Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse
DU ROI
À Landshut, le 18 avril 1760.
.....Je vous félicite encore d'être gentilhomme ordinaire du Bien-Aimé. Ce ne sera pas sa patente qui vous immortalisera; vous ne devez votre apothéose qu'à la Henriade, à l'Œdipe, à Brutus, Semiramis, Mérope, le Duc de Foix, etc., etc. Voilà ce qui fera votre réputation tant qu'il y aura des hommes sur la terre qui cultiveront les lettres, tant qu'il y aura des personnes de goût et des amateurs du talent divin que vous possédez.
Pour moi je pardonne en faveur de votre génie toutes les tracasseries que vous m'avez faites à Berlin, tous les libelles de Leipsick, et toutes les choses que vous avez dites ou fait imprimer contre moi, qui sont fortes, dures et en grand nombre, sans que j'en conserve la moindre rancune.
Il n'en est pas de même de mon pauvre président que vous avez pris en grippe. J'ignore s'il fait des enfants ou s'il crache ses poumons. Cependant on ne peut que lui applaudir s'il travaille à la propagation de l'espèce, lorsque toutes les puissances de l'Europe font des efforts pour la détruire.
Je suis accablé d'affaires et d'arrangements. La campagne va s'ouvrir incessamment. Mon rôle est d'autant plus difficile, qu'il ne m'est pas permis de faire la moindre sottise, et qu'il faut me conduire prudemment et avec sagesse huit grands mois de l'année. Je ferai ce que je pourrai; mais je trouve la tâche bien dure. Adieu. Fédéric.
DU ROI
2 juillet 1759.
.....Croyez-vous qu'il y ait du plaisir à mener cette chienne de vie, à voir et à faire égorger des inconnus, à perdre journellement ses connaissances et ses amis, à voir sans cesse sa réputation exposée aux caprices du hasard, à passer toute l'année dans les inquiétudes et les appréhensions, à risquer sans fin sa vie et sa fortune?
Je connais certainement le prix de la tranquillité, les douceurs de la société, les agréments de la vie, et j'aime à être heureux autant que qui que ce soit. Quoique je désire tous ces biens, je ne veux cependant pas les acheter par des bassesses et des infamies. La philosophie nous apprend à faire notre devoir, à servir fidèlement notre patrie au prix de notre sang, de notre repos, a lui sacrifier tout notre être. L'illustre Zadig essuya bien des aventures qui n'étaient pas de son goût, Candide de même: ils prirent cependant leur mal en patience. Quel plus bel exemple à suivre que celui de ces héros?
Croyez-moi, nos habits écourtés valent vos talons rouges, les pelisses hongroises et les justaucorps verts des Roxelans. On est actuellement aux trousses de ces derniers, qui, par leur balourdise, nous donnent beau jeu. Vous verrez que je me tirerai encore d'embarras cette année, et que je me délivrerai des verts et des blancs.
Il faut que le Saint-Esprit ait inspiré à rebours cette créature bénite par Sa Sainteté[G]. Il paraît avoir bien du plomb dans le derrière. Je sortirai d'autant plus sûrement de tout ceci, que j'ai dans mon camp une vraie héroïne, une pucelle plus brave que Jeanne d'Arc. Cette divine fille est née en pleine Wesphalie, aux environs de Hildesheim. J'ai de plus un fanatique venu de je ne sais où, qui jure son dieu et son grand diable que nous taillerons tout en pièces.
Voici donc comme je raisonne. Le bon roi Charles chassa les Anglais des Gaules à l'aide d'une pucelle; il est donc clair que par la mienne nous vaincrons les trois dames; car vous savez que dans le paradis les saints conservent toujours un peu de tendre pour les pucelles. J'ajoute à ceci que Mahomet avait son pigeon, Sertorius sa biche, votre enthousiaste des Cévennes sa grosse Nicole, et je conclus que ma pucelle et mon inspiré me vaudront au moins tout autant.
Ne mettez point sur le compte de la guerre des malheurs et des calamités qui n'y ont aucun rapport.
L'abominable entreprise de Damiens, le cruel assassinat intenté contre le roi de Portugal, sont de ces attentats qui se commettent en paix comme en guerre; ce sont les suites de la fureur et de l'aveuglement d'un zèle absurde. L'homme restera, malgré les écoles de philosophie, la plus méchante bête de l'univers. La superstition l'intérêt, la vengeance, la trahison, l'ingratitude, produiront, jusqu'à la fin des siècles, des scènes sanglantes et tragiques, parce que les passions, et très rarement la raison nous gouvernent. Il y aura toujours des guerres, des procès, des dévastations, des pestes, des tremblements de terre, des banqueroutes. C'est sur ces matières que roulent toutes les annales de l'univers.
Je crois, puisque cela est ainsi, qu'il faut que cela soit nécessaire; maître Pangloss vous en dira la raison. Pour moi, qui n'ai pas l'honneur d'être docteur, je vous confesse mon ignorance. Il me paraît cependant que si un être bienfaisant avait fait l'univers, il nous aurait rendu plus heureux que nous ne le sommes. Il n'y a que l'égide de Zénon pour les calamités, et les couronnes du jardin d'Epicure pour la fortune.
Pressez votre laitage, faites cuver votre vin et faucher vos prés sans vous inquiéter si l'année sera abondante ou stérile. Le gentilhomme du Bien-Aimé m'a promis, tout vieux lion qu'il est, de donner un coup de patte à l'inf... J'attends son livre. Je vous envoie, en attendant, un Akakia contre Sa Sainteté, qui, je m'en flatte, édifiera votre béatitude.
Je me recommande à la muse du général des capucins, de l'architecte de l'église de Ferney, du prieur des filles du Saint-Sacrement, et de la gloire mondaine du pape Rezzonico, de la pucelle Jeanne, etc.
En vérité, je n'y tiens plus. J'aimerais autant parler du comte de Sabines, du chevalier de Tusculum, et du marquis d'Andés. Les titres ne sont que la décoration des sots; les grands hommes n'ont besoin que de leur nom.
Adieu; santé et prospérité à l'auteur de la Henriade, au plus malin et au plus séduisant des beaux esprits qui ont été et qui seront dans le monde. Vale. Fédéric.
DE M. DE VOLTAIRE
Au château de Tourney, par Genève,
22 avril 1760.
Sire, un petit moine de Saint-Just disait à Charles-Quint: «Sacrée Majesté, n'êtes-vous pas lasse d'avoir troublé le monde? faut-il encore désoler un pauvre moine dans sa cellule?» Je suis le moine, mais vous n'avez pas encore renoncé aux grandeurs et aux misères humaines comme Charles-Quint. Quelle cruauté avez-vous de me dire que je calomnie Maupertuis, quand je vous dis que le bruit a couru qu'après sa mort on avait trouvé les œuvres du philosophe de Sans-Souci dans sa cassette? Si en effet on les y avait trouvées, cela ne prouverait-il pas au contraire qu'il les avait gardées fidèlement; qu'il ne les avait communiquées à personne, et qu'un libraire en aurait abusé; ce qui aurait disculpé des personnes qu'on a peut-être injustement accusées. Suis-je d'ailleurs obligé de savoir que Maupertuis vous les avait renvoyées? Quel intérêt ai-je à parler mal de lui? que m'importe sa personne et sa mémoire? en quoi ai-je pu lui faire tort en disant à Votre Majesté qu'il avait gardé fidèlement votre dépôt jusqu'à sa mort? Je ne songe moi-même qu'à mourir, et mon heure approche: mais ne la troublez pas par des reproches injustes, et par des duretés qui sont d'autant plus sensibles que c'est de vous qu'elles viennent.
Vous m'avez fait assez de mal, vous m'avez brouillé pour jamais avec le roi de France; vous m'avez fait perdre mes emplois et mes pensions; vous m'avez maltraité à Francfort, moi et une femme innocente, une femme considérée, qui a été traînée dans la boue et mise en prison, et ensuite, en m'honorant de vos lettres, vous corrompez la douceur de cette consolation par des reproches amers. Est-il possible que ce soit vous qui me traitiez ainsi, quand je ne suis occupé depuis trois ans qu'à tâcher, quoique inutilement, de vous servir sans aucune autre vue que celle de suivre ma façon de penser?
Le plus grand mal qu'aient fait vos œuvres, c'est qu'elles ont fait dire aux ennemis de la philosophie répandus dans toute l'Europe: «Les philosophes ne peuvent vivre en paix, et ne peuvent vivre ensemble. Voici un roi qui ne croit pas en Jésus-Christ; il appelle à sa cour un homme qui n'y croit point, et il le maltraite; il n'y a nulle humanité dans les prétendus philosophes, et Dieu les punit les uns par les autres.».....
DU ROI
À Sans-Souci, le 24 octobre 1765.
.....Je vous félicite de la bonne opinion que vous avez de l'humanité. Pour moi, qui par les devoirs de mon état connais beaucoup cette espèce à deux pieds, sans plumes, je vous prédis que ni vous ni tous les philosophes du monde ne corrigeront le genre humain de la superstition à laquelle il tient. La nature a mis cet ingrédient dans la composition de l'espèce: c'est une crainte, c'est une faiblesse, c'est une crédulité, une précipitation de jugement, qui par un penchant ordinaire entraîne les hommes dans le système du merveilleux.
Il est peu d'âmes philosophiques et d'une trempe assez forte pour détruire en elles les profondes racines que les préjugés de l'éducation y ont jetées. Vous en voyez dont le bon sens est détrompé des erreurs populaires, qui se révoltent contre les absurdités, et qui à l'approche de la mort redeviennent superstitueux par crainte, et meurent en capucins; vous en voyez d'autres dont la façon de penser dépend de leur digestion, bonne ou mauvaise.
Il ne suffit pas, à mon sens, de détromper les hommes: il faudrait pouvoir leur inspirer le courage d'esprit, ou la sensibilité et la terreur de la mort triompheront des raisonnements les plus forts et les plus méthodiques.
Vous pensez, parce que les quakers et les sociniens ont établi une religion simple, qu'en la simplifiant encore davantage on pourrait sur ce plan fonder une nouvelle croyance. Mais j'en reviens à ce que j'ai déjà dit, et suis presque convaincu que si ce troupeau se trouvait considérable, il enfanterait en peu de temps quelque superstition nouvelle, à moins qu'on ne choisit, pour le composer, que des âmes exemptes de crainte et de faiblesse. Cela ne se trouve pas communément.
Cependant je crois que la voix de la raison, à force de s'élever contre le fanatisme, pourra rendre la race future plus tolérante que celle de notre temps; et c'est beaucoup gagner.
On vous aura obligation d'avoir corrigé les hommes de la plus cruelle, de la plus barbare folie qui les ait possédés, et dont les suites font horreur.
Le fanatisme et la rage de l'ambition ont ruiné des contrées florissantes dans mon pays. Si vous êtes curieux du total des dévastations qui se sont faites, vous saurez qu'en tout j'ai fait rebâtir huit mille maisons en Silésie; en Poméranie et dans la nouvelle Marche, six mille cinq cents, ce qui fait, selon Newton et d'Alembert, quatorze mille cinq cents habitations.
La plus grande partie a été brûlée par les Russes. Nous n'avons pas fait une guerre aussi abominable; et il n'y a de détruit de notre part que quelques maisons dans les villes que nous avons assiégées, dont le nombre certainement n'approche pas de mille. Le mauvais exemple ne nous a pas séduits; et j'ai de ce côté-là ma conscience exempte de tout reproche.
À présent que tout est tranquille et rétabli, les philosophes, par préférence, trouveront des asiles chez moi, partout où ils voudront, à plus forte raison l'ennemi de Baal, ou de ce culte que dans le pays où vous êtes on appelle la prostituée de Babylone.
Je vous recommande à la sainte garde d'Epicure, d'Aristippe, de Locke, de Gassendi, de Bayle, et de toutes ces âmes épurées de préjugés, que leur génie immortel a rendues des chérubins attachés à l'arche de la vérité. Fédéric.
Si vous voulez nous faire passer quelques livres dont vous parlez, vous ferez plaisir à ceux qui espèrent en celui qui délivrera son peuple du joug des imposteurs.
DU ROI
À Berlin, le 8 janvier 1766.
Non, il n'est point de plus plaisant vieillard que vous. Vous avez conservé toute la gaieté et l'aménité de votre jeunesse. Votre lettre sur les miracles m'a fait pouffer de rire. Je ne m'attendais pas à m'y trouver et je fus surpris de m'y voir placé entre les Autrichiens et les cochons. Votre esprit est encore jeune, et tant qu'il restera tel il n'y a rien à craindre pour le corps. L'abondance de cette liqueur qui circule dans les nerfs et qui anime le cerveau prouve que vous avez encore des ressources pour vivre.
Si vous m'aviez dit, il y a dix ans, ce que vous dites en finissant votre lettre, vous seriez encore ici. Sans doute que les hommes ont leurs faiblesses, sans doute que la perfection n'est point leur partage, je le ressens moi-même, et je suis convaincu de l'injustice qu'il y a d'exiger des autres ce qu'on ne saurait accomplir et à quoi soi-même on ne saurait atteindre. Vous deviez commencer par là, tout était dit, et je vous aurais aimé avec vos défauts, parce que vous avez assez de grands talents pour couvrir quelques faiblesses.
DE M. DE VOLTAIRE
1er février 1766.
Sire, je vous fais très tard mes remerciements, mais c'est que j'ai été sur le point de ne vous en faire jamais aucun. Ce rude hiver m'a presque tué; j'étais tout près d'aller trouver Bayle et de le féliciter d'avoir eu un éditeur qui a encore plus de réputation que lui dans plus d'un genre; il aurait sûrement plaisanté avec moi de ce que Votre Majesté en a usé avec lui comme Jurieu; elle a tronqué l'article David. Je vois bien qu'on a imprimé l'ouvrage sur la seconde édition de Bayle. C'est bien dommage de ne pas rendre à ce David toute la justice qui lui est due; c'était un abominable juif, lui et ses psaumes. Je connais un roi plus puissant que lui et plus généreux, qui, à mon gré, fait de meilleurs vers. Celui-là ne fait point danser les collines comme des béliers, et les béliers comme des collines. Il ne dit point qu'il faut écraser les petits enfants contre la muraille, au nom du Seigneur; il ne parle point éternellement d'aspics et de basilics Ce qui me plaît surtout de lui, c'est que dans toutes ses épîtres il n'y a pas une seule pensée qui ne soit vraie; son imagination ne s'égare point. La justesse est le fonds de son esprit; et en effet, sans justesse il n'y a ni esprit ni talent.
Je prends la liberté de lui envoyer un caillou du Rhin pour un boisseau de diamants. Voilà les seuls marchés que je puisse faire avec lui.
Les dévotes de Versailles n'ont pas été trop contentes du peu de confiance que j'ai en sainte Geneviève; mais le monarque philosophe prendra mon parti...
DU ROI
À Potsdam, le 28 février 1767.
Je félicite l'Europe des productions dont vous l'avez enrichie pendant plus de cinquante années, et je souhaite que vous en ajoutiez encore autant que les Fontenelle, les Fleury et les Nestor en ont vécu. Avec vous finit le siècle de Louis XIV. De cette époque si féconde en grands hommes, vous êtes le dernier qui nous reste. Le dégoût des lettres, la satiété des chefs-d'œuvre que l'esprit humain a produits, un esprit de calcul, voilà le goût du temps présent.
Parmi la foule de gens d'esprit dont la France abonde, je ne trouve pas de ces esprits créateurs, de ces vrais génies qui s'annoncent par de grandes beautés, des traits brillants et des écarts même. On se plaît à analyser tout. Les Français se piquent à présent d'être profonds. Leurs livres semblent faits de froids raisonneurs, et ces grâces qui leur étaient si naturelles, ils les négligent.
Un des meilleurs ouvrages que j'aie lus de longtemps, est ce factum pour les Calas, fait par un avocat[H] dont le nom ne me revient pas. Ce factum est plein de traits de véritable éloquence, et je crois l'auteur digne de marcher sur les traces de Bossuet, etc., non comme théologien, mais comme orateur...
...Voici de suite trois jugements bien honteux pour les Parlements de France. Les Calas, les Sirven et La Barre devraient ouvrir les yeux au gouvernement, et le porter à la réforme des procédures criminelles: mais on ne corrige les abus que quand ils sont parvenus à leur comble. Quand ces cours de justice auront fait rouer quelque duc et pair par distraction, les grandes maisons crieront, les courtisans mèneront grand bruit, et les calamités publiques parviendront au trône...
DU ROI
1768.
Bon jour et bon an au patriarche de Ferney, qui ne m'envoie ni la prose ni les vers qu'il m'a promis depuis six mois. Il faut que vous autres patriarches vous ayez des usages et des mœurs en tout différents des profanes. Avec des bâtons marquetés vous tachetez des brebis et trompez des beaux-pères; vos femmes sont tantôt vos sœurs, tantôt vos femmes, selon que les circonstances le demandent: vous promettez vos ouvrages et ne les envoyez point. Je conclus de tout cela qu'il ne fait pas bon se fier à vous autres, tout grands saints que vous êtes. Et qui vous empêche de donner signe de vie? Le cordon qui entourait Genève et Ferney est levé; vous n'êtes plus bloqué par les troupes françaises, et l'on écrit de Paris que vous êtes le protégé de Choiseul. Que de raisons pour écrire! Sera-t-il dit que je recevrai clandestinement vos ouvrages, et que je ne les tirerai plus de source? Je vous avertis que j'ai imaginé le moyen de me faire payer. Je vous bombarderai tant et si longtemps de mes pièces que, pour vous préserver de leur atteinte, vous m'enverrez des vôtres. Ceci mérite quelques réflexions. Vous vous exposez plus que vous ne le pensez. Souvenez-vous combien le Dictionnaire de Trévoux fut fatal au père Berthier; et si mes pièces ont la même vertu, vous bâillerez en les recevant, puis vous sommeillerez, puis vous tomberez en léthargie, puis on appellera le confesseur, et puis..., etc., etc., etc. Ah! patriarche! évitez d'aussi grands dangers, tenez-moi parole, envoyez-moi vos ouvrages, et je vous promets que vous ne recevrez plus de moi ni d'ouvrages soporifiques, ni de poisons léthargiques ni de médisances sur les patriarches, leurs sœurs, leurs nièces, leurs brebis et leur inexactitude, et que je serai toujours avec l'admiration due au père des croyants, etc.
DE M. DE VOLTAIRE
Novembre 1769.
Nul ne doit plaire à Dieu que nous et nos amis.
J'ai dit quelque part que La Motte Le Vayer, précepteur du frère de Louis XIV, répondit un jour à un de ces maroufles: «Mon ami, j'ai tant de religion, que je ne suis pas de ta religion.»
Ils ignorent, ces pauvres gens, que le vrai culte, la vraie piété, la vraie sagesse, est d'adorer Dieu comme le père commun de tous les hommes sans distinction, et d'être bienfaisant.
Ils ignorent que la religion ne consiste ni dans les rêveries des bons quakers, ni dans celles des bons anabaptistes ou des piétistes, ni dans l'impanation et l'invination, ni dans un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, à Notre-Dame des Neiges, ou à Notre-Dame des Sept-Douleurs; mais dans la connaissance de l'Être suprême qui remplit toute la nature, et dans la vertu.
Je ne vois pas que ce soit une piété bien éclairée qui ait refusé aux dissidents de Pologne les droits que leur donne leur naissance, et qui ait appelé les janissaires de notre Saint-Père le Turc au secours des bons catholiques romains de la Sarmatie. Ce n'est point probablement le Saint-Esprit qui a dirigé cette affaire, à moins que ce ne soit un saint-esprit du révérend père Malagrida, ou du révérend père Guignard ou du révérend père Jacques Clément.
Je n'entre point dans la politique qui a toujours appuyé la cause de Dieu, depuis le grand Constantin, assassin de toute sa famille, jusqu'au meurtre de Charles Ier, qu'on fit assassiner par le bourreau, l'évangile à la main; la politique n'est pas mon affaire: je me suis toujours borné à faire mes petits efforts pour rendre les hommes moins sots et plus honnêtes. C'est dans cette idée que, sans consulter les intérêts de quelques souverains (intérêts à moi très inconnus), je me borne à souhaiter très passionnément que les barbares Turcs soient chassés incessamment du pays de Xénophon, de Socrate, de Platon, de Sophocle et d'Euripide. Si l'on voulait, cela serait bientôt fait; mais on a entrepris autrefois sept croisades de la superstition, et on n'entreprendra jamais une croisade d'honneur: on en laissera tout le fardeau à Catherine.
Au reste, sire, je suis dans mon lit depuis un an; j'aurais voulu que mon lit fût à Clèves.
J'apprends que Votre Majesté, qui n'est pas faite pour être au lit, se porte mieux que jamais, que vous êtes engraissé, que vous avez des couleurs brillantes. Que le grand Être qui remplit l'univers vous conserve! Soyez à jamais le protecteur de gens qui pensent, et le fléau des ridicules.
Agréez le profond respect de votre ancien serviteur, qui n'a jamais changé d'idées quoi qu'on dise.
DU ROI
À Potsdam, le 25 novembre 1769.
Vous avez trop de modestie, si vous avez pu croire qu'un silence comme celui que vous avez gardé pendant deux ans peut être supporté avec patience. Non sans doute. Tout homme qui aime les lettres doit s'intéresser à votre conservation, et être bien aise quand vous-même lui en donnez des nouvelles. Que des Suisses s'établissent à Clèves, ou qu'ils restent à Genève, ce n'est pas ce qui m'intéresse; mais bien de savoir ce que fait le héros de la raison, le Prométhée de nos jours, qui apporte la lumière céleste pour éclairer des aveugles, et les désabuser de leurs préjugés et de leurs erreurs.
Je suis bien aise que des sottises anglaises vous aient ressuscité: j'aimerais les extravagants qui feraient de pareils miracles. Cela n'empêche pas que je ne prenne l'auteur anglais pour un ancien Picte qui ne connaît pas l'Europe. Il faut être bien nouveau pour vous traduire en père de l'Église, qui par pitié de mon âme travaille â ma conversion. Il serait à souhaiter que vos évêques français eussent une pareille opinion de votre orthodoxie; vous n'en vivriez que plus tranquille....
...Pour passer à un sujet plus gai, je vous envoie un prologue de comédie que j'ai composé à la hâte, pour en régaler l'électrice de Saxe qui m'a rendu visite. C'est une princesse d'un grand mérite, et qui aurait bien valu qu'un meilleur poète la chantât. Vous voyez que je conserve mes anciennes faiblesses: j'aime les belles-lettres à la folie; ce sont elles seules qui charment nos loisirs et qui nous procurent de vrais plaisirs. J'aimerais tout autant la philosophie, si notre faible raison y pouvait découvrir les vérités cachées à nos yeux, et que notre vaine curiosité recherche si avidement; mais apprendre à connaître, c'est apprendre à douter. J'abandonne donc cette mer si féconde en écueils d'absurdités, persuadé que tous les objets abstraits de nos spéculations étant hors de notre portée, leur connaissance nous serait entièrement inutile, si nous pouvions y parvenir.
Avec cette façon de penser, je passe ma vieillesse tranquillement; je tache de me procurer toutes les brochures du neveu de l'abbé Bazin; il n'y a que ses ouvrages qu'on puisse lire.
Je lui souhaite longue vie, santé et contentement; et quoi qu'il ait dit, je l'aime toujours. Fédéric.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, le 9 décembre 1769.
Quand Thalestris, que le Nord admira,
Rendit visite à ce vainqueur d'Arbelle,
Il lui donna bals, ballets, opéra,
Et fit, de plus, de jolis vers pour elle.
Tous deux avaient infiniment d'esprit:
C'était, dit-on, plaisir de les entendre.
On avouait que Jupiter ne fit
Des Thalestris que du temps d'Alexandre.
DU ROI
À Berlin, le 4 janvier 1770.
...Quand vous avez pris des pilules, vous purgez de meilleurs vers que tous ceux qu'on fait actuellement en Europe. Pour moi, je prendrais toute la rhubarbe de la Sibérie et tout le séné des apothicaires, sans que jamais je fisse un chant de la Henriade. Tenez, voyez-vous, mon cher, chacun naît avec un certain talent vous avez tout reçu de la nature: cette bonne mère n'a pas été aussi libérale envers tout le monde. Vous composez vos ouvrages pour la gloire, et moi pour mon amusement. Nous réussissons l'un et l'autre mais d'une manière bien différente: car tant que le soleil éclairera le monde, tant qu'il se conservera une teinture de science une étincelle de goût, tant qu'il y aura des esprits qui aimeront des pensées sublimes, tant qu'il se trouvera des oreilles sensibles à l'harmonie, vos ouvrages dureront, et votre nom remplira l'espace des siècles qui mène à l'éternité. Pour les miens on dira: C'est beaucoup que ce roi n'ait pas été tout à fait imbécile; cela est passable; s'il était né particulier, il aurait pourtant pu gagner sa vie en se faisant correcteur chez quelque libraire! et puis on jette là le livre, et puis on en fait des papillotes, et puis il n'en est plus question....
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 27 avril 1770.
Sire, quand vous étiez malade, je l'étais bien aussi, et je faisais tout comme vous de la prose et des vers, à cela près que mes vers et ma prose ne valaient pas grand-chose; je conclus que j'étais fait pour vivre et mourir auprès de vous, et qu'il y a eu du malentendu si cela n'est pas arrivé.
Me voilà capucin pendant que vous êtes jésuite; c'est encore une raison de plus qui devait me retenir à Berlin; cependant on dit que frère Ganganelli a condamné mes œuvres, ou du moins celles que les libraires vendent sous mon nom.
Je vais écrire à Sa Sainteté que je suis très bon catholique, et que je prends Votre Majesté pour mon répondant.
Je ne renonce point du tout à mon auréole; et comme je suis près de mourir d'une fluxion de poitrine, je vous prie de me faire canoniser au plus vite: cela ne vous coûtera que cent mille écus: c'est marché donné.
Pour vous, sire, quand il faudra vous canoniser, on s'adressera à Marc-Aurèle. Vos dialogues sont tout à fait dans son goût comme dans ses principes; je ne sais rien de plus utile. Vous avez trouvé le secret d'être le défenseur, le législateur, l'historien et le précepteur de votre royaume; tout cela est pourtant vrai: je défie qu'on en dise autant de Moustapha. Vous devriez bien vous arranger pour attraper quelques dépouilles de ce gros cochon; ce serait rendre service à l'humanité.
Pendant que l'empire russe et l'empire ottoman se choquent avec un fracas qui retentit jusqu'aux deux bouts du monde, la petite république de Genève est toujours sous les armes; mon manoir est rempli d'émigrants qui s'y réfugient. La ville de Jean Calvin n'est pas édifiante pour le moment présent.
Je n'ai jamais vu tant de neige et tant de sottises. Je ne verrai bientôt rien de tout cela, car je me meurs.
Daignez recevoir la bénédiction de frère François et m'envoyer celle de saint Ignace.
Restez un héros sur la terre, et n'abandonnez pas absolument la mémoire d'un homme dont l'âme a toujours été aux pieds de la vôtre.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 4 mai 1770.
Sire, je me flatte que votre santé est entièrement raffermie. Je vous ai vu autrefois vous faire saigner à cloche-pied immédiatement après un accès de goutte, et monter à cheval le lendemain: vos dialogues à la Marc-Aurèle sont fort au dessus d'une course à cheval et d'une parade.
Je ne sais si Votre Majesté est encore autant dans le goût des tableaux qu'elle est dans celui de la morale. L'impératrice de Russie en fait acheter à présent de tous les côtés; on lui en a vendu pour 100,000 fr. à Genève: cela fait croire qu'elle a de l'argent de reste pour battre Moustapha. Je voudrais que vous vous amusassiez à battre Moustapha aussi, et que vous partageassiez avec elle; mais je ne suis chargé que de proposer un tableau à Votre Majesté, et nullement la guerre contre le Turc. M. Hénin, résident de France à Genève, a le tableau des trois Grâces, de Vanloo, haut de six pieds, avec des bordures. Il le veut vendre 11,000 livres: voilà tout ce que j'en sais. Il était destiné pour le feu roi de Pologne. S'il convient à votre nouveau palais, vous n'avez qu'à ordonner qu'on vous l'envoie, et voilà ma commission faite.
Comme j'ai presque perdu la vue au milieu des neiges du mont Jura, ce n'est pas à moi à parler de tableaux. Je ne puis guère non plus parler de vers dans l'état où je suis; car si Votre Majesté a eu la goutte, votre vieux serviteur se meurt de la poitrine. Nous avons l'hiver pour printemps dans nos Alpes. Je ne sais si la nature traite mieux les sables de Berlin, mais je me souviens que le temps était toujours beau auprès de Votre Majesté. Je la supplie de me conserver ses bontés, et de n'avoir plus de goutte. Je suis plus près du paradis qu'elle; car elle n'est que protectrice des jésuites, et moi je suis réellement capucin; j'en ai la patente avec le portrait de saint François, tiré sur l'original.
Je me mets à vos pieds malgré mes honneurs divins.
Frère François Voltaire.
DU ROI
À Charlottembourg, le 24 mai 1770.
Je vous crois très capucin, puisque vous le voulez, et même sûr de votre canonisation parmi les saints de l'Église. Je n'en connais aucun qui vous soit comparable, et je commence par dire: Sancte Voltarie, ora pro nobis.
Cependant le saint-père vous a fait brûler à Rome. Ne pensez pas que vous soyez le seul qui ayez joui de cette faveur: l'Abrégé de Fleury a eu un sort tout semblable. Il y a je ne sais quelle affinité entre nous qui me frappe. Je suis le protecteur des jésuites; vous, des capucins; vos ouvrages sont brûlés à Rome; les miens aussi. Mais vous êtes saint, et je vous cède la préférence.
Comment, monsieur le saint, vous vous étonnez qu'il y ait une guerre en Europe dont je ne sois pas! cela n'est pas trop canonique. Sachez donc que les philosophes, par leurs déclamations perpétuelles contre ce qu'ils appellent brigands mercenaires, m'ont rendu pacifique. L'impératrice de Russie peut guerroyer à son aise: elle a obtenu de Diderot, à beaux deniers comptants, une dispense pour faire battre les Russes contre les Turcs. Pour moi, qui crains les censeurs philosophes, l'excommunication encyclopédique, et de commettre un crime de lèse-philosophie, je me tiens en repos. Et comme aucun livre n'a paru encore contre les subsides, j'ai cru qu'il m'était permis, selon les lois civiles et naturelles, d'en payer à mon allié auquel je les dois; et je suis en règle vis-à-vis de ces précepteurs du genre humain qui s'arrogent le droit de fesser les princes, rois et empereurs qui désobéissent à leurs règles.....
DE M. DE VOLTAIRE
8 juin 1770.
Quand un cordelier incendie
Les ouvrages d'un capucin,
On sent bien que c'est jalousie,
Et l'effet de l'esprit malin.
Mais lorsque d'un grand souverain
Les beaux écrits il associe
Aux farces de saint Cucufin,
C'est une énorme étourderie.
Le saint-père est un pauvre saint;
C'est un sot moine qui s'oublie;
Au hasard il excommunie.
Qui trop embrasse mal étreint.
Voilà Votre Majesté bien payée de s'être vouée à saint Ignace; passe pour moi chétif, qui n'appartiens qu'à saint François.
Le malheur, sire, c'est qu'il n'y a rien à gagner à punir frère Ganganelli: plût à Dieu qu'il eût quelque bon domaine dans votre voisinage, et que vous ne fussiez pas si loin de Notre-Dame de Lorette!
Il est beau de savoir railler
Ces arlequins faiseurs de bulles;
J'aime à les rendre ridicules;
J'aimerais mieux les dépouiller.
Que ne vous chargez-vous du vicaire de Simon Barjone, tandis que l'impératrice de Russie époussette le vicaire de Mahomet? Vous auriez à vous deux purgé la terre de deux étranges sottises. J'avais autrefois conçu ces grandes espérances de vous; mais vous vous êtes contenté de vous moquer de Rome et de moi, d'aller droit au solide, et d'être un héros très avisé.....
DU ROI
À Postdam, le 16 septembre 1770.
Je n'ai point été fâché que les sentiments que j'annonce au sujet de votre statue, dans une lettre écrite à M. d'Alembert, aient été divulgués. Ce sont des vérités dont j'ai toujours été intimement convaincu, et que Maupertuis ni personne n'ont effacées de mon esprit. Il était très juste que vous jouissiez vivant de la reconnaissance publique, et que je me trouvasse avoir quelque part à cette démonstration de vos contemporains, en ayant eu tant au plaisir que leur ont fait vos ouvrages.
Les bagatelles que j'écris ne sont pas de ce genre: elles sont un amusement pour moi. Je m'instruis moi-même en pensant à des matières de philosophie, sur lesquelles je griffonne quelquefois trop hardiment mes pensées. Cet ouvrage sur le Système de la nature est trop hardi pour les lecteurs actuels auxquels il pourrait tomber entre les mains. Je ne veux scandaliser personne: je n'ai parlé qu'à moi-même en l'écrivant. Mais dès qu'il s'agit de s'énoncer en public, ma maxime constante est de ménager la délicatesse des oreilles superstitieuses, de ne choquer personne et d'attendre que le siècle soit assez éclairé pour qu'on puisse impunément penser tout haut.....
....Mon occupation principale est de combattre l'ignorance et les préjugés dans les pays que le hasard de la naissance me fait gouverner, d'éclairer les esprits, de cultiver les mœurs et de rendre les hommes aussi heureux que le comporte la nature humaine et que le permettent les moyens que je puis employer.....
.....Ce que je sais certainement, c'est que j'aurai une copie de ce buste auquel Pigalle travaille: ne pouvant posséder l'original, j'en aurai au moins la copie. C'est se contenter de peu lorsqu'on se souvient qu'autrefois on a possédé ce divin génie même. La jeunesse est l'âge des bonnes aventures; quand on devient vieux et décrépit, il faut renoncer aux beaux esprits comme aux maîtresses.
Conservez-vous toujours pour éclairer encore, dans vos vieux jours, la fin de ce siècle qui se glorifie de vous posséder, et qui sait connaître le prix de ce trésor. Fédéric.
DU ROI
À Postdam, le 16 septembre 1770.
Il faut convenir que nous autres citoyens du nord de l'Allemagne, nous n'avons point d'imagination. Le P. Bouhours l'assure; il faut l'en croire sur sa parole. À vous autres voyants de Paris, votre imagination vous fait trouver des liaisons où nous n'aurions pas supposé les moindres rapports. En vérité le prophète, quel qu'il soit, qui me fait l'honneur de s'amuser sur mon compte, me traite avec distinction. Ce n'est pas pour tous les êtres que les gens de cette espèce exaltent leur âme. Je me croirai un homme important; et il ne faudra qu'une comète ou quelque éclipse qui m'honore de son attention, pour achever de me tourner la tête.
Mais tout cela n'était pas nécessaire pour rendre justice à Voltaire; une âme sensible et un cœur reconnaissant suffiraient. Il est bien juste que le public lui paye le plaisir qu'il en a reçu. Aucun auteur n'a jamais eu un goût aussi perfectionné que ce grand homme. La profane Grèce en aurait fait un dieu: on lui aurait élevé un temple. Nous ne lui érigeons qu'une statue: faible dédommagement de toutes les persécutions que l'envie lui a suscitées, mais récompense capable d'échauffer la jeunesse et de l'encourager à s'élever dans la carrière que ce grand génie a parcourue, et où d'autres génies peuvent trouver encore à glaner. J'ai aimé dès mon enfance les arts, les lettres et les sciences; et lorsque je puis contribuer à leurs progrès, je m'y porte avec toute l'ardeur dont je suis capable, parce que dans ce monde il n'y a point de vrai bonheur sans elles. Vous autres qui vous trouvez à Paris dans le vestibule de leur temple, vous qui en êtes les desservants, vous pouvez jouir de ce bonheur inaltérable, pourvu que vous empêchiez l'envie et la cabale d'en approcher.....
DU ROI
Postdam, le 30 octobre 1770.
Une mitte qui végète dans le nord de l'Allemagne est un mince sujet d'entretien pour des philosophes qui discutent des mondes divers flottant dans l'espace de l'infini, du principe et du mouvement de la vie, du temps et de l'éternité de l'esprit et de la matière, des choses possibles et de celles qui ne sont pas. J'appréhende fort que cette mitte n'ait distrait ces deux grands philosophes d'objets plus importants et plus dignes de les occuper. Les empereurs ainsi que les rois disparaissent dans l'immense tableau que la nature offre aux yeux des spéculateurs. Vous qui réunissez tous les genres, vous descendez quelquefois de l'empirée; tantôt Anaxagore, tantôt Triptolème, vous quittez le Portique pour l'agriculture, et vous offrez sur vos terres un asile aux malheureux. Je préférerais bien la colonie de Ferney dont Voltaire est le législateur, à celle des quakers de Philadelphie, auxquels Locke donna des lois.
Nous avons ici des fugitifs d'une autre espèce; ce sont des Polonais qui, redoutant les déprédations, le pillage et les cruautés de leurs compatriotes, ont cherché un asile sur mes terres. Il y a plus de cent vingt familles nobles qui se sont expatriées pour attendre des temps plus tranquilles et qui leur permettent le retour chez eux. Je m'aperçois de plus en plus que les hommes se ressemblent d'un bout de notre globe à l'autre, qu'ils se persécutent et se troublent mutuellement, autant qu'il est en eux: leur félicité, leur unique ressource, est en quelques bonnes âmes qui les recueillent et les consolent de leurs adversités.....
DU ROI
À Berlin, le 29 janvier 1771.
J'ai reçu en même temps ces Questions encyclopédiques, qu'on pourrait appeler à plus juste titre, Instructions encyclopédiques. Cet ouvrage est plein de choses. Quelle variété! que de connaissances, de profondeur! et quel art pour traiter tant de sujets avec le même agrément! Si je me servais du style précieux, je pourrais dire qu'entre vos mains tout se convertit en or.
Je vous dois encore des remerciements au nom des militaires pour le détail que vous donnez des évolutions d'un bataillon. Quoique je vous connusse grand littérateur, grand philosophe, grand poète, je ne savais pas que vous joignissiez à tant de talents les connaissances d'un grand capitaine. Les règles que vous donnez de la tactique sont une marque certaine que vous jugez cette fièvre intermittente des rois, la guerre, moins dangereuse que de certains auteurs ne la représentent.
Mais quelle circonspection édifiante dans les articles qui regardent la foi! Vos protégés les Pediculosi en auront été ravis; la Sorbonne vous agrégera à son corps, le Très Chrétien (s'il lit) bénira le ciel d'avoir un gentilhomme de la chambre aussi orthodoxe; et l'évêque d'Orléans vous assignera une place auprès d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. À coup sûr vos reliques feront des miracles, et l'inf.... célébrera son triomphe.
Où donc est l'esprit philosophique du dix-huitième siècle, si les philosophes, par ménagement pour leurs lecteurs, osent à peine leur laisser entrevoir la vérité? Il faut avouer que l'auteur du Système de la nature a trop impudemment cassé les vitres. Ce livre a fait beaucoup de mal: il a rendu la philosophie odieuse par de certaines conséquences qu'il tire de ses principes. Et peut-être à présent faut-il de la douceur et du ménagement pour réconcilier avec la philosophie les esprits que cet auteur avait effarouchés et révoltés.
Il est certain qu'à Pétersbourg on se scandalise moins qu'à Paris, et que la vérité n'est point rejetée du trône de votre souveraine, comme elle l'est chez le vulgaire de nos princes. Mon frère Henri se trouve actuellement à la cour de cette princesse. Il ne cesse d'admirer les grands établissements qu'elle a faits, et les soins qu'elle se donne de décrasser, d'élever et d'éclairer ses sujets.
Je ne sais ce que vos ingénieurs sans génie ont fait aux Dardanelles: ils sont peut-être cause de l'exil de Choiseul. À l'exception du cardinal de Fleury, Choiseul a tenu plus longtemps qu'aucun autre ministre de Louis XV. Lorsqu'il était ambassadeur à Rome, Benoît XIV le définissait un fou qui avait bien de l'esprit. On dit que les parlements et la noblesse le regrettent et le comparent à Richelieu: en revanche, ses ennemis disent que c'était un boute-feu qui aurait embrasé l'Europe. Pour moi, je laisse raisonner tout le monde. Choiseul n'a pu me faire ni bien ni mal; je ne l'ai point connu; et je me repose sur les grandes lumières de votre monarque pour le choix et le renvoi de ses ministres et de ses maîtresses. Je ne me mêle que de mes affaires et du carnaval qui dure encore.
Nous avons un bon Opéra; et, à l'exception d'une seule actrice, mauvaise comédie. Vos histrions welches se vouent tous à l'opéra-comique; et des platitudes mises en musique sont chantées par des voix qui hurlent et détonnent à donner des convulsions aux assistants. Durant les beaux jours du siècle de Louis XIV, ce spectacle n'aurait pas fait fortune. Il passe pour bon dans ce siècle de petitesses, où le génie est aussi rare que le bon sens, où la médiocrité en tout genre annonce le mauvais goût qui probablement replongera l'Europe dans une espèce de barbarie dont une foule de grands hommes l'avaient tirée.
Tant que nous conserverons Voltaire, il n'y aura rien à craindre; lui seul est l'Atlas qui soutient par ses forces cet édifice ruineux. Son tombeau sera celui du bon goût et des lettres. Vivez donc, vivez, et rajeunissez, s'il est possible: ce sont les vœux de toutes les personnes qui s'intéressent à la belle littérature, et principalement les miens. Fédéric.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 15 février 1771.
Sire, tandis que vos bontés me donnent les louanges qui me sont si légitimement dues sur mon orthodoxie et sur mon tendre amour pour la religion catholique, apostolique et romaine, j'ai bien peur que mon zèle ardent ne soit pas approuvé par les principaux membres de notre sanhédrin infaillible. Ils prétendent que je me mets à genoux devant eux pour leur donner des croquignoles, et que je les rends ridicules avec tout le respect possible. J'ai beau leur citer la belle préface d'un grand homme, qui est au devant d'une histoire de l'Église très édifiante, ils ne reçoivent point mon excuse; ils disent que ce qui est très bon dans le vainqueur de Rosbach et de Lissa, n'est pas tolérable dans un pauvre diable qui n'a qu'une chaumière entre un lac et une montagne, et que, quand je serais sur la montagne du Thabor en habits blancs, je ne viendrais pas à bout de leur ôter la pourpre dont ils sont revêtus. Nous connaissons, disent-ils, vos mauvais sentiments et vos mauvaises plaisanteries. Vous ne vous êtes pas contenté de servir un hérétique, vous vous êtes attaché depuis peu à un schismatique, et si on vous en croyait, le pouvoir du pape et celui du grand-turc seraient bientôt resserrés dans des bornes fort étroites.
Vous ne croyez point aux miracles, mais sachez que nous en faisons. C'en est déjà un fort grand que nous ayons engagé votre héros hérétique à protéger les jésuites.
C'en est un plus grand encore, que notre nonce en Pologne ait déterminé les Mahométans à faire la guerre à l'empire chrétien de Russie; ce nonce, en cas de besoin, aurait béni l'étendard du grand prophète Mahomet. Si les Turcs ont toujours été battus, ce n'est pas notre faute, nous avons toujours prié Dieu pour eux.
On nous rendra peut-être bientôt Avignon, malgré tous vos quolibets; nous rentrerons dans Bénévent, et nous aurons toujours un temporel très royal pour ressembler à Jésus-Christ notre Sauveur, qui n'avait pas où reposer sa tête. Tâchez de régler là vôtre qui radote, et recevez notre malédiction sous l'anneau du pêcheur.
Voilà, Sire, comme on me traite, et je n'ai pas un mot à répliquer. Si je suis excommunié, j'en appellerai à mon héros, à Julien, à Marc-Aurèle ses devanciers, et j'espère que leurs aigles ou romaines ou prussiennes (c'est la même chose) me couvriront de leurs ailes. Je me mets sous leur protection dans ce monde, en attendant que je sois damné dans l'autre.
J'ai envoyé un petit paquet à monseigneur le prince royal, je ne sais s'il l'a reçu.
Je me mets aux pieds de mon héros avec autant de respect que d'attachement. Le vieux malade du mont Jura.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 1er mars 1771.
Sire, il n'est pas juste que je vous cite comme un de nos grands auteurs sans vous soumettre l'ouvrage dans lequel je prends cette liberté: j'envoie donc à Votre Majesté l'Épître contre Moustapha. Je suis toujours acharné contre Moustapha et Fréron. L'un étant un infidèle, je suis sûr de faire mon salut en lui disant des injures; et l'autre étant un sot et un très mauvais écrivain, il est de plein droit un de mes justiciables.
Il n'y a rien à mon gré de si étonnant, depuis les aventures de Rosbach et de Lissa, que de voir mon impératrice envoyer du fond du Nord quatre flottes aux Dardanelles. Si Annibal avait entendu parler d'une pareille entreprise, il aurait compté son voyage des Alpes pour bien peu de chose.
Je haïrai toujours les Turcs oppresseurs de la Grèce, quoiqu'ils m'aient demandé depuis peu des montres de ma colonie. Quels plats barbares! Il y a soixante ans qu'on leur envoie des montres de Genève, et ils n'ont pas su encore en faire: ils ne savent pas même les régler.
Je suis toujours très fâché que Votre Majesté et l'empereur des Vénitiens ne se soient pas entendus avec mon impératrice pour chasser ces vilains Turcs de l'Europe: c'eût été la besogne d'une seule campagne; vous auriez partagé chacun également. C'est un axiome de géométrie qu'ajoutant choses égales à choses égales, les touts sont égaux; ainsi vous seriez demeurés précisément dans la situation où vous êtes.
Je persiste toujours à croire que cette guerre était bien plus raisonnable que celle de 1756, qui n'avait pas le sens commun; mais je laisse là ma politique qui n'en a pas davantage, pour dire à Votre Majesté que j'espère faire ma cour après Pâques, dans mon ermitage, aux princes de Suède vos neveux, dont tout Paris est enchanté. On parle beaucoup plus d'eux que du Parlement. Deux princes aimables font toujours plus d'effet que cent quatre-vingts pédants en robe.
On m'a dit que d'Argens est mort: j'en suis très fâché; c'était un impie très utile à la bonne cause, malgré tout son bavardage.
À propos de la bonne cause, je me mets toujours à vos pieds et sous votre protection. On me reprochera peut-être de n'être pas plus attaché à Ganganelli qu'à Moustapha; je répondrai que je le suis à Frédéric le Grand et à Catherine la Surprenante.
Daignez, Sire, me conserver vos bontés pour le temps qui me reste encore à faire de mauvais vers en ce monde. Le vieux ermite des Alpes.
DU ROI
À Sans-Souci, le 18 novembre 1771.
.....Je vous ai mille obligations des sixième et septième tomes de votre Encyclopédie, que j'ai reçus. Si le style de Voiture était encore à la mode, je vous dirais que le père des Muses est l'auteur de cet ouvrage; et que l'approbation est signée du dieu du Goût. J'ai été fort surpris d'y trouver mon nom, que par charité vous y avez mis. J'y ai trouvé quelques paraboles moins obscures que celles de l'Évangile, et je me suis applaudi de les avoir expliquées. Cet ouvrage est admirable, et je vous exhorte à le continuer. Si c'était un discours académique, assujetti à la révision de la Sorbonne, je serais peut-être d'un autre avis.
Travaillez toujours; envoyez vos ouvrages en Angleterre, en Hollande, en Allemagne et en Russie: je vous réponds qu'on les y dévorera. Quelque précaution qu'on prenne, ils entreront en France; et vos Welches auront honte de ne pas approuver ce qui est admiré partout ailleurs.
J'avais un très violent accès de goutte quand vos livres sont arrivés, les pieds et les bras garrottés, enchaînés et perclus: ces livres m'ont été d'une grande ressource. En les lisant, j'ai béni mille fois le ciel de vous avoir mis au monde.
Pour vous rendre compte du reste de mes occupations, vous saurez qu'à peine eus-je recouvré l'articulation de la main droite, que je m'avisai de barbouiller du papier; non pour éclairer l'Europe, non pour instruire le public et l'Europe qui a les yeux très ouverts, mais pour m'amuser. Ce ne sont pas les victoires de Catherine que j'ai chantées, mais les folies des confédérés. Le badinage convient mieux à un convalescent que l'austérité du style majestueux. Vous en verrez un échantillon. Il y a six chants. Tout est fini; car une maladie de cinq semaines m'a donné le temps de rimer et de corriger tout à mon aise. C'est vous ennuyer assez que deux chants de lecture que je vous prépare.....
DE M. DE VOLTAIRE.
À Ferney, le 6 décembre 1771.
Sire, je n'ai jamais si bien compris qu'on peut pleurer et rire dans le même jour. J'étais tout plein et tout attendri de l'horrible attentat commis contre le roi de Pologne, qui m'honore de quelque bonté. Ces mots, qui dureront à jamais, vous êtes pourtant mon roi, mais j'ai fait serment de vous tuer, m'arrachaient des larmes d'horreur, lorsque j'ai reçu votre lettre et votre très philosophique poème, qui dit si plaisamment les choses du monde les plus vraies. Je me suis mis à rire malgré moi, malgré mon effroi et ma consternation. Que vous peignez bien le diable et les prêtres, et surtout cet évêque, premier auteur de tout le mal!
Je vois bien que quand vous fîtes ces deux premiers chants, le crime infâme des confédérés n'avait point encore été commis. Vous serez forcé d'être aussi tragique dans le dernier chant que vous avez été gai dans les autres que Votre Majesté a bien voulu m'envoyer. Malheur est bon à quelque chose, puisque la goutte vous a fait composer un ouvrage si agréable. Depuis Scarron, on ne faisait point de vers si plaisants au milieu des souffrances. Le roi de la Chine ne sera jamais si drôle que Votre Majesté, et je défie Moustapha d'en approcher.
N'ayez plus la goutte, mais faites souvent des vers à Sans-Souci dans ce goût-là. Plus vous serez gai, plus longtemps vous vivrez: c'est ce que je souhaite passionnément pour vous, pour mon héroïne, et pour moi chétif.
Je pense que l'assassinat du roi de Pologne lui fera beaucoup de bien. Il est impossible que les confédérés, devenus en horreur au genre humain, persistent dans une faction si criminelle. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que la paix de la Pologne peut naître de cette exécrable aventure.
Je suis fâché de vous dire que voilà cinq têtes couronnées assassinées en peu de temps dans notre siècle philosophique. Heureusement, parmi tous ces assassins, il se trouve des Malagrida, et pas un philosophe. On dit que nous sommes des séditieux; que sera donc l'évêque de Kiovie? On dit que les conjurés avaient fait serment sur une image de la sainte Vierge, après avoir communié. J'ose supplier instamment Votre Majesté, si ingénieuse et si diabolique, de daigner m'envoyer quelques détails bien vrais de cet étrange événement, qui devrait bien ouvrir les yeux à une partie de l'Europe. Je prends la liberté de recommander à vos bontés l'abbaye d'Oliva.
Je me mets à vos pieds (pourvu qu'ils n'aient plus la goutte) avec le plus profond respect et le plus grand ébahissement de tout ce que je viens de lire.
DU ROI
À Berlin, le 12 janvier 1772.
Je conviens que je me suis imposé l'obligation de vous instruire sur le sujet des Confédérés que j'ai chantés, comme vous avez été obligé d'exposer les anecdotes de la Ligue, afin de répandre tous les éclaircissements nécessaires sur la Henriade.
Vous saurez donc que mes Confédérés, moins braves que vos Ligueurs, mais aussi fanatiques, n'ont pas voulu leur céder en forfaits. L'horrible attentat entrepris et manqué contre le roi de Pologne s'est passé, à la communion près, de la manière qu'il est détaillé dans les gazettes. Il est vrai que le misérable qui a voulu assassiner le roi de Pologne en avait prêté le serment à Pulawski, maréchal de confédération, devant le maître-autel de la Vierge à Czenstokova. Je vous envoie des papiers publics, qui peut-être ne se répandent pas en Suisse, où vous trouverez cette scène tragique détaillée avec les circonstances exactement conformes à ce que mon ministre à Varsovie en a marqué dans sa relation. Il est vrai que mon poème (si vous voulez l'appeler ainsi) était achevé lorsque cet attentat se commit; je ne le jugeai pas propre à entrer dans un ouvrage où règne d'un bout à l'autre un ton de plaisanterie et de gaieté. Cependant je n'ai pas voulu non plus passer cette horreur sous silence, et j'en ai dit deux mots en passant, au commencement du cinquième chant; de sorte que cet ouvrage badin, fait uniquement pour m'amuser, n'a pas été défiguré par un morceau tragique qui aurait juré avec le reste.
Il semble que pour détourner mes yeux des sottises polonaises et de la scène atroce de Varsovie, ma sœur la reine de Suède ait pris ce temps pour venir revoir ses parents, après une absence de vingt-huit années. Son arrivée a ranimé toute la famille; je m'en suis cru de dix ans plus jeune. Je fais mes efforts pour dissiper les regrets qu'elle donne à la perte d'un époux tendrement aimé, en lui procurant toutes les sortes d'amusements dans lesquels les arts et les sciences peuvent avoir la plus grande part. Nous avons beaucoup parlé de vous. Ma sœur trouvait que vous manquiez à Berlin: je lui ai répondu qu'il y avait treize ans que je m'en apercevais. Cela n'a pas empêché que nous n'ayons fait des vœux pour votre conservation; et nous avons conclu, quoique nous ne vous possédions pas, que vous n'en étiez pas moins nécessaire à l'Europe.
Laissez donc à la Fortune, à l'Amour, à Plutus, leur bandeau: ce serait une contradiction que celui qui éclaira si longtemps l'Europe fût aveugle lui-même. Voilà peut-être un mauvais jeu de mots; j'en fais amende honorable au dieu du Goût qui siège à Ferney; je le prie de m'inspirer, et d'être assuré qu'en fait de belles lettres, je crois ses décisions plus infaillibles que celles de Ganganelli pour les articles de foi. Vale. Fédéric.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, le 1er février 1772.
Sire, mon cœur, quoique bien vieux, est tout aussi sensible à vos bontés que s'il était jeune. Vos troisième et quatrième chants m'ont presque guéri d'une maladie assez sérieuse; vos vers ne le sont pas. Je m'étonne toujours que vous ayez pu faire quelque chose d'aussi gai sur un sujet si triste. Ce que Votre Majesté dit des Confédérés dans sa lettre inspire l'indignation contre eux autant que vos vers inspirent de gaieté. Je me flatte que tout ceci finira heureusement pour le roi de Pologne et pour Votre Majesté. Quand vous n'auriez que six villes pour vos six chants, vous n'auriez pas perdu votre papier et votre encre.
La reine de Suède ne gagnera rien aux dissensions polonaises, mais elle augmentera le bonheur de son frère et le sien. Permettez que je la remercie des bontés dont vous m'apprenez qu'elle daigne m'honorer, et que je mette mes respects pour elle dans votre paquet.....
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, le 4 septembre 1772.
Sire, si votre vieux baron a bien dansé à l'âge de quatre-vingt-six ans, je me flatte que vous danserez mieux que lui à cent ans révolus. Il est juste que vous dansiez longtemps au son de votre flûte et de votre lyre, après avoir fait danser tant de monde, soit en cadence, soit hors de cadence, au son de vos trompettes. Il est vrai que ce n'est pas la coutume des gens de votre espèce de vivre longtemps. Charles XII, qui aurait été un excellent capitaine dans un de vos régiments; Gustave-Adolphe, qui eût été un de vos généraux; Valstein, à qui vous n'eussiez pas confié vos armées; le grand-électeur, qui était plutôt un précurseur de grand: tout cela n'a pas vécu âge d'homme. Vous savez ce qui arriva à César, qui avait autant d'esprit que vous, et à Alexandre, qui devint ivrogne, n'ayant plus rien à faire; mais vous vivrez longtemps, malgré vos accès de goutte, parce que vous êtes sobre, et que vous savez tempérer le feu qui vous anime, et empêcher qu'il vous dévore.
Je suis fâché que Thorn n'appartienne point à Votre Majesté, mais je suis bien aise que le tombeau de Copernic soit sous votre domination. Élevez un gnomon sur sa cendre, et que le soleil, remis par lui à sa place, le salue tous les jours à midi de ses rayons joints aux vôtres.
Je suis très touché qu'en honorant les morts, vous protégiez les malheureux vivants qui le méritent. Morival doit être à Vesel, lieutenant dans un de vos régiments: son véritable nom n'est point Morival, c'est d'Etallonde; il est fils d'un président d'Abbeville. Copernic n'aurait été qu'excommunié, s'il avait survécu au livre où il démontra le cours des planètes et de la terre autour du soleil; mais d'Etallonde, à l'âge de quinze ans, a été condamné par des Iroquois d'Abbeville à la torture ordinaire et extraordinaire, à l'amputation du poing et de la langue, et à être brûlé à petit feu avec le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant-général de nos armées, pour n'avoir pas salué des capucins, et pour avoir chanté une chanson; et un Parlement de Paris a confirmé cette sentence, pour que les évêques de France ne leur reprochassent plus d'être sans religion: ces messieurs du Parlement se firent assassins afin de passer pour chrétiens.
Je demande pardon aux Iroquois de les avoir comparés à ces abominables juges qui méritaient qu'on les écorchât sur leurs bancs semés de fleurs de lis, et qu'on étendît leur peau sur ces fleurs. Si d'Etallonde, connu dans vos troupes sous le nom de Morival, est un garçon de mérite, comme on me l'assure, daignez le favoriser. Puisse-t-il venir un jour dans Abbeville, à la tête d'une compagnie, faire trembler ses détestables juges, et leur pardonner!
Le jugement que vous portez sur l'œuvre posthume d'Helvétius ne me surprend pas: je m'y attendais: vous n'aimez que le vrai. Son ouvrage est plus capable de faire du tort que du bien à la philosophie; j'ai vu avec douleur que ce n'était que du fatras, un amas indigeste de vérités triviales et de faussetés reconnues. Une vérité assez triviale, c'est la justice que l'auteur vous rend; mais il n'y a plus de mérite à cela. On trouve d'ailleurs dans cette compilation irrégulière beaucoup de petits diamants brillants semés çà et là. Ils m'ont fait grand plaisir, et m'ont consolé des défauts de tout l'ensemble.....
DU ROI
À Potsdam, 24 octobre 1772.
S'il m'est interdit de vous revoir à tout jamais, je n'en suis pas moins aise que la duchesse de Virtemberg vous ait vu. Cette façon de converser par procuration ne vaut pas le à facie ad faciem. Des relations et des lettres ne tiennent pas lieu de Voltaire, quand on l'a possédé en personne.
J'applaudis aux larmes vertueuses que vous avez répandues au souvenir de ma défunte sœur. J'aurais sûrement mêlé les miennes aux vôtres si j'avais été présent à cette scène touchante. Soit faiblesse, soit adulation outrée, j'ai exécuté pour cette sœur ce que Cicéron projetait pour sa Tullie. Je lui ai érigé un temple dédié à l'amitié; sa statue se trouve au fond, et chaque colonne est chargée d'un mascaron contenant le buste des héros de l'amitié. Je vous en envoie le dessin. Ce temple est placé dans un des bosquets de mon jardin. J'y vais souvent me rappeler mes pertes, et le bonheur dont je jouissais autrefois.
Il y a plus d'un mois que je suis de retour de mes voyages. J'ai été en Prusse abolir le servage, réformer des lois barbares, en promulguer de plus raisonnables, ouvrir un canal qui joint la Vistule, la Netze, la Varte, l'Oder et l'Elbe, rebâtir des villes détruites depuis la peste de 1709[?] défricher vingt milles de marais, et établir quelque police dans un pays où ce nom même était inconnu. De là j'ai été en Silésie consoler mes pauvres ignatiens des rigueurs de la cour de Rome, corroborer leur ordre, en former un corps de diverses provinces où je les conserve, et les rendre utiles à la patrie en dirigeant leurs écoles pour l'instruction de la jeunesse, à laquelle ils se voueront entièrement. De plus, j'ai arrangé la bâtisse de soixante villages dans la Haute-Silésie, où il restait des terres incultes: chaque village a vingt familles. J'ai fait faire de grands chemins dans les montagnes pour la facilité du commerce, et rebâtir deux villes brûlées: elles étaient de bois; elles seront de briques, et même de pierres de taille, tirées des montagnes.
Je ne vous parle point des troupes: cette matière est trop prohibée à Ferney pour que je la touche.
Vous sentirez qu'en faisant tout cela, je n'ai pas été les bras croisés.
À propos de croisés; ni l'empereur ni moi ne nous croiserons contre le Croissant; il n'y a plus de reliques à remporter de Jérusalem. Nous espérons que la paix se fera peut-être cet hiver; et d'ailleurs nous aimons le proverbe qui dit: Il faut vivre et laisser vivre. À peine y a-t-il dix ans que la paix dure; il faut la conserver autant qu'on le pourra sans risque, et ni plus ni moins se mettre en état de n'être pas pris au dépourvu par quelque chef de brigands, conducteur d'assassins à gage.
Ce système n'est ni celui de Richelieu ni celui de Mazarin; mais il est celui du bien des peuples, objet principal des magistrats qui les gouvernent.
Je vous souhaite cette paix accompagnée de toutes les prospérités possibles et j'espère que le patriarche de Ferney n'oubliera pas le philosophe de Sans-Souci qui admire et admirera son génie jusqu'à extinction de chaleur humaine. Vale. Fédéric.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 28 octobre 1772.
Monsieur Guibert, votre écolier
Dans le grand art de la tactique,
À vu ce bel esprit guerrier
Que tout prince aujourd'hui se pique
D'imiter, sans lui ressembler,
Et que tout héros, germanique,
Espagnol, gaulois, britannique,
Vainement voudrait égaler.
Monsieur Guibert est véridique:
Il dit qu'il a lu dans vos yeux
Toute votre histoire héroïque,
Quoique votre bouche s'applique
À la cacher aux curieux.
Vous vous obstinez à vous taire
Sur tant de travaux glorieux;
Et l'Europe fait beaucoup mieux,
Car elle fait tout le contraire.
Ce M. Guibert, Sire, fait comme l'Europe; il parle de Votre Majesté avec enthousiasme. Il dit qu'il vous a trouvé en état de faire vingt campagnes; Dieu nous en préserve! mais accordez-vous donc avec lui; car il dit que vous avez un corps digne de votre âme, et vous prétendez que non; il est vrai qu'il vous a contemplé principalement des jours de revue; et ces jours-là, vous pourriez bien vous rengorger et vous requinquer, comme une belle à son miroir.
Je ne vous proposais pas, Sire, vingt campagnes, je n'en proposais qu'une ou deux; et encore c'était contre les ennemis de Jésus-Christ et de tous les beaux-arts. Je disais: Il protège les jésuites, il protégera bien la Vierge Marie contre Mahomet et la bonne Vierge lui donnera sans doute deux ou trois belles provinces à son choix pour récompense d'une si sainte action.
Je viens de relire l'article Guerre, dont Votre Majesté pacifique a la bonté de me parler: il est vraiment un peu insolent par excès d'humanité; mais je vous prie de considérer que toutes ces injures ne peuvent tomber que sur les Turcs, qui sont venus du bord oriental de la mer Caspienne jusqu'auprès de Naples, et qui, chemin faisant, se sont emparés des lieux saints, et même du tombeau de Jésus-Christ qui ne fut jamais enterré. En un mot, je ressemblais comme deux gouttes d'eau à ce fou de Pierre l'Ermite, qui prêchait la croisade. L'empereur des Romains, que vous aimez, et qui se regarde comme votre disciple, ne pouvait se plaindre de moi; je lui donnais d'un trait de plume un très beau royaume. On aurait pu, avant qu'il fût dix ans, jouer un opéra grec à Constantinople. Dieu n'a pas béni mes intentions, toutes chrétiennes qu'elles étaient, du moins les philosophes vous béniront d'ériger un mausolée à Copernic, dans le temps que votre ami Moustapha fait enseigner la philosophie d'Aristote à Stamboul. Vous ne voulez point rebâtir Athènes, mais vous élevez un monument à la raison et au génie.
Quand je vous suppliais d'être le restaurateur des beaux-arts de la Grèce, ma prière n'allait pas jusqu'à vous conjurer de rétablir la démocratie athénienne; je n'aime point le gouvernement de la canaille. Vous auriez donné le gouvernement de la Grèce à M. de Lentulus, ou à quelque autre général qui aurait empêché les nouveaux grecs de faire autant de sottises que leurs ancêtres. Mais enfin j'abandonne tous mes projets. Vous préférez le port de Dantzick à celui du Pirée: je crois qu'au fond Votre Majesté a raison, et que, dans l'état où est l'Europe, ce port de Dantzick est bien plus important que l'autre.
Je ne sais plus quel royaume je donnerai à l'impératrice Catherine II, et franchement, je crois que dans tout cela vous en savez plus que moi, et qu'il faut s'en rapporter à vous. Quelque chose qui arrive, vous aurez toujours une gloire immortelle. Puisse votre vie en approcher!
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 17 novembre 1772.
Sire, quelques petits avant-coureurs que la nature envoie quelquefois aux gens de quatre-vingt et un ans, ne m'ont pas permis de vous remercier plus tôt d'une lettre charmante, remplie des plus jolis vers que vous ayez jamais faits; ni roi, ni homme ne vous ressemble: je ne suis pas assurément en état de vous rendre vers pour vers.
Muses, que je me sens confondre!
Vous daignez encor m'inspirer
L'esprit qu'il faut pour l'admirer
Mais non celui de lui répondre.
Je puis du moins répondre à Votre Majesté que mon cœur est pénétré des bontés que vous daignez témoigner pour ce pauvre Morival. Je voudrais qu'il pût au milieu de nos neiges lever le plan du pays que vous lui avez permis d'habiter; Votre Majesté verrait combien il s'est formé, en très peu de temps, dans un art nécessaire aux bons officiers, et très rare, dont il n'avait pas la plus légère connaissance; vous serez touché de sa reconnaissance et du zèle avec lequel il consacre ses jours à votre service. Son extrême sagesse m'étonne toujours: on a dessein de faire revoir son procès, qu'on ne lui a fait que par contumace; ce parti me paraît plus convenable et plus noble que celui de demander grâce. Car enfin grâce suppose crime, et assurément il n'est point criminel; on n'a rien prouvé contre lui. Cela demandera un peu de temps, et il se peut très bien que je meure avant que l'affaire soit finie; mais j'ai légué cet infortuné à M. d'Alembert, qui réussira mieux que je n'aurais pu faire.
J'ose croire qu'il ne serait peut-être de votre dignité qu'un de vos officiers restât avec le désagrément d'une condamnation qui a toujours dans le public quelque chose d'humiliant, quelque injuste qu'elle puisse être. En vérité, c'est une de vos belles actions de protéger un jeune homme si estimable et si infortuné: vous secourrez à la fois l'innocence et la raison; vous apprendrez aux Welches à détester le fanatisme, comme vous leur avez appris le métier de la guerre, supposé qu'ils l'aient appris. Vous avez toutes les sortes de gloire: c'en est une bien grande de protéger l'innocence à trois cents lieues de chez soi.
Daignez agréer, Sire, le respect, la reconnaissance, l'attachement d'un vieillard qui mourra avec ces sentiments.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 22 décembre 1772.
Sire, en recevant votre jolie lettre et vos jolis vers, du 6 décembre, en voici que je reçois de Thiriot, votre feu nouvelliste, qui ne sont pas si agréables:
C'en est fait, mon rôle est rempli,
Je n'écrirai plus de nouvelles;
Le pays du fleuve d'oubli
N'est pas pays de bagatelles.
Les morts ne me fournissent rien.
Soit pour les vers, soit pour la prose
Ils sont d'un fort sec entretien,
Et font toujours la même chose.
Cependant ils savent fort bien
De Frédéric toute l'histoire,
Et que ce héros prussien
A dans le temple de Mémoire
Toutes les espèces de gloire;
Excepté celle de chrétien.
De sa très éclatante vie
Ils savent tous les plus beaux traits,
Et surtout ceux de son génie:
Mais ils ne m'en parlent jamais.
Salomon eut raison de dire
Que Dieu fait en vain ses efforts
Pour qu'on le loue en cet empire;
Dieu n'est point loué par les morts.
Ou a beau dire, on a beau faire,
Pour trouver l'immortalité,
Ce n'est rien qu'une vanité,
Et c'est aux vivants qu'il faut plaire.
Les seules lettres, sire, que vous dictez à M. de Catt mériteraient cette immortalité; mais vous savez mieux que personne que c'est un château enchanté qu'on voit de loin, et dans lequel on n'entre pas.
Que nous importe, quand nous ne sommes plus, ce qu'on fera de notre chétif corps, et de notre prétendue âme, et ce qu'on en dira? cependant cette illusion nous séduit tous, à commencer par vous sur votre trône, et à finir par moi sur mon grabat au pied du mont Jura.
Il est pourtant clair qu'il n'y a que le déiste ou l'athée auteur de l'Ecclésiaste, qui ait raison: il est bien certain qu'un lion mort ne vaut pas un chien vivant; qu'il faut jouir, et que tout le reste est folie.
Il est bien plaisant que ce petit livre tout épicurien, ait été sacré parmi nous parce qu'il est juif.
Vous prendrez sans doute contre moi le parti de l'immortalité, vous défendrez votre bien. Vous direz que c'est un plaisir dont vous jouissez pendant votre vie; vous vous faites déjà dans votre esprit une image très plaisante de la comparaison qu'on fera de vous avec un de vos confrères, par exemple, avec Moustapha. Vous riez en voyant ce Moustapha, ne se mêlant de rien que de coucher avec ses odalisques qui se moquent de lui, battu par une dame née dans votre voisinage, trompé, volé, méprisé par ses ministres, ne sachant rien, ne se connaissant à rien. J'avoue qu'il n'y aura point dans la postérité de plus énorme contraste mais j'ai peur que ce gros cochon, s'il se porte bien, ne soit plus heureux que vous. Tâchez qu'il n'en soit rien; ayez autant de santé et de plaisir que de gloire, l'année 1773, et cinquante autres années suivantes si faire se peut; et que Votre Majesté conserve ses bontés pour les minutes que j'ai encore à vivre au pied des Alpes. Ce n'est pas là que j'aurais voulu vivre et mourir.
La volonté de sa sacrée majesté le Hasard soit faite.
DU ROI
À Potsdam, le 3 janvier 1773.
Que Thiriot a de l'esprit,
Depuis que le trépas en a fait un squelette!
Mais lorsqu'il végétait dans ce monde maudit,
Du Parnasse français composant la gazette,
Il n'eut ni gloire ni credit,
Maintenant il parait, par les vers qu'il écrit,
Un philosophe, un sage, autant qu'un grand poète.
Aux bords de l'Achéron où son destin le jette,
Il a trouvé tous les talents
Qu'une fatalité bizarre
Lui dénia toujours lorsqu'il en était temps.
Pour les lui prodiguer au fin fond du Ténare.
Enfin, les trépassés et tous nos sots vivants
Pourront donc aspirer à briller comme à plaire,
S'ils sont assez adroits, avisés et prudents
De choisir pour leur secrétaire
Homère, Virgile ou Voltaire.
Solon avait donc raison: on ne peut juger du mérite d'un homme qu'après sa mort. Au lieu de m'envoyer souvent un fatras non lisible d'extraits de mauvais livres, Thiriot aurait dû me régaler de tels vers, devant lesquels les meilleurs qu'il m'arrive de faire baissent le pavillon. Apparemment qu'il méprisait la gloire au point qu'il dédaignait d'en jouir. Cette philosophie ascétique surpasse, je l'avoue, mes forces.
Il est très vrai qu'en examinant ce que c'est que la gloire, elle se réduit à peu de chose. Être jugé par des ignorants et estimé par des imbéciles: entendre prononcer son nom par une populace qui approuve, rejette, aime, ou hait sans raison, ce n'est pas de quoi s'enorgueillir. Cependant, que deviendraient les actions vertueuses et louables, si nous ne chérissions pas la gloire?
Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.
Ce sont les suffrages de Caton que les honnêtes gens désirent mériter. Tous ceux qui ont bien mérité de leur patrie, ont été encouragés dans leurs travaux par le préjugé de la réputation; mais il est essentiel pour le bien de l'humanité, qu'on ait une idée nette et déterminée de ce qui est louable: on peut donner dans des travers étranges en s'y trompant.
Faites du bien aux hommes et vous en serez béni: voilà la vraie gloire. Sans doute que tout ce qu'on dira de nous après notre mort pourra nous être aussi indifférent que tout ce qui s'est dit à la construction de la tour de Babel; cela n'empêche pas qu'accoutumés à exister, nous ne soyons sensibles au jugement de la postérité. Les rois doivent l'être plus que les particuliers puisque c'est le seul tribunal qu'ils aient à redouter.
Pour peu qu'on soit né sensible, on prétend à l'estime de ses compatriotes: on veut briller par quelque chose, on ne veut pas être confondu dans la foule qui végète. Cet instinct est une suite des ingrédients dont la nature s'est servie pour nous pétrir: j'en ai ma part. Cependant je vous assure qu'il ne m'est jamais venu dans l'esprit de me comparer avec mes confrères ni avec Moustapha, ni avec aucun autre; ce serait, une vanité puérile et bourgeoise je ne m'embarrasse que de mes affaires. Souvent pour m'humilier, je me mets en parallèle avec le [Grec illisible], avec l'archétype des stoïciens; et je confesse alors avec Memnon, que des êtres fragiles comme nous ne sont pas formés pour atteindre à la perfection.
Si l'on voulait recueillir tous les préjugés qui gouvernent le monde, le catalogue remplirait un gros in-folio. Contentons-nous de combattre ceux qui nuisent à la société, et ne détruisons pas les erreurs utiles autant qu'agréables.
Cependant quelque goût que je confesse d'avoir pour la gloire, je ne me flatte pas que les princes aient le plus de part à la réputation; je crois au contraire que les grands auteurs, qui savent joindre l'utile à l'agréable, instruire en amusant, jouiront d'une gloire plus durable, parce que la vie des bons princes se passant tout en action, la vicissitude et la foule des événements qui suivent, effacent les précédents; au lieu que les grands auteurs sont non seulement les bienfaiteurs de leurs contemporains, mais de tous les siècles.
Le nom d'Aristote retentit plus dans les écoles que celui d'Alexandre. On lit et relit plus souvent Cicéron que les Commentaires de César. Les bons auteurs du dernier siècle ont rendu le règne de Louis XIV plus fameux que les victoires du conquérant. Les noms de Fra-Paolo, du cardinal Bembo, du Tasse, de l'Arioste, l'emportent sur ceux de Charles-Quint et de Léon X, tout vice-dieu que ce dernier prétendît être. On parle cent fois de Virgile, d'Horace, d'Ovide, pour une fois d'Auguste, et encore est-ce rarement à son honneur. S'agit-il de l'Angleterre, on est bien plus curieux des anecdotes qui regardent les Newton, les Locke, les Shaftesbury, les Milton, les Bolingbroke, que de la cour molle et voluptueuse de Charles II, de la lâche superstition de Jacques II, et de toutes les misérables intrigues qui agitèrent le règne de la reine Anne. De sorte que vous autres précepteurs du genre humain, si vous aspirez à la gloire, votre attente est remplie, au lieu que souvent nos espérances sont trompées, parce que nous ne travaillons que pour nos contemporains, et vous pour tous les siècles.
On ne vit plus avec nous quand un peu de terre a couvert nos cendres; et l'on converse avec tous les beaux esprits de l'antiquité qui nous parlent par leurs livres.
Nonobstant tout ce que je viens de vous exposer, je n'en travaillerai pas moins pour la gloire, dussé-je crever à la peine, parce qu'on est incorrigible à soixante et un ans et parce qu'il est prouvé que celui qui ne désire pas l'estime de ses contemporains en est indigne. Voilà l'aveu sincère de ce que je suis, et de ce que la nature a voulu que je fusse.
Si le patriarche de Ferney, qui pense comme moi, juge mon cas un péché mortel, je lui demande l'absolution. J'attendrai humblement ma sentence; et si même il me condamne, je ne l'en aimerai pas moins.
Puisse-t-il vivre la millième partie de ce que durera sa réputation; il passera l'âge des patriarches. C'est ce que lui souhaite le philosophe de Sans-Souci. Vale. Fédéric.
Je fais copier mes lettres, parce que ma main commence à devenir tremblante, et qu'écrivant d'un très petit caractère, cela pourrait fatiguer vos yeux.
DU ROI
À Berlin, le 16 janvier 1773.
Je me souviens que lorsque Milton, dans ses voyages en Italie, vit représenter une assez mauvaise pièce qui avait pour titre Adam et Ève, cela réveilla son imagination et lui donna l'idée de son poème du Paradis perdu. Ainsi ce que j'aurai fait de mieux par mon persiflage des Confédérés, c'est d'avoir donné lieu à la bonne tragédie que vous allez faire représenter à Paris. Vous me faites un plaisir infini de me l'envoyer; je suis très sûr qu'elle ne m'ennuiera pas.
Chez vous le Temps a perdu ses ailes: Voltaire, à soixante-dix ans, est aussi vert qu'à trente. Le beau secret de rester jeune! vous le possédez seul. Charles-Quint radotait à cinquante ans. Beaucoup de grands princes n'ont fait que radoter toute leur vie. Le fameux Clarke, le célèbre Swift, étaient tombés en enfance; le Tasse, qui pis est, devint fou; Virgile n'atteignit pas vos années, ni Horace non plus; pour Homère, il ne nous est pas assez connu pour que nous puissions décider si son esprit se soutint jusqu'à la fin; mais il est certain que ni le vieux Fontenelle, ni l'éternel Saint-Aulaire ne faisaient pas aussi bien les vers, n'avaient pas l'imagination aussi brillante que le patriarche de Ferney. Aussi enterrera-t-on le Parnasse français avec vous....
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 22 septembre 1773.
Sire, il faut que je vous dise que j'ai bien senti ces jours-ci, malgré tous mes caprices passés, combien je suis attaché à votre Majesté et à votre maison. Madame la duchesse de Virtemberg, ayant eu, comme tant d'autres, la faiblesse de croire que la santé se trouve à Lausanne, et que le médecin Tissot la donne à qui la paye, a fait, comme vous savez, le voyage de Lausanne: et moi, qui suis plus véritablement malade qu'elle, et que toutes les princesses qui ont pris Tissot pour Esculape, je n'ai pas eu la force de sortir de chez moi. Madame de Virtemberg, instruite de tous les sentiments que je conserve pour la mémoire de madame la margrave de Bareith, sa mère, a daigné venir dans mon ermitage et y passer deux jours. Je l'aurais reconnue quand même je n'aurais pas été averti; elle a le tour du visage de sa mère, avec vos yeux.
Vous autres, héros qui gouvernez le monde, vous ne vous laissez pas subjuguer par l'attendrissement; vous éprouvez tout comme nous, mais vous gardez votre décorum. Pour nous autres chétifs mortels, nous cédons à toutes les impressions: je me mis à pleurer en lui parlant de vous et de madame la princesse, sa mère; et quoiqu'elle soit la nièce du premier capitaine de l'Europe, elle ne put retenir ses larmes. Il me paraît qu'elle a l'esprit et les grâces de votre maison, et que surtout elle vous est plus attachée qu'à son mari. Elle s'en retourne, je crois, à Bareith, où elle trouvera une autre princesse d'un genre différent; c'est mademoiselle Clairon, qui cultive l'histoire naturelle, et qui est la philosophe de monsieur le margrave.....
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, le 8 novembre 1773.
Sire, la lettre dont Votre Majesté m'a honoré le 22 octobre, est, depuis vingt ans, celle qui m'a le plus consolé; votre temple aux mânes de votre sœur, Wilhelminae sacrum, est digne de la plus belle antiquité et de vous seul dans le temps présent; madame la duchesse de Virtemberg versera bien des larmes de tendresse, en voyant le dessin de ce beau monument.
Le canal, les villes rebâties, les marais desséchés, les villages établis, la servitude abolie, sont de Marc-Aurèle ou de Julien. Je dis de Julien, car je le regarde comme le plus grand des empereurs, et je suis toujours indigné contre Labletterie, qui ne l'a justifié qu'à demi, et qui a passé pour impartial, parce qu'il ne lui prodigue pas autant d'injures et de calomnies que Grégoire de Nazianze et Théodoret.
Je vous bénis dans mon village de ce que vous en avez tant bâti: je vous bénis au bord de mon marais de ce que vous en avez tant desséché: je vous bénis avec mes laboureurs de ce que vous en avez tant délivrés d'esclavage, et que vous les avez changés en hommes. Gengis-kan et Tamerlan ont gagné des batailles comme vous, ils ont conquis plus de pays que vous; mais ils dévastaient, et vous améliorez. Je ne sais s'ils auraient recueilli les jésuites; mais je suis sûr que vous les rendrez utiles, sans souffrir qu'ils puissent jamais être dangereux. On dit qu'Antoine fit le voyage de Brindes à Rome dans un char traîné par des lions; vous attelez des renards au vôtre, mais vous leur mettez un frein dans leur gueule; et, quand il le faudra, vous leur mettrez le feu au derrière, comme Samson, après les avoir attachés par la queue.
DU ROI
10 décembre 1773.
Madame la landgrave de Darmstadt est de retour de Pétersbourg. Elle ne tarit point sur les éloges de l'impératrice et des choses utiles qu'elle a exécutées, et des grands projets qu'elle médite encore. Diderot et Grimm y passeront l'hiver. Cette cour réunit le faste, la magnificence et la politesse: et l'impératrice surpasse tout le reste par l'accueil gracieux qu'elle fait aux étrangers.
Après vous avoir parlé de cette cour, comment vous entretenir des jésuites? Ce n'est qu'en faveur de l'instruction de la jeunesse que je les ai conservés. Le pape leur a coupé la queue; ils ne peuvent plus servir, comme les renards de Samson, pour embraser les moissons des Philistins. D'ailleurs, la Silésie n'a produit ni de père Guignard ni de Malagrida. Nos Allemands n'ont pas les passions aussi vives que les peuples méridionaux.
Si toutes ces raisons ne vous touchent point, j'en alléguerai une plus forte: j'ai promis, par la paix de Dresde, que la religion demeurerait in statu quo dans mes provinces. Or j'ai eu des jésuites, donc il faut les conserver. Les princes catholiques ont tout à propos un pape à leur disposition qui les absout de leurs serments par la plénitude de sa puissance: pour moi, personne ne peut m'absoudre, je suis obligé de garder ma parole, et le pape se croirait pollué s'il me bénissait; il se ferait couper les doigts avec lesquels il aurait donné l'absolution à un maudit hérétique de ma trempe.....
DU ROI
À Postdam. 19 juin 1774.
.....Pour le bon roi Louis XV, il est allé en poste chez le père éternel. J'en ai été fâché: c'était un honnête homme, qui n'avait d'autre défaut que celui d'être roi. Son successeur débute avec beaucoup de sagesse, et fait espérer aux Welches un gouvernement heureux. Je voudrais qu'il eût traité la Du Barry plus doucement, par respect pour son bisaïeul.
Si la monarchie influe sur ce jeune homme, les petits-maîtres seront en rosaire, et les initiées de Vénus couvertes d'Agnus Dei. Il faudra que quelque évêque s'intéresse pour Morival, et qu'un picpuce plaide sa cause. On prétend qu'un orage se forme et menace les philosophes. J'attends tranquillement dans mon petit coin les nouveautés et les événements que ce nouveau règne va produire. Disposé à admirer tout ce qui sera admirable, et à faire mes réflexions sur ce qui ne le sera pas, ne m'intéressant qu'au sort des philosophes, et principalement a celui du patriarche de Ferney, dont le philosophe de Sans-Souci a été, est et sera le sincère admirateur. Vale. Fédéric.
DE M. DE VOLTAIRE
Juillet 1774.
.....Celui dont Votre Majesté veut bien me parler avait, comme vous dites très bien, le défaut d'être roi. Il était, ainsi que tant d'autres, peu fait pour sa place, indifférent à tout, mais se piquant aisément dans les petites choses qui lui étaient personnelles; il ne m'avait jamais pu pardonner de l'avoir quitté pour un autre qui était véritablement roi; et moi, je n'avais jamais pu imaginer qu'il s'embarrassât si j'étais ou non sur la liste de ses domestiques. Je respecte sa mémoire, et je vous souhaite une vie qui soit juste le double de la sienne.....
DU ROI
À Postdam, le 30 juillet 1774.
.....Vous qui avez des liaisons en France, vous pouvez savoir, sur le sujet de la cour, des anecdotes que j'ignore. Si le parti de l'inf... l'emporte sur celui de la philosophie, je plains les pauvres Welches; ils risqueront d'être gouvernés par quelque cafard en froc ou en soutane, qui leur donnera la discipline d'une main, et les frappera du crucifix de l'autre. Si cela arrive, adieu les beaux-arts et les hautes sciences; la rouille de la superstition achèvera de perdre un peuple d'ailleurs aimable, et né pour la société.
Mais il n'est pas sûr que cette triste folie religieuse secoue ses grelots sur le trône des Capets.
Laissez en paix les mânes de Louis XV. Il vous a exilé de son royaume, il m'a fait une guerre injuste: il est permis d'être sensible aux torts qu'on ressent, mais il faut savoir pardonner. La passion sombre et atrabilaire de la vengeance n'est pas convenable à des hommes qui n'ont qu'un moment d'existence. Nous devons réciproquement oublier nos sottises, et nous borner à jouir du bonheur que notre nature comporte.
Je contribuerai volontiers au bonheur du pauvre Morival, si je le puis. Corriger les injustices et faire le bien, sont les inclinations que tout honnête homme doit avoir dans le cœur.....
DU ROI
À Potsdam, le 18 novembre 1774.
Ne me parlez point de l'Élysée. Puisque Louis XV y est, qu'il y demeure. Vous n'y trouveriez que des jaloux: Homère, Virgile, Sophocle, Euripide, Thucydide, Démosthène et Cicéron; tous ces gens ne vous verraient arriver qu'à contrecœur, au lieu qu'en restant chez nous, vous pouvez conserver une place que personne ne vous dispute, et qui vous est due à bon droit. Un homme qui s'est rendu immortel n'est plus assujetti à la condition du reste des nommes: ainsi vous vous êtes acquis un privilège exclusif.
Cependant, comme je vous vois fort occupé du sort de ce pauvre d'Etallonde, je vous envoie une lettre de Paris qui donne quelque espérance. Vous y verrez les termes dans lesquels le garde des sceaux s'exprime, et vous verrez en même temps que M. de Vergennes se prête à la justification de l'innocence. Cette affaire sera suivie par M. de Goltz; j'espère à présent que ce ne sera pas en vain, et que Voltaire, le promoteur de cette œuvre pie, en recevra les remerciements de d'Etallonde, et les miens.
Si je ne vous croyais pas immortel, je consentirais volontiers à ce que d'Etallonde restât jusqu'à la fin de son affaire chez votre nièce; mais j'espère que ce sera vous qui le congédierez.
Votre lettre m'a affligé. Je ne saurais m'accoutumer à vous perdre tout à fait, et il me semble qu'il manquerait quelque chose à notre Europe, si elle était privée de Voltaire.
Que votre pouls inégal ne vous inquiète pas: j'en ai parlé à un fameux médecin anglais qui se trouve actuellement ici: il traite la chose de bagatelle, et dit que vous pouvez vivre encore longtemps. Comme mes vœux s'accordent avec ses décisions, vous voulez bien ne pas m'ôter l'espérance, qui était le dernier ingrédient de la boîte de Pandore.
C'est dans ces sentiments-là que le philosophe de Sans-Souci fait mille vœux à Apollon, comme à son fils Esculape, pour la conservation du patriarche de Ferney. Fédéric.
DU ROI
À Potsdam, le 10 décembre 1774.
Non, vous ne mourrez pas de si tôt: vous prenez les suites de l'âge pour des avant-coureurs de la mort. Cette mort viendra à la fin; mais ce feu divin que Prométhée déroba aux cieux, et qui vous remplit, vous soutiendra et vous conservera encore longtemps.
«Il faut, monseigneur, que vos sermons baissent (disait Gilblas à l'archevêque de Tolède) pour qu'on présage votre décadence.» Jusqu'à présent vos sermons ne baissent pas. Récemment j'en ai lu deux, l'un à l'évêque de Sénez, l'autre à l'abbé Sabathier, qui marquaient de la vigueur et de la force d'esprit. Cet esprit tient au genre nerveux et à la finesse des sucs qui se distillent et se préparent pour le cerveau. Tant que cette élaboration se fait bien, la machine ne menace pas ruine.
Vous vivrez, et vous verrez la fin du procès de Morival. J'aurais sans doute dû penser plus tôt à lui, mais la multitude et la diversité des affaires m'en ont empêché. Je vous ai de l'obligation de m'en avoir fait souvenir. Peut-être ce délai de dix ans ne nuira pas à nos sollicitations: nous trouverons les esprits moins échauffés, par conséquent plus raisonnables. Peut-être alors y aura-t-il des bonnes âmes qui rougiront de cet exemple de barbarie au dix-huitième siècle, et qui tâcheront d'effacer cette flétrissure, en faisant dépersécuter le compagnon du malheureux La Barre.
Vous serez l'auteur de cette bonne action. Je m'associerai toujours de grand cœur à ceux qui me fourniront l'occasion de soutenir l'innocence et de délivrer les opprimés. C'est un devoir de tout souverain d'en user ainsi chez lui, et selon les cas il peut en user quelquefois de même en d'autres pays, surtout s'il mesure ses démarches selon les règles de la prudence.....
DE M. DE VOLTAIRE
Janvier 1775.
Sire, je reçois dans ce moment le buste de ce vieillard en porcelaine. Je m'écrie en voyant l'inscription[I], dont je suis si indigne:
Les rois de France et d'Angleterre
Peuvent de rubans bleus parer leurs courtisans;
Mais il est un roi sur la terre
Qui fait de plus nobles présents.
Je dis à ce héros, dont la main souveraine
Me donne l'immortalité:
Vous m'accordez, grand homme, avec trop de bonté
Des terres dans votre domaine.
À propos d'immortalité, on vient de faire une magnifique édition de la vie d'un de vos admirateurs[J], qui a marché dans une partie de cette carrière de la gloire que vous avez parcourue dans tous les sens. Il y a un volume tout entier de plans de batailles, de campements et de marches, et de toutes les actions où il s'était trouvé dès l'âge de douze ans. Les cartes sont très fidèles et très bien dessinées: quoiqu'en qualité de poltron je déteste cordialement la guerre, cependant j'avoue à Votre Majesté que je désirerais avec passion que Votre Majesté permît de dessiner vos batailles; j'ose vous dire que personne n'y serait plus propre que d'Etallonde Morival. C'est une chose étonnante que la célérité, la précision et la bonté de ses desseins, il semble qu'il ait été vingt ans ingénieur.
Puisque j'ai commencé, sire, à vous parler de lui, je continuerai à prendre cette liberté, mon cœur est pénétré des bontés dont vous l'honorez; le moment approche où il espère s'en servir. Mais aussi le congé que Votre Majesté lui accorde va expirer au mois de mars. Il abandonnera sans doute toutes ses espérances pour voler à son devoir, c'est son dessein. Je vous implore pour lui et malgré lui. Accordez-nous encore six mois. Je n'ose renouveler ma prière de l'honorer du titre de votre ingénieur et de lieutenant ou capitaine: tout ce que je sais, c'est qu'une victime des prêtres peut être immolée, et qu'un homme à vous sera respecté. Vous ne vous bornez pas à donner l'immortalité, vous donnez des sauvegardes dans cette vie. Je passerai le reste de la mienne à remercier, à relire Marc-Aurèle Julien Frédéric, héros de la guerre et de la philosophie. Le vieux malade de Ferney.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 7 juillet 1775.
Sire, Morival s'occupait à mesurer le lac de Genève, et à construire sur ses bords une citadelle imaginaire, lorsque je lui ai appris qu'il pourrait en tracer de réelles dans la Prusse occidentale et dans vos autres États. Il a senti vos bienfaits avec une respectueuse reconnaissance égale à sa modestie. Vous êtes son seul roi, son seul bienfaiteur. Puisque vous permettez qu'il vienne se jeter à vos pieds dans Potsdam, voudriez-vous bien avoir la bonté de me dire à qui il faudra qu'il s'adresse pour être présenté à Votre Majesté.
Permettez que je me joigne à lui dans la reconnaissance dont il ne cessera d'être pénétré; je ne peux pas aspirer, comme lui, à l'honneur d'être tué sur un bastion ou sur une courtine; je ne suis qu'un vieux poltron fait pour mourir dans mon lit. Je n'ai que de la sensibilité, et je la mets tout entière à vous admirer et à vous aimer.
Votre alliée l'impératrice Catherine fait, comme vous, de grandes choses. Elle fait surtout du bien a ses sujets; mais le roi de France l'emporte sur tous les rois, puisqu'il fait des miracles. Il a touché à son sacre deux mille quatre cents malades d'écrouelles, et il les a sans doute guéris. Il est vrai qu'il y eut une des maîtresses de Louis XIV qui mourut de cette maladie, quoiqu'elle eût été très bien touchée, mais un tel cas est très rare.....
DU ROI
Potsdam, le 12 juillet 1775.
.....Lekain est venu ici: il jouera Œdipe, Orosmane et Mahomet. Je sais qu'il a été à Ferney; il sera obligé de me conter tout ce qu'il sait et ne sait pas de celui qui rend ce bourg si célèbre. J'ai vu jouer Aufresne l'année passée. Je vous dirai auquel des deux je donne la préférence, quand j'aurai vu jouer celui-ci.
J'ai toute la maison pleine de nièces, de neveux et de petits-neveux: il faut leur donner des spectacles qui les dédommagent de l'ennui qu'ils peuvent gagner en la compagnie d'un vieillard. Il faut se rendre justice, et se rendre supportable à la jeunesse. Ceci me regarde. Vous aurez le privilège exclusif de ne jamais vieillir; et quand même quelques infirmités attaquent votre corps, votre esprit triomphe de leurs atteintes, et semble acquérir tous les jours des forces nouvelles.
Que Minerve et Apollon, que les Muses et les Grâces veillent sur leur plus bel ouvrage, et qu'ils conservent encore longtemps celui dont les siècles ne pourraient réparer la perte. Voilà les vœux que l'ermite de Sans-Souci fait pour le patriarche de Ferney. Vale. Fédéric.
DU ROI
À Potsdam, le 24 juillet 1775.
Je viens de voir Lekain. Il a été obligé de me dire comme il vous a trouvé, et j'ai été bien aise d'apprendre de lui que vous vous promenez dans votre jardin, que votre santé est assez bonne, et que vous avez encore plus de gaîté dans votre conversation que dans vos ouvrages. Cette gaîté, que vous conservez, est la marque la plus sure que nous vous posséderons encore longtemps. Ce feu élémentaire, ce principe vital, est le premier qui s'affaiblit lorsque les années minent et sapent la mécanique de notre existence. Je ne crains donc plus maintenant que le trône du Parnasse devienne sitôt vacant; je vous nommerai hardiment mon exécuteur testamentaire: ce qui me fait grand plaisir.
Lekain a loué les rôles d'Oedipe, de Mahomet et d'Orosmane: pour Oedipe nous l'avons entendu deux fois. Ce comédien est très habile; il a un bel organe, il se présente avec dignité, il a le geste noble, et il est impossible d'avoir plus d'attention pour la pantomime qu'il en a. Mais vous dirai-je naïvement l'impression qu'il a faite sur moi? Je le voudrais un peu moins outré, et alors je le croirais parfait.
L'année passée j'ai entendu Aufresne: peut-être lui faudrait-il un peu du feu que l'autre a de trop. Je ne consulte en ceci que la nature, et non ce qui peut être en usage en France. Cependant je n'ai pu retenir mes larmes ni dans Œdipe, ni dans Zaïre: c'est qu'il y a des morceaux si touchants dans la dernière de ces pièces, et de si terribles dans la première, qu'on s'attendrit dans l'une, et qu'on frémit dans l'autre. Quel bonheur pour le patriarche de Ferney d'avoir produit ces chefs-d'œuvre et d'avoir formé celui dont l'organe les rend si supérieurement sur la scène!
Il y a eu beaucoup de spectateurs à ces représentations: ma sœur Amélie, la princesse Ferdinand, la landgrave de Hesse, et la princesse de Virtemberg, votre voisine, qui est venue ici de Montbelliard pour entendre Lekain. Ma nièce de Montbelliard m'a dit qu'elle pourrait bien entreprendre un jour le voyage de Ferney pour voir l'auteur dont les ouvrages font les délices de l'Europe. Je l'ai fort encouragée à satisfaire cette digne curiosité. Oh! que les belles-lettres sont utiles à la société! Elles délassent de l'ouvrage de la journée, elles dissipent agréablement les vapeurs politiques qui entêtent, elles adoucissent l'esprit, elles amusent jusqu'aux femmes, elles consolent les affligés, et sont enfin l'unique plaisir qui reste à ceux que l'âge a courbés sous son faix, et qui se trouvent heureux d'avoir contracté ce goût dès leur jeunesse.
Nos Allemands ont l'ambition de jouir à leur tour des avantages des beaux-arts: ils s'efforcent d'égaler Athènes, Rome, Florence et Paris. Quelque amour que j'aie pour ma patrie, je ne saurais dire qu'ils réussissent jusqu'ici: deux choses leur manquent, la langue et le goût. La langue est trop verbeuse: la bonne compagnie parle français, et quelques cuistres de l'école et quelques professeurs ne peuvent lui donner la politesse et les tours aisés qu'elle ne peut acquérir que dans la société du grand monde. Ajoutez à cela la diversité des idiomes; chaque province soutient le sien, et jusqu'à présent rien n'est décidé sur la préférence. Pour le goût, les Allemands en manquent; ils n'ont pas encore pu imiter les auteurs du siècle d'Auguste: ils font un mélange vicieux du goût romain, anglais, français et tudesque; ils manquent encore de ce discernement fin qui saisit les beautés où il les trouve, et sait distinguer le médiocre du parfait, le noble du sublime, et les appliquer chacun à leurs endroits convenables. Pourvu qu'il y ait beaucoup d'r dans les mots de leur poésie, ils croient que leurs vers sont harmonieux; et pour 1 ordinaire ce n'est qu'un galimatias de termes ampoulés. Dans l'histoire, ils n'omettraient pas la moindre circonstance, quand même elle serait inutile.
Leurs meilleurs ouvrages sont sur le droit public. Quant à la philosophie, depuis le génie de Leibnitz et la grosse monade de Wolf, personne ne s'en mêle plus. Ils croient réussir au théâtre; mais, jusqu'ici, rien de parfait n'a paru. L'Allemagne est actuellement comme était la France du temps de François Ier. Le goût des lettres commence à se répandre: il faut attendre que la nature fasse naître de vrais génies, comme sous les ministères des Richelieu et des Mazarin. Le sol qui a produit Leibnitz en peut produire d'autres.
Je ne verrai pas ces beaux jours de ma patrie, mais j'en prévois la possibilité. Vous me direz que cela peut vous être très indifférent et que je fais le prophète tout à mon aise, en étendant, le plus que je le peux, le terme de ma prédilection. C'est ma façon de prophétiser, et la plus sûre de toutes, puisque personne ne me donnera le démenti.
Pour moi, je me console d'avoir vécu dans le siècle de Voltaire; cela me suffit. Qu'il vive, qu'il digère, qu'il soit de bonne humeur, et surtout qu'il n'oublie pas le solitaire de Sans-Souci. Vale. Fédéric.
DU ROI
Potsdam, le 27 juillet 1775.
Ménagez l'huile de la lampe pour qu'elle brûle longtemps encore. C'est à quoi je m'intéresse plus que madame Denis et votre ménagère suisse, qui vous fait quitter l'ouvrage quand elle craint qu'il ne nuise à votre santé. Elles n'ont qu'une idée confuse de ce que vaut le patriarche de Ferney, et j'en ai une précise. Pour trouver un Voltaire dans l'antiquité, il faut rassembler le mérite de cinq ou six grands hommes, d'un Cicéron, d'un Virgile, d'un Lucien et d'un Salluste; et dans la renaissance des lettres, c'est la même chose: il faut englober un Guichardin, un Tasse, un Arétin, un Dante, un Arioste, et encore ce n'est pas assez; dans le siècle de Louis XIV, il manquera toujours pour l'épopée quelqu'un qui rende l'assemblage complet.
Voilà comme on pense de vous sur les bords de la mer Baltique, où l'on vous rend plus de justice que dans votre ingrate patrie.
N'oubliez pas ces bons Germains qui se souviennent toujours avec plaisir de vous avoir possédé autrefois, et qui vous célèbrent autant qu'il est en eux. Vale. Fédéric.
Je viens de recevoir la Diatribe à l'auteur des Ephémérides. On dit que cet ouvrage vient de Ferney, et je crois y reconnaître l'auteur au style, qu'il ne saurait déguiser.
DE M. DE VOLTAIRE
3 auguste 1775.
Lekain, dans vos jours de repos,
Vous donne une volupté pure.
On le prendrait pour un héros:
Vous les aimez même en peinture.
C'est ainsi qu'Achille enchanta
Les beaux jours de votre jeune âge.
Marc-Aurèle enfin l'emporta.
Chacun se plaît dans son image.
Le plus beau des spectacles, sire, est de voir un grand homme entouré de sa famille, quitter un moment tous les embarras du trône pour entendre des vers, et en faire, le moment d'après, de meilleurs que les nôtres. Il me parait que vous jugez très bien l'Allemagne; et cette foule de mots qui entrent dans une phrase, et cette multitude de syllabes qui entrent dans un mot, et ce goût qui n'est pas plus formé que la langue; les Allemands sont à l'aurore; ils seraient en plein jour, si vous aviez daigné faire des vers tudesques.
C'est une chose assez singulière que Lekain et mademoiselle Clairon soient tous deux à la fois auprès de la maison Brandebourg. Mais tandis que le talent de réciter du français vient obtenir votre indulgence à Sans-Souci, Gluck vient nous enseigner la musique à Paris. Nos Orphées viennent d'Allemagne, si nos Roscus vous viennent de France. Mais la philosophie d'où vient-elle, de Potsdam, sire, où vous l'avez logée, et d'où vous l'avez envoyée dans la plus grande partie de l'Europe.
Je ne sais pas encore si notre roi marchera sur vos traces, mais je sais qu'il a pris pour ministres des philosophes, à un seul près[K], qui a le malheur d'être dévot.
Nous perdons le goût, mais nous acquérons la pensée. Il y a surtout un M. Turgot qui serait digne de parler avec Votre Majesté. Les prêtres sont au désespoir. Voilà le commencement d'une grande révolution.....
DU ROI
À Potsdam, le 13 auguste 1775.
.....Je félicite votre nation du bon choix que Louis XVI a fait de ses ministres. «Les peuples, a dit un ancien, ne seront heureux que lorsque les sages seront rois.» Vos ministres, s'ils ne sont pas rois tout à fait, en possèdent l'équivalent en autorité Votre roi a les meilleures intentions. Il veut le bien. Rien n'est plus à craindre pour lui que ces pestes des cours, qui tâcheront de le corrompre et de le pervertir avec le temps. Il est bien jeune; il ne connaît pas les ruses et les raffinements dont les courtisans se serviront pour le faire tourner à leur gré, afin de satisfaire leur intérêt, leur haine et leur ambition. Il a été dans son enfance à l'école du fanatisme de l'imbécillité: cela doit faire appréhender qu'il ne manque de résolution pour examiner par lui-même ce qu'on lui a appris à adorer stupidement.
Vous avez prêché la tolérance: après Bayle, vous êtes sans contredit un des sages qui ont fait le plus de bien à l'humanité. Mais si vous avez éclairé tout le monde, ceux que leur intérêt attache à la superstition ont rejeté vos lumières; et ceux-là dominent encore sur les peuples.....
DU ROI
À Potsdam, le 18 juin 1776.
.....Nous avons appris également ici le déplacement de quelques ministres français. Je ne m'en étonne point. Je me représente Louis XVI comme une jeune brebis entourée de vieux loups: il sera bien heureux s'il leur échappe. Un homme qui a toute la routine du gouvernement trouverait de la besogne en France; épié, séduit par des détours fallacieux, on lui ferait faire des faux pas; il est donc tout simple qu'un jeune monarque sans expérience, se soit laissé entraîner par le torrent dès intrigues et des cabales. Mais je ne croirai jamais que la patrie de Voltaire redevienne de nos jours l'asile ou le dernier retranchement de la superstition. Il y a trop de connaissances et trop d'esprit en France pour que la barbarie superstitieuse du clergé puisse commettre désormais des atrocités dont les temps passés fourmillent d'exemples. Si Hercule a dompté le lion de Némée, un fort athlète, nommé Voltaire, a écrasé sous ses pieds l'hydre du fanatisme.
La raison se développe journellement dans notre Europe; les pays les plus stupides en ressentent les secousses. Je n'en excepte que la Pologne. Les autres États rougissent des bêtises où l'erreur a entraîné leurs pères: l'Autriche, la Vestphalie, tous, jusqu'à la Bavière, tâchent d'attirer sur eux quelques rayons de lumière. C'est vous, ce sont vos ouvrages qui ont produit cette révolution dans les esprits. L'hélépole de la bonne plaisanterie a ruiné les remparts de la superstition que la bonne dialectique de Bayle n'a pu abattre.
Jouissez de votre triomphe: que votre raison domine de longues années sur les esprits que vous avez éclairés, et que le patriarche de Ferney, le coryphée de la vérité, n'oublie pas le vieux solitaire de Sans-Souci. Vale. Fédéric.
DU ROI
À Potsdam, le 7 septembre 1776.
On me fait bien de l'honneur de parler de moi en Suisse, et les gazetiers doivent prodigieusement manquer de matière, puisqu'ils emploient mon nom pour remplir leurs feuilles.
J'ai été malade, il est vrai, l'hiver passé; mais depuis ma convalescence je me porte, à peu près comme auparavant. Il y a peut-être des gens au monde au gré desquels je vis trop longtemps, et qui calomnient ma santé dans l'espérance qu'à force d'en parler, je pourrais peut-être faire le saut périlleux aussi vite qu'ils le désirent. Louis XIV et Louis XV lassèrent la patience des Français: il y a trente-six ans que je suis en place; peut-être qu'à leur exemple j'abuse du privilège de vivre, et que je ne suis pas assez complaisant pour décamper quand on se lasse de moi.
Quant à ma méthode de ne me point ménager, elle est toujours la même. Plus on se soigne, plus le corps devient délicat et faible. Mon métier veut du travail et de l'action, il faut que mon corps et mon esprit se plient à leur devoir. Il n'est pas nécessaire que je vive, mais bien que j'agisse. Je m'en suis toujours bien trouvé. Cependant je ne prescris cette méthode à personne, et me contente de la suivre.....
DU ROI
À Potsdam, le 26 décembre 1776.
Pour écrire à Voltaire, il faut se servir de sa langue; celle des dieux. Faute de me bien exprimer dans ce langage, je bégayerai mes pensées.
Serez-vous toujours en butte
Au dévot qui vous persécute?
À l'envieux obscur, ébloui de l'éclat
Dont vos rares talents offusquent son état?
Quelque odieux que soit cet indigne manège;
Les exemples en sont nombreux;
On a poussé le sacrilège
Jusqu'au point d'insulter les dieux:
Ces dieux dont les bienfaits enrichissent la terre,
Ont été déchirés par des blasphémateurs:
Est-il donc étonnant que l'immortel Voltaire
Ait à gémir des traits des calomniateurs?
Je ne m'en tiens pas à ces mauvais vers: J'ai fait écrire dans le Virtemberg pour solliciter vos arrérages...
Au reste, je crois que pour vous soustraire à l'âcreté du zèle des bigots, vous pourriez vous réfugier en Suisse, où vous seriez à l'abri de toute persécution. Pour les désagréments dont vous vous plaignez à l'égard de vos nouveaux établissements de Ferney, je les attribue à l'esprit de vengeance des commis de vos financiers, qui vous haïssent à cause du bien que vous avez voulu faire au pays de Gex en le dérobant un temps à la voracité de ces gens-là.
Quant à ce point, je vous avoue que je suis embarrassé d'y trouver un remède parce qu'on ne saurait inspirer des sentiments raisonnables à des drôles qui n'ont ni raison ni humanité. Toutefois soyez persuadé que si la terre de Ferney appartenait à Apollon même, cette race maudite ne l'eût pas mieux traitée. Quelle honte pour la France de persécuter un homme unique qu'un destin favorable a fait naître dans son sein! un homme dont dix royaumes se disputeraient à qui pourrait le compter parmi ses citoyens, comme jadis tant de villes de la Grèce soutenaient qu'Homère était né chez elles! Mais quelle lâcheté plus révoltante de répandre l'amertume sur vos derniers jours! Ces indignes procédés me mettent en colère, et je suis fâché de ne pouvoir vous donner de secours plus efficaces que le souverain mépris que j'ai pour vos persécuteurs. Mais Maurepas n'est pas dévot; M. de Vergennes se contente d'entendre la messe, quand il ne peut pas se dispenser d'y aller; Necker est hérétique; de quelle main peut donc partir le coup qui vous accable? L'archevêque de Paris est connu pour ce qu'il est, et j'ignore si son Mentor ex-jésuite est encore auprès de lui; personne ne connaît le nom du confesseur du roi: le diable incarné dans la personne de l'évêque du Puy aurait-il excité cette tempête? Enfin plus j'y pense, moins je devine l'auteur de cette tracasserie.
DU ROI
Le 9 juillet 1777.
Oui, vous verrez cet empereur,
Qui voyage afin de s'instruire,
Porter son hommage à l'auteur
De Henri quatre et de Zaïre,
Votre génie est un aimant
Qui, tel que le soleil, attire
À soi les corps du firmament,
Par sa force victorieuse
Amène les esprits à soi:
Et Thérèse la scrupuleuse
Ne peut renverser cette loi.
Joseph a bien passé par Rome
Sans qu'il fût jamais introduit
Chez le prêtre que Jurieu nomme
Très civilement l'Antéchrist.
Mais à Genève qu'on renomme,
Joseph, plus fortement séduit,
Révérera le plus grand homme
Que tous les siècles aient produit.
Cependant, les Autrichiens ont, jusqu'à présent, encore mal profité des leçons de tolérance que vous avez données à l'Europe. Voilà en Moravie, dans le cercle de Préraw, quarante villages qui se déclarent à la fois protestants. La Cour, pour les ramener au giron de l'Église, a fait marcher des convertisseurs avec des arguments à poudre et à balle, qui ont fusillé une douzaine de ces malheureux, en attendant qu'on brûle les autres. Ces faits, que nous vous communiquons, sont par malheur peu consolants pour l'humanité.
Je ne sais si je me trompe, mais il semble qu'il y a un levain de férocité dans le cœur de l'homme, qui reparaît souvent quand on croit l'avoir détruit. Ceux que les sciences et les arts ont décrassés, sont comme ces ours que les conducteurs ont appris à danser sur les pattes de derrière; les ignorants sont comme les ours qui ne dansent point. Les Autrichiens (j'en excepte l'empereur) pourraient bien être de cette dernière classe.
Il est bien fâcheux que les Français d'ailleurs si aimables, si polis, ne puissent pas dompter cette fougue barbare qui les porte si souvent à persécuter les innocents En vérité, plus on examine les fables absurdes sur lesquelles toutes les religions sont fondées, plus on prend en pitié ceux qui se passionnent pour ces balivernes.....
DU ROI
À Potsdam, le 5 septembre 1777.
.....Je reviens de la Silésie, dont j'ai été très content: l'agriculture y fait des progrès très sensibles; les manufactures prospèrent; nous avons débité à l'étranger pour 5,000,000 de toile, et pour 1,200,000 écus de draps. On a trouvé une mine de cobalt dans les montagnes, qui fournit à toute Silésie. Nous faisons du vitriol aussi bon que l'étranger. Un homme fort industrieux y fait de l'indigo tel que celui des Indes; on change le fer en acier avec avantage, bien plus simplement que de la façon que Réaumur le propose. Notre population est augmentée, depuis 1756 (qui était l'année de la guerre), de cent quatre-vingt mille hommes. Enfin tous les fléaux qui avaient abîmé ce pauvre pays sont comme s'ils n'avaient jamais été; et je vous avoue que je ressens une douce satisfaction à voir une province revenir de si loin.
Ces occupations ne m'ont point empêché de barbouiller mes idées sur le papier; et pour épargner la peine de les transcrire, j'ai fait imprimer six exemplaires de mes rêveries: je vous en envoie un. Je n'ai eu que le temps de faire une esquisse; cela devrait être plus étendu; mais c'est à de vrais savants à y mettre la dernière main. Messieurs les encyclopédistes ne seront peut-être pas toujours de mon avis: chacun peut avoir le sien. Toutefois si l'expérience est le plus sûr des guides, j'ose dire que mes assertions sont uniquement fondées sur ce que j'ai vu, et sur ce que j'ai réfléchi.
Vivez, patriarche des êtres pensants, et continuez, comme l'astre de la lumière, à tirer l'univers. Vale. Fédéric.
DU ROI
À Potsdam, le 9 novembre 1777.
Monsieur Bitaubé doit se trouver fort heureux d'avoir vu le patriarche de Ferney. Vous êtes l'aimant qui attirez à vous tous les êtres qui pensent: chacun veut voir cet homme unique qui fait la gloire de notre siècle. Le comte de Falkenstein a senti la même attraction; mais, dans sa course, l'astre de Thérèse lui imprima un mouvement centrifuge qui, de tangente en tangente, l'attira à Genève. Un traducteur d'Homère se croit gentilhomme de la chambre de Melpomène, ou marmiton dans les offices d'Apollon; et muni de ce caractère il se présente hardiment à la cour de l'auteur de La Henriade; et celui-là sait abaisser son génie pour se mettre au niveau de ceux qui lui rendent leurs hommages.
Bitaubé vous a dit vrai: j'ai fait construire à Berlin une bibliothèque publique. Les œuvres de Voltaire étaient trop maussadement logées auparavant; un laboratoire chimique qui se trouvait au rez-de-chaussée menaçait d'incendier toute notre collection. Alexandre-le-Grand plaça bien les œuvres d'Homère dans la cassette la plus précieuse qu'il avait trouvée parmi les dépouilles de Darius: pour moi qui ne suis ni Alexandre ni grand, et qui n'ai dépouillé personne, j'ai fait, selon mes petites facultés, construire le plus bel étui possible pour y placer les œuvres de l'Homère de nos jours.
Si, pour compléter cette bibliothèque vous vouliez bien y ajouter ce que vous avez composé sur les lois, vous me feriez plaisir, d'autant plus que je ne crains pas les ports. Je crois vous avoir donné, dans ma dernière lettre, des notions générales à l'égard de nos lois, et du nombre des punitions qui se font annuellement. Je dois cependant y ajouter nécessairement qu'une bonne police empêche autant de crimes que la douceur des lois. La police est ce que les moralistes appellent le principe réprimant. Si l'on ne vole point, si l'on n'assassine point, c'est qu'on est sûr d'être incontinent découvert et saisi. Cela retient les scélérats timides. Ceux qui sont plus aguerris vont chercher fortune dans l'empire où la proximité des frontières de tant de petits États leur offre des asiles en assez grand nombre.
Vous voyez que dans l'empire on ne restitue pas même l'argent qu'on a emprunté des philosophes. Je vous envoie ci-joint la copie de la réponse que j'ai reçue de M. le duc de Virtemberg. Ce prince, qui tend au sublime, veut imiter en tout les grandes puissances; et, comme la France, l'Angleterre, la Hollande et l'Autriche sont surchargées de dettes, il veut ranger son duché de Virtemberg dans la même catégorie; et s'il arrive que quelqu'une de ces puissances fasse banqueroute, je ne garantirais pas que, piqué d'honneur, il n'en fît autant. Cependant je ne crois pas que maintenant vous ayez à craindre pour votre capital, vu que les États de Virtemberg ont garanti les dettes de Son Altesse Sérénissime, et qu'au demeurant il vous reste libre de vous adresser aux parlements de Lorraine et d'Alsace. J'avais bien prévu que Son Altesse Sérénissime serait récalcitrante sur le fait des remboursements, et je vous assure de plus que ce soi-disant pupille n'a jamais écouté mes avis ni suivi mes conseils.
Que ces misères ne troublent point la sérénité de vos jours: tranquille, du palais des sages, vous pouvez contempler de cette élévation les défauts et les faiblesses du genre humain, les égarements des uns, et les folies des autres: heureux dans la possession de vous-même, vous vous conserverez pour ceux qui savent vous admirer, au nombre desquels, et en première ligne, vous compterez, comme je l'espère, le solitaire de Sans-Souci. Vale. Fédéric.
DU ROI
Potsdam, le 18 novembre 1777.
....On ne trouve dans nos contrées aucun catholique lettré, si ce n'est parmi les jésuites; nous n'avions personne capable de tenir les classes; nous n'avions ni pères de l'oratoire ni piaristes; le reste des moines est d'une ignorance crasse; il fallait donc conserver les jésuites ou laisser périr toutes les écoles. Il fallait donc que l'ordre subsistât pour fournir des professeurs à mesure qu'il venait à en manquer; et la fondation pouvait fournir la dépense à ces frais. Elle n'aurait pas été suffisante pour payer des professeurs laïques. De plus c'était à l'université des jésuites que se formaient les théologiens destinés à remplir les cures. Si l'ordre avait été supprimé, l'université ne subsisterait plus, et l'on aurait été nécessité d'envoyer les Silésiens étudier la théologie en Bohème, ce qui aurait été contraire aux principes fondamentaux du gouvernement.
Toutes ces raisons valables m'ont fait le paladin de cet ordre. Et j'ai si bien combattu pour lui que je l'ai soutenu, à quelques modifications près, tel qu'il se trouvait à présent, sans général, sans troisième vœu, et décoré d'un nouvel uniforme que le pape lui a conféré. Le malheur de cet ordre a influé sur un général qui en avait été dans sa jeunesse: ce M. de Saint-Germain avait de grands et de beaux desseins, très avantageux à vos Welches; mais tout le monde l'a traversé, parce que les réformes qu'il se proposait de faire auraient obligé des freluquets à une exactitude qui leur répugnait. Il lui fallait de l'argent pour supprimer la maison du roi; on le lui a refusé. Voilà donc quarante mille hommes, dont la France pouvait augmenter ses forces sans payer un sou de plus, perdus pour vos Welches afin de conserver dix mille fainéants bien chamarrés et bien galonnés. Et vous voulez que je n'estime pas un homme qui pense si juste? Le mépris ne peut tomber que sur les mauvais citoyens qui l'ont contrecarré.
Souvenez-vous, je vous prie, du P. Tournemine, votre nourricier (vous avez sucé chez lui le doux lait des Muses), et réconciliez-vous avec un Ordre qui vous a porté, et qui, le siècle passé, a fourni à la France des hommes du plus grand mérite. Je sais très bien qu'ils ont cabalé et se sont mêlés d'affaires; mais c'est la faute du gouvernement. Pourquoi l'a-t-il souffert? Je ne m'en prends pas au père Letellier, mais à Louis XIV.
Mais tout cela m'embarrasse moins que le patriarche de Ferney: il faut qu'il vive, qu'il soit heureux et qu'il n'oublie pas les absents. Ce sont les vœux du solitaire de Sans-Souci. Vale. Fédéric.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 6 janvier 1778.
Sire, grand homme, que vous m'instruisez, que vous me consolez, que vous me fortifiez dans toutes mes idées au bout de ma carrière! Votre Majesté, ou plutôt votre humanité a bien raison; le fatras métaphysique, théologique, fanatique, est sans doute ce que nous avons de plus méprisable, et cependant on écrira sur ces chimères absurdes tant qu'il y aura des universités, des esprits faux, et de l'argent à gagner.
Parmi les géomètres, il n'y a guère qu'Archimède et Newton qui aient acquis une véritable gloire, parce qu'ils ont inventé des choses très difficiles, très inconnues et très utiles; il n'y a point de gloire pour ceux qui ne savent que diviser A-B plus C, par X moins Z, et qui passent leur vie à écrire ce que les autres ont imaginé.
Pour l'histoire, ce n'est, après tout qu'une gazette; la plus vraie est remplie de faussetés; et elle ne peut avoir de mérite que celui du style. Ce style est le fruit de la littérature: c'est donc à la littérature qu'il faut s'en tenir. C'est ainsi que pense le grand Condé dans sa retraite de Chantilly; c'est ainsi que pense le grand Frédéric à Sans-Souci.....
.....Je vous ai plus d'obligation que vous ne pensez; votre pupille vient de se laisser un peu attendrir; il m'a payé 20,000 francs sur les 80,000 que je lui avais prêtés, et peut-être avant ma mort me payera-t-il le reste; c'est vous que j'en ai à remercier.
M. le comte de Montmorency-Laval saura bientôt assez d'allemand pour faire tourner à droite et à gauche, et pour commander l'exercice; mais en vous entendant parler français, il donnera la préférence à la langue des Montmorency; sans doute les hommes de sa maison doivent aimer les Prussiens. Il n'y a jamais eu que le cardinal Bernis qui ait imaginé d'unir la France avec la maison d'Autriche contre la maison de Brandebourg; il en a été bien puni. Sa politique a été aussi malheureuse que les chimères théologiques de trente autres cardinaux ont été ridicules.....
DE M. DE VOLTAIRE
À Paris, le 1er avril 1778.
Sire, le gentilhomme français qui rendra cette lettre à Votre Majesté, et qui passe pour être digne de paraître devant Elle, pourra vous dire que si je n'ai pas eu l'honneur de vous écrire depuis longtemps, c'est que j'ai été occupé à éviter deux choses qui me poursuivaient dans Paris: les sifflets et la mort.
Il est plaisant qu'à quatre-vingt-quatre ans j'aie échappé à deux maladies mortelles. Voilà ce que c'est que de vous être consacré: je me suis renommé de vous, et j'ai été sauvé.
J'ai vu avec surprise et avec une satisfaction bien douce, à la représentation d'une tragédie nouvelle, que le public, qui regardait il y a trente ans Constantin et Théodose comme les modèles des princes, et même des saints, a applaudi avec des transports inouïs à des vers qui disent que Constantin et Théodose n'ont été que des tyrans superstitieux. J'ai vu vingt preuves pareilles du progrès que la philosophie a fait enfin dans toutes les conditions. Je ne désespérerais pas de faire prononcer dans un mois le panégyrique de l'empereur Julien: et assurément si les Parisiens se souviennent qu'il a rendu chez eux la justice comme Caton, et qu'il a combattu pour eux comme César, ils lui doivent une éternelle reconnaissance.
Il est donc vrai, Sire, qu'à la fin les hommes s'éclairent, et que ceux qui se croient payés pour les aveugler ne sont pas toujours les maîtres de leur crever les yeux! Grâces en soient rendus à Votre Majesté! Vous avez vaincu les préjugés comme vos autres ennemis: vous jouissez de vos établissements en tout genre. Vous êtes le vainqueur de la superstition, ainsi que le soutien de la liberté germanique.
Vivez plus longtemps que moi, pour affermir tous les empires que vous avez fondés. Puisse Frédéric le Grand être Frédéric l'immortel!
Daignez agréer le profond respect et l'inviolable attachement de Voltaire.
FIN
Paris.—Impr. Dubuisson et Ce, 5, rue Coq-Héron, (Pallet gérant.)