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Contes rapides

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Mariages manqués

I

ar une de ces soirées tristes et vides comme il y en a trop dans l'existence des vieux garçons, nous nous acoquinions au coin de mon feu, mon ami le commandant Dulac et moi. Assis dans le grand fauteuil, Dulac assujétissait de temps en temps son monocle et ne quittait pas du regard la fournaise de charbon de terre, comme s'il eût aperçu quelque chose de très intéressant au fond de ses grottes ardentes; moi, j'étais sur la chaise basse, à l'autre angle de la cheminée, et je parcourais distraitement le journal du soir, que mon domestique venait d'apporter.

Dulac est mon plus vieil ami. A Louis-le-Grand, où nous étions ensemble en sixième, lui «potache», moi externe libre, je lui achetais chez l'herboriste des feuilles de mûrier pour les vers à soie qu'il élevait dans son pupitre. Du temps qu'il était lieutenant d'artillerie, je lui ai évité le désagrément de se brûler la cervelle, en lui prêtant quelques billets de mille francs pour payer une dette de jeu dans les délais.

A l'époque où je dévorais l'héritage de mon oncle avec Blanche Cluny, l'ingénue du Vaudeville, Dulac, le brave garçon, dont Blanche était devenue amoureuse folle et qu'elle poursuivait de ses obsessions, a poussé le scrupule jusqu'à permuter avec un de ses camarades de la division d'Oran, pour résister à la tentation de tromper un ami. Ces choses-là ne s'oublient pas. Aussi nous aimons-nous beaucoup, bien que, depuis l'âge de vingt-cinq ans, nous ayons été presque toujours séparés, lui vivant dans de lointaines garnisons ou faisant campagne, moi étudiant dans diverses capitales, en qualité d'attaché, puis de secrétaire d'ambassade, le néant diplomatique.

Quand j'ai pu enfin revenir définitivement à Paris et m'enterrer dans les bureaux des Affaires étrangères, j'ai retrouvé Dulac,—dont l'avancement n'avait pas été plus brillant que le mien, chef d'escadron dans un régiment d'artillerie caserné à l'École militaire. Depuis lors, nous nous sommes beaucoup vus. Nous avons le même âge: quarante-trois ans. La jolie moustache noire de Dulac est grise aujourd'hui, et la première apparition d'un rhumatisme goutteux l'a obligé, l'été dernier, à faire une saison à Contrexéville; il se congestionne un peu et vieillit en rouge. Moi, je vieillis en jaune. Elle n'existe plus, cette pâleur romantique qui—je peux le dire à présent sans fatuité—a causé jadis quelques ravages à Lisbonne et à Vienne. De plus, j'ai l'estomac un peu fatigué par la cuisine internationale. Nous ne sommes plus jeunes ni l'un ni l'autre, il n'y a pas à dire mon coeur. C'est le moment où une amitié de derrière les fagots comme la nôtre devient rare et précieuse. Une ou deux fois par semaine, Dulac vient dîner en tête-à-tête avec moi, dans mon petit entresol de la rue de Mailly. Oh! un dîner bien sage, où l'on se régale d'un joli poulet de grain rôti au bois et d'une délicate bouteille de vrai vin de Bordeaux, que la cuisinière a soin de faire tiédir sur le poêle de la salle à manger, une demi-heure avant de servir le potage. Enfin, après le café,—oh! pas de cognac, plus jamais de cognac, hélas!—nous tisonnons les souvenirs de jeunesse.

Henri me rappelle alors nos timides amours de rhétoriciens pour cette jolie pâtissière de la rue Soufflot, et les indigestions d'éclairs et de babas que nous nous donnions afin de la contempler pendant un quart d'heure. Moi, je lui remets en mémoire notre fameuse partie carrée à la foire de Saint-Cloud. Nous étions allés là, lui en uniforme de polytechnicien, moi tout fier de mon premier chapeau gris d'étudiant qui suit la mode, et nous accompagnions deux folâtres modistes en robes d'été, des robes voyantes comme des affiches. Tout marcha d'abord à merveille. Une cartomancienne fit le grand jeu à ces demoiselles et leur annonça qu'un brun—c'était Dulac—et qu'un blond—c'était moi-même—étaient remplis des intentions les plus sérieuses à leur endroit. Au tir à la carabine, les deux jeunes personnes décapitèrent un grand nombre de pipes, et la grande Mathilde, celle qui m'intéressait plus particulièrement, eut même la bonne fortune de pulvériser la coquille d'oeuf dansant au sommet du jet d'eau. Mais tout se gâta quand nous fûmes sur les chevaux de bois. Car nous y montâmes, nous eûmes l'imprudence d'y monter, côte à côte avec les modistes en robes éclatantes, et à peine le cirque mécanique se fut-il ébranlé au son de l'orgue,—qui rugissait l'air alors célèbre de la Femme à barbe,—ô confusion! j'aperçus à deux pas de moi, au premier rang des badauds, mon correspondant à Paris, le vieil ami de ma famille, le respectable M. Toupet-Laprune, notaire honoraire, dont le regard me foudroyait à travers ses lunettes d'or. Et aucun moyen de se dérober, de fuir! Et les chevaux de bois tournaient toujours!... Il y a de cela vingt-trois ans; mais je n'entends jamais l'air de la Femme à barbe sans un frisson de terreur rétrospective.

Quand nous sommes au coin du feu, le commandant et moi, nous nous remémorons ordinairement toutes ces juvéniles folies; mais, l'autre soir,—je ne sais quel vent de spleen avait soufflé sous la porte,—nous étions moroses et silencieux. Dulac s'obstinait à regarder le feu à travers son monocle, et moi, plein d'ennui, je broutais la prose de la feuille du soir, allant du premier-Paris—où l'Angleterre était menacée, si elle n'écoutait pas les conseils du journaliste, de perdre son empire des Indes—jusqu'aux réclames de la troisième page, qui préconisaient, tout pêle-mêle, un cirage, un château à vendre, un roman à clef plein d'allusions transparentes, une pommade pour développer les appas du beau sexe, et une agence héraldique tenant comptoir ouvert de blasons et de généalogies.

Tout à coup, mon regard tomba sur les nouvelles parlementaires, et je m'écriai brusquement:

«Ah! ah! cher ami, voici une nouvelle qui nous intéresse.»

Dulac m'interrogea du regard, et je lui lus les lignes suivantes:

«La difficulté où se trouve la Chambre d'équilibrer nos finances va remettre à l'ordre du jour l'impôt sur les célibataires. On nous assure que M. Écorcheboeuf, le sympathique député de la gauche radicale, a l'intention de soulever de nouveau cette question dans la prochaine séance de la Commission du budget.»

Le commandant haussa les épaules.

—«Quelle sottise!—murmura-t-il entre ses dents.—Comme si, pour se marier, il suffisait toujours d'en avoir envie.

—Comment?—fis-je, étonné.—Je te croyais un célibataire endurci, imperméable. Tu as donc eu envie de te marier?

—Oui, j'ai pensé une fois au mariage. Et toi-même?

—Eh bien, moi aussi!... Une fois.

—Et ça n'a pas réussi?

—Ça n'a pas réussi.

—Alors, nos deux projets se font pendant comme deux lions de faïence à la porte d'une maison de campagne... Mais comment diable ne nous sommes-nous jamais fait cette confidence, nous qui n'avons rien de secret l'un pour l'autre?

—C'est vrai, mon commandant... Et puisque la conversation languit ce soir et que notre baromètre moral est à grande mélancolie, échangeons nos romans conjugaux, veux-tu?... Mais le mien n'est pas gai, je t'en préviens.

—Le mien non plus, et tu vas en juger,—dit le commandant.—Laisse-moi allumer un cigare, et je commence:

II

«Tu sais que j'ai toujours été sentimental, romanesque même. A l'École polytechnique, je négligeais l'X pour toutes sortes de rêveries, et, sans le temps que j'ai perdu à grossir un recueil de mauvais sonnets, brûlés depuis lors, bien entendu, je serais sorti dans le corps des Mines ou dans les Ponts et Chaussées et je ne porterais pas aujourd'hui le pantalon à double bande rouge. L'état militaire, nonobstant le vieux mythe de Mars et de Vénus, n'est point favorable aux amours. La majeure partie de ma belle jeunesse s'est écoulée dans des villes de garnison, dans l'austère province. Ayant quelque délicatesse, j'ai été promptement dégoûté de ces personnes qui laissent traîner sur leur guéridon un album plein de photographies d'officiers et qui pourraient faire sécher une fleur de souvenir à bien des pages de l'annuaire.

«Sauf une Parisienne en exil, femme d'un fonctionnaire,—c'était d'ailleurs une froide coquette qui m'a fait souffrir tant qu'elle a pu,—je n'ai pas eu d'aventures d'amour intéressantes, et à vingt-cinq ans, j'attendais encore sans la voir venir, je cherchais toujours sans la trouver, la femme qu'on rêve, la femme qui nous est mystérieusement destinée, celle qui... celle que... Enfin, tu me comprends. La guerre éclata. Après la campagne sous Metz, je fus interné en Poméranie et, bientôt après, condamné par une cour martiale à six mois de forteresse, pour avoir houspillé un capitaine allemand qui s'était permis de lever la main sur un soldat de ma batterie, prisonnier comme moi. Je ne pus revenir en France, assez mal en point, que dans les derniers jours du mois de juin 71, après la défaite des communards, et je me décidai à passer mon congé de convalescence à Saint-Germain, pour prendre, selon la recommandation des médecins, des bains de soleil et de grand air sur la Terrasse.

«Les quelques familles parisiennes qui se reposaient là des fatigues et des privations du siège voulurent bien remarquer le jeune capitaine qui avait l'air si las et qui se promenait en s'appuyant si fort sur sa canne. On apprit l'anecdote de ma captivité; on sut que je n'avais évité le peloton d'exécution qu'à cause de mon grade de capitaine, égal à celui du «hauptmann» corrigé par moi; on raconta—ce qui était vrai—qu'à peine sorti de prison, malade et tremblant la fièvre, j'étais allé rejoindre mon homme à Magdebourg, où était son régiment, que je lui avais demandé, devant tous ses camarades, en plein «bier-haus», une réparation par les armes, et de manière, je t'assure, à ce qu'il ne pût pas me la refuser, et qu'enfin je l'avais tué fort proprement d'un joli coup d'épée dans le poumon droit. Tout cela me rendait assez intéressant. On rechercha ma connaissance, et bientôt je fus en relations avec toute la petite colonie en villégiature à Saint-Germain.

«Un riche industriel, M. Daveluy, homme d'une soixantaine d'années, que tout le monde croyait veuf et qui habitait une villa voisine avec sa fille unique, Mlle Simonne, fut particulièrement gracieux pour moi. Il aimait beaucoup à recevoir, surtout à dîner, ayant une cave dont il était justement fier, et il accueillait ses hôtes avec la rondeur un peu commune, mais point choquante, du parvenu resté bon enfant. Il m'invita trois ou quatre fois, à de courts intervalles, et je me sentis tout de suite à l'aise, comme un vieil ami, dans ce milieu un peu bruyant, mais cordial et hospitalier. M. Daveluy était, en vérité, un excellent homme, et, dès la première rencontre, une sympathie était née en moi pour sa fille, qui, âgée de dix-sept ans à peine, faisait déjà avec tant de tact et de bonne grâce les honneurs du logis. Charmante sans être positivement belle, Mlle Simonne, qui ressemblait à son père, était une grande et souple personne au teint sans fraîcheur, mais d'une pâleur mate et brune qui s'harmonisait avec la masse profonde des cheveux noirs. Rien n'était plus bienveillant que le sourire de sa bouche trop grande, et quand elle vous regardait en face, la loyauté et la douceur de son âme brillaient dans ses calmes regards. Je me plaisais dans la compagnie de cette brave jeune fille, si naturelle, sans pose aucune, aimant sincèrement, comme elle le disait, la nature et la vie à la campagne. J'avais du goût pour ses façons un peu libres d'enfant élevée par un homme, et j'éprouvais auprès d'elle la sensation de confiance et de satisfaction intime qu'on a auprès d'un bon camarade. Seulement, le camarade avait de très beaux yeux et une chevelure à n'en savoir que faire, ce qui ne gâtait rien, n'est-ce pas?

«Cependant il n'y avait pas trace d'amour, comme tu le vois, dans mon sentiment pour Mlle Daveluy; aussi fus-je profondément surpris le jour où une vieille dame, une amie de la famille,—marieuse comme la plupart des vieilles dames,—me donna discrètement mais clairement à entendre que je plaisais à Mlle Simonne et qu'il ne dépendait que de moi de l'épouser. On ajoutait que je devais réfléchir et qu'il s'agissait là d'une occasion de fortune inespérée. Capitaine à vingt-huit ans, avec une croix d'honneur bien gagnée et quelques débris de patrimoine, j'étais sans doute un parti présentable; mais Mlle Daveluy aurait, le jour du contrat, une dot de cinq cent mille francs, payés comptant, et elle devait hériter, à la mort de son père, de plus de quatre millions irréprochablement acquis par M. Daveluy dans l'industrie des charpentes en fer, du temps des grandes bâtisses, sous l'Empire.

«Je ne t'étonnerai pas, bien sûr, en te disant que, ce soir-là, quand je fus seul dans ma chambre du pavillon Henri IV, je me sentis extrêmement tenté de saisir le magnifique cadeau que m'offrait la destinée: une femme charmante et une grande fortune. Pourtant j'hésitais... oui, j'ai hésité pendant plusieurs jours devant ce mariage qui n'avait rien de romanesque et qui me rappelait le dénouement de toutes les comédies de M. Scribe.—Parlons sérieusement. Ce n'était pas là l'idéal de toute ma jeunesse, l'amour vraiment partagé, l'union absolue de deux âmes. Dans mon coeur, que j'interrogeais en honnête garçon que je suis, je ne trouvais pour Mlle Simonne que sympathie et bonne amitié. Mais, après tout, n'était-ce pas le bonheur de ma vie qui se présentait et que j'allais laisser échapper? Mes rêves d'autrefois étaient probablement absurdes. Est-ce que cela existe, la femme prédestinée? Quelle bêtise de se laisser vieillir en attendant le coup de foudre!

«Et puis, pour moi, comme pour tous les soldats, l'avenir n'était pas drôle. On ne ferait plus la guerre de longtemps, c'était bien sûr; la pauvre France avait reçu un trop mauvais coup. Elle allait recommencer, l'insipide existence de garnison; je les retrouverais, aussi monotones qu'avant, le «mess» d'officiers, avec ses sauces de gargotte, le café aux patères coiffées de képis, et la musique militaire, sur le mail, jouant des nouveautés comme l'ouverture de Zampa, la musique autour de laquelle on promène en rond son ennui, dix fois, quinze fois, vingt fois, jusqu'à l'étourdissement. Un intérieur, avec une aimable femme et de jolis enfants, ce serait bien bon. Je n'étais pas amoureux fou de Mlle Simonne, soit. Mais serais-je le premier qui ferait un mariage de raison? Ces unions-là sont heureuses, presque toujours. On croit d'abord n'avoir pour sa femme qu'une solide affection, qu'une profonde estime, et puis, un beau soir qu'on est avec elle auprès du berceau du premier bébé, on s'aperçoit qu'on l'adore... Bref, la vieille dame, la marieuse, ayant renouvelé ses avances, je pris le grand parti et la priai de demander pour moi la main de Mlle Simonne.

«Le lendemain du jour où cette demande fut faite, M. Daveluy m'invita, par un court billet, à venir causer avec lui. J'accourus. Il me tendit silencieusement les deux mains, et, m'entraînant dans une allée écartée de son parc, il me dit avec sa bonhomie accoutumée:

«—Mon cher capitaine, vous me plaisez et vous plaisez à ma fille. Vous deviendrez donc mon gendre, je l'espère, et je crois que nous nous entendrons à merveille. Mais avant tout, avant même de parler de votre demande à Simonne, je vous dois une confidence... Je ne suis pas veuf. Je suis séparé de ma femme depuis quinze ans, séparé sans l'intervention de la justice; mais vous devinerez que les torts de Mme Daveluy ont dû être bien graves, quand je vous aurai dit qu'elle m'a entièrement abandonné l'éducation de notre enfant. Moi-même, j'ai commis une grande faute, celle d'épouser, à plus de quarante ans, une très jeune fille, d'origine aristocratique, que ma nature un peu rude, un peu commune,—oui, commune, je me connais bien,—devait froisser dans toutes ses habitudes, dans tous ses instincts... Enfin, le mal est fait... Mme Daveluy, qui doit avoir maintenant... voyons... trente-six ans à peine, habite Lyon, son pays, presque toute l'année, mais elle entretient avec Simonne une correspondance suivie, et, pendant les deux mois de printemps qu'elle passe à Paris, elle voit sa fille tous les deux ou trois jours. Elle l'aime beaucoup, je le sais, et quels que soient les reproches que je puisse avoir à lui adresser, ce n'est point une méchante femme. Enfin, je ne marierai pas Simonne sans que sa mère y consente, et en connaissance de cause... Prenez quelques jours de réflexion. Voyez si l'aveu que vous venez d'entendre ne modifie en rien vos projets, si vous persistez à vouloir entrer dans ma famille. Dans ce cas, j'écrirai... je prendrai sur moi d'écrire à Mme Daveluy; elle viendra à Paris, vous irez la voir, et, si vous lui convenez, comme j'en suis certain, ce mariage sera une chose faite.»

«Je fus touché de la délicatesse de ce brave homme, qui me donnait ainsi le temps, non seulement de réfléchir, mais de prendre des informations, et j'écrivis sans retard à Lyon, où j'ai de sûrs amis.

«J'appris par eux que, depuis dix ans, Mme Daveluy vivait dans la retraite la plus absolue, quoiqu'elle fût encore fort belle, et qu'elle avait fait oublier, par une conduite irréprochable, l'unique mais éclatant scandale de sa jeunesse. Mariée à seize ans à M. Daveluy par les soins d'une mère cupide, et après dix-huit mois d'un exécrable ménage, elle s'était fait enlever publiquement par un jeune compositeur de musique, avec qui elle avait vécu à Florence, où il était mort de la poitrine, cinq ans après. Elle était alors revenue s'établir à Lyon, auprès d'une vieille tante, et les plus mauvaises langues de la ville avaient fini par se taire sur son compte, tant sa vie nouvelle était inattaquable.

«Il eût été injuste de ma part, tu en conviendras, de faire peser sur une innocente enfant les conséquences d'un malheur de famille très ancien, très oublié. Après avoir reçu ces renseignements, je déclarai donc à M. Daveluy que j'étais toujours dans les mêmes résolutions, et peu de jours après, il me prévint que sa femme attendait ma visite à Paris, dans une maison de retraite du faubourg Saint-Germain, tenue par des religieuses, où elle venait d'arriver et où elle avait pris pension.

«Je vins à Paris, pour faire cette visite, par une de ces merveilleuses après-midi de fin de Septembre où le calme de l'atmosphère, la pureté du ciel, la sérénité de la lumière, donnent à toute la nature quelque chose de solennel. J'allai à pied de la gare Saint-Lazare à la rue Monsieur, où demeurait Mme Daveluy, et, en traversant le pont de la Concorde, un des plus beaux sites de Paris, je fus enivré par la grandeur du spectacle et je ne pus retenir un cri d'admiration. La chaude et douce splendeur de la journée dorait les édifices, enflammait les arbres déjà rougis des Tuileries et des Champs-Élysées, et les rapides bateaux qui agitaient les flots verts de la Seine roulaient des diamants dans leur sillage. Par une bizarrerie qu'un impressionnable comme toi comprendra peut-être, je ne pensai presque pas, pendant toute cette promenade, à mes projets de mariage, à la démarche importante que j'allais faire, et je m'abandonnai à la sensation de bien-être qui m'épanouissait le coeur.

«Les religieuses chez qui logeait Mme Daveluy, étaient établies dans un ancien hôtel du XVIIe siècle, d'assez imposante et sévère tournure. La soeur tourière, après un regard jeté sur ma carte, me dit que j'étais attendu, et, me précédant à travers les vastes corridors du rez-de-chaussée, attristés par un badigeon jaunâtre, elle m'introduisit dans le salon de réception. C'était une pièce froide et nue, qu'enlaidissait un banal meuble de velours vert, et qui avait pour tout ornement un grand Christ de bois grossièrement sculpté, remplaçant la glace de la cheminée. J'eus un léger frisson, je me rappelai que celle que je venais voir était une repentie, je songeai à sa vie de solitude et d'expiation, et, comme j'éprouvais encore un reste de l'ivresse que m'avait versée la beauté du jour, je comparai mon sort à celui de cette pauvre femme et je me sentis le coeur plein de pitié pour elle.

«En ce moment, la porte s'ouvrit, et Mme Daveluy, vêtue d'une robe sombre, entra dans le salon et vint à moi...

«Ah! mon ami, traite-moi d'insensé, si tu veux, mais l'amour foudroyant existe. La femme que, toute ma vie, j'avais rêvée, cherchée, attendue, c'était elle! Je ne te la décrirai pas; on ne décrit pas un enchantement, un charme. Je ne te décrirai pas ce corps de Diane qui se trahissait sous l'étoffe noire, et cette tête pâle, d'un modelé exquis, éclairée par des yeux magiques. Imagine le type de femme cher à Léonard de Vinci, mais plus tendre, laissant deviner de la bonté au fond de son mystère; imagine la Joconde qui aurait pleuré! Son âge? Nul n'aurait pu lui donner un âge. Elle avait l'âge de la beauté victorieuse, que les larmes n'ont pu altérer et que la douleur a rendue plus touchante. C'est à peine croyable, mais au premier regard dont elle m'enveloppa, j'oubliai tout: qui elle était, où nous étions, et sa fille dont j'avais demandé la main, et le but de ma visite; et, après l'avoir saluée machinalement, je restai silencieux devant elle, envahi par une émotion profonde, tout à la sensation présente, comme on est en rêve.

«Elle s'assit avec une grâce royale, et, m'invitant à en faire autant, elle prononça quelques mots de politesse. Sa voix me passa sur les nerfs comme une musique délicieuse.

«Alors elle commença à me parler de Simonne, et il me sembla que mon beau songe se transformait tout à coup en un cauchemar absurde et affreux. Cette femme me parlait, comme d'une chose conclue, de mon mariage avec sa fille; elle me remerciait de ma démarche, tout en ajoutant qu'elle n'avait que peu de droits sur Simonne et qu'elle s'en rapportait à la sagesse de M. Daveluy. Elle faisait allusion à son passé avec un tact parfait, exprimait tendrement ses sentiments maternels... Et moi, comprenant à peine, moi, fasciné par son regard, enchanté par le son de sa voix, j'aurais voulu tomber à ses genoux, couvrir ses mains de baisers et la supplier de disposer de ma vie!

«Elle me parlait les yeux baissés, songeant sans doute que je devais connaître la faute dont elle avait honte, et une légère, une fugitive rougeur anima un instant son teint pâle, ainsi qu'un rayon de soleil sur un glacier. Et moi, pendant ce temps,—je suis un fou, soit! mais c'est la vérité,—j'imaginais, dans un éclair de pensée, toute l'existence de cette femme. Oui! j'imaginais son union douloureuse avec un homme trop vieux et vulgaire, ses souffrances de fleur écrasée entre les pages d'un grand-livre, je comprenais, j'approuvais son coup de folie pour un artiste, sa fuite à Florence avec ce musicien qui était mort là-bas en l'aimant, qui était mort—j'en étais sûr—pour l'avoir trop aimée. Que dis-je? J'enviais le sort de cet inconnu! Que n'avais-je eu ses ivresses et sa mort délicieuse? Et j'évoquais la ville d'art, l'harmonieuse cité toscane; je m'y rêvais, cachant mon bonheur avec cette maîtresse adorable dans un des mélancoliques logis du Lung-Arno, ne sortant que le soir, son bras pressé contre mon coeur, par les ruelles tournantes, dans l'ombre des vieux palais, et revenant très tard au nid d'amour, à travers la solitude nocturne de la place de la Seigneurie, au murmure des fontaines et sous la bénédiction des étoiles!

«Mme Daveluy, étonnée de mon silence, leva enfin les yeux sur moi et me regarda avec surprise. Elle remarqua certainement mon trouble extrême, et sans doute son instinct féminin lui en révéla le motif, car sa rougeur augmenta et elle me dit, en faisant un visible effort pour me regarder en face:

«—Je vous le répète, monsieur, mes torts envers M. Daveluy et la générosité de sa conduite à mon égard me font un devoir de n'user que très discrètement des droits qu'il veut bien me laisser sur ma fille. Cependant, je ne donnerai mon consentement à votre mariage avec elle que quand vous aurez répondu loyalement, sincèrement, sur votre honneur, à l'unique question que je veux vous adresser: Aimez-vous Simonne?»

«Ces paroles directes dissipèrent soudain l'espèce d'hallucination où m'avait jeté la présence de Mme Daveluy et me ramenèrent au sentiment de la réalité. Mon honneur interpellé eut horreur d'un mensonge, et, bravant tout ridicule, je répondis:

«—Je vous ai vue, madame, et je sais seulement à présent combien un mariage sans amour peut être fécond en malheurs. J'interroge ma conscience avec anxiété et je n'ose vous répondre oui.»

«Brusquement, Mme Daveluy se leva, alla vers une fenêtre du salon, l'ouvrit et resta là, debout, en s'appuyant, comme étourdie, sur la balustrade. J'aperçus par cette fenêtre un de ces jardins cachés, comme il y en a encore dans le quartier des hôtels et des couvents, un grand verger dans toute son opulente beauté d'automne. Les branches des arbres craquaient sous le poids des fruits, et la chaude et radieuse clarté du soleil de Septembre inondait les frondaisons.

«—Pardonnez-moi,—me dit Mme Daveluy.—Je suis un peu indisposée... J'étouffais.»

«Je m'approchai d'elle avec empressement. Elle me sembla bien émue, car sa main se crispait sur la barre d'appui, son sein palpitant soulevait longuement son corsage, et ses joues, subitement enflammées, semblaient deux camélias roses. Cette femme m'apparut alors dans tout le triomphe de sa beauté, que je comparai, par une soudaine correspondance, au verger mûr qui lui servait de cadre et dont elle avait la plénitude et la splendeur.

«—Si vous n'aimez pas Simonne d'amour,—dit-elle alors d'une voix grave,—au nom de Dieu, renoncez à ce projet de mariage et ne vous laissez influencer par aucune considération, par aucun intérêt. Croyez-moi. De l'union de deux êtres qui ne s'aiment pas, ou même qui ne s'aiment pas autant l'un que l'autre, il ne peut résulter que honte et désespoir.»

«L'image de Simonne était effacée déjà de mon esprit; son nom retentissait à mon oreille comme celui d'une étrangère.

«—Vous serez obéie,—répondis-je en m'inclinant devant Mme Daveluy.—Mais je ne voudrais pas vous quitter, madame, sans être sûr que vous ne m'accusez pas de légèreté et que vous apprécierez la valeur de ma franchise.»

«Elle me regarda avec ses yeux mystérieux, ses yeux de magicienne, et me tendit sa main droite. Je la pris dans les miennes, et alors... alors je sentis que sa main s'abandonnait.

«Oui! je sentis que cette femme éprouvait un trouble égal au mien, que j'exerçais sur elle le charme qu'elle exerçait sur moi, et qu'au moment de la séparation,—car il fallait nous séparer, et pour toujours!—elle sentait, elle aussi, qu'elle m'eût aimé et qu'elle venait de passer à côté du bonheur.

«Ah! si je m'étais jeté à ses pieds, si je lui avais tout avoué!... Mais non, elle m'aurait pris pour un aliéné, ou, pis encore, elle m'aurait repoussé avec indignation, avec horreur... Qui sait, pourtant?...

«Mme Daveluy dégagea sa main, me dit adieu d'un doux mouvement de tête et quitta le salon.

«Quelques instants après, j'errais dans les longues avenues qui avoisinent les Invalides, avec la sensation d'un rêve évanoui, d'un espoir perdu, et douloureusement offensé par l'ironique magnificence du ciel d'automne.

«Je ne retournai pas à Saint-Germain. J'envoyai mon ordonnance payer la note et prendre mes bagages au pavillon Henri IV. J'écrivis, le soir même, à M. Daveluy, pour me dédire, en lui donnant je ne sais plus quel mauvais prétexte. J'allai, le lendemain matin, au ministère de la Guerre, retirer ma demande de prolongation de congé, et, huit jours après, je rejoignis mon régiment en Algérie. Je n'ai jamais revu Mlle Simonne, qui s'est mariée, ni Mme Daveluy, qui est morte à Lyon, l'année dernière, et tu connais maintenant, cher ami, ma seule tentative de mariage.

«A ton tour, maintenant.»

III

«Ton histoire, mon cher Dulac,—dis-je en ravivant d'un coup de pincettes le feu qui s'assoupissait,—ton histoire est celle d'un homme passionné; la mienne est celle d'un homme délicat. La Fontaine l'a dit: «Les délicats sont malheureux,» et il a exprimé ce jour-là, comme toujours, une pensée bien fine et bien vraie.

«Tu te souviens peut-être qu'en 1873—je n'avais que trente ans alors et mes camarades avaient la bonté de m'appeler le beau Georges—je fus envoyé en qualité de second secrétaire auprès du baron de N..., ministre de France en Danemark. Ce vieux diplomate de carrière, homme excellent, sans ambition, paternel pour les jeunes gens placés sous ses ordres, et qui n'a jamais eu d'autres ridicules que sa perruque acajou, occupait depuis quinze ans le poste de Copenhague. Il avait adopté les moeurs danoises, qui sont pleines de bonhomie, et il était connu et estimé de tout le monde. Que de coups de chapeau n'a-t-il pas donnés quand il traversait le Kongs'Nitor, ou quand il allait, tous les soirs, entre huit et neuf heures, au Jardin-Tivoli, prendre une «délicatesse», comme on dit là-bas, c'est-à-dire manger une côtelette de veau, arrosée de deux ou trois chopes? A combien de voyageurs de distinction n'a-t-il pas fait admirer les nobles et froides statues du Musée Thorwaldsen et l'épée de fer de Charles XII, qu'on garde pieusement dans les galeries de Fréderiksborg?

«Le baron de N..., comme tous les hommes vraiment bons, aimait beaucoup la jeunesse, et il me prit tout de suite en grande affection. Non seulement il me patronna dans la haute société, comme c'était un peu son devoir, mais il voulut m'introduire chez ses amis particuliers. C'est ainsi qu'il me présenta chez la comtesse de Hansberg, où il faisait son whist deux fois par semaine.

«Veuve d'un chambellan du roi et médiocrement fortunée, Mme de Hansberg, beauté jadis célèbre, avouait quarante-cinq printemps et vivait avec sa fille Elsa, très jolie personne, disait-on, mais à peu près sans dot. Dans de pareilles conditions, n'est-ce pas? ce salon aurait été désert à Paris. A Copenhague, tout au contraire, on considérait comme un très grand honneur d'être admis chez la comtesse; car, là-bas, on croit encore pour de bon à l'aristocratie, et Mme de Hansberg était effroyablement noble. Oui! dans ce temps de blasons à vendre, elle aurait pu être admise d'emblée chez les chanoinesses de Remiremont, dans ce célèbre chapitre où, sous l'ancien régime, les filles de France n'entraient que par ordre du roi et par exception spéciale, attendu qu'elles n'avaient pas, du côté maternel, le nombre de quartiers nécessaires, à cause du mariage d'Henri IV et de Marie de Médicis, horrible mésalliance, il faut en convenir.

«Le Nord, héraldique et féodal, est plein de respect pour ces choses. Fort entichée de sa noblesse, très exigeante à cet égard pour les gens qu'elle daignait recevoir, Mme de Hansberg n'était donc jamais entourée que d'une société scrupuleusement choisie, et peu de roturiers comme ton serviteur peuvent se vanter d'avoir bu ses tasses de thé.

«Je ne suis pas vaniteux et je me serais fort bien passé de cet honneur, sans l'aimable insistance de mon chef, qui prétendait que ce salon était indispensable à connaître pour un jeune diplomate. Je crus d'ailleurs faire plaisir au baron en l'accompagnant, et il me présenta dans les formes à la comtesse.

«Elle me fut antipathique au premier abord. Cette ancienne belle, poudrée par coquetterie et ayant assez grand air, mais très flétrie en somme, me reçut cérémonieusement, au coin de sa cheminée, du fond d'un fauteuil à écusson, presque un trône, et sans cesser de tourner un grand rouet d'ivoire, ainsi qu'une châtelaine du temps des croisades. Cette mise en scène prétentieuse, tranchons le mot, ce cabotinage, me déplut souverainement, et les lugubres groupes de vieillards à cravates gourmées assis aux tables de jeu allaient me faire prendre décidément la maison en grippe, quand la fille de la comtesse, Mlle Elsa, entra dans le salon.

«J'évoquerai d'un seul trait cette suave apparition. Figure-toi Ophélie en robe de deuil.

«Depuis deux mois que j'étais à Copenhague, j'avais eu le temps de me blaser un peu sur la beauté blonde. Là-bas, les trois quarts des femmes ont des yeux pâles et des cheveux couleur de blé, et la fille de chambre qui vous apporte l'eau chaude pour votre barbe ressemble plus ou moins à la Nilson de notre jeune temps.

«Sans doute, la grande et svelte enfant qui venait d'entrer, et qui inclinait respectueusement son front sous le baiser de sa mère, avait le type scandinave, elle aussi; mais elle en réalisait la perfection même, l'idéal absolu. Rappelle-toi les madones des vitraux, les saintes des livres d'heures enluminés. Elsa avait leur grâce un peu raide et si pure, leur chasteté céleste. Ses cheveux, du ton des vieux louis d'or, étaient tressés en une seule nate, ronde et lourde, qui pendait derrière elle jusqu'au milieu de sa jupe noire,—ces dames étaient en deuil,—et sa souplesse de cygne, sa légèreté de fantôme, surtout ses yeux d'un vert bleuâtre, ses yeux de turquoise malade, évoquaient tout ce qu'il y a de divin dans ce mot: une vierge.

«M. de N... me présenta à Mlle Elsa. Elle avait la voix de sa beauté, une voix qui vous caressait le coeur. Dès qu'elle m'eut parlé, dès qu'elle m'eut souri, le grand machiniste qui s'appelle l'amour exécuta, dans le salon de Mme de Hansberg, un prodigieux changement à vue. La morgue ridicule de la comtesse installée dans sa cathèdre armoriée se transforma en dignité aristocratique, et mon imagination prêta un air bienveillant aux vieux messieurs hauts sur cravates qui s'absorbaient dans les combinaisons du whist sous la livide clarté des abat-jour verts. J'étais amoureux, mon ami, follement amoureux de Mlle Elsa, et, dès ce soir-là, la maison de sa mère, dont je devins l'hôte assidu, me parut être le seul lieu du monde où la vie fût supportable.

«Va! je ne regretterai jamais toutes les peines que m'a causées ce sentiment, né en une minute, étouffé aujourd'hui, hélas! mais qui seul est capable de conserver encore chaud un petit foyer dans le tas de cendres de mon coeur, et dont le souvenir ressuscité—tu peux t'en apercevoir—fait trembler ma voix en ce moment même. Avoir trente ans, c'est-à-dire être sorti sain et sauf, mais meurtri, des orages de la première jeunesse, connaître le néant des passions de tête et des passions sensuelles, avoir subi leurs dégoûts et leurs amertumes, et puis, tout à coup, aimer purement une très jeune fille, rien n'est plus exquis! Les meilleurs instants de ma vie sont ceux que j'ai passés chez Mme de Hansberg, assis à côté de Mlle Elsa, lui parlant—et seulement pour avoir la joie qu'elle me répondît—d'un rien, d'un conte d'Andersen que je venais de lire, de ma promenade à cheval, sous les beaux hêtres de Kronborg, devant l'horizon du Sund.

«Que c'est bon d'aimer avec ce respect profond, ce désintéressement parfait, d'être éperdument heureux pour tout un jour parce qu'il vous a semblé que l'être adoré a eu pour vous, la veille, une bonté dans le regard, une douceur dans la voix! Vois-tu! j'ai été alors dans un état d'âme qui, lorsque j'y pense, me relève à mes propres yeux et me paraît racheter toutes les impuretés de mon existence. O merveilles morales de l'amour innocent, de l'amour sans désir! Je ne voulais, je n'espérais rien de cette enfant divine. Mon coeur débordait d'une joie ineffable à la seule pensée qu'elle existait, voilà tout! et que je pouvais approcher d'elle, la voir et l'entendre. Quand je me suis dit qu'elle était une femme, qu'elle pourrait peut-être m'aimer, qu'il n'était pas impossible qu'un jour mes lèvres effleurassent son front,—oh! rien de plus,—eh bien, moque-toi de moi, tant que tu voudras, mais tout d'abord cette idée m'a fait honte et j'en ai rougi. Lorsque je prenais congé d'elle et qu'elle me tendait timidement la main, cela me paraissait une faveur sans prix et dont j'étais indigne. La seule présence d'Elsa me jetait dans une extase pareille à celle que la prière doit procurer aux mystiques, créait autour de moi une atmosphère de rêve. Qu'elle soit à jamais bénie, l'enfant qui m'a fait vivre ainsi pendant quelque temps et près de qui je me suis senti si heureux, si doux et si pur!

«Un petit nombre de jeunes gens venaient chez Mme de Hansberg, et tous étaient des géants blonds, d'une lourdeur d'esprit et de corps désagréablement germanique, sans séduction aucune. Je m'aperçus bientôt—avec quelles délices!—qu'Elsa préférait ma société à la leur et me traitait avec une bienveillance marquée. Ce coeur candide ne se rendait probablement pas compte de ce qui se passait en lui, mais une fleur de sympathie s'y épanouissait pour moi.

«Être aimé d'elle, quel espoir! Je ne le conçus cependant que mêlé à une terrible inquiétude. Mme de Hansberg, je te l'ai dit, avait tous les préjugés et les dédains aristocratiques. Malgré ma fortune respectable, malgré mes débuts dans la «carrière» qui avaient été très brillants, cette femme altière voudrait-elle donner Elsa à un jeune homme de bonne famille, mais qui s'appelait Georges Plessy, tout court? Je n'osais guère l'espérer. Pourtant la comtesse paraissait aimer beaucoup sa fille unique, et elle s'humaniserait peut-être devant une inclination manifeste. C'était ma seule chance de succès. D'ailleurs, je n'avais qu'un parti à prendre, faire ma demande, et sans retard; car je me serais reproché comme une mauvaise action de laisser croître, d'entretenir dans le coeur d'Elsa un sentiment qui aurait pu devenir une douleur pour elle, au cas où il aurait jeté des racines profondes et où Mme de Hansberg m'eût repoussé malgré tout.

«Mon chef respecté, mon vieil ami le baron de N..., s'offrait à moi comme un conseiller naturel. L'excellent homme, chez qui trente ans de vie diplomatique n'avaient pas éteint la sensibilité, accueillit ma confidence avec la bonté la plus touchante. Je fus éloquent, sans doute, en lui parlant de mon amour et de mes craintes, car, lorsque j'eus fini, le baron était très ému et fut obligé d'essuyer les verres de ses lunettes.

«—Je n'ai pas toujours porté perruque, mon cher enfant,—me dit-il enfin avec un triste sourire,—j'ai connu ce tourment-là, il y a bien longtemps, et je voudrais vous donner de l'espérance. Malheureusement, la comtesse est comme le don Carlos d'Hernani... Vous vous rappelez les beaux vers d'Hugo:

L'Empereur est pareil à l'aigle, sa compagne;

A la place du coeur il n'a qu'un écusson.

J'ai bien peur que vous ne vous heurtiez à un invincible parti-pris... Enfin, ne vous découragez pas encore. J'ai quelque influence sur l'esprit de Mme de Hansberg et je lui parlerai ce soir.»

«La réponse fut telle que je la redoutais, polie, mais formelle. «Jamais, et pour rien au monde, la comtesse ne consentirait à ce que sa fille se mésalliât.» Le pauvre baron avait plaidé vainement pendant deux heures. Il dut me rapporter, en propres termes, le cruel refus, et l'atroce sensation que j'éprouvai en ce moment-là doit être celle d'un homme à qui l'on coupe le visage d'un coup de cravache.

«Les larmes vinrent ensuite... Oui! mon cher, j'ai pleuré sur l'épaule de mon vieil ami, et je n'en rougis point. N'a pas qui veut pleuré d'amour.

«Je ne pouvais rester à Copenhague. Je demandai et obtins un congé. Le jour de mon départ, le baron, qui me conduisit à la gare et eut pitié de ma mortelle tristesse, me dit, au dernier moment:

«—Mon ami, je n'ai pas le courage de vous cacher une chose qui va vous faire à la fois peine et plaisir... Je suis allé hier chez ces dames... Elsa est triste.»

«Ainsi, la chère enfant m'aurait aimé! Je m'en doutais bien un peu; mais il n'y avait pas là de consolation pour moi, puisque notre union était impossible.

«Je revins à Paris, j'y cherchai l'oubli dans de violentes distractions, et six mois après avoir quitté le Danemark, j'appris le mariage de Mlle de Hansberg avec un jeune russe, le prince Babéloff. Elle avait obéi à un désir, à un ordre de sa mère, sans aucun doute. Pouvais-je lui en vouloir?... Une enfant!

«Je fus nommé à Lisbonne et je m'y ennuyai pendant une longue année. Le grand soleil augmente et exaspère la mélancolie. Enfin, dans l'été de 75, je pris un nouveau congé, dont je passai la durée à Trouville.

«Ce fut là qu'un matin, prenant le café en compagnie d'un de mes collègues, sous la tente du casino, je lus dans le journal local, parmi les noms des voyageurs de distinction récemment arrivés à l'hôtel des Roches-Noires, celui de la princesse Babéloff.

«Mon coeur se mit à battre avec violence. Mais était-ce bien Elsa qui se trouvait si près de moi? J'interrogeai mon compagnon, homme très mondain, ayant des relations cosmopolites, et je sus par lui—tu devines mon émotion—que la princesse Babéloff, logée depuis cinq ou six jours aux Roches-Noires, était en effet Mlle Elsa de Hansberg et qu'elle n'avait été mariée que pendant un an à peine, son mari ayant été tué par accident, dans une chasse. Mon camarade ajouta que la princesse avait aussi perdu sa mère et qu'elle voyageait pour se distraire de ses récents chagrins, seulement accompagnée d'une vieille parente, duègne sans importance. La princesse ne devait passer qu'une semaine à Trouville et retournerait ensuite en Danemark.

«Donc Elsa était veuve, libre de toute influence, ne dépendant que d'elle-même, et je me rappelais soudain que, dix-huit mois auparavant, elle avait été affligée, elle avait souffert d'être séparée de moi. Un immense espoir m'envahissait. Je voulais la revoir, la revoir sur-le-champ. Quittant brusquement mon compagnon, je rentrai chez moi et j'écrivis à la princesse une lettre respectueuse, m'autorisant du hasard qui nous rapprochait pour lui dire combien je prenais part à son double deuil et quel fidèle sentiment j'avais gardé pour elle. Mon messager m'apporta une réponse immédiate, une lettre timbrée d'une couronne princière, hélas! mais écrite par Elsa elle-même, d'une de ces longues et grosses écritures qui couvrent quatre pages en quelques mots. C'était une simple assurance qu'on aurait grand plaisir à me revoir et une invitation à venir le soir même. Aussitôt après dîner, je me rendis aux Roches-Noires par la plage. La nuit montait, une calme et chaude nuit d'été, sans un souffle. Déjà quelques étoiles scintillaient dans le ciel et l'on entendait dans l'ombre la profonde respiration de la mer. Tous mes souvenirs de Copenhague me revenaient en foule. Je revivais les longues soirées passées en admiration devant Elsa, je l'évoquais, blonde en robe noire, fixant doucement sur mes yeux ses yeux clairs, dans sa chaste attitude de sainte de missel. J'allais la revoir... Était-ce possible?...

«Enfin, j'arrivai à l'hôtel; le domestique me conduisit au premier étage, ouvrit une porte. J'entrai, glacé d'émotion, défaillant presque, dans un petit salon très éclairé, et je vis Elsa qui se levait pour me recevoir, Elsa restée la même, absolument la même, comme jadis si blanche et si blonde dans sa robe de deuil, avec ses yeux pâles, ayant gardé intacte sa grâce virginale.

«Elle me tendit la main, cette main qu'autrefois je me croyais à peine digne d'effleurer, et je la pris en m'inclinant; elle m'accueillit avec quelques mots de bienvenue, et je reconnus sa chère voix. Oui! pendant un instant, mon illusion fut complète. Je crus retrouver la jeune fille que j'avais si purement, si idéalement aimée!

«Mais, dès le premier mot que je prononçai, le charme fut rompu. Je me rappelai qu'il fallait lui dire et je lui dis en effet «Madame», et ce titre me rappela la réalité, dissipa ma chimère. Je regardai sa main que je retenais encore dans la mienne, et j'y vis un anneau nuptial.

«Ah! mon cher ami, cette entrevue a été l'heure la plus amère de ma vie. Je m'étais assis près d'Elsa, j'essayais de lui adresser quelques mots de condoléance sur la mort de sa mère, et elle me répondait avec embarras, se souvenant sans doute combien la comtesse avait été dure pour moi. Ni l'un ni l'autre nous ne prenions souci de nos paroles machinales, et tous les deux ensemble, j'en suis certain, nous nous abîmions dans des pensées qui nous rongeaient le coeur. Elsa avait surpris mon regard sur son anneau, et, quand j'avais reporté mes yeux sur les siens, j'y avais retrouvé une affreuse expression de détresse. Puis cette phrase lui échappa: «Depuis la mort du prince...», et elle vit éclater tant de douleur sur mon visage, qu'elle s'interrompit toute confuse.

«Nous comprîmes alors qu'il y avait entre nous un abîme, quelque chose d'irréparable, et combien toute explication serait superflue. A la moindre allusion faite au passé, nous aurions éclaté en larmes impuissantes. A quoi bon?... Comme dans le salon de Mme de Hansberg, à Copenhague, nous étions l'un près de l'autre, libres tous les deux, semblables physiquement aux amoureux d'autrefois, et cependant il nous était aussi impossible de ranimer notre ancien sentiment que d'imposer silence au rythme lointain de la mer qui parvenait jusqu'à nous par la fenêtre ouverte, ou que d'éteindre une des étoiles qui étincelaient dans le ciel nocturne.

«Notre entretien stupidement banal en apparence, mais dont chaque mot contenait un infini de plainte et de regret, dura un quart d'heure à peine. J'eus le courage de me lever le premier; elle en fit autant en m'annonçant qu'elle quitterait Trouville le lendemain matin, et je la quittai sans avoir touché de nouveau sa main où brillait sa bague de veuve.

«Une fois dehors, devant la façade noire de l'hôtel, dont une seule fenêtre était éclairée, je restai un instant immobile sur la plage dans le grandiose silence de la nuit, et je sentis en moi un vide immense se creuser. Soudain, là-bas, dans l'obscurité, une lame de fond poussa son long sanglot; et c'est pour moi une certitude qu'à cet instant précis, Elsa dans sa chambre solitaire et moi sur la plage déserte, nous avons exhalé le même soupir, le profond soupir de l'éternel adieu.»

IV

—«Voilà donc pourquoi nous ne nous sommes mariés ni l'un ni l'autre,—dit le commandant Dulac en se levant pour s'en aller.—Mais, crois-tu,—ajouta-t-il presque gaîment,—nous étions soulagés par notre confidence mutuelle,—crois-tu qu'on nous excusera, si l'on vote l'impôt sur les célibataires, et que nous serons exemptés?

—J'en doute fort,—répondis-je,—car le récit de nos deux aventures ferait pitié à bien des gens, mon pauvre ami, et la brutale démocratie où nous vivons se soucie fort peu, n'est-ce pas, des scrupules, des nuances et des délicatesses.

—Oh! non,»—s'écria d'un air convaincu le commandant, qui est réactionnaire jusqu'au bout des ongles.

Et après avoir allumé un dernier cigare pour la route, il me donna une poignée de main fraternelle.







Jalousie

(MANUSCRIT D'UN PRISONNIER)

emain matin, j'aurai fait les six mois de détention auxquels j'ai été condamné pour avoir volé deux mille francs dans la caisse de mon patron; demain matin, j'aurai expié ma faute, subi toute ma peine.

A huit heures, le gardien entrera dans ma cellule. Il m'apportera les vêtements que j'ai dû échanger, en entrant ici, contre le costume des détenus; ils étaient neufs, je m'en souviens, et, quand je les aurai mis, je reprendrai l'apparence d'un jeune homme comme un autre, assez élégant même. Je n'aurai plus qu'à descendre au greffe, où on lèvera mon écrou, et à rejoindre Marguerite, qui m'a promis de m'attendre dans un fiacre à la sortie de la prison. Je serai libre!

Je serai libre, et je pourrai encore être heureux; car Marguerite, pour qui j'ai commis ce vol, me jure dans sa lettre d'hier qu'elle m'aime toujours et que nous vivrons ensemble comme mari et femme, ainsi qu'autrefois. Dans ce grand Paris où l'on peut cacher facilement son passé, un garçon comme moi, énergique, payant de mine et ayant l'instinct du commerce,—avant mon malheur, mon patron songeait à me prendre pour associé,—un garçon comme moi, dis-je, finira bien par trouver une place. Je me sens plein d'un indomptable courage, et je suis prêt à travailler comme un cheval d'omnibus pour gagner ma vie et celle de Marguerite.

D'ailleurs, à plus tard les affaires sérieuses. Ne pensons qu'à demain, à demain dont je suis sûr et qui sera délicieux. Dès que j'aurai franchi la porte de la prison, j'apercevrai dans l'ombre de la voiture le joli visage de Marguerite, pâle d'émotion sous la voilette. Je jetterai l'adresse au cocher en lui donnant cent sous pour qu'il aille bon train, je sauterai dans le fiacre, qui partira au grand trot, et la pauvre fille tombera en pleurant sur ma poitrine. Quel baiser!

Nous rentrerons chez nous, dans notre chambre haute de la rue Madame, d'où l'on voit tout le jardin du Luxembourg. Par cette belle fin de Septembre, si sereine et si pure, les arbres doivent être admirables avec leurs feuilles flétries. Nous dresserons le couvert auprès de la fenêtre ouverte; un doux rayon de soleil caressera la nappe blanche et fera étinceler la vaisselle, et nous déjeunerons gaiement, sans pouvoir nous quitter des yeux, nous taisant, attendris, ou bavardant et faisant mille projets. Après m'avoir versé mon café, Marguerite viendra s'asseoir auprès de moi, comme jadis; elle joindra sur mon épaule ses deux mains, et posera dessus son gentil menton, en me regardant de tout près. Je respirerai sa fine odeur de blonde, ses cheveux chatouilleront mes lèvres, je lui montrerai le lit du doigt, son clignement d'yeux consentira; et alors, vite, vite, je fermerai les volets, la fenêtre, les rideaux, elle allumera les bougies, j'arracherai mes vêtements, et, tandis qu'elle se déshabillera, plus lente, je l'attendrai, frémissant, le coude dans l'oreiller, et tant mieux si mon coeur éclate et si je meurs de joie, quand je verrai sa nuque et ses épaules émergeant de son corset de satin noir et son voluptueux sourire reflété dans l'armoire à glace!

Oui! voilà ce que je puis avoir demain, après ces six mois de solitude, d'horrible solitude. Voilà ce que je puis avoir demain, si je veux. La liberté, le bonheur, l'amour!...

Eh bien, cela ne sera pas. Je me tuerai tout à l'heure, quand j'aurai noirci ces quelques feuillets où j'essaie de m'expliquer à moi-même la cause de mon impérieux besoin de mourir. Ah! le gardien, qui, malgré le règlement, a bien voulu me vendre le rat de cave à la lueur duquel j'écris ces lignes, et qui, demain, quand il viendra pour me délivrer, me trouvera pendu à l'un de ces barreaux, raide, déjà froid, la face noire et la langue tirée, sera bien surpris, n'est-ce pas? Les choses se passeront ainsi, pourtant. Je me pendrai à minuit.

Réfléchissons, tâchons de voir clair dans les sentiments qui m'agitent.

D'abord, il faut bien l'avouer, je n'ai aucun remords de ma mauvaise action. J'ai cependant commis un indigne abus de confiance, j'ai volé un homme qui était juste et bienveillant pour moi, qui rétribuait honorablement mon travail, se souciait de mon avenir, m'estimait assez pour vouloir m'associer à ses affaires. Mais, il n'y a pas à me le dissimuler, je n'éprouve point de repentir. Ce serait à refaire?... Oui! si je sentais encore le bras de Marguerite frémir sur le mien, devant la vitrine de ce joaillier, si je voyais encore ses yeux avides de désir en regardant ce petit bracelet orné de brillants, eh bien, je volerais encore les cent louis dans ma caisse et je lui donnerais le bijou. Suis-je un scélérat, ou un aliéné? Je n'en sais rien, mais je recommencerais.

Oh! cette femme! Comme je l'ai aimée, tout de suite, au premier choc de nos regards!

Je me rappelle. Deux camarades m'avaient offert de les accompagner dans ce bal public, du côté de Montmartre. J'avais refusé d'abord, j'étais un peu las. Je voulais me coucher de bonne heure. Ils insistèrent, et je les suivis.

L'orchestre jouait une polka dont le motif vulgaire était durement dessiné par le cornet à piston, et autour de l'espace bitumé où sautaient quelques couples, la foule tournait sans cesse, stupidement, sous les maigres arbustes dont le feuillage, éclairé en dessous par le gaz, avait des tons de papier peint. Deux femmes vinrent à notre rencontre. La plus grande, une brune très maquillée,—le type de la fille de restaurant nocturne,—connaissait un de mes compagnons; elle nous demanda effrontément de lui payer à boire. On s'attabla, et je m'assis auprès de l'autre femme, de la blonde, déjà séduit par son délicat et gracieux visage, par son maintien réservé, presque timide. Il était facile de voir qu'elle ne courait les bals que depuis très peu de temps. Point de bijoux et une pauvre robe noire déjà usée, une robe d'honnête fille.

Son chapeau seul, un feutre tapageur à plume rose, autorisait le premier venu à lui dire: «Viens-tu souper?» Ce chapeau était une enseigne.

Nous causâmes: sa voix était douce comme ses yeux. Aucun cynisme. Un de mes camarades lui ayant adressé un compliment brutal, elle ne lui répondit que par un sourire gêné, où il y avait de la politesse, de la résignation et du dégoût. Elle charmait en inspirant la pitié, et elle me fit songer—je n'ai pourtant rien d'un poète—au reflet d'une étoile dans le ruisseau. Dans le premier baiser que je lui donnai, lorsque nous fûmes montés tous deux en voiture, à la sortie du bal, il y avait déjà de la tendresse.

La nuit que nous passâmes ensemble,—oh! je crois encore sentir la chaleur de ses larmes, quand elle pleurait sur mon épaule en me racontant son enfance vagabonde sur les trottoirs de Paris, sa jeunesse de misère, sa chute piteuse et inévitable,—cette nuit-là fut telle que, peu de jours après, j'arrachais Marguerite à sa honteuse misère et qu'elle venait vivre avec moi.

C'était une folie. Je n'avais pour toutes ressources que mes appointements de caissier au «Petit-Saint-Germain». Pourtant, si Marguerite avait eu un peu d'économie, quelques instincts de femme de ménage, on aurait pu s'en tirer tout de même. Mais il n'en était rien. Naturellement douce, le coeur froid et la chair ardente, tombée dans la débauche plutôt par faiblesse que par goût, Marguerite était la vraie gamine de Paris, paresseuse et ivre de chiffons, qui s'attarde au lit jusqu'à midi, le nez dans un roman, et qui se nourrit de salade pendant huit jours pour s'acheter une paire de bas de soie.

Bientôt mon petit ménage fut dans un complet désordre. Le soir, quand je revenais du magasin, je trouvais Marguerite encore en peignoir du matin, en train de faire des «réussites»; elle n'avait même pas songé au souper, et il fallait envoyer la concierge acheter des charcuteries.

Quand j'essayais de faire quelques remontrances à ma maîtresse, elle me disait simplement, sans se fâcher: «Je sais bien que je ne suis pas la femme qu'il te faut... Qu'est-ce que tu veux y faire?... Quitte-moi. Je n'aurai pas le droit de me plaindre.»

Et je ne savais que répondre, furieux de penser qu'elle ne tenait guère à moi et que je ne pouvais plus me passer d'elle.

La quitter? J'y avais bien songé quelquefois, dans les premiers temps. Mais l'idée qu'elle me dirait assez froidement adieu, qu'elle retournerait le soir même dans l'horrible bal où je l'avais ramassée et qu'un passant l'emmènerait chez lui pour une ou deux pièces de vingt francs... oh! cette idée-là m'était insupportable. La quitter! Mais, rien qu'en me disant que je me réveillerais le lendemain sans sentir la chaleur de son corps auprès de moi, j'éprouvais comme une défaillance. En quelques semaines, le besoin que j'avais de cette femme avait pris l'ardeur d'une passion et la force d'une habitude.

Je l'aimais! je l'aimais!... Elle me possédait, quoi!

Quand j'avais fait connaissance avec Marguerite, elle habitait une sordide chambre d'hôtel garni et ne possédait qu'un peu de linge, la pauvre robe qu'elle avait sur le corps, et cet horrible chapeau à plume rose qui l'affichait dans les bals publics. Pour l'habiller plus décemment, pour lui faire un petit trousseau, j'avais sacrifié toutes mes économies et je m'étais même endetté. Son désordre, son manque de soins, les nouvelles dépenses que je fis pour la distraire, pour la mener au spectacle, au café-concert,—j'avais peur qu'elle ne me quittât par ennui,—achevèrent rapidement ma ruine. J'étais en retard avec tous les fournisseurs; je devais des sommes assez rondes à plusieurs de mes camarades. Mais je ne confiais pas mes soucis à Marguerite.

A quoi cela m'eût-il avancé? Elle m'aurait dit encore, je le prévoyais, de sa voix douce et résignée: «Que veux-tu que j'y fasse?... Séparons-nous.» Je m'efforçais donc de ne pas penser à la catastrophe certaine, feignant l'insouciance auprès de ma maîtresse, faisant avec elle une partie de plaisir dès que j'avais quelque argent; mais, au fond du coeur, j'étais épouvanté de l'avenir.

Tous les hommes dans une position désespérée sont tentés de demander des ressources au jeu. Je le fus d'autant plus facilement que les commis du «Petit-Saint-Germain» parlaient constamment devant moi de leurs gains et de leurs pertes aux courses de chevaux qu'ils suivaient avec passion. Un jour, le chef du rayon des soieries, dont jusque-là les paris avaient été très heureux, affirma qu'il avait sur le résultat des prochaines courses d'Auteuil un renseignement excellent, donné par un jockey, un «bon tuyau», comme on dit dans l'argot spécial des bookmakers. D'après ce «tuyau», Grain-de-Sel, un cheval inconnu, remporterait le prix principal, et ceux qui parieraient pour lui gagneraient dix fois leur mise. Vainement le second vendeur des lainages vantait-il les performances du cheval favori, Sept-de-Pique, l'autre n'en voulait pas démordre et racontait, avec des airs mystérieux, une assez sale intrigue d'écurie où des sportsmen fameux étaient mêlés et qui devait donner la victoire à Grain-de-Sel.

Tant d'assurance me troubla.

—«Si j'avais encore,—me dis-je,—le billet de cinq cents francs qui était dans mon secrétaire quand Marguerite est venue habiter avec moi, je le risquerais certainement... Dix fois la mise! Cinq mille francs!... Ce seraient toutes mes dettes payées, et la tranquillité, l'aisance, la paisible possession de Marguerite pour de longs mois.»

Mais il n'y avait que deux louis dans mon porte-monnaie. Je chassai donc ce rêve absurde en haussant les épaules.

J'avais promis à Marguerite, malgré ma pauvreté, de la conduire ce soir-là aux Folies-Bergère, où de très étranges clowns faisaient fureur. Nous y allâmes à pied, bras dessus bras dessous, pour épargner le prix d'un fiacre, et nous passâmes sous les galeries du Palais-Royal. Marguerite n'eût pas été femme si elle n'avait point fait deux ou trois haltes devant les vitrines des bijoutiers. Elle me montra un mince porte-bonheur orné de diamants qui excitait sa convoitise.

—«Dis donc, combien ça peut-il coûter, ce petit bracelet?

—Eh! eh!—répondis-je,—une cinquantaine de louis... Pas moins.»

Elle s'éloigna de la vitrine, lentement, avec un long regard de regret.

—«Allons!—dit-elle,—ces joujoux-là, c'est bon pour les autres!»

A ce moment précis, par un de ces coups de pensée où l'on voit l'avenir prochain dans une lueur d'éclair, je me rappelai dans tous ses détails l'intrigue d'écurie racontée par mon camarade; je conçus une confiance absolue dans le succès de Grain-de-Sel; j'eus le coeur étreint par la tentation de prendre deux mille francs dans ma caisse, d'acheter le bracelet pour Marguerite et de jouer le reste; j'imaginai un moyen de dissimuler le vol pendant quelques jours, afin de pouvoir restituer secrètement la somme, si je gagnais aux courses; je me vis enfin libéré de tout souci, les poches pleines d'or, venant de faire un dîner fin avec ma maîtresse, assis derrière elle dans l'ombre d'une baignoire de petit théâtre, et mordillant de temps en temps entre mes lèvres les frisons de cheveux qu'elle a dans le cou.

Je pensai à toutes ces choses à la fois, en une seconde, avant que Marguerite eût détourné ses yeux de la vitrine éblouissante.

Je l'entraînai, lui serrant le bras, hâtant le pas, le coeur gonflé et battant à coups profonds. Puis, soudain, j'eus la sensation que je venais d'être frappé douloureusement dans l'intérieur de mon cerveau et je me dis:

«Si je ne gagnais pas?...»

Je lançai un regard oblique à celle qui m'accompagnait. Heureusement, elle avait la tête tournée de l'autre côté, du côté des boutiques, et elle ne vit pas mes yeux. Dans la glace d'un magasin, j'aperçus avec terreur un visage de fou qui me ressemblait.

Mais, d'un effort de volonté, je redevins maître de moi.

Eh bien, quoi? Si je ne gagnais pas?... J'irais m'asseoir, le dos rond et la tête basse, sur le banc des accusés; je tâterais de la prison, du bagne peut-être... On n'a rien sans risque; et, en cas de malheur, j'aurais donné du moins à cette femme qui m'avait fait son esclave par les sens, mais dont je n'avais jamais échauffé le coeur glacé, j'aurais donné à Marguerite une effrayante preuve d'amour, et elle m'aimerait peut-être enfin, elle souffrirait peut-être à son tour, la fille qu'elle était, quand elle saurait que j'avais volé pour elle!...

Mais l'heure passe... A quoi bon raconter la tempête morale dans laquelle a sombré mon honnêteté? A quoi bon dire le vol commis et mon horrible angoisse, devant le poteau des courses, en voyant accourir les deux chevaux furieusement fouettés par leurs jockeys, et en entendant la foule acclamer Sept-de-Pique, qui venait de battre Grain-de-Sel d'une longueur de tête? On découvrit mon crime. Je fus arrêté, jugé, condamné, mis enfin dans cette prison où j'ai subi les pires tortures et d'où je ne sortirai que mort.

Oh! oui, les pires tortures! Pas celles du remords, je le répète, ni de la privation de la liberté, ni de la vie en commun avec des bandits. Oh! de bien pires, de bien pires, celles de la jalousie!...

Je n'avais jamais souffert encore de ce cruel sentiment, et Marguerite, pendant les cinq mois que nous avions vécu ensemble, n'avait rien fait pour me l'inspirer. Apathique et casanière, elle restait seule au logis pendant toute la journée,—j'en avais des preuves,—et, le soir, quand nous sortions ensemble, pas une seule fois je n'avais surpris chez elle un de ces regards de complaisance que la plus honnête femme, même au bras de son mari, jette au premier passant venu qui a l'air de la trouver à son gré. Marguerite n'était nullement coquette.

De plus, ce que j'avais prévu au moment où je méditais mon coup était arrivé. Marguerite avait été profondément touchée par ma coupable action; elle y avait vu une preuve d'amour. A l'audience, elle avait pleuré des larmes sincères, s'accusant de m'avoir perdu, et, dès qu'il lui fut permis de me visiter dans ma prison,—elle se faisait passer pour ma soeur,—elle me montra, derrière la grille du préau, un visage pâli par le chagrin. Elle m'aimait enfin! J'en étais sûr.

Je me souviens de notre première entrevue. Nous nous regardions tristement à travers le grillage en fer.

—«Alors, tu m'aimes un peu?—lui dis-je.—C'est bien vrai?

—Plus et mieux qu'autrefois, tu le vois bien.

—Naguère, tu étais si froide pour moi, cependant!

—Ce que tu as fait m'a bien changée, va!... Est-ce que je pouvais croire que tu m'aimais à ce point-là?... Mets-moi à l'épreuve.

—Il n'y en a qu'une qui me convaincrait.

—Laquelle?

—Si tu étais capable d'attendre ma libération et de me rester fidèle?...

—Je te le promets... je te le jure!

—Bah! comment vivras-tu?

—Je travaillerai.

—Toi, ma pauvre Marguerite?

—J'ai appris pour être couturière... Tu verras.»

Elle revint huit jours après, ôta ses gants et me montra ses doigts marqués de piqûres d'aiguilles. Elle avait trouvé, me dit-elle, des «confections» à faire pour un magasin de nouveautés. Elle gagnait déjà quarante sous par jour, mais bientôt elle deviendrait plus habile, arriverait à trois francs.

—«On peut vivre avec ça,—ajouta-t-elle en souriant. Oh! sans faire la noce, bien sûr... Mais je n'y pense guère, va!... Je ne tiens plus qu'à une chose, à présent... Faire plaisir à mon chéri.»

Ce nom «mon chéri», qu'elle me donnait autrefois avec tant d'indifférence, si banalement, comme elle l'avait donné, hélas! à tous ses amants, fut prononcé par elle, ce jour-là, avec l'intonation la plus tendrement émue; et les larmes m'en vinrent aux yeux.

Que m'importaient alors la captivité, la livrée d'infamie, l'ignoble soupe mangée à la même gamelle que les scélérats, les éternelles nuits d'insomnie sans lumière! Marguerite m'aimait; elle gagnait son pain pour rester sage et pour m'attendre. Était-ce donc possible? Misérable homme! j'avais commis un vol pour une femme, et j'allais avoir la consolation, une fois ma faute expiée, de me réfugier dans les bras de cette même femme, mais devenue tout autre, régénérée par l'amour et par le travail, et qui serait maintenant la première à m'empêcher de faillir, si j'en étais tenté. Ah! j'étais plein de courage, prêt à subir sans une plainte la peine que j'avais méritée. Aux plus durs moments de ma vie de prisonnier, je pensais à Marguerite, et l'espérance m'inondait en me réchauffant, comme un puissant cordial, et mes affreux compagnons me demandaient pourquoi j'avais l'air si heureux et ce qui me faisait sourire.

Cet état d'âme délicieux,—oui! moi, le condamné vêtu d'une souquenille de forçat, moi à qui les gardiens disaient: «Ici!» comme à un chien, j'ai vécu alors des heures délicieuses,—cet état d'âme, cette période d'espoir et de résignation, dura environ deux mois. Pendant ce temps, Marguerite vint me voir exactement une heure par semaine, et, à chacune de ses visites, je regardais, avec une enivrante pitié, ses yeux cernés par les veilles, ses joues que la misère amaigrissait, ses pauvres doigts meurtris et sa robe qui se fanait de plus en plus.

Un jour,—c'est alors que mon supplice a commencé,—elle vint avec une robe neuve.

Tout de suite, j'eus le coeur mordu par un soupçon. Mais elle me regarda en face et me dit en souriant:

«Ah! oui, tu regardes ma robe!... C'est Clotilde qui me l'a donnée... Tu sais, Clotilde, l'amie avec qui j'étais la première fois que nous nous sommes rencontrés... Elle a maintenant un amant qui fait des folies pour elle. En me voyant si pauvrement vêtue, elle m'a fait cadeau de cette robe qu'elle n'avait mise que cinq ou six fois. Je n'ai eu qu'à l'arranger un peu... Elle est comme neuve, n'est-ce pas?»

Ce n'était pas vrai! Jamais, depuis que nous vivions ensemble, Marguerite ne m'avait parlé de cette Clotilde comme d'une amie. Naguère, les deux femmes demeuraient dans le même hôtel meublé, voisinaient, allaient de compagnie dans les bals publics, voilà tout. Je me rappelais Clotilde comme une fille sans jeunesse et sans beauté, tombée dans la misère, pouvant faire tout au plus illusion, sous le fard, à quelque soupeur pris de vin. Une pareille créature n'avait pu trouver un amant assez riche pour faire de telles largesses. Ce n'était pas vrai, et, si j'en avais douté, j'en aurais vu éclater la preuve dans les yeux que Marguerite s'efforçait de tenir fixes sur les miens, dans ses yeux où le regard semblait trembler et dont les paupières palpitaient à coups rapides, dans ses yeux de menteuse!

Je fus sur le point de lui dire toute ma pensée, d'éclater en reproches, de lui faire une scène. Mais j'eus peur qu'elle ne revînt plus, et je me contins.

Elle continua de me parler affectueusement, me disant qu'elle gagnait à présent trois francs cinquante et jusqu'à quatre francs par jour, qu'elle avait trop d'ouvrage et n'y pouvait suffire, qu'elle songeait à prendre une apprentie. Elle accumulait les mensonges, j'en avais la certitude.

Bien que je sentisse gronder en moi un orage de douleur et de colère, j'eus la force d'être calme jusqu'au bout; je ne répondis que par des mots insignifiants à tout ce bavardage. Elle attribua sans doute cet accès de taciturnité à ma triste situation et me quitta presque joyeuse, s'imaginant que j'étais sa dupe.

Ainsi, Marguerite me trompait. Pendant que je subissais, à cause d'elle, le châtiment des voleurs, elle avait pris un amant,—que dis-je? elle se louait peut-être à la nuit, comme autrefois, et pour des chiffons! Je venais de lui voir une robe nouvelle, mais, la prochaine fois,—j'en aurais parié ma main droite,—elle aurait des gants neufs et un chapeau frais; et toutes les menteries qu'elle venait de me débiter n'avaient d'autre but que de me préparer à l'apparition de ses futures toilettes. Et elle n'avait pas eu l'idée de remettre, pour venir me voir, ses pauvres vêtements, ou, si elle y avait pensé, elle n'avait pas voulu se montrer dans la rue avec une robe usée! Non! elle avait mieux aimé inventer d'imbéciles impostures; elle avait probablement haussé les épaules en se disant: «Tant pis pour lui, s'il ne me croit pas!» Oh! la stupide, la vulgaire fille! Et c'était pour «ça» que je faisais de la prison et que je m'étais déshonoré!

Mais, puisqu'elle était capable de cette infamie, puisqu'elle ne m'aimait pas, pourquoi revenait-elle me voir? Eh! parbleu, par niaise sensiblerie, par bêtise charitable, comme elle serait allée porter des oranges à sa portière malade à l'hôpital.

Quelle honte! Elle avait pitié de moi!

Je passai huit jours horribles, en roulant sans cesse toutes ces pensées dans mon esprit. Puis une terreur me saisit: «Si elle ne revenait pas, au prochain jour de visite?» Et seulement alors, par la détresse où cette crainte me jeta, je compris combien, malgré tout, Marguerite m'était encore chère. Je me fis donc le serment, que j'ai tenu, de lui dissimuler ma jalousie, de ne rien faire ni dire qui pût trahir mes souffrances et mes soupçons.

Elle revint,—oh! je l'avais parié!—elle revint avec un joli chapeau de printemps. Elle avait complété sa toilette; son visage était reposé, son teint plus frais. Certes! non, cette femme-là n'était plus dans la misère et ne gagnait plus son pain à coudre des «confections» jour et nuit.

Elle eut cependant l'audace... ou la bonté—qui sait? elle croyait peut-être bien faire—de me dire qu'elle était très contente, qu'elle employait deux ouvrières; cent nouveaux mensonges. Je feignis de m'en réjouir avec elle, et, donnant à ma voix l'accent le plus caressant, je la priai d'ôter son gant et d'appuyer sa main sur le grillage qui nous séparait, afin que je pusse la toucher de mes lèvres. Elle m'obéit, et en baisant sa main je vis qu'il n'y avait plus de piqûres d'aiguilles au bout de ses doigts...

Mais la demie d'après onze heures vient de sonner à l'horloge de la prison.

Mon bout de cire sera bientôt consumé.

Hâtons-nous.

Si le temps ne me manquait pas, j'aurais eu pourtant une atroce satisfaction à analyser ici toutes les angoisses que j'ai souffertes et qui se peuvent résumer dans ces deux mots dont l'accouplement fait frémir: un prisonnier jaloux! Oui! j'aurais une joie de damné à décrire par le menu les supplices que m'infligea Marguerite, à chaque nouvelle visite. Il en est un, surtout... Oh! celui-là, je veux le dire, car il fut le plus cruel de tous.

Ce jour-là, en attendant l'arrivée de ma maîtresse, j'avais essayé de me persuader que j'étais trop incrédule, qu'il n'était pas impossible, après tout, qu'une femme gagnât assez largement sa vie pour s'acheter quelques nippes. Un détail, même, qui m'était subitement revenu à la mémoire, m'avait presque rassuré. Jamais Marguerite, qui ne craignait pas de se montrer à moi en toilette neuve,—en y réfléchissant, c'était peut-être une preuve de son innocence,—jamais Marguerite ne portait le moindre bijou. Le bracelet jadis acheté par moi avec l'argent du vol, et qu'elle avait tenu à restituer honnêtement au moment du procès, était le seul joyau qu'elle eût jamais possédé. Jusque-là, très pauvre fille, mais ayant horreur du faux, du «toc», comme elle disait avec un dégoût singulier, elle ne s'était jamais parée de la plus modeste bijouterie, et ses oreilles n'étaient même pas percées. Le souvenir de cette dernière particularité me touchait profondément.

Parbleu! je me rappelais quand même que, si je ne voyais point de bagues à ses doigts, je n'y retrouvais pas non plus, depuis quelque temps, les traces du travail. Je me disais bien aussi qu'elle pouvait avoir accepté des parures et ne pas les mettre pour venir me voir. Mais, ce jour-là, j'étais disposé à la bienveillance, je voulais me convaincre d'injustice, et, dans les mille suppositions qui me traversaient l'esprit, je ne m'arrêtais qu'à celles qui pouvaient être favorables à Marguerite.

Elle arriva à l'heure exacte, selon son habitude, et moi, en l'apercevant de loin, à travers le grillage, je sentis pour la première fois se dissiper mes soupçons. Mais quand je fus plus près d'elle,—oh! l'ironie méchante des pressentiments!—tout de suite, au premier regard, je vis à ses oreilles deux petites cicatrices encore fraîches!... Elle avait des bijoux, à présent, cette femme qui n'en voulait porter que de vrais et à qui je n'avais pu en payer qu'avec de l'argent volé! Elle se mettait aux oreilles des perles fines ou des diamants, et, certainement, elle croyait faire preuve de délicatesse en m'en épargnant la vue!...

C'est depuis ce jour-là, c'est depuis qu'il ne m'est plus permis de conserver le moindre doute sur la trahison de Marguerite, que je songe à me tuer. Il y a de longs jours que ce devrait être fait. Mais quoi! on est lâche, on a peur de la mort, et puis... et puis, il faut bien le dire, j'aime toujours cette femme, et, la nuit, sur mon grabat de détresse, je me tords dans des rêves qu'elle hante. Oh! j'ai eu toutes les faiblesses! J'ai songé à la reprendre quand même, telle qu'elle est redevenue; j'ai songé à accepter tous les partages, toutes les abjections. Je me suis moqué de moi-même, j'ai raillé ma jalousie: «Tu es bien scrupuleux, dis donc, pour un voleur!» Mais c'est plus fort que moi. La pensée qu'elle m'a trompé, qu'elle s'est vendue à un homme ou à plusieurs pendant tout le temps que je suis resté en prison, en prison à cause d'elle, me rend furieux... me fait voir rouge!...

Oui! comme je le disais en commençant cet écrit, je pourrais, demain matin, déjeuner avec elle dans notre petite chambre, auprès de la fenêtre d'où l'on voit le grand jardin d'automne et les beaux arbres dorés. Oui! ce serait délicieux... Mais si j'apercevais alors, dans les cendres du foyer, le bout de cigare de son «monsieur» de la veille, je serais capable de prendre un couteau sur la nappe et de le lui planter dans le coeur.

Je ne veux pas devenir un meurtrier. C'est bien assez d'être un voleur. Il vaut mieux mourir...

Mourir sans rancune contre elle, en me disant que ce qui est arrivé était inévitable, et qu'elle a été sincère, en somme, qu'elle m'a même peut-être un peu aimé, le jour où elle me fit cette promesse qu'elle n'a pas eu la force de tenir.

Adieu, Marguerite! Tu n'es pas mauvaise au fond, et en lisant ceci, tu pleureras un instant, je le crois. Mais tout s'oublie, et plus tard, quand un de tes amants de rencontre s'amusera à te faire raconter ta vie, tu seras vaniteuse comme toutes tes pareilles, va! Tu sauteras, pieds nus, hors du lit, pour aller chercher ces feuillets dans le tiroir du haut de ta commode où tu serres ton jeu de cartes et tes reconnaissances du Mont-de-Piété, et, après t'être recouchée, tu feras lire ma confession à ton hôte d'une nuit, toute fière de lui prouver qu'un malheureux homme s'est tué pour toi.

Ah! ah! Minuit sonne... Mon rat de cave va s'éteindre. J'ai déjà roulé en corde le drap de mon lit, et le barreau de la lucarne est solide... Du courage, et finissons-en!







Fille de Tristesse

vant de devenir célèbre en un jour,—le jour du vernissage d'il y a trois ans, où tout Paris devint amoureux de sa délicieuse Musicienne des rues,—le peintre Michel Guérard a connu la dure misère.

Sa mère, son admirable mère, qui n'a pas douté une minute de la vocation de son fils et qui est morte avec la fierté de le voir classé parmi les jeunes maîtres de l'école moderne, a vécu tout près de lui les terribles années d'épreuve, le consolant de sa tendresse, le fortifiant de son courage. Aussi, Michel, qui s'est évanoui de douleur, le jour de l'enterrement, au bord de la fosse ouverte, dans le cimetière Montmartre, ne prononce jamais ce mot: «ma mère», sans que sa voix tremble d'émotion, et le souvenir de la bonne et vaillante femme veille toujours, auguste et sacré, dans sa mémoire, comme une lampe de sanctuaire.

Michel avait vingt ans à peine et travaillait depuis dix-huit mois seulement dans l'atelier de Gérôme, à l'École des Beaux-Arts, lorsque mourut subitement son père, l'honnête caissier de la Salamandre, compagnie d'assurances contre l'incendie, d'une médiocre importance. La place était modeste, et le bonhomme ne laissait à sa veuve qu'une insignifiante épargne. La Salamandre, en souvenir de l'intègre et ancien serviteur, offrit à Mme Guérard, pour son fils, une place convenable dans les bureaux de la Compagnie. Le jeune homme l'eût acceptée par dévouement pour sa mère; mais celle-ci refusa le sacrifice.

—«Non!—dit-elle, en serrant longuement le grand garçon contre son coeur et en le baisant sur sa belle chevelure noire, toujours si sauvagement emmêlée,—non! mon garçon, fais de la peinture, puisque c'est ton idée... Nous vivrons comme nous pourrons.».

Et l'on vécut comme on put, c'est-à-dire fort mal, tout en haut de Montmartre, non loin du moulin ruiné,—dégénéré depuis en guinguette,—au cinquième étage d'une maison neuve, construite en boue et en crachats, mais d'où l'on voyait l'immense Paris comme dans un panorama, avec ses tours, ses flèches et ses dômes, et là-bas, là-bas, son enceinte de collines, grises dans la brume.

Michel n'avait là qu'un vaste atelier et une sorte de cellule sans feu, où logeait Mme Guérard. Dès le matin,—oh! la pauvre maman en bonnet de servante!—elle venait tout ranger dans l'atelier, allumait le poêle, nettoyait les brosses, cachait le lit de sangle de son fils derrière un paravent, puis elle disparaissait, le laissant travailler tranquillement toute la journée. A peine l'entendait-il, de temps à autre, invisible et présente comme un génie familier, remuer les cendres de sa chaufferette dans sa petite chambre, ou souffler le feu pour faire cuire le dîner, dans l'étroite cuisine. C'est là que le fils et la mère faisaient des repas de poupée sur une petite table de bois blanc, et l'on y était bien, en Décembre, près de la chaleur du fourneau.

Michel «buchait» comme un manoeuvre pour gagner le pain du jour, de la semaine, du mois. Il bâclait—de grand matin, en été, le soir à la lampe, l'hiver—des dessins sur bois pour les publications illustrées, et la maman Guérard faisait des prodiges d'économie pour que son fils eût de quoi payer les modèles et peindre d'après nature, toute l'après-midi.

Il y eut de mauvais jours, de très mauvais jours. Depuis longtemps, les six couverts, la pince à sucre et la boîte à couteaux à manches d'argent avaient été vendus afin d'acquitter une note du marchand de couleurs. Quelquefois, pour acheter le dîner,—c'est étonnant, ce qu'un morceau de veau rôti représente de déjeuners froids, et l'on ne s'imagine pas tout l'avenir qu'à le reste d'un pot-au-feu transformé en rata et en vinaigrette!—quelquefois, il fallait engager les autres débris du luxe bourgeois de jadis, tels que la montre d'or en forme de bassinoire, qui avait dû être à la mode sous le Consulat, ou même la broche encadrée de petits grenats dans laquelle miroitait, au cou de la veuve, le daguerréotype de feu M. Guérard. La brave maman connaissait, hélas! le chemin du Mont-de-Piété, et il y avait souvent une ou deux reconnaissances sous le «sujet» en bronze de la pendule, qui représentait une jeune personne embrassant avec désespoir le mât d'une barque en détresse.

Les Guérard étaient donc très pauvres; mais, comme beaucoup de pauvres, ils trouvaient encore moyen de faire la charité.

Sur le même palier qu'eux, dans une affreuse mansarde carrelée, logeait une pauvre ouvrière avec sa petite fille.

La femme, que les gens de la maison appelaient tous: «c'te pauv' Sidonie», n'avait jamais été mariée. Elle avait eu sa petite fille à dix-huit ans, âge où elle avait été presque jolie,—oh! une saison seulement, juste le temps d'être trompée et abandonnée par un vaurien, et de perdre sa fraîcheur et sa santé dans une couche laborieuse;—et depuis, elle avait toujours trimé pour gagner sa vie et pour élever son enfant. A trente ans, «c'te pauv' Sidonie» avait le dos voûté, les tempes grises, et il lui manquait trois dents par devant. Elle était très courageuse, très honnête, et faisait des journées à n'importe quel prix.

La petite fille, nommée Fernande, avait l'air d'une bohémienne: un teint de citron mûr, de longues mèches de cheveux noirs et crêpés, et des yeux qui lui faisaient le tour de la tête, comme on dit dans les faubourgs.

Michel, l'ayant vue jouer dans l'escalier, la trouva gentille, la fit poser pour un bout d'étude, et la maman Guérard la prit en amitié.

Cela faisait de la peine à l'excellente femme de voir cette jolie enfant polissonner dans la cour,—car sa mère revenait tard de son travail et l'école primaire fermait à quatre heures,—ou même quelquefois jouer à la main chaude sur le trottoir avec les deux gamins du savetier d'en bas, celui qui fredonnait, tout en martelant son cuir:

On les guillotinera,

Ces cochons d'propriétaires.

On les guillotinera,

Et le peuple sourira.

Mme Guérard séduisit donc la petite Fernande au moyen de quelques tartines de confitures. L'enfant venait chez les Guérard à la sortie de l'école; la veuve lui faisait apprendre et réciter sa leçon du lendemain, puis la laissait jouer dans l'atelier de Michel, qu'elle amusait, et qui crayonna d'après elle vingt croquis.

Fernande trouvait là bien des douceurs. On la retenait souvent à dîner, et, si maigre que fût la cuisine des Guérard, elle l'était moins que celle de «c'te pauv' Sidonie.» La vieille maman avait découvert, un jour, dans sa modeste garde-robe, une jupe encore très présentable, et y avait taillé pour la petite un costume qui, ma foi! avait l'air presque neuf. Une fois même que Fernande était revenue avec la croix et avait été première en géographie,—à quoi diable ça pouvait-il lui servir de si bien dessiner sur le tableau noir la ligne du partage des eaux?—maman Guérard, enchantée, avait fait cadeau à l'enfant d'une méchante paire de boucles d'oreilles, que la bonne femme conservait en souvenir de sa première communion.

Bref, les Guérard étaient en train d'adopter tout doucement la petite fille, quand «c'te pauv' Sidonie», en retard de deux termes, fut assez brutalement congédiée de la maison et s'en alla demeurer très loin, aux Amandiers. Elle emmena naturellement Fernande, qui fit ses adieux aux bons voisins, le coeur gros et les yeux rouges, mais qui ne revint jamais les voir, malgré ses promesses, et qu'on finit par oublier.

Le temps passa. Michel Guérard obtint ses premiers succès au Salon et commença à gagner quelque argent. Oh! pas beaucoup. Les toiles où ce peintre aime à fixer les types populaires sont empreintes d'une poésie sévère et mélancolique qui inquiètera toujours le bourgeois, et bien que tous les vrais artistes considèrent Guérard comme un maître, les amateurs opulents n'auront jamais un goût bien vif pour ces âpres tableaux, où la vie des pauvres est peinte par un pauvre.

Cependant, Michel exposa sa Musicienne des rues, à laquelle le jury, peu sympathique jusque-là, ne put s'empêcher de décerner une première médaille. La gravure popularisa en peu de temps cette dolente et maigre figure de jeune fille, ouvrant, pour chanter, une bouche si pure, et jouant du violon avec un geste si gracieux et si naturel. Maman Guérard, déjà bien malade, eut la joie de lire, ses lunettes sur le nez, dans le lit d'où elle ne devait pas se relever, les articles des journaux qui saluèrent en termes enthousiastes la gloire naissante de son fils. Enfin, Michel Guérard eut, dans l'art contemporain, sa place légitime, mais sans devenir pour cela beaucoup plus riche.

Or, deux ans après la mort de sa mère,—nous avons dit quel pieux et ardent souvenir il lui gardait,—Michel fut invité à un dîner qu'un de ses amis, un prix de Rome partant pour la Villa Médicis, offrait chez Foyot à quelques camarades d'atelier.

Michel—il allait avoir trente ans, et son deuil récent avait encore augmenté sa gravité naturelle—tomba au milieu d'une bande de tapageurs, tous plus jeunes que lui, aux allures de rapins, qui, après le chablis et les huîtres, étaient grisés déjà par leurs blagues et leurs éclats de rire. Au dessert, ces artistes, qui avaient tous dans l'esprit un idéal élevé ou tout au moins un goût délicat, rivalisèrent de cyniques propos; et un grand diable de sculpteur ayant crié qu'il y avait, depuis quelques jours, de jolies «débutantes» dans un mauvais lieu du quartier Latin, à deux pas de là, la bête sensuelle qui dort au fond de chaque homme se réveilla tout à coup chez ces jeunes gens, et l'on se mit à hurler: «Allons chez Dolorès!... Allons voir ces dames!»

Michel aurait bien voulu s'esquiver. Tant de brutalité lui répugnait, et il avait bu modérément. Pourtant, par faiblesse, pour faire comme tout le monde, craignant les railleries peut-être, il suivit les camarades.

—«Bah!—se dit-il,—j'en serai quitte pour payer quelques bouteilles de bière.»

Un quart d'heure après, toute la bande, après avoir gravi un étroit et sordide escalier, pénétrait dans le «salon» de Mme Dolorès, où sept ou huit malheureuses, en parures obscènes et ridicules, casquées d'énormes chevelures, étaient vautrées sur un divan circulaire. Elles saluèrent les nouveaux venus d'un «bonsoir, messieurs,» chanté par un choeur de voix traînardes et indifférentes, et Michel, entré derrière les autres, fut tout d'abord écoeuré par une bouffée chaude où se combinaient les odeurs du tabac, du gaz, de la parfumerie grossière et de la chair de femme au rabais.

Tout de suite, on déboucha les cruchons, et l'un des jeunes gens se mit au piano. L'orgie à prix fixe commençait avec sa bêtise accoutumée.

Michel, absolument dégoûté, s'était assis dans un coin du salon, encombré par tant de monde. Il était content d'être oublié là et fumait cigarette sur cigarette.

Soudain, il sentit une main se poser sur son épaule.

—«Eh bien, monsieur Michel, vous ne me reconnaissez pas?» lui demanda tout bas une voix rauque, une voix de vieille femme.

Michel se retourna et regarda la fille qui venait de s'asseoir, à côté de lui, sur le canapé. Elle devait avoir vingt ans tout au plus. Très brune, son souple corps serré dans un étroit peignoir de satin jaune, quatre grosses épingles de cuivre piquées dans sa chevelure terne et presque laineuse comme celle d'une femme de couleur, cette fille avait de grands yeux charbonnés, et n'aurait pas manqué de beauté, sans son ignoble maquillage et l'expression de dégoût et de fatigue qui fixait sur sa bouche la grimace de quelqu'un qui va vomir.

—«J'ai vu cette figure-là quelque part,» fut la première sensation de Michel en considérant cette malheureuse. Mais où?... quand l'avait-il vue?

—«Comment,—reprit-elle de sa voix cassée,—vous ne vous rappelez pas?... Il y a dix ans... là-haut... à Montmartre... la petite Fernande?...»

Michel faillit jeter un cri.

Il la reconnaissait maintenant. Oui! la jolie petite fille que sa pauvre sainte femme de vieille maman avait fait sauter sur ses genoux et cette créature perdue, qui sentait le vice et la pommade, c'était bien la même personne. Elle le regardait d'un air ému et craintif; l'eau d'une larme retenue faisait briller ses yeux cernés au crayon noir, et sa bouche, sa navrante bouche tordue comme par une nausée, essayait piteusement de sourire.

—«Vous!... vous ici!...—balbutia l'artiste, suffoqué par l'épouvantable surprise.

—Depuis deux mois,—répondit la fille publique, que le cri de douleur de Michel avait fait rougir sous son fard.—Mais je ne dois rien vous cacher, à vous, monsieur Michel... Je fais la vie depuis cinq ans déjà... C'est bien vilain, n'est-ce pas? Pourtant, si vous saviez, vous m'excuseriez peut-être un peu. Là-bas, aux Amandiers, où nous sommes allées loger, ma mère et moi, en quittant Montmartre, personne ne s'est plus occupé de moi. Maman était toujours dehors pour ses journées; moi, je faisais comme avant, je courais dans la rue avec les gamins, à la sortie de la classe, et voilà, je suis devenue une «voyoute.» A quinze ans,—maman venait de mourir à Lariboisière et j'étais apprentie brunisseuse,—un mauvais garnement m'a débauchée tout à fait... Mais c'est toujours la même chose. A quoi bon vous raconter mon histoire? J'en suis arrivée où vous voyez. C'est fini, n'en parlons plus... Mais je tiens à vous dire une chose, puisque je vous retrouve, c'est que les seuls bons moments de ma vie,—vous entendez bien, monsieur Michel!—de toute ma vie, sont ceux que j'ai passés dans votre atelier, quand vous me promettiez deux sous pour me faire bien tenir la pose, ou quand votre mère...»

Mais elle s'interrompit brusquement et cacha son visage entre ses mains.

—«Oh! j'ai honte... Je n'ose pas parler d'elle ici!»

Michel eut le coeur remué de pitié. Il prit Fernande par ses deux poignets chargés de grossiers porte-bonheur en plaqué, lui écarta les mains de la figure et la regarda tristement.

—«Tant pis,—reprit-elle avec hésitation...—tant pis! Faut que vous me donniez de ses nouvelles.

—Elle est morte,—dit le peintre.—Je l'ai conduite au cimetière Montmartre, il y a deux ans.

—Morte!... C'est vrai, pourtant, voilà dix ans de passés depuis ce temps-là, et elle était déjà bien malade, bien affaiblie... Quel chagrin vous avez dû avoir!... Morte!... Je sais bien que je n'aurais jamais pu la revoir... Une femme comme moi!... Mais, à mon premier jour de sortie, j'irai lui porter une couronne... Vous voulez bien, dites?... Les morts, ça sait tout, ça doit comprendre les choses et être indulgent... Vous me croirez si vous voulez, monsieur Michel. Je suis la dernière des dernières; mais je n'ai jamais oublié comme on a été bon pour moi, là-haut, à Montmartre... Et, vous savez, les boucles d'oreilles de petite fille qu'elle m'avait données?...

—Eh bien?—s'écria le jeune homme, saisi d'horreur à la pensée que ce souvenir de sa mère pouvait être dans ce lieu d'infamie, entre les mains d'une prostituée.

—Eh bien, du moment où je n'ai plus été sage, ça m'a gênée de les conserver... Et, un jour que je passais devant une église, je suis entrée et je les ai jetées dans le tronc des pauvres... J'ai bien fait, pas vrai?»

En prononçant ces mots, l'horrible voix de Fernande était devenue presque douce. Michel sentit deux larmes lui brûler les paupières.

—«Voyons,—dit-il tout tremblant, voyons, ma pauvre fille, quand on est encore capable d'un sentiment aussi délicat, tout n'est pas perdu... Pourquoi n'essayeriez-vous pas de sortir d'ici, de vivre autrement?...»

Mais Fernande eut encore une fois son lugubre sourire.

—«La chemise que j'ai sur le corps n'est pas à moi,—répondit-elle,—et je dois trois cents francs à la patronne... Allez! monsieur Michel, quand le vice vous prend une bonne fois, il vous tient ferme... Merci du bon conseil, tout de même, mais c'est impossible... Et puis, vivre tranquille, travailler? Est-ce que je pourrais?...»

En ce moment, une forte voix de femme cria derrière une portière à demi relevée:

«Réséda! on a besoin de toi au petit salon.»

Fernande s'était levée, d'un coup, mécaniquement.

—«Tenez! voilà qu'on me demande,—dit-elle au peintre, en reprenant sa voix de vieille et avec un regard dur, presque méchant.—Ici, je m'appelle Réséda... Adieu, monsieur Michel, ça m'a fait de la peine de vous revoir, et j'en ai pourtant assez comme ça, de la peine! Adieu, ne pensez plus à moi, ou si vous y pensez, souhaitez-moi une bonne fluxion de poitrine, qui me retrousse en deux jours.»

Elle disparut, et Michel, profitant du désordre,—ses compagnons valsaient en ce moment avec les femmes,—gagna vivement l'escalier, puis la porte de la rue, et respira avec un grand soupir l'air froid et pur de la nuit.

Mais cette rencontre lui laissa, pendant les jours qui suivirent, un souvenir continuel, importun. Il ne pouvait chasser de son esprit la lamentable apparition de Fernande.

Elle se dressa devant lui, plus obsédante encore, quand il alla visiter la tombe de sa mère; car il trouva, posée sur la pierre funéraire, une couronne d'immortelles toute fraîche, sans inscription. La misérable Fernande avait tenu parole et avait apporté cet hommage à la seule femme qui eût été douce pour son enfance abandonnée, à celle qui l'eût sauvée peut-être, sans les circonstances, et eût fait d'elle une honnête fille tout comme une autre.

—«Qu'est-ce que ferait ma vieille bonne femme de mère, si elle vivait encore?—se disait Michel, en sortant du cimetière.—Cette malheureuse a beau dire, sa vie est un enfer et lui fait horreur. Voyons! pour payer sa dette, pour lui mettre dans la main de quoi louer et meubler une chambre, chercher du travail, se retourner enfin, un billet de mille francs suffirait. Justement, Goldsmith, l'américain, me donne trois mille francs, lundi prochain, pour les deux petits tableaux qu'il vient de m'acheter. Eh bien, il y aura un billet de mille pour tirer Fernande de l'égout... Tant pis! j'en verrai la farce... et je suis sûr que maman approuve.»

Le lundi suivant, dès que le peintre eut touché son argent, il sauta dans un fiacre et se fit conduire au mauvais lieu, où il entra, la tête haute, en plein jour, devant les passants. Ah! les passants, les autres!... Il s'en moquait un peu. Il avait sa conscience pour lui, le brave garçon.

—«Qui demandez-vous?—lui dit une horrible vieille, qui vint à sa rencontre sur l'escalier.

—Fernande...

—Fernande?... Ah! oui, Réséda... Elle n'est plus ici... Mais je vais appeler ces dames.

—Non... Savez-vous où elle est à présent? C'est à elle que j'ai affaire.

—Dans ce cas, joli brun, faut en faire votre deuil. Vous ne la trouverez plus, ici ni ailleurs. Elle s'est jetée à l'eau mercredi dernier.

—Elle s'est tuée!» dit Michel, qui eut froid dans le coeur.

Et il se rappela soudain que c'était précisément le mercredi d'auparavant, qu'il avait trouvé sur la tombe de sa mère une couronne d'immortelles, toute fraîche.

—«Oui, mercredi,—reprit la vieille.—C'était son jour de sortie. Elle n'est pas rentrée le lendemain matin, et nous avons cru d'abord qu'elle tirait une bordée. Mais la Picarde, qui sort le vendredi et qui a le goût d'aller à la Morgue, a tout de suite reconnu Réséda sous le robinet.»

Michel s'enfuit, effaré, et se fit conduire chez lui. Son atelier, où tombait, par le grand châssis, la lumière grise d'une après-midi de Décembre, ne lui avait jamais paru si triste. Il s'assit devant un tableau commencé, prit machinalement sa palette, son appui-main, son paquet de brosses, puis resta là, immobile. Il ne pensait à rien, se répétait tout bas, à chaque instant: «Elle s'est tuée, tout de même!» Il avait l'estomac brouillé et le cerveau vide.

Enfin, voyant qu'il ne pourrait pas travailler, il saisit au hasard—comme il le faisait souvent—quatre ou cinq de ses vieux albums, se jeta sur son canapé et les feuilleta d'un doigt distrait. Mais il se trouva que c'étaient précisément ses albums du temps qu'il demeurait à Montmartre, et voilà qu'il reconnaissait ses anciens croquis d'après la petite Fernande... Il y en avait d'informes, presque des caricatures, où elle ressemblait déjà—chose cruelle!—à une femme, à la femme qu'il avait retrouvée. Mais, dans la plupart de ces rapides dessins, comme elle était gentille, cette enfant du peuple, avec ses gros souliers, sa jupe trop courte et ses cheveux crépus débordant de son petit béguin! Un croquis surtout, le plus poussé, le meilleur à coup sûr, arrêta longtemps les regards de l'artiste. Il représentait Mme Guérard assise dans un fauteuil, et en train de dévider un écheveau de laine tendu sur les mains de la petite Fernande, debout auprès d'elle. C'était charmant. La vieille maman attentive à sa besogne, l'enfant toute droite, très sage, levant ses poignets et ayant soin de bien tenir ses deux mains en face l'une de l'autre. Une scène simple et intime, d'une grâce naïve à la Chardin.

Devant cette page d'album, Michel s'abandonna à la rêverie. Dire qu'il s'en était fallu de si peu que sa mère adoptât tout à fait la pauvre petite! Quelques mois de plus, et maman Guérard n'aurait pas pu s'en séparer. «C'te pauv' Sidonie» aurait volontiers cédé sa fille à la vieille dame, elle qui, avec ses journées et les secours du bureau de bienfaisance, pouvait à peine joindre les deux bouts. L'enfant aurait grandi dans ce milieu honnête, serait devenue une belle jeune fille. Belle! Elle l'était encore, dans son infamie! Un jour, Michel—il n'avait que dix ans de plus qu'elle, après tout!—se serait aperçu qu'il l'aimait, et maman Guérard aurait peut-être eu des petits-enfants à son lit de mort... Au lieu de cela, la petite Fernande avait vécu dans l'ordure, était morte par le suicide, et, à cette heure, elle était peut-être encore là-bas, dans la sinistre halle aux cadavres, sous le robinet, comme avait dit l'affreuse vieille!

Et, rêvant à tout cela, Michel se sentit si triste, si solitaire, il trouva le monde si mal fait, la vie si impitoyable, que, n'y tenant plus, il jeta l'album à travers l'atelier, se laissa tomber sur le canapé, la face dans ses mains, et se mit à sangloter comme une bête.





Les Sabots du petit Wolff

CONTE DE NOËL

l était une fois,—il y a si longtemps que tout le monde a oublié la date,—dans une ville du nord de l'Europe,—dont le nom est si difficile à prononcer que personne ne s'en souvient,—il était une fois un petit garçon de sept ans, nommé Wolff, orphelin de père et de mère, et resté à la charge d'une vieille tante, personne dure et avaricieuse, qui n'embrassait son neveu qu'au Jour de l'An et qui poussait un grand soupir de regret chaque fois qu'elle lui servait une écuellée de soupe.

Mais le pauvre petit était d'un si bon naturel qu'il aimait tout de même la vieille femme, bien qu'elle lui fît grand peur et qu'il ne pût regarder sans trembler la grosse verrue, ornée de quatre poils gris, qu'elle avait au bout du nez.

Comme la tante de Wolff était connue de toute la ville pour avoir pignon sur rue et de l'or plein un vieux bas de laine, elle n'avait pas osé envoyer son neveu à l'école des pauvres; mais elle avait tellement chicané, pour obtenir un rabais, avec le magister chez qui le petit Wolff allait en classe, que ce mauvais pédant, vexé d'avoir un élève si mal vêtu et payant si mal, lui infligeait très souvent, et sans justice aucune, l'écriteau dans le dos et le bonnet d'âne, et excitait même contre lui ses camarades, tous fils de bourgeois cossus, qui faisaient de l'orphelin leur souffre-douleur.

Le pauvre mignon était donc malheureux comme les pierres du chemin et se cachait dans tous les coins pour pleurer, quand arrivèrent les fêtes de Noël.

La veille du grand jour, le maître d'école devait conduire tous ses élèves à la messe de minuit et les ramener chez leurs parents.

Or, comme l'hiver était très rigoureux, cette année-là, et comme, depuis plusieurs jours, il était tombé une grande quantité de neige, les écoliers vinrent tous au rendez-vous chaudement empaquetés et emmitouflés, avec bonnets de fourrure enfoncés sur les oreilles, doubles et triples vestes, gants et mitaines de tricot et bonnes grosses bottines à clous et à fortes semelles. Seul, le petit Wolff se présenta grelottant sous ses habits de tous les jours et des dimanches, et n'ayant aux pieds que des chaussons de Strasbourg dans de lourds sabots.

Ses méchants camarades, devant sa triste mine et sa dégaine de paysan, firent sur son compte mille risées; mais l'orphelin était tellement occupé à souffler sur ses doigts et souffrait tant de ses engelures, qu'il n'y prit pas garde.—Et la bande de gamins, marchant deux par deux, magister en tête, se mit en route pour la paroisse.

Il faisait bon dans l'église, qui était toute resplendissante de cierges allumés; et les écoliers, excités par la douce chaleur, profitèrent du tapage de l'orgue et des chants pour bavarder à demi-voix. Ils vantaient les réveillons qui les attendaient dans leurs familles. Le fils du bourgmestre avait vu, avant de partir, une oie monstrueuse, que des truffes tachetaient de points noirs comme un léopard. Chez le premier échevin, il y avait un petit sapin dans une caisse, aux branches duquel pendaient des oranges, des sucreries et des polichinelles. Et la cuisinière du tabellion avait attaché derrière son dos, avec une épingle, les deux brides de son bonnet, ce qu'elle ne faisait que dans ses jours d'inspiration, quand elle était sûre de réussir son fameux plat sucré.

Et puis, les écoliers parlaient aussi de ce que leur apporterait le petit Noël, de ce qu'il déposerait dans leurs souliers, que tous auraient soin, bien entendu, de laisser dans la cheminée avant d'aller se mettre au lit;—et dans les yeux de ces galopins, éveillés comme une poignée de souris, étincelait par avance la joie d'apercevoir, à leur réveil, le papier rose des sacs de pralines, les soldats de plomb rangés en bataillon dans leur boîte, les ménageries sentant le bois verni et les magnifiques pantins habillés de pourpre et de clinquant.

Le petit Wolff, lui, savait bien, par expérience, que sa vieille avare de tante l'enverrait se coucher sans souper; mais, naïvement, et certain d'avoir été, toute l'année, aussi sage et aussi laborieux que possible, il espérait que le petit Noël ne l'oublierait pas, et il comptait bien, tout à l'heure, placer sa paire de sabots dans les cendres du foyer.

La messe de minuit terminée, les fidèles s'en allèrent, impatients du réveillon, et la bande des écoliers, toujours deux par deux et suivant le pédagogue, sortit de l'église.

Or, sous le porche, assis sur un banc de pierre surmonté d'une niche ogivale, un enfant était endormi, un enfant couvert d'une robe de laine blanche, et pieds nus, malgré la froidure. Ce n'était point un mendiant, car sa robe était propre et neuve, et, près de lui, sur le sol, on voyait, liés dans une serge, une équerre, une hache, une bisaiguë, et les autres outils de l'apprenti charpentier. Éclairé par la lueur des étoiles, son visage aux yeux clos avait une expression de douceur divine, et ses longs cheveux bouclés, d'un blond roux, semblaient allumer une auréole autour de son front. Mais ses pieds d'enfant, bleuis par le froid de cette nuit cruelle de Décembre, faisaient mal à voir.

Les écoliers, si bien vêtus et chaussés pour l'hiver, passèrent indifférents devant l'enfant inconnu; quelques-uns même, fils des plus gros notables de la ville, jetèrent sur ce vagabond un regard où se lisait tout le mépris des riches pour les pauvres, des gras pour les maigres.

Mais le petit Wolff, sortant de l'église le dernier, s'arrêta tout ému devant le bel enfant qui dormait.

—«Hélas!—se dit l'orphelin,—c'est affreux! ce pauvre petit va sans chaussures par un temps si rude... Mais, ce qui est encore pis, il n'a même pas, ce soir, un soulier ou un sabot à laisser devant lui, pendant son sommeil, afin que le petit Noël y dépose de quoi soulager sa misère!»

Et, emporté par son bon coeur, Wolff retira le sabot de son pied droit, le posa devant l'enfant endormi, et, comme il put, tantôt à cloche-pied, tantôt boitillant et mouillant son chausson dans la neige, il retourna chez sa tante.

—«Voyez le vaurien!—s'écria la vieille, pleine de fureur au retour du déchaussé.—Qu'as-tu fait de ton sabot, petit misérable?»

Le petit Wolff ne savait pas mentir, et bien qu'il grelottât de terreur en voyant se hérisser les poils gris sur le nez de la mégère, il essaya, tout en balbutiant, de conter son aventure.

Mais la vieille avare partit d'un effrayant éclat de rire.

—«Ah! monsieur se déchausse pour les mendiants! Ah! monsieur dépareille sa paire de sabots pour un va-nu-pieds!... Voilà du nouveau, par exemple!... Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je vais laisser dans la cheminée le sabot qui te reste, et le petit Noël y mettra cette nuit, je t'en réponds, de quoi te fouetter à ton réveil... Et tu passeras la journée de demain à l'eau et au pain sec... Et nous verrons bien si, la prochaine fois, tu donnes encore tes chaussures au premier vagabond venu!»

Et la méchante femme, après avoir donné au pauvre petit une paire de soufflets, le fit grimper dans la soupente où se trouvait son galetas. Désespéré, l'enfant se coucha dans l'obscurité et s'endormit bientôt sur son oreiller trempé de larmes.

Mais, le lendemain matin, quand la vieille, réveillée par le froid et secouée par son catarrhe, descendit dans sa salle basse,—ô merveille!—elle vit la grande cheminée pleine de jouets étincelants, de sacs de bonbons magnifiques, de richesses de toutes sortes; et, devant ce trésor, le sabot droit, que son neveu avait donné au petit vagabond, se trouvait à côté du sabot gauche, qu'elle avait mis là, cette nuit même, et où elle se disposait à planter une poignée de verges.

Et, comme le petit Wolff, accouru aux cris de sa tante, s'extasiait ingénument devant les splendides présents de Noël, voilà que de grands rires éclatèrent au dehors. La femme et l'enfant sortirent pour savoir ce que cela signifiait, et virent toutes les commères réunies autour de la fontaine publique. Que se passait-il donc? Oh! une chose bien plaisante et bien extraordinaire! Les enfants de tous les richards de la ville, ceux que leurs parents voulaient surprendre par les plus beaux cadeaux, n'avaient trouvé que des verges dans leurs souliers.

Alors, l'orphelin et la vieille femme, songeant à toutes les richesses qui étaient dans leur cheminée, se sentirent pleins d'épouvante. Mais, tout à coup, on vit arriver M. le curé, la figure bouleversée. Au-dessus du banc placé près la porte de l'église, à l'endroit même où, la veille, un enfant, vêtu d'une robe blanche et pieds nus, malgré le grand froid, avait posé sa tête ensommeillée, le prêtre venait de voir un cercle d'or, incrusté dans les vieilles pierres.

Et tous se signèrent dévotement, comprenant que ce bel enfant endormi, qui avait auprès de lui des outils de charpentier, était Jésus de Nazareth en personne, redevenu pour une heure tel qu'il était quand il travaillait dans la maison de ses parents, et ils s'inclinèrent devant ce miracle que le bon Dieu avait voulu faire pour récompenser la confiance et la charité d'un enfant.










TABLE

L'Invitation au Sommeil

Le Numéro du Régiment

L'Orgue de Barbarie

Le Convalescent

Oeuvres posthumes

A Table

Les Pommes cuites

Lettres d'Amour

Mariages manqués

Jalousie

Fille de Tristesse

Les Sabots du petit Wolff.







Achevé d'imprimer
le quinze novembre mil huit cent quatre-vingt-huit
PAR
ALPHONSE LEMERRE
(Aug. Springer, conducteur)
25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25
A PARIS



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