à le tromper indignement, comme il le mérite.»

Et mon aïeule Amany écoutait cette canaille de Togrul et trouvait son projet plein de bon sens.

Un jour donc, mon malheureux ancêtre Khodja trouva, à sa grande surprise, en revenant de prendre à la pipée quelques strophes matinales, un petit âne tout harnaché à la porte de sa maison, et, sur le petit bourriquet, qui dodelinait des oreilles, un sac en travers, tout gonflé de riz: «—Mon gaillard, lui dit amicalement sa femme, laquelle l'attendait sur seuil fleuri de clématites, vous allez me faire le plaisir d'aller vendre cela où vous voudrez, et puissiez-vous crever en route, pour que je me puisse remarier avec un moins nigaud que vous!» Sans en demander davantage, l'excellent Khodja prit l'âne par le licou et et mit en chemin tout en causant doucement avec l'animal. Car les poètes et les bêtes s'entendent bien volontiers, et ce bienfaisant baudet ne manquait pas de braire aux bons endroits, comme si la musique des vers de son maître l'emplissait d'une intérieure admiration.

Ainsi arrivèrent-ils, à la tombée de la nuit, jusque vers une petite montagne qu'ils gravirent ensemble, parce que les chanteurs, aussi bien que les ânes, aiment le voisinage des cieux, ceux-ci pour parler de plus près aux astres, et ceux-là parce que les chardons croissent à merveille sur les sommets qu'ils argentent de leurs étoiles bleues. Le bon Khodja s'assit, en remerciant Allah, dans une excavation rembourrée de verdure qui lui présentait un fauteuil naturel, et son compagnon commença de brouter les chardons aigus, en s'interrompant, pour le regarder, de temps en temps, avec de bons yeux luisants et doux, ronds et lumineux comme des têtes d'énormes clous.

Or, sous la montagne était une caverne, où nous retrouvons, précisément à la même heure la caravane expédiée par Togrul, laquelle s'y venait reposer jusqu'au lendemain matin, ayant déchargé ses bêtes de leurs fardeaux pour les soulager pareillement. Seulement, le pays étant infesté de voleurs de grands chemins, le chef avait eu une idée géniale pour être averti à temps de leur approche. Il avait planté, de bas en haut, l'embouchure d'une immense trompette dans un trou placé au plafond de la grotte et par où le ciel apparaissait comme une larme d'azur suspendue à la pierre, le pavillon de cuivre de l'instrument étant dirigé à l'intérieur de façon que le son emplît l'excavation qui leur servait de retraite. Après quoi, il avait détaché le plus résolu de ses hommes avec mission de grimper sur le roc au dehors, de fouiller l'horizon du regard sans cesse et de souffler dans la trompette à la moindre apparition de bandit. Mais le plus résolu de ses hommes, pris d'une indicible frousse, n'eut de premier soin que d'abandonner son poste.

A un moment donné, cependant, une formidable fanfare retentit dans la caverne, si formidable que la caravane tout entière, laquelle était décidément composée de héros, s'enfuit en abandonnant ses marchandises, ses animaux et ses objets de campement. Or ça qui avait soufflé dans la trompette? Le bon Khodja lui-même, et sans s'en douter, vraiment. N'était-il pas précisément assis au-dessus du trou où venait aboutir l'embouchure de la trompette? Or, l'abondance des images gracieuses qui se pressaient dans son cerveau, par cette belle nuit étoilée, ne se pouvant exprimer tout entière dans les vers qui chantaient sur ses lèvres une partie avait cherché son issue dans quelque autre musique dont l'âne, lui-même—ces animaux ont la gaieté facile—avait ri à se rouler dans les herbes rares et sèches qui adornaient la calvitie du mont.

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