Couplées: Roman
I
Le baron Levaître découpla une ou deux fois secrètement, cet automne-là, pour entraîner les chiens. Puis, sur le désir formel de Sylvie, la première chasse de l'année eut lieu le 12 octobre, en grand apparat et au milieu d'un concours extraordinaire de curieux et d'amis. Pourtant ce n'était pas afin de voir succomber avec grâce encore un cerf que tant de Parisiens étaient venus se joindre en Hariale à tous les hobereaux du Valois et aux officiers de Sérigny. Non, mais chacun se piquait d'observer comment Marc Thierry, dont le mariage avait lieu dans huit jours supportait son étourdissante fortune, la peine ou l'aisance qu'il allait montrer à saluer ceux devant qui, l'an passé, il avait fait ses débuts en forêt, la mine enfin qu'il aurait sous la tenue du Rallye-Vaille, puisqu'on venait de lui donner le bouton.
Le bouton! Bien mieux que cela, et ce fut à croire que Sylvie avait élevé d'un coup son futur gendre à la dignité sans appel de maître d'équipage. Le gaillard en effet se trouvait au rendez-vous, à cheval, le poing sur la hanche, côte à côte avec le baron Levaître et tout à fait traité sur le même pied. Il eut l'impudence de ne pas seulement s'écarter d'un pouce quand le piqueur Monjoye s'en vint, tricorne bas, faire à Gaston son rapport, et si l'on entendit encore, (et pour la dernière fois, on eût dû le craindre), le baron décider: «Nous attaquerons tel cerf, à tel endroit...», c'est qu'à cet instant Marc, incliné vers la voiture qui portait sa jeune belle-mère et sa fiancée, Marc bavardait en souriant. A qui le sourire allait-il? A l'ancienne amie, ou bien à la jeune femme, son épouse déjà, et violemment, aveuglément aimée? A Sylvie, à Pauline? Celle-là pouvait penser: «Il se souvient,» celle-ci se disait: «Il me préfère.» Et l'une comme l'autre avait raison.
Or, il n'est pas douteux que ce n'eût été à dessein que Gaston Levaître eût ainsi saisi cette minute où Marc était inattentif pour donner une preuve suprême d'autorité, de commandement. Le malheureux maître d'équipage en effet se sentait en danger. La toute-puissance de Marc le menaçait, c'était clair, et sans qu'il pût se défendre: car s'il y a toujours un recours contre un homme du monde—l'attaquer sournoisement au cercle, le mettre en quarantaine, le faire chanter au besoin—que tenter en revanche contre un odieux aventurier, contre un gredin dont les femmes étaient assotées, et qui ne craignait rien en outre, qui vous eût tué pour passer! Un fauve enfin, peut-être superbe, mais un vrai fauve.
Gaston avait rencontré quelques jours auparavant François de Caumais-Simier. Celui-ci n'ayant point réussi, n'ayant plus d'argent, c'était à grand'peine que le baron l'avait reconnu; mais le jeune marquis s'en était venu à lui, toujours correct, et d'un ton doucement venimeux: «Ah! mon cher baron, avait-il dit, les affaires ne vont plus fort, hein? Bah, consolons-nous, consolez-vous, tout s'arrange. Et votre position vaut mieux que la mienne, allez: car mon sort, à moi, dépend de juges et d'huissiers, qui, s'ils meurent, seront remplacés par d'autres huissiers et d'autres juges, tandis qu'il suffirait pour vous d'une petite cheminée qui tomberait ou d'un joli pot de vitriol... Sans doute, supposez que ce brillant Marc Thierry soit défiguré: que vaudrait-il après, je vous le demande? Et n'est-ce pas bien juste, en vérité, qu'un gars pareil ne soit plus bon qu'à abattre s'il se casse ou s'abîme? Mais tant qu'il restera entier, dame! Non, voyez-vous, mon cher, contre la beauté physique et la force brutale, c'est triste à dire, mais on ne peut rien, rien...»
Le souvenir de ce discours hantait notre Gaston et l'emplissait d'amertume. Sombre hantise qui, jointe à son dépit, ne contribuait pas à égayer sa face contractée. Si bien qu'à la vue de ces deux hommes, l'un tout morose, grimaçant et vieux, l'autre éclatant de gaîté, de confiance, portant avec une puérile ostentation son costume feuille morte, ses grandes bottes et son cor battant neuf, on ne pouvait guère hésiter: «Voilà, disait-on du premier, un bonhomme désagréable et dont nous sommes las. Et voici tout à côté son successeur, l'athlète héritier, le dauphin. Sa fortune est un peu subite, mais elle aura fait du moins un beau veneur. D'ailleurs, c'est un parvenu, un chevalier d'industrie, un triste sire, etc...» Cette dernière partie des réflexions qu'échangeaient les curieux est commune à tous les jugements que portent des hommes sur des hommes, et vous ne l'ajoutez à votre conversation que comme une formule de convenance ou par une sorte de politesse pour la personne avec qui vous causez.
Quoi qu'il en fût, Marc ne se tenait point de triompher et de laisser paraître son bonheur. Il avait acheté deux nouveaux chevaux, les plus nerveux, les plus fougueux qu'il eût pu trouver.
«—Mais, monsieur Thierry, lui avait dit Patt, ces deux monstres-là vont vous embêter tout le temps de la chasse. Essayez-moi donc plutôt ce gros sauteur paisible ou cet irlandais pommelé. Un veneur, monsieur, un vrai veneur, un futur maître d'équipage ne veut pas que ses chevaux le fassent endêver à la chasse. Il a d'autres soucis...»
Le père Patt était choqué de cette faute de goût que commettait son client—un client millionnaire! Mais, déjà trop riche pour suivre étroitement, comme jadis, des conseils, Marc s'était obstiné dans son choix. Il est permis de croire que le désir de cavalcader plus brillamment aux yeux de sa fiancée sur une monture couverte d'écume avait encore accru son entêtement.
Cependant, la chasse commença sous les meilleurs auspices. Le cerf fut promptement mis sur pied, bien séparé, bien lancé. Le sévère piqueur Monjoye, qui n'aimait pas trop le baron, témoignait au contraire d'une extrême indulgence pour «M. Thierry,» et parut mettre quelque coquetterie à traiter celui-ci en maître, à lui rendre certains honneurs professionnels et de discrets hommages: non qu'il fût allé jusqu'à le consulter, l'interroger—pour qui prenez-vous Monjoye?—mais il lui disait en passant: «Je crois que cela va sauter à gauche... Il me semble que cela court aux étangs...» Et l'on ne peut se figurer tout ce qu'il y avait de condescendance, de protection, d'affection même dans cet «Il me semble» et sous ce simple «Je crois.»
Marc avait donc l'illusion de diriger la chasse. Il s'amusait, et tant pour calmer enfin sa bête que par belle humeur, galopait comme un perdu, faisant le tour de tous les taillis, entrant sous les futaies, ne voulant ni perdre les chiens un seul instant, ni manquer de voir à chaque passage de route bondir le cerf léger. Mais celui-ci, très robuste et très vite, égarait souvent la meute paresseuse.
Au bout d'une heure pourtant, et las de ruser, l'animal changea de forêt: il traversa les bruyères et franchit la Butte aux Chevaliers pour gagner sans doute les bois du Mahouleux. Non loin de la lande en effet, près de la lisière d'Hariale, Monjoye et Marc se rejoignaient au galop et apercevaient les chiens qui paraissaient dans les broussailles:
«—Eh, Monjoye, cela débuche!
—Oui, monsieur, mais les chiens remontent, voyez. Le cerf aura gagné le Mahouleux au bas de la plaine, là-bas.
—Suivez, suivez; moi, je coupe au court. Ma jument grimpera la butte, ça la distraira...»
Car le jeune homme venait d'enfourcher sa deuxième monture qui, lancée toute fraîche en pleine chasse, roulait des yeux éperdus, ouvrait des naseaux de licorne, et se cabrait terriblement comme pour se préparer à prendre un galop dont son cavalier se souviendrait. C'était une prudente pensée que de lui donner tout d'abord à gravir ce lourd monticule de sable. Marc rendit la main et partit à fond de train sur la bruyère.
Il fut avant que d'y penser en haut de la butte, et en redescendit comme un trait. Les bois du Mahouleux s'approchaient, hauts, noirs et silencieux. Marc s'y engouffra bride abattue.
Mais il n'y avait pas fait dix mètres qu'une harde de biches jaillissait des arbres au tournant d'un chemin, et s'en venait presque donner dans la jument. Epouvantée, celle-ci se jette dans les pins: l'un d'eux, à demi déraciné, penche, barre la route. Marc s'y cogne rudement, se rattrape comme il peut aux crins de sa monture, qui sans doute se croit en danger de mort si elle ne fuit au plus vite: et la voilà qui baisse la tête et file au train de course entre les troncs d'arbres, par dessus les racines, les fossés, sur une route enfin, terrifiée, enivrée, emballée!
Les pins succèdent aux pins, les kilomètres aux kilomètres. Marc cependant a rajusté ses rênes, et se dirige tant bien que mal. Il attend que la jument se fatigue. Hélas! des rochers surviennent, des pierres cachées sous le sable: c'est la Gorge aux Sangliers. Il faut s'arrêter coûte que coûte: de violentes saccades sur le mors, une lutte suprême entre l'athlète et la bête furieuse, celle-ci devient folle, franchit deux roches, culbute à la troisième et rebondit en une carrière abrupte au fond de quoi elle ne bouge plus, morte. Marc, tombé sur le flanc, reste inanimé.
Bien loin de là, aux étangs, l'inquiétude fut grande, quand on y sonna enfin l'hallali.
«—Où donc se cache l'héritier? disait-on... Il paraît avoir étrangement perdu la chasse, le futur patron. Pour un début...
—J'ai quitté M. Thierry, répondit Monjoye très contrarié, au moment où l'animal débucha, puis fit retour.»
Le baron Levaître, méchamment, laissa traîner tant qu'il put le dépeçage et la curée. Si bien que le jour s'attristait déjà lorsque Pauline et Sylvie, prises d'angoisse, envoyèrent les hommes d'équipage battre tout le pays.
II
«—Enfin, monsieur, le malheureux boitera-t-il toute sa vie?
—Je le crains bien, madame.»
Et le chirurgien venu de Paris en consultation explique le cas à Paqueret atterré, à Sylvie qui l'écoute, anxieuse: col du fémur fracturé de la façon la plus grave; on remettra Marc debout cependant, mais il est presque impossible qu'un raccourcissement de la jambe ne se produise point....
«—Et même, madame, je ne veux pas vous abuser. Il est trop certain, hélas, que le jeune homme restera sa vie durant atteint de claudication. Son état général de fièvre et d'abattement n'est actuellement que la suite de la commotion, des heures d'évanouissement, de la nuit presque entière passée dans la forêt. Mais la constitution de notre sujet est exceptionnellement robuste: elle nous aidera. Pourtant il serait bon, je pense, de l'emmener dès qu'il sera transportable, dans une dizaine de jours. Je n'ignore pas le lien qui allait unir prochainement votre belle-fille à M. Thierry, et je sais qu'il peut compter sur le plus affectueux dévouement; mais outre que Sérigny, où nous voici, est loin d'Hariale-sous-Bois, où vous habitez, outre la longueur probable de la convalescence, vous ne devez pas, il me semble, exposer mademoiselle Levaître à ce spectacle douloureux et continuel de son fiancé cloué sur un lit d'hôpital—et cela dans l'intérêt commun de ces deux enfants, croyez-moi, madame.... Ce jeune homme a un foyer, une famille à Paris. Il faut l'y envoyer.....»
Voilà. C'était dit. Maintenant, l'illustre chirurgien ne songeait plus déjà qu'à fuir au plus vite: revêtu de son pardessus et son chapeau à la main, il s'inclinait devant le vieil Amédée, devant Sylvie, anéantie dans un fauteuil....
Devant Amédée qui, pâle, raide et muet, évoquait en secret le souvenir grandiose et lamentable, le souvenir éternel de Jugurtha. Ainsi, l'incroyable catastrophe se renouvelait? Ainsi, c'était donc écrit que tous ses cracks se rompraient la jambe au moment d'arriver au poteau, et que jamais, jamais il n'éprouverait la joie d'un pur triomphe? Car ce Marc Thierry ne comptait plus maintenant: un athlète infirme, un héros qui boite? Perdu, fini. Encore un produit Paqueret qui manquait sa carrière....
Et l'infortunée Sylvie de son côté songeait avec angoisse à tout ce qui allait suivre cette horrible aventure, à la vie commune d'abord, compromise et bouleversée, puis au Théâtre Vendôme, aux débuts retardés; mais surtout, oui, surtout au chagrin de Pauline..... Qu'allait-elle faire, la pauvre petite, avec un fiancé estropié—et d'ici peu de mois, un enfant? Se laisserait-elle marier quand même? Devait-on révéler son secret? Et si Marc aussi bien venait à ne pas survivre..... Hélas!
Cependant Amédée Paqueret quitte l'hôpital avec le docteur, que Sylvie a reconduit jusqu'à la porte du parloir. Ils montent en voiture, et roulent ensemble vers la gare de Sérigny. On doit traverser toute la ville: le trajet est long, il faut causer:
«—Madame Levaître, fait le chirurgien, paraît profondément affligée. Mais rassurez-la, monsieur. Dites-lui bien que son gendre ne court aucun danger. Il boitera, voilà tout. Vous confesserai-je qu'une question me tourmente depuis mon arrivée, et que si je ne craignais fort d'être indiscret....
—Du tout. Demandez.
—Eh bien, comment se fait-il que je n'aie vu au chevet du jeune homme aucun membre de sa famille? Je vous avoue que cela m'a surpris. Car nous sommes plus habitués, nous autres médecins, à nous débattre contre la poursuite d'une tribu d'oncles et de cousins qu'à trouver un malade orphelin. M. Thierry ne voit-il pas les siens?
—Son père lui a défendu sa porte.
—Et le brillant mariage qu'allait conclure le pauvre garçon ne les avait point raccommodés? Le fait est grave.
—En effet.... Mais il y avait une telle différence de points de vue, une si réelle incompatibilité d'humeur! M. Thierry le père a toujours témoigné envers son fils d'une malveillance extrême; et comme avec cela Marc était un caractère très violent, un peu rude....
—Etait?»
Enfin, quand le rapide de Paris eut disparu au loin, Paqueret s'en retourna seul vers l'hôpital de Sérigny: «Quoi! se disait-il en route, renvoyer Marc parmi les siens? Mais y tiennent-ils seulement? On les a prévenus, on leur a télégraphié. Nous avons vu débarquer madame Poron, née Thierry, le peintre Oswald, et aussi mademoiselle Marguerite qui a embrassé sa future belle-sœur. Puis, à l'heure du dernier train, ils sont repartis: et c'est encore Pauline, Sylvie et moi qui n'avons pas dormi cette nuit-là....»
Revenu à l'hôpital, il ouvrit résolument la porte du parloir où le chirurgien leur avait avoué tout à l'heure la vérité. Il s'arrêta, se découvrit, se tut. Sylvie se tenait encore enfouie dans le même fauteuil, à la même place.
«—Il faut, mon amie, déclara Paqueret, il faut absolument que Pauline .... sache. Je viens d'y réfléchir: c'est un douloureux et cruel cas de conscience. On ne peut la laisser engager tout son avenir ainsi.
—Mon Dieu, Amédée, quelle épreuve! Et qui lui dira....
—Moi, si c'est nécessaire. Mais vous plutôt, ma chère Sylvie, vous qui lui apprendrez l'affreuse nouvelle avec l'adresse et les précautions d'une mère.
—Je n'oserai pas.
—Si! vous le devez. Notre responsabilité serait trop lourde. Que nous nous taisions ou que nous parlions, d'ailleurs, c'est toujours une vie que nous brisons: mais en parlant, songez-y, vous sauverez une enfant jeune, saine et qui peut être heureuse.
—Hélas, Amédée, si vous saviez.... Tout est bien irréparable, allez!»
Ah, cette fois, c'en était fait, Sylvie allait tout dévoiler, le mariage forcé, la grossesse de Pauline, les fiançailles précipitées—quand la porte de nouveau tourna sur ses gonds, quand un visage tout émacié parut, qu'éclairaient deux yeux luisants: c'était Pauline. Elle entendit le silence subit qui se fit à son entrée:
«—Quoi, dit-elle, qu'est-ce qu'il y a? Que me cachez-vous? Vous avez cessé l'entretien comme j'entrais.... Que vous a dit le chirurgien? Marc est donc plus malade?
—Mais non, je te le jure. Rassure-toi, ma chérie, ne t'énerve pas....
—Allons, j'en suis certaine, il est plus malade, et peut-être en danger: il vaudrait pourtant mieux m'en avertir!»
Paqueret en prit son parti: «Non, Pauline, fit-il avec beaucoup de fermeté, Marc n'est pas en danger. Mais la fracture dont il souffre est très grave.... très grave.
—On ne l'en remettra pas?
—On l'en remettra. Il guérira, cela ne fait point de doute. Seulement...
—Eh bien?... Oh! je comprends!»
Et soudain la jeune fille, éperdue, désespérée, terrifiée, s'est jetée en sanglotant sur une chaise, près de Sylvie.... Infiniment douce, celle-ci ne détourna point, ne calma point, mais attendrit cette immense douleur. Pauline pleura longtemps, longtemps... Si bien qu'à se sentir ainsi choyée, bercée, elle s'alanguit à la fin, s'abandonna peu à peu, s'apaisa toute seule, revint à elle:
«—J'aurais préféré, vois-tu, Sylvie, balbutia-t-elle, qu'on l'eût rapporté mort!»
III
«Ma chère Pauline,
»Tu seras sans doute surprise de cette lettre. Mais après tout, je suis ton oncle et ton plus proche parent; et si des circonstances ou une volonté particulière ont empêché que je ne fusse ton tuteur, je n'en ai pas moins, il me semble, le droit et peut-être le devoir de prendre ici ton intérêt, de défendre un nom que tu portes encore, et qui est aussi le mien. J'espère que tu reconnaîtras l'honnêteté de ma démarche, et mon affection pour toi qui seule me dicte ma conduite dans cette circonstance.
»D'autre part, je sais combien tu es au-dessus de l'état d'esprit enfantin qui est habituellement celui des jeunes filles de ton âge. L'éducation un peu libre, mais éclairée, je me plais à le reconnaître, que t'a donnée Sylvie, t'a mise à même de pouvoir juger hautement certains actes, dont il serait inutile et dangereux de seulement te parler, si tu étais restée au niveau commun.
»Sache donc que Sylvie, ta belle-mère, rentre au théâtre. Je ne te dis point «va rentrer», ni «songe à rentrer». Non: les traités sont dûment signés; elle reparaît sur la scène dans quelques mois. Tu devines, n'est-ce pas, que je n'avancerais pas cette information si je n'en étais tout à fait certain. Je la tiens de source absolument sûre. D'ailleurs, c'est un bruit qui commence à se répandre dans Paris. Encore un peu, et ce sera dans les journaux.
»Or, sens-tu bien, ma chère Pauline, l'énormité, la folie de cette fantaisie? Prévois-tu le scandale qui va nous atteindre, les railleries, les lâches insinuations, les avanies même auxquelles nous serons en butte? Toute la situation mondaine de notre famille, si honorable et si haute du temps de ton pauvre père, et dans laquelle nous eûmes tant de peine à maintenir Sylvie Montreux, s'effondrera du coup. Elle croulera, le marquis de Caumais-Simier me le disait encore hier, sous le ridicule, et bientôt sous la honte.
»Je n'ai pas besoin de t'expliquer les risques que nous fait courir à tous deux la décision funeste de ta belle-mère. Songe à la difficulté pour toi de te marier, du moins dans notre monde, au cas où Sylvie nous exposerait ainsi à la risée publique: car enfin, on ne peut considérer comme définitive, dans les circonstances présentes, l'union projetée avec M. Marc Thierry. Quant à l'hypothèse de maintenir le même train de maison, de recevoir, de conserver un équipage de chasse, il va de soi qu'il ne saurait même en être question.
»Moi, que puis-je faire en tout ceci? Rien, hélas. Sylvie est entièrement libre, sinon responsable, de ses actes. Mais toi, Pauline, j'ai pensé que tu saurais peut-être, s'il en est temps encore, la détourner de cette désastreuse résolution!
»Nos intérêts à tous deux sont ici, je te le répète, intimement liés. Maintenant, je m'adresse, non plus à ton intelligence, mais à ton cœur, pour te demander, pour te prier de ne point me dévoiler dans l'occurrence. Crois bien que si tu me citais, cela ne servirait qu'à indisposer Sylvie et à la rendre intraitable. Réponds, si l'on t'interroge, que tu as appris la chose par hasard, ou mieux, tiens, par une lettre anonyme.
»Allons, ma chère petite, bon courage. Agis énergiquement, adroitement, et ne doute pas, quel que soit le résultat de cette entreprise, de mes sentiments les plus tendres et les plus sincères.
Ton oncle affectionné
»GASTON LEVAÎTRE.»
Pauline, en recevant cette lettre, comprit qu'elle était trahie. Quoi! elle avait arraché à sa belle-mère son amant, si bien même qu'elle en était enceinte. Et Sylvie, pendant ce temps, la sournoise et lâche Sylvie signait un engagement? Mais alors, la dupe, dans tout cela... Trahison!
Une fois au théâtre en effet, Sylvie ne devenait-elle point à jamais divine et jeune pour toujours, comme toutes les grandes actrices? Pauline devait se résigner à vivre éternellement dans l'ombre de cet impérissable bonheur. A quoi bon désormais avoir si brillamment mené la conquête de Marc? Elle ne s'en était guère souciée, la fausse rivale! Le seul amant qu'il lui fallût, à cette comédienne, c'était le public, c'était la France tout entière! Comment ne l'avoir pas senti?
Et comment aussi Pauline n'eût-elle pas souffert de ce que Sylvie se détachât, s'éloignât ainsi d'elle irrévocablement? Les répétitions, les soirées au théâtre, la foule, la vie publique... C'était fini. La jeune fille n'allait plus savoir qui haïr, ni qui aimer sur terre. Marc? Un homme déprécié, dont tout le monde aurait pitié, un infirme... Elle ne concevait même pas qu'elle eût pu le distinguer, maintenant que l'indifférence de Sylvie le laissait pareil à tous les autres... Peuh! même point pareil aux autres: il ne valait plus rien, il boitait.
Ah, que l'on s'était donc bien joué d'elle, pourtant! Ainsi, pas une indiscrétion commise pendant ses ridicules fiançailles, pas une lettre échangée, pas un mot imprudent... Et le traité? Parbleu, il était à Paris, chez quelque notaire. Que de précautions... Fi donc!
Sylvie piquait de longues aiguilles dans son chapeau quand Pauline, après avoir déchiré la lettre de Gaston, s'en vint, perdue de découragement et d'humiliation, frapper à sa porte.
Toutes deux devaient aller à Sérigny pour assister au départ de Marc, que l'on allait transporter à Paris: sa famille ayant désiré le reprendre, le soigner; M. Thierry le père s'étant écrié dans un mouvement d'une rare magnanimité: «Qu'on me ramène mon fils! J'oublie tous ses torts devant son infortune.» On ne pouvait qu'admirer ce sentiment au Ministère.
En apercevant dans la glace sa belle-fille, la baronne Levaître fit sans se retourner: «Voilà, je suis prête. Mais toi-même, tu n'as pas ton chapeau? Dépêche-toi. Il faut partir: tu entends, voilà qu'on amène Aérolithe devant le perron.»
Au dehors en effet, le gravier du jardin bruissait sous les roues de la voiture. Mais Pauline continua de s'avancer dans la chambre:
«—Je viens d'apprendre que tu rentres au théâtre, que c'est une affaire conclue.»
Sylvie tressaillit: «Qui t'a écrit cela, qui?
—Un billet anonyme.»
La baronne Levaître acheva de fixer son chapeau, réfléchit vivement, et conclut que, parbleu! il fallait toujours bien en arriver là. Donc: «Eh bien, oui, répondit-elle, c'est vrai.»
Pauline manqua de force, et s'accouda toute blanche sur le dossier d'un fauteuil. Son front tomba dans ses mains, et un mot, un seul, qu'elle ne cessa plus de répéter, lui vint aux lèvres: «Et moi, soupira-t-elle, et moi?»
Quelle angoisse pour Sylvie, et combien elle eût préféré de l'indignation, voire quelque mauvaise et cruelle colère! Ce fut une scène accablante:
«—Pauline, ma petite Pauline, comprends-moi, mets-toi à ma place, grand Dieu! Tu sais bien que je t'aime tendrement, ma chérie, et plus que tout ici-bas, va, je te l'assure... D'ailleurs, j'en ai donné la preuve pendant toute ton enfance, et récemment encore, il me semble. Seulement, dis-toi qu'on ne peut pas oublier la gloire... Et la gloire, pour moi, c'est le théâtre. Or, j'étais libre, en somme...
—Et moi?
—Mais toi, voyons, tu te mariais! Tu n'y songes donc plus? c'est toi justement qui m'abandonnais... De mon côté, j'ai cru pouvoir recommencer une autre vie, conçois-tu? Puisque je ne devais plus t'avoir auprès de moi comme par le passé, j'ai cru pouvoir me retourner vers mes premières joies—ah, Pauline, des joies irrésistibles!
—Et moi, que faire à présent?
—Hélas, à présent!... Oh, nous sommes malheureuses, bien malheureuses... Et je ne le suis guère moins que toi! Crois-tu que cette horrible catastrophe ne m'atteigne pas aussi? Et ton chagrin, ton chagrin, j'en ai plus que ma part...»
Mais Pauline ne répondait plus. C'était Sylvie maintenant qui pleurait et dont la voix manquait. La jeune fille demeurait muette, la tête toujours baissée, les yeux cachés.
«—Au fond, vois-tu, reprit Sylvie, c'est peut-être un bien, que je rentre au théâtre. Mais oui: le monde va nous tourner le dos, ce dont tu te consoleras comme moi, je suppose. Et puisque tu vis dans l'attente, désormais, d'un pauvre petit être que nous serons deux à aimer et à choyer, eh bien, ma chérie, que tu te maries ou non, nous resterons ensemble comme autrefois, côte à côte. Je ne veux plus que tu me quittes. Nous sommes riches: nous narguerons les sots. Et si je retrouve sur la scène mes triomphes d'antan—nous serons deux à nous en réjouir.» Elle ajouta même en souriant: «Pardon, nous serons trois.»
Et avec des inflexions adorables de voix, avec des câlineries, avec ces mille façons délicates de séduire que vous ont les mères, avec ce ton de tendresse camarade qui n'appartient qu'aux sœurs, elle continua longtemps d'expliquer comment elles allaient se consoler de cette dure épreuve dans une intimité plus étroite et plus douce encore. Elle jouerait, elle reparaîtrait en scène, soit: mais Pauline serait toujours là, Pauline la ferait répéter, Pauline jugerait, accepterait ou refuserait les rôles. Et puis, on soignerait ensemble, on habillerait, on élèverait le petit qui allait venir. L'opinion? Bah!... on la materait.
«—Nous nous consolerons, tu verras», disait-elle. Elle le croyait. Pauline ne levait point la tête.
Tout à coup: «Mon Dieu! s'écria Sylvie. Et Sérigny que nous oublions... Cours vite t'apprêter! Avec Aérolithe, nous arriverons pour l'heure du train, mais ce sera juste. Pauvre Marc... Dépêchons-nous!»
Mais ici Pauline découvrit enfin ses yeux, des yeux tout étincelants de douleur. Marc? Il allait payer pour tous!
«—Vas-y seule!» s'écria-t-elle.
Sylvie joignit les mains: «Pauline! y penses-tu? Songe qu'on l'emmène, qu'on l'emporte sur une litière...
—Vas-y seule!» Puis se laissant aller de nouveau, peut-être par honte, peut-être pour mieux mentir, ou par dégoût, ou par fatigue: «Oui... C'est un spectacle que je ne me sens pas capable de supporter. Excuse-moi... Dis que je suis malade, que je souffre, que c'était au-dessus de mes forces... Dis ce que tu trouveras... Je ne peux pas!»
Il fallut bien que Sylvie se résignât: l'heure pressait. Lorsqu'elle eut sauté dans la voiture légère, le cocher lui présenta les guides: «Oh, non, fit-elle, non. Menez vous-même. Et vite!»
Elle ne parvint à la gare de Sérigny que dix minutes avant le train de Paris. Sur le quai, se profilait l'humble silhouette de mademoiselle Marguerite Thierry, puis une figure hautaine qui n'était autre que celle de madame Poron. Non loin se tenaient des infirmiers. Et parmi tout ce monde gisait une litière chargée de couvertures, sous quoi l'on distinguait à peine une forme livide, lugubre, immobile: Marc.
Jamais, non, jamais, durant toute sa vie tumultueuse, Sylvie Montreux ne devait rencontrer un regard plus misérable que celui dont Marc l'accueillit quand il comprit qu'elle arrivait seule! Elle s'était penchée, il lui prit la main:
«—Comment, gémit-il presque bas, n'est-elle pas venue?»
Sylvie voulut répondre. A quoi bon? Sans cesser de lui tenir la main, Marc avait détourné la tête.
Et il demeura ainsi, incapable de remuer même les lèvres, jusqu'à ce que le train ayant stoppé en gare, les infirmiers eussent chargé sur un wagon leur pitoyable colis humain.
IV
Marc ne tolère plus que la compagnie de sa sœur Marguerite...
Marc est étendu sur sa chaise longue, dans la chambre qu'on a mise à sa disposition au lycée François Ier. Il a pu de sa fenêtre voir tomber, depuis deux mois, les dernières feuilles des arbres; et le meilleur moment de ses journées est encore celui où, pendant la récréation, les jeunes lycéens lui donnent le spectacle quotidien d'une partie de foot-ball, ah, bien mal ordonnée, mais enfin consciencieuse. Alors, Marc suit et s'amuse un peu: il voudrait diriger ces petits. Puis, à la cloche, tout se tait, la cour devient déserte. L'infirme retombe dans sa lourde tristesse.
L'infirme!... Car il sait, maintenant: il a interrogé, d'homme à homme, le chirurgien.
Cependant, c'est fête aujourd'hui: le docteur a décidé que son malade pourrait dans trois jours faire quelques pas, descendre l'escalier, porté à bras, mettre le nez dehors. Aussi doit-on venir tout à l'heure lui prendre mesure pour une canne et une béquille, une jolie béquille. Marc attend le marchand de béquilles.
Pendant ces deux longs mois de martyre, son beau visage, devenu blême, a tristement maigri: les yeux s'y sont enfoncés, les épaules remontent, la tête penche, la bouche désespérée s'est distendue. Il parle presque bas.
«—Marguerite... Qu'est-ce que papa a dit hier soir à dîner, quand il a appris la nouvelle?
—Dame! tu sais comme il est. Il s'est répandu en considérations, et a déclaré que tu aurais bien pu différer encore pour rendre sa parole à mademoiselle Levaître. Que celle-ci s'était beaucoup hâtée d'accepter sa liberté; qu'il n'aurait pas cru que cela dût se passer si simplement...
—Assez. Hector a-t-il apporté la valise que j'avais demandée?
—Oui. Elle est dans l'antichambre. Veux-tu que j'aille te la chercher?
—Tu serais gentille... Mais sonne plutôt: elle doit être lourde, cette valise.
—Ma foi, c'est vrai. Elle contient donc tout ton appartement?
—Bah, ce sont des bibelots et des revues qui étaient restés chez moi et qui me manquaient. Quand on est impotent, on devient maniaque.»
Hector, mandé, s'en fut quérir la valise.
«—Mets-la ici, à ma portée. Tu as la clef? Donne-la.
—Voilà, monsieur.
—Bien. Je n'ai plus besoin de toi. Tu ne viendras que si je t'appelle.»
Hector parti, un silence léger se fit. Puis: «Marguerite, demanda Marc, te rappelles-tu exactement à combien de jours remonte la dernière visite de ces dames?
—Mais... à six jours, il me semble. Oui, six jours.
—L'autre semaine, elles n'étaient restées que cinq jours sans venir, n'est-ce pas?
—Et la semaine d'avant, trois seulement?
—Je ne me rappelle plus.
—Si, si....» Et Marc ajouta tout bas: «Pendant le premier mois, elles montèrent quotidiennement. Puis elles ont manqué une fois, puis ne vinrent que tous les deux jours, puis...»
A cet instant, un pas résonna dans le corridor. C'était M. Thierry qui voulait voir son fils.
Le proviseur Thierry coulait des jours plus heureux depuis l'accident. Car on n'avait nullement tenu rigueur au jeune homme, dans sa famille, de s'être brisé le col du fémur. Au contraire: il allait se trouver estropié maintenant, et par conséquent reprendre une vie régulière, sans s'amuser davantage à remporter des championnats de boxe et à épouser des jeunes filles millionnaires avec lesquelles on était au plus mal. On lui taillerait une petite place honorable sur le budget de l'Etat. Il aurait un peu à travailler, il ne commettrait plus d'excentricités; et tous ces bienfaits pour une infirmité qui n'était point dégoûtante. C'était donné.
«—Eh bien, mon grand, cela va mieux? Ainsi, c'est pour après-demain, cette sortie? Je me promets une grosse émotion à te voir faire dans la cour tes premiers pas.
—Une émotion... agréable?
—En doutes-tu?
—Tu sais que j'aurai des béquilles, et qu'ensuite je boiterai?
—Pour un temps, pour un temps... Et puis, Marc, il ne suffit tout de même point de se trouver en équilibre sur ses deux jambes pour être heureux ici-bas.
—Chacun son goût, mon père. Mais excuse-moi: je suis très fatigué.
—Je te laisse, je te laisse.»
Et ils se serrèrent la main. Alors, se tournant vers sa sœur: «Laisse-moi aussi, ma petite Marguerite, veux-tu bien? fit Marc. Je suis las. Je vais feuilleter mes souvenirs. Après, je dormirai.»
Comme elle sortait, il la rappela: «Marguerite!... Ecoute: on m'a dit, un jour, que c'était de ma faute si ton mariage avec Antonin n'avait pas réussi. Est-ce vrai?
—Pas du tout. Au fond, je ne pouvais pas le souffrir.
—En ce cas... tu ne m'en veux pas?... Tu... n'as rien à me reprocher?
—Mais non, mais non...
—Eh bien... embrasse-moi. Pourquoi pleures-tu?»
Quand elle eut disparu, Marc se mit en devoir d'ouvrir la précieuse valise. Tant de vieilles revues et tant d'objets divers la remplissaient qu'il dut prendre bien garde que tout ne se répandît par terre. C'étaient les médailles, les prix qu'il avait gagnés dans sa carrière d'athlète; c'étaient les cadeaux qu'on lui avait faits; c'étaient des photographies, des coupures de l'Argus et les feuilles innombrables où l'on avait publié son portrait; c'étaient, dans un coin, les lettres de Sylvie, et tout à coté, soigneusement cachetées, celles de Pauline.
Il commença lentement à dépouiller, à parcourir. Il se retrouvait porté en triomphe, à Roubaix, acclamé après sa victoire sur Sam Hawson, comme il l'avait été après son acquittement de Rouen; il se revit figuré de face, de dos, de profil, dans tous les costumes, en veneur, en dragon, à la suite de ses raids au régiment; puis chez lui, à la promenade, au Bois, au Racing-Club, au collège même. Il relut les récits de ses principaux exploits, du plus dangereux surtout, de celui pour lequel il avait dépensé la plus folle énergie: ce parcours Fécamp-Yport à la nage, tout seul...
Il examina bibelots et médailles, soupira, et atteignit enfin la photographie spécialement éditée pour lui à Rome, l'image du svelte et splendide Apoxyomène! Il se plut une dernière fois à la comparer avec ceux de ses portraits où il se trouvait en tenue de gladiateur, à peu près nu: oui c'était bien cela... Osant ensuite saisir un miroir sur le guéridon proche, l'athlète déchu s'y mira: hélas!
Allons, le moment était venu: repoussant quelques paperasses et plusieurs écrins, Marc tira du tréfonds de la valise son revolver de poche et la petite boîte qui contenait les cartouches. Il le chargea. Il attendit: son cœur battait.
Allons! Mais aux plus braves, il faut une émotion suprême qui leur pousse le doigt et les décide...
Hector cogna à la porte. L'arme vivement cachée: « Entre! Qu'y a-t-il?
—Monsieur, c'est le marchand de béquilles...»
Marc sentit le rouge lui monter au front: «Hector! fit-il, viens ici. Prends ces deux paquets de lettres. Mets-les dans le feu. Non, non, pas comme cela: sur la bûche du milieu... Bien. Maintenant, va trouver cet homme, et dis-lui qu'il s'en aille, qu'il ne revienne plus! Je n'userai pas de ses béquilles.
—Mais, monsieur...
—Je t'ordonne d'y aller! Ferme la porte derrière toi—et que personne ne m'ennuie plus!»
Puis, demeuré seul, Marc Thierry leva vers sa tempe une main qui ne tremblait pas, et le coup partit.
V
Dans l'église Saint-Etienne-du-Mont, tendue de noir, le philosophe Poron, mari de madame Poron, née Thierry, se lamentait tout bas. Décidément, il avait eu tort de venir à l'enterrement de ce Marc, puisque la plus élémentaire sagesse démontrait clairement qu'un homme qui se tue manque à son devoir social.
Cependant cette fameuse baronne Levaître, dont la réapparition prochaine sur les planches n'était plus un secret pour personne, allait sans aucun doute se trouver à l'église, et probablement au cimetière. Jamais le philosophe Poron n'avait vu cette dame; c'était à peine s'il en gardait un souvenir confus pour l'avoir entendue voici quelque dix ans. Cette considération, si elle ne changea certes point ses principes, piqua toutefois sa curiosité.
Aux dernières nouvelles enfin, il apprit que l'on s'était ému en haut lieu, qu'on avait formulé des condoléances et qu'un envoyé du ministre assisterait probablement aux obsèques. Du coup, toute la sagesse de notre moraliste ayant pris un autre cours, il s'aperçut soudain qu'il était plus digne d'un esprit élevé de savoir pardonner des fautes aux défunts que de les leur reprocher éternellement.
Mais pourtant, qu'il est téméraire de se déjuger ainsi, par une impulsion du sentiment et sur un simple retour de la pensée! M. Poron, maintenant que l'office prenait fin, maintenant qu'on disait l'absoute, maintenant que l'on se formait en cortège pour aller au cimetière, M. Poron sentait croître en lui une profonde amertume. Ni Sylvie Montreux, ni l'envoyé du ministre n'avaient été signalés à l'enterrement.
On n'y avait vu que toutes sortes de cousins et de parents qui n'eussent point salué Marc dans la rue tant qu'il était vivant, mais qui ne laissèrent point d'arriver en foule pour contempler un père affligé, une sœur en larmes, des gens en deuil et un lourd cercueil que l'on allait descendre en terre. On put remarquer aussi quelques-uns des plus fervents admirateurs de Marc, ceux qui sanglotaient d'enthousiasme lors des matchs de l'an passé. Tous, en quittant Saint-Etienne-du-Mont, parurent sincèrement touchés: «Le pauvre garçon... Quelle horrible fin!» Puis, à chaque tournant de rue, il en disparut un.
Amédée Paqueret seul, très vieux, très las, marcha derrière la famille jusqu'au cimetière. Il se survivait, l'extravagant chimérique, pour la troisième fois. Après Richenoire, après Vouzy, son ultime rêve avortait encore. Après l'effondrement de Jugurtha, celui de Marc Thierry...
Héroïquement, et non sans avoir versé peut-être les dernières larmes de sa vie, le vieillard demeura jusqu'au bout. Puis il s'en fut d'un pas lourd s'asseoir seul à l'écart.
Quand tout le monde enfin se fut écoulé, quand le dernier petit cousin eut disparu et que les ouvriers mêmes eurent laissé le chemin désert, Amédée Paqueret attendit un peu, écouta, puis descendit jusqu'à la porte du cimetière. Il fit un signe. Une voiture s'avança, dont deux femmes sortirent. Sans avoir prononcé un mot—pourquoi faire?—Amédée les conduisit devant la tombe.
Pauline et Sylvie s'y agenouillèrent. Pauline et Sylvie pleurèrent ensemble, puis ensemble se sont levées, et l'une au bras de l'autre, suivies de Paqueret, en allées. Le silence tomba.
Marc était complètement enterré.
SIXIÈME PARTIE
EPILOGUE
ÉPILOGUE
Le petit Luc venait de naître, au début de l'été, dans une des plus riantes villas qui bordent le lac de Côme.
Et Pauline, encore couchée, se trouvait par un certain après-midi tout étincelant de soleil, assez contente. Elle ne contemplait pas sans plaisir les flots de dentelles admirables dont on l'avait parée comme une relique. Quelque sensualité la flattait à tourner sa tête languissante sur un oreiller qu'une princesse de Golconde eût à peine osé froisser. Rien qu'à voir le berceau du petit, d'ailleurs, on se fût cru déjà dans un monde enchanté, dans un palais de féerie. Des musiques lointaines et tous les parfums d'Italie entrant par la fenêtre ouverte achevaient presque l'illusion.
Sylvie, qui ne jouait plus à Paris, la saison théâtrale ayant pris fin, était venue s'installer près de sa belle-fille dans ce pavillon de marbre, dont les jardins s'étendaient jusqu'à l'eau du lac.
De son lit, Pauline apercevait plusieurs arbres qui semblaient en extase dans la clarté. Et très doucement, elle se laissait un peu aller, écoutant avec un léger battement de cœur le bruit presque imperceptible du bambin qui dormait là, tout contre, dans le somptueux berceau.
Mais croyez-vous cependant qu'elle soit apaisée, que son démon secret ne la tourmente plus, que c'en soit fait de toutes ses rancœurs, de toute son envie? Non pas! Le premier cri même de son fils n'a point chassé de sa mémoire le bruit des applaudissements dont, voici quelques mois, elle endura le supplice, ni le souvenir torturant de la foule debout, qui acclamait Sylvie. Pauline avait subi cette longue, cette angoissante soirée de première; Pauline avait suffoqué de douleur et d'admiration au triomphe public de sa chère rivale. Puis, presque tout de suite après, il lui avait fallu s'aller cacher, seule, sur cette rive du lac de Côme. Mais encore aujourd'hui, elle n'a rien oublié, si bien qu'en embrassant un matin Sylvie, dans l'émotion profonde qui les étreignit toutes deux devant le berceau où l'on venait de poser le petit Luc: «Ecoute, murmura faiblement la jeune mère, écoute: je veux entrer... moi aussi... au théâtre... Promets-moi ton appui et tes leçons. Si!... je le veux. Ce sera mon cadeau de relevailles. Promets-moi...»
Sylvie avait promis. Ceci, pensait-elle, s'arrangerait comme le reste! L'extraordinaire actrice se croyait maintenant presque tout à fait surhumaine, presque tout à fait fée. Elle avait de nouveau fait délirer Paris. Son succès avait dépassé toutes les bornes connues. Et c'était seulement après quatre mois d'une ivresse continuelle qu'elle avait enfin pu se sauver juste à temps pour s'en venir bercer ici son petit-fils.
Faut-il ajouter que déjà Ambroise Drayfus lui avait présenté pour la rentrée, humblement, presque avec des excuses, un rôle composé sur mesure par le meilleur artiste de l'année?
Quant à Paqueret... Eh bien, mais justement, Pauline l'attendait: il s'arrachait pour quelques jours à la Race Pure et au Pneu afin de faire connaissance avec son nouveau filleul.
Et ce fut tout souriant qu'il arriva, le fol Amédée, et qu'il entra dans la chambre en compagnie de Sylvie. Puis, dès qu'on lui eut montré Luc, dès qu'on lui eut mis ce marmot sur les bras, voilà que notre extravagant se trouva tout à coup la gorge serrée et les yeux troubles. Il lui semblait qu'il fût soudain, lui aussi, devenu grand-père. Une tendresse immense avec un enthousiasme subit pour ce beau petit gars s'emparèrent de lui:
«—Pauline! s'écria-t-il, il est superbe, ton fils! Quand il aura douze ans, tu me le confieras. Je m'en charge. J'en ferai un athlète, j'en ferai un héros. Je l'élèverai, tu verras, je le lancerai, il deviendra le premier homme de France! Je...»
Etc. etc...
FIN
TABLE
| Première partie.—En Hariale | 7 |
| Deuxième partie.—A la Voie | 61 |
| Troisième partie.—Le Change | 115 |
| Quatrième partie.—Bien Allé! | 175 |
| Cinquième partie.—Jugurtha | 231 |
| Sixième partie.—Épilogue | 273 |
Imprimerie générale de Châtillon-sur-Seine.—A. Pichat.