Contes rapides
The Project Gutenberg eBook of Contes rapides
Title: Contes rapides
Author: François Coppée
Release date: September 17, 2005 [eBook #16709]
                Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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FRANÇOIS COPPÉE
Contes rapides
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31 PASSAGE CHOISEUL, 23-31
MDCCCLXXXIX
A
FRANCIS MAGNARD
Son Ami
F.C.
L'Invitation au Sommeil
I
uand il n'était qu'un tout petit garçon, autrefois, chez ses braves gens de père et mère, c'était le meilleur moment de la journée.
Le dîner était fini; la maman, après avoir donné un coup de serviette à la toile cirée, servait la demi-tasse du père,—du père qui, seul, prenait du café, non par luxe et gourmandise, mais parce qu'il devait veiller très tard à faire des écritures. Et tandis que le bonhomme sucrait son moka,—un seul morceau, bien entendu!—devant toute la famille assise autour de la table ronde, la maman,—une boulotte de quarante ans, encore fraîche, tournant sans cesse vers son mari de tendres et intelligents regards de chien fidèle,—la maman apportait le panier à ouvrage. Les trois soeurs, nées à un an de distance, se ressemblant, chastement jolies, avec les robes taillées dans la même pièce d'étoffe et les honnêtes bandeaux plats des filles sans dot qui ne se marieront pas, commençaient à ourler des mouchoirs; et lui, le gamin, le dernier-né, le Benjamin, exhaussé sur sa chaise haute par une Bible de Royaumont in-quarto, édifiait un château de cartes.
En Juillet, dans les longs jours, on allumait la lampe le plus tard possible, et, par la fenêtre ouverte, on voyait un ciel orageux de soir d'été, aux nuages bouleversés, et le dôme des Invalides, tout écaillé d'or, dans la fournaise du couchant.
Comme c'est très mauvais pour la digestion d'écrire comme ça tout de suite après dîner, on faisait un peu causer le père, afin de retarder le moment où il se mettrait à son travail du soir: des copies de mémoires, à six sous le rôle, pour un entrepreneur du quartier. Le pauvre homme, une nature de rêveur, un esprit littéraire, qui jadis, dans sa chambre d'étudiant, avait rimé des odes philhellènes, en était arrivé là, ayant perdu l'espoir de passer sous-chef, et employait toutes ses soirées à copier du jargon technique: «Démonté et remonté la serrure... Donné du jeu à la gâche, etc., etc.»
Mais, pour le moment, il s'oubliait à bavarder avec sa femme et ses filles.
Gaîment, car tout allait à peu près bien dans l'humble ménage. Un marchand de bons-dieux de la place Saint-Sulpice avait offert à l'aînée, la grande Fanny, l'artiste, celle dont les «anglaises» blondes faisaient rêver tous les rapins du Salon Carré, de lui payer cinquante francs son pastel d'après la Vierge au coussin vert. La seconde, Léontine, avait «pioché» toute la journée son Menuet de Boccherini. Quant à la grosse Louise, la cadette, elle ne pensait qu'à la coquetterie, décidément. Ne voilà-t-il pas qu'elle parlait—s'il y avait des gratifications au 15 août—de s'arranger une petite capote, pareille à celle qu'elle avait vue chez la modiste de la rue du Bac!
—«Louise, mon enfant,—s'écriait le père,—tu fais des chapeaux en Espagne!»
Et l'on riait.
Mais la maman pensait au sérieux, elle. Si le père obtenait une gratification, elle avait remarqué, au Petit-Saint-Thomas, un mérinos, bon teint et grande largeur, «pour vos robes d'hiver, mesdemoiselles.» Et elle ajoutait gravement: «C'est tout laine!» comme si le coton n'eût jamais existé, et comme si, à cause de lui, des milliers de nègres n'eussent pas souffert plusieurs siècles d'esclavage.
Tout à coup,—il faisait presque nuit dans la chambre,—le père s'apercevait que son petit garçon venait de s'endormir, la tête sur son bras replié, parmi l'écroulement du dernier château de cartes.
—«Ah! ah!—disait joyeusement le brave homme,—le «marchand de sable» a passé.»
L'exquise minute! Il ne l'oubliera jamais, le gamin, qui a des cheveux gris maintenant! Sa mère le prenait dans ses bras, et il sentait la barbe rude de son père et les lèvres fraîches de ses trois soeurs se poser tour à tour sur son front ensommeillé; puis, avec une délicieuse sensation d'évanouissement, il laissait tomber sa petite tête sur l'épaule maternelle, et il entendait confusément une voix douce—oh! si douce et si caressante!—murmurer près de son oreille:
«Maintenant, il s'agit de faire dodo!»
II
Vingt ans plus tard, il était un poète inédit, un étudiant en rimes, et il faisait une partie de campagne avec sa chère petite Maria, une modiste ressemblant à une madone du Corrège, qui serait anglaise.
A l'arrivée, en descendant de la voiture publique et en déposant leur léger bagage dans la chambre d'auberge, ils avaient bien ri, elle et lui, du brevet de maître d'armes encadré, du bouquet de fleurs d'oranger sous un globe, du grand lit à bateau et du papier de tenture où se reproduisait à l'infini le nabab fumant son chibouck sur un éléphant. Mais, quand ils eurent ouvert la fenêtre donnant sur la campagne et qu'ils virent devant eux la route forestière, la route humide et verte, fuyant sous les châtaigniers, ils poussèrent un cri de joie, les Parisiens, et, dans leur enthousiasme, ils se donnèrent un baiser en pleine bouche, devant la nature.
Et depuis deux jours,—deux jours de Juin, trop chauds, à l'atmosphère de bains, trempés de courtes averses,—ils vivaient là, battant les bois du matin au soir, et, avant de se coucher, laissant la fenêtre entr'ouverte pour être réveillés par les pinsons.
Et ils étaient si heureux, si heureux, qu'ils avaient oublié tout leur passé et qu'il leur semblait avoir toujours habité cette chambre rustique. Elle y avait mis le charme de l'intimité, la jolie blonde, en jetant, au retour des folles promenades, son ombrelle sur le couvre-pied du lit, et en posant sur le globe aux fleurs d'oranger son coquet chapeau de grisette.
Déjà il avait eu des maîtresses, mais celle-ci était vraiment la première, la seule qu'il eût aimée ainsi, avec cet abandon, avec cette confiance. Douce, silencieuse, aimante, et si mignonne, avec des yeux tendrement malins! Il était fou d'elle, fou de l'odeur fraîche qu'elle exhalait, de ses mots d'enfant, de la moue si sage et si sérieuse de sa bouche, quand elle était pensive. Et elle l'aimait si naïvement, et, s'il restait deux jours sans la voir, elle lui écrivait, d'une grosse écriture maladroite, de si adorables lettres, pleines de sentiment et de fautes d'orthographe!
Voilà longtemps qu'il projetait de faire cette bonne partie, longtemps qu'il n'avait pas pu. Pourquoi? Parce que la liberté est rare, et aussi à cause de ce bête d'argent qui manque toujours. Mais enfin, ils s'en étaient donné tous les deux, du bon temps et du grand air. Ils avaient mangé des artichauts à la poivrade sous la tonnelle fleurie de capucines, bu du «reginglet» qui râpe le gosier, couché dans des draps de paysan, bien blancs et bien rudes; ils avaient surtout couru au hasard sous le taillis, où elle avait cueilli et mangé des mûres et des fraises sauvages, et où, comme un berger de Théocrite et comme un calicot du dimanche, il avait gravé son initiale et celle de Maria, avec son canif, sur l'écorce blanche d'un bouleau.
Mais l'instant le plus doux de ces douces heures,—l'instant dont le souvenir fera naître encore un souvenir sur ses lèvres de vieillard, dans quarante ou cinquante ans, quand il traînera sa canne d'invalide sur le sable de la Petite-Provence,—ce fut vers onze heures du soir, la veille du départ.
Comme il pleuvait à verse, ils s'étaient attardés devant la cheminée de la cuisine, lui, séchant ses gros souliers de chasse, elle, arrangeant la gerbe de fleurs des champs qu'elle voulait rapporter à Paris. Puis, ils étaient remontés dans leur chambre, où ils avaient fourbancé quelque temps, en riant d'entendre, dans la salle basse, traîner la jambe boiteuse de l'aubergiste, qui fermait ses volets. Enfin tout s'était tu; la pluie avait cessé, et ils s'étaient sentis tout à coup environnés par le grand silence et la profonde solitude de la campagne nocturne.
Sans rien dire, elle prit l'unique bougeoir, le posa sur la cheminée, devant la glace sombre et tachée par les mouches, et elle commença sa toilette de nuit. Lui, plongé au fond du grand fauteuil, les jambes croisées, la regardait, tout engourdi de bonheur et de fatigue.
Elle avait retiré sa robe et son jupon, et, gardant seulement son corset de satin noir qui étreignait sa taille mince, elle levait gracieusement, pour tordre son chignon, ses bras un peu grêles au-dessus de sa tête, quand elle vit dans la glace son amant qui lui souriait, et elle lui rendit son sourire.
Comme il l'aimait, dans ce moment-là! Comme il l'aimait bien! Sans désirs. Deux nuits d'ivresse les avaient éteints. Mais il était plus tendre encore dans son accablement. Devant le lit préparé, qui embaumait la lavande, devant les deux oreillers jumeaux, il savourait d'avance la volupté délicate de s'abandonner à l'étreinte de son amie, de lui dire bonsoir dans un baiser sans fièvre et de s'endormir sur ce coeur simple, qui ne battait que pour lui.
Et c'est alors que, semblant deviner sa pensée, elle était venue s'asseoir sur ses genoux, l'avait pris dans ses petits bras, et, le regardant de tout près avec ses yeux fins et doux que fermait à demi le sommeil, elle lui avait dit, câline comme un enfant qui veut être bercé, et d'une voix mourante de lassitude:
«Maintenant, il s'agit de faire dodo!»
III
Aujourd'hui, il se fait vieux, le conteur d'histoires d'amour, le marchand de rêves. Cinquante ans tout à l'heure, les cheveux poivre et sel, la patte d'oie au coin de l'oeil et l'estomac gâté,—une mauvaise pierre dans son sac, comme on dit.
Ce matin, lorsqu'il s'est réveillé, la bouche amère, et qu'il a lu le billet de faire-part, il n'a pas voulu, tout d'abord, aller à cet enterrement. Saluer le cercueil d'un homme qu'il méprisait! A quoi bon cette hypocrisie? C'était un «confrère», sans doute,—quel mot absurde!—mais un drôle, une plume vénale. Pourtant, il n'avait pas eu à se plaindre de ce malheureux. Au contraire. Sans intérêt personnel, par simple goût, ce journaliste lui avait toujours montré une sympathie dont il rougissait, l'avait loué avec tact et même chaudement défendu dans de mauvais jours. On était sinon des amis, du moins des camarades; on se serrait la main quand on se rencontrait, par hasard, dans la rue, aux «premières». Allons! il suivrait ce convoi; il devait au mort cette politesse.
Et, par ce sale et pluvieux matin de Novembre, il s'était rasé et habillé de bonne heure, il avait déjeuné à la hâte,—les oeufs n'étaient pas frais, pouah!—il avait pris un fiacre qui sentait le chien mouillé, et il était arrivé en retard à l'église, quand le service funèbre était presque terminé.
—«Portez... armes! Présentez... armes!»
Et le tambour voilé battait aux champs.
Des soldats?... Ah! oui, c'est vrai, il y a une croix d'honneur sur le catafalque. Celui qu'on enterrait l'avait autrefois ramassée dans la boue d'une intrigue politique, où des filles se trouvaient mêlées. Et le poète, en s'inclinant pour l'Élévation, se sent tout honteux de son ruban rouge.
Mais, puisqu'il est venu, il ira jusqu'au bout. On vient de donner l'absoute. Il prend la file, jette l'eau bénite, remonte dans son fiacre; et le cortège se met en route vers les faubourgs, sous la pluie fine et froide. Puis, au cimetière, c'est l'éternelle et lugubre comédie: les gens qui, tout le long du chemin, ont ri d'un scandale arrivé la veille, et qui se composent un visage digne ou chagrin en se rangeant autour de la fosse béante; l'orateur ridicule qui ment comme un dentiste, en parlant du mort, dans l'espoir de quelque réclame; et, dans un coin, témoignage de la belle existence du défunt, sa maîtresse, une catin hors d'âge, dont le deuil semble un déguisement et dont les larmes font couler le maquillage.
Il en a assez, l'homme nerveux. Il prévoit qu'à la sortie il faudra encore distribuer des poignées de main déshonorantes. Il s'esquive avant la fin, et se dérobant derrière un magnifique monument-annonce élevé à la mémoire d'un fameux marchand de nouveautés, il s'enfuit dans une allée déserte du cimetière.
Il ne pleut plus; mais ce ciel couleur de suie, ces feuilles mortes dans la boue, ces arbres noirs dégouttant sur les tombes, et ce vent malsain, ce vent d'épidémie, qui passe en gémissant, c'est sinistre!
Le rêveur solitaire éprouve tout à coup une inexprimable détresse. Il songe qu'il n'est plus jeune, qu'il se porte mal, que sa vie est contentieuse et précaire, et que ce n'est rien, mais rien, que sa réputation si enviée par ses «confrères», que sa gloire de papier. Il se dit que lorsqu'on le mettra en terre, bientôt, les choses se passeront comme pour cet homme taré: mêmes crosses de fusil sonnant sur les dalles de l'église, mêmes indifférents dans des fiacres causant de leurs petites affaires, même grotesque en cravate blanche, débitant des sottises avec une émotion de cabotin, tandis qu'un ami complaisant l'abrite sous un parapluie.
Et il est tellement saturé de tristesse et de dégoût qu'il voudrait être mort déjà, et que ce fût fini, fini tout à fait. Oh! comme on doit bien se reposer ici!
Alors, dans le vent qui murmure et qui pleure en inclinant les ifs, il croit entendre—réponse à son affreux désir—les paroles qui lui rappellent les heures excellentes de sa vie, les paroles qu'il n'a entendu prononcer que par sa mère bien aimée et par sa maîtresse la mieux chérie:
«Maintenant, il s'agit de faire dodo!»
Le Numéro du Régiment
e vagabond est effrayant, et la campagne est magnifique.
C'est un de ces rôdeurs comme on en rencontre assez souvent au temps des moissons, et celui-ci a si mauvaise mine qu'on a dû le repousser de toutes les fermes où il est entré pour demander du travail. Le pied de frêne sur lequel il s'appuie a moins l'air d'un bâton de voyageur que d'une trique de meurtrier; et, sous le revers de sa veste de toile, encrassée de sueur et de poussière, il doit y avoir un ignoble numéro, imprimé à l'encre grasse, une matricule de bagne ou de prison.
Quel âge a-t-il? Le malheur n'en a pas. Grand et sec, il marche avec la souplesse d'un jeune homme, et pourtant la rude moustache jaune qui traverse sa face boucanée grisonne déjà. En tout cas, il n'a pas honte de sa misère. Il a crânement campé en arrière son vieux feutre rongé par le soleil; dans son visage couleur de cuir ses durs yeux bleus étincellent d'audace; et il va pieds nus pour ménager sans doute la paire de gros souliers à clous bouclée sur son sac de soldat. Le pas ferme et la tête haute, ayant dans toute sa personne on ne sait quoi d'effronté et de militaire, l'homme suit un sentier très étroit entre deux grandes pièces de blé, et les hauts épis lui viennent presque jusqu'à l'épaule.
Il ne sait pas où ce chemin le conduit.
Autour de lui, la plaine s'étend à perte de vue, déserte, immobile dans la grosse chaleur de Juin.
A sa droite, des blés, des seigles, des avoines; à sa gauche, des avoines, des seigles, des blés. Là-bas, seulement, un long rideau de peupliers, vers lequel vole un corbeau; et plus loin, beaucoup plus loin, les collines boisées, d'un bleu tendre dans la brume grise de l'horizon.
L'homme suit le sentier monotone. Ici, la moisson foisonne de bleuets; là, de coquelicots. Tout près de lui, un grillon crie plus fort que les autres, comme exaspéré. L'homme s'arrête; le grillon se tait. Pas un nuage au ciel, où triomphe le soleil blanc de l'après-midi. Le vagabond essuie alors son front couvert de sueur avec sa manche, et, levant la tête d'un geste brusque, il jette un regard sombre au ciel pur.
La veille, dans le gros bourg rural où il est arrivé vers le soir, il s'est présenté à toutes les portes, le feutre à demi soulevé, et il a demandé d'une voix rauque et humble:
«Est-ce qu'il y a une journée à faire, ici?»
Partout on lui a répondu, après un regard du haut en bas, dans lequel se voyait la méfiance du paysan ou l'effroi de la ménagère:
«Non... Nous n'avons besoin de personne.»
Il lui restait trois sous. Il a acheté un morceau de pain, et, tout en mangeant, il a continué son chemin, du côté du crépuscule.
Un ruisseau d'eau vive coulait au bord de la route. Il s'est mis à plat ventre et il a bu à même.
Puis, quand la nuit fut venue,—une nuit de Juin, où palpitaient de larges étoiles,—il a sauté une haie, s'est installé dans un champ, avec son sac pour oreiller, et, comme il était harassé de fatigue, il a dormi jusqu'au lever du soleil.
Ce qui lui manquait le plus, depuis trois jours qu'il était si misérable, c'était son tabac.
Il s'éveilla dans l'herbe humide, le corps tout engourdi, se leva avec peine, frissonna sous ses haillons et murmura sourdement: «Nom de Dieu!»
Puis il se remit en marche sur la grand'route,—l'ancien «pavé du Roi»,—qui traversait une forêt.
La matinée était délicieuse. Une fraîcheur embaumée sortait des profondeurs vertes. Sur les bords de la route, l'herbe des vaines pâtures, tellement pénétrée de rosée qu'elle semblait pâle, était criblée de petites fleurs des bois, blanc de lait, rose gris, lilas clair, toutes si pures! Là-haut, à la cime des grands arbres, le soleil levant lançait dans les feuilles ses premières fusées d'étincelles. A vingt pas, devant le voyageur, deux joyeux lapins, la queue en trompette, montrant leur blanc derrière, traversèrent la route en quelques bonds et disparurent dans le fourré. Les oiseaux chantaient éperdument.
Le vagabond, lui, songeait à son horrible passé.
Enfant de l'hospice, élevé chez une nourrice sèche, à la campagne, il ne se rappelait guère de sa première enfance que ses tremblements de terreur devant la vieille femme, la main toujours levée pour un soufflet. Pourtant, il avait grandi quand même, garçonnet robuste, en glanant, en ramassant du bois mort avec elle. Elle faisait peur à tout le monde, passait pour une jeteuse de sorts, croyait elle-même l'être un peu, avait d'étranges superstitions; et, quand elle trouvait dans son poulailler un oeuf moins blanc que les autres, elle l'écrasait sous son sabot, persuadée qu'il contenait un serpent. Elle laissa l'enfant aller à l'école, où il apprit à lire, à écrire, à compter. Mais ses camarades, petits paysans aux joues rouges, pleins de soupe et de méchanceté, l'appelaient bâtard, fils de sorcière. Détesté d'eux, il les détesta, et ce furent cent batteries, où il était, heureusement pour lui, presque toujours le plus fort.
A quatorze ans,—sa vieille nourrice venait de mourir,—il n'aurait pas trouvé à s'employer dans le village, sans le voiturier qui venait d'entreprendre la correspondance du chemin de fer et qui avait besoin d'un galopin pour l'écurie. Il eut trois francs de gages par mois, la nourriture d'un chien, et coucha dans la paille. Haï des garçons de l'endroit, moqué des filles, passant pour idiot parce qu'il était farouche, et n'étant jamais allé à la ville, située à trois lieues de là, il était ainsi devenu un grand et vigoureux jeune homme, quand la conscription l'avait pris et envoyé au 75e de ligne.
Les premiers temps au régiment, dire que c'étaient là ses seuls bons souvenirs! Pour la première fois, ce paria, ce souffre-douleurs, avait connu le sentiment de l'égalité, de la justice. L'uniforme était trop épais en été, trop mince en hiver, mais tous les soldats le portaient; le «rata» de l'ordinaire soulevait le coeur bien souvent, mais les autres le mangeaient comme lui. A la chambrée, dans un lit tout près du sien, couchait un vicomte qui s'était engagé après quelques fredaines. On se tutoyait entre camarades. Ici—quelle surprise!—un homme valait un homme; et, pour s'élever au-dessus du niveau, pour sortir du rang, une seule vertu suffisait: l'obéissance. Il la pratiqua, sans effort. Plus intelligent, moins illettré que la plupart des lourdauds à pantalon rouge, il avait gagné au bout de la première année de service ses galons de caporal; au bout de la deuxième, sa sardine de sergent. Maintenant, les tourlourous mettaient les premiers la main au képi, quand ils le rencontraient dans les rues de la garnison.
Un instant d'ivresse, de folie, avait suffi pour le perdre. Il commençait un nouveau congé; il venait d'être nommé sergent-major. Un jour qu'il avait dans sa poche l'argent de la compagnie, trois verres d'absinthe, bus coup sur coup, par bravade, et un caprice bestial pour une fille aux yeux méchants, avaient fait de lui un voleur, un criminel. A partir de là, tout dans sa vie redevenait horrible. Dans un éclair de pensée, il se revoyait, le dos voûté par la honte, devant les épaulettes et les croix d'honneur du conseil de guerre. Puis c'étaient les interminables années au bataillon d'Afrique, le travail au soleil ardent sur les routes, la fièvre du silo. Il était sorti de cette fournaise et de cette infamie brûlé de la soif éternelle de l'alcoolique et gangrené de vice jusqu'au coeur.
Aucune chance non plus; pas une bonne occasion. Son temps fait, il n'avait rencontré personne pour lui tendre la perche. Ouvrier par-ci, homme de peine par-là, il avait couru les chemins, vagabond poursuivi par son passé. Quand il souffrait trop de la faim, il commettait de petits vols, il «chapardait», comme en Algérie. La rude poigne de la justice lui était plus d'une fois retombée sur l'épaule. Où était-il donc, il y a deux ans? En prison. Et l'hiver dernier? En prison encore. Et depuis trois jours, dans ce pays inconnu où il errait, il n'avait pas trouvé une journée à faire, en pleine moisson. Et il avait dépensé son dernier sou, mangé sa dernière croûte. Que devenir? Que faire?
L'homme, en suivant toujours la grand'route, atteignit un carrefour. Une croix s'y dressait,—une croix de mission,—avec un Christ en bois grossièrement sculpté, dont les pluies avaient effacé la peinture.
Il haussa les épaules et prit à gauche.
Deux cents pas plus loin, il vit une belle et blanche maison de campagne, séparée de la route par une pelouse et un large saut-de-loup. Une jeune femme, en peignoir bleu, s'abritant d'une ombrelle, parut sur le perron et appela un petit garçon qui jouait dans l'herbe avec un gros terre-neuve:
«Bébé! bébé!».
L'enfant courut vers sa mère, et le chien, soudain furieux, vint en trois bonds jusqu'au saut-de-loup, et aboya longuement après le sinistre voyageur.
Il montra le poing à cette maison de riches, où les fleurs matinales semblaient exhaler du bonheur, et, pris d'un besoin farouche de solitude, il se jeta dans un sentier, à travers la campagne.
C'était ainsi qu'il se trouvait dans cette grande plaine, au milieu des hauts épis, les jambes cassées de fatigue, le grondement de la faim dans les entrailles, seul, perdu, désespéré.
Tout à coup, un coq lança sa claire fanfare. Une maison était proche. L'homme avait trop faim. Tant pis! Il irait là pour mendier, pour voler, pour tuer, s'il le fallait. Il fit tournoyer son gourdin, hâta le pas, et, au bout du sentier, qui tournait brusquement, se trouva devant une petite métairie. Hardiment, il traversa la cour en effarant la volaille, se dirigea vers la maison, très basse et couverte en chaume, et mit la main au bouton de la porte vitrée, qui résista.
—«Holà!» cria-t-il de toute sa force;—et, à quelques secondes d'intervalle, il répéta par trois fois: «Holà!»
Pas de réponse. Les gens du logis étaient allés, sans doute, travailler aux champs.
Le vagabond enveloppa sa main droite dans son vieux chapeau de feutre pourri, enfonça un carreau d'un coup de poing, tâta la serrure, qui s'ouvrait en dedans et n'était point fermée à clef, poussa la porte et entra dans la maison.
Il se trouvait dans une salle basse, évidemment la seule habitée du logis. Il y avait là le lit, la cheminée, la huche, le dressoir, la table, où traînaient une miche de pain, un couteau de cuisine et un paquet de tabac éventré; enfin, la lourde armoire de chêne, celle où le paysan cache son magot, sa poignée de louis ou d'écus, dans un sac ou dans un vieux bas.
Pour la première fois de sa vie, l'homme venait de commettre une effraction, de risquer le bagne. Eh bien! il fallait aller jusqu'au bout.
Il prit vivement le couteau sur la table et s'approcha de l'armoire, pour la forcer. Mais tout près du meuble, sur la muraille, un papier, dans un cadre de bois noir, attira son attention. Machinalement, il y jeta les yeux et lut d'abord ces mots imprimés: «75e régiment d'infanterie».
Il s'arrêta net.
C'était un certificat de libération délivré au nommé Dubois (Jules-Mathieu), caporal clairon à la 2e compagnie du 3e bataillon.
Ainsi, il allait voler un homme de son ancien régiment. Pas de son temps, non! La date du papier était récente. Mais n'importe!
Et voilà que, le coeur remué, il hésite maintenant à faire le coup.
—«Comme on est bête!» dit-il à demi-voix.
Soudain, son regard se reporte vers la table, où sont la miche et le tabac, et son parti est bien vite pris, au pauvre diable. Il coupe la miche par moitié, tire sa pipe de sa poche et la bourre,—on peut emprunter cela à un camarade, pas vrai?—puis, s'élançant hors de la maison, il reprend, en mangeant son pain, le sentier à travers les blés, le chemin de traverse, la grand'route; et quand il passe de nouveau, sa pipe allumée, devant le Christ du carrefour, il lui dit, sans le saluer, avec une grimace gaie au coin de la lèvre, où rit un reste de la blague du soldat d'Afrique:
«Toi, mon vieux, c'est dommage que tu n'aies pas servi au 75e!... Sans cela, tu me ferais trouver du travail, ce soir, à l'étape.»
L'Orgue de Barbarie
I
ue la musique est nostalgique! Comme elle évoque douloureusement les vieux souvenirs! Et combien lamentable, au fond du crépuscule de Novembre, le son pleurard de l'orgue de Barbarie qui joue une ancienne polka!
Un ancien air de polka qui faisait sauter tout Paris il y a quinze ans, quand vous en aviez dix-huit à peine, madame! Oui! vous, la pauvre blonde flétrie, qui portez un chapeau de velours bleu bien fané pour ses brides neuves, et qui poussez la petite voiture où dort votre troisième bébé, sous les platanes sans feuilles du triste boulevard de banlieue.
Comme vous étiez jolie, du temps où l'on tapotait cette polka dans les sauteries bourgeoises à verres de sirop et à gâteaux secs! Quelle matinée de printemps vous faisiez alors avec votre frais visage d'un ovale corrégien et ces admirables cheveux ondés, couleur de blé mûr, dont vous avez perdu la moitié, hélas! à votre deuxième couche!
Sans dot!... Oui! vous n'aviez pas de dot. Pouvait-il en être autrement pour la fille d'un honnête sous-chef, n'obtenant régulièrement de ses supérieurs que cette note désespérante: «Bon et modeste serviteur, très utile dans son emploi», de ce pauvre bonhomme qui, dans les bals où il vous accompagnait, n'osait pas s'asseoir à la table de whist à dix sous la fiche, et tâtait constamment la poche de son gilet, pour s'assurer qu'il n'avait pas perdu les trois francs du fiacre de nuit?
Sans dot!... Toutes les glaces du salon vous disaient que vous n'en aviez pas besoin, quand vous entriez au bras de votre père, radieuse dans un brouillard rose. Qui pouvait se douter que la maman, restée au logis pour cause de toilette, avait repassé votre jupon sur la table de la salle à manger et que vous-même aviez coupé et cousu votre robe? N'étiez-vous pas gantée jusqu'au coude? Comment aurait-on su que vous aviez des piqûres d'aiguille au bout des doigts?
Écoutez la vieille polka que joue l'orgue de Barbarie haletant, au fond du crépuscule de Novembre. Ne dirait-on pas le chant d'une folle, entrecoupé de sanglots?
Il vous invitait souvent à la danser avec lui, cette polka, le beau jeune homme brun, à la moustache militaire, si élégant dans son frac bien coupé, que, dans vos pensées, vous appeliez par son petit nom, Frédéric. Il vous invitait à la danser avec lui, cette polka, et la mazourke aussi, et la valse. Votre voix tremblait un peu, quand vous répondiez: «Oui, monsieur;» et votre main aussi tremblait, quand vous la mettiez dans la sienne. Car c'était un fils de famille, un assez mauvais sujet, disait-on, qui avait eu un duel,—quel prestige!—et dont le père avait deux fois payé les dettes.
Comme il vous entraînait par la taille, d'une main ferme, et, dans les minutes de repos où vous vous appuyiez sur son bras, toute souriante et respirant vite, comme il vous troublait en vous regardant tout à coup dans les yeux et en vous adressant, d'une voix basse et chaude,—sur un rien, sur un détail de votre toilette, sur la fleur de vos cheveux,—un compliment très respectueux dans les termes, mais où vous deviniez on ne sait quel sous-entendu, qui vous faisait à la fois peur et plaisir!
Hélas! un jeune gaillard comme M. Frédéric n'était pas fait pour s'attarder dans les bals à verres d'orgeat. Il s'en alla vers d'autres fêtes; et, sans vous l'avouer à vous-même, vous en fûtes triste, n'est-ce pas? Puis deux, trois, quatre, cinq années s'écoulèrent. Vous ne mettiez plus de robe rose, étant devenue un peu pâle, et, dans les sauteries bourgeoises où le répertoire musical ne change guère, on jouait toujours la vieille polka qui vous rappelait M. Frédéric.
A la fin, il a fallu voir les choses comme elles étaient, prendre un parti, et vous avez épousé le timide garçon qui faisait danser les demoiselles osseuses et frisant la trentaine. Jadis, vous aviez plus d'une fois oublié son tour de quadrille, bien qu'il fût inscrit sur votre petit carnet d'ivoire. Alors il vous faisait un peu pitié, convenez-en, ce bon M. Jules, avec ses cravates blanches trop empesées et ses gants nettoyés à la gomme élastique. Vous l'avez épousé, pourtant, et c'est, après tout, un travailleur, un brave père de famille. Il est maintenant sous-chef, comme feu monsieur votre père, et il obtient la même note décourageante: «Modeste et utile serviteur; à maintenir dans son service.» Quand vous lui avez donné son deuxième garçon, il est venu un peu d'ambition au pauvre homme, et, pour avoir de l'avancement, il a publié deux petites brochures spéciales; mais on s'est acquitté envers lui en le décorant des palmes académiques.
Trois enfants,—deux fils d'abord, et une gamine, venue bien plus tard,—c'est lourd! Heureusement que l'aîné est au collège, pourvu d'une demi-bourse. Avec beaucoup d'économie, on joint les deux bouts. Mais quelle vie médiocre et triviale! Le père, lui, part dès le matin, en emportant son déjeuner—un pain fourré et une fiole d'eau rougie—dans les poches de son pardessus; car, avant de s'installer sur son rond de cuir ministériel, il va faire un cours de géographie dans les pensionnats de jeunes filles. Vous, madame, vous n'avez pas le temps de vous ennuyer, et la journée est courte pour qui a tant à faire. Cependant, jamais un plaisir! Depuis un an, vous n'êtes allée qu'une fois au spectacle, en Septembre dernier, voir le Domino noir, avec des billets de faveur.
Vous êtes résignée, vaincue, sans doute. Mais ce vieil air de polka que joue toujours l'orgue obstiné vous fait souvenir que, l'autre soir, poussant comme aujourd'hui devant vous la petite voiture où dort votre enfant, et traversant ce même boulevard, vous avez failli être écrasée par une fringante victoria, et que vous avez reconnu, bien installé sous les couvertures, le beau M. Frédéric en personne, resté le même, ayant l'air toujours jeune des gens heureux, qui vous a jeté un regard dur en criant: «Maladroit!» à son cocher.
N'est-ce pas, que cet orgue est insupportable?... Il se tait, heureusement. Et voici que la nuit monte. Là-bas, au bout du triste boulevard de banlieue, sur la fumée rouge qui succède au coucher du soleil, le gaz qu'on allume fait éclore ses étoiles blêmes. Rentrez à la maison, madame Jules. Votre second fils doit être déjà revenu de l'école, et, quand vous n'êtes pas là, il n'apprend jamais sa leçon du lendemain avant le dîner. Rentrez à la maison, madame Jules. Votre mari va bientôt revenir de son bureau, plein de fatigue et de faim, et vous savez bien que, sans vous, la petite bonne à vingt-cinq francs par mois serait incapable de «raccommoder» avec des pommes de terre et des oignons le reste du boeuf d'hier soir.
II
Que la musique est nostalgique! Comme elle évoque douloureusement les vieux souvenirs! Et combien lamentable, au fond du crépuscule de Novembre, le son pleurard de l'orgue de Barbarie qui joue un vieil air de galop!
A quoi songez-vous en l'écoutant, madame la comtesse, et pourquoi restez-vous debout et comme pétrifiée par la rêverie, près de la haute fenêtre de votre boudoir? Que peut vous rappeler, à vous, femme heureuse et dans la pleine beauté de vos trente ans, l'ancien air de galop joué là-bas, sur le triste boulevard, au delà des tilleuls dépouillés de votre jardin, par l'orgue de Barbarie gémissant et évocateur?
Il vous rappelle le vaste amphithéâtre du «Johnson's american Circus», bondé de visages attentifs, tel qu'il était à l'époque de vos succès équestres. Les deux virtuoses nègres ont terminé leur concert comique en se cassant leurs violons sur la tête, et le palefrenier vient d'amener sur la piste votre cheval de voltige,—vous savez bien, l'énorme et paisible cheval blanc, tacheté de noir, qui faisait songer à une dinde crue, gonflée de truffes? Vous faites votre entrée alors, donnant la main au superbe maître de manège en habit écarlate et coiffé à la Capoul, dont vous avez été un peu amoureuse, avouez-le, comme toutes les écuyères de la troupe. Vous saluez le public d'un entrechat, et, tout de suite, d'un seul bond, hop! vous voilà debout sur la selle en plate-forme. Un fouet claque, l'orchestre lâche ses cuivres furieux, le cheval truffé prend son petit galop mécanique, et, hop! hop! vous voilà partie!
Quelle olympienne créature vous étiez alors, comtesse! Dix-sept ans, et les jambes de la Vénus du Capitole. La force et la grâce! Une de ces beautés parfaites, comme il ne s'en obtient plus guère qu'avec les croisements de sang et les amalgames de races du Nouveau-Monde. Un murmure circulait: «C'est la belle Adah! l'Américaine!» Et, grisée par ce vent du triomphe, vous redoubliez vos audacieuses pirouettes.
La première partie de «l'exercice» finissait toujours dans un long crépitement de bravos. Tandis que les écuyers montaient sur des tabourets avec les banderoles et les cerceaux, et que le clown, pour amuser la galerie, jetait d'un soufflet son camarade à plat ventre et le relevait délicatement par le fond de la culotte, vous faisiez un tour de piste au pas, posée sur le bord de la selle avec une légèreté de papillon. C'était la meilleure minute pour vos admirateurs. Vous teniez votre tête de déesse droite sous son casque de cheveux noirs enguirlandés de fleurs, et, de la jupe de gaze bouffant autour de vous, vos sublimes jambes en maillot rose émergeaient comme d'un nuage.
Ce fut dans un de ces moments de repos que vous remarquâtes pour la première fois le comte, aujourd'hui votre époux, alors un des plus violents viveurs de Paris. Il se tenait debout dans le couloir des écuries, grand, mince et correct dans sa redingote boutonnée, un brin de lilas à la boutonnière, en chapeau gris, et tapotant ses lèvres avec la pomme d'or de sa badine. Il revint le lendemain, le surlendemain, tous les jours; et vous baissiez les paupières, confuse, quand votre regard rencontrait ses yeux éperdus, ses yeux pâles d'homme qui a perdu la tête.
Il l'avait perdue, en effet; mais vous étiez une honnête fille, tout simplement. A cinq ans, vous deveniez orpheline, votre père, l'Homme à la Perche, s'étant tué net en tombant sur la nuque. Les gens du cirque avaient adopté l'enfant de la balle. Le vieux clown parisien Mistigris vous avait appris le français, puis un peu à lire et à écrire. Après avoir été l'enfant gâtée,—et respectée, malgré tout,—de ces braves saltimbanques, vous étiez devenue une des gloires de leur entreprise. Vous gagniez votre vie, honnêtement, à montrer vos jambes, mais vous étiez sage pour de bon; et,—rappelez-vous,—le soir où le comte vous offrit cette parure de turquoises, assez brutalement, il faut bien le dire, vous faillîtes le cravacher en pleine écurie, devant le box de l'éléphant.
C'était fait pour déchaîner un homme à passions. Le «Johnson's american Circus» faisait son tour de France. Le comte vous suivit à Orléans, à Tours, à Saumur, à Angers;—et enfin, à Nantes, il fit la folie complète, comme un Russe, et, n'ayant plus ni père ni mère, il vous enleva pour vous épouser.
Oh! comme l'orgue de Barbarie pleure lamentablement le vieil air de galop dans le crépuscule!
Que faire, après les premières semaines de la brûlante lune de miel, passées dans un village perdu au bord de la mer? On pouffait de rire, là-bas, au Jockey; et les femmes du monde suffoquaient d'indignation derrière les éventails. Le comte prit le bon parti; il s'expatria pendant plusieurs années. Ah! pauvre comtesse, que vous vous êtes ennuyée à Florence, dans ce noir palais où votre mari vous a fait élever et instruire comme une petite fille, et où vous avez subi tant de leçons et de professeurs. En femme reconnaissante,—plutôt qu'amoureuse, hélas!—vous vouliez plaire au comte, devenir digne de lui. Mais, naturellement, il fallut du temps; et, tout patient qu'il était, comme votre mari vous a fait souffrir avec ses continuels: «Cela ne se dit pas... Cela ne se fait pas...» toujours suivis d'un «ma chère» très sec, qui vous suppliciait!
Toutes les femmes sont éducables. «Parvenu» est un mot qui ne se dit pas au féminin. Au bout de trois ans, vous étiez une vraie comtesse. Le comte, qui bâillait dans les musées et n'avait jamais pu mordre aux Primitifs, n'y tint plus et vous ramena à Paris. Les volets du vieil hôtel, fermés depuis si longtemps, claquèrent contre la muraille, et vous fîtes votre premier dîner de retour dans la vaste salle à manger, devant le grand portrait du haut duquel le bisaïeul du comte, lieutenant-général des armées du Roi, poudré, avec le cordon bleu sur son habit rouge, et remarquable surtout par l'immense nez de la famille, semblait vous jeter un regard sévère.
Ici encore, c'est pour vous, comtesse, la solitude et la mélancolie. Votre mari est arrivé seulement—après combien d'efforts et à force de jeter de l'argent dans les oeuvres charitables!—à vous constituer une petite société de prêtres et de dévotes. Que c'est lugubre, ces robes noires des deux sexes! Depuis six ans, vous visitez, tous les matins, des crèches et des écoles, et vous vous morfondez, le soir, dans votre loge solitaire, aux Français ou à l'Opéra. Pas d'enfant, et pas d'espoir d'en avoir jamais. Les années passent! Et le pis, c'est que vous n'éprouvez pour le comte qu'une gratitude profonde, qu'une sincère amitié, et que vous le jugez. Oh! un parfait galant homme, assurément, mais plein de niaiseries aristocratiques, et ennuyeux comme un concert. Il a quarante-huit ans, à cette heure, et c'est bien le vieux beau devenu sage, n'est-il pas vrai? un assez fade mélange de grand air, de favoris teints, de préjugés, de chapeaux gris et de mauvais estomac.
Pourquoi cet orgue cruel joue-t-il toujours le vieil air de galop qui rythmait jadis vos entrechats sur le dos du cheval truffé? Voilà que vous vous revoyez au milieu de l'arène, à la fin de votre «exercice», envoyant au public le baiser d'adieu et écoutant avec ivresse le bruit de grêle des applaudissements. Êtes-vous folle, comtesse? Voilà maintenant que votre coeur palpite et que vous retrouvez votre première et délicieuse émotion de jeune fille, quand il vous semblait que le beau maître de manège en habit écarlate vous avait tendrement serré le bout des doigts en vous reconduisant!
Enfin le son de l'orgue s'est éteint; sur le ciel, de plus en plus sombre, on distingue à peine les grands squelettes des arbres dépouillés. Le valet de chambre entre discrètement, apportant une lampe. Il la pose sur un guéridon, et dit de sa voix de cérémonie:
«Monsieur le curé de Saint-Thomas-d'Aquin attend Madame la comtesse au salon.»
Le Convalescent
a première fois que le jeune compositeur Félix Travel, avec la permission de son médecin, le docteur Damain, se regarda dans la glace, il poussa un cri de surprise épouvantée.
Comme il était changé, grand Dieu! Quelle maigreur! La peau collée aux pommettes! Et ce teint jaune, et ces yeux meurtris! Sans doute, il savait bien qu'il avait été très malade. Il avait eu la fièvre, le délire, tout le tremblement. On lui avait brûlé le dos et la poitrine avec des vésicatoires. Une pleurésie, c'est toujours grave. Mais il n'aurait jamais cru que quinze jours de souffrances l'eussent à ce point ravagé. Et puis, comme il se sentait faible! C'était inquiétant aussi, ce point douloureux qui le brûlait, là, au-dessous de l'omoplate, du côté droit. Oh! non, il n'était pas guéri. Qui sait? Devait-il jamais guérir? Le docteur ne cherchait-il pas à le tromper, quand il lui avait dit, le matin même, d'un air joyeux, trop joyeux: «Allons! essayez de vous lever un peu aujourd'hui. Vous voilà tiré d'affaire.» Tiré d'affaire? Avec cette mine de déterré? Ah! il en était loin. Comme c'était pénible, cette sensation de vide et d'épuisement dans son cerveau, dans toute sa personne! Et cet hiver qui n'en finissait plus! Cette neige fondue qu'il voyait, derrière les vitres de sa fenêtre, tomber avec lenteur! Bon! une quinte, à présent! Et encore une petite tache de rouille sur son mouchoir. Tousse! tousse! Est-ce qu'il allait devenir phtisique? Quelle anxiété!
Et le pauvre malade, seul au coin du feu, ses pâles et maigres mains crispées aux bras de son fauteuil, s'enfonçait, s'abîmait dans sa noire mélancolie.
Mourir! A vingt-six ans! Au lendemain de son premier triomphe d'artiste, quand un sourire de la gloire le payait enfin de tant de travail et de privations! Ah! ce serait affreux!
Et, dans un coup de mémoire, rapide comme un éclair, il revoyait tout son passé de misère. C'était d'abord sa mère qu'il évoquait, sa mère veuve, maîtresse de solfège et de piano dans les pensionnats de troisième ordre, courant le cachet à travers Paris, son rouleau de toile cirée sous le bras, dans son deuil éternel de pauvresse. Avait-elle assez trimé, la vaillante et courageuse femme, pour élever son fils unique, lui permettre de suivre les cours du Conservatoire, faire de lui un bon musicien! Avait-elle assez roulé par tous les temps, marchant sous la pluie avec des bottines qui prenaient l'eau, ou cahotée dans les puants omnibus! Que de peine et que de bravoure! Il se rappelait l'affreux petit logement, au fond des Batignolles, où il la rejoignait tous les soirs, et où il la trouvait, rentrée à peine et déjà cuisinant le dîner à la hâte, sans avoir même pris le temps d'ôter son vieux chapeau de tulle noir, tout roussi par le soleil et les averses. Comme c'était triste et laid, ce mobilier en ruine, éreinté par les changements de garnison du père, un officier sans fortune, épousé jadis par amour, et mort, jeune encore, d'un accident de cheval, sans que sa veuve pût obtenir l'aumône d'un bureau de tabac.
Enfin la pauvre femme succombait à la besogne, comme une haridelle de fiacre qui tombe dans les brancards, et le laissait orphelin à seize ans, sans un parent, sans un protecteur, trop heureux d'avoir, pour ne pas mourir de faim, un pupitre de contre-basse à l'orchestre de la Gaîté. Oh! sa vie pendant dix ans, depuis lors! Quel navrant abandon! quelle misère triviale! quelle chasse ignoble à la leçon bon marché, à la pièce de quarante sous mise dans la main! Brrr! il valait mieux ne plus y songer, arriver tout de suite à l'heure radieuse de sa vie. Une mélodie de lui tombait par hasard sous les yeux de la Kauffman, la grande cantatrice. Elle s'en éprenait, la chantait partout, et, en un hiver, Félix Travel devenait presque célèbre. Le directeur de l'Opéra-Comique, rencontré dans un concert, lui demandait quelque chose. Le jeune homme avait justement un acte fini, tout prêt, tout orchestré, sa Nuit d'Étoiles, un délicieux poème, où le pauvre garçon avait répandu tout ce qu'il avait dû refouler jusque-là dans son coeur de jeunesse et d'amour.
Quel succès! Il croit entendre les énormes soupirs de la foule charmée, les salves de bravos furieux, son nom acclamé. C'est fini, la pauvreté, c'est fini, la solitude! Le voilà fameux! Dès le lendemain de la première représentation, il change, chez une bouquetière, le billet de mille francs qu'un éditeur lui a donné la veille, comme acompte sur le prix de sa partition, et il porte pour dix louis de fleurs au cimetière Montmartre, sur la tombe de la maman. Les journaux saluent son oeuvre comme l'aurore d'un talent rare. Sur la première page de L'Illustration, son portrait est gravé, et tout Paris est amoureux déjà de sa fine et charmante tête de page florentin. Enfin! il va donc jouir un peu de la vie, savoir ce que signifie le mot bonheur...
Eh bien, non! La maladie est là qui le guette et qui empêchera tout. Depuis quelque temps, il est enroué, il tousse. Un soir, il se couche, tout mal à l'aise, avec un grand frisson. C'est la fièvre, c'est la pleurésie. Ah! il les connaît, les journées si longues et si mornes passées, la nuque sur l'oreiller, à regarder une mouche marchant au plafond ou à compter les petits bouquets de fleurs du papier de tenture; il les connaît, les nuits d'insomnie, où le délire fait passer tant de fantômes dans le halo de la veilleuse. Et maintenant que le voilà debout,—convalescent, dit le médecin, allons donc!—son visage reflété dans la glace lui fait peur; il sent qu'il est plus malade que jamais, qu'il devient poitrinaire, qu'il va mourir... Sous ses fenêtres, dans la rue, où la neige fait le désert et le silence, un orgue de Barbarie joue l'air de sa Sérénade, que la Kauffman a mise en vogue, l'an dernier. C'est la réputation populaire, c'est la gloire des rues qui commence pour lui. Et il va mourir, tout jeune, à la veille de tant de joies, comme un naufragé qui a longtemps et désespérément nagé vers la côte et qu'une dernière lame écrase bêtement contre un rocher. Non, Dieu est injuste!
Le lendemain matin, le médecin revient voir son malade, et, après qu'il l'a bien examiné, ausculté, tâté:
«Eh bien?»—lui dit brusquement le jeune homme, assis sur son lit, les bras croisés. Et dans son regard direct, froid, presque dur, le docteur Damain, vieil homme de pratique et d'expérience, discerne la profonde inquiétude, l'angoisse, la peur de la mort.
—«Eh bien,—répond-il avec rondeur, tout en remettant ses gants,—eh bien, mon mignon, il vous faut tout simplement deux ou trois mois de convalescence, à ne rien faire, dans le Midi. Et puisque vous avez quelque argent, vous allez partir le plus tôt possible. Pas pour Nice ni tout ce côté-là. Vous y retrouveriez les Parisiens, un tas de plaisirs et d'occasions de fatigue. Non. Ce qu'il vous faut, c'est un coin bien retiré avec du soleil, quelque chose comme la Petite-Provence des Tuileries, vous savez, où il n'y a que des nourrices et des vieux rentiers à tabatières. Ce n'est pas gai, je sais bien, pour un jeune cadet qui sort des pages et qui doit avoir envie de montrer son épaulette; mais c'est nécessaire. Tenez! si vous étiez tout à fait raisonnable, vous iriez à Amélie-les-Bains, dans les Pyrénées-Orientales. Un trou de montagne, presque africain, bien abrité du vent du nord; et l'aloès pousse tout le long de la route de Perpignan. Le pays est superbe, et, sans les pantalons rouges qui sèchent aux fenêtres de l'hôpital militaire, ce serait déjà plein d'Anglais. Je suis allé par là autrefois, et j'y ai pris mon café dehors, un premier Janvier. On y vit à bon compte, ce qui est à considérer. Allez voir un peu le pic du Canigou, les gaves, les vieux ponts romains et les olivettes. Voici tout à l'heure le mois de Mars; vous resterez là-bas jusqu'à la fin d'avril, et vous nous reviendrez tout à fait grand garçon, avec quelques refrains de contrebandiers, quelques jolies chansons catalanes... Est-ce convenu?»
En écoutant le docteur, Félix Travel renaît à l'espoir.
Oui, le Midi, le repos dans un doux climat où l'on respire la vie et la santé, les lentes promenades avec la caresse du soleil sur les épaules. Oui, c'est cela, c'est bien cela qu'il lui faut.
—«Et quand pourrai-je me mettre en route?—demande-t-il vivement.
—Mais tout de suite, dans trois ou quatre jours. J'irai vous installer moi-même en wagon... Et, puisque vous vous arrêterez un peu à Perpignan, pour vous reposer du voyage, qui est long, je vous donnerai un mot d'introduction pour une brave dame que j'ai soignée, il y a quelques années, et tirée, ma foi, d'un assez mauvais pas. Oh! ce ne sera pas très amusant pour vous. La comtesse de Pujade est une grande dévote, je vous en préviens, et sa fillette, qui doit porter aujourd'hui des jupes longues, va certainement plus souvent à la messe qu'au bal. N'importe! je vous adresse à de bonnes femmes, qui pourront vous être utiles à l'occasion.»
Vite, une malle, des couvertures! Cette perspective d'un prochain voyage a tout à fait remonté le moral du convalescent. Il lui semble qu'il n'a plus qu'à partir pour être guéri. Ne va-t-il pas mieux déjà? Aujourd'hui il est resté levé assez longtemps, il a rouvert son piano, causé presque gaîment avec des amis qui le visitaient. Les forces lui reviennent, positivement. Il est en état de supporter les vingt heures d'express. Enfin! le voilà bien commodément installé dans un compartiment de première classe, la bouillotte sous ses pieds, un plaid sur ses genoux, avec tout ce qu'il lui faut dans son sac de cuir, un roman anglais, du vin de Bordeaux, des sandwiches.
—«En voiture! en voiture!» crient les hommes d'équipe, sur le quai de la gare d'Orléans.
Et le docteur Damain, le vieil ami de Félix, l'embrasse, lui serre la main une dernière fois.
—«Prenez bien garde aux courants d'air... Bon voyage!»
Le train s'ébranle, très doucement d'abord, fait résonner les plaques tournantes, puis, tout de suite, accélère sa marche, prend son furieux galop ferré. Déjà il a jeté ses gros flocons de fumée aux fenêtres des faubourgs, où sèchent des linges, il a franchi le rempart à l'herbe pelée, laissé derrière lui les jardins maraîchers de la banlieue; et Félix Travel, essuyant de temps en temps la buée de la vitre avec son gant, éprouve une joie enfantine à voir de la vraie campagne, les champs d'un vert sombre où fondent les dernières neiges et d'où s'envolent des bandes de corbeaux, les collines lointaines dans la brume, les vastes espaces du ciel gris de Février. Il ne tousse pas, il ne souffre plus. Dans l'après-midi, après qu'on a passé la Loire et ses bancs de sable, tandis qu'on court à travers les grands châtaigniers sans feuilles et les robustes paysages du Poitou, voici que, dans les nuages, apparaissent les cotillons bleus, et que toute la nature se met à sourire. A Bordeaux, c'est le beau temps tout à fait; et dans la rade, un instant aperçue, le soleil, qui se couche dans un ciel pur, dore les vergues des navires. Distrait et excité par le voyage, Félix a oublié ses angoisses de malade; il se sent léger, comme poussé par le vent de l'espérance.
Après avoir dîné à la gare Saint-Jean, il s'endort d'un profond sommeil dans une voiture de la ligne du Midi. A peine est-il troublé deux ou trois fois pendant la nuit par des voix de cuivre, des creux du midi, qui crient: «Toulouge» ou «Montoban.» C'est seulement le lever du soleil qui le réveille, une aurore splendide, une gerbe de diamants qui éclate et jaillit dans l'azur. Cette fois, il y est, dans le Midi, et pour de bon; il peut baisser la glace, aspirer l'air chaud, regarder, avec l'étonnement de l'homme du Nord, le feuillage en demi-deuil des oliviers et les routes sèches où courent des trombes de poussière blonde. Enfin le conducteur du train annonce, en ouvrant les portières: «Perpignein!... Perpignein.» On est arrivé.
Le voyageur jette un regard aux créneaux roussis du Castillet, qui datent de Charles-Quint, et aux platanes géants de la promenade, penchés pour toujours, avec une inclinaison de cinquante degrés, par l'effort prolongé du mistral. Puis l'omnibus du chemin de fer, dont les chevaux font sonner sous leurs sabots le vieux pont-levis de Vauban, conduit rapidement Félix Travel à travers quelques rues tortueuses et le dépose à l'hôtel. Dans son impatiente curiosité de voyageur novice, le jeune homme déjeune en hâte, assis tout seul au bout de la table d'hôte, dont la malpropreté et la détestable cuisine à la graisse sont déjà bien espagnoles; puis, après avoir vainement essayé d'amollir dans son dernier verre de vin un biscuit, qui doit dater de Charles-Quint, lui aussi, comme le Castillet, il sort pour voir la ville et faire sa visite à cette comtesse de Pujade pour qui le docteur Damain lui a donné une lettre d'introduction.
Cette dame habite précisément à quelques pas de l'hôtel, dans une ruelle pareille à un torrent desséché, une maison étroite et farouche ayant à peu près l'air d'une prison, avec des «miradores» grillés comme à Séville ou à Tolède. Félix tire la chaîne de fer toute rouillée qui pend auprès de la porte,—une porte basse et ronde, percée d'un judas, garnie de ferrures et de gros clous rébarbatifs, une de ces portes qui ne semblent pas faites pour s'ouvrir,—et la voit s'entre-bâiller, après une assez longue attente, pour lui montrer la face ridée et le bonnet monastique d'une vieille servante aux yeux de morte.
—«Madame la comtesse de Pujade?—demande le voyageur.
—Madame la comtesse et sa fille sont à la messe.
—Je ne reste qu'un jour ici... Aurai-je chance de rencontrer ces dames, un peu plus tard?
—Je ne saurais vous dire.»
L'accueil n'est pas engageant. Félix ne peut donc que laisser à la servante sa carte et la lettre du docteur.
—«Ma foi,—pense-t-il en s'éloignant,—si j'en juge par la lugubre apparence de ce logis et par la tête de la domestique, qui ressemble à une vieille machine à prières pour veiller les morts, j'aime autant avoir trouvé visage de bois... A quoi pensait le brave docteur en m'adressant à ces béguines?»
D'ailleurs, vingt pas plus loin, son impression fâcheuse est dissipée; car, au bout de la rue, brusquement, il débouche sur une petite place pleine de bruit et de soleil. Là, devant le portail d'une église, sculpté et vermiculé du haut en bas comme une écorce de melon, se tient un joli marché, qui embaume le citron et la rose. Un coin d'Espagne, en vérité, où vibre le sonore patois catalan. L'artiste parisien, qui voyage pour la première fois de sa vie, reste ébloui devant ce spectacle pittoresque et nouveau. Ah! les beaux écroulements d'oranges, de tomates et de poivrons! La jeune marchande à qui il achète une botte d'oeillets a les yeux noirs de la marquise d'Amaëgui, et ce montagnard à ceinture rouge, qui fume sa cigarette, accoudé sur sa mule au ventre rasé et toute harnachée de pompons et de sonnailles, est beau comme un contrebandier des temps romantiques. A la bonne heure! En voilà de la lumière, de la couleur et de la joie! Grisé, enchanté, Félix Travel s'attarde à flâner parmi cette foule bruyante; il se promène là pendant plus d'une heure, lentement, délicieusement, dans la bonne chaleur du soleil qui lui pique le dos et les reins. Il se sent toujours un peu faible, c'est vrai, mais jamais il n'a eu plus goût à la vie. Ce Midi, tout de même! Mais c'est un miracle, une résurrection! Mais il est en pleine convalescence! Quel bonheur!
Pourtant, il a passé la nuit en wagon, il a sommeil, et lorsqu'il rentre à l'hôtel pour se jeter une heure ou deux sur son lit, le garçon lui présente une lettre que vient d'envoyer Mme de Pujade. Elle prie M. Félix Travel de venir dîner chez elle, le soir même, sans cérémonie; elle sera flattée, dit-elle, de connaître l'auteur de la Sérénade et de la Nuit d'Étoiles, et heureuse de parler avec lui du docteur Damain, à qui elle doit la vie, etc., etc. Tout cela, dit en quelques lignes courtoises, un peu sèches, sur un papier à lettre orné d'une couronne comtale.
Félix se rappelle alors la maison à physionomie inhospitalière, et ce que le docteur Damain lui a dit sur l'extrême dévotion de Mme de Pujade; et il est pris d'une singulière timidité. Saura-t-il se conduire correctement dans un milieu aussi aristocratique? Célèbre d'hier, il n'est pas encore allé dans le monde. Jusqu'ici il a vécu comme un pauvre qu'il était, tout près du peuple, il n'a jamais de sa vie vu de près une dame noble, une dévote. Et cependant, impossible de refuser sans impolitesse. Ah! il se serait bien passé de la recommandation du docteur. Dans quel guêpier son vieil ami l'a-t-il fourré?
Aussi est-ce avec une secrète émotion qu'un instant avant l'heure convenue, le musicien, ayant fait toilette, se présente de nouveau devant la maison lugubre. Mais, cette fois, la vieille servante à mine de soeur tourière ouvre la porte sans difficulté, et après avoir introduit le jeune homme dans le «salon de compagnie», comme on dit à Perpignan, se retire en annonçant qu'elle va prévenir Madame la comtesse.
Malgré les lumières et le feu, il y fait froid, dans ce salon, le froid spécial aux pièces ordinairement inhabitées. Les lourds meubles de tapisserie, droits et raides comme des meubles d'églises, sont rangés avec une désolante symétrie, et la nudité des boiseries claires s'orne d'une unique gravure, magnifiquement encadrée, le portrait du pape Pie IX, sanctifié de sa signature autographe. Pas un objet d'intimité ou de souvenir; rien de féminin. Félix songe que si l'extérieur du logis lui a semblé morose, l'intérieur est franchement hostile. Les deux grosses lampes sur la cheminée, les bougies du lustre à pendeloques de verre, les bûches enflammées dans le foyer, semblent se dire: «Quel est cet intrus, pour qui on nous a allumées?» Et voilà que le pauvre garçon frissonne et que sa gêne redouble.
Tout à coup, une porte s'ouvre. C'est la comtesse, suivie de sa fille.
Longue, jaune, sèche, en deuil éternel, avec un «tour» de cheveux d'un noir impitoyable, Mme de Pujade a peut-être été une brune élégante, du temps où le duvet qui ombrage sa lèvre supérieure ne s'était pas encore décidé à devenir de véritables moustaches. Elles ajoutent encore à la sévérité de toute sa personne, de ses mains à mitaines, de son sourire au-dessous de zéro. Félix serait consterné par cette apparition, s'il ne s'apercevait tout de suite—il a vingt-six ans, ne l'oublions pas—que la jeune personne entrée dans le salon derrière la comtesse est très jolie, malgré son air un peu gauche et sa robe mal faite.
—«Ma fille Thérésine,»—a dit Mme de Pujade.
Et tout en répondant de son mieux aux compliments empesés que la comtesse lui adresse sur ses tout récents succès, Félix, toujours fort intimidé et assis au bord de sa chaise, admire à la dérobée cette Thérésine, dont le teint de pêche et les beaux yeux noirs, modestement baissés, lui rappellent les Vierges de Murillo qu'il a vues au Louvre, ces Vierges si charmantes, si humaines avec un rien d'idéal, et dans lesquelles il y a un peu de la madone et beaucoup de la grisette madrilène.
—«Vous partez donc, dès demain matin pour Amélie?—demanda la comtesse au voyageur.
—Oui, madame. Le docteur Damain m'assure que j'ai besoin d'un repos absolu.
—Nous regretterons de ne pas vous posséder davantage, monsieur. Mais le docteur a raison. Perpignan n'est pas un bon séjour pour les convalescents, et le vent du nord y est fort dangereux.»
En ce moment un coup de sonnette retentit.
—«C'est Monseigneur!—dit Mlle Thérésine.
—Oui,—ajoute sa mère.—Vous allez dîner, monsieur, avec notre vénérable ami, Monseigneur Calou, des Missions étrangères, dont les pieux voyages en Indo-Chine ont épuisé les forces, et qui s'est retiré ici, dans sa ville natale. Il a désiré faire votre connaissance, car il aime beaucoup la musique, et ma fille lui a déchiffré au piano votre partition.»
Un évêque, à présent! Félix est pris de peur, positivement. Le voilà aux prises avec tout ce qu'il y a de plus collet-monté dans le monde, la noblesse et le haut clergé. Un évêque! Il n'en a vu qu'un, crosse à la main et mitre en tête, à Sainte-Marie des Batignolles, l'évêque qui lui a touché la joue le jour de sa confirmation. Saura-t-il se comporter convenablement avec un prince de l'Église?... Ah! que le diable emporte le docteur!
Par bonheur, Mgr Calou a, sous ses cheveux blancs, une bonne et joviale figure de vieillard sanguin, et il tend sans façon au jeune homme qu'on lui présente, et qui s'attendait presque à être béni, sa main gantée de violet.
—«Le voici donc,—s'écrie-t-il avec un cordial accent méridional,—le voici donc, ce jeune malade qui vient demander sa guérison à notre soleil... Il fera son devoir, n'en doutez pas, mon cher enfant, et vous pourrez bientôt vous remettre au travail, nous charmer de nouveau par vos belles compositions... Mais le dîner est servi. A table!»
En effet, la porte de la salle à manger vient de s'ouvrir. L'évêque y pénètre en marchant à côté de Mme de Pujade; Félix offre son bras à la jolie Mlle Thérésine; et, dès que Monseigneur a expédié le Benedicite, on attaque le potage.
Le dîner est excellent, un dîner de province, copieux et délicat; et, après le coup du médecin, Félix, bien qu'encore un peu interloqué par les moustaches de la comtesse et la croix pectorale de l'ancien missionnaire, commence à se rassurer. C'est stupide, après tout, sa confusion et son silence; il doit se montrer aimable, il ne veut pas laisser la réputation d'un imbécile ou d'un sauvage. D'ailleurs, le milieu dans lequel il se trouve lui semble déjà plus sympathique. Il commence à croire qu'on s'intéresse à lui. On lui parle de ce qu'il aime, de son art; on lui fait raconter la première représentation de sa Nuit d'Étoiles. Et il répond, l'artiste, il s'anime, il s'abandonne. A des mots ingénus, à de gentilles plaisanteries qui lui ont échappé, on a ri, mais avec plaisir, sans ironie et sans malice. Alors il s'épanouit, il cède au besoin des confidences, il dit, avec une naïve éloquence, sa jeunesse si solitaire et si douloureuse, les joies du succès inattendu.
—«Ainsi, vous êtes tombé malade, au lendemain de votre premier bonheur,»—lui dit Mme de Pujade; et elle a un: «Pauvre jeune homme!» plein de bonté.
Et le vieux prêtre le regarde avec des yeux bienveillants, et lui remplit gaîment son verre.
—«Encore un peu de bourgogne, monsieur le convalescent. Cela ne peut que vous faire du bien.»
Mais ce qui réconcilie tout à fait le voyageur avec ses hôtes, ce qui lui rend la confiance, ce qui excite sa verve, c'est la présence de Mlle Thérésine. Car il s'aperçoit qu'il ne lui déplaît pas, qu'elle a doucement souri à toutes ses saillies, que ses beaux yeux noirs aux longs cils retroussés se sont plusieurs fois levés sur lui, et que—non! ce n'est pas une illusion, il en est sûr,—il vient d'y surprendre un regard infiniment doux, presque attendri.
Ah! l'aimable repas! La bonne hôtesse! Le brave homme d'évêque! Et la charmante jeune fille, surtout! La charmante jeune fille!
Mais, tandis que la servante change les assiettes, dans une de ces minutes de silence inexpliqué où les gens du peuple disent: «Il passe un ange,» soudain,—et par hasard, oh! par pur hasard,—Félix Travel voit son visage reflété dans un miroir, là, sur la muraille, en face de lui.
Son visage! Mais est-ce vraiment son visage? Est-ce bien lui, ce jeune homme si maigre, aux yeux caves, au teint plombé? Comment! Il a donc toujours aussi mauvaise mine? Et toutes ses terreurs lui reviennent aussitôt. Une cruelle pensée traverse son esprit. Les attentions, les prévenances de ses hôtes, ce n'est pas à lui particulièrement qu'elles s'adressent, c'est au malade, c'est au poitrinaire qui a déjà la mort sur la figure. Était-il fou de s'imaginer que cette provinciale sèche et altière, que ce vieux prélat, que cette silencieuse et aristocratique enfant, pouvaient porter un tel intérêt à un pauvre diable de musicien, sans fortune, à peine célèbre, sorti hier de la bohème! Non! ce qu'il prenait pour de la sympathie, ce n'est que de la pitié. Si la comtesse met tant d'insistance à lui faire accepter ce blanc de poulet, si Monseigneur, de sa main blanche et grasse où brille l'émeraude pastorale, lui verse si paternellement ce chambertin de derrière les fagots, c'est par compassion pour son état; ils en feraient autant, dans une de leurs charitables visites à l'hôpital, pour le premier mendiant venu. Oui! c'est évident. Il comprend les choses, il s'explique tout, maintenant. On le traite comme un moribond!
Et cette jeune fille?
Elle aussi, sans doute, éprouve seulement pour lui la banale commisération qu'elle aurait devant tout autre malade. N'allait-il pas s'imaginer qu'il l'avait charmée dès la première rencontre, qu'il éveillait peut-être en elle un sentiment obscur et doux? Insensé! Fat et insensé!
Et, comme il jette sur elle un regard irrité, presque méchant, il découvre une indicible tristesse dans les beaux yeux de Thérésine, dans ses beaux yeux mouillés, en ce moment, par deux larmes mal contenues.
Oh! l'affreuse amertume!
Ainsi, il ne s'est peut-être pas trompé. Peut-être cette ignorante et candide enfant, enfouie jusque-là au fond de cette province, dans cette maison claustrale, a-t-elle senti tout à l'heure son coeur tressaillir pour la première fois. Et maintenant elle est navrée en songeant que ce jeune homme dont la vue la trouble, qu'elle va aimer, qu'elle aime déjà, n'a plus que quelques mois, que quelques jours à vivre. Ces larmes qui lui viennent aux yeux, c'est le regret de son espoir d'amour, à peine né, si tôt déçu. Le malheureux qu'il est! Une femme le pleure, en sa présence, de son vivant!
C'est fini. Le charme est rompu. Rempli d'horreur, le coeur battant à grands coups, Félix Travel tombe alors dans un morne silence. A toutes les obligeantes questions de ses hôtes, il ne répond que par des monosyllabes, des phrases confuses. Fuir! il ne pense plus qu'à fuir! Dès qu'on se lève de table, il s'excuse avec maladresse, se déclare plus souffrant. Et ce prêtre et ces femmes, avec leurs façons affectueuses, leurs recommandations inquiètes, lui deviennent odieux. «Enveloppez-vous bien... Prenez garde de prendre froid.» Oh! les gens importuns!
Enfin, le voilà dehors, libre. Il s'en va, cherchant à reconnaître son chemin dans les rues noires et désertes de la vieille ville, sous la claire et froide nuit d'étoiles; et, grelottant sous ses habits, seul, tout seul avec l'exécrable peur de la mort, il se dit tout haut à lui-même et se répète sans cesse, comme un monomane:
«Perdu! Je suis perdu!»
Deux mois après, complètement guéri par le bon soleil et l'air salubre des montagnes, Félix Travel, en repassant par Perpignan, était, une seconde fois, invité à dîner avec l'évêque chez Mme de Pujade;—et c'était à qui le féliciterait sur son bon appétit et sur sa belle mine.
Épanoui de se porter si bien, le musicien voit, à présent, les choses comme elles sont. Il est dans une bonne maison de province, mal meublée, c'est vrai, mais où la chère est exquise. Mgr Calou a la rondeur et la bonhomie d'un vieil aumônier de régiment; et la comtesse elle-même, malgré ses airs guindés, laisse apparaître, de temps en temps, un sourire de brave femme sous ses moustaches.
Il n'a plus de timidité, aujourd'hui, le voyageur; il se montre amusant, spirituel, et, quand il regarde, par hasard, le miroir en face de lui, il y reconnaît son visage—celui d'un joli garçon, ma foi!—tout radieux de santé et de jeunesse. Ah! quelle joie de vivre!
Non! pourtant, il a un souci. Les yeux de Mlle Thérésine évitent à présent de se tourner vers lui: elle les tient obstinément baissés sur son assiette. Pourquoi cette réserve excessive? S'est-elle dit qu'elle ne doit pas s'intéresser à un jeune homme qui n'est point de son monde, à un artiste qui passe; ou bien est-ce Félix qui s'est fait illusion, la dernière fois?
Il ne le saura jamais. Demain, il part pour ne plus revenir. Mais—l'homme est si inconséquent, si bizarre!—voilà que le convalescent épanoui est pris d'une mélancolie soudaine. Il se rappelle les beaux regards de Vierge de Murillo fixés si doucement sur lui, les beaux regards de madone et de grisette pleins de pitié et de larmes, et, pour un peu, il songerait presque:
«Décidément, je ne suis plus malade... Quel dommage!»
Oeuvres posthumes
omme le jour tombait,—un jour de Janvier, couleur de cendre,—j'avais posé ma plume et je m'étais assis au coin du feu. Dans la chambre, chauffée depuis de longues heures, où le nuage de fumée de mes cigarettes augmentait l'obscurité crépusculaire, je m'abandonnais, tout en tisonnant, à la sensation de fatigue heureuse qui suit une séance de bon travail. Un coup de sonnette me tira de ma rêverie.
—«Il y a là,—me dit ma servante avec ce ton dédaigneux que prennent involontairement les domestiques pour annoncer des visiteurs de mince apparence,—il y a là une dame en noir, accompagnée d'un petit garçon, qui désire parler à Monsieur.»
Je donnai l'ordre d'introduire, et, une minute après, je vis s'avancer, dans la pénombre, un groupe lamentable.
Elle devait être encore jeune, cette grande et lugubre veuve, car le chétif garçonnet,—son fils, évidemment,—qui se serrait contre sa jupe noire, pouvait avoir dix ans à peine; mais tous deux, la mère et l'enfant, étaient si usés, si flétris par la misère, que la femme semblait hors d'âge et l'enfant déjà vieux. Ils s'approchaient, marchant sur le profond tapis avec la lenteur timide et silencieuse des malheureux, glissant presque; et, quand ils s'arrêtèrent devant moi, dans le brouillard obscur de la chambre, pâles, tout en noir, l'ample voile de la veuve les enveloppant d'une auréole de ténèbres, je frissonnai comme devant deux spectres.
—«A qui ai-je l'honneur?...» dis-je, en indiquant un fauteuil.
La pauvre femme s'assit, attira son petit garçon près d'elle, et me répondit d'une voix basse et douce:
«Je suis la veuve d'Agricol Mallet... On m'a dit, monsieur, que vous l'aviez un peu connu autrefois... avant la guerre... et je venais savoir si vous voudriez bien... enfin, vous prier de souscrire à ses oeuvres posthumes.»
Agricol Mallet! A ce nom, mon esprit fut traversé par un tourbillon de souvenirs. Je le revis, tel qu'il m'était apparu pour la première fois, au café de Lisbonne, à cette table des «politiques», où le fameux Michel Polanceau, aujourd'hui député, chef de groupe, et désigné pour présider le prochain cabinet radical, prophétisait tous les soirs, à l'heure de l'absinthe, la chute des Bonaparte et l'imminente révolution. Agricol Mallet! Parbleu! ce brun à tête de romain, le plus violent et le plus exalté disciple de Polanceau, celui qui, à chaque motion incendiaire du tribun, secouait, d'un geste héroïque, sa lourde chevelure et faisait frissonner les verres et les dominos en frappant du poing la table de marbre. Un naïf et généreux coeur, ivre de mots sonores! Je me rappelais...
Dès le 4 Septembre, il avait pris la casquette noire et le remingnton du franc-tireur, s'était battu, au Bourget, comme un enragé, puis, à la fin du grand siège, il avait été gagné, lui, comme tant d'autres, par cette fièvre obsidionale qui tourna en folie, au 18 Mars, et il avait fini par tomber, criblé de balles, un képi de commandant fédéré sur la tête et une ceinture rouge autour du ventre,—à vingt-trois ans, malheureux enfant!—sur la barricade du Château-d'Eau.
Agricol Mallet! Oui, je l'avais un peu connu, et je l'estimais pour la noble et dure existence qu'il menait alors, pour sa courageuse misère de poète, marié par amour à vingt ans et vendant au cachet son grec et son latin, afin de nourrir sa femme et son nouveau-né. Il avait donc laissé des oeuvres posthumes?... Mais parfaitement! Je me souvenais. Un soir, il m'avait lu deux ou trois poèmes, des vers élégiaques et murgériformes, avec une petite note tendre, toujours la même,—comme celle du crapaud,—mais sincère; et même je m'étais dit qu'il avait bien tort de préférer le bonnet rouge de Marianne au bonnet fleuri de Musette, et qu'au fond ce buveur de sang était un buveur de lait.
En ce moment,—il faisait presque nuit dans mon cabinet,—la bonne apporta une lampe, et je pus mieux voir la veuve du commandant fédéré.
Elle était tragique.
On avait froid rien qu'à regarder sa robe et son châle, d'un noir sale; et son navrant chapeau de crêpe, d'où s'échappaient quelques mèches de cheveux blonds desséchés, semblait presser et amaigrir l'ovale, jadis pur, de ce triste visage, meurtri par la souffrance. Les grands yeux, d'un bleu faïence, étaient encore jolis et touchants, malgré la patte d'oie et la poche aux larmes. Vieille à trente ans, Mme Mallet faisait le dos rond à la façon des femmes du peuple souvent battues. D'une main, elle maintenait sur son genou un paquet assez volumineux, enveloppé dans un journal, et de l'autre, avec un geste maternel, elle serrait contre elle son fils, enfant chlorotique, qui avait l'air d'avoir grandi en prison. Le détail le plus douloureux, c'étaient les gants de la pauvre veuve, d'horribles gants de castor noir, blanchis aux coutures et crevés au bout des doigts.
Saisi d'une vive pitié, je dis à Mme Mallet que je n'avais pas oublié son mari, et je la priai de disposer de moi.
Elle défit alors son paquet, qui contenait une demi-douzaine de volumes à couverture rouge, et elle m'en offrit un.
—«Puisque vous avez la bonté de souscrire,—me dit-elle,—voici votre exemplaire, monsieur.»
Je jetai un regard sur le titre, imprimé en caractères d'un noir profond sur papier sang de boeuf; il était ainsi libellé: Agricol Mallet. Oeuvres Posthumes, avec une préface de Michel Polanceau, député.
—«Ah!—murmurai-je,—M. Polanceau a fait une préface.»
Dans le groupe républicain du café de Lisbonne, auquel je m'étais jadis mêlé par hasard, moi, littérateur inoffensif, il m'avait toujours déplu, le Polanceau, avec sa tête ronde aux dures moustaches de sous-officier méchant. Parmi cette jeunesse exaltée, lui seul était calme, mais d'un calme chargé de haine: un verre d'eau froide, empoisonnée. Excellent professeur de droit, il avait cependant été refusé à la soutenance de sa thèse de doctorat, à cause des opinions socialistes qu'elle contenait et qu'il défendit énergiquement devant les maîtres. Très brave, il avait déjà tué un homme, dans un duel au pistolet. Par son éloquence bilieuse, faite de logique et d'amertume, il s'imposait comme un chef futur à la table des «politiques»; mais, tandis que ces têtes chaudes rêvaient de combats et de triomphes, lui ne méditait que vengeance. Il dressait d'avance les listes de suspects. A la «prochaine», il faudrait arrêter celui-ci, faire passer celui-là en cour martiale. C'était un de ces révolutionnaires qui, dès que l'émeute éclate, marchent sur la préfecture de police et signent d'abord des mandats d'arrestation; car l'habitude des sociétés secrètes donne ce goût dépravé, et dans tout conspirateur il y a du mouchard. Comme Agricol Mallet, comme plusieurs autres camarades qui devaient tâter du bagne ou de l'exil, Polanceau, lui aussi, s'était jeté dans la Commune; mais, heureux ou habile, il en était sorti en temps opportun, les mains pures de sang, un peu comme celles de Ponce-Pilate. Enfin, nommé député et votant avec l'extrême opposition de gauche, il avait rapidement pris,—ayant, en somme, du mérite, et beaucoup,—une place très importante à la Chambre. Encore une crise ministérielle, et certainement ce serait son tour de tenir la queue de la poêle.
—«Mais oui,—disait la veuve du fédéré, de cette voix brisée qui faisait mal à entendre, M. Polanceau a écrit la préface des poésies posthumes de mon pauvre mari... Dam! c'était tout ce qu'il pouvait pour nous... Vous le savez, il n'est pas bien avec les gens au pouvoir...»
Cependant, j'avais remis à la pauvre femme le prix de ma souscription. Je n'osai faire plus; après tout, elle ne mendiait pas. Puis, comme elle s'était brusquement levée, je la reconduisis en lui adressant quelques paroles de sympathie, et, resté seul, je parcourus le petit livre.
A coup sûr, les frères et amis qui l'auraient acheté de confiance, attirés par le nom de l'auteur et la maculature écarlate, n'en auraient pas eu pour leur argent. Celui qui, dans la vie réelle, avait conduit au feu les hirsutes et farouches combattants de la Commune, ne savait mener, en imagination, que les brebis de la Deshoulières; et, sauf quelques ïambes déclamatoires, mal imités d'Auguste Barbier,—la seule pièce vraiment mauvaise du volume,—on ne trouvait là que des vers printaniers, jolis et frais comme des pâquerettes, écrits par Agricol pour sa jeune femme, auprès du berceau de leur petit enfant. Ils allaient au coeur quand même, bien qu'un peu faiblots, ces poèmes inspirés par la lune de miel, où le nom de la bien-aimée reparaissait à chaque page. Sonnet pour Cécile.—A ma chère Cécile. Le poète y racontait ses uniques et pures amours, gentiment, simplement, avec une pointe de réalisme qui ne déplaisait pas. C'était sa première rencontre avec la jeune fille, dans une soirée bourgeoise à verres d'orgeat; et les regards furtivement échangés sous l'abat-jour, pendant la partie de vingt-et-un; et le premier baiser sur le front, aux jeux innocents. On suivait ainsi l'humble roman. Ils se mariaient, les amoureux, ils se mettaient en ménage et ils s'aimaient, dans leur petit logement au cinquième, en haut de Montmartre, pareils à un couple de chardonnerets en cage chez une ouvrière qui n'a pas toujours de quoi leur acheter du mouron. Bien des fois, le poète l'avouait, on avait remplacé le dessert par un baiser.
En lisant ces gracieuses confidences, on devinait qu'Agricol, «l'irréconciliable», comme on disait alors, avait dû souvent oublier les grands principes et se laisser tout bêtement vivre. Certes! il avait été heureux le soir de l'élection de Rochefort, mais moins que le jour où, se voyant à la tête de quelques économies, il avait pu offrir à sa Cécile l'armoire à glace, ambitieux idéal de toutes les grisettes; et, au retour des chasses aux violettes qu'ils faisaient ensemble dans les bois de Vélizy, au premier printemps, le révolutionnaire ne se fâchait pas, j'en suis sûr, quand sa chère femme, épuisée de fatigue, se laissait tomber dans le grand fauteuil, et, n'ayant pas même la force de se lever pour serrer son modeste chapeau de paille, en coiffait sans façon le buste en plâtre de la République, à portée de sa main, sur la cheminée... Et cette aimable idylle avait fini en mélodrame sanglant! Et ce doux jeune homme, père de famille avant d'être majeur, que les commères du quartier regardaient avec un sourire attendri, quand, se promenant à côté de sa femme,—une enfant presque,—il poussait devant lui la petite voiture où dormait le bébé, ce naïf poète avait commandé une bande d'ivrognes incendiaires et s'était fait tuer pour une loque rouge! N'était-ce pas révoltant? Oh! l'infamie, la bêtise des rages politiques!... Et, les yeux chatouillés de larmes, le coeur battant trop fort, je fermai nerveusement le volume.
Je revis alors la couverture rouge et le nom de Polanceau.
Qu'avait-il pu dire, celui-là, le fanatique, à propos de ces chansons d'oiseau parisien? Qu'avait-il pu y comprendre?
Rien. Un coup d'oeil rapide jeté sur la préface du député radical m'en fournit la preuve. Pas un cri jailli du coeur, pas une ligne ou tremblât l'émotion, mais des phrases ronflantes, où vibrait comme un écho lointain des feux de peloton de la guerre civile. De nouvelles élections étaient proches, et cette tartine, qu'avaient dû reproduire tous les journaux populaires, puait la réclame. De la peau de ce mort, le candidat s'était fait un tambour pour battre la caisse devant son programme. Écoeuré, je jetai le livre.
D'ailleurs, l'heure du dîner était venue; et comme, en ce temps-là, je rendais compte des premières représentations dans un journal et versais, tous les Lundis, danaïde littéraire, mon urne de prose dans le puits sans fond du feuilleton, je fis ma toilette tout de suite après le café et me rendis à la Comédie-Française, où l'on reprenait je ne sais quelle comédie de Scribe.
Le premier personnage que j'aperçus de loin, en entrant au foyer du public, ce fut Michel Polanceau.
Debout aux pieds de la statue de Voltaire et entouré d'un groupe de gens communs, qu'à leurs habits de coupe provinciale on devinait députés, il pérorait, mis correctement, rajeuni, malgré ses tempes grisonnantes, transfiguré par le succès,—superbe! Mon Dieu, oui! l'ancien sectaire du café de Lisbonne, qui tenait du «sous-off» par ses moustaches et du pion par ses lunettes, était devenu presque élégant, et à son commencement d'embonpoint majestueux et truffé, on pressentait le ministre de demain.
Je ne pus que le reconnaître d'un coup d'oeil. Le grelottement de la sonnette électrique annonçait le lever du rideau.
Mais à peine fus-je installé dans mon fauteuil, à l'orchestre, qu'un léger rire, venant d'une baignoire voisine, me fit tourner la tête; et là, dans l'ombre cythéréenne de la loge, je distinguai—derrière une belle personne qui a été bien jolie en 62, quand elle appartenait, s'il vous plaît, à un prince royal,—l'austère profil du citoyen Polanceau, lequel gobait une cerise confite que lui offrait en riant la demoiselle.
La toile se leva. Mais ce soir-là, moins que jamais, je ne pus m'intéresser aux amours du jeune premier en sucre et de l'ingénue en robe rose. Je revoyais la table des «politiques» et ce pauvre écervelé d'Agricol buvant l'éloquence à la glace du tribun d'estaminet, et je songeais au coin sinistre du Père-Lachaise où pourrissent, pêle-mêle, les communards du dernier combat, et où Mme Mallet, en haillons de deuil, va parfois déposer une maigre couronne; je l'évoquais surtout dans ma pensée, la lamentable veuve, son paquet de volumes sous l'aisselle, traînant son maladif enfant par les boues de Paris et usant ses vieux gants de solliciteuse à tous les cordons de sonnette; et je croyais encore l'entendre, en parlant de la préface de Polanceau aux poésies de son mari, me dire, de sa voix de fantôme, avec sa pitoyable candeur: «C'était tout ce qu'il pouvait pour nous.»
En effet, le citoyen Polanceau a fait cette préface, et il se croit sans doute très généreux envers la mémoire de son ami... Pouah!
A Table
uand le maître d'hôtel,—oh! quel ventre respectable dans l'ample gilet de casimir! quelle face digne et rouge, bien encadrée de favoris blancs! un physique de pair d'Angleterre, je vous assure!—quand l'imposant maître d'hôtel eut ouvert à deux battants la porte du salon et annoncé d'une belle voix de basse chantante, à la fois sonore et respectueuse: «Le dîner de Madame la comtesse est servi», on posa les chapeaux sur l'angle des consoles, les personnages les plus considérables offrirent le bras aux dames, et tous passèrent dans la salle à manger, silencieux, presque recueillis, comme à la procession.
Le couvert étincelait. Que de fleurs! que de lumières! Chaque invité trouvait sa place sans difficulté; dès qu'il avait lu son nom sur le carton glacé, tout de suite, un grand laquais en bas de soie poussait derrière lui, avec douceur, une moelleuse chaise brodée de la couronne comtale. Quatorze convives, pas davantage: quatre jeunes femmes, en grand décolleté, et dix hommes, appartenant à l'aristocratie du sang ou du mérite, qui avaient mis, ce soir-là, tous leurs ordres, en l'honneur d'un diplomate étranger, assis à la droite de la maîtresse de la maison. Des paquets de petites décorations pendaient en breloques aux boutonnières; sous le revers de deux ou trois habits noirs, brillaient des plaques de diamants; une lourde croix de commandeur s'étalait sur le plastron empesé d'un général cravaté de rouge. Quant aux dames, elles avaient arboré toutes les splendeurs de leurs écrins.
L'élégante, l'exquise réunion! Et quelle atmosphère de bien-être dans la salle haute, chauffée à point et ornée, sur ses quatre panneaux, de grandes natures mortes dans le goût magnifique d'autrefois, où s'écroulaient des fruits, des venaisons, des victuailles de toutes sortes. Le service se faisait sans bruit: les domestiques semblaient glisser sur le tapis épais, le sommelier nommait les vins à l'oreille des convives sur le ton de la confidence et comme s'il leur révélait un secret dont sa vie aurait dépendu.
Dès le potage,—un consommé tout ensemble onctueux et énergique, qui vous emplissait l'estomac de force et de jeunesse,—les causeries entre voisins avaient commencé. Sans doute, ce furent d'abord des banalités qu'on échangea à demi-voix. Mais quelle politesse dans les sobres gestes! Quelle bienveillance dans les regards et dans les sourires! D'ailleurs, aussitôt après le Château Yquem, l'esprit flamba. Ces hommes, vieux ou très murs pour la plupart, tous remarquables par la naissance ou par le talent, ayant beaucoup vécu, pleins d'expérience et de souvenirs, étaient faits pour la conversation, et la beauté des femmes présentes leur inspirait le désir de briller, excitait leurs intelligences courtoisement rivales. De jolis mots pétillèrent, des saillies soudaines prirent leur vol, des entretiens à deux, à trois personnes, se formèrent. Un fameux voyageur, au teint bronzé, récemment revenu du fond des déserts, contait à ses deux voisins une chasse aux éléphants, sans fanfaronnade aucune, avec autant de tranquillité que s'il eût parlé de tirer des lapins. Plus loin, le fin profil à cheveux blancs d'un savant illustre se penchait gaîment vers la comtesse, qui l'écoutait en riant, très svelte et très blonde, les yeux jeunes et étonnés, avec un collier de splendides émeraudes sur sa poitrine de beauté professionnelle, à la gorge basse comme celle de la Vénus de Médicis.
Décidément, ce dîner somptueux promettait d'être charmant aussi. L'ennui, cet hôte trop fréquent des fêtes mondaines, ne viendrait pas s'asseoir à cette table. Ces heureux allaient passer une heure délicieuse, jouir par tous les pores, par tous les sens.
Or, à cette même table, au bas bout de cette table, à la place la plus modeste, un homme encore jeune, le moins qualifié, le plus obscur de tous ceux qui étaient là, un homme d'imagination et de rêverie, un de ces songe-creux en qui il y a du philosophe et du poète, restait silencieux.
Admis dans la haute société à la faveur de son renom d'artiste, aristocrate de nature, mais sans vanité, issu du peuple et ne l'oubliant pas, il respirait voluptueusement cette fleur de civilisation qui s'appelle la bonne compagnie. Il sentait, plus et mieux qu'un autre, combien tout, dans ce milieu,—le charme des femmes, l'esprit des hommes, et le couvert étincelant, et l'ameublement de la salle, jusqu'au vin blanc velouté dont il venait de mouiller ses lèvres,—combien tout était rare et choisi; et il se réjouissait qu'un concours de choses aussi aimables et aussi harmonieuses existât. Il était comme plongé dans un bain d'optimisme. Il trouvait bon qu'il y eût, au moins quelquefois, au moins quelque part, dans ce triste monde, des êtres à peu près heureux. Pourvu qu'ils fussent accessibles à la pitié, charitables,—et ils l'étaient très probablement, ces satisfaits,—qui gênaient-ils, quel mal faisaient-ils? Oh! la belle et consolante chimère de croire qu'à ceux-ci la vie faisait grâce, qu'ils gardaient toujours—ou presque toujours—cette lumière douce et gaie dans le regard, ce sourire à demi épanoui sur la bouche, qu'ils avaient supprimé, autant que possible, de leur existence, les besoins impérieux et déshonorants, les infirmités abjectes!
Celui que nous appellerons «le Rêveur» en était là de ses réflexions, quand le maître d'hôtel, le superbe maître d'hôtel, arriva de l'office avec solennité, portant sur un grand plat d'argent un turbot de dimension fabuleuse, un de ces poissons phénomènes comme on n'en voit que dans les tableaux anciens représentant la Pêche miraculeuse, ou encore à l'étalage de Chevet, devant une rangée de gamins ébahis s'écrasant le bout du nez contre la vitre.
On servit. Mais lorsque le Rêveur eut devant lui, sur son assiette, un morceau du monstrueux turbot, la légère odeur de marée évoqua, dans son esprit enclin aux correspondances subites, ce coin de la côte bretonne, ce très misérable village de marins où il s'était attardé, l'autre automne, jusqu'à l'équinoxe, et où il avait assisté à de si furieux coups de mer. Il se rappela tout à coup cette nuit effroyable où les bateaux n'avaient pas pu rentrer à l'échouage, cette nuit qu'il avait passée sur le môle, mêlé au groupe des femmes consternées, debout dans l'embrun qui ruisselait sur son visage et dans le vent froid et furieux qui semblait vouloir lui arracher ses habits. Quelle vie que celle de ces pauvres gens! Combien il y en avait là-bas, des veuves, jeunes et vieilles, portant pour toujours le châle noir, et qui s'en allaient, dès le petit jour, avec des tiaulées d'enfants, gagner leur pain,—oh! rien que du pain!—en travaillant, dans l'odeur nauséabonde de l'huile chaude, aux sardineries. Il revoyait par le souvenir l'église, dominant le village, à mi-côte de la falaise, l'église, dont le clocher était badigeonné de blanc, pour indiquer aux bateaux venant du large la passe entre les récifs, et il revoyait aussi, dans l'herbe courte du cimetière, broutée par de maigres moutons, les pierres tombales sur lesquelles se répétait si souvent cette inscription sinistre: Mort en mer... Mort en mer... Mort en mer...
L'énorme turbot avait le goût le plus fin, le plus savoureux, et le jus de crevettes dont il était assaisonné prouvait que le chef de M. le Comte avait dû suivre les cours de cuisine du Café Anglais et en profiter. Car notre civilisation raffinée en est à ce point. On prend ses degrés dans la science culinaire. Il y a des docteurs en rôti et des bacheliers ès sauces. Tous les convives mangeaient vivement, avec des gestes délicats, mais sans rien manifester en faveur du mets exceptionnel, par bon ton et par habitude de la chère exquise.
Le Rêveur, lui, n'avait plus d'appétit. Il était encore en pensée avec ses Bretons, avec les gens de mer qui avaient peut-être pêché ce magnifique turbot. Il se rappelait ce lendemain de tempête, ce matin pluvieux et gris, où, se promenant devant les lourdes lames couleur de plomb, il avait rencontré sous ses pas et reconnu le corps de ce vieux marin père de famille disparu en mer depuis trois jours, cette lugubre épave, échouée dans le varech et dans l'écume, si navrante à voir avec ses cheveux gris de noyé, pleins de sable et de coquillages.
Un grand frisson lui passa dans le coeur.
Mais les laquais avaient déjà enlevé les assiettes, fait disparaître toute trace du poisson géant; et, tandis qu'on servait un autre plat, les dîneurs élégants et frivoles avaient repris leurs causeries. La faim étant déjà un peu apaisée, ils s'animaient, parlaient avec plus d'abandon. De légers rires couraient. Oh! la charmante et gracieuse compagnie.
Alors, le Rêveur, l'hôte silencieux, fut pris d'une tristesse infinie; car tout ce qu'il faut de travail et de douleur pour créer le confortable et le bien-être venait de surgir devant son imagination.
Pour que ces hommes du monde puissent être vêtus seulement d'un mince frac en plein Décembre, pour que ces femmes montrent leurs bras et leurs épaules, le calorifère répand dans la chambre la chaleur d'une matinée de printemps. Mais qui donc a fourni la houille? Le damné du pays noir, l'ouvrier souterrain qui vit dans l'enfer des mines.—Combien la peau de cette jeune dame est blanche et fraîche pour émerger ainsi, victorieusement, de ce corsage de satin rose. Mais qui donc l'a tissé, ce satin? L'araignée humaine de Lyon, le canut toujours à son métier dans les maisons lépreuses de la Croix-Rousse.—Elle porte à ses mignonnes oreilles deux admirables perles, la jeune dame. Quel orient! Quelle transparence opaline! Et presque sphériques! La perle que Cléopâtre avala, après l'avoir fait dissoudre dans du vinaigre, et qui valait dix mille grands sesterces, n'était pas plus pure. Mais sait-elle, la jeune dame, que tout là-bas, à Ceylan, sur les bancs d'huîtres perlières d'Arippo et de Condatchy, les Indiens de la Compagnie des Indes plongent à douze brasses de profondeur, héroïquement, un pied dans le lourd étrier de pierre qui les entraîne au fond, un couteau dans la main gauche pour combattre le requin?
Mais quoi! On est belle et coquette. La salle à manger est chaude et parfumée. On y peut dîner gaîment, demi-nue et très parée, en flirtant avec son voisin. Quel rapport, je vous le demande, peut-on avoir avec un ouvrier ténébreux qui pioche à cinquante pieds sous terre, avec un tisseur ankylosé devant sa machine, avec un sauvage qui saute dans la mer et parfois la rougit de son sang? Pourquoi penserait-on à ces choses tristes et laides? Quelle absurdité!
Cependant, le Rêveur est poursuivi par son idée fixe.
Depuis un instant, sans y prendre garde, machinalement, il a émietté sur la nappe un peu du petit pain doré qui est placé près de son assiette. Oh! c'est un aliment de fantaisie, insignifiant dans un tel repas. Il fait songer au mot naïf de la grande dame sur les misérables affamés: «Qu'ils mangent de la brioche!» Pourtant ce joli gâteau, c'est du pain tout de même, du pain fait avec de la farine, qu'on a faite elle-même avec du blé. Mon Dieu, oui, c'est du pain, tout bonnement, du pain, comme la miche du paysan, comme la boule de son du troupier; et pour qu'il arrive là, sur la table du riche, il a fallu le patient labeur de bien des pauvres.
Le paysan a labouré, semé, récolté. Il a poussé sa charrue ou conduit sa herse dans les terres grasses, sous les froides aiguilles de la pluie d'automne; il s'est réveillé, plein de terreur pour son champ, quand il tonnait, la nuit; il a tremblé en voyant passer les gros nuages violets, chargés de grêle; il est sorti, sec et noir, de l'énorme travail et des sueurs épuisantes de la moisson.
Et quand le vieux meunier, tordu par les rhumatismes qu'il a attrapés dans les brumes de la rivière, a envoyé la farine à Paris, les forts de la Halle, aux grands chapeaux blancs, ont porté les sacs écrasants sur leurs larges dos, et, la nuit dernière encore, dans la cave du boulanger, les geindres ont râlé jusqu'au matin.
Oui, vraiment! Il a coûté tous ces efforts et toutes ces peines, le petit pain rompu distraitement par ces mains blanches de patriciens.
C'est maintenant une obsession pour l'incorrigible Rêveur. Les délicatesses de ce repas ne lui rappellent que les souffrances humaines. Tout à l'heure, quand le sommelier lui a versé un verre de chambertin, ne s'est-il pas souvenu que certains ouvriers verriers deviennent phtisiques à force de souffler des bouteilles?
Allons! c'est ridicule. Il sait bien que le monde est ainsi fait! Un économiste lui rirait au nez. Est-ce qu'il deviendrait socialiste, par hasard? Il y aura toujours des riches et des pauvres, comme il y aura toujours des hommes bien plantés et des bossus.
D'ailleurs, les heureux qu'il a devant lui ne le sont pas injustement. Ce ne sont point de vulgaires favoris du Veau d'or, des parvenus égoïstes et grossiers. Le grand seigneur qui préside la table porte avec honneur et dignité un nom mêlé à toutes les gloires de la France. Ce général aux moustaches grises est un héros, et il a chargé avec l'intrépidité d'un Murat, à Rezonville. Ce peintre, ce poète, ont fidèlement servi l'Art et la Beauté. Ce chimiste, fils de ses oeuvres, qui a débuté dans la vie comme garçon pharmacien et qu'aujourd'hui le monde savant écoute comme un oracle, est simplement un homme de génie. Ces nobles femmes sont généreuses et bonnes, et, avec un courage discret, elles vont souvent plonger leurs belles mains jusqu'au fond des infortunes. Pourquoi ces êtres d'élite n'auraient-ils pas des jouissances d'exception?
Il se dit, le Rêveur, qu'il a été injuste. C'étaient de vieux sophismes, bons tout au plus pour les clubs de faubourgs, qui se sont réveillés dans sa mémoire et dont il a été dupe. Est-ce possible! Il a honte de lui-même.
Mais le dîner touche à sa fin, et tandis que les laquais remplissent une dernière fois les coupes de vin de Champagne, le silence s'établit. Les convives sentent la fatigue de la digestion qui commence. Le Rêveur les regarde alors l'un après l'autre, et tous ces visages ont une expression blasée et assouvie qui l'inquiète et qui le dégoûte. Un sentiment obscur, inexprimable,—mais si amer!—proteste quand même, au fond de son coeur, contre ces repus; et, quand on se lève enfin de table, il se répète tout bas, obstinément:
«Oui! ils sont dans leur droit..... Mais, savent-ils, savent-ils bien que leur luxe est fait de tant de misères?... Y pensent-ils quelquefois?... Y pensent-ils aussi souvent qu'il faudrait?... Y pensent-ils?»
Les Pommes cuites
I
idées, luisantes, noircies de plus d'un coup de feu, les pommes cuites mijotaient sur un petit fourneau de faïence, à la porte d'une humble fruiterie de la rue de Seine, et elles étaient destinées, selon toute apparence, à constituer le dessert de quelque ménage d'ouvriers, lorsque la comédienne Sylvandire, la grande coquette de l'Odéon, qui passait dans sa victoria, aperçut le petit fourneau et fut prise d'un caprice étrange.
Au grand ébahissement de la vieille fruitière, l'élégante voiture s'arrêta devant la boutique, la belle dame en descendit, déganta sa main droite, et, sans gêne aucune, encombrant le trottoir de sa toilette tapageuse, elle se mit à manger une, deux, trois pommes cuites, avec un appétit tout populaire.
En ce moment, un homme déjà vieux, mais grand, fort, et portant haut la tête, qui arrivait, en mâchonnant un gros cigare et les mains plongées dans les poches de son paletot, orné d'un large ruban rouge, passa tout près de l'actrice, la reconnut et partit d'un bruyant éclat de rire.
—«Comment, Sylvandire, tu aimes tant que cela les pommes cuites! Toi, une actrice!»
Elle se retourna et reconnut la barbe teinte et la face audacieuse du célèbre auteur dramatique César Maugé, du satirique amer et effronté, dont chaque pièce est un triomphe et un scandale, et qui s'est fait adorer de la société moderne comme un ruffian par une fille, en la cravachant.
—«Un souvenir d'enfance, mon cher maître,—répondit gaîment la grande coquette en faisant une révérence comique au pacha théâtral.—Cela me rappelle l'époque où je portais mes cheveux dans un filet de chenille rouge et où je logeais chez papa, qui était cordonnier rue Ménilmontant, et qui me fichait des calottes quand je ne rentrais du bal Favié que le lendemain à midi... On n'a pas toujours été une grande artisse,—continua-t-elle avec un horrible accent de blague faubourienne;—on n'a pas toujours avalé sa langue en compagnie d'un empaillé de prince russe qui vous appelle «madame» jusque sur l'oreiller, et, vous voyez, mon cher, on ne rougit pas de son origine... Les pommes cuites et Ugène!... J'avais un Ugène, alors... C'était le bon temps!»
La cynique boutade de la coquine fit sourire l'homme de théâtre, vieux Parisien corrompu.
—«Et il paraît que tu as eu un succès fou dans la Petite Baronne,—dit-il à la comédienne, qui, ayant payé la vieille fruitière, était remontée dans sa victoria et reboutonnait son gant.
—Vous n'étiez donc pas à la «première»?—s'écria-t-elle, étonnée.
—Non. Je ne vais presque jamais à l'Odéon.
—Eh bien, venez donc voir ça... Je vous assure, ça vaut le voyage... Adieu.»
César Maugé mentait. Il avait si bien vu Sylvandire dans la Petite Baronne, qu'il songeait à lui confier un rôle; mais il n'était pas encore tout à fait décidé et il craignait de se compromettre.
La vérité, c'est que, depuis deux mois, tout le public était amoureux de la grande coquette, qui, chaque soir, opérait ce miracle de remplir l'Odéon de jeunes «clubmen» en gilets à coeur. Cet engouement du Paris blasé—légitime, par hasard, car Sylvandire est une fille atroce, mais une exquise comédienne,—était surtout causé par le regard dont elle soulignait le mot «peut-être» à la fin du troisième acte de la Petite Baronne. Ce regard, chef-d'oeuvre de perversité et de «bovarisme», ce regard qui exprimait et résumait toute la poésie malsaine de l'adultère, avait suffi pour transformer le provincial Odéon en rendez-vous élégant, en centre de la «haute vie». Surpris d'abord et ahuri par le succès, le directeur n'avait pas tardé à reprendre ses esprits et s'était mis à la hauteur de la situation. Pour remplir les longs entr'actes de la Petite Baronne,—la pièce, jolie d'ailleurs, se composait de quatre petits tableaux, de vingt-cinq à trente minutes chacun,—il avait rétabli l'orchestre; non le vieil orchestre odéonien qui râpait des valses surannées, mais un double quatuor de virtuoses choisis, jouant avec un ensemble parfait un peu de bonne musique et berçant les conversations des mondaines, en train de picorer des fruits glacés dans leurs loges, au gazouillement des fauvettes d'Haydn et des rossignols de Mozart.—S'il n'eût pas tremblé pour sa subvention et redouté la commission du budget, ce directeur, à qui les fumées du succès montaient à la tête, aurait fait imprimer sur son affiche,—sur la grave et classique affiche de l'Odéon,—pour mieux annoncer le «clou» de la Petite Baronne: «Tous les soirs, à onze heures moins un quart, le «regard» de Mademoiselle Sylvandire.»
Or, le jour de la «soixante-cinquième», la comédienne était en train de faire son changement du «trois»,—l'acte du regard,—et la délicieuse brune, épaules et bras nus, baissait la tête pour enfiler la robe que lui présentait l'habilleuse, lorsque César Maugé entra dans sa loge, brusquement, ayant à peine frappé à la porte.
L'actrice poussa un petit cri. Mais l'auteur dramatique—une vieille connaissance—la baisa sur le croquant de l'oreille, par égard pour le maquillage; puis, après avoir allumé un cigare au bec de gaz de la toilette, il se laissa tomber sur le canapé, ôta son chapeau, et, tournant ses yeux d'acier vers la comédienne:
«Sylvandire,—lui dit-il,—veux-tu jouer ici le premier rôle de ma nouvelle pièce?... Oui, celle que je destinais au Vaudeville?»
Autant aurait valu demander à un desservant de village s'il voulait être pape.
Sylvandire eut un éblouissement. Laissant la robe béante sur les bras tendus de l'habilleuse, elle sauta sur le canapé auprès de l'auteur célèbre, lui jeta les bras au cou, et, presque nue, la gorge hors du corset, ouvrant dans un sourire libertin la grenade mûre de sa bouche, elle s'écria:
«Si je veux!»
Mais, le lâchant aussitôt et s'éloignant de lui d'un bond, elle ajouta, d'une voix froide:
«A quelle condition?»
Maugé laissa éclater son gros rire; puis, une fois calmé, tirant une bouffée de son cigare, il reprit:
«Tu es décidément une fille d'esprit... Enfile ta robe et écoute-moi.»
Et, comme elle se hâtait d'agrafer son corsage:
«A propos, et les pommes cuites de la rue de Seine?—demanda-t-il.
—Eh bien, elles sont très bonnes,—répondit Sylvandire,—et j'en mange tous les jours, en revenant de la répétition.»
II
Depuis deux semaines, César Maugé venait tous les soirs à l'Odéon, et, caché dans l'ombre d'une baignoire, il étudiait le jeu de Sylvandire. Car, on n'en pouvait plus douter, c'était une «étoile» qui se levait; et il n'avait plus qu'à retirer sa pièce du Vaudeville.
Mais la comédienne n'était pas toujours en scène dans la Petite Baronne, et, pendant ses absences, l'auteur dramatique, n'écoutant plus cette prose, qu'il savait par coeur, s'amusait à observer, pour tuer le temps, non la salle, qu'il ne voyait pas du fond de sa loge, mais les musiciens du petit orchestre rétabli par le directeur en l'honneur de la pièce en vogue.
Quant au chef, Maugé le connaissait bien. C'était le vieux et savant symphoniste Tirmann, réduit par le besoin à courir le cachet et à tenir le bâton dans les petits théâtres; Tirmann, l'émule de Berlioz, qui aura la même destinée que Berlioz, et dont l'unique opéra, la Reine des Amazones, sifflé à Paris il y a une vingtaine d'années, deviendra un jour classique. César Maugé, homme à succès, n'aimant que le succès, murmura dédaigneusement le mot «raté», en apercevant au fauteuil le profil d'aigle déplumé du vieil homme de génie étriqué dans sa redingote de pauvre.
Les autres musiciens n'offraient pas des types bien remarquables,—pas plus le premier violon, avec sa cravate blanche en foulard et sa chevelure fougueuse de photographe, que la contre-basse, vieillard chauve et résigné, prisant avec bruit, ou que la flûte, gagiste de régiment, à dures moustaches de gendarme.
Un seul des exécutants intéressa l'observateur, dès le premier coup d'oeil.
C'était l'alto, un tout jeune homme,—vingt ans à peine,—adorable visage d'éphèbe blond et rose, aux sombres yeux bleus, que ses longs cheveux ondulés et bouffants faisaient ressembler aux personnages des portraits de Bernardino Luini. Un véritable artiste, à coup sûr, et dont l'ardeur se trahissait rien que par la crispation de sa petite main maigre sur le manche de son instrument. Pauvrement, mais proprement vêtu, il se tenait assis avec modestie, son alto sur la cuisse, attendant le signal du chef, sans parler à ses camarades, sans regarder la salle, comme absorbé par une pensée intime et profonde, avec quelque chose dans toute sa personne de grave, de fier et de pur.
Si sceptique, si dur de coeur que fût ce pourri de Maugé, il fut frappé par cette fraîche et charmante apparition, d'autant plus qu'en observant le musicien au moment où Sylvandire venait d'entrer en scène, il remarqua que le regard du jeune homme s'attachait avidement sur la splendide créature, et s'emplissait d'une tendresse infinie. C'était évident. Cet enfant au teint de vierge aimait l'actrice d'une passion sans espoir.
Deux jours après, rencontrant Tirmann sur le boulevard Montmartre, Maugé interrogea le chef d'orchestre sur le compte du jeune musicien.
—«Amédée?—s'écria le vieux maître avec enthousiasme.—Un charmant enfant! Mon meilleur élève!... Retenez ce nom-là: Amédée Marin... Ce sera celui d'un sincère, et, je l'espère bien, d'un grand artiste... Et honnête garçon, et fils excellent!... Sa mère est fruitière rue de Seine et gagne à peu près sa vie; mais, comme la bonne femme devient vieille et ne peut plus se lever de grand matin, c'est Amédée qui ouvre la boutique dès six heures et qui allume le fourneau aux pommes cuites, en hiver... Ce qui ne l'empêche pas de veiller des nuits entières devant son pupitre et de comprendre la sublime musique de Bach aussi bien que moi.»
César Maugé fut flatté de ne s'être point trompé. Vraiment, c'était «quelqu'un», ce joli gamin qui brûlait d'une flamme timide pour Sylvandire.
—«Est-ce bête, la jeunesse!—songeait le vieux sultan de coulisses au fond de sa baignoire, tout en regardant Amédée extasié devant son idole.—Dire que ce malheureux petit croque-notes s'imagine peut-être qu'une actrice est une femme et que Sylvandire est capable d'un sentiment!... Sylvandire, qui, à vingt ans, avait déjà ruiné un banquier juif et qui remettrait Jésus en croix pour voler un rôle à une camarade!... Hein! comme il la dévore des yeux... Mon Dieu! est-ce bête, ces jeunes gens, est-ce bête!...»
Soudain, une idée singulière et perverse fit éclosion dans l'esprit du dramaturge. Les femmes de théâtre n'étaient-elles pas toutes à sa discrétion, Sylvandire la première? S'il n'en usait pas, c'est qu'il avait dételé depuis longtemps. Eh bien, il s'amuserait à réaliser le rêve du musicien; il jetterait Amédée dans les bras de cette femme, que le jeune homme ne pouvait voir, admirer, désirer que de loin, au delà de la rampe, barrière infranchissable. Et ensuite on verrait ce qu'il adviendrait de la conjonction de cet innocent et doux être et de cette fille qui n'avait pas plus de sensibilité qu'un négrier.
Comment? C'était bien simple. César Maugé ne donnerait son rôle nouveau à Sylvandire qu'à cette condition-là. Il la connaissait, elle accepterait tout de suite.—Ce serait drôle, n'est-ce pas? Le contraire de don Salluste montrant la reine à Ruy Blas. Le fils de la fruitière chez qui Sylvandire allait manger des pommes cuites aurait, pour quelque temps du moins, la plus magnifique courtisane de Paris. Et Maugé souriait à son projet avec une espèce d'ignoble bonté.
C'est pourquoi, le soir où il était venu fumer un cigare dans la loge de Sylvandire, la comédienne laissa tomber son regard—le fameux «regard» du troisième acte—sur le petit musicien de l'orchestre, qui, épouvanté de bonheur, ferma les yeux et crut qu'il allait mourir.
III
La première fois que Maugé vit dans la loge de Sylvandire le petit Amédée, blotti dans un coin du canapé, parmi les jupons épars, et contemplant, avec des yeux égarés et comme fous de désirs, la nuque et les épaules mythologiques de la royale drôlesse assise à sa toilette et en train de «faire sa figure», le vieux dilettante en débauche eut un mouvement d'orgueilleuse satisfaction. Ce que c'est qu'un auteur à succès, pourtant! Lui seul était assez puissant pour donner une pareille aumône à un pauvre diable. Rothschild lui-même n'aurait pas pu en faire autant, Sylvandire étant une femme à fantaisies, point vénale de nature, cupide seulement par occasion. Et, tout en accompagnant l'actrice dans les coulisses, il la fit causer.
—«C'est tout de même une drôle d'idée que vous avez eue,—dit-elle,—de servir de dieu Mercure à ce gamin. Mais si vous avez cru m'imposer une corvée,—vous en êtes capable, vous êtes quelquefois si mauvais,—eh bien, c'est une erreur, mon cher... J'ai eu tout de suite un caprice, moi, pour cet enfant. Il faut être juste aussi; il est arrivé à propos... Depuis quelque temps, Libanoff m'assommait avec son accent gras et sa façon de me dire: «Ma tchière»... J'avais besoin de quelques semaines de vacances. Je l'ai mis à la porte... Le petit fera l'intérim. Il me plaît, avec sa tête de pifferaro... Et puis, il est étrange; il a des fiertés soudaines, des jalousies, des colères contre moi qui me font plaisir, oui! qui me chatouillent le coeur... Par moments, dans mon boudoir, il prend tout à coup des airs tristes et farouches qui me font songer à un rossignol en cage que j'ai vu autrefois, chez Colomba, à Asnières... Mais je n'ai qu'à le regarder d'une certaine façon pour qu'il tombe à mes pieds et qu'il se roule la tête sur mes genoux en pleurant; et ça me rend «tout chose»... Drôle de petit homme!»
Et elle ajouta, rêveuse:
«Si j'allais me toquer de lui, tout de même?»
Sylvandire avait dit vrai. Maugé était mauvais, naturellement. A ces propos de femme amoureuse, il éprouva la rage envieuse de l'homme fatigué avant l'âge, éreinté, fini.
Mais la comédienne s'était mise à rire.
—«Bah! c'est un petit revenez-y de jeunesse... Dites donc, Maugé, c'est peut-être d'avoir mangé des pommes cuites?»
D'ailleurs, deux jours après, il était bien question de toutes ces bêtises-là! La nouvelle comédie du célèbre auteur, l'Argent-Roi, venait d'être mise à l'étude, et il en dirigeait avec ardeur les répétitions, repris par sa soif inétanchable de succès et d'argent.
La pièce, on s'en souvient, tomba, ou à peu près. C'est d'elle que date la décadence de Maugé, et Sylvandire y fut médiocre, dans un rôle qui ne lui convenait pas. Énervé, furieux de voir les recettes du théâtre baisser au bout de huit jours, l'auteur dramatique, chez qui venaient de se réveiller de vieux rhumatismes, alla se réchauffer au soleil de Nice et y resta jusqu'à la fin de l'hiver.
A son retour à Paris, une des premières figures de connaissance qu'il rencontra fut Tirmann, dont la vue lui remit Amédée en mémoire. Il s'enquit du petit alto de l'Odéon.
—«Amédée!—dit le maestro, dont le maigre et dantesque visage se creusa douloureusement.—C'est bien triste, et nous ferions mieux de parler d'autre chose... Imaginez-vous qu'il y a quelques mois... tenez! quand on a joué votre dernière pièce... il est devenu fou d'amour de cette Sylvandire, vous savez? une coquine... Le malheur, c'est que, par extraordinaire, elle l'a remarqué, elle aussi, et qu'elle a eu une sorte de fantaisie pour lui... Cet enfant naïf, ce coeur d'artiste ingénu, livrés à cette fille! Une branche de lilas blanc tombée dans une cuvette, quoi!... Elle a d'abord quitté pour lui un certain Libanoff, puis, quand tous les écrins ont été au Mont-de-Piété, elle a repris son Russe, et le malheureux Amédée est devenu l'amant qu'on embrasse entre deux portes, qu'on cache dans les placards... Toutes les hontes!... Il a fini par prendre son courage à deux mains et par s'enfuir, mais souillé, désespéré, et il est allé se réfugier chez sa mère, la vieille fruitière de la rue de Seine, dont, par pudeur, ou, qui sait? par vanité, il n'avait jamais parlé à cette femme. Sans quoi, Sylvandire serait peut-être allée le relancer jusque-là. Ayant été quittée la première, elle était entrée en folie... Eh bien, il ne peut pas oublier cette créature, il en meurt, il ne fait plus de musique! L'autre jour, quand je suis allé le voir, dans sa mansarde, je l'ai trouvé couché, et il m'a fait peur, avec ses yeux caves et brûlants de fièvre... Sans la maman, m'a-t-il dit, il se serait tué... C'est atroce, n'est-ce pas?... Un musicien ne devrait jamais avoir d'autre maîtresse qu'une fugue de Bach ou qu'une partition de Gluck, ma parole d'honneur!»
Maugé eut un petit frisson, sentit quelque chose qui ressemblait à un remords. Mais l'égoïste reprit bien vite le dessus.
—«Est-ce qu'on meurt de ça?»
Il n'y pensa plus. Mais, l'hiver suivant, au Bal des Artistes, il se trouva brusquement devant Sylvandire, plus belle que jamais dans un costume rouge de dogaresse et aveuglante de diamants.
—«Eh bien, mon auteur,—lui cria l'effrontée,—on m'a donc lâchée tout à fait depuis l'Argent-Roi?... Ce n'est pas ma faute à moi toute seule, après tout, si nous avons eu un «four»... Faites-m'en un autre, de rôle, et nous prendrons notre revanche.»
L'auteur dramatique, vexé par ce fâcheux souvenir, ne répondit que par un aigre ricanement; puis, bêtement, pour dire quelque chose, il demanda à la comédienne:
«Et les amours?
—Ni ni, c'est fini. J'ai repris le collier de misère,—répondit la belle fille, en touchant les diamants qui étincelaient sur la peau ambrée de sa ferme poitrine de brune.—Voici le plus récent hommage de Libanoff... L'ancienne grisette est morte et enterrée, définitivement. Plus d'Ugène, plus d'Amédée, qui fut mon dernier Ugène!... Ah! à propos de ça, Maugé, vous vous rappelez le jour où vous m'avez rencontrée devant cette fruitière de la rue de Seine?... Eh bien, je suis passée par là, l'autre matin, en voiture. La boutique était fermée, il y avait un billet encadré de noir collé sur le volet, et j'ai vu s'éloigner le corbillard des pauvres, avec une vieille en deuil qui marchait derrière... Je suis superstitieuse, moi... Si jamais j'ai encore une envie de pommes cuites, ce n'est plus là que j'irai en manger... C'est dommage, elles étaient excellentes.»
Lettres d'Amour
epuis ces dix dernières années, il n'y a certainement pas eu de plus vive surprise dans le monde des lettres que l'apparition du charmant volume de prose, tout simplement intitulé Lettres d'Amour, qu'a publié chez Alphonse Lemerre le poète Marius Cabannes, et qui est arrivé en peu de mois à sa soixantième édition.
Fils d'un cultivateur des environs de Bayonne, Marius Cabannes a débarqué, il y a sept ou huit ans, dans un petit hôtel garni de la rue Racine, avec quatre louis dans son gousset et un gros manuscrit de poèmes au fond de sa malle. Cet homme du Midi, ambitieux et pauvre, qui, pendant l'interminable voyage en «troisième», s'était nourri d'un pot de confit d'oie et d'un pain de quatre livres emportés de son pays natal, marchait, lui cent millième, à la conquête de Paris. Il comptait, pour réussir, un peu sur ses vers, écrits en l'honneur du Béarn et du pays Basque, et beaucoup sur sa soif de célébrité, sa souplesse gasconne, son talent de déclamateur et sa brune et jolie tête d'Arabe, à la barbe en fourche, aux yeux de chèvre amoureuse.
Tout de suite, ce gracieux et rusé compagnon prit pied dans le quartier Latin. Gagnant sa vie au moyen de quelques leçons,—son oncle, le curé, avait fait de lui un passable humaniste,—il triomphait tous les soirs dans un café du boulevard Saint-Michel, fréquenté par des compatriotes, où il récitait ses poèmes d'une belle voix de médium, avec le geste du Rouget de l'Isle des images et le regard inspiré des cabotins.
Les vers de Marius Cabannes étaient-ils bons ou mauvais? Nul n'aurait pu le dire. Ils sonnaient bien, étaient tortillés à l'avant-dernière mode parnassienne, et l'habile garçon n'ignorait aucun des secrets de la prosodie nouvelle, bousculant l'hémistiche tout comme un autre et rimant en prétérit. Les pièces étaient convenablement composées, les strophes harmonieuses. On y voyait défiler, en descriptions assez justes de dessin et de couleur, les scènes et les paysages de là-bas; et c'était, chez tous les étudiants de Pau ou de Dax installés devant les pyramides de soucoupes, un rugissement de plaisir quand Marius, adossé au poêle de l'établissement, annonçait avant de les déclamer ses poèmes par leurs titres: Aux Pyrénées. Les Joueurs de pelote. A Henri Quatre. Une Soirée à Biarritz. Au bord du Gave. L'Écarteur landais. La Lame de fond. A Saint-Jean-de-Luz, etc.
Un public plus désintéressé se serait-il aperçu qu'il n'y avait là aucune sincérité, aucune palpitation, que tous ces morceaux—c'est le mot qui convient pour parler des vers de Cabannes—étaient à la glace, fabriqués de parti pris comme des vers latins? Peut-être. Mais Marius, excellent diseur, était aussi très capable d'éblouir les critiques les plus sévères par sa voix chaude, que faisait trembler une émotion factice, et par son faux air d'homme de génie.
Ce simili-poète, qui avait en lui l'étoffe d'un diplomate, ne devait pas s'attarder, on le pense bien, à des succès de cénacle. Il joua des coudes, et vigoureusement, dans la cohue parisienne, fit d'utiles relations, s'accouda, pour déclamer ses vers, à toutes les cheminées littéraires, se surpassa dans ce genre à un dîner de la Cigale présidé par un ministre méridional, obtint, du coup, une place dans les bureaux de l'Instruction publique, séduisit enfin un éditeur et publia ses Poèmes Béarnais.
La redoutable épreuve de l'impression ne leur fut pas favorable, du moins aux yeux des véritables connaisseurs. Tout nus sur le papier blanc, dépouillés de la chaleur artificielle dont les échauffait la voix de baryton de Marius, ils apparurent tels qu'ils étaient en réalité, froids comme cadavres et creux comme radis. Malgré les nombreuses réclames obtenues par l'auteur, qui se multiplia et fit «donner» tous les journalistes nés au delà de la Loire, l'infortuné libraire, qui avait eu la témérité d'imprimer les Poèmes Béarnais à ses dépens, n'en vendit pas deux cents exemplaires sur mille.
Marius Cabannes souffrit beaucoup, sans doute, de cet insuccès; mais il eut l'adresse de s'en servir, de s'en faire même une parure. Il alla plus que jamais dans le monde, où il affectait la fière mélancolie du poète méconnu et où il accusait la société moderne d'une cruelle indifférence pour le grand art. Souriant avec amertume quand on lui demandait de dire quelques vers, il se faisait beaucoup prier, cédait toujours néanmoins, et grâce à son admirable organe et à son talent d'acteur, il animait un de ses froids poèmes, lui «faisait un sort», comme on dit dans l'argot des coulisses, et forçait les applaudissements. De cette façon, Marius finit par se constituer un groupe d'admirateurs, peu nombreux, mais enthousiastes, composé de ceux qui n'avaient pas lu ses vers et les lui avaient seulement entendu réciter.
Les femmes, séduites par son joli visage, à qui la tristesse allait bien, le plaignirent et s'intéressèrent à lui. Il élargit le cercle de ses connaissances, assista, silencieux et l'oeil fatal, à beaucoup de dîners en ville, obtint de l'avancement à son ministère, fut aimé d'un bas-bleu qui avait de l'influence. L'Académie française, bonne et indulgente personne, accorda l'un de ses prix aux Poèmes Béarnais, que le secrétaire perpétuel, dans son aimable discours, appela un «bel effort.» Bref, sans parvenir à la notoriété, Marius se créa tout doucement une petite réputation latente, et tira tout le parti possible de son piteux livre.
Il eut le grand tort, au bout de trois ans, d'en mettre au jour un second. Ses Pyrénéennes furent trouvées, par les gens de goût, encore plus vides et plus ennuyeuses que les Poèmes Béarnais. Peu ou point de réclames. Cette fois, les camarades de la presse firent la sourde oreille aux sollicitations de Marius. On commençait même, dans les salons littéraires, à se moquer un peu de celui qu'on appelait «le beau diseur», et les malveillants murmuraient déjà les mots fâcheux de «raté» et de «fruit sec», lorsque, brusquement, deux mois après l'échec radical de ses malencontreuses Pyrénéennes, Marius Cabannes publia ce pur et délicat chef-d'oeuvre qui a nom: Lettres d'Amour.
L'étonnement fut immense. Il n'y avait pas à dire, mon bel ami, depuis la Religieuse Portugaise et Mlle de Lespinasse, on n'avait rien lu de plus sincère, de plus touchant, de plus passionné. Ce n'était pas l'insupportable roman par lettres.—Non! trop éloquente Julie de Rousseau. Non! Corinne à turban.—C'était bien plus simple que cela.
Une très pauvre sous-maîtresse, gagnant son pain dans une institution de jeunes demoiselles, n'avait qu'une demi-journée de liberté par semaine; cette demi-journée, elle la passait avec son amant, un étudiant-poète aussi pauvre qu'elle, vivant dans un taudis du quartier latin; et, follement amoureuse, pensant à lui sans cesse, elle lui écrivait, dans le silencieux ennui de la classe, devant les fillettes penchées sur leurs devoirs. La correspondance ne durait pas longtemps. Quelques mois à peine. Elle commençait le lendemain du jour où l'imprudente enfant avait donné son coeur et le reste,—quel sublime cri d'amour! quel hymne de joie!—et elle finissait par le douloureux et suprême appel de l'abandonnée qui va mourir de l'abandon. Quarante lettres, voilà tout. Mais quel livre! La vérité même, une tranche toute saignante de la vie. Et le style! Fougueux, emballé, incorrect, mais avec des trouvailles divines, des coups de génie féminin, et coulant sur la page, pur et chaud comme le sang d'une veine coupée.
Quel bruit dans le Landerneau littéraire! Marius Cabannes fut illustre en quinze jours. A la bonne heure, disait-on à la brasserie où se réunissaient les jeunes naturalistes, voilà du «coudoyé», du «sous les yeux». Exquis! délicieux! chantaient les femmes du monde, dans les thés de cinq heures. Le nouveau Planche de la «Revue» avait sans retard maçonné un article, ponctué de «que si» et de «tout de même que», dans lequel il plaçait le «livre récent» entre la Princesse de Clèves et Manon Lescaut; et, en descendant l'escalier de l'Institut au bras d'un confrère, Jean Borel, le vieux critique aveugle, qui s'était fait lire la veille les Lettres d'Amour, s'écriait: «Attention! Voilà un écrivain!» du ton dont il eût entonné le Nunc dimittis. Les «déliquescents» eux-mêmes, tout en regrettant, dans le livre frais éclos, l'absence complète de symbolisme, étaient légèrement troublés.
Seuls, quelques esprits chagrins se demandaient avec stupéfaction comment un poète aussi mécanique, aussi médiocre que Marius Cabannes, avait pu écrire ces pages de feu, où tout le coeur d'une femme était deviné. Quoi! On était, la veille, un versificateur, un «livresque», un rhétoricien, on cuisinait des descriptions à la sauce moderne, à peu près comme un abbé Delille qui aurait lu Victor Hugo, et puis,—changement à vue!—du jour au lendemain, parce qu'on avait lâché les vers pour la prose, on trouvait du premier coup l'originalité, l'émotion, la vie, les cris du coeur? Allons donc! Ce n'était pas possible. Il y avait quelque chose là-dessous.
Ce n'était pas possible, en effet, et voilà tout le mystère. Les Lettres d'Amour n'étaient pas de Marius Cabannes.
Peu de jours après son arrivée à Paris, un dimanche, par une de ces claires matinées du milieu de l'automne où l'on se meut à l'aise dans une atmosphère très douce, Marius se promenait dans le jardin du Luxembourg. Malgré la beauté du jour et de l'heure, il était triste. Des quelques personnes à qui il était recommandé et chez qui il avait déposé ses lettres d'introduction, aucune ne lui avait encore donné signe de vie, et des quatre-vingts francs, son unique capital, qu'il possédait en débarquant, il ne lui restait plus que trois pièces de cent sous. Voulant épargner ses dernières cartouches, il avait déjeuné sur le pouce, tout en flânant le long des terrasses, d'un bout de saucisson et d'un morceau de pain, et, comme il lui restait une boule de mie, il était venu jusqu'au bord du bassin et il endettait le reste de son pain aux cygnes.
Il avait alors remarqué, à quelques pas de lui, une jeune fille vêtue plus que modestement, l'air oisif, un doigt dans un livre, qui regardait comme lui l'eau dormante. Elle était petite, bien faite, avait un visage à la Greuze et de grands yeux pleins de lumière. Du premier regard, on reconnaissait en elle une nature affinée, délicate, et elle avait l'air si «comme il faut», malgré sa «confection» à bon marché et son pauvre chapeau de paille brune sans un ruban!
Pourquoi Marius et cette jeune fille, en dépit de toutes les convenances, se rapprochèrent-ils peu à peu? Comment eurent-ils en même temps un sourire? Comment se parlèrent-ils enfin de ce qu'ils avaient sous les yeux, des cygnes gourmands, de la pure splendeur du ciel? Sans doute parce qu'ils étaient malheureux et seuls au monde. Il leur sembla qu'ils s'étaient toujours connus. Ils s'éloignèrent du bassin, marchant côte à côte et causant comme d'anciens amis; ils remontèrent sur la terrasse, cherchèrent d'instinct un banc à l'écart sous les arbres, s'y assirent, échangèrent des confidences.
Elle s'appelait Anna, elle était orpheline, et, durement traitée par des parents avares dans la petite ville de Champagne où elle était née, elle avait demandé son pain à son brevet d'institutrice, et après avoir erré de pensionnat en pensionnat, elle était maintenant sous-maîtresse dans une assez bonne maison, boulevard Montparnasse, où elle gagnait cinquante francs par mois, avec la nourriture et le logement. Elle n'était libre que le dimanche, dans l'après-midi, et ne connaissant personne à Paris, elle visitait les musées, les jours de mauvais temps, ou se promenait dans les jardins publics quand il faisait beau, et elle emportait toujours, l'enfant solitaire qu'elle était, un livre qui lui tenait compagnie.
Marius prit celui qu'elle avait à la main et lut le titre. C'était le Myosotis d'Hégésippe Moreau.
Il lui dit alors qu'il était poète, lui aussi, et combien il se sentait perdu dans la grande ville. Elle le plaignit avec de caressantes paroles et voulut connaître quelques-uns de ses vers. Marius, de sa voix profonde qui était encore plus belle quand il la contenait, lui récita les seules strophes sincèrement émues qu'il ait trouvées dans sa vie. Il les avait écrites, la veille au soir, à la lueur de sa bougie d'hôtel, dans sa chambre froide et nue, et c'était un sanglot de douleur dont Anna admira l'éloquence sans en sentir l'égoïsme. Quand Marius eut fini, elle avait les yeux pleins de larmes.
Ils ne songeaient plus à se séparer. Ils restèrent ensemble ainsi, s'asseyant sur les bancs ou suivant les longues allées, jusqu'à la tombée du jour, quand le vent du soir fit frémir sur le sol et chassa devant leurs pas les premières feuilles mortes. Anna devait rentrer à six heures à son pensionnat, mais on ne se quitta pas sans s'être promis de se revoir le dimanche suivant.
Tous deux furent exacts au rendez-vous; et ce fut encore une belle journée, déjà plus froide, qu'ils passèrent dans le jardin, plus dépouillé, jusqu'à la nuit, qui vint plus vite. Leur causerie était souvent coupée de longs silences pendant lesquels ils faisaient ensemble le même rêve. Timides, ils n'avaient pas encore parlé d'amour, mais la pauvre fille aimait déjà, et Marius, hélas! croyait aimer.
Le dimanche d'après, l'hiver était venu tout à fait et une pluie fine et glaciale lavait les squelettes noirs des grands arbres. Ce jour-là, il la décida à venir chez lui, dans cette chambre meublée de la rue Racine où il ne rentrait jamais, le soir, sans avoir envie de pleurer, tant elle était lugubre, avec son carrelage mal caché par un vieux tapis, son sale fauteuil de velours jaunâtre, son papier à fleurs déchiré par places, et tant il était dégoûté de voir, accrochée au mur en face du pied de son lit, une horrible gravure à la manière noire, qui représentait le Naufrage de la Méduse.
Elle leur devint bientôt un paradis, la hideuse chambre, car ce fut là qu'ils s'aimèrent. Tous les dimanches matins, Marius y mettait le luxe et la joie du pauvre en allumant un grand feu, et bientôt après, Anna y apportait le parfum de sa jeunesse épanouie et du petit bouquet de violettes, piqué à son corsage. Elle s'était donnée absolument sans se marchander, la pauvre enfant sans famille, sans protections, sans amis, qui se croyait privilégiée entre toutes les femmes puisqu'elle était aimée d'un poète; elle s'était donnée corps et âme, à jamais, et comme elle ne pouvait passer que quelques heures par semaine avec son amant, elle voulut du moins être toute à lui en pensée le plus souvent possible, et elle commença à lui écrire chaque jour, tout en surveillant l'étude des pensionnaires, ces tendres, ces naïves, ces adorables lettres, embaumées par les fleurs de son sentiment, et qu'il comparait, le littérateur,—quand il les lisait, le matin, un coude dans l'oreiller, en fumant sa première cigarette,—au flot de roses s'échappant du tablier brusquement ouvert d'Élisabeth de Hongrie.
Marius fut d'abord bien aise, sans doute, d'avoir cette jolie maîtresse, point gênante, «hebdomadaire», comme il la qualifia un jour en racontant son aventure à un camarade. Il prit même quelquefois plaisir à lire ces pages brûlantes où flambait à chaque ligne un vrai mot d'amoureuse. Celui-ci, par exemple: «Quand je me dis intérieurement ton nom, il me semble que ma pensée sourit.» Mais, au fond, le froid méridional n'aimait point Anna. Bientôt, ces longues épîtres, auxquelles il ne prenait pourtant même pas la peine de répondre, l'importunèrent, et il les jeta, sans les ouvrir, au fond d'un tiroir. Puis Anna elle-même l'ennuya. Il avait été présenté à une comédienne de l'Odéon, qui semblait avoir un caprice pour ses yeux languissants et sa barbe fourchue; il rêvait déjà de lui écrire un rôle, d'arriver au théâtre par son entremise. Marius prit donc le parti de rompre avec Anna. Il le fit avec une indigne brutalité, dans une scène où il laissa éclater tout son cynisme et toute sa dureté de fils de paysan; et la pauvre enfant s'en alla la tête basse, les membres cassés, frappée au coeur, tuée.
Il n'entendit plus parler d'elle, ne s'en inquiéta nullement, absorbé qu'il était par le rude combat de la vie, par ses efforts d'intrigant et de faux poète. Enfin, six mois après, il reçut une lettre d'Anna, la dernière, datée de l'hôpital Cochin, où la malheureuse fille se mourait de chagrin et de consomption; lettre admirable, débordante de miséricorde et de générosité, où la martyre pardonnait à son bourreau, où toutes les blessures qu'il lui avait faites devenaient des bouches pour crier encore: «Je t'aime!»
Le sec et méchant coeur de Marius fut un peu remué, malgré tout. Le poète fut assez heureux pour arriver à temps à l'hôpital et recueillir son pardon sur la bouche expirante de sa maîtresse, et empêcher que ce corps charmant n'échouât sur la table d'amphithéâtre. Il mit même sa montre en gage et loua pour la morte un terrain de cinq ans au Champ des Navets.
Seulement,—oh! par hasard,—il avait gardé les lettres.
Et, plusieurs années plus tard, quand l'insuccès de ses Pyrénéennes fut bien constaté, même pour lui, un soir d'hiver qu'il se chauffait mélancoliquement les tibias, il se les rappela, ces lettres; il les retrouva parmi ses paperasses, les relut, en comprit la touchante beauté...
Et il les a copiées de sa main, publiées comme de lui, et le voilà presque passé grand homme!
C'est ainsi. Le misérable a vendu la dépouille de sa victime. Plagiat compliqué de meurtre et de vol. C'est la pire des infamies! Mais, qui sait? Si les morts s'occupent des vivants, Anna pardonne encore à Marius; car elle l'aime pour l'éternité, et elle est heureuse de lui être encore bonne à quelque chose... Il se dit cela pour s'excuser, et il ne se trompe peut-être pas. Les coeurs aimants doivent conserver jusque dans l'autre vie leurs incroyables faiblesses.
D'ailleurs, les remords tourmentent-ils Marius? Bah! n'a-t-il pas assez de vanité pour se convaincre qu'inspirer un livre ou l'écrire, cela revient au même?
Quoi qu'il en soit, Marius Cabannes a vitement profité de son triomphe. Il est devenu l'époux d'une riche héritière à qui les Lettres d'Amour avaient tourné la tête, et il donne aujourd'hui d'excellents dîners. Aussi, son ambition n'a-t-elle plus de limites. On assure même que, l'autre nuit, quelqu'un l'a reconnu, debout dans le clair de lune, au milieu du Pont des Arts, devant l'Institut, et que, montrant le poing à la célèbre coupole, Marius murmurait entre ses dents le fameux défi de Rastignac:
«A nous deux, maintenant!»