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Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse

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The Project Gutenberg eBook of Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse

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Title: Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse

Author: Voltaire

King of Prussia Frederick II

Commentator: Edouard de Pompery

Release date: June 9, 2008 [eBook #25734]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at DP Europe
(http://dp.rastko.net); produced from images of the
Bibliothèque nationale de France (BNF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CORRESPONDANCE DE VOLTAIRE AVEC LE ROI DE PRUSSE ***

BIBLIOTHÈQUE NATIONALE

COLLECTION DES MEILLEURS AUTEURS ANCIENS ET MODERNES

CORRESPONDANCE

DE

VOLTAIRE

AVEC

LE ROI DE PRUSSE

NOTICE

PAR E. DE POMPERY

auteur du Vrai Voltaire

PARIS

LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE

RUE DE RICHELIEU, 8, PRÈS LE THÉATRE-FRANÇAIS

1889

Tous droits réservés.


TABLE
NOTICE
DU PRINCE ROYAL À Berlin, 8 auguste 1736.
DE M. DE VOLTAIRE À Paris, le 26 auguste 1736.
DU PRINCE ROYAL Ce 9 septembre 1736.
DE M. DE VOLTAIRE Novembre, 1736.
DE M. DE VOLTAIRE Mars 1737.
DE M. DE VOLTAIRE Mars 1737.
DU PRINCE ROYAL De Remusberg, le 7 avril 1737.
DE M. DE VOLTAIRE 1737.
DE M. DE VOLTAIRE À Cirey, le 27 mai.
DU PRINCE ROYAL À Naven, le 25 mai 1737.
DU PRINCE ROYAL À Ruppin, le 6 juillet 1737.
DU PRINCE ROYAL 31 mars 1738.
DU PRINCE ROYAL À Loo en Hollande, le 6 auguste 1738.
DE M. DE VOLTAIRE Auguste 1738.
DU PRINCE ROYAL Remusberg, 30 septembre 1738.
DU PRINCE ROYAL Remusberg, le 9 novembre 1738.
DE M. DE VOLTAIRE Octobre 1738.
DU PRINCE ROYAL À Remusberg, le 15 avril 1739.
DU PRINCE ROYAL À Remusberg, le 26 juin 1739.
DE M. DE VOLTAIRE À Bruxelles, 1 septembre 1739.
DU ROI DE PRUSSE À Charlottembourg, le 6 juin 1740.
DE M. DE VOLTAIRE 18 juin 1740.
DU ROI À Charlottembourg, le 12 juin 1740.
DU ROI À Charlottembourg, le 27 juin 1740.
DU ROI À Olau, le 16 avril 1741.
DU ROI À Selovitz, le 23 mars 1742.
DU ROI À Triban, le 12 avril 1742.
DE M. DE VOLTAIRE Avril 1742.
DE M. DE VOLTAIRE Juin 1742.
DE M. DE VOLTAIRE À Paris, 17 mars 1749.
DE M. DE VOLTAIRE À Paris, ce 15 octobre 1749.
DE M. DE VOLTAIRE Octobre 1757.
DE M. DE VOLTAIRE Octobre 1557.
DE M. DE VOLTAIRE Le 13 novembre 1757.
DU ROI À Breslau, le 16 janvier 1758.
DU ROI Du 6 octobre 1758.
DE M. DE VOLTAIRE décembre 1758.
DU ROI À Breslau, le 21 mars 1759.
DU ROI À Landshut, le 18 avril 1760.
DU ROI 2 juillet 1759.
DE M. DE VOLTAIRE Au château de Tourney, par Genève, 22 avril 1760.
DU ROI À Sans-Souci, le 24 octobre 1765.
DU ROI À Berlin, le 8 janvier 1766.
DE M. DE VOLTAIRE 1 février 1766.
DU ROI À Potsdam, le 28 février 1767.
DU ROI 1768.
DE M. DE VOLTAIRE Novembre 1769.
DU ROI À Potsdam, le 25 novembre 1769.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, le 9 décembre 1769.
DU ROI À Berlin, le 4 janvier 1770.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, 27 avril 1770.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, 4 mai 1770.
DU ROI À Charlottembourg, le 24 mai 1770.
DE M. DE VOLTAIRE 8 juin 1770.
DU ROI À Postdam, le 16 septembre 1770.
DU ROI À Postdam, le 16 septembre 1770.
DU ROI Postdam, le 30 octobre 1770.
DU ROI À Berlin, le 29 janvier 1771.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, 15 février 1771.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, 1 mars 1771.
DU ROI À Sans-Souci, le 18 novembre 1771.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, le 6 décembre 1771.
DU ROI À Berlin, le 12 janvier 1772.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, le 1er février 1772.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, le 4 septembre 1772.
DU ROI À Potsdam, 24 octobre 1772.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, 28 octobre 1772.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, 17 novembre 1772.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, 22 décembre 1772.
DU ROI À Potsdam, le 3 janvier 1773.
DU ROI À Berlin, le 16 janvier 1773.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, 22 septembre 1773.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, le 8 novembre 1773.
DU ROI 10 décembre 1773.
DU ROI À Postdam. 19 juin 1774.
DE M. DE VOLTAIRE Juillet 1774.
DU ROI À Postdam, le 30 juillet 1774.
DU ROI À Potsdam, le 18 novembre 1774.
DU ROI À Potsdam, le 10 décembre 1774.
DE M. DE VOLTAIRE Janvier 1775.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, 7 juillet 1775.
DU ROI Potsdam, le 12 juillet 1775.
DU ROI À Potsdam, le 24 juillet 1775.
DU ROI Potsdam, le 27 juillet 1775.
DE M. DE VOLTAIRE 3 auguste 1775.
DU ROI À Potsdam, le 13 auguste 1775.
DU ROI À Potsdam, le 18 juin 1776.
DU ROI À Potsdam, le 7 septembre 1776.
DU ROI À Potsdam, le 26 décembre 1776.
DU ROI Le 9 juillet 1777.
DU ROI À Potsdam, le 5 septembre 1777.
DU ROI À Potsdam, le 9 novembre 1777.
DU ROI Potsdam, le 18 novembre 1777.
DE M. DE VOLTAIRE À Ferney, 6 janvier 1778.
DE M. DE VOLTAIRE À Paris, le 1 avril 1778.
NOTES.

NOTICE


I

On ne l'a pas assez remarqué, parce que Voltaire a tant fait, tant écrit; son activité s'est déployée de tant de côtés qu'on ne saurait prendre garde à tout, et qu'il est difficile d'attacher à chacune de ses œuvres une importance suffisante.

Ainsi en est-il de la correspondance de Voltaire avec le grand Frédéric et encore avec Catherine II.

Il me semble qu'on ne connaît pas une correspondance d'autant de valeur entre un roi et un philosophe que celle dont nous allons nous occuper.

Nous possédons les billets du jeune Marc Aurèle à son précepteur Fronton, ce sont d'aimables et tendres témoignages de respect, d'affection et de reconnaissance. Ces billets montrent combien était sensible et bonne l'âme du futur empereur. Mais ces relations ne pouvaient avoir l'importance de celles du prince royal de Prusse, âgé de vingt-quatre ans, et plus tard du roi avec Voltaire, ayant dix-huit ans de plus que son correspondant et déjà en possession d'une notoriété considérable par ses travaux littéraires et philosophiques.

Cette correspondance, commencée en 1736, a duré jusqu'à la mort de Voltaire, c'est-à-dire pendant quarante-deux ans. Elle comprend plus de cinq cents lettres, dont quelques-unes sont fort étendues.

On y traite tous les sujets avec une entière liberté d'esprit: métaphysique, philosophie, littérature, sciences, poésie, histoire, politique, etc.

Assurément, cette correspondance permet d'apprécier plus justement Frédéric que l'histoire de ses faits et gestes, car elle nous fait connaître l'homme dans sa spontanéité, avec ses intentions, avec sa volonté toute nue et non modifiée par les circonstances. Pour pénétrer à fond l'âme d'un homme, rien ne saurait suppléer au spectacle procuré par l'échange continu de lettres nombreuses et familières. On voit vivre les gens pour ainsi dire jour à jour, on les surprend en déshabillé et dans des situations très différentes.

Ce petit volume est loin de contenir toutes les lettres qui nous ont été conservées. Nous avons dû en écarter le plus grand nombre.

Nous nous sommes proposé, par un choix judicieux de ces lettres, de donner un ensemble qui en fasse ressortir exactement la physionomie. Nous aurons ainsi atteint notre but, qui est de satisfaire en peu de pages la curiosité du lecteur.

II

L'action de Voltaire s'étendit sur un certain nombre de têtes plus ou moins élevées. Quelques-unes portaient des couronnes, et le philosophe a pu écrire avec vérité: j'ai brelan de rois quatrième; d'autres furent placées à la direction de l'État dans diverses contrées de l'Europe, d'autres enfin furent célèbres dans les arts, les sciences ou l'industrie.

Voltaire dut cette influence générale et considérable à plusieurs causes. Les premières furent incontestablement son génie facile et brillant, son inconcevable activité et la radieuse expansion de son cœur. Mais il en est de secondaires dont on doit tenir compte. Voltaire a toujours vécu dans la haute société et, à la fin de sa carrière, sa vie ressembla par le dehors à l'existence d'un grand seigneur très répandu dans le monde. Il était d'une politesse exquise et entretenait soigneusement toutes ses relations. Ses succès au théâtre, ses publications incessantes, ses voyages en Angleterre, en Hollande et en Allemagne, sa renommée universelle, les poésies légères qui s'échappaient de sa main prodigue de louanges délicates, les persécutions et les attaques passionnées dont il fut l'objet, tout contribua à le rendre l'homme le plus vivant et le plus intéressant du XVIIIe siècle. Il attira et força l'attention, si bien qu'il fut de bon ton de connaître Voltaire ou tout au moins de l'avoir lu. Quelqu'un qui n'aurait pu en parler, en bien ou en mal, eût passé pour un homme de mauvaise compagnie ou d'esprit inculte.

Tout le monde avait les yeux sur lui. Le savant, aussi bien que le lettré ou le philosophe, lui adressait son œuvre. Voltaire s'était fait centre, et comme il rayonnait pour tous, tous rayonnaient vers lui.

D'Alembert, Diderot, J.-B. et J.-J. Rousseau, Vauvenargues, Condillac, Condorcet, Franklin, Mairan, Clairault, la Condamine, Maupertuis, Lalande, Bailly, Réaumur, Spallanzani, Parmentier, Turgot, l'abbé d'Olivet, Duclos, Thomas, La Harpe, Marmontel, l'abbé Morellet, Saurin, Piron, la Motte, Rulhière, Suard, Dorat, Dubelloi, Cailhava, Champfort, Sedaine, Saint-Lambert, Goldoni, Algarotti, la Chalottais, Servan, Dupaty, Bourgelat, fondateur des écoles vétérinaires, tous allèrent à lui.

Le roi dont il s'occupa le plus et qui lui fit concevoir les plus hautes espérances, le grand Frédéric, est peut-être celui qui, par la nature de son caractère absolu et dur, fut le moins accessible à son influence. Voltaire sentait juste, lorsqu'il écrivait en 1759 à d'Argental: «Je ne puis en conscience aimer Luc (Frédéric), ce roi n'a pas une assez belle âme pour moi.» Cependant, qui oserait dire que Voltaire ne parvint pas à humaniser l'âme de Frédéric et ne contribua pas à fortifier en lui le sentiment du juste et du vrai, que ce monarque posséda à un certain degré? Ce que est certain, c'est que le roi aima véritablement le philosophe autant que le permettait sa rude nature, qu'il lui rendit justice et fut rempli d'admiration pour son génie et même pour son grand cœur. Ceci devint particulièrement sensible à la fin de leur vie.

Voltaire s'acquit l'estime et l'affection des autres membres de la famille royale de Prusse, qui lui témoignèrent toujours un véritable attachement.

III

VOLTAIRE ET FRÉDÉRIC

Nous mettons le nom de Voltaire avant celui de Frédéric, parce que nous croyons que Voltaire restera le plus grand aux yeux de la postérité. En outre, Voltaire a toujours aimé les hommes et leur a fait beaucoup de bien, tandis que Frédéric est au rang de ceux qui les ont broyés pour les mêler.

Quoi qu'il en soit, il y a de beaux côtés dans les rapports de ces deux hommes, et Frédéric est, après tout, un de ceux qui ont le mieux compris Voltaire et lui ont le plus rendu justice. Si Frédéric était haut placé par la naissance, il le fut encore par le génie; il put donc admirer Voltaire par un côté qui leur était commun, l'intelligence.

Frédéric avait vingt-quatre ans lorsqu'il engagea avec Voltaire une correspondance qui, malgré quelques interruptions, a duré jusqu'à la mort de ce dernier. Cultivant les arts, les lettres et la philosophie, le jeune prince, après avoir cruellement souffert des brutalités féroces de son père, vivait le plus souvent retiré à la campagne et ne revenait à Berlin qu'à certaines époques déterminées. Il importe de dire ici quelques mots du caractère singulier du père de Frédéric pour expliquer le sien.

Le roi Frédéric-Guillaume avait deux goûts dominants, poussés jusqu'à la manie: une avarice sordide et l'ambition de posséder l'infanterie la mieux exercée et composée des plus beaux hommes du monde. Il joignait à cela des mœurs dures et grossières. Il jetait au feu les livres de son fils et lui cassait ses flûtes; un beau jour il fit promener et fesser sur la place publique de Postdam une malheureuse femme qui était la maîtresse du jeune homme et raccompagnait au piano. Ces procédés inspirèrent au prince le désir de quitter furtivement le toit paternel, pour voyager en Angleterre et en Europe avec deux jeunes officiers, ses amis. Le roi le sut, fit empoigner tout le monde, mit son fils au cachot en attendant qu'on lui fit un procès captal. L'un des officiers parvint à s'échapper; l'autre fut exécuté sous la fenêtre du prince royal, qui s'évanouit de douleur entre les mains des quatre grenadiers chargés de le faire assister à ce spectacle, auquel le roi était lui-même présent.

Heureusement pour Frédéric, l'empereur Charles VI dépêcha à son père un ambassadeur, spécialement chargé de lui représenter qu'un souverain de l'Empire n'avait pas le droit de faire mourir un prince royal, comme un sujet ordinaire. Le terrible Guillaume finit par se rendre à ces motifs de haute politique. Lorsqu'il découvrit le projet de son fils, le roi était entré dans une telle colère que, soupçonnant l'aînée de ses filles d'y avoir pris part, il faillit la jeter à coups de pied par la fenêtre de l'appartement. La reine s'attacha aux vêtements de sa fille en désespérée et le crime ne s'accomplit pas. Voltaire raconte que la margrave de Bareith lui montra, sous le sein gauche, la marque indélébile de cette paternelle cruauté.

On conçoit aisément que Frédéric dut recevoir de funestes impressions de traitements aussi barbares. Sa jeunesse s'écoula triste et misérable, mais il la remplit d'occupations sérieuses, car il était doué d'une activité dévorante et animé du plus louable désir de s'instruire.

En août 1736, Frédéric adresse à Voltaire une première lettre pleine des sentiments les plus nobles et finissant ainsi:

«J'espère un jour voir celui que j'admire de si loin et vous assurer de vive voix que je suis, avec toute l'estime et la considération due à ceux qui, suivant le flambeau de la vérité, consacrent leurs travaux au public, votre affectionné ami.»

Voltaire lui répond en ces termes le 26 août:

«Mon amour-propre est trop flatté, mais l'amour du genre humain que j'ai toujours eu dans le cœur et qui, j'ose le dire, fait mon caractère, m'a donne un plaisir mille fois plus pur, quand j'ai vu qu'il y a dans le monde un prince qui pense en homme, un prince philosophe qui rendra les hommes heureux.

«Souffrez que je vous dise qu'il n'y a point d'homme sur la terre qui ne doive des actions de grâces aux soins que vous prenez de cultiver par la philosophie une âme née pour commander... Pourquoi si peu de rois recherchent-ils cet avantage! Vous le sentez, monseigneur, c'est que presque tous songent plus à la royauté qu'à l'humanité... Soyez sûr que, si un jour le tumulte des affaires et la méchanceté des hommes n'altèrent point un si divin caractère, vous serez adoré de vos peuples et béni du monde entier.»

En avril 1737, Voltaire écrit à Frédéric:

«Je vous regarde comme un présent que le ciel a fait à la terre. J'admire qu'à votre âge le goût des plaisirs ne vous ait point emporté, et je vous félicite infiniment que la philosophie vous laisse le goût des plaisirs... Nous sommes nés avec un cœur qu'il faut remplir, avec des passions qu'il faut satisfaire sans en être maîtrisés.»

Le 19 avril 1738, je trouve dans une lettre de Frédéric:

«Pour l'amour de l'humanité ne m'alarmez plus par vos fréquentes indispositions, et ne vous imaginez pas que ces alarmes soient métaphoriques... Faites dresser, je vous prie, le statum morbi de vos incommodités, afin de voir si peut-être quelque habile médecin ne pourrait vous soulager.» Le 17 juin de la même année, il insiste de nouveau: «Je ne saurais me persuader que vous ayez la moindre amitié pour moi si vous ne voulez vous ménager. En vérité, Mme la marquise devrait y avoir l'œil. Si j'étais à sa place, je vous donnerais des occupations si agréables qu'elles vous feraient oublier toutes vos expériences de laboratoire.» La lettre du prince royal du 24 juillet commence ainsi: «Mon cher ami, me voilà rapproché de plus de soixante lieues de Cirey. Vous ne sauriez concevoir ce que me fait souffrir votre voisinage: ce sont des impatiences, ce sont des inquiétudes, ce sont enfin toutes les tyrannies de l'absence.» Du 6 août même année: «Je viens de recevoir votre belle épître sur l'homme; ces pensées sont aussi dignes de vous que la conquête de l'univers l'était d'Alexandre. Vous recherchez modestement la vérité et vous la publiez avec hardiesse. Non, il ne peut y avoir qu'un Dieu et qu'un Voltaire dans la nature.»

Le 16 février 1739, Voltaire disait au prince, au milieu de l'amertume que lui causaient les persécutions:

«Je suis en France, parce que Mme du Châtelet y est; sans elle il y a longtemps qu'une retraite plus profonde me déroberait à la persécution et à l'envie... Tous les huit jours je suis dans la crainte de perdre la liberté ou la vie.»

Frédéric lui répond, le 15 avril:

«Je voudrais pouvoir soulager l'amertume de votre condition, et je vous assure que je pense aux moyens de vous servir efficacement.

Consolez-vous toujours de votre mieux, mon cher ami, et pensez que pour établir une égalité de conditions parmi les hommes, il vous fallait des revers capables de balancer les avantages de votre génie, de vos talents et de l'amitié de la marquise.»

Pendant la maladie du roi son père, Frédéric termine ainsi une lettre du 23 mars 1740:

«Si je change de condition, vous en serez instruit des premiers. Plaignez-moi, car je vous assure que je suis effectivement à plaindre; aimez-moi toujours, car je fais plus cas de votre amitié que de vos respects. Soyez persuadé que votre mérite m'est trop connu pour ne pas vous donner, en toutes les occasions, des marques de la parfaite estime avec laquelle je serai toujours votre très fidèle ami, Frédéric.»

Enfin Frédéric est sur le trône, le 6 juin 1740, il écrit à Voltaire:

«Mon cher ami, mon sort est changé et j'ai assisté aux derniers moments d'un roi.... Je n'avais pas besoin de cette leçon pour être dégoûté de la vanité des grandeurs humaines.... Enfin, mon cher Voltaire, nous ne sommes pas maîtres de notre sort. Le tourbillon des événements nous entraîne et il faut se laisser entraîner. Ne voyez en moi, je vous prie, qu'un citoyen zélé, un philosophe un peu sceptique, mais un ami véritablement fidèle. Pour Dieu, ne m'écrivez qu'en homme.... Adieu, mon cher Voltaire, si je vis, je vous verrai, aimez-moi toujours et soyez sincère avec votre ami, Frédéric.»

Il y a trois époques à distinguer dans la correspondance aussi bien que dans les rapports de Frédéric et de Voltaire. La première comprend les années qui précédèrent l'avénement du prince au trône, la seconde celles qui s'écoulèrent depuis cette date jusqu'à la fin des guerres dont Frédéric sortit vainqueur après avoir été à deux doigts de sa perte, la troisième embrasse les dernières années de leur vie. Dans la première époque, le ton des lettres est celui d'un jeune homme très sérieusement occupé de s'instruire et très enthousiaste du génie de son correspondant. L'admiration de Frédéric est profonde, il le témoigne par un juste respect et par une sorte de culte, qui se traduit par mille attentions et des craintes très vives et très répétées sur la mauvaise santé de Voltaire. La seconde est celle qui fait le moins d'honneur au monarque. L'ambition s'est presque entièrement emparée de l'homme. L'usage du pouvoir en a fait un despote très dur et qui souffre peu la contradiction. Le mauvais succès de ses affaires, la nécessité de mener la rude vie des camps au milieu des horreurs qu'entraîne la guerre, l'habitude de manier les hommes pour les asservir à sa volonté et les faire marcher à son but, la goutte et différentes incommodités, le poids d'une couronne de conquérant et de roi absolu, toutes ces causes troublèrent profondément l'âme de Frédéric. Il y a loin du ton du jeune prince à celui de l'homme mûr.

Cette période comprend aussi les relations directes de Frédéric et de Voltaire. L'amour-propre d'auteur, l'humeur despotique du souverain, les basses manœuvres de leur entourage troublèrent bientôt ces rapports, malgré leur admiration mutuelle et la grâce incomparable de l'esprit de Voltaire. Le roi lui fit subir à Francfort de grossières avanies, tout à fait dignes de la barbare rusticité de son père. Jamais Voltaire ne put les oublier, tant elles furent odieuses, et jamais Frédéric ne les a convenablement réparées, tant était absolu le caractère de ce despote de génie. La margrave de Bareith principalement, et les autres membres de la famille royale de Prusse, firent au contraire tout ce qui dépendait d'eux pour panser cette blessure profonde. À deux reprises cependant, Voltaire se donna le plaisir, digne d'une âme généreuse, d'essayer d'être utile à Frédéric en le raccommodant avec la cour de France; puis de consoler et de fortifier son héros, lorsque, dans une crise suprême, quelque temps avant la bataille de Rosbach, il avait pris la résolution de mettre fin à sa vie. En cette circonstance grave, Voltaire montra autant de cœur que de raison et agit heureusement sur l'âme de Frédéric et sur celle de la malheureuse margrave de Bareith, plus digne de ces preuves de haute sympathie. Le lecteur retrouvera quelques traces touchantes de ces rapports affectueux dans les circonstances les plus extrêmes.

Après avoir désespéré de sa cause et résolu de s'ôter la vie (1757), Frédéric auquel Voltaire avait écrit deux lettres très nobles et très affectueuses pour l'en détourner, Frédéric abandonna ce funeste dessein.

Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, affrontant l'orage
Penser, vivre ou mourir en roi.

Voltaire répond à l'épître qui se termine par ces trois vers:

«Non seulement ce parti désespérait un cœur comme le mien, qui ne vous a jamais été assez développé et qui a toujours été attaché à votre personne, quoi qu'il ait pu arriver, mais ma douleur s'aigrissait des injustices qu'une partie des hommes ferait à votre mémoire.

»J'oserai ajouter que Charles VII, qui avait votre courage avec infiniment moins de lumières et moins de compassion pour ses peuples, fit la paix avec le czar, sans s'avilir. Il ne m'appartient pas d'en dire davantage, et votre raison suprême vous en dit cent fois davantage.

»Je dois me borner à représenter à Votre Majesté combien sa vie est nécessaire à sa famille, aux États qui lui demeureront, aux philosophes qu'elle peut éclairer et soutenir, et qui auraient, croyez-moi, beaucoup de peine à justifier devant le public une mort volontaire, contre laquelle tous les préjugés s'élèveraient. Je dois ajouter que quelque personnage que vous fassiez, il sera toujours grand.

»Je prends du fond de ma retraite plus d'intérêt à votre sort que je n'en prenais dans Postdam et Sans-Souci. Cette retraite serait heureuse et ma vieillesse infirme serait consolée, si je pouvais être assuré de votre vie, que le retour de vos bontés me rend encore plus chère. C'est être véritablement roi que de soutenir l'adversité en grand homme (13 novembre 1757).»

Plus tard, lorsque l'ambition de Frédéric est satisfaite, lorsqu'il n'est plus aux prises avec la fortune et plongé dans les horreurs et les crimes de la guerre, il semble retrouver la trace des sentiments de sa jeunesse. Il est vrai que la brillante activité de Voltaire lui fait une auréole lumineuse qui ne pouvait manquer de frapper un homme tel que Frédéric. Malgré la mauvaise opinion qu'il a de l'humanité, le despote ne peut s'empêcher de l'admirer en Voltaire.

En témoignant au philosophe un sincère enthousiasme pour son génie inépuisable, il est forcé de reconnaître son grand cœur; et il s'associe à quelques-unes de ses bonnes actions. Enfin on voit avec plaisir chez cette âme, endurcie par la guerre et la rude besogne qui incombe à tout despote, des éclairs de sensibilité et des retours d'affection pour le noble vieillard, que la maladie et les années assiègent sans jamais l'abattre.

Voici quelques extraits des lettres échangées entre le roi et le philosophe dans la fin de la seconde et pendant la troisième époque, que j'ai déterminées.

voltaire a frédéric, 19 mai 1759.—«Je tombe des nues quand vous m'écrivez que je vous ai dit des duretés. Vous avez été mon idole pendant vingt années de suite; je l'ai dit à la terre, au ciel, à Gusman même; mais votre métier de héros et votre place de roi ne rendent pas le cœur très sensible. C'est dommage, car ce cœur était fait pour être humain et sans l'héroïsme et le trône vous auriez été le plus aimable des hommes dans la société,

»En voilà trop si vous êtes en présence de l'ennemi, et trop peu si vous êtes avec vous-même dans le sein de la philosophie, qui vaut encore mieux que la gloire.

»Comptez que je suis toujours assez sot pour vous aimer, autant que je suis assez juste pour vous admirer. Reconnaissez la franchise et recevez avec bonté le profond respect du Suisse Voltaire.»

au même, 21 avril 1760.—«Vous m'avez fait assez de mal, vous m'avez brouillé avec le roi de France; vous m'avez fait perdre mes emplois et mes pensions; vous m'avez maltraité à Francfort, moi et une femme innocente, une femme considérée, qui a été traînée dans la boue et mise en prison. Ensuite, en m'honorant de vos lettres vous corrompez la douceur de cette consolation par des reproches amers. Est-il possible que ce soit vous qui me traitiez ainsi, quand je suis occupé depuis trois ans, quoique inutilement, de vous servir sans aucune autre vue que celle de suivre ma façon de penser?

»......C'est vous qui me faites des reproches et ajoutez ce triomphe aux insultes des fanatiques! Cela me fait prendre le monde en horreur avec justice; j'en suis heureusement éloigné dans mes domaines solitaires. Je bénirai le jour où je cesserai, en mourant, d'avoir à souffrir et surtout à souffrir par vous; mais ce sera en vous souhaitant un bonheur dont votre position n'est peut-être pas susceptible et que la philosophie pouvait seule vous procurer dans les orages de votre vie, si la fortune vous permet de vous borner à cultiver longtemps ce fonds de sagesse que vous avez en vous; fonds admirable, mais altéré par les passions inséparables d'une grande imagination, un peu par humeur, et par des situations épineuses qui versent du fiel dans votre âme, enfin par le malheureux plaisir que vous vous êtes toujours fait de vouloir humilier les autres hommes, de leur dire, de leur écrire des choses piquantes, plaisir indigne de vous, d'autant plus que vous êtes plus élevé au-dessus d'eux par votre rang et par vos talents uniques. Vous sentez sans doute ces vérités.

»Pardonnez a ces vérités que vous dit un vieillard qui a peu de temps à vivre; et il vous le dit avec d'autant plus de confiance que, convaincu lui-même de ses misères et de ses faiblesses infiniment plus grandes que les vôtres, mais moins dangereuses par son obscurité, il ne peut être soupçonné par vous de se croire exempt de torts pour se mettre en droit de se plaindre de quelques-uns des vôtres. Il gémit des fautes que vous pouvez avoir faites autant que des siennes, et il ne veut plus songer qu'à réparer avant sa mort les écarts funestes d'une imagination trompeuse, en faisant des vœux pour qu'un aussi grand homme que vous soit aussi heureux et aussi grand en tout qu'il doit l'être.»

réponse du roi, 12 mai 1760.—«Je sais très bien que j'ai des défauts et même de grands défauts. Je vous assure que je ne me traite pas doucement et que je ne me pardonne rien, quand je me parle à moi-même; mais j'avoue que ce travail serait moins infructueux si j'étais dans une situation où mon âme n'eût pas à souffrir de secousses aussi impétueuses...

»Je n'entre pas dans la recherche du passé. Vous avez eu sans doute les plus grands torts envers moi. Votre conduite n'eût été tolérée par aucun philosophe. Je vous ai tout pardonné et même je veux tout oublier. Mais si vous n'aviez pas eu affaire à un fou amoureux de votre beau génie, vous ne vous en sériez pas tiré aussi bien chez tout autre. Tenez-vous le donc pour dit et que je n'entende plus parler de cette nièce qui m'ennuie...»

Sans doute, Frédéric avait encore sur le cœur le refus de Mme Denis de venir à Berlin, avec de brillants avantages de sa part, pour y tenir la maison de son oncle. Le roi songeait peut-être que si cette Parisienne avait fait moins la dédaigneuse et marqué plus d'affection à Voltaire, il eût gardé toujours près de lui le plus aimable et le plus grand homme de son siècle. Vous ne vous en seriez pas tiré aussi bien chez tout autre, on sent là cette main qui tint impitoyablement enfermé ce malheureux baron de Trenck.

de frédéric., 31 octobre 1760.—«Le gros de notre espèce est sot et méchant. Tout homme a une bête féroce en soi, peu savent l'enchaîner; la plupart lui lâchent le frein, lorsque la terreur et les lois ne les retiennent pas.

»Vous me trouverez peut-être un peu misanthrope. Je suis malade, je souffre, et j'ai affaire à une demi-douzaine de coquins et de coquines qui démonteraient un Socrate, un Antonin. Vous êtes heureux de suivre les conseils de Candide et de vous borner à cultiver votre jardin. Il n'est pas donné à tout le monde d'en faire autant. Il faut que le bœuf trace un sillon, que le rossignol chante, que le dauphin nage et que je fasse la guerre.»

de frédéric.—24 octobre 1765.—«Je vous félicite de la bonne opinion que vous avez de l'humanité. Pour moi, qui, par le devoir de mon état, connais beaucoup cette espèce à deux pieds sans plume, je vous prédis que ni vous ni tous les philosophes du monde ne corrigeront le genre humain de la superstition... Cependant je crois que la voix de la raison, à force de s'élever contre le fanatisme, pourra rendre la race future plus tolérante que celle de notre temps; et c'est beaucoup gagner.

»On vous aura l'obligation d'avoir corrigé les hommes de la plus cruelle, de la plus barbare folie qui les ait possédés et dont les suites font horreur.»

de frédéric, 14 octobre 1773,—«J'ai été en Prusse abolir le servage, réformer des lois barbares, en promulguer de plus raisonnables, ouvrir un canal qui joint la Vistule, la Nètre, la Vaste, l'Oder et l'Elbe; rebâtir des villes détruites depuis la peste de 1709, défricher vingt milles de marais et établir quelque police dans un pays où ce nom était même inconnu... De plus j'ai arrangé la bâtisse de soixante villages dans la haute Silésie, où il restait des terres incultes. Chaque village a vingt familles. J'ai fait faire des grands chemins dans les montagnes et rebâti deux villes brûlées.

Je ne vous parle point de troupes, cette matière est trop prohibée à Ferney pour que je la touche. Je vous souhaite cette paix, accompagnée de toutes les prospérités possibles et j'espère que le patriarche de Ferney n'oubliera pas le philosophe de Sans-Souci, qui admire et admirera son génie, jusqu'à extinction de chaleur humaine. Vale. Frédéric.»

de voltaire, 8 novembre 1773.—«Je vous bénis de mon village de ce que vous en avez tant bâti; je vous bénis au bord de mon marais de ce que vous en avez tant desséché; je vous bénis avec mes laboureurs de ce que vous en avez tant délivrés de l'esclavage, et que vous les avez changés en hommes.»

de frédéric, 26 novembre 1773.—«Quoique je sois venu trop tôt en ce monde, je ne m'en plains pas; j'ai vu Voltaire, et, si je ne le vois plus, je le lis et il m'écrit. Continuez longtemps de même et jouissez de toute la gloire qui vous est due...»

du même, 18 novembre 1774.—«Votre lettre m'a affligé. Je ne saurais m'accoutumer à vous perdre tout à fait, et il me semble qu'il manquerait quelque chose à notre Europe si elle était privée de Voltaire.»

du même, 10 décembre 1774.—«Non, vous ne mourrez pas de sitôt; vous prenez les suites de l'âge pour les avant-coureurs de la mort. Ce feu divin, que Prométhée déroba aux dieux et qui vous remplit, vous soutiendra et vous conservera encore longtemps. Vos sermons ne baissent pas

du roi, 18 juin 1776.—«La raison se développe journellement dans notre Europe, les pays les plus stupides en ressentent les secousses... C'est vous, ce sont vos ouvrages qui ont produit cette révolution dans les esprits. La bonne plaisanterie a ruiné les remparts de la superstition..... Jouissez de votre triomphe; que votre raison domine longues années sur les esprits que vous avez éclairés, et que le patriarche de Ferney, le coryphée de la vérité, n'oublie pas le solitaire de Sans-Souci.»

du même, 22 octobre 1776.—«Faites-moi au moins savoir quelques nouvelles de la santé du vieux patriarche. Je n'entends pas raillerie sur son compte, je me flatte que le quart d'heure de Rabelais sonnera pour nous deux dans la même minute... et que je n'aurai pas le chagrin de lui survivre et d'apprendre sa perte, qui en sera une pour l'Europe. Ceci est sérieux: ainsi, je vous recommande à la sainte garde d'Apollon, des Grâces qui ne vous quittent jamais et des Muses qui veillent autour de vous.»

du même, décembre 1776.—«Quelle honte pour la France de persécuter un homme unique... Quelle lâcheté plus révoltante que de répandre l'amertume sur vos derniers jours! Ces indignes procédés me mettent en colère.. Cependant soyez sûr que le plus grand crève-cœur que vous puissiez faire à vos ennemis, c'est de vivre en dépit d'eux.»

du même, 10 février 1777.—«Vous aurez toutefois eu l'avantage de surpasser tous vos prédécesseurs par le noble héroïsme avec lequel vous avez combattu l'erreur.»

du même, 9 novembre 1777.—«Vous êtes l'aimant qui attirez à vous les êtres qui pensent; chacun veut voir cet homme unique qui est la gloire de notre siècle.»

du même, 25 janvier 1778.—«D'impitoyables gazetiers avaient annoncé votre mort, tout ce qui tient à la république des lettres et moi indigne, nous avons été frappés de terreur... Vivez, vivez pour continuer votre brillante carrière, pour ma satisfaction et pour celle de tous les êtres qui pensent.»

On est heureux de voir se terminer, avec dignité et affection, une amitié, née dans l'enthousiasme et l'estime réciproques, presque rompue par de cruels orages, enfin ravivée par le malheur et consacrée par le temps, car elle ne dura pas moins de quarante-deux ans. Frédéric voulut faire lui-même l'éloge de son ami, de l'homme du siècle, dans le sein de l'Académie de Berlin.

Et il est juste de constater que dans cet éloge, sous l'influence de l'âge et de ses regrets sincères, l'ambitieux, le despote, le dur et victorieux capitaine a prononcé ces paroles: «Quelque précieux que soient les dons du génie, ces présents que la nature ne prodigue que rarement, ne l'emportent cependant jamais sur les actes d'humanité et de bienfaisance: on admire les premiers et l'on bénit et vénère les seconds.» Il est beau pour la mémoire de Voltaire que sa noble existence ait inspiré de tels sentiments à Frédéric; et il est assez curieux de remarquer à cette occasion que Laharpe, en digne académicien, n'a indiqué comme unique ressort de la prodigieuse activité de Voltaire que l'amour de la gloire. «À mesure, dit-il, qu'il sentait la vie lui échapper, il embrassait plus fortement la gloire... Il ne respirait plus que pour elle et par elle.»

D'Alembert, Condorcet, Diderot, Frédéric, Catherine, Turgot, Franklin, Gœthe, ont bien vengé Voltaire de la myopie du panégyriste Laharpe, myopie caractéristique et qui donne la juste mesure de la pauvreté de cœur et d'intelligence de ce faiseur de phrases.

Quoi qu'il ait écrit et quoi qu'il ait fait, on doit dire à l'honneur et à la décharge de Frédéric: Il admira Voltaire et il l'aima autant qu'il pouvait aimer.

Le roi survécut huit ans à son ami et mourut en 1786, à l'âge de 74 ans.

La correspondance de Voltaire avec la plupart des membres de la famille royale de Prusse est assez considérable. Assurément, au point de vue du cœur, tous les membres de cette famille valaient beaucoup mieux que leur illustre chef. Ici, plus de traces d'amour-propre d'auteur, plus de paroles sentant le despote ayant mauvaise opinion de l'espèce humaine. On ne voit que des preuves d'une affection sincère, d'une véritable admiration, et souvent d'une reconnaissance très réelle. La margrave de Bareith et le prince royal qui succéda à son oncle le grand Frédéric, méritent d'être particulièrement distingués.

Par son dévouement à son frère, par la part qu'elle prit à ses malheurs, par ses communications plus fréquentes et plus importantes avec Voltaire, par la manière gracieuse avec laquelle elle s'efforça de réparer l'indigne conduite de Frédéric à Francfort, la margrave de Bareith occupe naturellement la première place dans ce recueil. Cette princesse avait vécu près de Voltaire pendant son séjour en Prusse. Elle avait de l'instruction et un esprit, sans préjugés. On voit de ses lettres qui commencent ainsi: «Sœur Guillemette à frère Voltaire, salut, car je me compte parmi les heureux habitants de votre abbaye» (allusion à la société des soupers intimes de Frédéric).

Mais c'est pendant la guerre de Sept Ans, lorsque Frédéric, attaque à la fois par l'Autriche, la France et la Russie, faillit succomber sous tant d'ennemis, que les lettres de la margrave empruntent à la gravite des circonstances et à l'état violent de son âme désespérée un intérêt extrême. Voltaire songea à opérer un rapprochement entre la cour de Berlin et celle de Versailles. Il en écrivit à cette princesse et au maréchal de Richelieu qui commandait une de nos armées en Allemagne. C'était quelques mois avant Rosbach. Le roi de Prusse semblait perdu et Voltaire, qui ne désirait point la ruine de son ancien disciple, ne songea qu'à le consoler et à essayer de le tirer de ce mauvais pas. Cette négociation n'aboutit pas, quoiqu'elle fût opportune et dans l'intérêt de la France. Mais Frédéric avait blessé l'amour-propre de Mme de Pompadour et l'abbé de Bernis, sa créature, était ministre des affaires étrangères.

Le 19 août 1757, la margrave répondait à Voltaire:

«On ne connaît ses amis que dans le malheur; la lettre que vous m'avez écrite fait bien de l'honneur à votre façon de penser. Je ne saurais vous témoigner combien je suis sensible à votre procédé. Le roi l'est autant que moi... Je suis dans un état affreux et je ne survivrai pas à la destruction de ma maison et de ma famille. C'est l'unique consolation qui me reste. Vous aurez de beaux sujets de tragédies... Je ne puis vous en dire davantage, mon âme est si troublée que je ne sais ce que je fais. Quoi qu'il puisse arriver, soyez persuadé que je suis plus que jamais votre amie, Wilhelmine.»

Vingt-huit jours après, le 12 septembre, la malheureuse princesse continue ainsi: «Votre lettre m'a sensiblement touchée, celle que vous m'avez adressée pour le roi a fait le même effet sur lui. Je m'étais flattée que vos réflexions feraient quelque impression sur son esprit. Vous verrez le contraire par le billet ci-joint. Il ne me reste qu'à suivre sa destinée, si elle est malheureuse; je ne me suis jamais piquée d'être philosophe, j'ai fait mes efforts pour le devenir. Le peu de progrès que j'ai fait m'a appris à mépriser les grandeurs et les richesses, mais je n'ai rien trouvé dans la philosophie qui puisse guérir les plaies du cœur que le moyen de s'affranchir de ses maux en cessant de vivre. L'état où je suis est pire que la mort... Plût au ciel que je fusse chargée seule de tous les maux que je viens de vous décrire! je les souffrirais avec fermeté! Pardonnez-moi ce détail. Vous m'engagez, par la part que vous prenez à ce qui me regarde, à vous ouvrir mon cœur. Hélas! l'espoir en est presque banni. Que vous êtes heureux dans votre ermitage, je vous, y souhaite tout le bonheur imaginable. Si la fortune nous favorise encore, comptez sur toute ma reconnaissance, je n'oublierai jamais toutes les marques d'attachement que vous m'avez données; ma sensibilité vous en est garant. Je ne suis jamais amie à demi et je le serai toujours véritablement de frère Voltaire. Bien des compliments à Mme Denis. Continuez, je vous prie, d'écrire au roi. Wilhelmine.»

Après la bataille de Rosbach, 6 novembre 1757, les affaires du roi de Prusse, quoique toujours en fâcheux état, prirent une meilleure tournure; mais la santé de la margrave avait reçu des atteintes trop profondes pour qu'elle pût se remettre. Cette princesse mourut le 14 octobre 1758.

Frédéric écrivait à Voltaire le 6 novembre de cette année: «Il vous a été facile de juger de ma douleur par la perte que j'ai faite... Si cela eût dépendu de moi, je me serais volontiers dévoué à la mort pour prolonger les jours de celle qui ne voit plus la lumière. N'en perdez jamais la mémoire et rassemblez, je vous prie, toutes vos forces pour élever un monument en son honneur. Vous n'avez qu'à lui rendre justice, et, sans vous écarter de la vérité, vous trouverez la matière la plus ample et la plus belle. Je vous souhaite plus de repos et de bonheur que je n'en ai.»

Le poète satisfit aux désirs du roi comme aux besoins de son cœur et loua la grandeur d'âme et l'intelligence élevée de la princesse dans une ode qui courut l'Europe.

Le prince de Prusse, depuis Frédéric-Guillaume II, s'adresse ainsi à Voltaire le 12 novembre 1770: «Je vous admire, monsieur, depuis que je vous lis... J'ai vu avec un extrême plaisir que la même plume, qui travaille depuis si longtemps à frapper la superstition et à ramener la tolérance, s'occupe aussi à renverser le funeste principe du Système de la Nature... Souffrez, monsieur, que je vous demande pour ma seule instruction, si en avançant en âge vous ne trouvez rien à changer à vos idées sur la nature de l'âme... Je n'aime pas à me perdre dans des raisonnements métaphysiques, mais je voudrais ne pas mourir tout entier et qu'un génie tel que le vôtre ne fût pas anéanti. Je regrette souvent, monsieur, en vous lisant, de n'avoir pas été en âge de profiter des charmes de votre conversation dans le temps que vous étiez ici. Je n'ignore pas combien le feu prince de Prusse, mon frère, vous estimait; je vous prie de croire que j'ai hérité de ses sentiments. J'embrasserai avec plaisir l'occasion de vous en donner des preuves et de vous convaincre, monsieur, combien je suis votre très affectionné ami.»

Le 28 du même mois, Voltaire répond: «Il est vrai qu'on ne sait pas trop bien ce que c'est qu'une âme, on n'en a jamais vu. Tout ce que nous savons, c'est que le maître éternel de la nature nous a donné la faculté de penser et de connaître la vertu. Il n'est pas démontré que cette faculté vive après notre mort, mais le contraire n'est pas démontré non plus. Il se peut sans doute que Dieu ait accordé la pensée à une monade, qu'il fera penser après nous: rien n'est contradictoire dans cette idée. Au milieu de tous les doutes, le plus sage est de ne jamais rien faire contre sa conscience. Avec ce secret, on jouit de la vie et l'on ne craint rien à la mort.

«Il est bien extravagant de définir Dieu, les anges, les esprits, et de savoir précisément pourquoi Dieu a formé le monde, quand on ne sait pas pourquoi on remue son bras à sa volonté. Nous ne savons rien des premiers principes.

»Le système des athées m'a toujours paru extravagant. Spinosa lui-même admettait une intelligence universelle. Il ne s'agit plus que de savoir si cette intelligence a de la justice. Or il me paraît impertinent d'admettre un Dieu injuste. Tout le reste me semble caché dans la nuit. Ce qui est sûr, c'est que l'homme de bien n'a rien à craindre.»

Le prince répond, 10 mars 1771: «Pour avoir l'esprit en repos sur l'avenir, il ne faut qu'être homme de bien. Je le serai toujours: j'en ferai toute ma vie honneur à vos sages exhortations et j'attendrai patiemment que la toile se lève pour voir dans l'éternité. Vous êtes assez heureux, monsieur, pour que je ne puisse vous être bon à rien. S'il se présentait néanmoins quelque occasion de vous faire plaisir, disposez, je vous prie, de votre très affectionné ami.»

À l'exposition universelle de 1867, on fit figurer à Paris le moulage en plâtre du monument élevé à Berlin en l'honneur du grand Frédéric. Je ne veux point ici apprécier cette œuvre au point de vue artistique. Mais je remarquais alors et je crois bon de faire remarquer que sur les bas-reliefs, illustrant les quatre faces du piédestal de cette statue équestre, l'un d'eux représentait Frédéric entouré des savants et des membres de l'Académie dont il était le fondateur. On y voit les figures de Maupertuis, d'Argens, etc., mais on y cherche en vain celle de Voltaire, qui fut cependant le plus illustre membre de cette académie, laquelle a entendu de la bouche du roi philosophe l'éloge du patriarche de Ferney.

Pourquoi cette éclatante omission? pourquoi Voltaire brille-t-il par son absence dans cette réunion?

Est-il besoin de le constater encore une fois c'est que Voltaire libre-penseur, avocat du genre humain, promoteur et précurseur de 89, ne peut être amnistié par des partisans du droit divin, tels que Guillaume et Bismarck.

Il est bon de le faire remarquer, car cela est tout à l'honneur de Voltaire.

Ces répugnances ne se voient pas seulement en Allemagne. À la mort du dernier marquis de Villette, fils de Belle et Bonne, la pupille de Voltaire, les héritiers légitimes, après avoir tout partagé, cherchèrent un moyen honnête de se débarrasser de l'urne d'argent contenant le cœur de Voltaire et sur laquelle le mari de Belle et Bonne avait inscrit ce vers:

Son esprit est partout, mais son cœur est ici!

Jusque-là ce vase avait été précieusement conservé à Villette, avec quelques autres reliques par le fils de la pupille de Voltaire.

On conçoit l'embarras des héritiers Villette, tous bons catholiques et bon légitimistes. Ils imaginèrent d'offrir l'urne, peu édifiante, à l'Académie française. C'était assez bien trouvé, car l'Académie possède une bibliothèque, un musée qui contient même la statue de Voltaire, exécutée en 1770 par Pigalle, grâce à une souscription publique. Cette statue historique avait été donnée à l'Académie française par la nièce de Voltaire, Mme Denis, et naturellement l'Académie s'empressa de l'accepter avec reconnaissance et enthousiasme.

À ce moment le monde était plein de la gloire de Voltaire et tout aux regrets causés par la perte de ce grand homme, comme le prouva en 91 la translation des cendres et l'apothéose de Voltaire au Panthéon.

Autres temps, autres mœurs.

L'Académie de nos jours, où prédominait l'influence de MM. Guizot, Dupanloup, de Broglie, etc., ne se soucia nullement d'accepter le don des héritiers Villette.

Elle tourna comme elle put la difficulté et l'urne consacrée par la piété filiale se trouve aujourd'hui déposée à la Bibliothèque nationale. C'est matériellement tout ce qui nous reste de Voltaire, car on sait que la tombe du Panthéon a été violée en 1816 et que de bons catholiques ont jeté aux gémonies les restes du philosophe. Ainsi a été repoussé de mains en mains, cette urne qui renferme le cœur de Voltaire, lequel pendant 84 ans palpita avec la plus grande énergie pour la cause de la Justice et de la Vérité.

Dame! avouer Voltaire, accepter l'ennemi implacable de la superstition et du fanatisme, le don Quichotte de l'humanité, cela ne peut être le fait de tout le monde, pas plus en France qu'en Prusse.

Cette espèce d'ostracisme posthume de Voltaire est un supplice bien doux, quand on se rappelle que Socrate a bu la ciguë, que Jésus a été crucifié, qu'Arnauld de Brescia, Galilée, Campanella, Jean Huss, Giordano Bruno ont été brûlés, torturés ou pendus.

Je ne puis nommer tous les martyrs de la Vérité et de la Justice. J'ajouterai seulement que Descartes, pour pouvoir penser et écrire librement, a été obligé de s'exiler en Hollande et en Suède.

Il faut donc reconnaître que Guillaume et Bismarck n'ont pas été plus sots, plus ridicules et plus odieux que Louis XIV avec ses dragonnades, et que toutes ces pitoyables violences n'empêchent pas le monde de tourner.

e. de pompery.


CORRESPONDANCE

DE VOLTAIRE

AVEC

LE ROI DE PRUSSE

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DU PRINCE ROYAL
 
À Berlin, 8 auguste 1736.

Monsieur, quoique je n'aie pas la satisfaction de vous connaître personnellement, vous ne m'en êtes pas moins connu par vos ouvrages. Ce sont des trésors d'esprit, si l'on peut s'exprimer ainsi, et des pièces travaillées avec tant de goût, de délicatesse et d'art, que les beautés en paraissent nouvelles chaque fois qu'on les relit. Je crois y avoir reconnu le caractère de leur ingénieux auteur, qui fait honneur à notre siècle et à l'esprit humain. Les grands hommes modernes vous auront un jour l'obligation, et à vous uniquement, en cas que la dispute à qui d'eux ou des anciens la préférence est due, vienne à renaître, que vous ferez pencher la balance de leur côté.

Vous ajoutez à la qualité d'excellent poète une infinité d'autres connaissances qui, à la vérité, ont quelque affinité avec la poésie, mais qui ne lui ont été appropriées que par votre plume. Jamais poète ne cadença des pensées métaphysiques: l'honneur vous en était réservé le premier. C'est ce goût que vous marquez dans vos écrits pour la philosophie, qui m'engage à vous envoyer la traduction que j'ai fait faire de l'accusation et de la justification du sieur Wolf, le plus célèbre philosophe de nos jours, qui, pour avoir porté la lumière dans les endroits les plus ténébreux de la métaphysique, et pour avoir traité ces difficiles matières d'une manière aussi relevée que précise, et nette, est cruellement accusé d'irréligion et d'athéisme. Tel est le destin des grands hommes; leur génie supérieur les expose toujours aux traits envenimés de la calomnie et de l'envie.

Je suis à présent à faire traduire le Traité de Dieu, de l'âme et du monde, émané de la plume du même auteur. Je vous l'enverrai, monsieur, dès qu'il sera achevé, et je suis sûr que la force de l'évidence vous frappera dans toutes ses propositions, qui se suivent géométriquement, et connectent les unes avec les autres comme les anneaux d'une chaîne.

La douceur et le support que vous marquez pour tous ceux qui se vouent aux arts et aux sciences, me font espérer que vous ne m'exclurez pas du nombre de ceux que vous trouvez dignes de vos instructions. Je nomme ainsi votre commerce de lettres, qui ne peut être que profitable à tout être pensant. J'ose même avancer, sans déroger au mérite d'autrui, que dans l'univers entier il n'y aurait pas d'exception à faire de ceux dont vous ne pourriez être le maître. Sans vous prodiguer un encens indigne de vous être offert, je peux vous dire que je trouve des beautés sans nombre dans vos ouvrages. Votre Henriade me charme, et triomphe heureusement de la critique peu judicieuse que l'on en a faite. La tragédie de César nous fait voir des caractères soutenus; les sentiments y sont tous magnifiques et grands; et l'on sent que Brutus est ou Romain ou Anglais. Alzire ajoute aux grâces de la nouveauté cet heureux contraste des mœurs des sauvages et des Européens. Vous faites voir, par le caractère de Gusman, qu'un christianisme mal entendu, et guidé par le faux zèle, rend plus barbare et plus cruel que le paganisme même.

Corneille, le grand Corneille, lui qui s'attirait l'admiration de tout son siècle, s'il ressuscitait de nos jours, verrait avec étonnement, et peut-être avec envie, que la tragique déesse vous prodigue avec profusion les faveurs dont elle était avare envers lui. À quoi n'a-t-on pas lieu de s'attendre de l'auteur de tant de chefs-d'œuvre! Quelles nouvelles merveilles ne vont pas sortir de la plume qui jadis traça si spirituellement et si élégamment le Temple du Goût!

C'est ce qui me fait désirer si ardemment d'avoir tous vos ouvrages. Je vous prie, monsieur, de me les envoyer et de me les communiquer sans réserve. Si parmi les manuscrits il y en a quelqu'un que, par une circonspection nécessaire, vous trouviez à propos de cacher aux yeux du public, je vous promets de le conserver dans le sein du secret, et de me contenter d'y applaudir dans mon particulier. Je sais malheureusement que la foi des princes est un objet peu respectable de nos jours, mais j'espère néanmoins que vous ne vous laisserez pas préoccuper par des préjugés généraux, et que vous ferez une exception à la règle en ma faveur.

Je me croirai plus riche en possédant vos ouvrages, que je ne le serai par la possession de tous les biens passagers et méprisables de la fortune, qu'un même hasard fait acquérir et perdre. L'on peut se rendre propres les premiers, s'entend vos ouvrages, moyennant le secours de la mémoire, et ils nous durent autant qu'elle. Connaissant le peu d'étendue de la mienne, je balance longtemps avant de me déterminer sur le choix des choses que je juge dignes d'y placer.

Si la poésie était encore sur le pied où elle fut autrefois, savoir, que les poètes ne savaient que fredonner des idylles ennuyeuses, des églogues faites sur un même moule, des stances insipides, ou que tout au plus ils savaient monter leur lyre sur le ton de l'élégie, j'y renoncerais à jamais; mais vous ennoblissez cet art, vous nous montrez des chemins nouveaux et des routes inconnues aux *** et aux Rousseau.

Vos poésies ont des qualités qui les rendent respectables et dignes de l'admiration et de l'étude des honnêtes gens. Elles sont un cours de morale où l'on apprend à penser et à agir. La vertu y est peinte des plus belles couleurs. L'idée de la véritable gloire y est déterminée; et vous insinuez le goût des sciences d'une manière si fine et si délicate, que quiconque a lu vos ouvrages respire l'ambition de suivre vos traces. Combien de fois ne me suis-je pas dit: Malheureux! laisse là un fardeau dont le poids surpasse tes forces: l'on ne peut imiter Voltaire, à moins que d'être Voltaire même.

C'est dans ces moments que j'ai senti que les avantages de la naissance, et cette fumée de grandeur dont la vanité nous berce, ne servent qu'à peu de chose, ou pour mieux dire à rien. Ce sont des distinctions étrangères à nous-mêmes, et qui ne décorent que la figure. De combien les talents de l'esprit ne leur sont-ils pas préférables! Que ne doit-on pas aux gens que la nature a distingués parce qu'elle les a fait naître! Elle se plaît à former des sujets qu'elle doue de toute la capacité nécessaire pour faire des progrès dans les arts et dans les sciences; et c'est aux princes à récompenser leurs veilles. Eh! que la gloire ne se sert-elle de moi pour couronner vos succès! Je ne craindrais autre chose, sinon que ce pays, peu fertile en lauriers, n'en fournît pas autant que vos ouvrages en méritent.

Si mon destin ne me favorise pas jusqu'au point de pouvoir vous posséder, du moins puis-je espérer de voir un jour celui que depuis si longtemps j'admire de si loin, et de vous assurer de vive voix que je suis avec toute l'estime et la considération due à ceux qui, suivant pour guide le flambeau de la vérité, consacrent leurs travaux au public, monsieur, votre affectionné ami, Fédéric, P. R. de Prusse[A].


DE M. DE VOLTAIRE
 
 
À Paris, le 26 auguste 1736.

Monseigneur, il faudrait être insensible pour n'être pas infiniment touché de la lettre dont Votre Altesse Royale a daigné m'honorer. Mon amour-propre en a été trop flatté, mais l'amour du genre humain que j'ai toujours eu dans le cœur, et qui, j'ose dire, fait mon caractère, m'a donné un plaisir mille fois plus pur, quand j'ai vu qu'il y a dans le monde un prince qui pense en homme, un prince philosophe qui rendra les hommes heureux.

Souffrez que je vous dise qu'il n'y a point d'homme sur la terre qui ne doive des actions de grâces au soin que vous prenez de cultiver par la saine philosophie une âme née pour commander. Croyez qu'il n'y a eu de véritablement bons rois que ceux qui ont commencé comme vous par s'instruire, par connaître les hommes, par aimer le vrai, par détester la persécution et la superstition. Il n'y a point de prince qui, en pensant ainsi, ne puisse ramener l'âge d'or dans ses États. Pourquoi si peu de rois recherchent-ils cet avantage? Vous le sentez, monseigneur, c'est que presque tous, songent plus à la royauté qu'à l'humanité: vous faites précisément le contraire. Soyez sûr que si un jour le tumulte des affaires et la méchanceté des hommes n'altèrent point un si divin caractère, vous serez adoré de vos peuples et chéri du monde entier. Les philosophes dignes de ce nom voleront dans vos États; et, comme les artisans célèbres viennent en foule dans le pays où leur art est plus favorisé, les hommes qui pensent viendront entourer votre trône.

L'illustre reine Christine quitta son royaume pour aller chercher les arts; régnez, monseigneur, et que les arts viennent vous chercher.

Puissiez-vous n'être jamais dégoûté des sciences par les querelles des savants! Vous voyez, monseigneur, par les choses que vous daignez me mander, qu'ils sont hommes, pour la plupart, comme les courtisans mêmes. Ils sont quelquefois aussi avides, aussi intrigants, aussi faux, aussi cruels; et toute la différence qui est entre les pestes de cour et les pestes de l'école, c'est que ces derniers sont plus ridicules.

Il est bien triste pour l'humanité que ceux qui se disent les déclarateurs des commandements célestes, les interprètes de la Divinité, en un mot les théologiens soient quelquefois les plus dangereux de tous; qu'il s'en trouve d'aussi pernicieux dans la société qu'obscurs dans leurs idées et que leur âme soit gonflée de fiel et d'orgueil à proportion qu'elle est vide de vérités. Ils voudraient troubler la terre par un sophisme, et intéresser tous les rois à venger, par le fer et par le feu, l'honneur d'un argument in ferio ou in barbara.

Tout être pensant qui n'est pas de leur avis est un athée; et tout roi qui ne les favorise pas sera damné. Vous savez, monseigneur, que le mieux qu'on puisse faire, c'est d'abandonner à eux-mêmes ces prétendus précepteurs et ces ennemis réels du genre humain. Leurs paroles, quand elles sont négligées, se perdent en l'air comme du vent; mais si le poids de l'autorité s'en mêle, ce vent acquiert une force qui renverse quelquefois le trône.

Je vois, monseigneur, avec la joie d'un cœur rempli d'amour pour le bien public, la distance immense que vous mettez entre les hommes qui cherchent en paix la vérité, et ceux qui veulent faire la guerre pour des mots qu'ils n'entendent pas. Je vois que les Newton, les Leibnitz, les Bayle, les Locke, ces âmes si élevées, si éclairées et si douces, sont ceux qui nourrissent votre esprit, et que vous rejetez les autres aliments prétendus, que vous trouveriez empoisonnés ou sans substance.

Je ne saurais trop remercier Votre Altesse Royale de la bonté qu'elle a eue de m'envoyer le petit livre concernant M. Wolf. Je regarde ses idées métaphysiques comme des choses qui font honneur à l'esprit humain. Ce sont des éclairs au milieu d'une nuit profonde; c'est tout ce qu'on peut espérer, je crois, de la métaphysique. Il n'y a pas d'apparence que les premiers principes des choses soient jamais bien connus. Les souris qui habitent quelques petits trous d'un bâtiment immense, ne savent ni si ce bâtiment est éternel, ni quel en est l'architecte, ni pourquoi cet architecte a bâti. Elles tâchent de conserver leur vie, de peupler leurs trous, et de fuir les animaux destructeurs qui les poursuivent. Nous sommes les souris; et le divin Architecte qui a bâti cet univers n'a pas encore, que je sache, dit son secret à aucun de nous. Si quelqu'un peut prétendre à deviner juste, c'est M. Wolf. On peut le combattre, mais il faut l'estimer: sa philosophie est bien loin d'être pernicieuse; y a-t-il rien de plus beau et de plus vrai que de dire, comme il fait, que les hommes doivent être justes, quand même ils auraient le malheur d'être athées?

La protection qu'il semble que vous donnez, monseigneur, à ce savant homme, est une preuve de la justesse de votre esprit et de l'humanité de vos sentiments.

Vous avez la bonté, monseigneur, de me promettre de m'envoyer le Traité de Dieu, de l'âme et du monde. Quel présent, monseigneur, et quel commerce! L'héritier d'une monarchie daigne, du sein de son palais, envoyer des instructions à un solitaire! Daignez me faire ce présent, monseigneur; mon amour pour le vrai est la seule chose qui m'en rende digne. La plupart des princes craignent d'entendre la vérité, et ce sera vous qui l'enseignerez.

À l'égard des vers dont vous me parlez, vous pensez sur cet art aussi sensément que sur tout le reste. Les vers qui n'apprennent pas aux hommes des vérités neuves et touchantes ne méritent guère d'être lus: vous sentez qu'il n'y aurait rien de plus méprisable que de passer sa vie à renfermer dans les rimes des lieux communs usés. S'il y a quelque chose de plus vil, c'est de n'être que poète satirique et de n'écrire que pour décrier les autres. Ces poètes sont au Parnasse ce que sont dans les écoles ces docteurs qui ne savent que des mots, et qui cabalent contre ceux qui écrivent des choses.

Si La Henriade a pu ne pas déplaire à Votre Altesse Royale, j'en dois rendre grâce à cet amour du vrai, à cette horreur que mon poème inspire pour les factieux, pour les persécuteurs, pour les superstitieux, pour les tyrans et pour les rebelles. C'est l'ouvrage d'un honnête homme; il devait trouver grâce devant un prince philosophe.

Vous m'ordonnez de vous envoyer mes ouvrages: je vous obéirai, monseigneur; vous serez mon juge, et vous me tiendrez, lieu du public. Je vous soumettrai ce que j'ai hasardé en philosophie; vos lumières seront ma récompense: c'est un prix que peu de souverains peuvent donner. Je suis sûr de votre secret, votre vertu doit égaler vos connaissances.

Je regarderais comme un bonheur bien précieux celui de venir faire ma cour à Votre Altesse Royale. On va à Rome pour voir des églises, des tableaux, des ruines et des bas-reliefs. Un prince tel que vous mérite bien mieux un voyage; c'est une rareté plus merveilleuse. Mais l'amitié, qui me retient dans la retraite où je suis ne me permet pas d'en sortir. Vous pensez, sans doute, comme Julien, ce grand homme si calomnié, qui disait que les amis doivent toujours être préférés aux rois.

Dans quelque coin du monde que j'achève ma vie, soyez sûr, monseigneur, que je ferai continuellement des vœux pour vous, c'est-à-dire pour le bonheur de tout un peuple. Mon cœur sera au rang de vos sujets: votre gloire me sera toujours chère. Je souhaiterai que vous ressembliez toujours à vous-même, et que les autres rois vous ressemblent. Je suis avec un profond respect, de Votre Altesse Royale, le très humble, etc.

DU PRINCE ROYAL
 
Ce 9 septembre 1736.

Monsieur, c'est une épreuve bien difficile pour un écolier en philosophie, que de recevoir des louanges d'un homme de votre mérite. L'amour-propre et la présomption, ces cruels tyrans de l'âme qui l'empoisonnent en la flattant, se croient autorisés par un philosophe, et recevant des armes de vos mains, voudraient usurper sur ma raison un empire que je leur ai toujours disputé. Heureux si, en les convaincant et en mettant la philosophie en pratique, je puis répondre un jour à l'idée, peut-être trop avantageuse, que vous avez de moi!

Vous faites, monsieur, dans votre lettre, le portrait d'un prince accompli, auquel je ne me reconnais point. C'est une leçon habillée de la façon la plus ingénieuse et la plus obligeante; c'est enfin un tour artificieux pour faire parvenir la timide vérité jusqu'aux oreilles d'un prince. Je me proposerai ce portrait pour modèle, et je ferai tous mes efforts pour me rendre le digne disciple d'un maître qui sait si divinement enseigner.

Je me sens déjà infiniment redevable à vos ouvrages; c'est une source où l'on peut puiser les sentiments et les connaissances dignes des plus grands hommes. Ma vanité ne va pas jusqu'à m'arroger ce titre; et ce sera vous, monsieur, à qui j'en aurai l'obligation, si j'y parviens;

Et d'un peu de vertu, si l'Europe me loue,
Je vous le dois, seigneur, il faut que je l'avoue.

Je ne puis m'empêcher d'admirer ce généreux caractère, cet amour du genre humain qui devrait vous mériter les suffrages de tous les peuples: j'ose même avancer qu'ils vous doivent autant et plus que les Grecs à Solon et à Lycurgue, ces sages législateurs dont les lois firent fleurir leur patrie, et furent le fondement d'une grandeur à laquelle la Grèce n'aurait jamais aspiré ni osé prétendre sans eux. Les auteurs sont les législateurs du genre humain; leurs écrits se répandent dans toutes les parties du monde; et étant connus de tout l'univers, ils manifestent des idées dont les autres sont empreints. Ainsi vos ouvrages publient vos sentiments. Le charme de votre éloquence est leur moindre beauté; tout ce que la force des pensées et le feu de l'expression peuvent produire d'achevé quand ils sont réunis, s'y trouve. Ces véritables beautés charment vos lecteurs; elles les touchent: ainsi tout un monde respire bientôt cet amour du genre humain que votre heureuse impulsion a fait germer en lui. Vous formez de bons citoyens, des amis fidèles, et des sujets qui, abhorrant également la rébellion et la tyrannie, ne sont zélés que pour le bien public. Enfin, c'est à vous que l'on doit toutes les vertus qui font la sûreté et le charme de la vie. Que ne vous doit-on pas?

Si l'Europe entière ne reconnaît pas cette vérité, elle n'en est pas moins vraie. Enfin, si toute la nature humaine n'a pas pour vous la reconnaissance que vous méritez, soyez du moins certain de la mienne. Regardez désormais mes actions comme le fruit de vos leçons. Je les ai enfin reçues, mon cœur en a été ému, et je me suis fait une loi inviolable de les suivre toute ma vie.

Je vois, monsieur, avec admiration, que vos connaissances ne se bornent pas aux seules sciences: vous avez approfondi les replis les plus cachés du cœur humain, et c'est là que vous avez puisé le conseil salutaire que vous me donnez en m'avertissant de me défier de moi-même. Je voudrais pouvoir me le répéter sans cesse, et vous en remercie infiniment, monsieur.

C'est un déplorable effet de la fragilité humaine que les hommes ne se ressemblent pas à eux-mêmes tous les jours: souvent leurs résolutions se détruisent avec la même promptitude qu'ils les ont prises. Les Espagnols disent très judicieusement: Cet homme a été brave un tel jour. Ne pourrait-on pas dire de même des grands hommes, qu'ils ne le sont pas toujours, ni en tout?

Si je désire quelque chose avec ardeur, c'est d'avoir des gens savants et habiles autour de moi. Je ne crois pas que ce soient des soins perdus que ceux qu'on emploie à les attirer: c'est un hommage qui est dû à leur mérite, et c'est un aveu du besoin que l'on a d'être éclairé par leurs lumières.

Je ne puis revenir de mon étonnement, quand je pense qu'une nation cultivée par les beaux-arts, secondée par le génie et par l'émulation d'une autre nation voisine; quand je pense, dis-je, que cette même nation, si polie et si éclairée, ne connaît point le trésor qu'elle renferme dans son sein. Quoi! ce même Voltaire, à qui nos mains érigent des autels et des statues, est négligé dans sa patrie, et vit en solitaire dans le fond de la Champagne! C'est un paradoxe, c'est une énigme, c'est un effet bizarre du caprice des hommes. Non, monsieur, les querelles des savants ne me dégoûteront jamais du savoir; je saurai toujours distinguer ceux qui avilissent les sciences, des sciences mêmes. Leurs disputes viennent ordinairement ou d'une ambition démesurée et d'une avidité insatiable de s'acquérir un nom, ou de l'envie qu'un mérite médiocre porte à l'éclat brillant d'un mérite supérieur qui l'offusque.

.....Je respecte trop les liens de l'amitié pour vouloir vous arracher des bras d'Émilie: il faudrait avoir le cœur dur et insensible pour exiger de vous un pareil sacrifice; il faudrait n'avoir jamais connu la douceur d'être auprès des personnes que l'on aime, pour ne pas sentir la peine que vous causerait une telle séparation. Je n'exigerai de vous que de rendre mes hommages à ce prodige d'esprit et de connaissances. Que de pareilles femmes sont rares!

Soyez persuadé, monsieur, que je connais tout le prix de votre estime, mais que je me souviens en même temps d'une leçon que me donne La Henriade (ch. iii):

C'est un poids bien pesant qu'un nom trop tôt fameux.

Peu de personnes le soutiennent, tous sont accablés sous le faix.

Il n'est point de bonheur que je ne vous souhaite, et aucun dont vous ne soyez digne. Cirey sera désormais mon Delphes, et vos lettres, que je vous prie de me continuer, mes oracles. Je suis, monsieur, avec une estime singulière, votre très affectionné ami.
Fédéric.

DE M. DE VOLTAIRE
 
Novembre, 1736.

Monseigneur, j'ai versé des larmes de joie en lisant la lettre du 9 septembre, dont Votre Altesse Royale a bien voulu m'honorer: j'y reconnais un prince qui, certainement, sera l'amour du genre humain. Je suis étonné de toute manière; vous parlez comme Trajan, vous écrivez comme Pline et vous parlez français comme nos meilleurs écrivains. Quelle différence entre les hommes! Louis XIV était un grand roi, je respecte sa mémoire; mais il ne parlait pas aussi humainement que vous, monseigneur, et ne s'exprimait pas de même. J'ai vu de ses lettres: il ne savait pas l'orthographe de sa langue. Berlin sera sous vos auspices l'Athènes de l'Allemagne et pourra l'être de l'Europe. Je suis ici dans une ville où deux simples particuliers, M. Boerhaave d'un côté, et M. S'Gravesande de l'autre, attirent quatre ou cinq cents étrangers: un prince tel que vous en attirera bien davantage; et je vous avoue que je me tiendrais bien malheureux, si je mourais avant d'avoir vu l'exemple des princes et la merveille de d'Allemagne.

Je ne veux point vous flatter, monseigneur, ce serait un crime; ce serait jeter un souffle empoisonné sur une fleur; j'en suis incapable: c'est mon cœur pénétré qui parle à Votre Altesse Royale...

...Si je ne m'intéressais pas au bonheur des hommes, je serais fâché de vous voir destiné à être roi. Je vous voudrais particulier; je voudrais que mon âme pût approcher en liberté de la vôtre; mais il faut que mon goût cède au bien public.

Souffrez, monseigneur, qu'en vous je respecte encore plus l'homme que le prince; souffrez que, de toutes vos grandeurs, celle de votre âme ait mes premiers hommages; souffrez que je vous dise encore combien vous me donnez d'admiration et d'espérance.

Je suis, etc.

DE M. DE VOLTAIRE
 
Mars 1737.

Je ne comptais pas assurément sortir de Cirey il y a un mois. Madame du Châtelet, dont l'âme est faite sur le modèle de la vôtre et qui a sûrement avec vous une harmonie préétablie, devait me retenir dans sa Cour que je préfère, sans hésiter, à celle de tous les rois de la terre, et comme ami, et comme philosophe, et comme homme libre: car

Fuge suspicari
Cujus octavum trepidavit œtas
Claudere lustrum.
(Hor. L. II, od. IV.)

Un orage m'a arraché de cette retraite heureuse: la calomnie m'a été chercher jusque dans Cirey. Je ne suis persécuté que depuis que j'ai fait La Henriade. Croiriez-vous qu'on m'a reproché plus d'une fois d'avoir peint la Saint-Barthélemy avec des couleurs trop odieuses? On m'a appelé athée, parce que je dis que les hommes ne sont point nés pour se détruire. Enfin, la tempête a redoublé, et je suis parti par les conseils de mes meilleurs amis. J'avais esquissé les principes assez faciles de la Philosophie de Newton: madame du Châtelet avait sa part à l'ouvrage: Minerve dictait, et j'écrivais. Je suis venu à Leyde travailler à rendre l'ouvrage moins indigne d'elle et de vous; je suis venu à Amsterdam le faire imprimer et faire dessiner les planches. Cela durera tout l'hiver. Voilà mon histoire et mon occupation: les bontés de Votre Altesse Royale exigeaient cet aveu.

J'étais d'abord en Hollande sous un autre nom pour éviter les visites, les nouvelles connaissances et la perte du temps; mais les gazettes ayant débité des bruits injurieux semés par mes ennemis, j'ai pris sur-le-champ la résolution de les confondre, en les démentant et en me faisant connaître...

...Dans les lettres que je reçois de Votre Altesse Royale, parmi bien des traits de prince et de philosophe, je remarque celui où vous dites: Cæsar est supra grammaticam. Cela est très vrai: il sied très bien à un prince de n'être pas puriste; mais il ne sied pas d'écrire et d'orthographier comme une femme. Un prince doit en tout avoir reçu la meilleure éducation: et de ce que Louis XIV ne savait rien, de ce qu'il ne savait pas même la langue de sa patrie, je conclus qu'il fut mal élevé. Il était né avec un esprit juste et sage; mais on ne lui apprit qu'à danser et à jouer de la guitare, il ne lut jamais: et s'il avait lu, s'il avait su l'histoire, vous auriez moins de Français à Berlin. Votre royaume ne se serait pas enrichi, en 1686, des dépouilles du sien. Il aurait moins écouté le jésuite Letellier; il aurait, etc., etc.. etc.

Ou votre éducation a été digne de votre génie, monseigneur, ou vous avez tout suppléé. Il n'y a aucun prince à présent sur la terre qui pense comme vous. Je suis fâché que vous n'ayez point de rivaux. Je serai toute ma vie, etc., etc.

DE M. DE VOLTAIRE
 
Mars 1737.

Deliciæ humani generis, ce titre vous est plus cher que celui de monseigneur, d'altesse royale et de majesté, et ne vous est pas moins dû.

Je dois d'abord rendre compte à Votre Altesse Royale de mes démarches; car enfin je me suis fait votre sujet. Nous avons, nous autres catholiques, une espèce de sacrement que nous appelons la Confirmation; nous y choisissons un saint pour être notre patron dans le ciel, notre espèce de dieu tutélaire: je voudrais bien savoir pourquoi il me serait permis de me choisir un petit dieu plutôt qu'un roi? Vous êtes fait pour être mon roi, bien plus assurément que saint François d'Assise ou saint Dominique ne sont faits pour être mes saints. C'est donc à mon roi que j'écris; et je vous apprends, rex amate, que je suis revenu dans votre petite province de Cirey, où habitent la philosophie, les grâces, la liberté, l'étude. Il n'y manque que le portrait Votre Majesté. Vous ne nous le donnez point; vous ne voulez point que nous ayons des images pour les adorer, comme dit la sainte Écriture.

J'ai vu enfin le Socrate dont Votre Altesse Royale m'a daigné faire présent: ce présent me fait relire tout ce que Platon dit de Socrate. Je suis toujours de mon premier avis:

La Grèce, je l'avoue, eut un brillant destin; Mais Frédéric est né: tout change; je me flatte Qu'Athènes quelque jour doit céder à Berlin; Et déjà Frédéric est plus grand que Socrate,

aussi dégagé des superstitions populaires, aussi modeste qu'il était vain. Vous n'allez point dans une église de luthériens vous faire déclarer le plus sage de tous les hommes: vous vous bornez à faire tout ce qu'il faut pour l'être. Vous n'allez point de maison en maison, comme Socrate, dire au maître qu'il est un sot, au précepteur qu'il est un âne, au petit garçon qu'il est un ignorant: vous vous contentez de penser tout cela de la plupart des animaux qu'on appelle hommes, et vous songez encore, malgré cela, à les rendre heureux.

J'apprends que Votre Altesse Royale vient de rendre justice à M. Wolf. Vous immortalisez votre nom: vous le rendez cher à tous les siècles en protégeant le philosophe éclairé contre le théologien absurde et intrigant. Continuez, grand prince, grand homme; abattez le monstre de la superstition et du fanatisme, ce véritable ennemi de la divinité et de la raison. Soyez le roi des philosophes: les autres princes ne sont que les rois des hommes.

Je remercie tous les jours le ciel de ce que vous existez. Louis XIV, dont j'aurai l'honneur d'envoyer un jour à Votre Altesse Royale l'histoire manuscrite, a passé les dernières années de sa vie dans de misérables disputes au sujet d'une bulle ridicule pour laquelle il s'intéressait sans savoir pourquoi, et il est mort tiraillé par des prêtres qui s'anathématisaient les uns les autres avec le zèle le plus insensé et le plus furieux. Voilà à quoi les princes sont exposés: l'ignorance, mère de la superstition, les rend victimes de faux dévots. La science que vous possédez vous met hors de leurs atteintes.

J'ai lu avec une grande attention la Métaphysique de M. Wolf. Grand prince, me permettez-vous de dire ce que j'en pense? Je crois que c'est vous qui avez daigné la traduire: J'ai vu des petites corrections de votre main. Émilie vient de la lire avec moi:

C'est de votre Athènes nouvelle
Que ce trésor nous est venu;
Mais Versailles n'en a rien su,
Ce trésor n'est pas fait pour elle.

Cette Émilie, digne de Frédéric, joint ici son admiration et ses respects pour le seul prince qu'elle trouve digne de l'être; mais elle en est d'autant plus fâchée de n'avoir point le portrait de Votre Altesse Royale. Il y a enfin quelque chose de prêt selon vos ordres. J'envoie celle-ci au maître de la poste de Trèves en droiture, sans passer par Paris: de là elle ira à Vesel. Daignez ordonner si vous voulez que je me serve de cette voie.

Je suis, avec un profond respect, etc.

DU PRINCE ROYAL
 
De Remusberg, le 7 avril 1737.

Mon empire sera bien petit, monsieur, s'il n'est composé que de sujets de votre mérite. Faut-il des rois pour gouverner des philosophes? des ignorants pour conduire des gens instruits? en un mot des hommes pleins de leurs passions pour contenir les vices de ceux qui les suppriment, non par la crainte des châtiments, non par la puérile appréhension de l'enfer et des démons, mais par amour de la vertu?

La raison est votre guide; elle est votre souveraine; et Henri le Grand, le saint qui vous protège. Une autre assistance vous serait superflue. Cependant si je me voyais, relativement au poste que j'occupe, en état de vous faire ressentir les effets des sentiments que j'ai pour vous, vous trouveriez en moi un saint qui ne se ferait jamais invoquer en vain: je commence par vous en donner un petit échantillon. Il me paraît que vous souhaitez d'avoir mon portrait, vous le voulez, je l'ai commandé sur l'heure.

Pour vous montrer à quel point les arts sont en honneur chez nous, apprenez, monsieur, qu'il n'est aucune science que nous ne tâchions d'ennoblir. Un de mes gentilshommes, nommé Knobelsdorf, qui ne borne pas ses talents à savoir manier le pinceau, a tiré ce portrait. Il sait qu'il travaille pour vous et que vous êtes connaisseur: c'est un aiguillon qui suffit pour l'animer à se surpasser. Un de mes intimes amis, le baron de Kaiserling ou Césarion, vous rendra mon effigie. Il sera à Cirey vers la fin du mois prochain. Vous jugerez, en le voyant, s'il ne mérite pas l'estime de tout honnête homme. Je vous prie, monsieur, de vous confier à lui. Il est chargé de vous presser vivement au sujet de la Pucelle, de la Philosophie de Newton, de l'Histoire de Louis XIV, et de tout ce qu'il pourra vous extorquer.

Comment répondre à vos vers, à moins d'être né poète? Je ne suis pas assez aveuglé sur moi-même pour imaginer que j'aie le talent de la versification. Écrire dans une langue étrangère, y composer des vers, et qui pis est, se voir désavoué d'Apollon, c'en est trop.

Je rime pour rimer: mais est-ce être poète,
Que de savoir marquer le repos dans un vers:
Et se sentant pressé d'une ardeur indiscrète,
Aller psalmodier sur des sujets divers?
Mais lorsque je te vois t'élever dans les airs,
Et d'un vol assuré prendre l'essor rapide,
Je crois, dans ce moment, que Voltaire me guide:
Mais non; Icare tombe et périt dans les mers.

En vérité, nous autres poètes nous promettons beaucoup et tenons peu. Dans le moment même que je fais amende honorable de tous les mauvais vers que je vous ai adressés, je tombe dans la même faute. Que Berlin devienne Athènes, j'en accepte l'augure; pourvu qu'elle soit capable d'attirer M. de Voltaire, elle ne pourra manquer de devenir une des villes les plus célèbres de l'Europe.

Je me rends, monsieur, à vos raisons. Vous justifiez vos vers à merveille. Les Romains ont eu des bottes de foin en guise d'étendards. Vous m'éclairez, vous m'instruisez; vous savez me faire tirer profit de mon ignorance même.

DE M. DE VOLTAIRE
1737.

.....Je ne crois pas qu'il y ait de démonstration, proprement dite, de l'existence de cet Être indépendant de la matière. Je me souviens que je ne laissais pas, en Angleterre, d'embarrasser un peu le fameux docteur Clarke, quand je lui disais: on ne peut appeler démonstration, un enchaînement d'idées qui laisse toujours des difficultés. Dire que le carré construit sur le grand côté d'un triangle est égal au carré des deux côtés, c'est une démonstration qui, toute compliquée qu'elle est, ne laisse aucune difficulté. Mais l'existence d'un Être créateur laisse encore des difficultés insurmontables à l'esprit humain. Donc cette vérité ne peut être mise au rang des démonstrations proprement dites. Je la crois, cette vérité; mais je la crois comme ce qui est le plus vraisemblable; c'est une lumière qui me frappe à travers mille ténèbres.

Il y aurait sur cela bien des choses à dire; mais ce serait porter de l'or au Pérou que de fatiguer Votre Altesse Royale de réflexions philosophiques.

Toute la métaphysique, à mon gré, contient deux choses: la première, tout ce que les hommes de bon sens savent; la seconde, ce qu'ils ne sauront jamais.

Nous savons, par exemple, ce que c'est qu'une idée simple, une idée composée: nous ne saurons jamais ce que c'est que cet être qui a des idées. Nous mesurons les corps: nous ne saurons jamais ce que c'est que la matière. Nous ne pouvons juger de tout cela que par la voie de l'analogie: c'est un bâton que la nature a donné à nous autres aveugles, avec lequel nous ne laissons pas d'aller et aussi de tomber.

Cette analogie m'apprend que les bêtes étant faites comme moi, ayant du sentiment comme moi, des idées comme moi, pourraient bien être ce que je suis. Quand je veux aller au delà, je trouve un abîme; et je m'arrête sur le bord du précipice.

Tout ce que je sais, c'est que, soit que la matière soit éternelle (ce qui est bien incompréhensible), soit qu'elle ait été créée dans le temps (ce qui est sujet à de grands embarras), soit que notre âme périsse avec nous, soit qu'elle jouisse de l'immortalité, on ne peut dans ces incertitudes prendre un parti plus sage, plus digne de vous, que celui que vous prenez de donner à votre âme, périssable ou non, toutes les vertus, tous les plaisirs, et toutes les instructions dont elle est capable, de vivre en prince, en homme et en sage, d'être heureux et de rendre les autres heureux.

Je vous regarde comme un présent que le ciel a fait à la terre. J'admire qu'à votre âge le goût des plaisirs ne vous ait point emporté; et je vous félicite infiniment que la philosophie vous laisse le goût des plaisirs. Nous ne sommes point nés uniquement pour lire Platon et Leibnitz, pour mesurer des courbes, et pour arranger des faits dans notre tête: nous sommes nés avec un cœur qu'il faut remplir, avec des passions qu'il faut satisfaire, sans en être maîtrisés.

Que je suis charmé de votre morale, monseigneur! que mon cœur se sent né pour être le sujet du vôtre! J'éprouve trop de satisfaction de penser en tout comme vous.

Votre Altesse Royale me fait l'honneur de me dire, dans sa dernière lettre, qu'elle regarde le feu czar comme le plus grand homme du dernier siècle; et cette estime que vous avez pour lui ne vous aveugle pas sur ses cruautés. Il a été un grand prince, un législateur, un fondateur; mais si la politique lui doit tant, quels reproches l'humanité n'a-t-elle pas à lui faire? On admire en lui le roi; mais on ne peut aimer l'homme. Continuez, monseigneur, et vous serez admiré et aimé du monde entier.

Un des plus grands biens que vous ferez aux hommes, ce sera de fouler aux pieds la superstition et le fanatisme; de ne pas permettre qu'un homme en robe persécute d'autres hommes qui ne pensent pas comme lui. Il est très certain que les philosophes ne troubleront jamais les États. Pourquoi donc troubler les philosophes? Qu'importait à la Hollande que Bayle eût raison? Pourquoi faut-il que Jurieu, ce ministre fanatique, ait eu le crédit de faire arracher à Bayle sa petite fortune? Les philosophes ne demandent que la tranquillité; ils ne veulent que vivre en paix sous le gouvernement établi, et il n'y a pas un théologien qui ne voulût être le maître de l'État. Est-il possible que des hommes qui n'ont d'autre science que le don de parler sans s'entendre et sans être entendus, aient dominé et dominent encore presque partout?

Les pays du nord ont cet avantage sur le midi de l'Europe, que ces tyrans des âmes y ont moins de puissance qu'ailleurs. Aussi les princes du Nord sont-ils, pour la plupart, moins superstitieux et moins méchants qu'ailleurs. Tel prince italien se servira du poison et ira à confesse. L'Allemagne protestante n'a ni de pareils sots, ni de pareils monstres; et, en général, je n'aurais pas de peine à prouver que les rois les moins superstitieux ont toujours été les meilleurs princes.

Vous voyez, digne héritier de l'esprit de Marc-Aurèle, avec quelle liberté j'ose vous parler. Vous êtes presque le seul sur la terre qui méritiez qu'on vous parle ainsi.

DE M. DE VOLTAIRE
À Cirey, le 27 mai.

...On attend avec impatience, dans le petit paradis de Cirey, deux choses qui seront bien rares en France: le portrait d'un prince tel que vous, et M. de Kaiserling, que Votre Altesse Royale honore du nom de son ami intime.

Louis XIV disait un jour à un homme qui avait rendu de grands services au roi d'Espagne, Charles II, et qui avait eu sa familiarité: Le roi d'Espagne vous aimait donc beaucoup? Ah! sire, répondit le pauvre courtisan, est-ce que vous autres rois vous aimez quelque chose?

Vous voulez donc, monseigneur, avoir toutes les vertus qu'on leur souhaite si inutilement, et dont on les a toujours loués si mal à propos; ce n'est donc pas assez d'être supérieur aux hommes par l'esprit comme par le rang, vous l'êtes encore par le cœur. Vous, prince et ami! Voilà deux grands titres réunis qu'on a cru jusqu'ici incompatibles.

Cependant, j'avais toujours osé penser que c'était aux princes à sentir l'amitié pure, car d'ordinaire les particuliers qui prétendent être amis sont rivaux. On a toujours quelque chose à se disputer; de la gloire, des places, des femmes, et surtout des faveurs de vous autres maîtres de la terre, qu'on se dispute encore plus que celles des femmes, qui vous valent pourtant bien.

Mais il me semble qu'un prince, et surtout un prince tel que vous, n'a rien à disputer, n'a point de rival à craindre, et peut aimer sans embarras et tout à son aise. Heureux, monseigneur, qui peut avoir part aux bontés d'un cœur comme le vôtre! M. de Kaiserling ne désire rien sans doute. Tout ce qui m'étonne, c'est qu'il voyage.

Cirey est aussi, monseigneur, un petit temple dédié à l'amitié. Madame du Châtelet qui, je vous assure, a toutes les vertus d'un grand homme, avec les grâces de son sexe, n'est pas indigne de sa visite, et elle le recevra comme l'ami du prince Frédéric.

Que Votre Altesse Royale soit bien persuadée, monseigneur, qu'il n'y aura jamais à Cirey d'autre portrait que le vôtre. Il y a ici une petite statue de l'Amour, au bas de laquelle nous avons mis: Noto Deo; nous mettrons au bas de votre portrait: Soli Principi.

DU PRINCE ROYAL
 
À Naven, le 25 mai 1737.

Monsieur, je viens de munir mon cher Césarion de tout ce qu'il lui fallait pour faire le voyage de Cirey. Il vous rendra ce portrait que vous voulez avoir absolument. Il n'y a que la malheureuse matérialité de mon corps qui empêche mon esprit de l'accompagner.

Césarion a le malheur d'être né Courlandais (le baron de Kaiserling, son père, est maréchal de la Cour du duc de Courlande); mais il est le Plutarque de cette Béotie moderne. Je vous le recommande au possible. Confiez-vous entièrement à lui. Il a le rare avantage d'être homme d'esprit et discret en même temps. Je dirai, en le voyant partir:

Cher vaisseau qui portes Virgile
Sur le rivage Athénien, etc.

Si j'étais envieux, je le serais du voyage que Césarion va faire. La seule chose qui me console, est l'idée de le voir revenir comme ce chef des Argonautes, qui emporta les trésors de Colchos. Quelle joie pour moi, quand il me rendra la Pucelle, le Règne de Louis XIV, la Philosophie de Newton et les autres merveilles inconnues que vous n'avez pas voulu, jusqu'ici, communiquer au public! Ne me privez pas de cette consolation. Vous qui désirez si ardemment le bonheur des humains, voudriez-vous ne pas contribuer au mien! Une lecture agréable entre, selon moi, pour beaucoup dans l'idée du vrai bonheur.

Il est juste que vous assuriez de mes attentions Vénus-Newton. La science ne pouvait jamais se mieux loger que dans le corps d'une aimable personne. Quel philosophe pourrait résister à ses arguments? En se laissant guider par cette aimable philosophe, la raison nous guiderait-elle toujours? Pour moi, je craindrais fort les flèches dorées du petit dieu de Cythère.

Césarion vous rendra compte de l'estime parfaite que j'ai pour vous: il vous dira jusqu'à quel point nous honorons la vertu, le mérite et les talents. Croyez, je vous en prie, tout ce qu'il vous dira de ma part; soyez sûr qu'on ne peut exagérer la considération avec laquelle je suis, monsieur, votre très affectionné ami, Fédéric

DU PRINCE ROYAL
 
À Ruppin, le 6 juillet 1737.

...Les antiquaires à capuchon ne seront jamais ni mes historiographes, ni les directeurs de ma conscience. Que votre façon de penser est différente de celle de ces suppôts de l'erreur! vous aimez la vérité, ils aiment la superstition; vous pratiquez les vertus, ils se contentent de les enseigner; ils calomnient, et vous pardonnez. Si j'étais catholique, je ne choisirai ni saint François d'Assise, ni saint Benoît pour mes patrons. J'irais droit à Cirey, je trouverais des vertus et des talents supérieurs en tout genre à ceux de la haine et du froc.

Ces rois sans amitié et sans retour, dont vous me parlez, me paraissent ressembler à la bûche que Jupiter donna pour roi aux grenouilles. Je ne connais l'ingratitude que par le mal qu'elle m'a fait. Je peux même dire, sans affecter des sentiments qui ne me sont pas naturels, que je renoncerais à toute grandeur si je la croyais incompatible avec l'amitié. Vous avez bien votre part à la mienne. Votre naïveté, cette sincérité et cette noble confiance que vous me témoignez dans toutes les occasions, méritent bien que je vous donne le titre d'ami.

Je voudrais que vous fussiez le précepteur des princes, que vous leur apprissiez à être hommes, à avoir des cœurs tendres, que vous leur fissiez connaître le véritable prix des grandeurs, et le devoir qui les oblige à contribuer au bonheur des humains. Mon pauvre Césarion a été arrêté tout court par la goutte. Il s'en est défait le mieux qu'il a pu, et s'est mis en chemin pour Cirey. C'est à vous de juger s'il ne mérite pas toute l'amitié que j'ai pour lui. En prenant congé de mon petit ami, je lui ai dit: Songez que vous allez au paradis terrestre, à un endroit mille fois plus délicieux que l'île de Calypso; que la déesse de ces lieux ne le cède en rien à la beauté de l'enchanteresse de Télémaque, que vous trouverez en elle tous les agréments de l'esprit, si préférables à ceux du corps; que cette merveille occupe son loisir par la recherche de la vérité. C'est là que vous verrez l'esprit humain dans son dernier degré de perfection, la sagesse sans austérité, entourée des tendres Amours et des Ris. Vous y verrez d'un côté le sublime Voltaire et de l'autre l'aimable auteur du Mondain: celui qui sait s'élever au dessus de Newton, et qui, sans s'avilir, sait chanter Phyllis. De quelle façon, mon cher Césarion, pourra-t-on vous faire abandonner un séjour si plein de charmes? Que les liens d'une vieille amitié sont faibles contre tant d'appas!

Je remets mes intérêts entre vos mains et c'est à vous, monsieur, de me rendre mon ami. Il est peut-être l'unique mortel digne de devenir citoyen de Cirey; mais souvenez-vous que c'est tout mon bien, et que ce serait une injustice criante de me le ravir.

J'espère que mon petit ambassadeur reviendra chargé de la toison d'or, c'est le dire de votre Pucelle et de tant d'autres pièces à moitié promises, mais encore plus impatiemment attendues. Vous savez que j'ai un goût déterminé pour vos ouvrages et il y aurait plus que de la cruauté à me les refuser.

Il me semble que la dépravation du goût n'est pas si générale en France que vous le croyez. Les Français connaissent encore un Apollon à Cirey, des Fontenelle, des Crébillon, des Rollin, pour la clarté et la beauté du style historique; des d'Olivet pour les traductions, des Bernard et des Gresset, dont les muses naturelles et polies peuvent très bien remplacer les Chaulieu et les La Fare.

Si Gresset pèche quelquefois contre l'exactitude, il est excusable par le feu qui l'emporte; plein de ses pensées, il néglige les mots. Que la nature fait peu d'ouvrages accomplis! et qu'on voit peu de Voltaire. J'ai pensé oublier M. de Réaumur qui, en qualité de physicien, est en grande réputation chez vous. Voilà ce qui me paraît la quintescence de vos grands hommes. Les autres auteurs ne me semblent pas fort dignes d'attention. Les belles-lettres ne sont plus récompensées, comme elles l'étaient du temps de Louis le Grand. Ce prince, quoique peu instruit, se faisait une affaire sérieuse de protéger ceux dont il attendait son immortalité. Il aimait la gloire, et c'est à cette noble passion que la France est redevable de son académie et de ses arts qui y fleurissent encore.....

Frédéric Ier, roi de Prusse, prince d'un génie fort borné, bon, mais facile, a fait assez fleurir les arts sous son règne. Ce prince aimait la grandeur et la magnificence; il était libéral jusqu'à la profusion. Au mépris de toutes les louanges qu'on prodiguait à Louis XIV, il crut qu'en choisissant ce prince pour son modèle, il ne pourrait manquer d'être loué à son tour. Dans peu on vit la cour de Berlin devenir le singe de celle de Versailles: on imitait tout: cérémonial, harangues, pas mesurés, pas comptés, grands mousquetaires, etc. Souffrez que je vous épargne l'ennui d'un pareil détail.

La reine Charlotte, épouse de Frédéric, était une princesse qui, avec tous les dons de la nature, avait reçu une excellente éducation. Elle était fille du duc de Lunebourg, depuis électeur de Hanovre. Cette princesse avait connu particulièrement Leibnitz, à la cour de son père. Ce savant lui avait enseigné les principes de la philosophie, et surtout de la métaphysique. La reine considérait beaucoup Leibnitz; elle était en commerce de lettres avec lui, ce qui lui fit faire de fréquents voyages à Berlin. Ce philosophe aimait naturellement toutes les sciences: aussi les possédait-il toutes. M. de Fontenelle, en parlant de lui, dit très spirituellement qu'en le décomposant, on trouverait assez de matière pour former beaucoup d'autres savants. L'attachement de Leibnitz pour les sciences ne lui faisait jamais perdre de vue le soin de les établir. Il conçut le dessein de former à Berlin une académie sur le modèle de celle de Paris, en y apportant cependant quelques légers changements; il fit ouverture de son dessein à la reine, qui en fut charmée, et lui promit de l'assister de tout son crédit.

On parla un peu de Louis XIV; les astronomes assurèrent qu'ils découvriraient une infinité d'étoiles dont le roi serait indubitablement le parrain; les botanistes et les médecins lui consacreraient leurs talents, etc. Qui aurait pu résister à tant de genres de persuasion? Aussi en vit-on les effets. En moins de rien, l'Observatoire élevé, le théâtre de l'anatomie ouvert; l'académie toute formée eut Leibnitz pour son directeur. Tant que la reine vécut, l'académie se soutint assez bien; mais, à sa mort, il n'en fut pas de même. Le roi son époux la suivit de près. D'autre temps, d'autres soins. À présent les arts dépérissent; et je vois, les larmes aux yeux, tout savoir fuir de chez nous; et l'ignorant d'un air arrogant, et la barbarie des mœurs s'en approprier la place:

Du laurier d'Apollon, dans nos stériles champs
La feuille négligée est désormais flétrie:
Dieux! pourquoi mon pays n'est-il plus la patrie
Et de la gloire et des talents?

DU PRINCE ROYAL
 
31 mars 1738.

Monsieur, je suis obligé de vous avertir que j'ai reçu deux jours de poste successivement les lettres de M. Thiriot ouvertes. Je ne jurerais pas même que la dernière que vous m'avez écrite n'ait essuyé le même sort. J'ignore si c'est en France, ou dans les États du roi mon père, qu'elles ont été victimes d'une curiosité assez mal placée. On peut savoir tout ce que contient notre correspondance: vos lettres ne respirent que la vertu et l'humanité, et les miennes ne contiennent pour l'ordinaire que des éclaircissements que je vous demande sur des sujets auxquels la plupart du monde ne s'intéresse guère. Cependant, malgré l'innocence des choses que contient notre correspondance, vous savez assez ce que c'est que les hommes, et qu'ils ne sont que trop portés à mal interpréter ce qui doit être exempt de tout blâme. Je vous prierai donc de ne point adresser par M. Thiriot les lettres qui rouleront sur la philosophie ou sur des vers. Adressez-les plutôt à M. Tronchin Dubreuil; elles me parviendront plus tard, mais j'en serai récompensé par leur sûreté. Quand vous m'écrirez des lettres où il n'y aura que des bagatelles, adressez-les à votre ordinaire par M. Thiriot, afin que les curieux aient de quoi se satisfaire.

Césarion me charme par tout ce qu'il me dit de Cirey. Votre histoire du Siècle de Louis XIV m'enchante. Je voudrais seulement que vous n'eussiez point rangé Machiavel, qui était un malhonnête homme, au rang des autres grands hommes de son temps. Quiconque enseigne à manquer de parole, à opprimer, à commettre des injustices, fût-il d'ailleurs l'homme le plus distingué par ses talents, ne doit jamais occuper une place due uniquement aux vertus et aux talents louables. Cartouche ne mérite point de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert et les Luxembourg. Je suis sûr que vous êtes de mon sentiment. Vous êtes trop honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d'un coquin méprisable; aussi suis-je sûr que vous n'avez envisagé Machiavel que du côté du génie. Pardonnez-moi ma sincérité; je ne la prodiguerais pas si je ne vous en croyais très digne.

Si les histoires de l'univers avaient été écrites comme celle que vous m'avez confiée, nous serions plus instruits des mœurs de tous les siècles, et moins trompés par les historiens. Plus je vous connais plus je trouve que vous êtes un homme unique. Jamais je n'ai lu de plus beau style que celui de l'Histoire de Louis XIV. Je relis chaque paragraphe deux ou trois fois tant j'en suis enchanté. Toutes les lignes portent coup; tout est nourri de réflexions excellentes; aucune fausse pensée, rien de puéril, et avec cela une impartialité parfaite. Dès que j'aurai lu tout l'ouvrage, je vous enverrai quelques petites remarques entre autres sur les noms allemands qui sont un peu maltraités: ce qui peut répandre de l'obscurité sur cet ouvrage, puisqu'il y a des noms qui sont si défigurés qu'il faut les deviner.

Je souhaiterais que votre plume eût composé tous les ouvrages qui sont fait et qui peuvent être de quelque instruction; ce serait le moyen de profiter et de tirer utilité de la lecture. Je m'impatiente quelquefois des inutilités, des pauvres réflexions, ou de la sécheresse qui règne dans certains livres; c'est au lecteur à digérer de pareilles lectures. Vous épargnez cette peine à vos lecteurs. Qu'un homme ait du jugement ou non, il profite également de vos ouvrages. Il ne lui faut que de la mémoire.

Il me faut de l'application et une contention d'esprit pour étudier vos Eléments de Newton; ce qui se fera après Pâques, faisant une petite absence pour prendre

Ce que vous savez,
Avec beaucoup de bienséance.

Je vous exposerai mes doutes avec la dernière franchise, honteux de vous mettre toujours dans le cas des Israélites, qui ne pouvaient relever les murs de Jérusalem qu'en se défendant d'une main, tandis qu'ils travaillaient de l'autre.

Avouez que mon système est insupportable; il me l'est quelquefois à moi-même. Je cherche un objet pour fixer mon esprit, et je n'en trouve encore aucun. Si vous en savez, je vous prie de m'en indiquer qui soit exempt de toute contradiction. S'il y a quelque chose dont je puisse me persuader, c'est qu'il y a un Dieu adorable dans le ciel, et un Voltaire presque aussi estimable, à Cirey.

J'envoie une petite bagatelle à madame la marquise, que vous lui ferez accepter. J'espère qu'elle voudra la placer dans ses entresols et qu'elle voudra s'en servir pour ses compositions.

Je n'ai pas pu laisser votre portrait entre les mains de Césarion. J'ai envié à mon ami d'avoir conversé avec vous, et de posséder encore votre portrait. C'en est trop, me suis-je dit; il faut que nous partagions les faveurs du destin. Nous pensons tous de même sur votre sujet, et c'est à qui vous aimera et vous estimera le plus.

J'ai presque oublié de vous parler de vos pièces fugitives: La Modération dans le bonheur, Le Cadenas, Le Temple de l'Amitié, etc., tout cela m'a charmé. Vous accumulez la reconnaissance que je vous dois. Que la marquise n'oublie pas d'ouvrir l'encrier. Soyez persuadé que je ne regrette rien plus au monde que de ne pouvoir vous convaincre des sentiments avec lesquels je suis, monsieur, votre très fidèlement affectionné ami. Fédéric.

DU PRINCE ROYAL
 
À Loo en Hollande, le 6 auguste 1738.

Mon cher ami, je vous reconnais, je reconnais mon sang dans la belle épître Sur l'Homme, que je viens de recevoir, et dont je vous remercie mille fois. C'est ainsi que doit penser un grand homme; et ces pensées sont aussi dignes de vous que la conquête de l'univers l'était d'Alexandre. Vous recherchez modestement la vérité, et vous la publiez avec hardiesse lorsqu'elle vous est connue. Non, il ne peut y avoir qu'un Dieu et qu'un Voltaire dans la nature. Il est impossible que cette nature, si féconde d'ailleurs, recopie son ouvrage pour reproduire votre semblable.

Il n'y a que de grandes vérités dans votre épître Sur l'Homme. Vous n'êtes jamais plus grand ni plus sublime que lorsque vous restez bien ce que vous êtes. Convenez, mon cher ami, que l'on ne saurait bien être que ce que l'on est: et vous avez tant de raisons d'être satisfait de votre façon de penser, que vous ne devriez jamais vous rabaisser en empruntant celle des autres.

Que les moines, obscurément encloîtrés, ensevelissent dans leur crasseuse bassesse leur misérable théologie; que nos descendants ignorent à jamais les puériles sottises de la foi, du culte et des cérémonies des prêtres et des religieux. Les brillantes fleurs de la poésie sont prostituées lorsqu'on les fait servir de parure et d'ornement à l'erreur: et le pinceau qui vient de peindre les hommes, doit effacer la Loyolade.

Je vous suis très obligé et redevable à l'infini de la peine que vous vous donnez de corriger mes fautes. J'ai une attention extrême sur toutes celles que vous me faites apercevoir, et j'espère de me rendre de plus en plus digne de mon ami et de mon maître dans l'art de penser et d'écrire.

Point de comparaison, je vous prie, de vos ouvrages aux miens. Vous marchez d'un pas ferme par des routes difficiles, et moi je rampe par des sentiers battus. Dès que je serai de retour chez moi, ce qui pourra être à la fin de ce mois, Césarion et Jordan voleront sur votre épître Sur l'Homme, et je vous garantis d'avance de leurs suffrages. Quant à sapientissimus Wolfius, je ne le connais en aucune manière, ne lui ayant jamais parlé ni écrit; et je crois, comme vous, que la langue française n'est pas son fort.

Votre imagination, mon cher ami, nous rend conquérants à bon marché: aussi, soyez persuadé que nous en aurons toute l'obligation à votre générosité. Je sais bien que si de ma vie j'allais à Cirey, ce ne serait pas pour l'assiéger. Votre éloquence, plus forte que les instruments destructeurs de Jéricho, ferait tomber les armes de mes mains. Je n'ai d'autres droits sur Cirey que ceux que doit payer la reconnaissance à une amitié désintéressée. Nouveau Jason, j'enlèverais la toison d'or; mais j'enlèverais en même temps le dragon qui garde ce trésor: gare madame la marquise.

Au moins, madame, vous ne tomberiez pas entre les mains des corsaires. En généreux vainqueur, je partagerais avec vous, ne vous en déplaise, ce M. de Voltaire que vous voulez posséder toute seule.

DE M. DE VOLTAIRE
 
Auguste 1738.

Je vois toujours, monseigneur, avec une satisfaction qui approche de l'orgueil, que les petites contradictions que j'essuie dans ma patrie indignent le grand cœur de Votre Altesse Royale. Elle ne doute pas que son suffrage ne me récompense bien amplement de toutes ces peines: elles sont communes à tous ceux qui ont cultivé les sciences; et parmi les gens de lettres, ceux qui ont le plus aimé la vérité ont toujours été les plus persécutés.

La calomnie a voulu faire périr Descartes et Bayle; Racine et Boileau seraient morts de chagrin s'ils n'avaient eu un protecteur dans Louis XIV. Il nous reste encore des vers qu'on a faits contre Virgile. Je suis bien loin de pouvoir être comparé à ces grands hommes; mais je suis bien plus heureux qu'eux; je jouis de la paix; j'ai une fortune convenable à un particulier, et plus grande qu'il ne la faut à un philosophe; je vis dans une retraite délicieuse, auprès de la femme la plus respectable, dont la société me fournit toujours de nouvelles leçons. Enfin, monseigneur, vous daignez m'aimer; le plus vertueux, le plus aimable prince de l'Europe daigne m'ouvrir son cœur, me confier ses ouvrages et ses pensées et corriger les miennes. Que me faut-il de plus? La santé seule me manque; mais il n'y a point de malade plus heureux que moi.

Votre Altesse Royale veut-elle permettre que je lui envoie la moitié du cinquième acte de Mérope, que j'ai corrigé? et si la pièce, après une nouvelle lecture, lui paraît digne de l'impression, peut-être la hasarderai-je.

Madame la marquise du Châtelet vient de recevoir le plan de Remusberg, dessiné par cet homme aimable dont on se souviendra toujours à Cirey. Il est bien triste de ne voir tout cela qu'en peinture, etc. (Le reste manque.)

DU PRINCE ROYAL
 
Remusberg, 30 septembre 1738.

Thiriot doit être à présent à Cirey; il n'y aura donc que moi qui n'y serai jamais! Ma curiosité est bien grande pour savoir ce que vous aurez répondu à madame de Brand; tout ce que j'en sais, c'est qu'il y a des vers contenus dans votre réponse; je vous prie de me les communiquer.

La marquise aura autant de plumes[B] qu'elle en cassera, je me fais fort de les lui fournir. J'ai déjà fait écrire en Prusse pour en avoir, et pour ajouter ce qui pourrait être omis à l'encrier. Assurez cette unique marquise de mes attentions et de mon estime.

Je suis à jamais, et plus que vous ne pouvez le croire, votre très fidèle ami, Fédéric.

DU PRINCE ROYAL
 
Remusberg, le 9 novembre 1738.

Mon cher ami, je viens de recevoir une lettre et des vers que personne n'est capable de faire que vous. Mais si j'ai l'avantage de recevoir des lettres et des vers d'une beauté préférable à tout ce qui a jamais paru, j'ai aussi l'embarras de ne savoir souvent comment y répondre. Vous m'envoyez de l'or de votre Potose, et je ne vous renvoie que du plomb. Après avoir lu les vers assez vifs et aimables que vous m'adressez, j'ai balancé plus d'une fois avant que de vous envoyer l'épître Sur l'Humanité, que vous recevrez avec cette lettre; mais je me suis dit ensuite, il faut rendre nos hommages à Cirey, et il faut y chercher des instructions et de sages corrections. Ces motifs, à ce que j'espère, vous feront recevoir avec quelque support les mauvais vers que je vous envoie.

Thiriot vient de m'envoyer l'ouvrage de la marquise Sur le Feu; je puis dire que j'ai été étonné en lisant; on ne dirait point qu'une pareille pièce pût être produite par une femme. De plus, le style est mâle, et tout à fait convenable au sujet. Vous êtes tous deux de ces gens admirables et uniques dans votre espèce, et qui augmentez chaque jour l'admiration de ceux qui vous connaissent. Je pense sur ce sujet des choses que votre seule modestie m'oblige de vous céler. Les païens ont fait des dieux qui assurément resteraient bien au dessous de vous deux. Vous auriez tenu la première place dans l'Olympe, si vous aviez vécu alors.

Rien ne marque plus la différence de nos mœurs de celles de ces temps reculés, que lorsqu'on compare la manière dont l'antiquité traitait les grands hommes, et celle dont les traite notre siècle.

La magnanimité, la grandeur d'âme, la fermeté, passent pour des vertus chimériques. On dit: Oh! vous vous piquez de faire le Romain; cela est hors de saison; on est revenu de ces affectations dans le siècle d'à présent. Tant pis. Les Romains, qui se piquaient de vertus, étaient des grands hommes; pourquoi ne point les imiter dans ce qu'ils ont eu de louable?

La Grèce était si charmée d'avoir produit Homère, que plus de dix villes se disputaient l'honneur d'être sa patrie; et l'Homère de la France, l'homme le plus respectable de toute la nation, est exposé aux traits de l'envie. Virgile, malgré les vers de quelques rimailleurs obscurs, jouissait paisiblement de la protection de Mécène et d'Auguste, comme Boileau, Racine et Corneille, de celle de Louis le Grand. Vous n'avez point ces avantages; et je crois, à dire vrai, que votre réputation n'y perdra rien. Le suffrage d'un sage, d'une Émilie, doit être préférable à celui du trône, pour tout homme né avec un bon jugement.

Votre esprit n'est point esclave, et votre muse n'est point enchaînée à la gloire des grands. Vous en valez mieux, et c'est un témoignage irrévocable de votre sincérité; car on sait trop que cette vertu fut de tout temps incompatible avec la basse flatterie qui règne dans les cours.

L'Histoire de Louis XIV, que je viens de relire, se ressent bien de votre séjour à Cirey; c'est un ouvrage excellent, et dont l'univers n'a point encore d'exemple. Je vous demande instamment de m'en procurer la continuation; mais je vous conseille, en ami, de ne point le livrer à l'impression. La postérité de tous ceux dont vous dites la vérité se liguerait contre vous. Les uns trouveraient que vous en avez trop dit, les autres, que vous n'avez pas assez exagéré les vertus de leurs ancêtres; et les prêtres, cette race implacable, ne vous pardonneraient point les petits traits que vous leur lancez. J'ose même dire que cette histoire, écrite avec vérité et dans un esprit philosophique, ne doit point sortir de la sphère des philosophes. Non, elle n'est point faite pour des gens qui ne savent point penser.

Vos deux lettres ont produit un effet bien différent sur ceux à qui je les ai rendues. Césarion, qui avait la goutte, l'en a perdue de joie, et Jordan, qui se portait bien, pensa en prendre l'apoplexie: tant une même cause peut produire des effets différents! C'est à eux à vous marquer tout ce que vous leur inspirez; ils s'en acquitteront aussi bien et mieux que je ne pourrais le faire.

Il ne nous manque à Remusberg qu'un Voltaire, pour être parfaitement heureux; indépendamment de votre absence, votre personne est, pour ainsi dire, innée dans nos âmes. Vous êtes toujours avec nous. Votre portrait préside dans ma bibliothèque; il pend au dessus de l'armoire qui conserve notre Toison d'or; il est immédiatement placé au-dessus de vos ouvrages, et vis-à-vis de l'endroit où je me tiens, de façon que je l'ai toujours présent à mes yeux. J'ai pensé dire que ce portrait était comme la statue de Memnon, qui donnait un son harmonieux lorsqu'elle était frappée des rayons du soleil; que votre portrait animait de même l'esprit de ceux qui le regardent; pour moi, il me semble toujours qu'il paraît me dire:[C]

Ô vous donc qui brûlant d'une ardeur périlleuse, etc.

Souvenez-vous toujours, je vous prie, de la petite colonie de Remusberg, et souvenez-vous-en pour lui adresser vos lettres pastorales. Ce sont des consolations qui deviennent nécessaires dans votre absence: vous les devez à vos amis. J'espère bien que vous me compterez à leur tête. On ne saurait du moins être plus ardemment que je suis et que je serai toujours, votre très affectionné et fidèle ami, Frédéric.

DE M. DE VOLTAIRE
 
Octobre 1738.

Monseigneur, que votre Altesse Royale pardonne à ce pauvre malade enrichi de vos bienfaits, s'il tarde trop à vous payer ses tributs de reconnaissance.

Ce que vous avez composé sur l'humanité vous assure, sans doute, le suffrage et l'estime de Madame du Châtelet, et vous me forceriez à l'admiration, si vous ne m'y aviez pas déjà tout disposé. Non seulement Cirey remercie votre Altesse Royale, mais il n'y a personne sur la terre qui ne doive vous être obligé. Ne connût-on de cet ouvrage que le titre, c'en est assez pour vous rendre maître des cœurs. Un prince qui pense aux hommes, qui fait son bonheur de leur félicité! on demandera dans quel roman cela se trouve, et si ce prince s'appelle Alcimédon ou Almanzor, s'il est fils d'une fée et de quelque génie. Non, messieurs, c'est un être réel; c'est lui que le ciel donne à la terre sous le nom de Frédéric; il habite d'ordinaire la solitude de Remusberg; mais son nom, ses vertus, son esprit, ses talens sont déjà connus dans tout le monde; si vous saviez tout ce qu'il a écrit sur l'humanité, le genre humain députerait vers lui pour le remercier; mais ces détails heureux sont réservés à Cirey, et ces faveurs sont tenues secrètes. Les gens qui se mêlaient autrefois de consulter les demi-dieux, se vantaient d'en recevoir des oracles: nous en recevons, mais nous ne nous en vantons pas.

Il y a, monseigneur, une secrète sympathie qui assujettit mon âme à Votre Altesse Royale; c'est quelque chose de plus fort que l'harmonie préétablie. Je roulais dans ma tête une épître sur l'humanité, quand je reçus celle de Votre Altesse Royale. Voilà ma tâche faite. Il y a eu, à ce que conte l'antiquité, des gens qui avaient un génie qui les aidait dans leurs grandes entreprises. Mon génie est à Remusberg. Eh! à qui appartenait-il de parler de l'humanité, qu'à vous, grand prince, à votre âme généreuse et tendre: à vous, monseigneur, qui avez daigné consulter des médecins pour la maladie d'un de vos serviteurs qui demeure à près de trois cents lieues de vous? Ah! monseigneur, malgré ces trois cents lieues, je sens mon cœur lié à Votre Altesse Royale de bien près.

Je me flatte, même avec assez d'apparence, que cet intervalle disparaîtra bientôt. Monseigneur l'électeur Palatin mourra s'il veut, mais les confins de Clèves et de Juliers verront au printemps prochain madame la marquise du Châtelet. Nous arrangerons tout pour nous trouver près de vos États. Je sais bien qu'en fait d'affaires, il ne faut jamais répondre de rien; mais l'espérance de faire notre cour à Votre Altesse royale, de voir de près ce que nous admirons, ce que nous aimons de loin, aplanira bien des difficultés. N'est-il pas vrai, monseigneur, que Votre Altesse Royale donnera des saufs-conduits à madame du Châtelet? mais qui voudrait l'arrêter, quand on saura qu'elle sera là pour voir Votre Altesse Royale; et qui m'osera faire du mal à moi, quand j'aurai l'Epître de l'Humanité à la main?

Que je suis enchanté que Votre Altesse Royale ait été contente de cet Essai sur le feu que madame du Châtelet s'amusa de composer, et qui, en vérité, est plutôt un chef-d'œuvre qu'un essai! Sans les maudits tourbillons de Descartes, qui tournent encore dans les vieilles têtes de l'académie, il est bien sûr que madame du Châtelet aurait eu le prix, et cette justice eût fait l'honneur de son sexe et de ses juges: mais les préjugés dominent partout. En vain Newton a montré aux yeux les secrets de la lumière; il y a de vieux romanciers physiciens qui sont pour les chimères de Malebranche. L'académie rougira un jour de s'être rendue si tard à la vérité; et il demeurera constant qu'une jeune dame osait embrasser la bonne philosophie, quand la plupart de ses juges l'étudiaient faiblement pour la combattre opiniâtrement.

M. de Maupertuis, homme qui ose aimer et dire la vérité, quoique persécuté, a mandé hardiment, mais secrètement, que les discours français couronnés étaient pitoyables. Son suffrage, joint à celui de Remusberg, sont le plus beau prix qu'on puisse jamais recevoir.

Madame du Châtelet sera très flattée que Votre Altesse Royale fasse lire à M. Jordan ce qui a plu à Votre Altesse Royale. Elle estime avec raison un homme que vous estimez. Je suis, etc.

DU PRINCE ROYAL
 
À Remusberg, le 15 avril 1739.

J'ai été sensiblement attendri du récit touchant que vous me faites de votre déplorable situation. Un ami à la distance de quelques centaines de lieues paraît un homme assez inutile dans le monde, mais je prétends faire un petit essai en votre faveur, dont j'espère que vous retirerez quelque utilité. Ah! mon cher Voltaire, que ne puis-je vous offrir un asile, où assurément vous n'auriez rien à souffrir de semblable aux chagrins que vous donne votre ingrate patrie! Vous ne trouveriez chez moi ni envieux, ni calomniateurs, ni ingrats; on saurait rendre justice à vos mérites, et distinguer parmi les hommes ce que la nature a si fort distingué parmi ses ouvrages.

Je voudrais pouvoir soulager l'amertume de votre condition; et je vous assure que je pense aux moyens de vous servir efficacement. Consolez-vous toujours de votre mieux, mon cher ami, et pensez que, pour établir une égalité de conditions parmi tous les hommes, il vous fallait des revers capables de balancer les avantages de votre génie, de vos talents, et de l'amitié de la marquise.

C'est dans des occasions semblables qu'il nous faut tirer de la philosophie des secours capables de modérer les premiers transports de la douleur, et de calmer les mouvements impétueux que le chagrin excite dans nos âmes. Je sais que ces conseils ne coûtent rien à donner, et que la pratique en est presque impossible; je sais que la force de votre génie est suffisante pour s'opposer à vos calamités. Mais on ne laisse point que de tirer des consolations du courage que nous inspirent nos amis.

Vos adversaires sont d'ailleurs des gens si méprisables, qu'assurément vous ne devez pas craindre qu'ils puissent ternir votre réputation. Les dents de l'envie s'émousseront toutes les fois qu'elles voudront vous mordre. Il n'y a qu'à lire sans partialité les écrits et les calomnies qu'on sème sur votre sujet pour en connaître la malice et l'infamie. Soyez en repos, mon cher Voltaire, et attendez que vous puissiez goûter les fruits de mes soins.

J'espère que l'air de Flandre vous fera oublier vos peines, comme les eaux du Léthé en effaçaient le souvenir chez les ombres.

J'attends de vos nouvelles pour savoir quand il serait agréable à la marquise que je lui envoyasse une lettre pour le duc d'Aremberg. Mon vin de Hongrie et l'ambre languissent de partir: j'enverrai le tout à Bruxelles, lorsque je vous y saurai arrivé.

Ayez la bonté de m'adresser les lettres que vous m'écrirez de Cirey par le marchand Michelet; c'est la voie la plus courte. Mais si vous m'écrivez de Bruxelles, que ce soit sous l'adresse du général Bork à Vesel. Vous vous étonnerez de ce que j'ai été si longtemps sans vous répondre; mais vous débrouillerez facilement ce mystère, quand vous saurez qu'une absence de quinze jours m'a empêché de recevoir votre lettre qui m'attendait ici.

Je vous prie de ne jamais douter des sentiments d'amitié et d'estime avec lesquels je suis votre très fidèle ami, Fédéric.

DU PRINCE ROYAL
 
À Remusberg, le 26 juin 1739.

Mon cher ami, je souhaiterais beaucoup que votre étoile errante se fixât, car mon imagination déroutée ne sait plus de quel côté du Brabant elle doit vous chercher. Si cette étoile errante pouvait une fois diriger vos pas du côté de notre solitude, j'emploierais assurément tous les secrets de l'astronomie pour arrêter son cours: je me jetterais même dans l'astrologie; j'apprendrais le grimoire, et je ferais des invocations à tous les dieux et à tous les diables, pour qu'ils ne vous permissent jamais de quitter ces contrées. Mais, mon cher Voltaire, Ulysse, malgré les enchantements de Circé, ne pensait qu'à sortir de cette île, où toutes les caresses de la déesse magicienne n'avaient pas tant de pouvoir sur son cœur que le souvenir de sa chère Pénélope. Il me paraît que vous seriez dans le cas d'Ulysse, et que le puissant souvenir de la belle Émilie et l'attraction de son cœur auraient sur vous un empire plus fort que mes dieux et mes démons. Il est juste que les nouvelles amitiés le cèdent aux anciennes; je le cède donc à la marquise, toutefois à condition qu'elle maintiendra mes droits de second contre tous ceux qui voudraient me les disputer.

J'ai cru que je pourrais aller assez vite dans ce que je m'étais proposé d'écrire contre Machiavel, mais j'ai trouvé que les jeunes gens ont la tête un peu trop chaude. Pour savoir tout ce qu'on a écrit sur Machiavel, il m'a fallu lire une infinité de livres, et avant que d'avoir tout digéré, il me faudra encore quelque temps. Le voyage que nous allons faire en Prusse ne laissera pas que de causer encore quelque interruption à mes études, et retardera la Henriade, Machiavel et Euryale.

Je n'ai point encore de réponse d'Angleterre; mais vous pouvez compter que c'est une chose résolue, et que la Henriade sera gravée. J'espère pouvoir vous donner des nouvelles de cet ouvrage et de l'avant-propos à mon retour de Prusse, qui pourra être vers le 15 d'auguste.

Un prince oisif est, selon moi, un animal peu utile à l'univers. Je veux du moins servir mon siècle en ce qui dépend de moi; je veux contribuer à l'immortalité d'un ouvrage qui est utile à l'univers; je veux multiplier un poème où l'auteur enseigne le devoir des grands et le devoir des peuples, une manière de régner peu connue des princes, et une façon de penser qui aurait ennobli les dieux d'Homère autant que leurs cruautés et leurs caprices les ont rendus méprisables.

Vous faites un portrait vrai, mais terrible, des guerres de religion, de la méchanceté des prêtres, et des suites funestes du faux zèle. Ce sont des leçons qu'on ne saurait assez répéter aux hommes que leurs folies passées devraient du moins rendre plus sages dans leur façon de se conduire à l'avenir.

Ce que je médite contre le Machiavélisme est proprement une suite de la Henriade. C'est sur les grands sentiments de Henri IV que je forge la foudre qui écrasera César Borgia.

Pour Nisus et Euryale, ils attendront que le temps et vos corrections aient fortifié ma verve.

J'envoie par le lieutenant Shilling le vin de Hongrie, sous l'adresse du duc d'Aremberg. Il est sûr que ce duc est le patriarche des bons vivants; il peut être regardé comme père de la joie et des plaisirs. Silène l'a doué d'une physionomie qui ne dément point son caractère, et qui fait connaître en lui une volupté aimable et décrassée de tout ce que la débauche a d'obscénités.

J'espère que vous respirerez en Brabant un air plus libre qu'en France, et que la sécurité de ce séjour ne contribuera pas moins que les remèdes à la santé de votre corps. Je vous assure qu'il m'intéresse beaucoup, et qu'il ne se passe aucun jour que je ne fasse des vœux en votre faveur à la déesse de la santé.

J'espère que tous mes paquets vous seront parvenus. Mandez-m'en, s'il vous plaît, quelques petits mots. On dit que les Plaisirs se sont donné rendez-vous sur votre route:

Que la Danse et la Comédie,
Avec leur sœur la Mélodie.
Toutes trois firent le dessein
De vous escorter en chemin.
Suivies de leur bande joyeuse;
Et qu'en tous lieux leur troupe heureuse,
Devant vos pas semant des fleurs,
Vous a rendu tous les honneurs
Qu'au sommet de la double croupe,
Gouvernant sa divine troupe,
Apollon reçoit des neuf Sœurs.

On dit aussi

Que la Politesse et les Grâces
Avec vous quittèrent Paris;
Que l'Ennui froid a pris les places
De ces déesses et des Ris;
Qu'en cette région trompeuse,
La Politique frauduleuse
Tient le poste de l'Equité;
Que la timide Honnêteté,
Redoutant le pouvoir inique
D'un prélat fourbe et despotique,
Ennemi de la liberté,
S'enfuit avec la Vérité.

Voilà une gazette poétique de la façon qu'on les fait à Remusberg. Si vous êtes friand de nouvelles, je vous en promets en prose ou en vers, comme vous les voudrez, à mon retour.

Mille assurances d'estime à la divine Émilie, ma rivale dans votre cœur. J'espère que vous tiendrez les engagements de docilité que vous avez pris avec Superville. Césarion vous dit tout ce qu'un cœur comme le sien pense, lorsqu'il a été assez heureux pour connaître le vôtre; et moi, je suis plus que jamais votre très fidèle ami, Fédéric.

DE M. DE VOLTAIRE
 
À Bruxelles, 1er septembre 1739.

Ce nectar jaune de Hongrie
Enfin dans Bruxelle est venu;
Le duc d'Aremberg l'a reçu
Dans la nombreuse compagnie
Des vins dont sa cave est fournie;
Et quand Voltaire en aura bu
Quelques coups avec Émilie,
Son misérable individu,
Dans son estomac morfondu
Sentira renaître la vie:
La faculté, la pharmacie,
N'auront jamais tant de vertu.
Adieu, monsieur de Superville:
Mon ordonnance est du bon vin,
Frédéric est mon médecin,
Et vous m'êtes fort inutile.
Adieu; je ne suis plus tenté
De vos drogues d'apothicaire,
Et tout ce qui me reste à faire,
C'est de boire à votre santé.

Monseigneur, c'est M. Shilling qui m'apprit, il y a quelques jours, la nouvelle du débarquement de ce bon vin, dans la cave du patron de cette liqueur; et M. le duc d'Aremberg nous donnera ce divin tonneau à son retour d'Enghien; mais la lettre de Votre Altesse Royale, datée du 26 juin, et rendue par ledit M. Shilling, vaut tout le canton de Tokai:

Ô prince aimable et plein de grâce.
Parlez: par quel art immortel,
Avec un goût si naturel.
Touchez-vous la lyre d'Horace.
De ces mains dont la sage audace
Va confondre Machiavel?
Le ciel vous fit expressément
Pour nous instruire et pour nous plaire.
Ô monarques que l'on révère,
Grands rois, tâchez d'en faire autant;
Mais, hélas! vous n'y pensez guère.

Et avec toutes ces grâces légères dont Votre charmante lettre est pleine, voilà M. Shilling qui jure encore que le régiment de Votre Altesse Royale est le plus beau régiment de Prusse, et par conséquent le plus beau régiment du monde; car omne tulit punctum est votre devise.

Votre Altesse royale va visiter ses peuples septentrionaux, mais elle échauffera tous ces climats-là; et je suis sûr que quand j'y viendrai (car j'irai sans doute, je ne mourrai point sans lui avoir fait ma cour), je trouverai qu'il fait plus chaud à Remusberg qu'à Frescati; les philosophes auront beau prétendre que la terre s'est approchée du soleil, ils feront de vains systèmes, et je saurai la vérité du fait.

Votre Altesse Royale me dit qu'il lui a fallu lire bien des livres pour son Anti-Machiavel; tant mieux, car elle ne lit qu'avec fruit; ce sont des métaux qui deviendront or dans votre creuset; il y a des discours politiques de Gordon, à la tête de sa traduction de Tacite, qui sont bien dignes d'être vus par un lecteur tel que mon prince; mais d'ailleurs quel besoin Hercule a-t-il de secours pour étouffer Antée ou pour écraser Cacus?

Je vais vite travailler à achever le petit tribut que j'ai promis à mon unique maître; il aura, dans quinze jours, le second acte de Mahomet; le premier doit lui être parvenu par la même voie des sieurs Gérard et compagnie.

On a achevé une nouvelle édition de mes ouvrages en Hollande; mais Votre Altesse Royale en a beaucoup plus que les libraires n'en ont imprimé. Je ne reconnais plus d'autre Henriade que celle qui est honorée de votre nom et de vos bontés; ce n'est pas moi sûrement qui ai fait les autres Henriades. Je quitte mon prince pour travailler à Mahomet, et je suis, etc.

DU ROI DE PRUSSE
 
À Charlottembourg, le 6 juin 1740.

Mon cher ami, mon sort est changé, et j'ai assisté aux derniers moments d'un roi, à son agonie, à sa mort. En parvenant à la royauté, je n'avais pas besoin assurément de cette leçon pour être dégoûté de la vanité des grandeurs humaines.

J'avais projeté un petit ouvrage de métaphysique; il s'est changé en un ouvrage de politique. Je croyais joûter avec l'aimable Voltaire, et il me faut escrimer avec Machiavel. Enfin, mon cher Voltaire, nous ne sommes point maîtres de notre sort. Le tourbillon des événements nous entraîne, et il faut se laisser entraîner. Ne voyez en moi, je vous prie, qu'un citoyen zélé, un philosophe un peu sceptique, mais un ami véritablement fidèle. Pour dieu, ne m'écrivez qu'en homme, et méprisez avec moi les titres, les noms, et tout l'éclat extérieur.

Jusqu'à présent il me reste à peine le temps de me reconnaître; j'ai des occupations infinies: je m'en donne encore de surplus; mais malgré tout ce travail, il me reste toujours du temps assez pour admirer vos ouvragés et pour puiser chez vous des instructions et des délassements.

Assurez la marquise de mon estime. Je l'admire autant que ses vastes connaissances et la rare capacité de son esprit le méritent.

Adieu, mon cher Voltaire; si je vis, je vous verrai, et même dès cette année. Aimez-moi toujours, et soyez toujours sincère ami avec votre ami Fédéric.

DE M. DE VOLTAIRE
 
18 juin 1740.

Sire, si votre sort est changé, votre belle âme ne l'est pas; mais la mienne l'est. J'étais un peu misanthrope, et les injustices des hommes m'affligeaient trop. Je me livre à présent à la joie avec tout le monde. Grâce au ciel, Votre Majesté a déjà rempli presque toutes mes prédictions. Vous êtes déjà aimé, et dans vos États et dans l'Europe. Un résident de l'empereur disait dans la dernière guerre au cardinal de Fleury: Monseigneur, les Français sont bien aimables, mais ils sont tous Turcs. L'envoyé de Votre Majesté peut dire à présent, les Français sont tous Prussiens.

Le marquis d'Argenson, conseiller d'État du roi de France, ami de M. de Valori, et un homme d'un vrai mérite, avec qui je me suis entretenu souvent à Paris de Votre Majesté, m'écrit du 13 que M. de Valori s'exprime avec lui dans ces propres mots: «Il commence son règne comme il y a apparence qu'il le continuera; partout des traits de bonté de cœur; justice qu'il rend au défunt; tendresse pour ses sujets.» Je ne fais mention de cet extrait à Votre Majesté que parce que je suis sûr que cela a été écrit d'abondance de cœur qu'il m'est revenu de même. Je ne connais point M. de Valori, et Votre Majesté sait que je ne devais pas compter sur ses bonnes grâces; cependant puisqu'il pense comme moi et qu'il vous rend tant de justice, je suis bien aise de la lui rendre.

Le ministre qui gouverne le pays où je suis me disait: Nous verrons s'il renverra tout d'un coup les géants inutiles qui ont fait tant crier; et moi je lui répondis: Il ne fera rien précipitamment. Il ne montrera point un dessein marqué de condamner les fautes qu'a pu faire son prédécesseur; il se contentera de les réparer avec le temps. Daignez donc avouer, grand roi, que j'ai bien deviné.

Votre Majesté m'ordonne de songer, en lui écrivant, moins au roi qu'à l'homme. C'est un ordre bien selon mon cœur. Je ne sais comment m'y prendre avec un roi, mais je suis bien à mon aise avec un homme véritable, avec un homme qui a dans sa tête et dans son cœur l'amour du genre humain.....

DU ROI
 
À Charlottembourg, le 12 juin 1740.

Non, ce n'est plus du mont Rémus,
Douce et studieuse retraite
D'où mes vers vous sont parvenus,
Que je date ces vers confus:
Car dans ce moment le poète
Et le prince sont confondus.
Désormais mon peuple que j'aime
Est l'unique Dieu que je sers:
Adieu les vers et les concerts.
Tous les plaisirs. Voltaire même;
Mon devoir est mon Dieu suprême.
Qu'il entraîne de soins divers!
Quel fardeau que le diadème!
Quand ce dieu sera satisfait,
Alors dans vos bras, cher Voltaire,
Je volerai, plus prompt qu'un trait,
Puiser, dans les leçons de mon ami sincère,
Quel doit être d'un roi le sacré caractère.

Vous voyez, mon cher ami, que le changement du sort ne m'a pas tout à fait guéri de la métromanie, et que peut-être je n'en guérirai jamais. J'estime trop l'art d'Horace et de Voltaire pour y renoncer; et je suis du sentiment que chaque chose de la vie a son temps.

J'avais commencé une épître sur les abus de la mode et de la coutume, lors même que la coutume de la primogéniture m'obligeait de monter sur le trône et de quitter mon épître pour quelque temps. J'aurais volontiers changé mon épître en satire contre cette même mode, si je ne savais que la satire doit être bannie de la bouche des princes.

Enfin, mon cher Voltaire, je flotte entre vingt occupations, et je ne déplore que la brièveté des jours, qui me paraissent trop courts de vingt-quatre heures.

Je vous avoue que la vie d'un homme qui n'existe que pour réfléchir et pour lui-même, me semble infiniment préférable à la vie d'un homme dont l'unique occupation doit être de faire le bonheur des autres.

Vos vers sont charmants. Je n'en dirai rien, car ils sont trop flatteurs.

Mon cher Voltaire, ne vous refusez pas plus longtemps à l'empressement que j'ai de vous voir. Faites en ma faveur tout ce que vous croyez que votre humanité comporte. J'irai à la fin d'auguste à Vesel, et peut-être plus loin. Promettez-moi de me joindre, car je ne saurais vivre heureux ni mourir tranquille sans vous avoir embrassé. Adieu. Fédéric.

Mille compliments à la marquise. Je travaille des deux mains; d'un côté à l'armée, de l'autre au peuple et aux beaux-arts.

DU ROI
 
À Charlottembourg, le 27 juin 1740.

Mon cher Voltaire, vos lettres me font toujours un plaisir infini, non pas par les louanges que vous me donnez, mais par la prose instructive et les vers charmants qu'elles contiennent. Vous voulez que je vous parle de moi-même comme l'éternel abbé de Chaulieu. Qu'importe? il faut vous contenter.

Voici donc la gazette de Berlin telle que vous me la demandez.

J'arrivai le vendredi au soir à Postdam, où je trouvai le roi dans une si triste situation que j'augurai bientôt que sa fin était prochaine. Il me témoigna mille amitiés; il me parla plus d'une grande heure sur les affaires, tant internes qu'étrangères, avec toute la justesse d'esprit et le bon sens imaginables. Il me parla de même le samedi, le dimanche et le lundi, paraissant très tranquille, très résigné, et soutenant ses souffrances avec beaucoup de fermeté. Il résigna la régence entre mes mains le mardi matin à cinq heures, prit tendrement congé de mes frères, de tous les officiers de marque, et de moi. La reine, mes frères et moi nous l'avons assisté dans ses dernières heures: dans ses angoisses il a témoigné le stoïcisme de Caton. Il est expiré avec la curiosité d'un physicien sur ce qui se passait en lui à l'instant même de sa mort, et avec l'héroïsme d'un grand homme, nous laissant à tous des regrets sincères de sa perte, et sa mort courageuse comme un exemple à suivre.

Le travail infini qui m'est échu en partage après sa mort, laisse à peine du temps à ma juste douleur. J'ai cru que depuis la perte de mon père, je me devais entièrement à la patrie. Dans cet esprit, j'ai travaillé autant qu'il a été en moi pour prendre les arrangemens les plus prompts et les plus convenables au bien public.

J'ai d'abord commencé par augmenter les forces de l'État de seize bataillons, de cinq escadrons de houssards et d'un escadron de gardes du corps. J'ai posé les fondements de notre nouvelle académie. J'ai fait acquisition de Wolf, de Maupertuis, d'Algarotti. J'attends la réponse de S. Gravesande, de Vaucanson et d'Euler. J'ai établi un nouveau collège pour le commerce et les manufactures; j'engage des peintres et des sculpteurs; et je pars pour la Prusse, pour y recevoir l'hommage, etc. sans la sainte ampoule et sans les cérémonies inutiles et frivoles que l'ignorance et la superstition ont établies, et que la coutume favorise.

Mon genre de vie est assez déréglé quant à présent, car la Faculté a trouvé à propos de m'ordonner, ex officio, de prendre les eaux de Pyrmont. Je me lève à quatre heures, je prends les eaux jusqu'à huit, j'écris jusqu'à dix, je vois les troupes jusqu'à midi, j'écris jusqu'à cinq heures, et le soir je me délasse en bonne compagnie. Lorsque les voyages seront finis, mon genre de vie sera plus tranquille et plus uni; mais jusqu'à présent j'ai le cours des affaires à suivre, j'ai les nouveaux établissemens de surplus, et avec cela beaucoup de complimens inutiles à faire, d'ordres circulaires à donner, etc......

DU ROI
 
À Olau, le 16 avril 1741.

Je connais les douceurs d'un studieux repos;
Disciple d'Epicure, amant de la Mollesse,
Entre ses bras, plein de faiblesse,
J'aurais pu sommeiller à l'ombre des pavots.

Mais un rayon de gloire animant ma jeunesse,
Me fit voir d'un coup d'œil les faits de cent héros;
Et plein de cette noble ivresse,
Je voulus surpasser leurs plus fameux travaux.

Je goûte le plaisir, mais le devoir me guide.
Délivrer l'univers de monstres plus affreux
Que ceux terrassés par Alcide,
C'est l'objet salutaire auquel tendent mes vœux.

Soutenir de mon bras les droits de ma patrie,
Et réprimer l'orgueil des plus fiers des humains,
Tous fous de la vierge Marie,
Ce n'est point un ouvrage indigne de mes mains.

Le bonheur, cher ami, cet être imaginaire,
Ce fantôme éclatant qui fuit devant nos pas,
Habite aussi peu cette sphère.
Qu'il établit son règne au sein de mes États.

Aux berceaux de Reinsberg, aux champs de Silésie,
Méprisant du bonheur le caprice fatal,
Ami de la philosophie,
Tu me verras toujours aussi ferme qu'égal.

On dit les Autrichiens battus, et je crois que c'est vrai. Vous voyez que la lyre d'Horace a son tour après la massue d'Alcide. Faire son devoir, être accessible aux plaisirs, ferrailler avec ses ennemis, être absent et ne point oublier ses amis: tout cela sont des choses qui vont fort bien de pair, pourvu qu'on sache assigner des bornes à chacune d'elles. Doutez de toutes les autres; mais ne soyez pas pyrrhonien sur l'estime que j'ai pour vous, et croyez que je vous aime. Adieu. Fédéric.

DU ROI
 
À Selovitz, le 23 mars 1742.

Mon cher Voltaire, je crains de vous écrire, car je n'ai d'autres nouvelles à vous mander que d'une espèce dont vous ne vous souciez guère, ou que vous abhorrez.

Si je vous disais, par exemple, que des peuples de deux contrées de l'Allemagne sont sortis du fond de leurs habitations pour se couper la gorge avec d'autres peuples dont ils ignoraient jusqu'au nom même, et qu'ils ont été chercher dans un pays fort éloigné: pourquoi? parce que leur maître a fait un contrat avec un autre prince, et qu'ils voulaient, joints ensemble, en égorger un troisième; vous me répondriez que ces gens sont fous, sots et furieux de se prêter ainsi aux caprices et à la barbarie de leurs maîtres. Si je vous disais que nous nous préparons avec grand soin à détruire quelques murailles élevées à grands frais; que nous faisons la moisson où nous n'avons point semé, et les maîtres où personne n'est assez fort pour nous résister; vous vous écrieriez: Ah! barbares! ah! brigands! inhumains que vous êtes, les injustes n'hériteront point du royaume des cieux, selon saint Mathieu, chap. xii, vers. 24.

Puisque je prévois tout ce que vous me diriez sur ces matières, je ne vous en parlerai point. Je me contenterai de vous informer qu'une tête assez folle, dont vous aurez entendu parler sous le nom de roi de Prusse, apprenant que les États de son allié l'empereur étaient ruinés par la reine d'Hongrie, a volé à son secours, qu'il a joint ses troupes à celles du roi de Pologne, pour opérer une diversion en Basse-Autriche, et qu'il y a si bien réussi, qu'il s'attend dans peu à combattre les principales forces de la reine de Hongrie, pour le service de son allié.

Voilà de la générosité, direz-vous, voilà de l'héroïsme; cependant, cher Voltaire, le premier tableau et celui-ci sont les mêmes. C'est la même femme qu'on fait voir d'abord en cornette de nuit, et ensuite avec son fard et ses pompons.

De combien de différentes façons n'envisage-t-on pas les objets? combien les jugements ne varient-ils point? Les hommes condamnent le soir ce qu'ils ont approuvé le matin. Ce même soleil qui leur plaisait à son aurore, les fatigue à son couchant. De là viennent ces réputations établies effacées, et rétablies pourtant; et nous sommes assez insensés de nous agiter pendant toute notre vie pour acquérir de la réputation! Est-il possible qu'on ne soit pas détrompé de cette fausse monnaie depuis le temps qu'elle est connue?

Je ne vous écris point de vers, parce que je n'ai pas le temps de toiser des syllabes. Souffrez que je vous fasse souvenir de l'Histoire de Louis XIV, je vous menace de l'excommunication du Parnasse si vous n'achevez pas cet ouvrage.

Adieu, cher Voltaire, aimez un peu, je vous prie, ce transfuge d'Apollon, qui s'est enrôlé chez Bellone. Peut-être reviendra-t-il un jour servir sous ses vieux drapeaux. Je suis toujours votre admirateur et ami. Fédéric.

DU ROI
 
À Triban, le 12 avril 1742.

.....Vous pensez peut-être que je n'ai point assez d'inquiétudes ici, et qu'il fallait encore m'alarmer sur votre santé. Vous devriez prendre plus de soin de votre conservation: souvenez-vous, je vous prie, combien elle m'intéresse, et combien vous devez être attaché à ce monde-ci dont vous faites les délices.

Vous pouvez compter que la vie que je mène n'a rien changé de mon caractère ou de ma façon de penser. J'aime Remusberg et les jours tranquilles; mais il faut se plier à son état dans le monde, et se faire un plaisir de son devoir.

D'abord que la paix sera faite,
Je retrouve dans ma retraite
Les Ris, les Plaisirs et les Arts,
Nos belles aux touchants regards,
Maupertuis avec ses lunettes,
Algarotti le laboureur,
Nos savants avec leurs lecteurs:
Mais que me serviront ces fêtes,
Cher Voltaire, si vous n'en êtes?

Voilà tout ce que j'ai le temps de vous dire sur le point de poursuivre ma marche. Adieu, cher Voltaire; n'oubliez pas un pauvre Ixion qui travaille comme un misérable à la grande roue des événements, et qui ne vous admire pas moins qu'il vous aime. Fédéric.

DE M. DE VOLTAIRE
 
Avril 1742.

Sire, pendant que j'étais malade, Votre Majesté a fait de plus belles actions que je n'ai eu d'accès de fièvre. Je ne pouvais répondre aux dernières bontés de votre Majesté. Où aurais-je d'ailleurs adressé ma lettre? à Vienne? à Presbourg? à Temesvar? vous pouviez être dans quelqu'une de ces villes; et même, s'il est un être qui puisse se trouver en plusieurs lieux à la fois, c'est assurément votre personne, en qualité d'image de la Divinité, ainsi que le sont tous les princes, et d'image très pensante et très agissante. Enfin, sire, je n'ai point écrit parce que j'étais dans mon lit quand Votre Majesté courait à cheval au milieu des neiges et des succès.

D'Esculape les favoris
Semblaient même me faire accroire
Que j'irais dans le seul pays
Où n'arrive point votre gloire;
Dans ce pays dont par malheur
On ne voit point de voyageur
Venir nous dire des nouvelles;
Dans ce pays où tous les jours
Les âmes lourdes et cruelles,
Et des Hongrois et des Pandours,
Vont au diable au son des tambours,
Par votre ordre et pour vos querelles;
Dans ce pays dont tout chrétien,
Tout juif, tout musulman raisonne;
Dont on parle en chaire, en Sorbonne,
Sans jamais en deviner rien;
Ainsi que le Parisien,
Badaud, crédule et satirique,
Fait des romans de politique,
Parle tantôt mal, tantôt bien,
De Belle-Isle et de vous peut-être,
Et dans son léger entretien
Vous juge à fond sans vous connaître.

Je n'ai mis qu'un pied sur le bord du Styx; mais je suis très fâché, sire, du nombre des pauvres malheureux que j'ai vu passer. Les uns arrivaient de Scharding, les autres de Prague ou d'Iglau. Ne cesserez-vous point, vous et les rois vos confrères, de ravager cette terre que vous avez, dites-vous, tant l'envie de rendre heureuse?

Au lieu de cette horrible guerre
Dont chacun sent les contre-coups,
Que ne vous en rapportez-vous
À ce bon abbé de Saint-Pierre?

DE M. DE VOLTAIRE
 
Juin 1742.

Sire, me voilà dans Paris;
C'est, je crois, votre capitale:
Tous les sots, tous les beaux esprits,
Gens à rabat, gens à sandale,
Petits-maîtres, pédants aigris,
Parlent de vous sans intervalle.
Sitôt que je suis aperçu,
On court, on m'arrête au passage:
Eh bien! dit-on, l'avez-vous vu,
Ce roi si brillant et si sage?
Est-il vrai qu'avec sa vertu
Il est pourtant grand politique?
Fait-il des vers, de la musique,
Le jour même qu'il s'est battu?
Comment, à lui-même rendu,
Le trouvez-vous sans diadème,
Homme simple redevenu?
Est-il bien vrai qu'alors on l'aime
D'autant plus qu'il est mieux connu,
Et qu'on le trouve dans lui-même?
On dit qu'il suit de près les pas
Et de Gustave et de Turenne
Dans les champs et dans les combats,
Et que le soir, dans un repas,
C'est Catulle, Horace et Mécène.
À mes côtés un raisonneur,
Endoctriné par la gazette,
Me dit d'un ton rempli d'humeur:
Avec l'Autriche, on dit qu'il traite.
Non, dit l'autre, il sera constant,
Il sera l'appui de la France.

Une bégueule, en s'approchant,
Dit: Que m'importe sa constance?
Il est aimable, il me suffit;
Et voilà tout ce que j'en pense;
Puisqu'il sait plaire, tout est dit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Thiriot me dit tristement:
Ce philosophe conquérant
Daignera-t-il incessamment
Me faire payer mes messages?
Ami, n'en doutez nullement;
On peut compter sur ses largesses,
Mon héros est compatissant,
Et mon héros tient ses promesses:
Car sachez que, lorsqu'il était
Dans cet âge où l'homme est frivole,
D'être un grand homme il promettait,
Et qu'il a tenu sa parole.

C'est ainsi que tout le monde, en me parlant de Votre Majesté, adoucît un peu mon chagrin de n'être plus auprès d'elle. Mais, sire, prendrez-vous toujours des villes, et serai-je toujours à la suite d'un procès? N'y aura-t-il pas cet été quelques jours heureux où je pourrai faire ma cour à Votre Majesté, etc.

DE M. DE VOLTAIRE
 
À Paris, 17 mars 1749.

Sire, cet éternel malade répond à la fois à deux lettres de Votre Majesté: dans votre première, vous jugez de la conduite de Catilina avec ce même esprit qui fait que vous gouvernez un vaste royaume, et vous parlez comme un homme qui connaît à fond les gens qui gouvernaient autrefois le monde, et que Crébillon a défigurés. Vous aimez Rhadamiste et Electre. J'ai la même passion que vous, sire; je regarde ces deux pièces comme des ouvrages vraiment tragiques, malgré leurs défauts, mais l'amour d'Itys et d'Iphianasse qui gâtent et qui refroidissent un des beaux sujets de l'antiquité, malgré l'amour d'Arsame; malgré beaucoup de vers qui pêchent contre la langue et contre là poésie. Le tragique et le sublime l'emportent sur tous ces défauts et qui sait émouvoir sait tout. Il n'en est pas ainsi de la Semiramis. Apparemment Votre Majesté ne l'a pas lue. Cette pièce tomba absolument; elle mourut dans sa naissance, et n'est jamais ressuscitée; elle est mal écrite, mal conduite et sans intérêt. Il me sied mal peut-être de parler ainsi, et je ne prendrais pas cette liberté s'il y avait deux avis différents sur cet ouvrage proscrit au théâtre. C'est même parce que cette Semiramis était absolument abandonnée, que j'ai osé en composer une. Je me garderais bien de faire Rhamadiste et Electre.

J'aurai l'honneur d'envoyer bientôt à Votre Majesté ma Semiramis, qu'on rejoue à présent avec un succès dont je dois être très content. Vous la trouverez très différente de l'esquisse que j'eus l'honneur de vous envoyer il y a quelques années. J'ai tâché d'y répandre toute la terreur du théâtre des Grecs, et de changer les Français en Athéniens. Je suis venu à bout de la métamorphose, quoique avec peine. Je n'ai guère vu la terreur et la pitié, soutenues de la magnificence du spectacle, faire un plus grand effet. Sans la crainte et sans la pitié, point de tragédies. Sire, voilà pourquoi Zaïre et Alzire arrachent toujours des larmes, et sont toujours redemandées. La religion, combattue par les passions, est un ressort que j'ai employé, et c'est un des plus grands pour remuer les cœurs des hommes. Sur cent personnes il se trouve à peine un philosophe, et encore sa philosophie cède à ce charme et à ce préjugé qu'il combat dans le cabinet. Croyez-moi, sire, tous les discours politiques, tous les profonds raisonnements, la grandeur, la fermeté, sont peu de choses au théâtre; c'est l'intérêt qui fait tout, et sans lui il n'y a rien. Point de succès dans les représentations, sans la crainte et la pitié; mais point de succès dans le cabinet, sans une versification toujours correcte, toujours harmonieuse, et soutenue de la poésie d'expression. Permettez-moi, sire, de dire que cette pureté et cette élégance manquent absolument à Catilina. Il y a dans cette pièce quelques vers nerveux, mais il n'y en a jamais dix de suite où il n'y ait des fautes contre la langue, ou dans lesquels cette élégance ne soit sacrifiée.

Il n'y a certainement point de roi dans le monde qui sente mieux le prix de cette élégance harmonieuse que Frédéric le Grand. Qu'il se ressouvienne des vers où il parle d'Alexandre, son devancier, dans une épître morale, et qu'il compare à ces vers ceux de Catilina, il verra s'il trouvera dans l'auteur français le même nombre et la même cadence qui sont dans les vers d'un roi du Nord, qui m'étonnèrent. Quand je dis qu'il n'y a point de roi qui sente ce mérite comme Votre Majesté, j'ajoute qu'il y a aussi peu de connaisseurs à Paris qui aient plus de goût, et aucun auteur qui ait plus d'imagination.....

DE M. DE VOLTAIRE
 
À Paris, ce 15 octobre 1749.

Sire, si je viens faire un effort, dans l'état affreux où je suis, pour écrire à M. d'Argens, je ferai bien un autre pour me mettre aux pieds de Votre Majesté.

J'ai perdu un ami de vingt-cinq années, un grand homme qui n'avait de défaut que d'être une femme[D], et que tout Paris regrette et honore. On ne lui a pas peut-être rendu justice pendant sa vie, et vous n'avez peut-être pas jugé d'elle comme vous auriez fait, si elle avait eu l'honneur d'être connue de Votre Majesté. Mais une femme qui a été capable de traduire Newton et Virgile, et qui avait toutes les vertus d'un honnête homme, aura sans doute part à vos regrets.

L'état où je suis depuis un mois ne me laisse guère d'espérance de vous revoir jamais; mais je vous dirai hardiment que si vous connaissiez mieux mon cœur, vous pourriez avoir aussi la bonté de regretter un homme qui certainement dans Votre Majesté n'avait aimé que votre personne.

Vous êtes roi, et par conséquent vous êtes accoutumé à vous défier des hommes. Vous avez pensé, par ma dernière lettre, ou que je cherchais une défaite pour ne pas venir à votre cour, ou que je cherchais un prétexte pour vous demander une légère faveur. Encore une fois, vous ne me connaissez pas. Je vous ai dit la vérité, et la vérité la plus connue à Lunéville. Le roi de Pologne Stanislas est sensiblement affligé, et je vous conjure, sire, de sa part et en son nom, de permettre une nouvelle édition de l'Anti-Machiavel, où l'on adoucira ce que vous avez dit de Charles XII et de lui; il vous en sera très obligé. C'est le meilleur prince qui soit au monde; c'est le plus passionné de vos admirateurs, et j'ose croire que Votre Majesté aura cette condescendance pour sa sensibilité qui est extrême.....

BILLET DE CONGÉ DE VOLTAIRE

Non, malgré vos vertus, non, malgré vos appas,
Mon âme n'est point satisfaite;
Non, vous n'êtes qu'une coquette
Qui subjuguez les cœurs et ne vous donnez pas.

Réponse, écrite au bas, de la main du roi.

Mon âme sent le prix de vos divins appas,
Mais ne présumez point qu'elle soit satisfaite;
Traître, vous me quittez pour suivre une coquette,
Moi, je ne vous quitterai pas.

DE M. DE VOLTAIRE
 
Octobre 1757.

Sire, ne vous effrayez pas d'une longue lettre, qui est la seule chose qui puisse vous effrayer.

J'ai été reçu chez Votre Majesté avec des bontés sans nombre; je vous ai appartenu, mon cœur vous appartiendra toujours. Ma vieillesse m'a laissé toute ma vivacité pour ce qui vous regarde, en la diminuant pour tout le reste. J'ignore encore, dans ma retraite paisible, si Votre Majesté a été à la rencontre du corps d'armée de M. de Soubise, et si elle s'est signalée par de nouveaux succès. Je suis peu au fait de la situation présente des affaires; je vois seulement qu'avec la valeur de Charles XII, et avec un esprit bien supérieur au sien, vous vous trouvez avoir plus d'ennemis à combattre qu'il n'en eut quand il revint de Stralsund; mais il y a une chose bien sûre, c'est que vous aurez plus de réputation que lui dans la postérité, parce que vous avez remporté autant de victoires sur des ennemis plus aguerris que les siens et que vous avez fait à vos sujets tous les biens qu'il n'a pas faits, en ranimant les arts, en fondant des colonies, en embellissant les villes. Je mets à part d'autres talents aussi supérieurs que rares, qui auraient suffi à vous immortaliser. Vos plus grands ennemis ne peuvent vous ôter aucun de ces mérites; votre gloire est donc absolument hors d'atteinte. Peut-être cette gloire est-elle actuellement augmentée par quelque victoire; mais nul malheur ne vous l'ôtera. Ne perdez jamais de vue cette idée, je vous en conjure.

Il s'agit à présent de votre bonheur; je ne parlerai pas aujourd'hui des Treize-Cantons. Je m'étais livré au plaisir de dire à Votre Majesté combien elle est aimée dans le pays que j'habite; mais je sais qu'en France elle a beaucoup de partisans: je sais très positivement qu'il y a bien des gens qui désirent le maintien de la balance que vos victoires avaient établie. Je me borne à vous dire des vérités simples, sans oser me mêler en aucune façon de politique; cela ne m'appartient pas. Permettez-moi seulement de penser que, si la fortune vous était entièrement contraire, vous trouveriez une ressource dans la France, garante de tant de traités; que vos lumières et votre esprit vous ménageraient cette ressource; qu'il vous resterait toujours assez d'États pour tenir un rang très considérable dans l'Europe; que le grand-électeur, votre bisaïeul, n'en a pas été moins respecté pour avoir cédé quelques-unes de ses conquêtes. Permettez-moi, encore une fois, de penser ainsi en vous soumettant mes pensées. Les Caton et les Othon, dont Votre Majesté trouve la mort belle, n'avaient guère autre chose à faire qu'à servir ou qu'à mourir; encore Othon n'était-il pas sûr qu'on l'eût laissé vivre: il prévint, par une mort volontaire, celle qu'on lui eût fait souffrir. Nos mœurs et votre situation sont bien loin d'exiger un tel parti; en un mot, votre vie est très nécessaire: vous sentez combien elle est chère à une nombreuse famille, et à tous ceux qui ont l'honneur de vous approcher. Vous savez que les affaires de l'Europe ne sont jamais longtemps dans la même assiette, et que c'est un devoir pour un homme tel que vous de se réserver aux événements. J'ose vous dire bien plus: croyez-moi, si votre courage vous portait à cette extrémité héroïque, elle ne serait pas approuvée; vos partisans la condamneraient, et vos ennemis en triompheraient. Songez encore aux outrages que la nation fanatique des bigots ferait à votre mémoire. Voilà tout le prix que votre nom recueillerait d'une mort volontaire: et, en vérité, il ne faudrait pas donner à ces lâches ennemis du genre humain le plaisir d'insulter à votre nom si respectable.

Ne vous offensez pas de la liberté avec laquelle vous parle un vieillard qui vous a toujours révéré et aimé, et qui croit, d'après une longue expérience, qu'on peut tirer de très grands avantages du malheur. Mais heureusement nous sommes très loin de vous voir réduit à des extrémités si funestes, et j'attends tout de votre courage et de votre esprit, hors le parti malheureux que ce même courage peut me faire craindre. Ce sera une consolation pour moi, en quittant la vie, de laisser sur la terre un roi philosophie.

DE M. DE VOLTAIRE
 
Octobre 1757.

Sire, votre Epître d'Erfurth est pleine de morceaux admirables et touchants. Il y aura toujours de très belles choses dans ce que vous écrirez. Souffrez que je vous dise ce que j'ai écrit à Son Altesse Royale votre digne sœur, que cette épître fera verser des larmes, si vous n'y parlez pas des vôtres. Mais il ne s'agit pas ici de discuter avec Votre Majesté ce qui peut perfectionner ce monument d'une grande âme et d'un grand génie; il s'agit de vous, et de l'intérêt de toute la saine partie du genre humain, que la philosophie attache à votre gloire et à votre conservation.

Vous voulez mourir, je ne vous parle pas ici de l'horreur douloureuse que ce dessein m'inspire. Je vous conjure de soupçonner au moins que du haut rang où vous êtes, vous ne pouvez guère voir quelle est l'opinion des hommes, quel est l'esprit du temps. Comme roi on ne vous le dit pas, comme philosophe et comme grand homme vous ne voyez que les exemples des grands hommes de l'antiquité, vous aimez la gloire, vous la mettez aujourd'hui à mourir d'une manière que les autres hommes choisissent rarement, et qu'aucun des souverains de l'Europe n'a jamais imaginée depuis la chute de l'empire romain. Mais, hélas! sire, en aimant tant la gloire, comment pouvez-vous vous obstiner à un projet qui vous la fera perdre? je vous ai déjà représenté la douleur de vos amis, le triomphe de vos ennemis, et les insultes d'un certain genre d'hommes qui mettra lâchement son devoir à flétrir une action généreuse.

J'ajoute, car voici le temps de tout dire, que personne ne vous regardera comme le martyr de la liberté; il faut se rendre justice: vous savez dans combien de cours on s'opiniâtre à regarder votre entrée en Saxe comme une infraction du droit des gens. Que dira-t-on dans ces cours? que vous avez vengé sur vous-même cette invasion; que vous n'avez pu résister au chagrin de ne pas donner la foi. On vous accusera d'un désespoir prématuré quand on saura que vous avez pris cette résolution funeste dans Erfurth, quand vous étiez maître de la Silésie et de la Saxe. On commentera votre Epître d'Erfurth, on en fera une critique injurieuse; on sera injuste, mais votre nom en souffrira.

Tout ce que je représente à Votre Majesté est la vérité même. Celui que j'ai appelé le Salomon du Nord s'en dit davantage dans le fond de son cœur.

Il sent qu'en effet, s'il prend ce funeste parti, il y cherche un honneur dont pourtant il ne jouira pas. Il sent qu'il ne veut pas être humilié par des ennemis personnels; il entre donc dans ce triste parti de l'amour-propre, du désespoir. Écoutez contre ces sentiments votre raison supérieure: elle vous dit que vous n'êtes point humilié, et que vous ne pouvez l'être; elle vous dit qu'étant homme comme un autre, il vous restera (quelque chose qui arrive) tout ce qui peut rendre les autres hommes heureux: biens, dignités, amis. Un homme qui n'est que roi peut se croire très infortuné quand il perd des États; mais un philosophe peut se passer d'États. Encore, sans que je me mêle en aucune façon de politique, je ne peux croire qu'il ne vous en restera pas assez pour être toujours un souverain considérable. Si vous aimiez mieux mépriser toute grandeur, comme ont fait Charles-Quint, la reine Christine, le roi Casimir, et tant d'autres, vous soutiendriez ce personnage mieux qu'eux tous; et ce serait pour vous une grandeur nouvelle. Enfin, tous les partis peuvent convenir, hors le parti odieux et déplorable que vous voulez prendre. Serait-ce la peine d'être philosophe si vous ne saviez pas vivre en homme privé? ou si en demeurant souverain vous ne saviez pas supporter l'adversité?

Je n'ai d'intérêt dans tout ce que je dis que le bien public et le vôtre. Je suis dans ma soixante et cinquième année, je suis un infirme, je n'ai qu'un moment à vivre, j'ai été bien malheureux, vous le savez; mais je mourrais heureux si je vous laissais sur la terre mettant en pratique ce que vous avez si souvent écrit.

DE M. DE VOLTAIRE
 
Le 13 novembre 1757.

Sire, votre Epître à d'Argens m'avait fait trembler; celle dont Votre Majesté m'honore me rassure. Vous sembliez dire un triste adieu dans toutes les formes, et vouloir précipiter la fin de votre vie. Non seulement ce parti désespérait un cœur comme le mien, qui ne vous a jamais été assez développé, et qui a toujours été attaché à votre personne, quoi qu'il ait pu arriver; mais ma douleur s'aigrissait des injustices qu'une grande partie des hommes ferait à votre mémoire.

Je me rends à vos trois derniers vers, aussi admirables par le sens que par les circonstances où ils sont faits:

«Pour moi menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre et mourir en roi.»

Ces sentiments sont dignes de votre âme, et je ne veux entendre autre chose par ces vers, sinon que vous vous défendrez jusqu'à la dernière extrémité avec votre courage ordinaire. C'est une des preuves de ce courage supérieur aux événements de faire de beaux vers dans une crise où tout autre pourrait à peine faire un peu de prose. Jugez si ce nouveau témoignage de la supériorité de votre âme doit faire souhaiter que vous viviez. Je n'ai pas le courage, moi, d'écrire en vers à Votre Majesté dans la situation où je vous vois; mais permettez que je vous dise tout ce que je pense.

Premièrement, soyez très sûr que vous avez plus de gloire que jamais. Tous les militaires écrivent de tous côtés qu'après vous être conduit à la bataille du 18 comme le prince de Condé à Sénef, vous avez agi dans tout le reste en Turenne. Grotius disait: «Je puis souffrir les injures, la misère et l'ignominie ensemble.» Vous êtes couvert de gloire dans vos revers; il vous reste de grands États: l'hiver vient; les choses peuvent changer. Votre Majesté sait que plus d'un homme considérable pensent qu'il faut une balance, et que la politique contraire est une politique détestable: ce sont leurs propres paroles.

J'oserai ajouter que Charles XII, qui avait votre courage avec infiniment moins de lumières, et moins de compassion pour ses peuples, fit la paix avec le czar sans s'avilir. Il ne m'appartient pas d'en dire davantage, et votre raison supérieure vous en dit cent fois plus.

Je dois me borner à représenter à Votre Majesté combien sa vie est nécessaire à sa famille, aux États qui lui demeureront, aux philosophes qu'elle peut éclairer et soutenir, et qui auraient, croyez-moi, beaucoup de peine à justifier devant le public une mort volontaire, contre laquelle tous les préjugés s'élèveraient. Je dois ajouter que quelque personnage que vous fassiez, il sera toujours grand.

Je prends du fond de ma retraite plus d'intérêt à votre sort, que je n'en prenais dans Potsdam et dans Sans-Souci. Cette retraite serait heureuse, et ma vieillesse infirme serait consolée, si je pouvais être assuré de votre vie, que le retour de vos bontés me rend encore plus chère.

J'apprends que monseigneur le prince de Prusse est très malade; c'est un nouveau surcroît d'affliction, et une nouvelle raison de vous conserver. C'est très peu de chose, j'en conviens, d'exister un moment au milieu des chagrins, entre deux éternités qui nous engloutissent; mais c'est à la grandeur de votre courage à porter le fardeau de la vie, et c'est être véritablement roi que de soutenir l'adversité en grand homme.

DU ROI
 
À Breslau, le 16 janvier 1758.

J'ai reçu vos lettres du 22 de novembre et du 2 de janvier en même temps[E]. J'ai à peine le temps de faire de la prose, bien moins des vers pour répondre aux vôtres. Je vous remercie de la part que vous prenez aux heureux hasards qui m'ont secondé à la fin d'une campagne où tout semblait perdu. Vivez heureux et tranquille à Genève; il n'y a que cela dans le monde; et faites des vœux pour que la fièvre chaude héroïque de l'Europe se guérisse bientôt, pour que le triumvirat se détruise, et que les tyrans de cet univers ne puissent pas donner au monde les chaînes qu'ils lui préparent. Fédéric.

Je ne suis malade ni de corps ni d'esprit mais je me repose dans ma chambre. Voilà ce qui a donné lieu aux bruits que mes ennemis ont semés. Mais je peux leur dire comme Démosthène aux Athéniens: Eh bien! si Philippe était mort, que serait-ce? ô Athéniens! vous vous feriez bientôt un autre Philippe.

Ô Autrichiens! votre ambition, votre désir de tout dominer, vous feraient bientôt d'autres ennemis; et les libertés germaniques et celles de l'Europe ne manqueront jamais de défenseurs.

DU ROI
 
Du 6 octobre 1758.

Il vous a été facile de juger de ma douleur par la perte que j'ai faite. Il y a des malheurs réparables par la constance et par un peu de courage; mais il y en a d'autres contre lesquels toute la fermeté dont on veut s'armer, et tous les discours des philosophes ne sont que des secours vains et inutiles; ce sont de ceux-ci dont ma malheureuse étoile m'accable dans les moments les plus embarrassants et les plus remplis de ma vie.

Je n'ai pas été malade comme on vous l'a dit; mes maux ne consistent que dans des coliques hémorroïdales et quelquefois néphrétiques. Si cela eût dépendu de moi, je me serais volontiers dévoué à la mort, que ces sortes d'accidents amènent tôt ou tard, pour sauver et pour prolonger les jours de celle qui ne voit plus la lumière[F]. N'en perdez jamais la mémoire, et rassemblez, je vous prie, toutes vos forces pour élever un monument à son honneur. Vous n'avez qu'à lui rendre justice; et sans vous écarter de la vérité, vous trouverez la matière la plus ample et la plus belle.

Je vous souhaite plus de repos et de bonheur que je n'en ai. Fédéric.

DE M. DE VOLTAIRE

SUR LA MORT DE SON ALTESSE ROYALE MADAME LA MARGRAVE DE BAREITH

 
Décembre 1758.

Ombre illustre, ombre chère, âme héroïque et pure,
Toi que mes tristes yeux ne cessent de pleurer,
Quand la fatale loi de toute la nature
Te conduit dans la sépulture,
Faut-il te plaindre ou t'admirer?

Les vertus, les talents ont été ton partage
Tu vécus, tu mourus en sage;
Et voyant à pas lents avancer le trépas,
Tu montras le même courage
Qui fait voler ton frère au milieu des combats.

Femme sans préjugés, sans vice et sans mollesse,
Tu bannis loin de toi la Superstition,
Fille de l'Imposture et de l'Ambition,
Qui tyrannise la Faiblesse.

Les Langueurs, les Tourments, ministres de la Mort,
T'avaient déclaré la guerre;
Tu les bravas sans effort,
Tu plaignis ceux de la terre.

Hélas! si tes conseils avaient pu l'emporter
Sur le faux intérêt d'une aveugle vengeance,
Que de torrents de sang on eût vu s'arrêter!
Quel bonheur t'aurait dû la France!
Ton cher frère aujourd'hui, dans un noble repos,
Recueillerait son âme à soi-même rendue;
Le philosophe, le héros
Ne serait affligé que de t'avoir perdue.

Sur ta cendre adorée il jetterait des fleurs
Du haut de son char de victoire;
Et les mains de la Paix et les mains de la Gloire
Se joindraient pour sécher ses pleurs.

Sa voix célébrerait ton amitié fidèle,
Les échos de Berlin répondraient à ses chants:
Ah! j'impose silence à mes tristes accents,
Il n'appartient qu'à lui de te rendre immortelle.

Voilà, sire ce que ma douleur me dicta quelque temps après le premier saisissement dont je fus accablé à la mort de ma protectrice. J'envoie ces vers à Votre Majesté, puisqu'elle l'ordonne. Je suis vieux; elle s'en apercevra bien. Mais le cœur qui sera toujours à vous et à l'adorable sœur que vous pleurez, ne vieillira jamais. Je n'ai pu m'empêcher de me souvenir, dans ces faibles vers, des efforts que cette digne princesse avait faits pour rendre la paix à l'Europe. Toutes ses lettres (vous le savez sans doute) avaient passé par moi. Le ministre, qui pensait absolument comme elle, et qui ne put lui répondre que par une lettre qu'on lui dicta, en est mort de chagrin. Je vois avec douleur, dans ma vieillesse accablée d'infirmités, tout ce qui se passe; et je me console parce que j'espère que vous serez aussi heureux que vous méritez de l'être. Le médecin Tronchin dit que votre colique hémorroïdale n'est point dangereuse; mais il craint que tant de travaux n'altèrent votre sang. Cet homme est sûrement le plus grand médecin de l'Europe, le seul qui connaisse la nature. Il m'avait assuré qu'il y avait du remède pour l'état de votre auguste sœur, six mois avant sa mort. Je fis ce que je pus pour engager Son Altesse Royale à se mettre entre les mains de Tronchin; elle se confia à des ignorants entêtés; et Tronchin m'annonça sa mort deux mois avant le moment fatal. Je n'ai jamais senti un désespoir plus vif. Elle est morte victime de sa confiance en ceux qui l'ont traitée. Conservez-vous, sire, car vous êtes nécessaire aux hommes.

DU ROI
 
À Breslau, le 21 mars 1759.

Vous ne vous êtes pas trompé tout à fait: je suis sur le point de me mettre en marche. Quoique ce ne soit pas pour des sièges, toutefois c'est pour résister à mes persécuteurs.

J'ai été ravi de voir les changements et les additions que vous avez faits à votre ode. Rien ne me fait plus de plaisir que ce qui regarde cette matière-là. Les nouvelles strophes sont très belles, et je souhaiterais fort que le tout fût déjà imprimé. Vous pourrez y ajouter une lettre selon votre bon plaisir: et quoique je sois très indifférent sur ce qu'on peut dire de moi en France et ailleurs, on ne me fâchera pas en vous attribuant mon Histoire de Brandebourg. C'est la trouver très bien écrite, et c'est plutôt me louer que me blâmer.

Dans les grandes agitations où je vais entrer, je n'aurai pas le temps de savoir si on fait des libelles contre moi en Europe, et si on me déchire. Ce que je saurai toujours, et dont je serai témoin, c'est que mes ennemis font bien des efforts pour m'accabler. Je ne sais pas si cela en vaut la peine. Je vous souhaite la tranquillité et le repos dont je ne jouirai pas, tant que l'acharnement de l'Europe me persécutera. Adieu. Fédéric.

DE M. DE VOLTAIRE Aux Délices, le 27 mars 1759.

.....Votre Majesté me traite comme le monde entier; elle s'en moque quand elle dit que le président se meurt. Le président vient d'avoir à Bâle un procès avec une fille qui voulait être payée d'un enfant qu'il lui a fait. Plût à Dieu que je pusse avoir un tel procès! j'en suis un peu loin; j'ai été très malade, et je suis très vieux: j'avoue que je suis très riche, très indépendant, très heureux; mais vous manquez à mon bonheur, et je mourrai bientôt sans vous avoir vu; vous ne vous en souciez guère, et je tâche de ne m'en point soucier. J'aime vos vers, votre prose, votre esprit, votre philosophie hardie et ferme. Je n'ai pu vivre sans vous, ni avec vous. Je ne parle point au roi, au héros, c'est l'affaire des souverains; je parle à celui qui m'a enchanté, que j'ai aimé, et contre qui je suis toujours fâché......

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