Contes irrévérencieux
Épouvanté lui-même de la symphonie qui avait éclaté dans son fauteuil naturel, mon aïeul Khodja avait bondi comme s'il eût été l'obus de sa propre pièce. Mais fort curieux de sa nature, et pas du tout rassuré, il s'avisa d'aller visiter l'intérieur de cette montagne mystérieuse, pour s'assurer qu'il ne reposait pas sur un volcan et que ce coup de grisou n'aurait pas une seconde édition. O merveille! Tous les trésors abandonnés par les lâches envoyés de Togrul tombèrent entre ses mains et il rentra chez lui, colossalement riche, tandis que cette canaille de Togrul était complètement ruinée. Et cela arriva juste à temps pour que mon aïeule Amany—décidément la plus désintéressée des femmes—se convainquit que son mari valait infiniment mieux que l'amoureux qu'elle s'allait donner. Outre qu'il devint riche, mon aïeul Khodja évita ainsi tout malheur conjugal, ce qui prouve que ce n'est pas ça qui porte bonheur, comme on l'entend dire quelquefois.
Et l'homme cacheté de rouge se tut. La nuit couvrait maintenant Marseille de toutes les ombres de son aile éployée. Un vent frais faisait palpiter doucement les voiles triangulaires, pareilles à des coeurs qui se raniment, cependant que la Méditerranée prenait, au clair de lune, des moires bleues et vertes et que je murmurais le nom de l'absente un moment oubliée.
RESTITUTION
RESTITUTION
Pour si superficiels et distraits que soient les hommes de ce temps, il n'en est certainement pas un qui n'ait remarqué, avec admiration, comment l'instruction des affaires criminelles s'est enrichie, de nos jours, d'un nouvel élément scientifique et pittoresque. Plus d'assassinat maintenant qui ne donne lieu à une petite comédie judiciaire où ses moindres circonstances ne soient reproduites avec une scrupuleuse fidélité. C'est la mise en action de la fameuse scène à faire que Sarcey réclame inutilement pour le théâtre. Un homme a-t-il été jeté du haut d'un pont? on en profite pour étudier sur un mannequin, de densité et de forme identiques, les lois de la pesanteur. Un mari est-il mort empoisonné? le ballonnement de son cadavre ne manque pas de fournir aux jurés un élégant mémoire sur la dilatation des gaz en vase clos. Ça amuse et instruit la magistrature en même temps. Aussi vous n'imaginez pas combien les juges sont furieux, quand un accusé rend cette petite représentation inutile par l'exactitude et la clarté évidentes de ses aveux. J'en connais qui prétendent qu'on doit passer outre et se méfier de confidences évidemment intéressées.
Tel était l'avis du juge d'instruction Ventéjoul qui, dans son petit tribunal de Castelbajac-sur-Dringue, enrageait de n'avoir pas encore eu l'occasion d'appliquer cette mirifique méthode de la restitution du crime, une désastreuse moralité régnant dans ce paisible chef-lieu d'arrondissement. Mais comment voulez-vous que se distinguent les magistrats de province? Autrefois, ils avaient la politique, et le 16 Mai a été un bon marchepied pour quelques-uns. Mais maintenant! Il n'y avait d'aussi furieux que le procureur Mirapet qui n'avait à défendre la société que de vétilles indignes de son éloquence. Rien à mettre sous la dent creuse de la Justice que de méchants délits, ne prêtant qu'à d'insignifiants réquisitoires. C'était vraiment une désolation. Mme Ventéjoul et Mme Mirapet partageaient la désespérance de leurs maris. Très pieuses, l'une et l'autre, elles demandaient tous les jours, à Dieu, qu'un bon assassinat ensanglantât la commune et sortît enfin leurs époux d'une injuste obscurité.
Enfin, Dieu les exauça, il y a quelques semaines. Un bon crime jeta la terreur dans le territoire de Castelbajac-sur-Dringue. Dieu fit même largement les choses. Il dota cette intéressante cité d'un crime passionnel, la variété de crime la plus recherchée. Un mari offensé, le bourrelier Tireloupe, ayant surpris sa femme couchée avec le forgeron Bonivet, n'avait pas hésité à tirer sur celui-ci. Mais, ayant manqué d'adresse, il avait tué sa femme. N'importe! Il y avait eu, Dieu merci! un malheur. Ce Bonivet, qui l'avait échappé belle, attirait d'ailleurs particulièrement l'attention sur lui. C'était le plus beau gars du pays, le plus solide, le plus entreprenant avec les femmes, et toutes étaient intérieurement ravies qu'il n'eût pas étrenné comme il l'avait mérité.
Quand, de grand matin, les gendarmes vinrent réveiller M. le procureur Mirapet pour lui donner cette bonne nouvelle, celui-ci bondit de joie et les envoya bien vite carillonner à l'huis de M. le juge Ventéjoul. Il fallait se concerter à l'instant et restituer le crime dans son décor avant que rien y fût changé. Malheureusement, le médecin, immédiatement appelé auprès de l'assassinée, l'avait fait transporter dans un autre lit, et tout le monde comprit qu'il serait odieux, voire sacrilège et abominable, de faire jouer un rôle à ce misérable cadavre dans une représentation, même donnée à la justice. Les parents de la morte réclamaient cette dépouille, et le sentiment public était pour qu'elle leur fût rendue.
—C'est tout à fait fâcheux! fit le procureur Mirapet.
—C'est désespérant, ajouta le juge Ventéjoul.
Et tous deux se regardèrent avec infiniment de mélancolie.
—On pourrait mettre un mannequin dans le lit du crime, hasarda Ventéjoul.
—Peuh! fit Mirapet. L'illusion n'y sera plus.
Alors le juge, se frappant soudain le front, ce qui fit un bruit de calebasse.
—Il faudrait trouver une femme de bonne volonté qui voulût bien remplacer la bourrelière.
—Mme Mirapet est trop dévouée à mon avancement pour me refuser cela! s'écria le procureur comme illuminé.
—En tout cas, Mme Ventéjoul est prête à rendre à la magistrature ce service.
—Je n'accepterais votre dévouement, mon cher collègue, qu'au cas où vous jugeriez à propos de reproduire d'abord la scène de l'adultère.
—Grand merci, mon cher procureur! Tenons-nous-en à celle de l'assassinat.
M. Mirapet rentrait, un instant après, chez lui, et annonçait à Mme Mirapet la preuve de confiance dont elle avait été investie par la justice. Celle-ci ne sourcilla pas et se trouva intérieurement très honorée. Notez que cette dévote personne était, en même temps, une fort jolie femme, blonde, blanche, grassouillette, avec des fossettes partout, appétissante en diable et que la vie provinciale condamnait, seule, à une vertu contre laquelle protestait son égrillarde physionomie.
Mme Ventéjoul fut un peu jalouse de n'avoir pas été choisie. Mais son mari la calma en lui promettant qu'elle assisterait à la restitution du crime. C'était aussi une fort jolie créature, de beauté bourgeoise mais abondante, et qui avait un faible prononcé pour le seul militaire du chef-lieu d'arrondissement, le beau Victor de Bondéduit, capitaine de gendarmerie. Or, ce gentilhomme maréchaussesque ne saurait manquer d'assister à cette expérience et de la recevoir dans ses bras quand elle se trouverait mal.
Tout allait donc à souhait et le pays d'ordinaire morne, était en liesse, grâce à l'excellente idée qu'avait eu ce Tireloupe d'assassiner sa femme. Et on parle sérieusement de moraliser les masses!
A l'heure indiquée, un cortège, magnifique vraiment, sortit du Palais de Justice. Douze gendarmes, commandés par le vaillant Bondéduit, l'escortaient, sabre au clair. Le reste de la force armée veillait sur place, sur l'assassin et sur Bonivet, qui n'avait jamais été plus en mâle beauté de rude manieur de fer. Mme Mirapet avait été conduite en voiture sur le lieu du crime. Sa femme de chambre était en train de la déshabiller suffisamment pour qu'elle fût plausiblement couchée dans le lit du bourrelier.—Un: garde à vôss! terrible retentit sous la fenêtre, suivi d'un bruit de bottes qui cherchent l'unisson sur le pavé. Le procureur, le juge d'instruction et le capitaine de gendarmerie entrèrent dans la chambre de l'assassinat. Mme Ventéjoul fut bien installée à une porte qu'on laissa ouverte, pour qu'elle ne perdit rien du spectacle émouvant qui allait se dérouler. Tireloupe fut armé du revolver qui lui avait servi à tuer sa femme, mais chargé à blanc seulement, cette fois-ci. Il devait demeurer embusqué derrière une autre porte jusqu'à ce qu'on lui commandât de répéter exactement, mais en simulacre, ce qu'il avait déjà fait.
Puis on introduisit le magnifique Bonivet dans le costume sommaire qu'il avait au moment où le bourrelier l'avait surpris.
—Mon ami, lui dit M. Mirapet on le voyant s'acheminer vers le lit où Mme Mirapet était déjà étendue, peut-être auriez-vous pu mettre un caleçon.
—Impossible! répliqua sévèrement Ventéjoul un peu vengé, il n'en portait pas au moment du crime.
—Eh bien, nous abrégerons alors un peu! reprit Mirapet. Mettons-nous tous derrière la porte d'où l'assassin s'élancera en tirant, que nous n'ayons pas la figure brûlée par la poudre.
—Vous avez raison, fit le prudent Ventéjoul, tandis que le capitaine de gendarmerie se mettait de préférence derrière l'autre porte où était déjà Mme Ventéjoul.
—Pan! pan! pan! pan! fit au signal Tireloupe.
Mais, crac! le déplacement de l'air par le fait des quatre détonations répétées fit ouvrir une fenêtre et un brusque courant ferma les deux portes de la chambre du crime, laissant tout le monde dehors, sauf Mme Mirapet et le forgeron Bonivet, toujours docilement couchés côte à côte. On s'élança; mais les deux clefs ouvraient en dedans.
—Ouvrez! ouvrez! hurla Mirapet.
—Ma foi, non! répliqua la voix tranquille de Bonivet. Ça ne me regarde pas!
On cogna ferme contre les deux portes. Mais elles étaient d'une remarquable solidité.
—Vite, un serrurier!
Mais le serrurier le plus voisin, quand il sut qu'il s'agissait d'éviter un désagrément à M. Mirapet, qui lui avait récemment octroyé huit jours de prison pour une bêtise, fit semblant d'avoir perdu sa trousse.
C'est une heure seulement après que l'huis fut ouvert.
—Enfin, mon ami! fit Mme Mirapet avec un air de reproche, j'ai cru que vous ne reviendriez jamais.
Mais il n'y avait aucune douleur réelle, et surtout aucun regret dans son accent.
Quant à Mme Ventéjoul, suivant le programme qu'elle s'était, par avance, à elle-même tracé, elle s'était évanouie au premier pan! dans les bras du beau capitaine Bondéduit qui l'avait soignée avec un dévouement exquis.
Le procès-verbal de cette séance de restitution d'un crime fut légèrement et volontairement tronqué par M. le greffier du tribunal de Castelbajac. On en tira un excellent parti à l'audience des assises. Néanmoins, le jury, fidèle à ses traditions magnanimes envers les maris assassins, acquitta Tireloupe avec quelques éloges sur sa fermeté. Heureusement que Mirapet avait retenu, contre Bonivet, le délit d'adultère, dont il prit une joie féroce à lui faire appliquer la plus sévère pénalité!
SUR LE TERRAIN
SUR LE TERRAIN
C'était musique militaire sur les allées Lafayette, à Toulouse, où me voici revenu, une fois encore, pour ouïr de jolis contes gascons, comme la Garonne en roule, dans son flot d'argent, avec le murmure de ses cailloux. Sous les arbres déjà poudreux de la longue promenade qui vient mourir sur les rives du Canal, la bonne paresse méridionale s'ébattait, bercée par un de ces...
...concerts riches de cuivre
Dont les soldats parfois inondent nos jardins,
Et qui, par les soirs d'or où l'on se sent revivre,
Versent quelque héroïsme au coeur des citadins.
comme a dit excellemment Baudelaire. Et c'était merveille de voir passer, dans le brouhaha des piétons, les belles filles de sang latin, aux chevelures noires, fières de toute la blancheur de leur front et souriantes de toute la blancheur de leurs dents, beaux fruits ensoleillés, tentateurs surtout aux rêves de volupté. Car, en l'artistique cité où une admirable composition peinte de Falguière fera rayonner bientôt le triomphe de Clémence Isaure, est demeuré ce qu'il y avait de meilleur dans l'âme antique: un désir tout païen, violemment charnel de la Beauté. Aussi reste-t-elle, en ce temps plus épris d'argent que d'idéal, l'immortelle patrie des statuaires qui vivent surtout de gloire et en meurent quelquefois.
Comme il convient, les soldats en permission abondaient en cette cohue au mouvement lent de flux et de reflux sur le sable, mer vivante se gonflant et s'aplanissant suivant les caprices de l'harmonie. Tels le fusilier Pétoine et le fusilier Tancrède qui marchaient, côte à côte, en reluquant les jeunesses, et en tortillant, entre leurs doigts, des badines qu'ils avaient coupées dans un ramier du Bazacle. Car c'est une innocente manie des militaires de se tailler des cannes partout où ils rencontrent un coin de bois; et le Conseil municipal qui siège au Capitole ne les traite pas pour cela comme notre bien-aimé prince de Sagan.
Et, comme toujours, Pétoine et Tancrède causaient des embêtements de la vie du soldat. Tous les deux, fils du peuple, ils se plaignaient amèrement de l'invasion de l'ancienne noblesse dans les rangs de l'armée, par suite des beautés démocratiques du volontariat. Les régiments étaient maintenant pleins de godelureaux titrés qui faisaient leur tête au nez de l'humble fantassin. Ces messieurs avaient toujours de l'argent dans leur poche pour s'offrir mille douceurs en dehors du service, que c'en était tout à fait scandaleux. Ils n'osaient pas absolument être impertinents avec leurs camarades; mais ils leur faisaient sentir, à tout propos, les abîmes sociaux demeurés dans leur seule imagination. Car, enfin, tous les hommes sont égaux devant la Loi, sinon à quoi bon la Révolution! Il y avait surtout, dans la compagnie, un certain comte (comme s'il y avait encore des comtes!) de La Lézardière qui était la bête noire de Pétoine absolument. Ce résidu de l'ancienne noblesse gasconne avait l'humeur volontiers hâbleuse des gens de son pays et passait sa vie à le tourner en ridicule, lui, Pétoine, qui, précisément, avait horreur qu'on se fichât de lui. Tancrède prenait fait et cause pour son camarade, et tous les deux secouaient furieusement leurs badines en l'air, dans un cinglement de colère et de menace contre ce qui reste des vieilles souches d'autrefois.
—Vois-tu, disait Pétoine, tant que je n'aurai pas fait baiser la doublure de mes chausses à ce citoyen-là, je ne serai pas content.
Et il indiquait, du geste, que sa culotte rouge n'était doublée que de sa propre peau.
—Ça, ça ne sera pas facile, répondait Tancrède, en se pourléchant toutefois ses babines plébéiennes à cette idée d'humilier la noblesse à un tel point.
—Patience! reprit Pétoine, on verra bien.
Et, comme la musique avait jeté au vent ses dernières volées, que le public se dispersait lentement par les rues avoisinantes et que les belles filles aux chevelures noires n'étaient plus que comme un vol rare d'hirondelles dans le petit nuage gris de poussière qui flottait encore sur la chaussée, Pétoine et Tancrède rentrèrent à la caserne pour y manger très médiocrement, cependant que notre précieux comte de Lézardière s'allait gonfler de mets savoureux chez Tivolier, en compagnie d'une drôlesse de marque qui lui donnait sa main blanche à baiser, entre chaque plat. Ah! si Pétoine avait vu ça, quelle exaspération furieuse de son rêve.
Le lendemain matin, c'était leçon d'escrime, une leçon que Pétoine et Tancrède recevaient avec une particulière mauvaise volonté. C'était, cependant, un bon vieux maître d'armes, plusieurs fois réengagé, qui la donnait, et de la vieille école, aujourd'hui presque disparue. Car le maître d'armes de régiment est volontiers devenu, aujourd'hui, un élégant gentleman. Le père Trousse-Faquin était sensiblement d'une autre génération. Très expert dans son art, il n'avait d'ennemi, au monde, que la langue française. Mais ce qu'il lui en faisait voir! Vous lui auriez promis la couronne de Danemark, avec le titre d'Hamlet XXVII, que vous ne l'auriez pas empêché de dire un «contre de carpe» et le «poumon» de l'épée, sans préjudice du verbe «feinter», qu'il employait jusque dans ses temps les plus invraisemblables. Mais, à ces querelles près avec l'orthographe et la syntaxe, quel homme sublime, que ce vieux troupier! Mais c'était dans les affaires d'honneur entre autres troupiers qu'il était surtout incomparable, dans ces duels qui ont lieu, nus jusqu'à la ceinture, devant une légion de camarades admis à ce spectacle comme à une leçon de courage.
Humain, prudent, paternel au fond, notre Trousse-Faquin ne faisait grâce à ses clients d'aucune de ces subtilités que la tradition militaire introduisit dans ce genre de combats singuliers. Il en avait, lui-même, commenté le formulaire en une rédaction de son cru et de son style. A signaler ce dernier chapitre qu'il gardait, comme on dit, pour la bonne bouche, quand il guidait des soldats sur le terrain: «Aussitôt qu'un des adversaires (il prononçait: «anniversaire») est touché, l'autre doit généreusement, et oubliant toute rancune indigne d'un soldat, s'approcher de lui et sucer légèrement le sang de sa blessure afin d'éviter une extravasion du liquide vital ou quelque autre accident préjudiciable à la santé.»
Or, le maître d'armes, entre deux séances de plastron, était en train de lire ce petit document à ses élèves, quand Pétoine et Tancrède entrèrent dans la salle, celui-ci, une main sur la joue artificiellement gonflée, celui-là, boitillant faussement, dans le but évident de se soustraire aux délices de la planche.
Quand Pétoine eut entendu, il poussa du coude Tancrède, qui porta son doigt à son nez, en signe de méditation véhémente. Puis, par extraordinaire, Pétoine, cessant sa boiterie mensongère, alla au-devant de la leçon. Ce que le La Lézardière se moqua de lui, en le voyant sous les armes! Lui, était de première force, et redouté de tout le bataillon.
Et ça n'empêcha pas que Pétoine, après avoir retiré sa veste, lui flanqua une gifle monumentale pour lui apprendre à se divertir à ses dépens.
Un tel outrage demandait du sang, et le vieux maître d'armes convoqua nos deux gaillards à une rencontre, le lendemain matin, après avoir adressé au colonel un rapport dont la réponse était prévue.
Une délicieuse matinée, ma foi, que celle du lendemain. Cependant que la ville s'éveillait sous l'éternel tintinnabulement de ses cloches, Saint-Sernin donnant la réplique à Saint-Étienne et le Taur à la Dalbade, au bord du fleuve, plus loin que le pont de Saint-Cyprien, un joli frisson d'argent courait sous les saulaies et les bergeronnettes, secouant des perles à leurs longues ailes, égratignaient l'eau avec de petits cris joyeux. Les toits rouges semblaient courir les uns après les autres au cours de la Garonne, comme s'ils fuyaient l'incendie allumé à l'Orient, l'incendie aux hautes flammes qui flambait au bord du ciel. Le comte et son adversaire, un peu grelottants, toutefois, leur chemise enlevée, dans cette buée de rosée aurorale étincelante aux brins d'herbes, étaient déjà en face l'un de l'autre, le fer au poing, n'attendant que le «Allez, messieurs!» qui les devait lancer l'un au-devant de l'autre. Car l'excellent Trousse-Faquin les avait fait tomber en garde, en arrière, après avoir mis leurs épées bout à bout. Les distances se rapprochent au signal et les fers se tâtent en de petits battements préliminaires. La Lézardière affectionne une attaque dans la ligue basse et Pétoine pare seconde avec acharnement jusqu'à ce que, un coup lui semblant porté à la hauteur voulue, il se retourne brusquement et le reçoit au derrière.
—Arrêtez! s'écrie le maître d'armes, stupéfait.
Et, au milieu de l'étonnement général—car toute la compagnie était confidente de ce combat—il ajouta, en s'avançant vers Pétoine:
—Vous êtes blessé; ôtez votre pantalon.
Pétoine obéit. Le coup était léger, l'adversaire ayant, malgré lui, retenu la main devant cette parade imprévue. Mais, enfin, la peau était entamée.
—Fusilier La Lézardière, vous savez ce qui vous reste à faire.
Et le malheureux comte fut obligé de se mettre à genoux, pour faire, à Pétoine triomphant, un semblant de ponction là où celui-ci s'était juré de lui faire mettre la bouche.
On en rit encore dans le régiment.
LES BOTTES
LES BOTTES
Ce n'est pas sans une mélancolie inquiète que je vois, aux vitrines des bottiers du boulevard, ces chaussures anglaises, étroites et longues, ayant vaguement l'air de cercueils élégants où le pied doit s'emprisonner dans une boite de cuir sans concessions à ses formes originelles. Il en sortira certainement une ou plusieurs générations dont les extrémités inférieures n'auront plus rien de latin. C'est tout simplement la race attaquée dans un de ses signes originels et celui qui comportait le plus d'aristocratie. Car, si peu que vous connaissiez l'oeuvre de Darwin, vous savez que notre organisme se modifie plus rapidement qu'on ne l'imagine, suivant les conditions extérieures où il se développe. La fabrication des monstres n'a pas d'autres secrets. Nous allons gaiement à la monstruosité et vers des hérédités ridicules. Car les infirmités se développent aussi par ces fantaisies de la mode. Pour les hommes, cela m'est assez indifférent. Mais les jolis petits pieds de nos femmes de France transformés en longues pattes de Teutonnes ou de Saxonnes, vous conviendrez avec moi que c'est une abomination!
J'en contais mon inquiétude à mon vieux camarade de promotion Landrimol, qui a quitté depuis déjà longtemps le service pour se livrer à la science, comme beaucoup de polytechniciens sur le retour, et loin de me rassurer, il insista sur le bien-fondé et me donna, à l'appui de mes propres craintes, une preuve tirée d'une vieille histoire de garnison à lui personnelle. Courteline ne m'en voudra pas d'une simple promenade sur son territoire militaire. C'est, d'ailleurs, Landrimol qui parle. Vous vous en apercevriez immédiatement à son absence de tout accent toulousain.
—Or donc, me dit-il, c'était en 1875, je crois. La mode était à une façon de chaussures à la poulaine qui se terminait en pointe, mode excellente pour donner du pied au derrière aux impertinents. J'étais, comme tu le serais encore, un officier ayant quelque coquetterie, un peu trop replet déjà, tout naturellement préoccupé de sa toilette, soucieux de plaire aux dames de la ville. Car nous occupions précisément une garnison où les militaires étaient bien vus du sexe aimable. Nous autres artilleurs, surtout, faisions prime. Nous avions, je ne sais pourquoi, la réputation d'être plus discrets que les hussards et les dragons. Le fait est que nous ne parlions jamais de nos succès qu'au café et à dix ou douze amis intimes seulement.
De plus, nous étions, pour les maris, un élément de distractions plus sérieuses. Nous savions tous jouer au whist et quelques-uns aux échecs. Notre bonne éducation et notre sentiment naturel de justice compensatrice nous faisaient mettre ces talents honnêtes au service des bourgeois que nous trompions indignement. Belle existence au demeurant et que tu regrettes sans doute, comme moi.
—Certes, lui répondis-je. Je ne peux pas entendre encore passer un défilé de canons sans que le coeur me batte. Le bruit des caissons sur le pavé me bat dans la poitrine. Nous avons des camarades généraux, Landrimol. Ils sont du Conseil supérieur et nous ne serons jamais de l'Académie. Nous avons été, toi et moi, des fous de quitter cette Alma parens qu'est l'armée. Il n'y a encore de grand au monde que le drapeau. Mais continue.
—Je ne sais pas si tu avais remarqué, malgré mes affreuses bottes de l'École, que j'avais un très joli pied pour un homme. Tout en maugréant contre cette mode qui les terminait, une fois vêtus, en tiges de paratonnerres, j'avais vite adopté les nouvelles chaussures et leur confiais, au moins autant qu'à mon esprit naturel, le soin de séduire les belles. Car beaucoup de femmes mettent longtemps à s'apercevoir que vous êtes spirituels, qui, d'un coup d'oeil, ont remarqué comment vous étiez chaussés. J'en arrivais même à marcher un peu comme les malheureux canards que d'infâmes forains font danser sur des plaques rouges pour amuser les badauds, tant j'emprisonnais étroitement mes orteils dans ces cachots séducteurs. Or, nous avions pour colonel un gaillard qui ne transigeait pas avec l'ordonnance et qui avait, entre autres maximes, celle-ci, renouvelée, disait-il, de Napoléon: «C'est le soulier qui fait le soldat.» Ce qui n'est pas autrement flatteur pour le courage. Un jour, m'apercevant ainsi boitillant:—Qu'est-ce que c'est que ça, capitaine?» fit-il en regardant mes pieds. Et il ajouta gracieusement, en soufflant dans la paille argentée de sa moustache:—«Vous me ficherez huit jours d'arrêt pour porter ces bottes ridicules quand vous êtes en tenue de service.»
Et il tourna les talons, de larges talons où s'encadraient de lourds éperons, en laissant retomber la paille argentée de sa moustache. Je regagnai rapidement le quartier pour prévenir tous mes camarades qui, comme moi, faisaient les jolis dans des bottes à la poulaine, comme en portait le bon roi Charles VI, sans les employer, toutefois, à donner du pied au derrière des Anglais qui avaient méchamment envahi son royaume.
Ce fut une rumeur d'indignation contre le colonel. Mais, avec la discipline, il n'y a pas d'accommodements. C'est une des choses qui la distinguent du ciel, où chacun joue de la harpe ou du trombone devant l'Éternel comme il lui plaît.
Donc, le corps tout entier des officiers se précipita à la cordonnerie du régiment. Il fallait, à tout ce monde et sur l'heure, des chaussures à bout carré, ces fameuses bottes d'ordonnance dont la forme est invariable depuis les guerres de Napoléon. Mais le maître-bottier était surchargé de besogne. Impossible de satisfaire personne. Il faudrait au moins quinze jours pour exécuter la commande sur mesure. «—Au moins, en avez-vous d'occasion?» demanda le choeur avec angoisse. «—Peut-être oui! J'ai, je crois, là, quelques douzaines de paires ayant déjà un peu servi, répondit l'éminent savetier: mais elles ne sont pas à moi. Je me suis chargé simplement de les vendre par complaisance. Je crains, d'ailleurs, que ce ne soit un peu cher pour vous.» «—Nous vous les prenons à n'importe quel prix!» répliquèrent les malheureux. Et l'infâme bottier nous fit payer vingt francs pièce une marchandise qui n'en était plus depuis longtemps à l'émotion inséparable des premiers débuts. Si bien que, le soir même, il n'y avait plus un officier dans le régiment d'artillerie dont les pieds ne fussent enfouis dans d'horribles bottes quadrangulaires. Le lendemain, le colonel, qui avait son idée, passa une revue de détail. Il eut un épanouissement de visage en voyant cet affreux spectacle, et soufflant, comme il avait toujours soin de le faire avant de parler, dans la paille argentée de sa moustache, il nous dit, une main tournée derrière le dos: «Enfants, je suis content de vous!»
Dans l'après-midi, ce ne fut pas sans un certain embarras que nous fîmes, en sortant du café, la petite promenade accoutumée, jusqu'au mail, où les dames commençaient leur promenade, en longeant, pour s'y rendre, les boutiques où de jolies filles se montraient aux vitrines dès que passait un uniforme. C'est en groupes de deux ou trois que nous marchions, nous suivant un peu par grades, une cigarette aux lèvres, donnant quelque chose de contraint et de mystérieux aux sourires de reconnaissance. Les maris étaient encore qui à l'audience qui à leur comptoir, qui à l'étude ou à la caisse et c'était un moment délicieux vraiment, sous les grands arbres où l'on se rencontrait sûrement, par simple intuition de sympathie et sans s'être donné rendez-vous.
Ce jour-là, ce fut positivement un désastre.
Ces dames et ces demoiselles aussi, par habitude, passaient leur revue de détail. A peine arrivées aux pieds, nous les voyions surprises d'abord, puis étouffant, dans la dentelle de leurs mouchoirs, des sourires absolument impertinents. Et plus le défilé avançait sous leurs regards impitoyablement scrutateurs, plus leur gaieté devenait joyeusement insolente. Onques ne vit-on plus jolies dents blanches mettre comme un frisson de lait aux calices de plus de roses à peine entr'ouvertes.
Et nous faillîmes rire aussi, de moins belle humeur cependant, quand un retour sur nous-mêmes nous révéla le secret de leur hilarité. Nous étions tous, non seulement chaussés comme des Auvergnats, mais nous avions tous un énorme oignon sur l'orteil droit, accusé par un renflement montueux du cuir. Toutes ces paires de bottes avaient appartenu au même propriétaire qui était pourvu de cette infirmité, et ce propriétaire était... devine qui? le colonel dont s'expliquait ainsi à merveille la rancune contre les officiers trop élégamment chaussés. Eh bien! plusieurs d'entre nous contractèrent des oignons par le seul usage de ces chaussures autrefois mal habitées. On reconnaissait notre provenance quand nous changions de régiment.
—Ah! Landrimol, m'écriai-je, absolument ému par ce récit, di avertant omen! Mais que deviendront les pieds mignons de nos jolies femmes de France, si l'Angleterre continue à sévir chez nos cordonniers! C'est déjà trop de sentir le sol sacré de la Patrie foulé par les souliers seulement de l'étranger!
L'ARCHE
L'ARCHE
C'était par un des jours les plus monotones de cet été pluvieux. A peine, par instants, l'eau avait-elle cessé de rayer le ciel. Encore ces rapides éclaircies avaient-elles été occupées par l'égouttement des frondaisons continuant l'ondée. Rien que le spectacle monotone de l'averse s'enflant ou se dégonflant au gré de la crevée des nuages courant, éperdus, sur le ciel; rien que le bruit égal des gouttes fouettant les vitres et s'alourdissant en s'écrasant. La mélancolie automnale devançait l'appel des déclins et d'involontaires moqueries s'attachaient aux pauvres diables que, de notre croisée, nous voyions patauger en des lacs que de nouvelles poussées de pluies couvraient de petits champignons d'argent semblant pousser tout seuls. Il n'est que les roses dévastées par cette poussière d'ouragan humide pour qui celle qui partageait avec moi cette vue eut quelque pitié. Les femmes, dans ce monde, ne plaignent guère que les fleurs.
Et cela continuait, continuait toujours, avec des mensonges d'apaisement, comme les querelles entre ceux qui ne s'aiment plus. Par moments, l'horizon était traversé de sillons bleu pâle, comme par une flèche de turquoise qui s'enfonçait bientôt dans l'ouate sombre des nues. Le couchant lui-même avait inutilement allumé son brasier invisible, derrière le rempart d'ombre qui était l'Occident. A peine avait-il promené un peu de fumée rose dans les gris mornes dont cette muraille était peinte, et quand enfin, nous fermâmes les persiennes, sans qu'aucune étoile nous eût dit bonsoir, nous enfermâmes en nous—au moins, puis-je le dire de moi—toutes les tristesses de cette journée sans soleil, de ces douze heures aux ailes mouillées comme celles des bergeronnettes, lasses elles-mêmes de cette trempée sans merci.
Or, nos rêves nous venant le plus souvent des impressions du jour évanoui, celui que je fis et vais vous conter n'a rien d'étonnant, au moins pour les psychologues de fantaisie, lesquels il ne faut pas confondre avec les psychologues de carrière qu'enrichit le roman contemporain. Je dois reconnaître cependant que, pour être le plus naturel du monde, mon songe n'en est pas moins curieux et mêlé d'imaginations surhumaines. Dieu ne m'apparut-il pas! Non pas, il est vrai dans un buisson ardent comme à Moïse. Non! un Dieu à la moderne, un Père Éternel bon enfant, presque fin de siècle, ayant certainement entendu dire que les comédiens étaient les dieux de l'époque. Car il rappelait plutôt Coquelin que Jéhovah, ce qui me mit tout de suite plus à mon aise. C'est sur un ton de protection qu'il me dit, en caressant la pomme de diamant de sa canne:
—J'en ai de nouveau assez, de l'humanité, et je vais commander un nouveau déluge. Mais tu as l'air d'un bon enfant, et je te sauverai.
—Vous savez, Seigneur, lui répondis-je avec franchise, que si vous ne sauvez pas en même temps que moi, ma bonne amie, je refuse ma grâce. Vivre sans elle, me serait plus douloureux que mourir.
—Tu es un bon jobard, reprit le maître du monde, en riant. Elle te rend donc bien heureux?
—Le plus malheureux du monde, propriétaire du Paradis. Elle passe sa vie à sa toilette, et c'est toujours pour plaire à d'autres qu'à moi. Elle me ruine à la journée et me rend ridicule à la nuit. Mais cela n'empêche que je l'aime infiniment et ne me saurais séparer d'elle.
—Tu es encore plus bourrique que je ne l'imaginais; mais c'est pour cela que je me suis tout de suite senti pour toi quelque sympathie. Je la sauverai aussi, pour qu'elle continue à se fiche de toi. Tu sais ce qui te reste à faire?
—Je ne m'en doute pas seulement, régent des étoiles.
—Rappelle-toi l'exemple de Noé.
—Quoi! Seigneur, vous voudriez que je me grise comme un portefaix, et que je montre l'envers de mes chausses à mes enfants? Et comment le ferais-je, inventeur du soleil, puisque vous ne m'avez donné qu'un postérieur et pas de postérité?
—Noë ne se distingua pas seulement par cet acte de confiance envers ses fils. Ne te souviens-tu plus de l'Arche?
—Comment, automédon des nuées, il faut que je bâtisse un petit navire pour m'y installer avec mon adorée et une paire de toutes les bêtes vivantes, pendant quarante jours?
—Je t'autorise à n'emmener que les animaux qui te plairont.
—Ce sera vite fait, Dieu de bonté. Les deux chattes que nous aimons nous suffiront amplement, d'autant qu'elles accoucheront, l'une et l'autre, dans quelques jours.
—Je vois que tu as des goûts de concierge. Tu remplaceras, un jour, saint Pierre, qui commence à se faire vieux. Tu ne veux pas un domestique pour faire tes chaussures?
—Oh! non, empereur des destinées! Je ne vous dissimulerai pas que l'idée d'être tout à fait seul à seul avec celle que j'aime, pendant six semaines, me ravit absolument. Elle va enfin, pour la première fois, m'appartenir tout à fait. Elle ne passera plus ses journées à lisser son admirable chevelure pour en faire comme un lac d'ombre glissant où trébuchent les désirs des amoureux; elle n'affinera plus la flèche aiguë de son regard dont la pointe d'or jaillit d'un carquois de velours; elle ne méditera plus, devant son éternel miroir, les sourires mortels à mon honneur, qui mettent aux coeurs d'invisibles morsures, comme de méchants frelons cachés au coeur d'une rose; elle n'échancrera plus savamment ses corsages pour en caresser seulement les cimes neigeuses de sa poitrine; elle oubliera l'art des coups de pieds savants qui entr'ouvrent l'ondulation des jupes sur la soie bien tirée du bas. Tout le temps consacré à ces billevesées malintentionnées pour mon repos, vraisemblablement elle le passera à me cajoler et à me rendre la vie la plus agréable du monde. Et je mettrais un tiers, même un subalterne, même un esclave entre ces espérances d'intimité délicieuse et mon bonheur prochain! Non, Seigneur, j'aimerais infiniment mieux cirer mes souliers moi-même, et surtout les siens.
—A ton aise, mon gaillard. Je ne suis pas, d'ailleurs, fâché d'anéantir complètement la race des domestiques, qui me dégoûte particulièrement. Les gouvernements de l'avenir, quand ta bonne amie et toi vous aurez repeuplé le monde, s'en tireront comme ils pourront. Adieu! Je rentre au Paradis, qui n'est pourtant pas le séjour amusant que l'on imagine. Oh! si je n'avais écouté que les intérêts de mon propre plaisir et de ma gaieté, c'est certainement le vice que j'aurais encouragé, pour me faire une société, et non pas la vertu.
Et sur cette pensée morale, Dieu disparut en cinglant l'air de sa jolie petite canne à pomme d'or.
Les rêves vont vite. Peut-être est-ce les morts qui leur prêtent leurs ailes. L'arche était achevée. J'avais choisi, pour la construire, et par galanterie, le bois de rose. L'intérieur était confortable, avec des portières et des tapis partout, et j'avais ménagé, à la poupe, une serre où j'avais réuni les plus belles variétés de roses. Nous n'y étions pas montés depuis un instant, une chatte chacun sur le bras, laquelle entr'ouvrait, inquiète, sa gueule rose, avec un miaulement si doux qu'on eût dit un roucoulement de tourterelle, que Dieu lâcha les écluses du ciel. Nous fûmes, d'abord, un instant cahotés par les mouvements violents de l'eau qui se précipitait dans les terrestres ravins, s'enroulait en remous autour des montagnes, écrasait les forêts du poids meurtrier de son écume, se brisait aux derniers pics en de terribles éclaboussements. Mais quand nous en eûmes fini avec les aspérités naturelles et artificielles de notre globe, la place où vivaient les hommes tout à l'heure n'étant plus indiquée que par des débris flottants, des épaves et des ruines légères remontant à la surface, ce fut une impression adorable de navigation tranquille sur un lac immense, qu'aucun souffle n'agitait. Car nous avions dépassé bientôt la sphère des courants dont le mistral et le simoun sont les rois. Et quand vint le premier matin, après une nuit exquisément bercée par les éléments, je proposai à ma bien-aimée de demeurer encore au lit pour goûter plus longtemps cette béatitude. Mais elle en sauta, légère comme une gazelle du désert, et commença de dérouler, sur ses épaules, la nuit vivante de ses magnifiques cheveux d'où le peigne tira bientôt de magnifiques étincelles bleues. Puis elle affina son regard, médita son sourire, demeura tout le jour à sa toilette comme à l'accoutumée. Après quoi, elle se décolleta savamment et cribla sa jupe de petits coups de pieds sournois pour en ordonner les plis suivant certains rythmes de trahison, si bien qu'elle était mise comme pour un bal, avec des fleurs au chignon, quand le ciel, dont nous étions plus proches, s'éclaira des monstrueuses girandoles que nos astronomes appellent constellations. Et des musiques mystérieuses passaient, à cette hauteur, ce que nous croyons les rayons des étoiles n'étant que les cordes d'or des sistres qui les aident à charmer l'immensité. Et l'eau continuant de monter, en nous emportant avec elle, je vis que ma mie souriait et faisait la coquette pour des formes flottantes qui soudain s'agitaient autour de nous, se précisant peu à peu en d'amoureuses poses d'élégance surhumaine. C'était sans doute l'âme des anciens dieux chassés des Olympes qui venait animer ces héroïques figures que j'avais prises, au soleil couchant pour de simples nuées, mais que la lumière fantastique de la lune dessinait dans des phosphorescences d'argent. Et des baisers s'échangeaient, dans l'air, entre ces fantômes séduisants et ma bonne amie, si bien que jamais la jalousie ne me tortura davantage qu'en cette nuit passée dans la caresse des au-delà. Et la nuit qui suivit, ce fut pis encore. Jamais celle que j'aimais n'avait fait, pour de simples hommes, autant de frais que pour le troupeau de spectres prosternés aux pieds de sa beauté. Ah! je commençai à en avoir assez du déluge. La femme! mais elle ferait des agaceries aux arbres, aux fleurs, aux pierres—la mythologie est pleine de ces fantaisies—plutôt que de renoncer à l'exercice de son charme et de son pouvoir!
Une goutte d'eau me réveilla, en me tombant sur le nez, à travers la toiture. Et le lendemain, je repensai à mon rêve en revoyant ma bonne amie promener longuement le peigne dans l'électrique étincellement de sa noire chevelure.
MADAME ANTOINE
MADAME ANTOINE
Depuis l'effroyable temps qui sévit et fait croire les superstitieux à un nouveau déluge, la curiosité publique s'est naturellement enquise des causes d'un tel bouleversement climatérique. On a consulté des membres du Bureau des longitudes qui se sont contentés de répondre que cela ne les étonnait pas. On a interviewé des savants étrangers qui n'ont pas été moins mystérieux dans leur sérénité professionnelle. De superficiels savants ont attribué le dégât général à l'existence de taches sur le soleil. Je croirais plus volontiers, en ce siècle financier, à des trous dans la lune. La vérité est que nul ne sait le pourquoi de ces rigueurs torrentielles qui nous vaudront d'exécrable vin... nul que moi. Et c'est bien simple. Rien n'arrive au monde que je n'en signale immédiatement la cause première. Et quand on me l'a demandée, jamais je ne me suis trompé en répondant: c'est l'Amour!
Cette fois encore, il résulte de renseignements confidentiels, dont quelques-uns me sont venus en rêve, les autres étant le produit de ma sagace observation, que c'est l'Amour «qui a fait le coup», comme disent les gens de police, surtout quand ils ont empoigné un innocent. Et c'est d'un des coins de Paris les plus centraux, il est vrai, mais aussi, en apparence, les plus débonnaires et les plus tranquilles, qu'est partie l'hydraulique fusée qui nous vaut ce feu d'artifice aquatique dont nous redoutons justement le bouquet.
Sachez d'abord, pour être moins surpris de ma découverte, que je suis un des derniers familiers du jardin du Palais-Royal. C'est un de mes enchantements à Paris, et je ne lui préfère vraiment que la place Royale, plus calme encore avec ses quatre faces de maisons en brique à hautes fenêtres, dont l'une fut longtemps celle de Victor Hugo. Dans le bouleversement de Paris par les ingénieurs, ces deux grands jardins encadrés de bâtisses anciennes sont comme deux oasis où semble réfugiée la vie paisible et bourgeoise d'antan. Leurs habitués eux-mêmes—j'en prends mon parti pour moi-même—prennent je ne sais quoi de vaguement provincial et de respectablement séculaire. Tout m'enchante dans ces parterres citadins et jamais l'âme de Camille n'a ressuscité en moi pour y couper une branche aux arbres. L'eau qui pleure dans le grand bassin me rappelle d'admirables vers de Baudelaire. On foule, dans les allées, un sable musical, comme le chemin des songes; on y marche précédé de moineaux francs qui vous font poliment escorte, accrochés çà et là par un vol de cordes à sauter qu'accompagne le rythme de quelque ronde ancienne, poursuivi par la course oscillante des cerceaux, dans le tumulte enfantin et babillard de mille jeux. Que c'est amusant, la voix des toutes petites filles! Elles ment déjà! on dirait un cristal qu'on égratigne. Mais ce qui est admirable surtout, c'est la bonne humeur des commerçants du Palais-Royal, même depuis que leurs boutiques ne sont plus que rarement visitées par quelques étrangers. N'est-ce pas là l'indice d'un bon caractère, certainement entretenu par la pureté de l'air et le spectacle d'un paysage urbain délicieux? Mais l'âme du Palais-Royal, son âme vibrante et vaguement guerrière où passent des souvenirs de liberté, c'est son canon, ce petit canon dont le soleil, ramassé dans une lentille, vient piquer la lumière à midi, et qui part avec un bruit de coup de fouet dont les oreilles sont cinglées.
Or, l'importance de ce petit canon, dans le monde astronomique, est capitale, tout simplement.
Ici se place une révélation qui m'est douloureuse, étant donné mes anciennes relations de camaraderie connues avec le personnel des savants de ma génération. Vous croyez peut-être que ceux de ces messieurs qui, à quelque pas de Bullier, sont censés bombarder le ciel de regards indiscrets, avec leurs puissantes lorgnettes pareilles à des pièces d'artillerie, se donnent ensuite un mal infini pour nous procurer, à l'aide de calculs infinitésimaux, ce qu'on est convenu d'appeler l'heure de l'Observatoire? C'est une illusion qu'il faut que je vous enlève après tant d'autres. Mais la vie est comme un grand arbre dont les feuilles doivent tomber, une à une, sous les souffles impitoyables de la Sagesse et du Destin. C'est aussi comme un chapelet qui s'égrène, comme un vase qui se vide, comme une fleur qui s'évapore. Maintenant que j'ai dissimulé l'horreur du coup sous quelques images nouvelles, apprenez qu'un de ces princes de la science vient tout simplement déjeuner au café Corazza ou chez Véfour (de deux jours l'un, pour ne pas faire de jaloux). Quand le petit canon part, il met son chronomètre sur la douzième heure, entre une douzaine d'huîtres et son premier verre de chablis-moutonne. Ça évite à tout le monde un grand maniement de tables de logarithmes, sans compter l'usure des lunettes. Et c'est comme ça depuis dix ans. Et M. Dujardin-Beaumetz, lui-même, a respecté le budget de l'Observatoire! Eh bien, quoi? Les huîtres fraîches et le chablis-moutonne ont bien leur prix et ne se donnent pas pour rien dans les restaurants.
Que je change de nom avec l'éditeur Schott—ce qui me vexerait beaucoup—si je mens d'un mot dans ce récit!
Il me faut cependant mentir un peu en appelant Mme Antoine la nouvelle Ève, cause de tous les maux de l'humanité citadine, campagnarde et balnéaire durant cet été de malheur. Je m'exposerais à un bon procès en diffamation en vous révélant le nom véritable de cette jolie boutiquière—une bijoutière, s'il vous plaît,—que la vie sédentaire et volontiers assise a dotée d'un adorable embonpoint et merveilleusement placé. Sachez seulement qu'en aucune, le charme bourgeois des dames de commerce ne s'allie avec une distinction naturelle plus parfaite. C'est un sourire vivant, et aux dents très blanches, monté, comme une pierre précieuse, sur un vrai trésor de grâces opulentes et charnelles, tout cela enveloppé d'une grande bonne tenue et d'un petit air effarouché au besoin, quand le client s'enhardit plus qu'il ne conviendrait. Étonnez-vous, après cela, si vous voulez, que le commandant Brusquembille, dont j'altère aussi volontairement le nom, soit amoureux fou de cette séduisante créature et passe le meilleur de son temps en allées et venues devant la boutique dont Mme Antoine est certainement le plus beau bijou. L'amour rend volontiers observateur. Aussi le commandant Brusquembille avait-il vite remarqué que M. Antoine, le mari de celle qu'il aimait, attendait, tous les matins, le coup de canon du Palais-Royal pour commencer une petite promenade hygiénique d'une heure qu'il faisait après son déjeuner. Car tous les événements des hôtes de la vie de ce beau jardin sont réglés plus ou moins par cette petite détonation quotidienne. D'aucuns, en attendent le rappel à l'accomplissement de certains devoirs, ce qui fait que les dames du Palais-Royal ont autrefois pétitionné pour qu'il y eût aussi un canon de nuit. Les sénateurs qui sont généralement de vieux birbes, tenant à leur sommeil, les ont joliment envoyées promener.
Mais l'Amour rend aussi ingénieux. Le commandant Brusquembille conçut immédiatement le plan de faire parler le canon un quart d'heure avant que le soleil lui prêtât sa mèche accoutumée. En donnant des distractions et en bourrant de consommations le vieux brave qui charge, tous les jours, la minuscule couleuvrine, il parvint à glisser, dans la lumière, une autre mèche dont il avait mesuré la durée avec la prudence et la science d'un mineur. Et pan! le canon tonna quinze minutes à l'avance. M. Antoine sortit, pour sa promenade hygiénique, un quart d'heure plus tôt, et l'entreprenant commandant alla tomber aux pieds de Mme Antoine, encore en train de grignoter son dessert et plus délicieuse à voir que jamais, décortiquant des noix fraîches, du bout de ses petits doigts grassouillets et rosés.
Ce qu'il en fut, après, de l'honneur de ce bijoutier, je m'en moque. Ce sont choses où je ne fourre pas mon nez.
Mais les conséquences de cette fantaisie amoureuse d'un militaire furent incommensurables. D'abord, le savant de l'Observatoire, qui achevait à peine ses oeufs brouillés aux truffes, et qui mit son chronomètre de précision à midi moins un quart, sur l'heure de midi, pendant qu'on lui apportait sa côtelette aux pommes soufflées. Puis, tous les Observatoires d'Europe modifiant leur heure d'après la nôtre. Un millionnaire américain, qui attendait une dépêche à midi juste et qui se suicida, ne la voyant pas venir. Un assassin guillotiné le lendemain quinze minutes avant l'heure, ce qui est une vraie crasse au point où ils en sont. Tous les cochers flibustant ce quart d'heure-là à leurs clients. Un infortuné promeneur qui, confiant dans l'heure véritable, et négligemment appuyé contre le banc qui protège le canon, recevant la bourre en plein dos et ne pouvant plus s'asseoir depuis ce temps. Une vieille dame sourde qui, n'ayant entendu que vaguement la détonation, appela son mari: malpropre! Le soleil, lui-même, un vieux qui a ses habitudes aussi, et qui, ne sachant pas à quoi s'en tenir, perdit complètement la norme de sa course.
Et au ciel, donc! au ciel! Et c'est maintenant que je vais emprunter mes documents au souvenir d'une vision que j'eus durant mon sommeil. Sachez que les astronomes du ciel ne sont pas plus laborieux que les nôtres. Sournoisement, le directeur de l'Observatoire paradisiaque envoie un ange, tous les jours, et le même toujours, prendre l'heure lui-même au canon du Palais-Royal, pour le règlement des jours et des saisons. Or, cet ange, lui-même, n'est-il pas devenu amoureux de la belle Mme Antoine et, sous l'invisible rideau de ses ailes, ne passe t-il pas à flâner, à la vitrine de la bijoutière, le temps qu'il vole aux intérêts sacrés de la climatérie! Tout comme notre savant, il mit son chronomètre à une heure fictive, en entendant résonner la quotidienne pétarade. Ce n'eût été rien. Mais Mme Antoine, très émue encore de la visite du fougueux militaire, lui ayant fait, sans s'en douter peut-être, une grimace de mépris qu'elle destinait à quelque vulgaire passant, cet ange impressionnable remonta au ciel dans un tel état de fureur et de désespoir qu'il en démolit sa montre en en faisant tourner les aiguilles comme un fou, jusqu'à ce qu'elle avançât de plusieurs mois. Et voilà maintenant comment les saisons n'ont plus de règle, pourquoi les pluies d'octobre tombent en août, pourquoi nos jolies petites Parisiennes sont toutes mouillées en leurs balnéaires stations. O crudelis amor! comme dit Virgile. O cruelle Mme Antoine, si tranquillement assise, comme un chanoine aux vêpres, dans son fauteuil large et bien rempli.
L'IZARD
L'IZARD
A mon ami Dat.
Une aube radieuse dans la montagne toute bleue, toute bleue avec des vapeurs roses là où parvenaient, obliques, les flèches de l'Orient, de petites nuées coupant le caprice des cimes; le spectacle grandiose des pics s'escaladant comme en un impatient reflux aux immobiles vagues, et, encore, dans une découpure du ciel d'un bleu très tendre, un fantôme de lune s'effaçant, comme le sourire d'adieu d'une amoureuse très blanche, avec quelques scintillements encore de diamants dans les cheveux.
J'avais redescendu la montée de Saint-Sauveur déjà pareil, à cette heure matinale, à un espalier de lumière, dominant le gave bruyant sur lequel se tend, comme un arc de pierre, le pont de l'Empereur, et j'avais obliqué à droite, sur Lutz aux hôtelleries découpées en chalets et dont les terrasses surplombent aussi des torrents. A peine avais-je rencontré, sur la route, quelques paysans en béret au dos d'un âne aux oreilles scintillantes de rosée. Tout à coup, une forme se dressa devant moi, une figure d'homme dont la barbe longue et fine était tressée et nouée derrière les oreilles, vêtu d'un vareuse d'un gris roux, se serrant à la ceinture, tout en laissant aux mouvements toute leur liberté, et d'un pantalon de treillis à peine plus clair, à la hussarde, bien chaussé pour la marche et coiffé d'un béret clair n'ayant guère plus de développement qu'une casquette sans visière. Ce n'est pas, d'ailleurs, à son costume assez particulier que je le reconnus, mais aussi à l'élégance vigoureuse de ses formes, à la résolution singulière de sa marche, au caractère viril de son visage un peu bistré, au dessin violemment aquilin de son nez, au rayonnement surtout très doux de ses yeux clairs et d'expression limpide, comme ceux des enfants. Il avait, d'ailleurs, sur l'épaule une petite carabine de précision ne ressemblant en rien aux fusils ordinaires de chasse et qu'il m'avait montrée la veille, à Barèges, dans sa petite cabine à la Robinson où sont réunies, dans un cube ayant trois mètres de côté, tout ce qu'il faudrait à une petite armée pour supporter un siège moins long néanmoins que celui de Troie.
J'étais en face de mon ami Rodolphe, le grand chasseur d'izards devant l'Éternel, et je dis: ami, bien que notre connaissance fût de récente date. Mais celui-là est de ceux qu'on aime tout de suite; et puis, toute une légende, quelque chose comme un évangile, avait précédé sa venue dans mes relations affectueuses. On m'avait chanté sa gloire à Saint-Sauveur, chez mon ami Pintat, le savoureux hôtelier; à Barèges, chez Lacoste; à Lourdes surtout, chez Romain Maumus, dont les bons vins font vraiment, comme dans l'antiquité, le Dieu de la gaieté et du rire; chez Soubiran, enfin, à Argelès, où se mangent les truites les plus exquises, et les premières cailles du pays. Il n'est question, tout autour du coeur de la Bigorre, que des cynégétiques exploits de mon ami Rodolphe, et sa renommée s'étend jusqu'en Espagne, à Torna, dont les baladins, d'authentiques gentilshommes qui dansent en des costumes merveilleux, passent la frontière tout exprès pour venir lui demander où en est la fashion des modes françaises, et ce que portent, cette année, les pschutteux au Bois de Boulogne. Mais mon ami Rodolphe se garde bien de leur révéler de pareils secrets et, tout au contraire, en sage et en artiste, les convainc-t-il de demeurer fidèles à leurs belles moeurs patriarcales et à leur si pittoresque costume étincelant au soleil, d'antiques soieries colorées comme des ailes d'oiseaux des îles.
—Vous partez pour la chasse? lui demandai-je en lui serrant les mains.
—Oui et non. J'ai aperçu, l'autre jour, là-haut, un izard dont j'ai pu observer quelque temps les habitudes et dont je connais les relais. Je vais voir s'il lui convient de se laisser approcher aujourd'hui.
—Eh bien! lui dis-je, et c'était la vérité, deux hommes, qui dînaient, hier, à Saint-Sauveur, ont conté devant moi qu'ils en avaient rencontré un le matin même, de cet autre côté, à droite de Gavarnie, entre les branches de cette fourche de neige que vous voyez, là, et attachée à une échancrure du roc, comme à un monstrueux râtelier.
—Oui, je sais, me répondit le chasseur avec une mélancolie soudaine dans ses yeux clairs et changeants. Mais jamais je ne vais par-là. Adieu.
Et, m'ayant serré la main, avec un petit tremblement affectueusement ému dedans, il remit sa carabine, quittée un instant, le temps de faire une cigarette, sur son épaule, et s'en alla, en sifflotant un petit air du bout des lèvres, comme quelqu'un qui se veut absolument distraire d'un souvenir. «Bon! pensai-je.
Encore un qui a aimé et qui en souffre encore!» Et je pensai qu'il y a de bien jolies filles, dans ce pays de Saint-Sauveur, brune celle-ci avec des yeux en lumière d'émeraude, et celle-là toute vêtue de grâce pure, comme les vierges des Panathénées.
Comme le lendemain soir, à Lourdes, je contais ma rencontre à mon ami Romain Maumus, en buvant consciencieusement un des meilleurs vins de sa cave, et l'impression que j'avais ressentie en quittant le Nemrod bigourdan, Romain se mit à rire, de son bon rire clair que n'ont jamais mouillé les eaux miraculeuses de la grotte, et me dit:—Vous n'y êtes pas! Je sais pourquoi, moi, il ne chasse jamais du côté que vous lui aviez montré et où nous avons fait autrefois de si belles parties ensemble, et ce n'est pas, comme vous le croyez, pour une histoire d'amour.
Et se rapprochant de moi, de façon à ce que nul autre ne pût l'entendre, Romain me narra ce qui suit et ce que je reproduis le plus fidèlement que le permette mon souvenir, un peu troublé par l'admirable vin que je continuais à déguster, tout en écoutant.
Rien au monde n'est plus difficile, paraît-il, que la chasse à l'izard, à cause de la méfiance toute naturelle, à l'endroit de l'homme, de ce petit chevreuil pyrénéen, ne quittant jamais les montagnes les plus hautes, et certainement le plus sauvage de tous les gibiers. Outre d'admirables jambes, déliées comme des fils et nerveuses comme des arcs, et qui franchissent les précipices comme en un vol d'oiseau, l'izard possède, sous son petit front étroit et bas coupé de deux petites cornes luisantes, des yeux d'une puissance défiant les instruments eux-mêmes de l'Observatoire. Sur le fond, la montagne qui fait, avec des morceaux de ciel, tout son horizon, il distingue de très loin le moindre point qui bouge, et le premier soin du chasseur qui le poursuit doit être de se confondre avec les accidents de la nature, pour ne pas attirer son attention.
De cela donc, notre ami Rodolphe s'était avant tout préoccupé, et le souci qu'il apportait à la couleur neutre de son vêtement, où se retrouvaient les tons de granit roux et les caprices presque blancs de la pierre, n'avait jamais eu d'autre but. Une expérience souvent répétée le convainquit que cette lutte avec les fantaisies picturales de la montagne ne pouvait aboutir qu'à une défaite. Se perdre dans la tonalité générale de la montagne! Mais elle était tout à l'heure violette comme une immense améthyste, et la voici teintée de jaune clair comme un champ qu'on moissonnera demain. Cette cime qui n'était, il n'y a qu'un instant, qu'une flèche de saphyr, est maintenant pareille à un bouton de rose! C'est la palette tout entière du soleil qui s'exerce sur la montagne, et voilà pourquoi elle est, au fond, cent fois plus diverse que la mer, et plus ressemblante à madame Protée. De quelque façon qu'il s'y prenne, l'homme qui s'était assorti à sa couleur fait maintenant tache sur elle.
Sentant donc le problème insoluble, notre ami Rodolphe fit une nouvelle fouille dans son naturel génie et trouva infiniment mieux. Ce n'était pas à la montagne qu'il fallait ressembler, mais à un autre izard, ces animaux pacifiques ne se défiant pas les uns des autres. Et, laborieusement, il se mit à rechercher pour le ton des étoffes qu'il adopterait pour son costume de chasse, le ton exact de la robe de son gibier et du poil de sa victime. Il essaya toutes les laines des moutons de divers pelages, sans arriver à l'identité qu'il rêvait. Il y avait toujours, dans la fourrure de l'izard, une pointe de rouge qu'il n'arrivait pas à donner à son propre habit. Un instant, il crut avoir trouvé; mais la découverte faillit lui être funeste. Il avait eu l'idée de mêler un peu de poil de renard très roux, comme vous le savez, au tissu de son molleton. C'était parfait comme couleur. Mais il n'avait pas pensé que l'odeur persistante du renard, dont le fumet est le plus terrible du monde, a un effet immédiatement diurétique sur les chiens. Le premier jour où il fit son essai, tous les chiens de la région accoururent à ses talons et se mirent à «compisser fort aigrement», comme dit Rabelais au chapitre III de Pantagruel, son pantalon. Impossible de se défendre de ce bain de pieds chaud et parfumé! Une première meute se forma à Lutz, dont il partait, laquelle s'enrichit, en chemin, de celle de Saint-Sauveur, de Saligos, de Pierrefitte, d'Argelès, si bien qu'il traînait un régiment de gentilshommes uriniers à ses trousses et qu'il n'était si petit roquet, dans toute la région, qui ne tint à honneur de grossir le cortège et de venir apporter sa goutte au déluge dont ruisselaient ses souliers. Il fallut que notre ami Chaigne, en ce moment-là encore procureur de la République à Lourdes, envoyât un peloton de gendarmerie départementale à son secours. Le changement d'arôme dépista assez les chiens pour que la maréchaussée n'eût pas à sabrer les délinquants qui firent une retraite en bon ordre et rentrèrent tranquillement chez eux, la queue en trompette, sans en sonner, toutefois, pour simuler un rendez-vous de chasse.
Notre ami Rodolphe, qui en fut quitte pour un fort rhume de cerveau, ne se découragea pas.
—Au fait, se dit-il, qu'est-ce qui peut ressembler plus à la peau de l'izard qu'une étoffe tissée de son poil même?
Oui, mais voyez la difficulté de tisser des poils aussi courts et menus! Notre ami trouva cependant un tisserand assez habile pour mêler un nombre considérable de ces fils précieux et vivants à la trame du nouveau vêtement que se fit faire le chasseur pour se rendre invisible à son ennemi. Et c'est ici que l'attendrissement du drame vient se mêler aux gaietés de la comédie. Le jour même où il inaugura ce nouveau et perfide uniforme, Rodolphe alla chasser du côté où vous l'engagiez, hier, à aller poursuivre son gibier favori. Après une journée tout entière d'embuscades inutiles et de vaines embûches, s'étant réconforté d'un verre de délicieux genièvre qu'il fabrique lui-même dans son laboratoire municipal de Barèges, il s'endormit dans un coin charmant de montagne, sous une caresse bleue du ciel où filtraient quelques larmes d'étoiles, au bord d'un tout petit torrent qui lui chantait une berceuse argentine, au milieu de grands iris sauvages, d'un bleu éclatant, et qui se balançaient autour de son visage au moindre souffle, comme des éventails embaumés. O la délicieuse nuit de pasteur chaldéen, sous le regard ému de la lune! Une fraîcheur étrange, pénétrante, comme d'un baiser discret, avec un arôme de fleurs des montagnes, attiédi par une haleine, le réveilla très doucement, à la première lumière rose du matin. Et de ses yeux, de ses yeux bons enfants, il vit un izard, un véritable izard, qui, trompé par l'illusion si complète de son costume, passant sur l'absence de cornes indiquant les moeurs célibataires de notre ami, le prenait pour un collègue et le flairait affectueusement pour l'inviter, sans doute, à déjeuner avec lui en broutant le thym du voisinage. Ah! Rodolphe eut un premier sursaut de chasseur qui lui fit poser tout doucement la main sur sa carabine. Mais il eut honte bien vite de ce mauvais et lâche mouvement a l'endroit d'un camarade si confiant. Pour s'excuser, il essaya même de bêler un peu à la mode izardine, mais ses longues moustaches altérèrent la pureté du son, et l'izard s'éloigna prestement, en reconnaissant, avec une loyauté parfaite, qu'il s'était trompé.
Mais maintenant, pour rien au monde, vous ne décideriez notre ami Rodolphe à aller tirer l'izard dans cette région pyrénéenne. Il a trop peur de tuer son ami!
DÉMOCRATIE
DÉMOCRATIE
Il y avait assez longtemps que le département désirait avoir sa statue de grand homme comme tous les autres. Le malheur est qu'il n'avait pas produit de grands hommes. Après avoir épuisé tous les Bottins historiques, on pensa à l'annuaire de l'Académie française. On y trouva, sans peine, une quinzaine de compatriotes qui y avaient tenu un siège depuis la fondation Richelieu, et qui semblaient, d'ailleurs, y avoir couru le record de l'obscurité. On fit un tri parmi ces nébuleuses. Les nommés Landouillet, Puy-Bavard et Rocantin demeurèrent sur le volet. Landouillet avait écrit des vers; Puy-Bavard de la prose, et Rocantin rien du tout. Comme de son vivant, ce fut ce qui lui valut d'être élu une seconde fois, pour l'immortalité. Il sortit deux fois de suite au doigt mouillé et trois fois au zanzibar. La volonté du destin était claire, l'intention de la Providence formelle. Un marbre fut commandé au sculpteur Michalou qui n'avait jamais eu aucune récompense, mais qui était du département. Il représenta l'illustre Rocantin portant à sa bouche un rameau de laurier qui ressemblait à une branche de persil. Et il souriait débonnairement à la postérité, comme pour dire: «Vous voyez que, malgré mon habit vert, mon nez crochu et mon air suffisant, je ne suis pas comme tout le monde le pourrait croire, un perroquet.»
Or, le jour de l'inauguration solennelle était venue et M. le préfet était sur les dents, ayant fait grandement les choses. Concours de gymnastique, jeux académiques et vaguement floraux, tir à la carabine, essais de pompes, record de cyclistes, rien n'y manquait. Un véritable apéritif aux jeux olympiques dont on nous promet la résurrection.
Et Mme la Préfète avait dit au godelureau des Andives, surnuméraire de l'enregistrement et qui se mourait d'amour pour elle, en pure perte, croyez-le bien, car la femme d'un fonctionnaire de ce rang ne doit même pas être soupçonnée: «Anatole, si vous le voulez, nous occuperons le temps, pendant que mon mari fera à ses hôtes campagnards les honneurs du musée où il n'y a d'ailleurs aucun tableau, à une rêverie, au fond du parc, près de la fontaine.» C'était le coin le plus charmant et le plus mystérieux du grand jardin de la Préfecture. Le godelureau Anatole des Andives crut que l'heure du berger sonnait pour lui et faillit s'évanouir de joie. Petit fat! L'amour qu'une honnête femme inspire ne doit-il pas être autrement immatériel et quintessencié! On vous promettait, monsieur, une promenade à deux, avec peut-être, me votre bras, la plus jolie main de femme de l'Administration Française, à l'heure crépusculaire où les vers luisants allument leurs intestinales lanternes pour faire croire aux étoiles que la terre est un ciel aussi, dans l'embaumement des parterres voisins tout, fleuris de roses aux pétales retroussés, à l'ombre tutélaire, mais déjà lointaine, d'un bâtiment civil, et cette perspective enchanteresse ne vous suffit pas!
En vérité, on ne sait plus ce qu'il faut aux jeunes gens d'aujourd'hui.
Huit discours, pas un de moins, avaient été prononcés. Le néant littéraire de Rocantin avait été magnifié sous toutes les formes. Mais, de l'avis de toutes les dames surtout, la palme de ce concours oratoire revenait à l'inspecteur général de l'Instruction primaire Ledodu, enfant du pays aussi, qui venait triompher dans son berceau, après en être sorti chaussé des légendaires sabots dont tant de gens ont mangé la paille déjà qu'ils doivent être bien durs aujourd'hui. Un bon gros homme, comme la vie politique nous en a montré un, il n'y a pas longtemps encore, souriant à lui-même, franchement vaniteux, ayant gardé l'air pion que ne dépouillent jamais ceux qui ont bourré de pensums la studieuse jeunesse, bon prince au demeurant, tenant beaucoup de place sur le globe, mais pas cependant peut-être assez pour le faire tourner rien qu'en marchant. Il félicita, dans un heureux parallèle, le pays qui avait produit, à moins de deux siècles de distance, deux hommes comme Rocantin et lui. On eût dit que c'était de sa propre statue qu'it parlait déjà. M. le préfet l'embrassa comme le plus pur gruau, quand il eut fini, et cette accolade, saluée de bans et de vivats unanimes, fut une conclusion magnifique à ce débordement d'éloquence provinciale dont les oiseaux eux-mêmes étaient incommodés sur les arbustes dépouillés de la place qu'enveloppait une tiède poussière chargée de parfums humains.
C'était le moment de la visite aux collections artistiques et scientifiques du chef-lieu que la municipalité venait d'enrichir de deux autographes de Rocantin, dont une note de son linge sale complètement écrite de sa main. M. le préfet dirigeait le cortège, prenant affectueusement le bras de chacune des autorités, tour à tour, comme pour sceller, aux yeux des populations, l'accord de toutes les branches de notre puissante administration. Mais quand il chercha le cubitus de Ledodu, pour y poser un instant son gant blanc, Ledodu avait disparu.
Et où était-il allé, je vous prie?
Justement, dans le coin du parc où était la fontaine, sous les ombrages mêmes où Mme la Préfète, tendrement sévère, cruellement indulgente, faisait de la morale, mais une morale très douce, au godelureau des Andives, qui s'émancipait. Flirt délicieux, au demeurant, autant qu'irréprochable, que le leur. Car il avait pour décor d'odorants berceaux de verdure et, pour accompagnement, l'orchestre des fauvettes et des rossignols qui, pour les amoureux bien sages, gardent leurs plus belles chansons.
Mais quelle note soudaine, discordante et plusieurs fois répétée dans ce concert?
Eole, mêlant sa voix au dialogue divin de Roméo et de Juliette, Crépitus donnant, à Héro et à Léandre, son opinion sur leur tendresse.
Quelque méchant faune raillard, sans doute, qui, avec malhonnêteté, faisait bruyamment se fendre l'écorce de l'arbre où il avait élu domicile; ou encore quelque Hamadryade laissant éclater son beau rire sonore à travers une bulle d'écume bleue cueillie, au bout d'un pipeau, en passant près de la fontaine; ou peut-être la nymphe Écho attardée, après un entretien trop long, avec des gens indiscrets.
Non! tout simplement ce sacré Ledodu, qui avait remplacé, à son déjeuner, les cailloux de Démosthènes par d'excellents haricots de Montastruc—ce Soissons languedocien,—particulièrement bavards; et qui, par un sentiment tout à son honneur, avait cherché la solitude pour cette seconde partie de son discours.
Du coup, Mme la Préfète, bien que fille d'un colonel d'artillerie, devint rouge comme une belle pivoine, et le godelureau Anatole des Andives pâle comme un narcisse. D'un commun accord, tous les deux fermèrent le livre des tendres confidences et, silencieusement, pour se purifier l'ouïe, rentrèrent à l'hôtel de la préfecture, véhémentement indignés contre le destin.
Mme la Préfète, surtout, l'avouerai-je. Bien que parfaitement décidée, comme il convient à une vertueuse épouse, à ne rien accorder à son platonique galant, il lui avait tout à fait déplu que celui-ci fût interrompu, par une ridicule musique, en pleine déclaration. Une femme est toujours furieuse quand on lui vole un peu de l'occasion de nous faire souffrir. Et sa colère ne s'adressait pas inutilement aux dieux, car elle avait fort bien aperçu, dans le mystérieux enlacement des taillis, l'auteur de cette malencontreuse symphonie en plein vent, si j'ose m'exprimer ainsi.
Quel redoublement de fureur n'eut-elle donc pas quand, au banquet d'honneur qui suivit la visite du musée, elle vit que son mari avait précisément mis à sa gauche, à elle, ce musical Ledodu. Le repas fut magnifique et elle sut contenir son courroux pendant toute sa durée, pleine d'hypocrites attentions et d'ironiques soins pour son cruel voisin.
Au dessert, M. le Préfet se leva et porta un toast à l'avènement des couches nouvelles, proclamant que la bourgeoisie contemporaine dépassait déjà, de cent coudées, par l'urbanité, le bon ton et la distinction des manières, celle des preux et les rejetons des croisés, ce qui promettait pour la bourgeoisie à venir.
—Ce que dit votre mari est infiniment juste, affirma M. Ledodu, en se penchant vers Mme la Préfète, avec son plus gracieux sourire. Ainsi, moi qui vous parle, Madame, auriez-vous jamais deviné que mon père était boucher?
—Ça, non! Monsieur, répondit avec conviction Mme la Préfète.
PASIE
PASIE
Pour Aspasie, vraisemblablement, et croyez bien que ce n'était pas son vrai nom. J'ai su, depuis, qu'elle s'appelait Sidonie Lascoumette. Elle portait un front perdu dans le bouillonnement fauve de ses cheveux; des coulées d'or traversaient ses yeux bruns; le nez droit et toujours frémissant aux narines, n'avait aucune des irrégularités charmantes qui impliquent la bonté; un peu charnues, les lèvres s'ouvraient sur de petites dents blanches et coupantes; une fossette trouait le menton césarien que soutenait un cou un peu large s'épanouissant, sans brisures, aux épaules. Par prudence, arrêterai-je là son signalement. Au moral, elle était tout à fait dépourvue d'esprit. Qu'en avait-elle, d'ailleurs, besoin? Avec un peu de génie seulement, une telle femme eût bouleversé le monde. Mais elle n'avait pas plus de génie que d'esprit.
Bête comme une oie, alors? Vous exagérez sensiblement. On ne s'ennuyait pas avec elle. C'est l'essentiel, n'est-ce pas? Il est vrai qu'on ne s'ennuie pas non plus avec une oie quand elle est tendre et ingénieusement farcie par un cuisinier consciencieux. J'en étais, pour ma part, très amoureux, et n'éprouvais à cela qu'un petit ennui, celui de contrarier beaucoup mon camarade Peyrolade, qui n'en était pas moins amoureux que moi, et qu'à regret je voyais berner par cette jolie drôlesse qui me gardait toutes ses faveurs. J'en étais, à la fois, flatté et humilié, car il lui avait fait la cour bien avant moi. J'avais précisément dans ma poche un billet d'elle, un rendez-vous pour dix heures. Charmant, ce billet, et plein de promesses, mais empoisonné par mon amitié. Elle y blaguait encore ce malheureux Peyrolade. Ah! que les femmes sont peu généreuses quand elles n'aiment pas!
Il n'est pas d'heure plus lente à venir que celle dite du Berger. Je me l'imagine traînant, après soi, un troupeau d'impatiences et de doutes sur un chemin très montant, vers une étoile qui va toujours s'enfonçant plus profondément dans l'azur. Ce que le temps me devait paraître long jusqu'à dix heures! Une circonstance insignifiante en apparence en compliquait encore l'emploi. Je n'osai aller, comme tous les jours, le tuer au café où j'avais mes habitudes. C'était aussi celui de Peyrolade et j'avais quelque honte à le rencontrer au moment de lui faire une crasse. Et puis, j'aurais eu à lui inventer quelque mensonge expliquant mon départ avant l'heure accoutumée. L'innocent, il était déjà, sans doute, à m'attendre assis derrière le joli quadrilatère de drap vert et les cartes apprêtées pour la manille coutumière. Demain, j'aurais certainement à lui donner des explications. Mais mon imposture était retardée de quelques heures.
Je me mis donc à arpenter les allées Lafayette—car nous sommes à Toulouse—le gaz commençant à clignoter dans les rues transversales, des nappes circulaires de lumière blanche tombant, par places, sur le sable estompé de bleu aux contours. Les mélancolies du soir descendaient des feuillages déjà frissonnants sous un souffle automnal et, tout au bout, un carrousel de chevaux de bois tournait aux sons énervants d'un orchestre barbaresque. La monotonie de ces allées et venues trompant mal mon impatience, je pris le parti d'entrer dans un simple estaminet qui avait l'avantage d'être très voisin de la demeure de Pasie. J'y lisais les journaux parmi des inconnus. Par une fatalité touchant à l'invraisemblance, c'est Peyrolade que j'y aperçus, le premier, tournant le dos fort heureusement à la porte... plus un ami commun qui me le montra, pendant que je lui faisais: chut!—Êtes-vous donc brouillé avec lui? me demanda-t-il.—Non! fus-je obligé de lui répondre, mais je ne veux pas qu'il me voie ici. Puis, n'osant sortir, de crainte de le faire retourner, je me renfrognai dans un coin. Quand il se lèverait pour partir, je plongerais mon visage entre mes mains, comme un homme qui fait semblant de penser.
Mais je t'en fiche! Mon gaillard était bien là pour un bon moment. Je vis son pardessus à une patère, son pardessus qu'il avait remis au garçon pour se mieux installer. Le diable soit des piliers d'estaminet! Jamais je ne fis de plus salutaires réflexions sur la dignité de la vie chez soi, au coin d'un bon feu, entre le ronronnement d'un chat familier et le tic-tac de l'horloge qui vient des grands-parents, dans son armoire de noyer pareille à un cercueil. Les brumes du soir sont mauvaises à tout le monde, et Peyrolade n'avait déjà pas une si bonne santé.
Je m'étais assis, lui tournant aussi le dos; je m'étais fait servir une consommation chimérique et un journal que je ne lisais pas, mais qui me servirait de paravent, et le supplice commença pour moi, le voyant rester, de ne plus oser sortir. Je le voyais déjà brusquement changé de sens et me criant de sa bonne voix joyeuse: «Eh! où vas-tu?» Ce n'est vraiment pas la peine d'être un honnête homme pour souffrir toutes les angoisses d'un malfaiteur qui se sent filé.
Et il était dix heures moins cinq; et je l'entendais toujours pérorer derrière moi; et il fallait bien pourtant se décider à se lever. Je ne pouvais pas cependant renoncer au seul bonheur qui soit au monde, parce qu'il avait plu à cet animal de venir s'asphyxier, dans l'ignoble fumée des bières et des cigarettes, ailleurs qu'à l'endroit accoutumé?
Sortir de trois quarts, en détournant la tête, en profitant même du revêtissement obligatoire—car, moi aussi, ne voulant pas mourir étouffé dans ce taudis, j'avais déposé mon paletot—pour engloutir son profil perdu dans un collet. Ce fut mon plan.—Mon paletot! fis-je au garçon, en donnant à ma voix un léger accent marseillais qui dut aggraver encore, d'un vague relent d'ail, les parfums déjà très composés de la pièce. L'esclave aux escarpins traînant dans la sciure de bois obéit. Toujours sans regarder, je me dressai; je plantai un bras dans l'une des manches du paletot et je fis une demi-pirouette dans le sens de la sortie, tandis que le vêtement, lui-même, accomplissait une révolution autour de moi pour me tendre son autre manche. Le succès fut complet! J'avais disparu momentanément dans un tourbillon de draps, comme un oiseau disparaît dans l'élargissement de ses ailes au moment de l'envolée. Il me semblait que je sortais d'un cachot et que c'était l'âme de Latude qu'on délivrait en moi. Le brouillard léger qui avait prêté ses ailes de gaz au crépuscule s'était dissipé. Une belle nuit d'automne, comme elles sont là-bas, pleines de petits astres semblant des grains de givre semés, par une invisible main, dans une coupe de lapis. J'étais, je l'ai dit, tout près de Pasie. La route me parut délicieuse et faite de fraîcheur apéritive. Que ce serait doux et charmant, dans quelques instants! Il semblait que l'arome des dernières roses mourantes dans la chambre tiède, parvint jusqu'à moi et m'indiquât le chemin que je savais pourtant si bien!
Dix heures sonnaient aux couvents perchés sur les collines, aux fenêtres éteintes déjà. Au dernier réverbère, avant de toucher au seuil de la bien-aimée, je pris machinalement, dans la poche de mon pardessus, le billet qu'elle m'avait écrit, pour me bien assurer de mon bonheur et en relire les derniers mots, tant j'avais peur de vivre dans un rêve.
Hein! je n'en croyais plus mes yeux! Comment m'étais-je trompé à ce point? Mon impatience m'avait donné la berlue. Je n'étais attendu qu'à onze heures!
L'heure du Berger avait emmené plus loin encore son troupeau.
Oh! ce que cette heure me parut composée de soixante siècles, tous glorieusement chargés d'historiques événements! Il me parut que Salomon, Charlemagne et Louis XIV auraient pu y trouver la place de leurs longs et mémorables règnes! Les secondes s'allongeaient interminables. Je les traînai jusqu'au bord de la Garonne qui courait, sous son pont à dos d'âne, dans un scintillement d'or, entre les quais d'où montaient des chansons attardées, vers les dômes jumeaux de la Daurade et de la Dalbade, païennement assises au bord du fleuve. A onze heures moins dix seulement, je quittai cette contemplation véhémente des écumes venant émousser d'argent les plus basses pierres des piles. Onze heures, enfin! Je touchais la porte de Pasie, quand un animal se jeta à travers moi.—Idiot!—Crétin! Nous nous étions déjà reconnus, au seul timbre de nos voix, je l'espère. Cet animal, c'était Peyrolade.
—Alors, tu me mouchardes?
—Alors, tu entends m'empêcher d'aller à mes affaires?
—Tant pis pour toi. Eh bien! je vais chez Pasie qui m'attend. Ouf!
—Moi aussi, fit Peyrolade, lis, plutôt....
Et il me tendit un chiffon de papier dont je reconnus immédiatement l'écriture. C'était aussi un rendez-vous de Pasie, mais pour dix heures, celui-là.
—Et je suis en retard d'une heure, continua Peyrolade, parce qu'un bougre m'a triché à la manille. Donc, bonsoir!
J'étais abasourdi.
Une fenêtre de Pasie s'étant subitement éclairée, il se fit, dans la rue, plus de lumière, et je remarquai, avec stupeur, que Peyrolade avait mon paletot. Par un juste retour sur moi-même, je dus constater que j'avais le sien. Le garçon s'était trompé en nous les rendant. C'est le rendez-vous de Peyrolade que je traînais depuis une heure dans ma poche. Notre commune amie m'avait attendu à dix heures et l'attendait à onze.
Silencieusement nous nous serrâmes les mains.
Oh! que M. Bérenger aura donc de peine à décider les dames à n'avoir qu'un amoureux!
L'ORAGE
L'ORAGE
A B. Marcel.
Je l'ai revu, ce coin charmant de Croix-Daurade, le seul un peu boisé de la banlieue Toulousaine et qui offre l'ombre de ses ramiers, comme on dit là-bas, aux promeneurs que les chaudes haleines de l'autan chassent de la Cité. J'ai contourné le Mont Aventin qui domine, de ce côté, la Rome Languedocienne, et où se dresse l'héroïque colonne qu'enveloppe, la nuit, un si grand silence bercé par l'ondoiement léger des cyprès du cimetière, et par la rue faubourienne que bordent des maisons basses vêtues de brique rose, je suis parvenu jusqu'aux haies touffues enfermant les petites propriétés, d'où émerge l'inégale frondaison des acacias. Et plus loin, c'est un enchevêtrement de ronces autour de jardins à peine cultivés, ayant pour seuils des carrés de vignes très ravagés des polissons, et toujours vendangés bien avant le temps des vendanges. Et, comme j'accomplissais ce pèlerinage au pays de mes plus vieux souvenirs, le soleil couchant rayait de pourpre les horizons et allumait comme un incendie aux dômes de pierre ondulant dans la lumière poudreuse dont la ville était enveloppée déjà.
Et, sur mon chemin, montueux par endroits, pierreux partout, de belles filles passaient, toutes ayant un air de famille, très brunes, avec des retroussis de cheveux noirs sur leurs nuques ambrées, riantes à pleines dents blanches, portant sur leur front étroit tout l'orgueil du sang latin, le cou et les hanches un peu épais comme ceux des vierges des Panathénées, fières et moqueuses, toutes une fleur au corsage et une raillerie aux lèvres, et je pensai que Marinette était ainsi. Qui donc, Marinette? Ah! ne me demandez pas son vrai nom. Je n'ai jamais connu que celui-là. La fillette, très brune et très moqueuse, dont je me croyais absolument épris, quand je venais passer, dans ce paysage, mes vacances de collégien. Épris comme peut l'être un garçonnet très timide auprès d'une créature dévotement élevée par d'honnêtes parents et qui était sage encore, par pure terreur de l'enfer, au sujet de quoi je n'étais pas, d'ailleurs, moi-même, absolument rassuré. Car, en ce temps-là, ma vieille tante ne m'eût pas laissé manquer la messe, et, pour être franc jusqu'au bout dans ce lambeau de confession, c'est à l'église, le dimanche, en la regardant penchée sur son livre, qu'elle faisait semblant de lire avec une délicieuse hypocrisie, que j'étais devenu amoureux de Marinette, au bruit de l'orgue et dans la fumée bleue des encens qui lui mettaient comme une auréole.
Bien entendu que nous croyions faire un gros péché on nous voyant en secret, pendant la semaine. Sans cela, y aurions-nous trouvé tant de charme? Moi peut-être qui, très sincèrement, trouvais une joie infinie, toute païenne, chastement voluptueuse à respirer ce parfum de jeunesse en fleur et d'une fleur déjà presque en épanouissement de beauté. Car, dans les pays du soleil, les jeunes filles sont plus tôt femmes, et maintenant que je me remémore Marinette, il me semble que mon platonisme, si doux d'ailleurs, frisait le ridicule et pouvait compter pour une débauche de respect. Elle ne chercha plus à me revoir ensuite, ce qui me fait vaguement craindre qu'elle ne m'ait pris pour un incorrigible serin. En quoi elle s'est trompée. Car je me suis parfaitement enhardi, dans la suite du temps, et n'ai pas envie de m'en repentir.
Donc, nous nous cachions, croyant mal faire, et n'y trouvant, elle du moins, que plus de plaisir. Comme ses parents, peu aisés, lui donnaient souvent des courses à faire, le soir, et qu'on ne me chicanait pas, moi-même, sur l'heure de mes promenades, c'est le soleil couché que nous nous rencontrions le plus souvent, et jamais par hasard, moi très ému en me retrouvant auprès d'elle, elle gaie comme un pinson et trouvant à me taquiner des délices infinies. Je lui contais très sérieusement ma tendresse; je lui donnais les fleurs cueillies, le jour même, et, le diable m'emporte, je lui lisais mes premiers vers inspirés par elle. Du tout elle s'amusait, en bonne fille, avec une troublante appréhension d'au-delà dans son regard sombre et perçant tout ensemble, tel une flèche empennée de velours. Et je buvais son haleine quand elle laissait ma tête se rapprocher de la sienne, le pollen tiède de sa joue—tel celui de l'aile d'un papillon ou le duvet d'une pêche—me mettant un frémissement à la joue.
Or, il avait fait ce jour-là, une chaleur comme celles que nous traversons en ces premiers jours de septembre, et la nuit était venue, admirablement translucide et caressée de souffles tièdes encore; le ciel, admirablement pur, d'un bleu très sombre, semblait un immense lapis-lazuli aux cassures d'argent, égratigné parfois subitement par la course de quelque étoile filante. Et jamais une telle sérénité de beau temps n'avait engagé aux promenades lointaines sous cette haleine caressante où mouraient, en même temps que les derniers parfums des roses sauvages, les dernières rumeurs du jour. Et nous étions allés, Marinette et moi, plus loin que de coutume, dans un enchevêtrement plus mystérieux de feuillages, et sous de plus lointains enlacements de vignes, jusqu'aux bords mystérieux d'une fontaine presque tarie et qui ne coulait plus que goutte à goutte, comme un bruit de larmes à demi consolées. Et jamais je ne m'étais senti plus troublé près d'elle, et jamais elle ne m'avait paru écouter avec un recueillement aussi attendri mes paroles d'amour. Nous nous étions vraiment perdus dans un dédale de frondaisons qui nous enveloppait délicieusement du frémissement de ses ténèbres.
Qu'avais-je dit à Marinette et pourquoi étions-nous silencieux depuis un instant, quand cette ombre fut rayée d'une vive lueur?—Un éclair, fit ma petite amie. Et comme j'allais, à mon tour, la railler, toute idée d'orage me semblant ridicule sous la sérénité d'horizon que nous venions de quitter, un roulement étrange se fit entendre, et quand Marinette répéta d'une voix déjà tremblante:—Le tonnerre! je n'eus plus aucune envie de me moquer d'elle. D'autant qu'une seconde clarté subite passa dans les branches que suivit un grondement plus caractéristique encore que le premier. Comme nous restions atterrés tous les deux, une troisième lampée de feu dévora l'ombre et un troisième mugissement d'éléments déchaînés épouvanta le silence qui nous était si doux.
—L'orage! l'orage! fit Marinette d'une voix affolée. Et je suis tête nue, et je n'ai rien à jeter sur mes épaules!
Et, s'arrachant de mes bras, tout éperdue, elle traversa les ronces en y déchirant peut-être ses jolis bras, malgré mes efforts pour la retenir, malgré mes supplications. Moins adroit qu'elle, pendant d'ailleurs que les flammes intermittentes continuaient se rapprochant de notre retraite, et aussi ces bruits de foudre devenus étourdissants, je ne pus me dégager aussi rapidement de ce dédale de feuillages et, quand je me retrouvai sur le chemin, le visage cinglé par les églantiers défleuris, elle avait disparu; en vain mes regards fouillèrent l'espace pour retrouver sa trace, bien que, par une nouvelle surprise, par un second enchantement aussi inexplicable que le premier, le temps fût d'une limpidité admirable, l'atmosphère merveilleusement lumineuse et le paysage, éclairé presque comme en plein jour, par le scintillement des étoiles et le rayonnement majestueux de la lune. Alors, ce faux orage que j'entendais encore cependant gronder sous les feuillées désertées? Je ne fus pas éloigné de croire, avec un peu de présomption sans doute, que le ciel était venu, ce soir-là, au secours de la vertu de Marinette. Et franchement, je lui en voulais un peu.
Je passai une nuit déplorable, après avoir vainement tenté de la rejoindre, très las de cette course folle, hanté de mille visions bêtes, tourmenté de désirs vagues et aussi de quelques remords inquiétants pour mon salut. Je dus dire un Pater et un Ave pour désarmer le courroux évident du ciel contre mes concupiscences innocentes pourtant d'adolescent.
Le lendemain, à déjeuner, ma vieille tante, qui était fort gourmande, avait un air singulièrement réjoui, comme lorsqu'un plat très à son goût figurait sur le menu familial. Et, de fait, elle ne put retenir son admiration expansive, quand la cuisinière, en personne, apporta, sur la table, un véritable Hymalaya d'escargots dont je me détournai personnellement avec horreur, n'ayant jamais pu vaincre mon dégoût irraisonné pour ce comestible bon enfant dont on fait grand cas dans les environs de Toulouse.
—Des escargots! Et comme ceux-là, en pleine sécheresse! s'écriait l'excellente vieille en pourléchant ses babines légèrement moustachues par le fait des ans.
Et, comme je demeurais visiblement insensible à cette joie, elle voulut, du moins, m'intéresser au côté miraculeux de cet événement.
—Ce Rodamour est tout simplement un homme de génie! poursuivit-elle avec enthousiasme.
Or, Rodamour était le jardinier qu'elle trouvait ordinairement bête comme une oie.
Donc, voici, comme elle me le conta un instant après, ce que ce Rodamour avait imaginé. Ayant remarqué que les escargots, dont les retraites sont invisibles absolument pendant le beau temps, en sortaient au moindre bruit d'orage, assoiffés de l'ondée qui allait suivre le tonnerre et les éclairs, il avait inventé les préludes d'un orage artificiel, en balançant rapidement, sous les feuillées, une lanterne qu'il cachait ensuite rapidement sous son manteau, de façon à ne donner à cette lumineuse apparition que la durée d'un éclair, tandis que des gamins qui lui faisaient escorte exécutaient ensuite des roulements imitant la foudre sur des tambours de vingt-cinq sous. L'effet était immédiat. De derrière chaque branche, sortaient des paires de cornes inquiètes qui dénonçaient au chasseur la présence de son gibier.
Et voilà la musique de foire dont j'avais été dupe! Et, pour prix de mon amour mystifié, on m'offrait un plat qui me faisait dresser, sur ma tête, les cheveux d'horreur! Et ce plat-là me coûtait peut-être la tendresse éternelle de Marinette!
Ainsi pensai-je encore, avec un regain de rancune contre le destin, en quittant ce joli chemin de Croix-Daurade, mon premier calvaire passionnel en ce temps-là!
VIEUX AMIS
VIEUX AMIS
La petite ville était de celles où les fonctionnaires en retraite aiment à finir leurs jours, exagérément provinciale, avec un charme de tranquillité qui tentait, au passage, les voyageurs lassés et les amoureux fervents. Rien ne lui manquait des grâces départementales, un peu lointaines de Paris, qui font respirer à l'aise les Parisiens en vacances, avec des propos idylliques sur les lèvres. Un joli clocher roman aux teintes grises et dont les sonneries s'égrenaient à l'heure des Angelus, mélancoliques et joyeuses à la fois; une mairie qui avait été un vieux château féodal, enfouissant aujourd'hui ses pierres vaguement sculptées, sous des guirlandes de lierre; un mail longeant une rivière à l'eau courante, sous une double avenue de platanes aux feuilles doublées d'argent clair; un petit jardin de ville où les amateurs venaient chanter, par les belles soirées d'été. Ajoutez que la rivière était poissonneuse, navigable au loin entre de jolies haies de roseaux, et, ce qui ne gâte rien, que les filles du pays étaient belles, avec de riants et naïfs visages, les hommes affables et les commerçants aussi peu voleurs que possible. La vie était donc facile dans ce Paradis et il n'y avait rien d'étonnant à ce que les vieux militaires, hors d'emploi, y fissent leur dernière garnison terrestre, comme le capitaine Landrimol et le capitaine Bidache qui, d'ailleurs, ne s'étaient guère quittés de leur vie.
Deux vieux braves, sortis des rangs, qui avaient commencé en Crimée, à gagner leurs premiers grades sur le même champ de bataille. Ils avaient conquis les autres dans le même régiment, lentement mais justement, et ils avaient été de la même promotion dans la Légion d'honneur; tous les deux demeurés aujourd'hui d'aspect violemment professionnel, dans leur redingote serrée à la taille et largement fleurie à la boutonnière, le petit chapeau sur l'oreille comme un képi les jours de crânerie ou de mauvaise humeur, et les moustaches en brosse jaunies au bord par la cigarette, telle la neige où ont fait pipi de petits chiens. On n'en eût pu faire cependant deux Ménechmes, car ils étaient inégalement conservés. Landrimol était demeuré un gaillard sec comme une trique, nerveux comme un cep de vigne, étonnamment vigoureux au fond et de belles ressources pour son âge. Par contre, Bidache avait pas mal grossi et roulait, sur ses petites jambes, un bedonnement qui lui donnait plutôt l'air d'un chapon du Mans que d'un bon coq.
C'était lui qui avait découvert cette oasis, quand l'oreille lui avait été fendue—ce qui avait demandé du temps, car il les avait longues—et qui, tout de suite, l'avait signalée à Landrimol comme l'olympique séjour où ils pourraient—tels les péripatéticiens—pérambuler, en commun, leurs dernières promenades. Tout de suite, ils avaient compris, dans sa plénitude, la vie de délices qui s'ouvrait devant eux, comme un jardin parfumé de roses automnales. La pêche à la ligne dans le même bateau, un peu loin dans la campagne, sans se parler de la journée pour ne pas effrayer le goujon; les parties de billard dans les cabarets des bourgs voisins, où la consommation coûte vingt centimes et où l'usage des boules d'ivoire sur le drap vert ne coûte rien; les absinthes voluptueuses sous les soleils couchants qui mêlent quelques rubis à leurs émeraudes; enfin, les bons souvenirs de campagne sur les bancs où l'on est assis l'un près de l'autre, mariant les fumées de ses pipes en un petit brouillard bleu où semble monter l'âme des heures passées.
Rien au monde était-il plus sage que ce programme et mieux réalisable?
Mais voilà! Bidache gâta tout. Sans comprendre ce que la vie ainsi recommencée avait d'exquis, n'annonça-t-il pas un jour, à Landrimol stupéfait, qu'il se mariait. Je dois dire que celui-ci—et c'est essentiel à la dignité de son caractère—jeta les hauts cris et fit ce qu'il put pour le détourner de ce stupide dessein. A son âge!—Nous avons le même, avait répondu Bidache, piqué.—Avec ce qui lui restait de santé!—Je ne me marie justement que pour être bien soigné et bien dorloté, avait répliqué Bidache avec conviction, pour avoir toujours des boutons à ma chemise et mon café au lait prêt à huit heures.—Et tu épouses?—Une des plus jolies filles du pays tout simplement. Et, cette fois, Bidache avait un sourire presque impertinent sous la paille grise de ses moustaches: on n'est pas parfait. Landrimol ne fit plus aucune objection et, dans l'éclair de franchise qui déchira la nuée d'émeraude des apéritifs pris en commun, il finit par trouver que son ami avait, au fond, raison. Et lui aussi,—on ne sait pourquoi—se mit a frisoter sa moustache d'un air conquérant.—Ça ne changera pas grand'chose à nos habitudes, mon vieux, lui dit Bidache comme conclusion et avec infiniment de bonhomie.—Parle pour toi, répondit Landrimol sur un faux air de reproche affectueux.
Et ce fut, ma foi, un mariage tout à fait joyeux que celui-là, par une belle journée de printemps où les oiseaux se poursuivaient dans les branches des platanes, devant l'église, d'où filtraient, par le porche entre-bâillé seulement, à cause des curieux, parmi l'odeur des roses grimpantes, un vague arôme d'encens, et les plaintes de l'orgue parmi les cris joyeux des passereaux énamourés. Quand le portail se rouvrit sur le cortège, les cierges flambant encore sous la nef, dans de petites vapeurs d'azur que rayaient largement, par places, des bandes de lumière colorées par les vitraux, semblaient une constellation prisonnière, un microcosme d'étoiles qui avaient fait quelque sottise et que le bon Dieu avait enfermées dans cette cage de pierre. Et Bidache avait dit vrai. L'épousée était une admirable personne délicieusement virginale dans sa toilette blanche, avec de beaux yeux bleus, qui regardaient sous le voile, et un sourire clair qui semblait suspendre, au tulle, quelques gouttes de lait. Comme il convenait, Landrimol avait été témoin de son ami, et développait, autour de la jeune femme, un peu de cette galanterie de bon goût qui demeure, avec l'héroïsme dans les combats, le secret des hommes de guerre. Madame Bidache paraissait enchantée de cette cour innocente et cependant audacieuse par instants, sans jamais excéder les règles de la courtoisie permise, et de la plus parfaite tenue.—Tu vois bien que j'ai eu raison! dit Bidache, enchanté, à son vieux camarade.—Absolument! répondit Landrimol, qui était volontiers monosyllabique dans ses Propos.
Et, en apparence, en effet, sauf à l'heure du dîner que Bidache faisait chez lui—mais encore invitait-il souvent Landrimol—et à l'heure du coucher que Bidache avait avancée dans un sentiment qu'on peut supposer bien naturel, rien ne sembla changé d'abord dans l'existence de nos deux amis. Les pêches dans le même bateau, les parties de billard dans les cabarets, les apéritifs dans la même fumée continuèrent à scander la double vie de ces deux héros. Cependant, arriva un moment où Landrimol parut quelque peu las de l'entretien de Bidache et il devint visiblement moins expansif. Il prenait un bateau à lui tout seul, refusait de jouer au billard, éloignait son verre de celui de Bidache dans les cafés. Il devenait brusque et narquois dans la causerie, et la brusquait volontiers au moment où son ami semblait y prendre le plus grand intérêt. Car à ce refroidissement très net dans les relations affectueuses, de la part de Landrimol, correspondait, comme presque toujours, un redoublement de tendresse de Bidache. Mais sacrédié! un vieux militaire a sa dignité. Il ne pouvait pourtant pas continuer à faire, tout seul, les frais d'une intimité qui semblait à charge à son partenaire. Avec une véritable douleur, au fond de l'âme, lui aussi devint hautain et sec. Un jour, ils se dirent: au revoir! comme de coutume. Mais le lendemain ils ne se revirent pas. Et le surlendemain non plus. C'était fini.
Le destin ne devait pas cependant leur permettre de s'oublier l'un l'autre, après une si longue et si fidèle amitié.
J'ai dit que Bidache, qui avait grossi, avait besoin d'un régime. Le médecin lui avait prescrit une promenade de trois heures tous les matins. Homme d'habitude, de discipline et de devoir, Bidache avait immédiatement organisé celle-ci d'après des lois immuables. Il partait de chez lui à cinq heures, prenait à droite, toujours par la même route, et rentrait ponctuellement à huit heures, pour son café au lait. Or, Landrimol, lui aussi, avait adopté un règlement matinal. Habitant sur la droite de la maison de Bidache, sur la route même que prenait celui-ci, il faisait, en partant à cinq heures un quart, un détour par derrière la petite ville, de façon à ne pas rencontrer son ancien ami. Dix minutes après on ne le rencontrait plus nulle part. Mais, à huit heures moins un quart, il revenait par le chemin que Bidache avait pris deux heures trois quarts auparavant, si bien que, comme celui-ci rentrait chez lui par la même voie, ils se rencontraient, en se croisant, toujours à la même place, à cent mètres de la maison de Bidache, à huit heures moins cinq.
Et Bidache, à qui ça faisait du mal de ne pas lui parler, se frottait les mains en le rencontrant, comme un homme à qui sa promenade hygiénique a fait grand bien, et qui se sent plus solide du bon air respiré. Et il lui criait de tout le souffle de ses poumons rajeunis:
—Hein! c'est bon, le matin!
—Excellent! lui répondait le monosyllabique Landrimol, en filant, et sur le même ton triomphant.
L'INVITÉ
Vous me permettrez, pour une fois, une pointe de gauloiserie. J'ai été bien sage depuis si longtemps! Et puis, Paris est rempli, en ce moment, d'étrangers très graves, et on y entend rire si peu qu'on s'y pourrait croire à Londres ou à Berlin. Et c'est bon de rire, quelquefois, à la mode des aïeux, voire des aïeules, qui étaient moins raffinées que nous en plaisanteries. Lisez plutôt les lettres écrites au grand siècle par de grandes dames! Je n'excéderai pas, d'ailleurs, un genre de gaieté qui fut familier à Molière. Deux circonstances atténuantes encore. Mon conte est miraculeusement scientifique, et l'aventure m'étant arrivée à moi-même, comme nous ne manquons jamais de le faire remarquer à Toulouse, est d'une parfaite authenticité.
Donc c'est moi, oui, moi, qui avais résolu d'aller déjeuner à l'improviste chez mon vieux camarade, l'explorateur Pipedru, de passage à Paris pour quelques jours. J'ai peu de sympathie, en général, pour ces hardis pionniers de la civilisation européenne, qui viennent troubler de tranquilles sauvages et leur offrent hypocritement des verroteries, ayant déjà, aux talons, les canons de la conquête. Je n'apprends jamais, sans quelque plaisir, qu'ils ont été dévorés par de sages cannibales. Mais mon vieux camarade Pipedru n'est pas de cette race d'oiseaux de proie au long vol. Il explore par curiosité, par amour de la science, et sans jamais commettre, à son retour, aucune indiscrétion au profit d'un gouvernement quelconque, de la France, surtout, dont il désapprouve hautement la politique coloniale, ne rêvant, le brave homme! que le retour des chères provinces perdues à la mère patrie! Un sympathique, vous le voyez. Et hospitalier! Vous ne sauriez croire sa joie quand je viens ainsi le surprendre, à l'heure du repas, dans son petit appartement de la rue Pigalle, lequel est un musée véritable où se pourraient instruire vingt générations.
On entre dans son cabinet de travail en traversant la salle à manger. Quand je le vis, ce jour-là, un seul couvert était sur la table déjà mise. Le sien certainement. Allons, tant mieux! Il n'y aura pas de fâcheux entre nous. J'ouvre brusquement la porte de son laborieux asile. Comme à l'ordinaire, il vient à moi, les deux mains ouvertes. Mais soudain, sa bonne figure, déjà très hâlée par les exotiques soleils, se rembrunit:—Tu ne viens pas déjeuner, au moins?—Mais si, et j'ai grand'faim.—Impossible aujourd'hui.—Comment cela?—J'ai un invité que je ne peux recevoir que seul. Tiens!... j'aurais cru, en voyant une seule assiette sur la nappe....
Pipedru referma la porte et, me forçant à m'asseoir, malgré ma mauvaise humeur:—Il n'est que onze heures, fit-il, et nous avons trois quarts d'heure avant son arrivée. C'en est assez pour m'excuser et te dire la mystérieuse raison qui m'empêche d'être, en même temps, votre amphitryon à tous les deux. Mais, d'abord, as-tu lu Darwin?—Un peu légèrement, avouai-je en reprenant ma sérénité en face de l'air bon enfant et sincère de Pipedru.
—Alors, continua-t-il, tu es de ceux qui lui reprochent d'avoir fait descendre l'homme du singe, ce qu'il n'a jamais dit. Ce pauvre Darwin, tant calomnié de ceux qui ne l'ont pas lu, ne fit qu'apporter sa petite pierre à l'édifice physiologique commencé par Maillet en 1748, poursuivi par Robinet en 1768, continué par Lamarck en 1809 et auquel Étienne-Geoffroy Saint-Hilaire a lui-même travaillé depuis. Darwin a infiniment plus parlé des pigeons que des hommes, et on ne sape pas les bases de la religion pour avoir affirmé que les cent cinquante variétés de pigeons qu'il a dénombrées n'avaient qu'un type originel: le bizet. Sais-tu maintenant en quoi consiste la «sélection naturelle», la plus belle découverte de son génie?—Vaguement.—Eh bien! c'est le principe, en vertu duquel, dans chaque espèce animale, les individus ayant une faculté particulière, et particulièrement robuste, font seuls souche durable, les autres succombant dans l'implacable lutte pour la vie qui est la loi terrible des êtres. Cette faculté, à laquelle ils doivent la supériorité qui leur permet de subsister parmi les ruines de leurs congénères, va s'exagérant chez leurs descendants, au point de devenir chez eux, plus que l'habitude même, une nouvelle nature.—En sorte que si, par l'exagération d'une habitude journalière, des hommes étaient arrivés à se créer artificiellement un besoin, ce besoin revivrait plus actif, plus impérieux, plus dominateur chez leur progéniture et pourrait devenir le signe caractéristique d'une race?—Parfaitement. Eh bien! maintenant que tu as compris, je puis te dire pourquoi je ne puis te garder à déjeuner. Mon invité, le premier insulaire de son lointain pays qui ait pénétré en Europe, fait prisonnier par un pasteur presbytérien à qui il a heureusement échappé, ne peut supporter d'autre convive avec lui parce qu'il appartient à la tribu des Arganautes.—Comprends pas.—Je vais te l'expliquer. Les Arganautes, qu'il faut bien se garder de confondre avec les compagnons de Jason à la conquête de la Toison d'Or, descendent d'un nommé Argan qui leur a donné son nom. Or, j'ai découvert que cet Argan n'est autre que celui dont notre grand Poquelin a parlé dans son Malade imaginaire, lequel Argan, étant huguenot, avait été exilé de France, à l'époque de la Révocation de l'Édit de Nantes, et était venu s'installer, par-delà les mers, dans une île lointaine, ce que Molière, par un bas sentiment de flatterie, s'était bien gardé de nous conter. Or, tu sais, comme moi, la manie de ce pauvre homme et qu'il avait coutume de compter les heures du jour par ses ablutions intérieures, renouvelant ainsi les merveilles de la clepsydre qui marquait, avec de l'eau, la fuite du temps. Cette passion pour les politesses hydrauliques de M. Fleurant devait, en vertu de la loi que je t'énonçais tout à l'heure, prendre chez ses descendants un développement tout à fait anormal. Et, en effet, le clystère était devenu, dans sa nombreuse postérité, le principe fondamental (c'est le mot propre) de toute alimentation et de toute gourmandise. Les facultés du goût s'étaient complètement déplacées chez cette race d'hommes, singulière, mais dont le teint est d'une fraîcheur et d'une beauté remarquables.
—Les repas devaient être singuliers.
—Mais ils se composent, comme chez nous, de plusieurs plats qu'on prend autrement, voilà tout. Les visages friands ne s'en épanouissent pas moins quand des parfums de vanille ou de chaudes odeurs de truffe montent des magnifiques appareils aquatiques dont les tables de famille sont surchargées. Nulle part même, je ne vis un tel luxe dans les services de table. J'assistai à un dîner officiel qui me donna tout à fait l'impression d'un concours de pompes à incendie en or. La menue vaisselle remplaçant la cuiller était en ambre, en turquoise et en saphir.
—Tu devais avoir une envie de rire....
—La moindre plaisanterie de mauvais goût m'eût coûté la vie. Les Arganautes, comme presque tous les hommes qu'a respectés le travail sacrilège de la civilisation, sont remarquablement doux et bons enfants. Mais il ne faut pas se ficher de leurs coutumes patriarcales. D'ailleurs, cela eût été d'autant plus déplacé de ma part, que j'étais leur invité.
—Comment, toi aussi!...
—Il convient, à un explorateur sérieux, d'adopter les coutumes de tous les peuples qu'il visite, au moins pendant la durée de son séjour. Les Romains étaient plus libéraux encore. Non contents de servir, à l'étranger, les dieux qu'on y adorait, ils les ramenaient à Rome et leur donnaient une place dans leur mythologique Panthéon.
—Et tu te fis à ce régime?...
—A contre-coeur, j'en conviens. C'est le mot ou jamais. C'est ce qui me fit même rester moins longtemps dans cette île, bien que la végétation y fût, tout naturellement, magnifique. J'y restai même d'autant moins que les gens, très hospitaliers de tempérament, me fêtèrent tout le temps comme un compatriote de leur ancêtre et que, là, l'abus des dîners en ville, sans m'exposer à une gastralgie, me parut, toutefois, particulièrement fatigant. Après un dernier toast à la santé du Roi....
—Comment, on trinque?
—A chaque service. Ce peuple, au cerveau toujours libre, est d'un extraordinaire entrain dans toutes les choses joyeuses de la vie. Mais va-t'en, il est onze heures et demie. Mon invité va arriver et ta présence le gênerait affreusement. Elle lui couperait certainement l'appétit.
J'avoue que ma curiosité à l'endroit de cet Arganaute était singulièrement piquée. N'étais-je pas, pour mon vieux camarade Pipedru, un autre lui-même? En me présentant comme son plus proche parent? J'insistai pour rester, pour être présenté à l'invité, pour déjeuner en sa compagnie. Mais Pipedru fut inflexible. Tout en me reconduisant doucement vers la porte:
—Je te dis que tu l'intimiderais. C'est une vraie sensitive. L'autre jour, ma bonne étant entrée un peu brusquement, il a failli mourir en avalant de travers.
Et il me fallut partir, sans avoir vu l'invité mystérieux de mon vieux camarade l'explorateur Pipedru. Le lendemain, d'ailleurs, le journal m'apprenait un accident affreux. En allant faire une visite au quatrième d'une des plus élégantes maisons du quartier Marigny, le malheureux Arganaute, entraîné par la force de l'habitude, avait avalé l'ascenseur et s'était broyé la mâchoire en tombant de dix mètres de haut dans la vide. Et, maintenant, toutes mes excuses, n'est-ce pas?
TABLE DES MATIÈRES
L'Invité
Angélique
Emballé
Phonographe
Le Hanneton
La Boule
Chabirou
La Salière
Malcousinat
Tous farceurs
Le Perroquet
Conte vertueux
Amany
Restitution
Sur le terrain
Les Bottes
L'Arche
Madame Antoine
L'Izard
Démocratie
Pasie
L'Orage
Vieux amis
L'Invité