Cours familier de Littérature - Volume 01
The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 01
Title: Cours familier de Littérature - Volume 01
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: September 16, 2007 [eBook #22618]
Language: French
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATUREUN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINEPARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.1856
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATUREREVUE MENSUELLE.
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, rue Jacob, 56.
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Raunheim d'après Adam Salomon.
Imp. Lemercier, Paris
Ier ENTRETIEN.
«Toutes les choses sont en germe dans les paroles.»
(Poète et philosophe indien.)I
Avant de vous donner la définition de la littérature, je voudrais vous en donner le sentiment. À moins d'être une pure intelligence, on ne comprend bien que ce qu'on a senti.
Cicéron, le plus littéraire de tous les hommes qui ont jamais existé sur la terre, a écrit une phrase magnifique, à immenses circonvolutions de mots sonores comme le galop du cheval de Virgile, sur les utilités et les délices des lettres. Cette belle phrase est depuis des siècles dans la bouche de tous les maîtres qui enseignent leur art et dans l'oreille de tous les enfants; je ne vous la répéterai pas, toute belle qu'elle soit, parce qu'elle ne laisserait qu'une vaine rotondité de période et une vaine cadence de mots dans votre mémoire. J'aime mieux vous la traduire en récit, en images et en sentiments, afin que le récit, l'image et le sentiment la fassent pénétrer en vous par les trois pores de votre âme: l'intérêt, l'imagination et le cœur; et afin aussi qu'en voyant comment j'ai conçu moi-même, en moi, l'impression de ce qu'on appelle littérature, comment cette impression y est devenue passion dans un âge et consolation dans un autre âge, vous contractiez vous-même le sentiment littéraire, ce résumé de tous les beaux sentiments dans l'homme parvenu à la perfection de sa nature.
Permettez-moi donc un retour intime avec vous sur mes premières et sur mes dernières années. Je ne professe pas avec vous, je cause, et si l'abandon de la conversation m'entraîne vers quelques-uns de mes souvenirs, je ne m'abstiens ni de m'y reposer un moment avec vous, ni d'allonger le chemin en prenant ces sentiers, quand ces sentiers ramènent indirectement mais agréablement à la route.
II
La contrée où je suis né, bien qu'elle soit voisine du cours de la Saône, où se réfléchissent d'un côté les Alpes lointaines, de l'autre des villes opulentes et les plus riants villages de France, est aride et triste; des collines grises, où la roche nue perce un sol maigre, s'interposent entre nos hameaux et le grand horizon de la Saône, de la Bresse, du Jura et des Alpes, délices des yeux du voyageur qui suit la rive du fleuve.
De petits villages s'élèvent çà et là aux pieds ou sur les flancs rapides de ces collines; leurs murs blancs, leurs toits plats, leurs tuiles rouges, leur clochers de pierres noirâtres semblables à des imitations de pyramides par des enfants sur le sable du désert, la nudité d'eau et d'arbres qui caractérise le pays, les petits champs de vignes basses, enclos de buis ou de pierres sèches, font ressembler, trait pour trait, ces hameaux du Mâconnais à ces villages d'Espagne, de Calabre, de Sicile ou de Grèce, que le soleil d'été, sous un ciel cru, fait fumer à l'œil comme des gueules de four où le paysan a allumé son fagot de myrte ou de buis pour cuire le pain de ses enfants.
La maison de mon père était cachée à l'œil par le clocher et par les maisons des villageois dans un de ces hameaux; elle n'avait rien qui la distinguât de ces cubes de pierre grise, percés de fenêtres et couverts de tuiles brunies par les hivers, seulement qu'une cour un peu plus vaste, et un ou deux arpents de jardin potager s'étendant derrière la maison, entre la montagne et le village. La vie y était aussi agreste et aussi close que le site. C'est là que j'étais né et que je grandissais, sans autre idée de cette terre que ce qui en était contenu pour moi dans cet étroit horizon; j'y vivais renfermé entre deux ou trois monticules, où les chèvres et les moutons montaient le matin avec les enfants, et d'où ils redescendaient le soir au village pour donner leur lait aux mères.
III
Ce monde était bien petit, même pour un petit enfant; mon intelligence commençait à se développer avec l'âge, et à s'interroger sur ce qui était derrière la montagne. Quand j'y montais jusqu'au sommet avec les autres enfants du hameau pour suivre les chèvres, je n'apercevais que trois ou quatre villages à peu près semblables, qui tachaient de blanc le pied d'autres collines pareilles, ou qui fumaient le soir dans le bleu du firmament.
Cependant ma mère, femme supérieure et sainte, épiait jour à jour ma pensée, pour la tourner à sa première apparition vers Dieu, comme on épie le ruisseau à sa source pour le faire couler vers le pré où l'on veut faire reverdir l'herbe nouvelle. Elle m'enseignait à lire et à former une à une ces lettres mystérieuses qui en s'assemblant composent la syllabe, puis, en rassemblant encore davantage, le mot; puis, en se coordonnant d'après certaines règles, la phrase; puis, en liant la phrase à la phrase, finissent par produire, ô prodige de transformation! la pensée. Comment s'opère cette transformation d'un trait de plume matérielle, sur un morceau de matière blanche, appelée papier, en une substance immatérielle et tout intellectuelle, appelée pensée? Et qu'est-ce que la pensée elle-même, étrangère aux sens et jaillissant des sens comme l'étincelle du caillou pour illuminer la nuit? Il faut le demander à celui qui a créé la matière et l'intelligence, et qui, par un phénomène dont il s'est réservé le mystère, et pour un dessein divin comme lui, a donné à cette pensée et à cette matière l'apparence d'une même substance, en leur donnant l'impossibilité d'une même nature. Dieu seul sait les secrets de Dieu: aucun autre être ne pourrait ni les concevoir ni les garder. La jonction de la matière et de l'âme dans l'homme, la transformation apparente des sens en intelligence, et de l'intelligence en matière, est le plus étonnant, et sans doute le plus saint de ses secrets. Il faut admettre le phénomène, car il est évident; il ne faut pas l'expliquer, car il est surhumain. On devrait décrire sur le frontispice de toutes les sciences physiques ou métaphysiques, à la borne des choses explicables. «Arrêtez-vous là; vous êtes au bord de l'abîme! Contemplez! admirez! adorez! n'expliquez pas! Vous touchez là au grand secret! On n'escalade pas la pensée de Dieu! Le vers du Dante devrait être inscrit sur la nature physique comme sur la nature morale: Vous qui touchez à ces limites, laissez toute espérance de les dépasser.
IV
Quoi qu'il en soit, je commençais à penser et à comprendre que d'autres autour de moi pensaient plus que moi; je commençais même à comprendre non la nature, mais le fait de cette transformation en pensée des caractères matériel qu'on me faisait tracer ou lire, et la transformation de cette pensée en caractères, c'est-à-dire en livres. Mes premiers respects pour le livre, milieu surhumain où s'opère ce phénomène, me vinrent d'où vient toute révélation aux enfants, de leur mère.
La mienne avait la piété d'un ange dans le cœur et l'impressionnabilité d'une femme sur les traits. Son visage, où la beauté de ses traits et la sainteté de ses pensées luttaient ensemble, comme pour s'accomplir l'une par l'autre, me donnait, bien plus encore qu'un livre, le spectacle de cette transformation presque visible de l'intelligence en expression physique, et de l'expression physique en intelligence. C'est ce qu'on appelle physionomie, chose que l'on définit toujours, parce qu'on n'est jamais parvenu à la définir. La physionomie est en effet le phénomène lui-même visible, mais toujours mystère: l'âme dans les traits et les traits dans l'âme. L'homme peut voir là, plus que partout ailleurs, l'union de la matière et de l'esprit; mais définir dans la physionomie ce qui est de la matière et ce qui est de l'esprit, la nature nous en défie; c'est la limite où les deux natures se confondent: on adore et on s'anéantit.
V
Je voyais donc ma mère, soit le dimanche après les cérémonies du matin, dans le loisir de sa chambre éclairée du plein soleil, soit les autres jours de la semaine, le soir quand elle avait déposé l'aiguille, je la voyais prendre sur une tablette, à côté de son lit, un volume de dévotion qui lui venait de sa mère. Sa physionomie, ordinairement si ouverte et si répandue sur tous ses traits, changeait tout à coup d'expression; elle se recueillait, comme la lueur d'une lampe quand on la couvre de la main contre le vent, pour l'empêcher de vaciller çà et là et de s'éteindre. Je connaissais cette expression, j'y devinais je ne sais quelle conversation muette avec un autre que moi, et, sans qu'elle eût besoin de me faire un signe, je rentrais dans le silence et je respectais sa lecture.
Ses lèvres articulaient à peine un léger et imperceptible mouvement; mais ses yeux tour à tour baissés sur la page ou levés vers le ciel, la pâleur et la rougeur alternative de ses joues, ses mains qui se joignaient quelquefois en déposant pour un moment le livre sur ses genoux, l'émotion qui gonflait sa poitrine et qui se révélait à moi par une respiration plus forte qu'à l'ordinaire, tout me faisait conclure, dans mon intelligence enfantine, qu'elle disait à ce livre ou que ce livre lui disait des choses inentendues de moi, mais bien intéressantes, puisqu'elle, habituellement si indulgente à nos jeux et si gracieuse à nous répondre, me faisait signe de ne pas interrompre l'entretien silencieux!
VI
Je compris ainsi à demi qu'il existait par ces livres, sans cesse feuilletés sous ses mains pieuses le matin et le soir, je ne sais quelle littérature sacrée, par laquelle, au moyen de certaines pages qui contenaient sans doute des secrets au-dessus de mon âge, celui qu'on me nommait le bon Dieu s'entretenait avec les mères, et les mères s'entretenaient avec le bon Dieu. Ce fut mon premier sentiment littéraire; il se confondit dans ma pensée avec ce je ne sais quoi de saint qui respirait sur le front de la sainte femme, quand elle ouvrait ou qu'elle refermait ces mystérieux volumes.
VII
Bientôt les premières études de langues commencées sans maître dans la maison paternelle, puis les leçons plus sérieuses et plus disciplinées des maîtres dans les écoles, m'apprirent qu'il existait un monde de paroles, de langues diverses; les unes qu'on appelait mortes, et qu'on ressuscitait si laborieusement pour y chercher comme une moelle éternelle, dans des os desséchés par le temps; les autres qu'on appelait vivantes, et que j'entendais vivre en effet autour de moi.
Je passe sur ces rudes années où les enfants voudraient qu'il n'y eût pas d'autre langue que celle qu'ils balbutient, entrecoupée de baisers, sur le sein de leurs nourrices ou sur les genoux de leurs mères. Ces années furent plus amères pour moi peut-être que pour un autre; plus le nid est doux sur l'arbre et sous l'aile de la mère, plus l'oiseau déteste les barreaux de la cage où on lui siffle des airs empruntés qu'il doit répéter sans les comprendre.
Cependant, malgré la dureté de l'apprentissage, je commençais à trouver de temps en temps un plaisir sévère à ces récits pathétiques, à ces belles pensées qu'on nous faisait exhumer mot à mot de ces langues mortes; un souffle harmonieux et frais en sortait de temps en temps, comme celui qui sort d'un caveau souterrain muré depuis longtemps et dont on enfonce la porte. Une image champêtre ou un sentiment pastoral de Virgile, une strophe gracieuse d'Horace ou d'Anacréon, un discours de Thucydide, une mâle réflexion de Tacite, une période intarissable et sonore de Cicéron, me ravissaient malgré moi vers d'autres temps, d'autres lieux, d'autres langues, et me donnaient une jouissance un peu âpre mais enfin une jouissance précoce, de ce qui devait enchanter plus tard ma vie. C'était, je m'en souviens, comme une consonnance encore lointaine et confuse, mais comme une consonnance enfin, entre mon âme et ces âmes qui me parlaient ainsi à travers les siècles.
VIII
De ce jour la littérature, jusque-là maudite, me parut un plaisir un peu chèrement acheté, mais qui valait mille fois la peine qu'on nous imposait pour l'acquérir.
Les années austères de ces études s'écoulèrent ainsi. Les premiers essais de composition littéraire, qu'on nous faisait écrire en grec, en latin, en français, ajoutèrent bientôt à ce plaisir passif le plaisir actif de produire nous-même, à l'applaudissement de nos maîtres et de nos émules, des pensées, des sentiments, des images, réminiscences plus ou moins heureuses des compositions antiques qu'on nous avait appris à admirer. Je me souviens encore du premier de ces essais descriptifs, qui me valut à mon tour l'approbation du professeur et l'enthousiasme de l'école.
On nous avait donné pour texte libre et vague une description du printemps à la campagne. Le plus grand nombre de mes condisciples était né et avait été élevé dans les villes; il ne connaissait le printemps que par les livres. Leur composition un peu banale était pleine des images, des Bucoliques, des ruisseaux, des troupeaux, des oiseaux, des bergers assis sous des hêtres et jouant des airs champêtres sur leurs chalumeaux, des prairies émaillées de fleurs sur lesquelles voltigeaient des nuées d'abeilles et de papillons. Tous ces printemps étaient italiens ou grecs; ils se ressemblaient les uns les autres, comme le même visage répété par vingt miroirs différents.
J'avais été élevé à la campagne, dans l'âpre contrée que je viens de décrire; je n'avais vu, autour de la maison rustique et nue de mon père, ni les orangers à pommes d'or semant leurs fleurs odorantes sous mes pas, ni les clairs ruisseaux sortant à gros bouillon de l'ombre des forêts de hêtres, pour aller épandre leur écume laiteuse sur les pentes fleuries des vallons, ni les gras troupeaux de génisses lombardes, enfonçant jusqu'aux jarrets leurs flancs d'or ou d'albâtre dans l'épaisseur des herbes, ni les abeilles de l'Hymète bourdonnant parmi les citises jaunes et les lauriers roses.
À moins d'emprunter toutes mes images à mes livres, ce qui me répugnait comme un larcin et comme un mensonge, il me fallait donc décrire d'après nature l'aride et pauvre printemps de mon pays. Je ne trouvais dans cette indigente nature aucune des couleurs poétiques que la nudité de la terre et l'éraillement de mes roches décrépites me refusaient.
Je résolus de me passer de la nature imaginaire et de peindre le printemps dans les impressions, dans le cœur et dans les travaux des villageois, tel que je l'avais vu pendant mes heureuses années d'enfance, au hameau où j'avais grandi. Je pensais bien que ma composition serait la plus sèche, et que le maître et les condisciples auraient pitié de la pauvreté de mon pinceau. Cependant je pris la plume avec mes rivaux, et j'écrivis en toute humilité, mais avec tout l'effort de style dont j'étais capable, ma première composition. Au lieu de la fiction toujours froide, la mémoire des lieux aimés, toujours chaude, fut ma muse, comme nous disions alors; elle m'inspira.
J'ai retrouvé, il y a peu de temps, cette composition d'enfant, écrite d'une écriture ronde et peu coulante, dans un des tiroirs du secrétaire en noyer de ma mère: mes maîtres la lui avaient adressée pour la faire jouir des progrès de son enfant. Je pourrais la copier ici tout entière; je me contente de l'abréger sans y rien changer. J'avoue que, si j'avais à l'écrire aujourd'hui, je la ferais peut-être plus magistralement, mais je ne la ferais peut-être pas avec plus de sentiment du vrai sous la plume. Voici mon chef-d'œuvre.
IX
«Le coq chante sur le fumier du chemin, au milieu de ses poules qui grattent de leurs pattes la paille, pour y trouver le grain que le fléau a oublié dans l'épi quand on l'a battu dans la grange. Le village s'éveille à son chant joyeux. On voit les femmes et les jeunes filles sortir à demi vêtues des portes des chaumières, et peigner leurs longs cheveux avec le peigne aux dents de buis qui les lisse comme des écheveaux de soie. Elles se penchent sur la margelle du puits pour s'y laver les yeux et les joues dans le seau de cuivre, que la corde enroulée autour de la poulie criarde élève du fond du rocher jusqu'à leurs mains.
«Le vent attiédi de mai souffle, semblable à l'haleine d'un enfant qui se réveille; il sèche sur leurs visages et sur leurs cous les mèches humides de leurs cheveux. On les voit ensuite se répandre dans leurs petits jardins bordés de sureaux, dont la fleur ressemble à la neige qui n'a pas encore été touchée du soleil; elles y cueillent des giroflées qu'elles attachent par une épingle à leurs manches, pour les respirer tout le jour en travaillant.
«Les hirondelles, qui sont revenues depuis peu de jours des pays inconnus où elles ont un second nid pour leurs hivers, n'ont pas encore pris leur vol; elles sont rangées les unes à côté des autres sur les conduits de fer-blanc qui bordent le toit, afin d'y saluer de plus haut le soleil qui va paraître, ou d'y tremper leurs becs dans l'eau que la dernière pluie y a laissée; on dirait une corniche animée qui fait le tour du toit. Elles ne font entendre qu'un imperceptible gazouillement, semblable aux paroles qu'on balbutie en rêve, comme si ces charmants oiseaux, qui aiment tant la demeure de l'homme, avaient peur de réveiller les enfants encore endormis dans la chambre haute.
«Enfin, le soleil écarte là-bas, du côté du Mont-Blanc, d'épais rideaux de brouillards ou de nuages; l'astre s'en dégage peu à peu comme un navire en feu qui bondit sur les vagues en les colorant de son incendie; ses premières lueurs, qui le devancent, teignent les hautes collines d'une traînée de lumière rose; cette lueur ressemble aux reflets que la gueule du four, où pétillent le buis et le sarment enflammés, jette sur les visages des femmes qui font le pain. Elle ne brille pas glaciale comme pendant l'hiver sur le givre des prés; elle chauffe la terre, et elle essuie la rosée qui fume en s'élevant des brins d'herbe et du calice des fleurs dans les jardins. Le caillou que le rayon a touché est déjà tiède à ma main; le vent lui-même semble avoir traversé l'haleine de l'aurore du printemps; il souffle sur les collines, comme notre mère, quand nous étions petits et que nous rentrions tout transis de froid, soufflait sur nos doigts pour les dégourdir.
«Le soleil monte de plus en plus; il atteint déjà la cime du clocher, dont il fait briller la plus haute pierre comme un charbon; la cloche, ébranlée par la corde à laquelle se suspendent les petits enfants au signal du sonneur, répond à ce premier rayon de soleil par un tintement de joie qui fait tressaillir et envoler les colombes et les moineaux de tous les toits.
«Les femmes qui tirent l'eau du puits, ou qui la rapportent à la maison dans un seau de bois sur leurs têtes, s'arrêtent à ce son de la cloche; elles courbent leurs fronts en soutenant le vase de leurs deux mains levées, de peur que leur mouvement ne fasse perdre l'équilibre à l'eau; elles adressent une courte prière au Dieu qui fait lever un jour de printemps. Les murmures, les bruits, les voix du chemin cessent un moment, et à travers ce grand silence on entend la nature muette palpiter de reconnaissance et de piété devant son Créateur.
«Mais déjà les chèvres et les moutons, impatients qu'on leur rouvre les noires étables où on les enferme pendant la neige, bêlent de plus en plus haut pour qu'on les ramène à leur montagne accoutumée. La mère de famille descend précipitamment l'escalier raboteux de la chaumière; on entend résonner ses sabots de hêtre ou de noyer sur les marches. Elle lève le loquet de bois de l'étable; elle compte ses agneaux et ses cabris à mesure qu'ils s'embarrassent entre ses jambes pour sortir les premiers de leur prison; elle les donne à conduire aux enfants.
«Les petits bergers, armés d'une branche de houx où pendent encore les feuilles, prennent avec leurs chèvres le sentier de rocher qui mène aux montagnes; ils s'amusent en montant à cueillir les rameaux du buis, que le printemps rend odorants comme la vigne, et à cueillir au buisson les fruits verts de cet arbrisseau, qui ressemblent à de petites marmites à trois pieds, amusement et étonnement de leur enfance. Bientôt on les perd de vue derrière les roches, et ils ne reviendront que le soir, quand les chèvres et les brebis traîneront sur les pierres leurs mamelles gonflées de lait.
«Pendant que les troupeaux montent ainsi vers les cimes, on voit briller dans les chaumières, à travers les portes ouvertes, la flamme des fagots allumés par les femmes pour tremper la soupe du matin à leurs maris avant d'aller ensemble à la vigne. Après la soupe mangée sur la table luisante de noyer, entourée de bancs du même bois, on voit les vieilles femmes sortir toutes courbées par l'âge et par le travail. Elles se rassemblent et s'asseyent sur les troncs d'arbres couchés le long des chemins, adossés au mur échauffé par le soleil levant; elles y filent leurs longues quenouilles chargées de la laine blanche des agneaux. Ces quenouilles sont entourées d'une tresse rouge qui serpente autour de la laine. Elles gardent les petits enfants en causant entre elles des printemps d'autrefois.
«Le jeune homme et la jeune femme sortent les derniers de la maison en glissant la clef par la chatière sous la porte; l'homme tient à la main ses lourds outils de travail, le pic, la pioche; sa hache brille sur ses épaules; la femme porte un long berceau de bois blanc dans lequel dort son nourrisson en équilibre sur sa tête; elle le soutient d'une main, et elle conduit de l'autre main un enfant qui commence à marcher et qui trébuche sur les pierres.
«On les suit de l'œil dans les vignes des coteaux voisins. Ils déposent le berceau de l'enfant endormi dans une charrière (petit sentier creux entre deux champs de vigne), à l'ombre des feuilles larges, étagées de nœuds en nœuds, sur les sarments nouveaux de l'année. L'homme rejette sa veste; la jeune femme ne garde que sa chemise de toile épaisse et forte comme le cuir; ils prennent la pioche dans leurs mains hâlées, et on entend résonner partout sur les collines, jusqu'au milieu du jour, les coups de la pioche de fer luisant, sur les cailloux qui l'ébrèchent. La chemise de la femme (haletante de peine), se colle sur sa poitrine et sur ses épaules comme si elle sortait d'un bain dans la rivière. Au moindre cri de son nourrisson qui s'éveille, elle court s'accroupir auprès du berceau, entr'ouvre sa chemise et donne son lait à l'enfant après avoir donné sa sueur à la vigne.
«Quand le soleil est au milieu du ciel, elle déplie un linge blanc qui préserve le pain et le fromage du sable que le vent y jette; elle étend sur la tranche de pain noir le blanc laitage à moitié durci, entouré de la feuille de vigne et semé des grains luisants du sel gris; ils mangent, essoufflés, l'un à côté de l'autre, comme deux voyageurs lassés d'une longue marche, au bord du fossé de la route, échangeant à peine quelques rares paroles sur les promesses que le printemps fait à la vendange.
«Au pied d'un cep qui l'a distillée l'automne précédent, une bouteille rafraîchie par l'ombre leur verse goutte à goutte la force et la joie. Ils s'endorment après sur la terre qui fume de chaleur, la tête appuyée sur leurs bras recourbés, et ils repuisent leur vigueur dans les rayons brûlants de ce soleil qui sèche leur jeune sueur.
«Le soir, on les entend redescendre en chantant de tous les sentiers des collines, et les petits bergers, qui redescendent avec leur troupeau de la montagne, ramènent à la jeune femme, pour le repas du soir, sa chèvre favorite, les cornes enroulées de guirlandes de buis.»
La composition déjà trop longuement citée se terminait par un hymne au printemps qui gonfle les bourgeons de la vigne, qui promet la grappe, qui distille lentement dans les veines du pampre le vin que l'automne répandra en pourpre sous l'arbre du pressoir, cette liqueur qui réjouit le cœur de l'homme jeune et qui fait chanter le vieillard lui-même, en ranimant dans sa mémoire ses printemps passés.
Mais je n'en copie pas davantage; ces balbutiements d'enfant n'ont de charme que pour les mères.
X
Quoi qu'il en soit, cette première composition littéraire, échappée à une imagination de douze ans, parut aux maîtres et aux élèves supérieure au moins, par sa naïveté, aux redites classiques de mes condisciples; on y reconnaissait l'accent, on y entendait le cri du coteau natal sous le soleil aimé du pauvre villageois à Midi.
Ma description enfantine eut le prix, non de style, mais de candeur et de sincérité descriptives. Deux maîtres tendres et vénérés, dont les vicissitudes de la vie et de la fugitive opinion (aura) n'ont point refroidi en moi la mémoire, le Père Béquet et le Père Varlet, professeurs des classes littéraires chez les Jésuites, me témoignèrent depuis ce jour une prédilection presque paternelle que je serais ingrat d'oublier. On peut changer d'esprit, on ne doit pas changer de cœur. Ces professeurs aimés me cultivèrent avec une tendre sollicitude, comme un enfant qui promettait au moins un amour instinctif pour les lettres: ils étaient idolâtres du beau dans le style. Moi-même, je dois l'avouer ici avec toute humilité aujourd'hui, je fus si étonné et si satisfait de la fidélité du tableau que j'avais fait de mon hameau natal, sur mes pauvres collines calcinées, que j'en conçus je ne sais quelle estime précoce et trop sérieuse pour moi-même. Je lus et relus vingt fois ma première composition; je l'envoyai à ma mère par l'ordre de mes maîtres; on la lut à la fin de l'année, à la cérémonie publique de la distribution des prix, au collège des Jésuites, devant les mères et devant les enfants qui l'applaudirent. Elle ne sortit jamais entièrement de ma mémoire. Et je n'ouvris jamais dans un autre âge le tiroir du secrétaire de ma mère sans la relire tout entière avec une certaine satisfaction de ma précocité. Je puis même dire que, de mes trop nombreux ouvrages, c'est peut-être cet enfantillage qui m'a donné le plus de conscience anticipée de mes forces. Je sentis ce que sent un élève en peinture qui jette l'écume de la palette de son maître contre la muraille de l'atelier, et qui se trouve à son insu avoir fait de ces taches quelque chose qui ressemble à un tableau. Il se croit peintre et il s'admire lui-même, au lieu d'admirer le hasard qui a tout fait.
XI
Une des circonstances qui grandit en moi ce vague sentiment littéraire m'est encore présente à l'esprit; j'aime à me la retracer quand je me demande à moi-même d'où m'est venu l'instinct et le goût des choses intellectuelles.
Il y avait, à quelque distance de la maison rustique de mon père, une montagne isolée des autres groupes de collines; on la nomme, sans doute par dérivation de son ancien nom latin, mons arduus, la montagne de Monsard. Ses flancs escarpés de tous les côtés sont semés de pierres roulantes; ces cailloux glissent sous les pieds, quand on la gravit, avec un bruit de vagues qui se retirent de la falaise en entraînant les galets et les coquillages dans leur reflux.
Des sentiers étroits, à peine perceptibles, et tous les jours effacés par les pieds des chèvres, conduisent par des contours un peu plus adoucis jusqu'au sommet. Là, des roches grises, entièrement décharnées de sol et taillées par la nature, le temps, la pluie, les vents, en formes étranges, se dressent comme de gigantesques créneaux d'une forteresse démantelée.
Trois de ces roches sont creusées en niches, ou plutôt en chaires de cathédrales, comme si la main des hommes s'était complu à préparer dans ce lieu désert trois sièges ou trois tribunes à des solitaires pour parler de Dieu aux éléments. Ces trois chaires, rapprochées les unes des autres comme des stalles dans un chœur d'église, forment une façade semi-circulaire qui regarde l'orient; en sorte que les bergers ou les chasseurs fatigués qui s'y placent et qui s'y asseoient, pour se reposer à l'abri du vent, peuvent se voir obliquement les uns presque vis-à-vis des autres, et s'entretenir même à voix basse, sans que le mouvement de l'air dans ces hauts lieux emporte leurs paroles préservées du vent.
La vue n'y est libre que du côté du soleil levant; cette vue est vaste comme sur un horizon de l'Océan; elle glisse sur les collines et les villages qui séparent ces montagnes du lit de la Saône; elle franchit le ruban d'argent étendu comme une toile qui sèche sur l'herbe, dans les prairies presque hollandaises de la Bresse pastorale.
Elle se soulève au delà pour gravir les flancs noirâtres du Jura; elle ne se repose que sur des cimes aériennes de la chaîne de neige des Alpes. Là, l'imagination, ce télescope sans limite de l'âme, se précipite dans les plaines de l'Italie et dans les lagunes de l'Adriatique.
On jouit sur cette hauteur d'un complet et perpétuel silence; les bruits des vallées ne montent pas jusque-là; on n'y entend que la chute accidentelle des petits coquillages pétrifiés qu'un mouvement du pied fait rouler jusqu'au bas de la montagne ou les imperceptibles sifflements que rend la brise en se tamisant sur les brins d'herbe mince, sèche et aiguë, qui percent les pierres comme de petites lances: accompagnement doux plutôt qu'interruption des hautes pensées que les hauts lieux inspirent.
XII
Mon père, à qui son goût pour la chasse avait fait découvrir ce site élevé et presque inabordable, s'y rendait souvent après le dîner, d'où l'on sortait alors à deux heures; il y portait avec lui un livre, pour y passer en société d'un grand ou aimable esprit les longues soirées des jours d'été; il m'y conduisait souvent avec lui, quand, vers l'âge de dix à douze ans, le collège me rendait à la famille.
Dès qu'il y était assis, son livre ouvert dans la main, je m'occupais agréablement au pied des créneaux à choisir, parmi les pierres roulées, les plus belles pétrifications marines, ou à tresser des paniers pour mes sœurs, avec ces joncs qui croissent à sec sur les pelouses arides. Bientôt nous entendions, du côté de la montagne opposé à celui que nous avions gravi, des pas lents et mesurés; ces pas faisaient rouler au-dessous de nous les pierres sèches; un autre hôte de la montagne paraissait presque aussitôt après, un livre aussi dans la main; il essuyait son front taché de sueur et de poudre blanche en regardant mon amas de coquillages, et en m'expliquant comment la haute marée des siècles les avait portés jusque-là; puis il allait saluer avec une cordialité un peu cérémonieuse mon père, et il s'asseyait dans la seconde stalle du rocher.
XIII
Ce visiteur assidu de la montagne s'appelait M. de Vaudran.
C'était un homme de cinquante à soixante ans; il était le cinquième fils d'une nombreuse et remarquable famille de notre pays, appelée la famille des Bruys. On apercevait la maison de cette famille patriarcale, entourée de terrasses et de parterres, au pied de la montagne de Monsard, au bord d'une route poudreuse d'un côté, au bord des prés, des petits bois et d'un ruisseau de l'autre côté.
Cette famille avait essaimé plusieurs de ses fils, avant la Révolution, à Paris, dans les plus hautes charges de la monarchie. L'aptitude de cette race aux affaires ou aux lettres était proverbiale dans nos contrées. Les sœurs n'y étaient pas moins distinguées de caractère et d'esprit que les frères; la dernière de ces sœurs vit encore, âgée de quatre-vingt-quinze ans, dans la même maison que je vois blanchir d'ici, à l'époque où j'écris ces lignes; elle n'a rien perdu de sa grâce de cœur et de son sourire d'esprit! Elle a usé le temps qui ne l'use pas; elle est comme un jalon vivant du passé, laissé dans le domaine et sur les tombeaux de ses frères et de ses sœurs. Tout le pays aime à la retrouver, le matin, où il l'a laissée le soir.
XIV
M. de Vaudran avait été directeur d'un des ministères les plus importants, au commencement du règne de Louis XVI. Lié avec M. de Malesherbes et avec les politiques et les écrivains les plus illustres du siècle, décapités en 1793, il était tombé avec la monarchie. Emprisonné, proscrit, puis amnistié par les mobilités des circonstances révolutionnaires, il avait été enfin laissé à sec sur la rive, comme un débris après la tempête, dans le petit domaine de ses pères.
Il y vivait en philosophe, auprès de ses sœurs, suspendu par ses opinions et ses souvenirs entre deux temps; doué d'un esprit étendu, d'une érudition profonde, d'une éloquence sobre et précise comme les affaires qu'il avait maniées. Il avait en lui-même un entretien suffisant pour supporter le désœuvrement, ce supplice des âmes vides.
De tous ses biens à Paris il n'avait sauvé que sa bibliothèque; il l'avait rangée comme son plus cher trésor dans une des chambres hautes de la maison de ses sœurs; il s'y consolait avec ces consolateurs muets qui ont des baumes pour toutes les blessures. Le voisinage et la similitude de revers, l'avaient lié d'une estime et d'une inclination mâles avec mon père; ce n'était pas précisément de l'amitié, c'était un respect réciproque qui donnait une majesté un peu froide et une apparence de réserve à leurs relations. Mais ces deux hommes se recherchaient, tout en se réservant comme deux caractères qui ont la pudeur de leurs épanchements. Ils s'étaient rencontrés un jour par hasard dans ce site solitaire, poussés par le même instinct de solitude et de contemplation; ils y avaient passé des heures d'entretien et de lecture agréables l'un avec l'autre; le lendemain ils s'y étaient retrouvés sans surprise, et, depuis, sans s'y donner jamais de rendez-vous, ils s'y rencontraient presque tous les jours.
XV
La figure de M. de Vaudran portait l'empreinte de sa vie; elle était noble, fine, un peu tendue. Ses yeux couvaient un feu amorti par les disgrâces; ses lèvres avaient le pli du dédain philosophique contre la destinée, qu'on subit, mais qu'on méprise. On lisait sur sa physionomie ce mot de Machiavel sur la fortune: «Je donne carrière à sa malignité, satisfait qu'elle me foule ainsi aux pieds pour voir si à la fin elle n'en aura pas quelque honte!...»
Sa voix était grave, ses expressions choisies; sa politesse un peu compassée rappelait la cour de Versailles dans un hameau de nos montagnes; son costume disait l'homme de distinction qui respectait son passé dans sa déchéance; sa chevelure était relevée en boucles crêpées et poudrées sur les deux tempes. Il tenait d'une main son chapeau entouré d'une ganse noire à boucle d'argent; son habit gris, à boutons d'acier taillés à facettes, s'ouvrait sur un gilet blanc à longues poches; ses souliers étaient noués sur le cou-de-pied par des agrafes d'argent; il portait un jonc à longue pomme d'or à la main.
XVI
À peine était-il assis dans la chaire du rocher la plus rapprochée de celle de mon père que j'entendais les pas plus légers d'un troisième visiteur; celui-là gravissait lentement aussi, mais plus résolûment, la montagne. Bientôt je voyais se dessiner en sombre sur le ciel bleu la redingote noire d'un beau jeune homme qui, sous l'habit d'un ecclésiastique, avait la taille, la stature et la contenance mâle d'un militaire. Un fusil double luisait au soleil sur ses épaules, un fouet de chasse badinait dans sa main, un chapeau rond découvrait à demi son front haut et ses cheveux noirs; ses bottes fortes, armées aux talons d'éperons d'argent, trahissaient en lui l'homme de cheval et l'homme de chasse plus que l'homme du sanctuaire. Sa figure avait la franchise virile du soldat; mais ses yeux pénétrants, sa bouche pensive, ses joues pâlies par l'étude annonçaient aussi l'homme intellectuel et le cœur sensible jusqu'à la mélancolie. Ses deux chiens courants, au poil fauve, qui me connaissaient, venaient se coucher auprès de moi sur l'herbe chaude; je détachais leurs colliers, pour que le tintement de leurs grelots ne m'empêchât pas d'entendre la lecture ou la conversation des trois amis.
XVII
Ce troisième visiteur était l'abbé Dumont, neveu du vieux curé du village de Bussières, hameau que nous voyions blanchir au pied de la montagne, parmi les vignes et les chenevières.
Ce jeune homme, né pour une autre profession, avait été dans son adolescence secrétaire de l'évêque de Mâcon, homme d'exquise littérature; l'abbé Dumont avait été relégué par la Révolution dans le pauvre presbytère de son oncle; il devait lui succéder. Il se consolait par la chasse, par la lecture et par la société de M. de Vaudran et de mon père, ses voisins, de la destinée contraire qui lui avait fermé le palais épiscopal et qui le condamnait à la vie obscure d'un vicaire de campagne. Il avait les goûts élégants et nobles dans une misérable fortune; il adorait mon père comme un modèle du gentilhomme loyal et cultivé, qui l'entretenait de cour, de guerre et de chasse; il aimait M. de Vaudran, qui lui avait ouvert sa bibliothèque; il commençait à m'aimer, tout enfant que j'étais moi-même, de cette amitié qui devint mutuelle quand les années finirent par niveler les âges alors si divers; amitié restée après sa perte au fond de mon cœur comme une lie de regrets qu'on ne remue jamais en vain.
XVIII
Après avoir salué, avec une aisance mêlée de respect, ses deux voisins, supérieurs en âge et en rang à lui, l'abbé m'abandonnait ses chiens, que je tenais en laisse; il étendait avec soin son fusil, aussi poli que de l'or bruni, sur la mousse, et il s'asseyait dans la troisième chaire de roche que la nature semblait avoir taillée pour ces trois amis.
Alors commençait entre ces trois hommes, d'âge, d'esprit et de condition si divers, un entretien d'abord familier comme le voisinage et nonchalant comme le loisir sans but; mais bientôt après l'entretien sortait des banalités de la simple conversation; il s'élevait par degrés jusqu'à la solennité d'une conférence sur les plus graves sujets de la philosophie, de la politique et de la littérature. Mon père y apportait cette franchise brève et sobre de pensées et d'impressions qui caractérisaient son âme et son esprit; M. de Vaudran, des connaissances nettes et intarissables; le jeune vicaire, la modestie et cependant l'ardeur de son âge.
La politique était toujours le premier texte de l'entretien: l'élévation du site, la solitude du lieu, la discrétion des rochers, qui inspiraient, dans ces temps suspects, une parfaite sécurité aux interlocuteurs, la confiance absolue qu'ils avaient les uns dans les autres, laissaient s'épancher leurs âmes dans l'abandon de leurs pensées. Ils étaient tous les trois, dans des mesures diverses et pour des causes différentes, ennemis du despotisme militaire qui avait succédé à l'anarchie de la Révolution, et qui pesait alors sur les esprits plus encore que sur les institutions: mon père, par attachement chevaleresque aux rois de sa jeunesse, pour lesquels il avait versé son sang et joué sa tête; M. de Vaudran, par amertume d'une situation élevée conquise par ses talents, perdue dans l'écroulement général des choses; l'abbé Dumont, par ardeur pour la liberté dont il avait déploré les excès dans sa première jeunesse, mais dont il s'indignait maintenant de voir la respiration même étouffée en lui et autour de lui.
XIX
Ces trois amis s'entendaient admirablement dans une opposition commune au gouvernement du jour; les deux plus âgés, cependant, détestaient bien davantage la démagogie sanguinaire de 1793, à laquelle leurs têtes venaient d'échapper. La triste option à faire, en ce temps-là, entre des tyrans populaires ou des oppresseurs militaires, était presque tous les jours le thème de leur discussion. Quand ces discussions étaient épuisées et terminées par de tristes retours sur la monotonie des regrets et sur la vanité des espérances, mon père, M. de Vaudran ou le jeune abbé tiraient un volume de leur poche; ils citaient à l'appui de leurs opinions l'autorité de l'écrivain qu'ils étudiaient alors.
Tantôt c'était un Montesquieu, ce prophète de l'expérience, qui montrait la source et les effets des législations; tantôt un J.-J. Rousseau, qui avait porté le rêve dans la politique, et dont le Contrat social, oracle la veille, venait de recevoir de la pratique et de la raison autant de démentis qu'il contient de chimères; tantôt un Fénelon, dont le seul vice dans ses utopies sociales était de ne pas croire au vice; tantôt un Platon, construisant des républiques comme des nuées suspendues sur le vide; tantôt un Aristote, ce Montesquieu de l'antiquité, cherchant des exemples plus que des règles et faisant l'anatomie des gouvernements et des lois.
Plus souvent c'était un petit Tacite latin, que M. de Vaudran portait habituellement dans sa veste, et qu'il lisait tantôt en français, tantôt en latin, à ses deux amis, en leur faisant remarquer avec éloquence le nerf, la justesse, la portée de l'idée jetée à travers l'histoire, pour faire de chaque événement une leçon.
Le lendemain, c'était quelque autre livre qu'on avait cité la veille dans l'entretien, et que M. de Vaudran avait promis d'apporter de sa bibliothèque. On le feuilletait tout haut, pour y chercher le texte discuté. Philosophie, religion, législation, histoire, poésie, roman, journal même, tout passait et repassait tour à tour ou tout à la fois par les controverses de cette académie en plein air. L'entretien qui interrompait ou qui suivait les lectures prenait naturellement le ton grave, léger ou sentimental du volume. C'était le plus souvent M. de Vaudran qui lisait quand le livre était dogmatique; l'abbé lisait les journaux, les pamphlets acerbes, les anecdotes analogues à son âge; mon père lisait admirablement les poëtes. J'entends encore d'ici, après quarante ans, ces voix à timbres divers résonner dans ce petit amphithéâtre sonore de rochers, qui les répercutait avec la vibration lapidaire d'une voûte souterraine ou d'une eau qui coule dans une profonde cavité.
XX
Je me souviens surtout d'un soir d'été où M. de Vaudran, ayant apporté par hasard avec lui un Platon en grec, le lut en le traduisant à ses deux amis, jusqu'au moment où le crépuscule manqua sur la dernière page du Phédon, et où les premières étoiles scintillèrent dans le ciel autour du rocher, comme pour assister du ciel à la mort de Socrate.
Ces trois hommes, attentifs au récit du juste résigné, essuyant leurs yeux des larmes de l'admiration et de l'enthousiasme, me faisaient penser à trois sages d'Athènes, conversant sur la nature et sur Dieu, assis sous les oliviers de l'Hymète. Ils me rappelèrent bien plus vivement cette scène, longtemps après, quand, visitant moi-même Athènes, la colline de l'Acropole, la roche taillée du Pnyx et les pentes dénudées du Pentélique, je reconnus une ressemblance parfaite entre ces collines rocailleuses de l'Attique et les collines ruisselantes de pierres de mon pays.
On conçoit quelle vive impression de la littérature de pareilles scènes, de pareils sites, de telles lectures et de tels entretiens devaient donner à l'esprit d'un enfant. Ces livres, ainsi feuilletés et commentés en plein ciel, avec une ardeur continue d'intérêts divers par ces trois solitaires, me parurent renfermer je ne sais quels oracles mystérieux que ces sages venaient consulter dans le recueillement de l'âme et des sens sur ces hautes cimes. L'idée d'un livre et l'image des trois chaires de pierre sur la montagne devinrent pour jamais inséparables dans mon esprit. Ces réunions durèrent tout l'été, jusqu'aux froids de l'automne.
XXI
L'année suivante, un autre hasard contribua davantage encore à me communiquer une sorte de superstition juvénile pour la littérature, et à me la faire considérer comme une sorte de puissance surnaturelle donnée par Dieu aux hommes et propre à tout remplacer en eux, même le bonheur.
Derrière la colline, au midi, qui sépare le village de mon père d'une vallée plus encaissée et plus pastorale, le village de Bussières, groupé autour de son noir clocher, s'étend dans le fond du paysage. J'y descendais presque tous les soirs, tantôt à pied, tantôt à cheval, pour passer une ou deux heures avec le jeune vicaire lettré dont j'ai parlé plus haut en racontant l'entretien des trois voisins.
Le chemin très-étroit qui conduisait à son presbytère se rétrécissait encore en approchant, entre les vergers et les chenevières du village; il laissait à peine place au poitrail de mon cheval. À droite, il était bordé d'une petite muraille à hauteur d'appui en pierres sèches; à gauche, par un mur à ciment très-élevé, qui servait d'enceinte à une maison bourgeoise de chétive apparence, et à un jardin suivi d'une vigne et d'un verger enclos de tous côtés comme un cimetière de hameau. En me dressant sur mes étriers, je parvenais à jeter un regard furtif sur cette maison, dans ce jardin et dans ce verger, toujours hermétiquement interdits aux pas ou aux regards des passants.
La maison aux volets toujours fermés, aussi du côté du sentier, présentait, du côté du jardin, un escalier extérieur et une petite galerie couverte, à laquelle l'escalier aboutissait.
On apercevait quelquefois, assis au soleil ou à l'ombre sur cette galerie, un homme à cheveux blancs, dans un costume presque sordide, et deux demoiselles d'un âge moins avancé, mais à qui la négligence de leurs vêtements donnait prématurément les apparences de la vieillesse. Un chien blanc et une chèvre familière, suivie de deux ou trois chevreaux noirs, étaient toujours couchés ensemble sur les marches de l'escalier ou sur le mur en parapet de la galerie. Ces marches n'étaient jamais balayées par le balai de la servante: il n'y avait pas de serviteurs dans la maison; les deux vieilles sœurs et le solitaire qui vivait avec elles épluchaient eux-mêmes leurs herbes, ou jetaient les coquilles des œufs de leurs poules sur la galerie.
Les allées du jardin, que le râteau ne peignait jamais, étaient entièrement effacées par les orties et par les mauves parasites, promptes à s'emparer du sol négligé par l'homme. On ne distinguait ces allées que par deux bordures de buis, jamais coupé non plus, qui s'élevaient à la hauteur de la ceinture. Des choux et des raves à peine sarclés croissaient dans les quatre carrés du jardin: la vigne, au bout du verger, que le vigneron ne taillait plus, répandait çà et là en rampant à terre ses sarments touffus, qui semblaient pleurer la main de l'homme. L'ombre noire du clocher s'étendait de bonne heure le soir sur cet enclos et ajoutait une mélancolie un peu sinistre à cette demeure.
XXII
C'était l'habitation d'un vieillard dont j'ai parlé ailleurs, et qu'on appelait M. de Valmont; les deux sœurs chez lesquelles il habitait depuis de longues années, sans qu'on lui connût de relation de parenté avec elles, étaient du pays; elles possédaient pour toute fortune cette maison, ce jardin, ce verger, et quelques petits champs de vigne hors de l'enceinte, sur la colline de Bussières.
Tout était mystère dans l'existence de ces trois personnes; le mystère aiguisait la curiosité, mais cette curiosité ne fut jamais satisfaite. Nul n'entrait dans cette maison, nul n'en sortait; il n'y avait pas un voisin ou un paysan du village qui eût échangé en sa vie une parole ou un salut avec les habitants.
Moi seul je connaissais un peu plus que de vue M. de Valmont, mais non les deux sœurs; il venait quelquefois à la ville passer une semaine ou deux de l'hiver; pendant ces courts séjours il rendait visite, en costume alors très-décent et même recherché, à mon oncle. Cet oncle était un amateur exquis de sciences et de littérature; il ouvrait sa maison à tous les hommes distingués de la province.
XXIII
M. de Valmont avait eu l'occasion ainsi de me voir enfant dans le cabinet d'étude de mon oncle; il m'avait même donné en passant quelques leçons de complaisance pour l'étude du grec et du latin. La malignité, qui prétend tout expliquer, insinuait qu'il avait été Jésuite, et sa prodigieuse instruction classique avait donné quelque vraisemblance à cette rumeur. Suivant ses ennemis, il s'était lassé de cet ordre; il en était sorti pour aller en Hollande et de là en Prusse, où son scepticisme avait convenu au roi Frédéric II.
Quoi qu'il en soit, un jour que je passais dans le sentier qui bordait le mur de la maison fermée, la porte du jardin se trouva par hasard entr'ouverte; mon chien s'y précipita et effraya les chèvres; le chien de la maison accourut de la galerie pour les défendre; une grande rumeur s'ensuivit dans l'enclos ordinairement muet. J'entrai pour rappeler mon chien, cause de ce désordre; M. de Valmont, assis sous un noisetier contre le mur, se trouva en face de moi; il me reconnut, me sourit, me salua, et m'invita à entrer, avec une confiance très-étrangère à son caractère, mais inspirée sans doute par la candeur de ma figure et de mon âge.
Les deux sœurs, ses compagnes de solitude, qui s'occupaient des soins du ménage sur la galerie, se sauvèrent en emportant leurs laitues mal épluchées, comme si un profane avait troublé le mystère. Elles fermèrent à grand bruit l'une des deux portes de la maison qui ouvrait sur le péristyle; les chèvres effarouchées les suivirent. Je restai seul avec M. de Valmont.
XXIV
M. de Valmont était un homme de soixante ans, d'une belle figure, mais d'un regard inquiet, fier et oblique, qui semblait toujours épier ou regarder de côté s'il n'était pas épié lui-même. Il n'avait de complète sécurité qu'avec mon oncle, dont le caractère loyal et l'esprit ouvert l'avaient attiré. Il causait de toutes choses, politique, littérature, anecdotes secrètes des cours du Midi ou du Nord, avec une étonnante sagacité pour un solitaire qui semblait depuis si longtemps enfoui dans une masure de nos montagnes.
Cette connaissance si approfondie et si universelle des sciences, des lettres, de la diplomatie, des cours et des hommes, ne s'expliquait pas autrement que par des conjectures. Son existence était une énigme.
On chuchotait, sans le dire tout haut, qu'il avait été employé par la diplomatie secrète de Louis XV dans le nord de l'Europe; qu'il avait vécu longtemps à Berlin et à Pétersbourg dans l'intimité confidentielle de Catherine II et du grand Frédéric; qu'il avait été lié avec les politiques, les philosophes, les écrivains de cette dernière cour, et qu'il avait puisé là cette universalité de connaissances, cette fleur d'élocution et cette élégance exquise de manières dont il faisait preuve quand il revenait dans le monde. Mais il est mort sans que la confiance même qu'il avait dans mon oncle, et l'amitié que mon oncle lui témoignait, lui aient arraché son secret. Il dort dans le mystère comme il a vécu.
XXV
«Eh bien! me dit-il, mon enfant, vous voyez le premier le grand mystère de cet enclos, sur lequel on chuchote tant de fables dans le village? Un homme lassé des hommes, deux amies atteintes du même dégoût de l'existence que lui, un chien, une chèvre, un arbre, un livre, voilà tous les mots de l'énigme. Puissiez-vous ne la comprendre jamais par vous même!»
Je balbutiai timidement quelques vagues paroles d'excuse sur l'étourderie de mon chien et sur mon indiscrétion involontaire, et je me préparais à me retirer; mais son chien, lassé de sa solitude et qui jouait déjà avec le mien dans les hautes mauves, prolongeait accidentellement ma présence dans le jardin.
«Non, non, me dit alors le vieillard avec un sourire gracieux qui ne lui était pas naturel, ne craignez pas de rester quelques minutes de plus dans ce lieu suspect. Ce n'est pas contre des enfants comme vous que ce mur a été élevé au-dessus de la portée du regard des hommes, et que ces fenêtres et cette porte se sont fermées; c'est contre les hommes curieux, calomniateurs ou méchants, qui vous persécutent quand vous habitez au milieu d'eux et qui vous haïssent quand vous vous retirez de leur société. Montez avec moi, mon enfant, continua-t-il en me prenant par la main, et venez voir par vous-même combien il faut peu d'espace et peu de richesse à un homme sage pour être heureux.»
XXVI
En parlant ainsi il me fit monter l'escalier qui conduisait à la galerie d'où les deux sœurs venaient de s'enfuir à ma vue; l'une d'elles, au bruit de nos pas, entr'ouvrit presque furtivement la porte qui s'était refermée sur elles; elle la referma aussitôt avec la précipitation d'une femme d'Orient à l'aspect d'un homme qui entre par inadvertance dans le jardin du harem. Je n'avais eu que le temps d'apercevoir son visage; c'était une tête de Greuze, déjà un peu décolorée et décharnée par le temps, dans un tableau de famille de notre compatriote, le Raphaël de la vieillesse.
Des cheveux bruns, mêlés de quelques brins blancs, retenus autour du front par un ruban noir; des yeux doux comme le regret qui se résigne et qui devient bonheur; des joues pâles, un peu aplaties par le doigt du temps; une bouche fine, entr'ouverte par la mélancolie; le tour du visage arrondi et trop charnu par en bas, comme celui des femmes dont les muscles du menton commencent à se détendre et à fléchir sous le poids des jours; enfin une figure de bonté ouverte et de curiosité craintive, qui rappelait la soumission volontaire de la femme esclave sous la tente du patriarche arabe dans les déserts de Syrie.
Ce visage pâle, triste et doux comme une apparition au clair de lune, s'imprima d'un seul regard dans ma mémoire. Je n'ai jamais revu depuis, pendant un grand nombre d'années, cette plus jeune des deux sœurs, jusqu'au jour où on porta son cercueil blanc de l'église au cimetière du village, sans autre cortège qu'une chèvre blanche qui bêlait autour des porteurs, et qui gambadait avec son chevreau sur le monticule de terre fraîche tiré de la fosse. Aucune des femmes ses voisines ne put proférer ni blâme ni éloge sur ce cercueil mystérieux.
XXVII
Parvenu avec moi sur la galerie, M. de Valmont, au lieu d'ouvrir une des portes de la maison, monta devant moi une échelle de bois appliquée contre la muraille; cette échelle conduisait dans une espèce de grenier formé par un petit pavillon un peu plus élevé que le reste du toit. La petite fenêtre basse et le volet à coulisse percé de trous carrés qui éclairaient ce pavillon prouvaient assez qu'il avait été primitivement destiné aux colombes. Ces oiseaux pouvaient passer et repasser à volonté par la petite entaille que le tailleur de pierre avait faite à dessein sous le volet. Ce colombier, comme le sanctuaire le plus reculé et le plus inaccessible de la maison, avait été choisi par M. de Valmont pour en faire sa chambre. Je restai un instant stupéfait de surprise sur le seuil, ne sachant où poser le pied pour y entrer à la suite de mon guide.
XXVIII
Cette chambre ressemblait, dans son désordre et dans son chaos, à un écroulement subit de bibliothèque dont les rayons auraient fléchi sous le poids des volumes. On eut dit qu'une avalanche de livres épars, les uns ouverts, les autres fermés, tous couverts de poussière, de brins de paille, de poils de chèvre, de plumes d'hirondelles, avait couvert le plancher. Il y en avait jusqu'à la hauteur des genoux. Un étroit sentier tortueux, tracé évidemment par les pieds du solitaire à travers ces volumes, conduisait au fond de l'appartement, vers la partie la plus éclairée par le volet en grillage des pigeons. Là, un matelas, recouvert de couvertures étendues irrégulièrement aussi sur une litière mal aplanie de volumes, servait de lit à M. de Valmont; des livres amoncelés en forme de traversin lui servaient à relever sa tête comme un oreiller; d'autres volumes marquaient la place des pieds par un bourrelet de livres qui encadraient cette couche. Sa main, à son réveil, en s'étendant au hasard, à droite ou à gauche, ne pouvait tomber que sur des livres. C'était l'homme intellectuel couché sur ses œuvres: une litière de pensées humaines sous l'animal pensant!
XXIX
Plus près de la fenêtre, une petite table de bois vermoulu et un large fauteuil de noyer à dossier de planche étaient évidemment le siège et la table de travail du philosophe.
«Voilà, me dit-il, le secret de ma solitude et de mon bonheur! J'ai connu le monde, je l'ai jugé, je l'ai fui; mais, comme l'homme est un être instinctivement sociable, j'ai trouvé dans cette maison, dans l'amitié de ces deux sœurs aussi sauvages que moi, une société pour mon cœur; et je trouve dans ces livres, rapportés de mes voyages et jetés pêle-mêle à mes pieds, une société pour mon esprit.
«Cette société me suffit; je n'en regrette ni n'en désire point d'autres. Je n'ai pas même voulu classer ou ranger ces volumes; le peu de temps que j'ai à vivre ne vaut pas cette peine. Je vis au milieu d'eux comme au milieu d'une foule qu'on traverse sans s'y attacher à personne. J'aime mieux me fier au hasard qu'au choix; je remue cette litière de livres, j'étends la main, et, sur quelque volume que je tombe, mon esprit noue conversation avec un esprit; quand il m'a tout dit, je passe à un autre. Quels vivants vaudraient pour moi ces morts ressuscités dans ce qu'ils ont eu de mieux sur la terre, leur pensée? Je suis le fossoyeur des idées humaines, qui en exhume une pour faire place à une autre, et je trouve plus de vie ainsi sous la terre qu'il n'y en a dessus!»
XXX
Il continua à me parler ainsi de cette société morte, en m'en faisant apprécier l'inestimable supériorité sur la société des vivants, jusqu'au moment où les rayons du soleil du soir, qui se retiraient un à un par les ouvertures du volet grillé, laissèrent ce cimetière intellectuel dans une silencieuse obscurité. Je ne répéterai pas son long discours, bien qu'il soit aussi présent à mon souvenir que le timbre un peu caverneux de sa voix l'est encore à mes oreilles. Puis, me reconduisant sur la galerie et sur le seuil du jardin: «Allez, mon enfant, me dit-il, et dites, si on vous interroge, tout le mystère que vous avez vu!»
Cette scène fit une impression magique sur ma jeune imagination. J'entrevis de ce moment-là tout ce qu'il devait y avoir de vie dans cette mort apparente de livres couchés dans la poussière, et tout ce qu'il devait y avoir d'entretien dans ce silence. Il fallait que cela fût ainsi pour qu'un solitaire qui avait traversé les foules et les bruits du monde pût se trouver plus heureux dans la société de ces morts que dans la société des vivants. La littérature, dans son acception la plus vaste, apparut tout à coup à mon esprit. Je vous la ferais apparaître du même aspect si les limites de cet entretien me permettaient de reproduire ici le sublime discours de M. de Valmont. L'impression littéraire était produite pour jamais en moi; il suffit.
XXXI
Cette impression croissante se renouvela et s'accrut, connue on le pense bien, par les hautes études de mon adolescence, par les ennuis d'une longue oisiveté dans ma jeunesse inoccupée, qui ne trouvait son aliment que dans la lecture, par le besoin d'exprimer dans la solitude ces premières passions, qui, après avoir parlé en ardeur et en larmes, s'amortissent en parlant en vers ou en prose; enfin par ces premières amours de l'imagination ou du cœur qui empruntent tous la voix de la poésie: la poésie! ce chant de l'âme qui exhale ce qui nous semble trop divin en nous pour rester enseveli dans le silence ou pour être exprimé en langue usuelle; littérature instinctive et non apprise, qui prend ses soupirs pour des accents, et qui cadence les battements de deux cœurs pour les faire palpiter à l'unisson de leurs accords.
Ce fut l'époque où, après avoir écrit des volumes de poésie amoureuse, jetés depuis aux flammes pour en purifier les pages, j'écrivis ces poésies contemplatives qui furent accueillies comme les pressentiments bien plutôt que comme les promesses d'un poëte. Tout devint littéraire à mes yeux, même ma propre vie, qui se répercutait, avec ses impressions, ses piétés, ses affections, ses joies ou ses douleurs, dans mes vers. L'existence était un poëme pour moi; l'univers en notes diverses ne chantait ou ne gémissait qu'un hymne, je ne vivais qu'un livre à la main.
XXXII
L'âge en avançant changea la note, mais non l'instrument. Les révolutions de 1814 et de 1815, auxquelles j'assistai, la guerre, la diplomatie, la politique, auxquelles je me consacrai, m'apparurent comme les passions de l'adolescence m'étaient apparues, par leur côté littéraire. J'aurais voulu que la vie publique mêlât le talent littéraire à tout; rien ne me paraissait réellement beau, dans les champs de bataille, dans les vicissitudes des empires, dans les congrès des cours, dans les discussions des tribunes, que ce qui méritait d'être ou magnifiquement dit, ou magnifiquement raconté par le génie des littérateurs.
L'histoire elle-même me semblait mesquine et triviale quand elle ne racontait pas les événements humains avec l'accent surhumain de la philosophie, de la tragédie ou de la religion. L'histoire n'était selon moi que la poésie des faits, le poëme épique de la vérité.
L'éloquence de même. Dire ne suffisait pas, selon moi; il fallait bien dire, et le talent faisait partie de la vérité. Je ne m'en dédis pas; il y a dans les affaires humaines, en apparence les plus communes, un aspect intellectuel et oratoire vers lequel les esprits les plus positifs doivent toujours tendre à leur insu ou sciemment pour dignifier leur œuvre; ce qui ne peut pas être littérairement bien dit ne mérite pas d'être fait.
C'est là la littérature des événements, aussi réelle et aussi nécessaire à la grandeur des nations que celle de la parole. Lisez les annales des peuples; vous vous convaincrez d'un coup d'œil que, tant qu'ils n'ont pas été littéraires, ils n'ont pas été, et que leur mémoire commence avec leur littérature. Elle finit aussi avec elle: dès qu'un peuple ne sait plus ni chanter, ni écrire, ni parler, il n'existe plus.
XXXIII
La tribune politique, où je montai à mon tour pendant quinze ans de ma vie, redoubla pour moi le sentiment des lettres; j'étudiai nuit et jour, sans relâche, pendant ces quinze années, les modèles morts ou vivants de la parole, pour me rendre moins indigne de parler après eux ou à côté d'eux. C'est alors aussi que j'étudiai plus profondément les plus grands historiens littéraires de l'antiquité, pour raconter aussi les grands événements de mon pays.
La littérature n'est pas moins indispensable au récit qu'à l'action des grandes choses; le peuple lui-même le plus illettré, quand il est rassemblé et élevé au-dessus de son niveau habituel, comme l'Océan dans la tempête par une de ces grandes marées ou par une de ces fortes commotions qui soulèvent ses vagues, prend tout à coup quelque chose de subitement littéraire dans ses instincts; il veut qu'on lui parle, non dans l'ignoble langage de la taverne ou de la borne, mais dans la langue la plus épurée, la plus imagée et la plus magnanime que les hommes des grands jours puissent trouver sur leurs lèvres. J'ai eu l'occasion d'observer souvent par moi-même, pendant le long dialogue que le hasard d'une révolution avait établi entre moi et la foule, que plus j'étais lettré dans mes harangues, plus le peuple m'écoutait; que la vulgarité du langage n'attirait que son mépris, mais que les paroles portées à la hauteur de ses sentiments par ses orateurs obtenaient sur ce peuple un ascendant d'autant plus sûr que ces orateurs élevaient plus haut le diapason de leur éloquence. La grandeur, voilà la littérature du peuple; soyez grand, et dites ce que vous voudrez!
Voilà comment la littérature élève l'esprit dans l'action; voyons comment elle console le cœur dans les disgrâces.
XXXIV
Ici je veux aller aussi loin avec vous que peut aller la parole intime. Il y a des choses qu'on ne dit qu'une fois dans la vie, mais il faut qu'elles aient été dites; sans cela vous ne comprendriez pas suffisamment vous-mêmes la toute-puissance du sentiment littéraire sur la vie de l'homme public et sur le cœur de l'homme privé.
Loin de moi donc les timidités de paroles! J'ouvre ici mon âme jusque dans ses derniers replis. La bienséance des écrivains pusillanimes ne découvre jamais ces nudités de l'âme en public, mais le cœur gonflé d'amertume soulève sur les plus mâles poitrines ces vaines bandelettes par une impudeur de sincérité plus chaste au fond que les fausses pudeurs de convention. Si le Laocoon se torturant dans le marbre sous les nœuds redoublés du serpent n'était pas nu, verrait-on ses tortures?... Quand le cœur se brise, ne fait-il pas éclater la veine?
Sous de trompeuses apparences, ma vie n'est pas faite pour inspirer l'envie; je dirai plus, elle est finie: je ne vis pas, je survis. De tous ces hommes multiples qui vécurent en moi, à un certain degré, homme de sentiment, homme de poésie, homme de tribune, homme d'action, rien n'existe plus de moi que l'homme littéraire. L'homme littéraire lui-même n'est pas heureux. Les années ne me pèsent pas encore, mais elles me comptent; je porte plus péniblement le poids de mon cœur que celui des années. Ces années, comme les fantômes de Macbeth, passant leurs mains par dessus mon épaule, me montrent du doigt non des couronnes, mais un sépulcre; et plût à Dieu que j'y fusse déjà couché!
XXXV
Je n'ai en moi de quoi sourire ni au passé, ni à l'avenir; je vieillis sans postérité dans ma maison vide et tout entourée des tombeaux de ceux que j'ai aimés; je ne fais plus un pas hors de ma demeure sans me heurter le pied à une de ces pierres d'achoppement de nos tendresses ou de nos espérances. Ce sont autant de fibres saignantes arrachées de mon cœur encore vivant et ensevelies avant moi, pendant que ce cœur bat encore dans ma poitrine comme une horloge qu'on a oublié de démonter en abandonnant une maison, et qui sonne encore dans le vide des heures que personne ne compte plus!
Tout ce qui me reste de vie est concentré dans quelques cœurs et dans un modeste héritage. Et encore ces cœurs souffrent par moi, et ces héritages, je ne suis pas sûr de n'en être pas dépossédé demain pour aller mourir sur quelque chemin de l'étranger, comme dit le Dante. Les chenets sur lesquels mon père appuyait ses pieds, et sur lesquels j'appuie aujourd'hui les miens, sont un foyer d'emprunt qu'on peut renverser à toute heure; on peut les vendre et les revendre au moindre caprice à l'encan, ainsi que le lit de ma mère, et jusqu'au chien qui me lèche les mains de pitié quand il voit mon sourcil se plisser d'angoisse en le regardant! Je dois compte de tout cela à d'autres; ils y ont déposé, sur la foi de mon honneur et de mon labeur, l'héritage de leurs enfants, le fruit de leurs propres sueurs. Si je ne travaillais pas tous les jours pour eux, que dis-je? si je dormais mes nuits pleines ou si une maladie (que Dieu me l'épargne avant l'heure!) venait à arrêter un moment ma plume, l'outil assidu que j'use pour eux, ces braves amis péricliteraient avec moi; ils seraient obligés de chercher dans mes cendres leur fortune; ils la retrouveraient tout entière, sans doute, mais ils ne la retrouveraient que sous mes démolitions.
XXXVI
Vous voyez donc pourquoi je subis souvent au delà de mes forces la rude condamnation du travail. Eh bien! ce travail même, cette vertu forcée, mais enfin cette vertu de la nécessité, on me la reproche comme une vaniteuse soif de bruit qui obsède les oreilles de mon nom? Hommes inconséquents dans vos reproches, que ne reprochez-vous aussi au casseur de pierres sur la route d'obséder la voie publique de sa présence pour rapporter le soir à la maison le salaire qui nourrit la femme, le vieillard, l'enfant?
Les enfants des Samiens insultaient Homère parce que, disaient-ils, Homère obstruait les sentiers de l'île en récitant ses vers au seuil des maisons. Et où voulaient-ils donc qu'il les récitât, si ce n'est dans le chemin, lui qui n'avait pas d'autre publicité que la voûte du ciel? La presse est pour l'écrivain aujourd'hui ce qu'était la voûte du ciel pour Homère.
Je ne suis pas Homère, mais mes critiques sont plus durs que les Samiens. Sur ces pages où ils me reprochent d'entasser des monceaux de vanité, ce n'est pas de l'encre que vous lisez, sachez-le bien, c'est de la sueur! ce n'est pas mon nom que je cherche à grandir, c'est le gage de ceux dont ce nom est toute la propriété et toute l'existence. Mon nom! ah! je sais aussi bien que vous ce qu'il vaut et ce qui l'attend; je voudrais de tout mon cœur (le Ciel m'en est témoin) qu'il n'eût jamais été prononcé; je donnerais ce qui me reste de jours pour qu'il fût déjà enseveli tout entier, avec celui qui l'a porté, dans le silence de la terre, sans bruit là-bas, sans mémoire ici!... Il faut supposer une grande dose de puérilité, je l'avoue, à un homme qui a vécu âge d'homme et qui a vu ce que j'ai vu, pour croire qu'il tienne à cet écho du néant qu'on appelle la mémoire des hommes! Que je vive dans la mémoire de Dieu, je me ris de celle des hommes! La vie ne m'est plus rien.
La vie, dans ma situation, et après les épreuves que j'ai traversées ou que je traverse, ressemble à ces spectacles dont on sort le dernier et où l'on stationne malgré soi, en attendant que la foule s'écoule, quand la salle est déjà vide, que les lustres s'éteignent, que les lampes fument, que la scène se dénude avec un lugubre fracas de ses décorations, et que les ombres et les silences, réalités sinistres, rentrent sur cette scène tout à l'heure illuminée et retentissante d'illusions.
XXXVII
Et qu'y regretterais-je donc à présent dans cette vie? N'ai-je pas vu mourir avant moi toutes mes pensées? Ai-je envie d'y chanter encore d'une voix éteinte des strophes qui finiraient en sanglots? Ai-je goût pour rentrer dans ces lices politiques qui, fussent-elles rouvertes, ne reconnaîtraient plus nos accents posthumes? Ai-je un bien ferme espoir dans ces formes de gouvernement que le peuple abandonne avec autant de mobilité qu'il les conquiert? Suis-je assez fou pour croire que je fondrai ou que je taillerai à moi seul en bronze ou en marbre une statue colossale du genre humain, quand Dieu n'a donné pour cela aux plus grands statuaires que du sable ou du limon pour la pétrir? À quoi bon vivre pour ne contempler autour de soi que les ruines de ce qu'on a construit dans ses pensées? Heureux les hommes qui meurent à l'œuvre, frappés par les révolutions auxquelles ils furent mêlés! La mort est leur supplice, oui, mais elle est aussi leur asile! Et le supplice de vivre donc, le comptez-vous pour rien?...
XXXVIII
Quant à moi, je serais mort déjà mille fois de la mort de Caton, si j'étais de la religion de Caton; mais je n'en suis pas; j'adore Dieu dans ses desseins; je crois que la mort patiente du dernier des mendiants sur sa paille est plus sublime que la mort impatiente de Caton sur le tronçon de son épée! Mourir, c'est fuir! On ne fuit pas.
Caton se révolte, le mendiant obéit; obéir à Dieu, voilà la vrai gloire!
D'ailleurs, une réflexion juste m'a toujours paru condamner ces morts d'ostentation ou d'impatience. Cette réflexion, la voici: Ou la vie est un don, ou elle est un supplice. Si elle est un don, il faut la savourer jusqu'à la fin comme un bienfait quelquefois amer, mais enfin comme un bienfait, et si elle est un supplice, il faut la subir comme une mystérieuse et méritoire expiation de nos fautes.
Je vis donc, mais, comme vous le voyez, je ne vis pas sur des roses; je défie Caton lui-même d'avoir plus que moi la satiété du temps. Je compte une à une, en les sentant toutes, mais sans en maudire aucune, les pierres de ma propre lapidation. Je n'accuse pas les hommes; non, c'est injustice ou sottise. J'ai trouvé les hommes bons et le sort cruel; voilà le vrai.
XXXIX
C'est ainsi que je vis; et, cependant, faut-il tout dire? je vis quelquefois heureux de vivre, quoique attaché à ce pilori du travail forcé qui ne déshonore pas, mais qui tue. Eh bien! savez-vous pourquoi je supporte la vie? c'est par la vertu même de ce travail à mort qui est ma condition. Tout n'est pas supplice dans ce travail à mort; non, le travail à mort, comme tous les autres supplices infligés par la Providence, a aussi sa goutte d'eau dans l'éponge à la pointe de la lance qui a bu le sang!...
J'ai renoncé pour toujours à tout rôle ici-bas; je l'ai fait sans peine, car ce rôle, je vous le dis devant Dieu, ce n'était pas ma personne, c'était ma consigne; en quittant la scène, il n'est rien tombé de moi avec l'habit. Dans mes déceptions, rien ne m'était personnel; je travaillais pour l'humanité, j'ai été déçu dans l'humanité. Que Dieu l'assiste! l'homme n'y peut rien.
XL
D'acteur que je fus pendant vingt ans dans ce triste drame oratoire ou populaire de ma patrie, le prompt dégoût du peuple et la mobilité ordinaire des choses humaines m'ont rejeté au rang des spectateurs les plus oubliés; je ne m'en plains pas: c'est le bon côté des disgrâces; quand la foule se précipite où l'on ne veut pas aller, heureux l'homme seul!
Mon existence ainsi est bien plus à moi; je m'enveloppe de cette obscurité, je la resserre de jour en jour plus étroitement, comme un manteau d'hiver autour de mes membres; que ne puis-je en envelopper aussi mon nom?
Mais d'où vient, me direz-vous encore, ce bonheur intime, si contradictoire avec une situation que vous dépeignez comme si pénible? Expliquez-nous cette contradiction apparente. Un seul mot l'explique, et c'est par là que je voulais terminer: c'est que je suis redevenu franchement et exclusivement homme de lettres; c'est que je vis, grâce à cette passion pour la littérature, en société avec tous les hommes qui ont légué leur âme écrite à la mienne, comme nous léguerons tous une parcelle de notre âme écrite à ceux qui viendront après nous; c'est que mon âme se distrait, s'édifie, se fortifie dans cette société des grands morts; et c'est aussi parce que, indépendamment de ces bienfaisantes influences du travail littéraire en lui-même, je jouis de penser que ce travail, plaisir pour les uns, peine pour les autres, devoir pour moi, ne sera peut-être pas entièrement perdu pour ceux à qui je dois le fruit de mes veilles!
Nota. Chaque entretien, d'inégale grandeur, contiendra tantôt 64 pages, tantôt 80 pages, tantôt 96 pages, selon l'étendue du sujet, mais de manière à former toujours 2 forts volumes à la fin de l'année.
IIe ENTRETIEN.
I
Le mot littérature vient du mot littera, qui signifie lettre. On a pris ainsi la partie pour le tout.
Les lettres sont des signes qui en se réunissant et en se combinant de diverses manières, d'après les règles convenues de la grammaire, forment des mots.
Les mots contiennent des idées.
Les idées contenues dans les mots s'enchaînent d'après les règles d'une logique intérieure, et forment des phrases ou des sens plus complets.
Les phrases, en s'enchaînant et en se développant à leur tour, déroulent un plus grand nombre d'idées, de sentiments ou d'images à l'esprit, de manière à communiquer plus fortement à celui qui lit ou qui écoute la pensée ou l'émotion de celui qui lit ou qui parle.
C'est le phénomène moitié matériel, moitié intellectuel, de la translation de la pensée de l'un dans l'esprit de l'autre, ou de la pensée d'un seul dans l'esprit de tous.
Ce phénomène de la translation de la pensée de l'esprit de l'un dans l'esprit de l'autre, était nécessaire dans le plan divin pour que l'homme pût se communiquer à l'homme.
Sans cette communication de l'homme vivant à l'homme vivant, et de l'homme mort à l'homme qui naît sur la terre, l'homme serait resté un être éternellement isolé, le grand sourd et muet des mondes; il y aurait eu des hommes, il n'y aurait point eu de société humaine, il n'y aurait point eu d'humanité.
C'est la littérature qui opère ce phénomène de la transmission de l'âme, non plus d'un homme à un homme, mais d'un siècle à cent autres siècles. Elle est la répercussion du son, du signe, du mot, de la pensée, jusqu'à l'infini. C'est l'écho universel et éternel du monde pensant.
L'homme est un être expressif.
II
Comment s'opère cette répercussion mystérieuse de la pensée à la pensée?
Par les langues.
Que sont les langues?
Les langues sont les signes et les sons qui expriment la parole.
Qu'est-ce que la parole?
Le corps de l'esprit, pour ainsi dire.
La parole est si inconcevable, qu'il faut ces deux mots contradictoires pour en donner seulement l'idée: Le corps de l'esprit.
III
On a écrit des volumes de controverses sans solution pour discuter sur l'origine de la parole. Les uns l'attribuent à une révélation directe du Créateur à sa créature; les autres en attribuent l'invention à l'homme par une lente élaboration de l'instinct cherchant, par des sons et par des signes, à se faire entendre et à comprendre.
Voici ce que nous écrivions nous-même récemment sur cette question ou plutôt sur ce mystère:
«Nous plaignons sincèrement les philosophes qui discutent depuis des siècles pour savoir si c'est l'homme qui a inventé la parole. Nous aimerions presque autant discuter pour savoir si c'est l'homme qui a inventé la pensée, c'est-à-dire si c'est l'homme qui s'est créé lui-même; car il nous est aussi impossible de concevoir la pensée sans la parole qui lui donne conscience d'elle-même, que de concevoir la parole sans la pensée qui la constitue. L'homme a pu inventer les langues dérivées, qui ne sont que les modifications d'une parole primitive et révélée; il a pu construire et reconstruire des langues postérieures et imparfaites, avec les débris de la langue primitive et parfaite qui lui fut sans doute donnée avec l'existence par Celui qui lui avait donné la pensée, ou le verbe intérieur et extérieur; mais avoir créé la langue avant la pensée, ou la pensée avant la langue, nous semble un effort au-dessus de tout effort humain, c'est-à-dire un miracle de la toute-puissance. La parole contenue dans la première langue a dû être révélée divinement à l'homme le jour où l'âme a pensé, c'est-à-dire le jour où elle a été créée avec la faculté d'avoir des sensations, de produire et de combiner des idées, d'avoir conscience de son existence et des choses existantes en elle et hors d'elle.
«Avec cette révélation probable de la parole parlée, ou de la langue innée, est née aussi la première littérature du genre humain, autrement dit l'expression de l'humanité par la parole; c'est-à-dire encore le seul lien intellectuel possible entre les hommes, c'est-à-dire enfin cette société intellectuelle d'où devait découler et se perpétuer l'esprit humain.»
L'homme est donc un être qui a besoin de s'exprimer au dedans et au dehors pour être un homme, et qui n'est un homme complet qu'en s'exprimant. La parole ou la langue est donc, selon nous, une des fonctions les plus organiques de l'humanité, car on ne peut concevoir une humanité sans parole. Le jour où elle a vécu, elle a parlé.
IV
Quant à la parole écrite qui a produit la lecture, et par la lecture la littérature, on conçoit très-bien que cet art d'écrire les signes et les sons ait été inventé par l'homme. Il n'y a rien là qui dépasse ses forces. Du moment où Dieu lui avait révélé divinement la parole et l'intelligence de la parole, il lui avait donné par là l'instrument nécessaire et facile de toute convention et de tout progrès. L'homme parlant a pu dire à l'homme comprenant: Convenons entre nous que tel signe signifiera aux yeux ou à l'esprit telle chose ou telle idée, et qu'en lisant ce signe sur le sable, sur la pierre, sur le papyrus, sur l'écorce, sur le vélin, sur le papier, nous croirons entendre tel son, voir telle image, concevoir telle idée. Rien de plus simple; l'homme n'était plus placé pour inventer l'écriture dans le cercle d'impossibilité où il était placé pour inventer la parole: ce cercle d'impossibilité, où il fallait la parole préexistante pour convenir de la signification de la parole, où le muet devait parler au sourd, et où le sourd devait entendre le muet!
Aussi toutes les traditions antiques parlent-elles d'un inventeur ou de plusieurs inventeurs de l'écriture; mais aucune ne parle de l'inventeur de la parole.
V
Or, du jour où la parole donnée par Dieu fut écrite par l'homme, l'homme, comme être sociable, expressif et perfectible, fut achevé.
«Examinons, disions-nous encore, ce que c'est que l'homme; oublions que nous sommes nous-même une de ces misérables et sublimes créatures appelées de ce triste et beau nom dans la création universelle; échappons, par un élan prodigieusement élastique de notre âme immatérielle et infinie, à ce petit réseau de matière organisée de chair, d'os, de muscles, de nerfs, dans lequel cette âme est mystérieusement emprisonnée; supposons que nous sommes une pure et toute-puissante intelligence capable d'embrasser et de comprendre l'univers, et demandons-nous: Qu'est-ce que l'homme?»
L'homme est une petite pincée de poussière organisée, poussière empruntée pour quelques jours à ce petit globule de matière flottante dans l'espace, appelé par nous la terre. Qu'est-ce que cette terre? On n'en sait rien: peut-être une éclaboussure ignée de lave refroidie, lancée avec une impulsion rotatoire par quelque éruption d'un volcan céleste; peut-être un grain de poussière éthérée soulevé dans sa course par le vent de quelque astre démesuré de grandeur; peut-être un atome de fumée émané tout noir et tout calciné de quelque foyer de soleil? Peu importe. Cependant l'incalculable petitesse et la prodigieuse insignifiance numérique de cet atome, comparé à l'immensité de l'espace et au nombre des mondes qui le peuplent, devrait donner quelque mépris aux hommes et aux peuples qui s'acharnent à s'en disputer des surfaces inaperçues, ou à se créer sur ce néant d'espace et de temps ce qu'ils appellent des mémoires éternelles.
L'homme considéré comme être corporel n'est donc rien sur une planète qui est elle-même moins que rien. Mais l'homme considéré comme ce qu'il est, c'est-à-dire comme être à deux natures, comme point de jonction entre la matière et l'esprit, entre le néant et la Divinité, change à l'instant d'aspect. L'homme atome noyé dans un rayon perdu de soleil, et qui se confondait par son imperceptibilité avec le néant, se confond tout à coup par sa grandeur avec la Divinité!
VI
Pourquoi? Parce qu'il pense. Et pourquoi pense-t-il? Parce qu'il a la parole, parce qu'il s'exprime, parce qu'il accumule, à l'aide de cet instrument, des langues parlées et écrites, des sentiments, des idées, des vérités, des adorations qui l'élèvent de son néant jusqu'à l'infini.
Considérez sa structure, vous reconnaîtrez que chacun de ses organes corporels, autrement dit ses sens, n'a pas d'autre objet que de mettre son intelligence ou son âme en communication avec le monde extérieur qui l'enveloppe, de lui donner une sensation, de produire en lui une idée, de lui faire comparer en lui-même ces sensations et ces idées, et enfin de les exprimer pour lui-même ou pour les autres, ou, ce qui est plus beau, pour Dieu par la parole; la parole qui dit Je vis, la parole qui dit Je pense, la parole qui dit J'adore, mot sublime et final où se résume toute la création. Un vermisseau, mais un vermisseau parlant, résumant l'univers et Dieu dans une pensée, voilà donc l'homme! Ôtez-lui la parole ou la littérature, ce résumé de lui-même et de l'univers, ce n'est plus qu'un vermisseau; ôtez-lui son enveloppe infime et matérielle, ce n'est plus un vermisseau, c'est un Dieu! Mais laissez-lui à la fois cette enveloppe matérielle des sens qui le dégrade, et cette pensée parlée qui le divinise, ce n'est plus ni un vermisseau ni un Dieu, c'est un homme, c'est-à-dire un être complexe et énigmatique, qui fait pitié quand on le regarde ramper, qui fait envie et gloire quand on le regarde penser.
Sa grandeur, c'est de s'exprimer.
La littérature est cette expression de l'homme transmise à l'homme par l'écriture. Mais pour que la définition soit juste et complète, il faut y ajouter un mot. La littérature est l'expression mémorable, c'est-à-dire digne de mémoire, de l'esprit humain.
VII
Vous concevez que depuis le commencement des temps cette littérature ou cette expression mémorable de l'esprit humain a dû se multiplier dans une proportion presque incalculable. Les langues et les livres écrits dans ces diverses langues sont le dépôt de cette littérature universelle.
Mais Dieu, dans un dessein que nous ne pouvons pas connaître, a donné des bornes à la mémoire des hommes comme à toute chose ici-bas. De même qu'il y a un horizon d'espace au delà duquel la vue se trouble et n'aperçoit plus rien, de même il y a un horizon de temps au delà duquel la mémoire des peuples semble condamnée à ne pouvoir jamais remonter. Le monde est un renouvellement éternel, et, par la même loi, un anéantissement perpétuel des choses. Tout y tombe en ruines après une certaine durée de vie, et tout y ressort des ruines après une certaine durée de mort.
Les idées n'échappent pas plus à cette loi que les hommes et les empires. Les langues meurent avec les civilisations et avec les peuples qui les parlent. Les langues, comme des urnes brisées dont on transvase la liqueur pour la verser dans d'autres urnes, se transmettent de l'une à l'autre une faible partie de la littérature sacrée ou profane qu'elles contenaient; elles en laissent fuir la plus grande partie dans l'oubli; puis naissent, de la décomposition de ces langues mortes, d'autres langues formées de leurs débris. Des peuples nouveaux recommencent à penser, à parler, à écrire des choses dignes de mémoire. Ces livres forment avec le temps d'autres dépôts de l'expression humaine, destinés à périr à leur tour.
Cette diversité, cette instabilité et cette brièveté des langues sont le grand obstacle à la perfectibilité, soi-disant indéfinie ici-bas, de l'esprit humain. Si Dieu avait voulu la perfectibilité indéfinie de l'esprit humain sur cette terre, il aurait créé une langue une et immortelle entre tous les peuples et toutes les générations. Comment accumuler et contenir une perfectibilité toujours croissante dans des langues qui ne s'entendent pas l'une l'autre, et qui meurent tous les jours en laissant fuir ce que les générations antérieures leur ont confié?
VIII
Pour quiconque lit attentivement les chefs-d'œuvre littéraires des époques que nous appelons la naissance des lettres, il est évident que ces chefs-d'œuvre ou ces fragments de chefs-d'œuvre que nous croyons des commencements, n'étaient que des continuations ou des renaissances de littératures dont les monuments ne nous sont pas parvenus. Il y a une brume sur les temps très-reculés, comme sur les distances. On ne voit pas au delà, mais on conjecture avec une presque certitude.
Ainsi, il est évident que quand une philosophie aussi savante et aussi éloquente que celle de Job nous apparaît tout à coup avec le livre qui porte ce nom dans la Bible, cette sagesse, cette expérience, cette éloquence, ne sont pas nées sans ancêtres du sable du désert, sous la tente d'un Arabe nomade et illettré; il est également évident que quand un poëte comme Homère apparaît tout à coup avec une perfection divine de langue, de rhythme, de goût, de sagesse, aux confins d'une prétendue barbarie, il est évident, disons-nous, qu'Homère n'est pas sorti de rien, qu'il n'a pas inventé à lui seul tout un ciel et toute une terre, qu'il n'a pas créé à lui seul sa langue poétique et le chant merveilleusement cadencé de ses vers, mais que derrière Job et derrière Homère il y avait des sagesses et des poésies dont ces grands poëtes sont les bords; littératures hors de vue, dont la distance nous empêche d'apprécier l'étendue et la profondeur. Rien ne naît de rien dans ce monde, pas même le génie: quand vous apercevez un grand monument littéraire, soyez sûrs qu'il n'est pas isolé, et que derrière ce monument il y a une littérature invisible par la distance dont ce monument est le chef-d'œuvre, mais non le commencement.
IX
Cette distance du temps, cette décomposition des langues, ces morts et ces ensevelissements des empires qui parlaient ces langues, ont donc fait disparaître, dans le passé reculé du monde, d'immenses trésors de littérature. Nous en exhumons de temps en temps dans l'Inde, dans l'Égypte, dans la Chine, quelques débris. Gloire aux lettrés studieux qui les déchiffrent, et les recomposent comme Cuvier recomposait un monde antédiluvien à l'aide de quelques ossements! En attendant le fruit complet de leurs découvertes, l'inventaire général de la littérature universelle, ou de l'expression mémorable de l'esprit humain par ses œuvres, est contenu dans nos bibliothèques en un petit nombre de chefs-d'œuvre en toute langue qui ne dépassent pas les forces de l'attention.
C'est cet inventaire que j'entreprends de parcourir avec vous, non par ordre de date, ce qui serait trop fastidieux, mais par catégorie de chefs-d'œuvre, ce qui nous permettra de passer d'un peuple à l'autre, et de l'antiquité à nos jours, avec une diversité de temps, de sujets et d'écrivains, qui soutiendra l'intérêt dans cette étude.
X
Cet inventaire de l'esprit humain, à l'heure où nous sommes, comprend l'Inde, la Chine, l'Égypte, la Perse, l'Arabie, la Grèce, Rome, l'Italie moderne, la France, l'Espagne, le Portugal, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Amérique elle-même naissante à la littérature comme à la vie, en un mot tous les peuples du globe qui ont apporté ou qui apportent un contingent littéraire à ce dépôt général de l'esprit humain.
Nous prendrons en main tour à tour une de ces œuvres, nous en traduirons les principaux textes, en faisant goûter les beautés et en indiquant les imperfections, et nous nous rendrons compte ainsi des trésors d'intelligence, de sagesse et de génie que possède l'homme intellectuel au temps où nous vivons.
Nous ne nous interdirons pas de redescendre de temps en temps des hauteurs de l'antiquité jusqu'à nos jours: s'il a paru ou s'il paraît pendant que nous écrivons un de ces livres qui honorent notre nation ou notre époque, nous nous arrêterons avec prédilection sur ces œuvres, nous en parlerons avec impartialité. Notre critique est la recherche et la contemplation du beau; nous ne citerons que les belles choses: les mauvaises n'ont pas besoin d'être jetées à l'oubli, elles meurent d'elles-mêmes. Un cours libre de littérature doit relever et non ravaler à ses propres yeux l'âme humaine. La plus sublime des facultés de l'homme, c'est l'admiration; nous voulons donner une haute idée de l'homme par ses œuvres, afin de vous soutenir, en morale comme en littérature, à la hauteur de l'idée que vous aurez conçue de vous-même.
DIGRESSION.
I
Au moment où nous reprenions la plume pour achever avec vous cette définition de la littérature, un grand deuil littéraire vient tout à coup attrister la France et l'Europe. Mme Émile de Girardin vient de s'éteindre dans toute la flamme de son esprit. Le plan de ce cours familier, et pour ainsi dire dialogué de littérature, ne nous astreint pas tellement à l'ordre chronologique du génie, qu'il nous soit interdit de faire de temps en temps des retours sur notre propre siècle, de parler des œuvres remarquables qui s'y produisent, des écrivains d'élite dont les talents le décorent, ni surtout d'y déplorer la perte de ceux que nous y avons le plus aimés. La littérature telle que nous la comprenons n'a pas seulement des goûts, elle a du cœur; et quand le cœur a fait une partie du talent d'un écrivain, ce n'est pas à la gloire seulement, c'est à la tendresse de mener son deuil.
L'amitié que nous avons portée depuis tant d'années à Mme de Girardin a été toujours d'un caractère si fraternel et si littéraire, que les charmes de sa figure n'ont été pour rien dans notre attrait pour sa personne, et que, en la pleurant avec amertume comme amie, nous sommes sûrs de notre impartialité comme écrivain.
II
Sans doute il est impossible de séparer complètement dans une telle femme la grâce du génie, et la beauté des traits de la beauté de l'intelligence: comment séparer ce que Dieu a si bien uni sur une physionomie éloquente? Ce ne serait pas même rendre justice à la nature; elle fond d'un seul jet l'âme et le corps, et elle ne permet pas qu'on les sépare, sans mutiler l'impression qu'elle veut produire en nous par les chefs-d'œuvre de sa création.
Cette impression que Mme de Girardin (alors Mlle Delphine Gay) fit sur moi la première fois qu'elle m'apparut, après en avoir beaucoup entendu parler, fut si vive, que le lieu, le jour, le site, la personne, sont restés comme un tableau dans ma mémoire, et que je pourrais dicter aujourd'hui encore à un peintre, le ciel, le paysage, les traits, les couleurs, le regard, sans qu'il manquât un éclair dans les yeux, une inflexion aux lèvres, une rougeur ou une pâleur aux joues, une ondulation aux cheveux, un nuage au ciel, une feuille même au paysage. Ce sont là les véritables portraits dans lesquels une femme se transfigure réellement sur la toile vivante de notre imagination; portraits dont les couleurs ne noircissent ou ne s'éraillent jamais, parce que la mémoire vit et les renouvelle sans cesse.
III
Le hasard semblait avoir préparé pour moi une scène digne de l'apparition. C'était en 1825; j'habitais l'Italie. Je revenais, par un ciel de printemps, de Rome à Florence; j'avais passé la nuit dans la ville pastorale de Terni, ville répandue au milieu des eaux et des arbres dans la vallée sonore, assourdie des cascades et rafraîchie de l'écume du Vellino.
IV
On nous dit à l'auberge, à notre réveil, que deux dames françaises, une mère et sa fille, arrivées aussi la veille, mais plus tard que nous, venaient de monter en voiture pour aller visiter les cascades de Terni. De nos fenêtres nous entendions la chute de cette cascade d'un fleuve, comme un tonnerre continu au fond de la vallée; l'aubergiste ajouta que la plus jeune et la plus belle des deux voyageuses était, d'après le récit de leur courrier, la plus célèbre improvisatrice de la France.
Le nom de mademoiselle Delphine Gay me vint sur les lèvres; je fis appeler le courrier, qui préférait le vin de Montefiascone à toutes les eaux de Terni, et qui buvait dans une salle basse en compagnie d'une fiasque et d'un ami. Le courrier me connaissait parce que j'avais signé souvent son passeport pour les villes d'Italie; il me dit que ses voyageuses s'appelaient madame Gay et mademoiselle Delphine Gay, sa fille; que ces dames avaient regretté de ne pas me rencontrer à Florence; qu'elles avaient des lettres de recommandation pour moi, et qu'elles espéraient me rencontrer à Rome; puis, montant aussitôt sur son cheval tout sellé à la porte de l'auberge, il galopa sur la route des Cascades pour aller prévenir les deux Françaises que j'étais à Terni, et que j'allais bientôt les rejoindre à la chute du Vellino.
On me préparait déjà en effet une calèche légère du pays, pour gravir la pente escarpée du plateau boisé d'où le fleuve se précipite.
Il y a environ deux petites heures de chemin de la ville de Terni au sommet du plateau. La route, en quittant Terni, s'enfonce en serpentant sous des voûtes d'arbres aquatiques, tout dégouttants de l'éternelle rosée de la chute. Ce chemin traverse, sur des ponts romains à demi écroulés et verdis de mousse humide, trois ou quatre branches du fleuve. Les vagues fuient encore avec la rapidité et le sifflement de la flèche, toutes frémissantes de l'impulsion qu'elles ont reçue en tombant de si haut; elles rejettent à droite et à gauche, sur les prairies, les larges flocons d'écume qui les blanchissent encore, pour aller s'enfoncer en tournoyant sur elles-mêmes dans la sombre vallée de Narni, où elles se rassemblent sous les arches brisées du pont d'Auguste.
V
Après qu'on a traversé ainsi les prairies qui bordent le fleuve, on s'élève insensiblement pendant une heure, par un chemin en corniche, sur les flancs mouillés, suants et ombreux de la montagne. À mesure qu'on monte, le mugissement du Vellino devient plus imposant. L'ombre accroît la terreur. Le flanc de la montagne tourné au couchant ne voit le soleil que plus tard; cette pente ruisselle, à ces heures de la matinée, de fraîcheur et de rosée; ce n'est qu'aux extrémités des coudes et des caps élevés, formés par les sinuosités de la rampe, qu'on aperçoit à sa gauche les vagues éclairées du fleuve roulant dans la vallée à travers les brumes roses, les scintillations et les éblouissements du soleil levant. Vapeurs des eaux, verdure des prairies, noirceurs des sapins, pâleur des peupliers, aspérités marbrées des rochers, rubans bleuâtres des langues de la cascade qui s'entrecoupent, groupes d'îles enfouies sous l'ombre portée des caroubiers, splendeur du ciel qui contraste en haut avec les ténèbres d'en bas, rayons de soleil qui semblent jaillir de la gueule du fleuve avec ses nappes, bruit croissant de l'air, vent des eaux et tremblement souterrain du sol à mesure qu'on s'élève, tels sont les préludes du spectacle auquel on vient assister d'en haut.
On ne peut s'empêcher de se rappeler, en approchant, les noms de tous les grands poëtes et de tous les grands peintres qui sont venus avant nous frissonner d'horreur et d'admiration à ce même site, depuis Horace et Claude Lorrain, jusqu'à lord Byron. Terni est le pèlerinage du génie; le poëte y laisse en ex-voto des vers sublimes, et il en rapporte une impression des puissances et des grâces de la nature, qui gronde aussi éternellement dans son âme que le Vellino gronde dans son abîme. J'avoue que j'étais ivre seulement de bruit avant d'avoir aperçu le précipice.
VI
La calèche s'arrêta au sommet du plateau dans un chemin creux, auprès de deux ou trois pauvres chaumières; les enfants et les chèvres de ces chaumières jouaient au soleil au bord d'un fleuve encaissé et profond, qui coupait la prairie avec un calme et un silence perfides: c'était le Vellino.
On eût dit que la terreur du précipice qu'il allait franchir l'étonnait lui-même, le suspendait et le faisait presque refluer en arrière, tant son onde verdâtre, huileuse et profonde paraissait s'attacher aux parois de son lit, et se voiler d'arbres et de roseaux penchés sur son cours.
Le bruit seul des eaux croulantes nous conduisit de bouquets d'arbres en bouquets d'arbres, qui nous cachaient la chute et la vallée, jusqu'à un promontoire avancé sur le vide, comme un cap démesurément élevé sur l'Océan.
VII
À l'extrémité de ce cap coupé à pic, une étroite pelouse bordée d'un parapet de pierres sèches pour retenir ceux que le vertige emporterait avec le fleuve, comme le tourbillon emporte la feuille, servait d'amphithéâtre à cet écroulement éternel des eaux.
Nous n'essayerons pas de le décrire. Il n'y a pas de langue humaine à la mesure de ces sensations produites par ces jeux de la toute-puissance divine: la masse d'un fleuve à qui son lit manque tout à coup; la profondeur incommensurable de l'abîme qui l'engloutit; la pulvérisation en écume par la seule résistance de l'air qu'il écrase en tombant; la nappe transformée à vue en vapeurs qui se dispersent au vent de leur propre volatilisation, et qui fuient aux quatre coins du ciel comme une volée d'oiseaux gigantesques, ou qui se cramponnent aux flancs perpendiculaires de la montagne, comme des Titans précipités cherchant à se retenir aux corniches du firmament; les transparences vertes ou azurées des langues d'eau que la rapidité, l'impulsion et le poids du fleuve arqué en pont sur l'abîme, au moment où elles rencontrent tout à coup le vide, semblent cristalliser; la lumière du soleil levant qui les transperce, et qui s'y fond en mille éclaboussures avec tous les éblouissements du prisme; le choc en bas, le bruit en haut, l'orage éternel, la transe sublime qui serre le cœur, et qui ne trouve pas même un cri pour répondre à ce foudroiement de l'esprit. Cette scène n'a pas de mots, mais elle a des évanouissements, des vertiges, des tourbillons, des frissons et des pâleurs pour langage; l'homme précipité avec le fleuve est pulvérisé avant lui, en tombant en idée dans cet enfer des eaux! (Expression de lord Byron à la même place.)
VIII
Et si l'on ajoute à ce spectacle de la cascade de Terni ce grand jour, cette sérénité d'un ciel d'Italie, ces teintes marbrées du rocher, cette atmosphère cristalline, cette douce tiédeur de l'air tournoyant, qui vous baigne voluptueusement de l'haleine des eaux, choses qui manquent toujours aux cascades des Alpes et même du Niagara; si l'on considère qu'au lieu de se passer dans les gouffres ténébreux de précipices qui bornent la vue et qui l'attristent, la scène se passe en plein espace, en pleine lumière, en face d'un horizon sans bornes, d'un firmament limpide d'où le Créateur semble assister, derrière le cristal infini du ciel, à ce jeu des éléments en fureur, on n'aura plus seulement la sensation d'une catastrophe des eaux, mais celle d'une fête de la nature, à laquelle Dieu permet à l'homme d'assister en l'adorant.
IX
Tels étaient la scène et l'amphithéâtre où je rencontrai pour la première fois celle qui fut plus tard madame Émile de Girardin.
Je m'avançai, sans être aperçu, un peu au-dessus de la petite pelouse où elle s'appuyait sur le parapet de rochers pour contempler la chute. J'eus ainsi le loisir, après avoir lentement mesuré la cascade, de reporter mes regards sur la belle jeune fille qui s'enivrait du tonnerre, du vertige et du suicide des eaux. Un peintre n'aurait pas choisi pour la peindre une attitude, une expression et un jour plus conforme à sa grandiose beauté.
Elle était à demi assise sur un tronc d'arbre que les enfants des chaumières voisines avaient roulé là pour les étrangers; son bras, admirable de forme et de blancheur, était accoudé sur le parapet. Il soutenait sa tête pensive; sa main gauche, comme alanguie par l'excès des sensations, tenait un petit bouquet de pervenche et de fleurs des eaux noué par un fil, que les enfants lui avaient sans doute cueilli, et qui traînait, au bout de ses doigts distraits, dans l'herbe humide.
Sa taille élevée et souple se devinait dans la nonchalance de sa pose; ses cheveux abondants, soyeux, d'un blond sévère, ondoyaient au souffle tempétueux des eaux, comme ceux des Sibylles que l'extase dénoue; son sein gonflé d'impression soulevait fortement sa robe; ses yeux, de la même teinte que ses cheveux, se noyaient dans l'espace. Soit gouttes de vapeur condensée sur ses longs cils noirs, soit larmes de l'esprit montées aux yeux par l'excès de l'émotion d'artiste, quelques gouttes de cette pluie de l'âme brillaient et tombaient aux bords de ses paupières sur la cascade sans qu'elle les sentît couler, en sorte que le Vellino roulait à la mer, avec ses ondes, une goutte chaude et virginale du cœur d'une jeune fille de Paris: larmes sans amertume qui baignent les joues, mais qui ne sont pas des pleurs!
X
Son profil légèrement aquilin était semblable à celui des femmes des Abruzzes; elle les rappelait aussi par l'énergie de sa structure et par la gracieuse cambrure du cou. Ce profil se dessinait en lumière sur le bleu du ciel et sur le vert des eaux; la fierté y luttait dans un admirable équilibre avec la sensibilité; le front était mâle, la bouche féminine; cette bouche portait, sur des lèvres très-mobiles, l'impression de la mélancolie. Les joues pâlies par l'émotion du spectacle, et un peu déprimées par la précocité de la pensée, avaient la jeunesse mais non la plénitude du printemps: c'est le caractère de cette figure, qui attachait le plus le regard en attendrissant l'intérêt pour elle. Plus fraîche, elle aurait été trop éblouissante. La teinte du marbre sied seule aux belles statues vivantes comme aux statues mortes. Il faut sentir l'âme, la passion ou la douleur à travers la peau. L'âme, la passion, la piété, l'enthousiasme et la douleur sont pâles.
XI
Elle se leva enfin au bruit de mes pas.
Je saluai la mère, qui me présenta à sa fille. Le son de sa voix complétait son charme: c'était le timbre de l'inspiration. Son entretien avait la soudaineté, l'émotion, l'accent des poëtes, avec la bienséance de la jeune fille; elle n'avait, à mon goût, qu'une imperfection, elle riait trop; hélas!... beau défaut de la jeunesse qui ignore la destinée; à cela près, elle était accomplie. Sa tête et le port de sa tête rappelaient trait pour trait en femme celle de l'Apollon du Belvédère en homme; on voyait que sa mère, en la portant dans ses flancs, avait trop regardé les dieux de marbre.
La Sibylle a un temple admirable situé au-dessus de la cascade de Tivoli; s'il y avait eu un de ces temples au-dessus de la chute de Terni, on n'aurait pas pu y rêver une Sibylle plus inspirée que cette jeune fille.
…………………………XII
Nous revînmes ensemble à Terni; nous nous y séparâmes le soir, elle pour aller à Rome, moi pour retourner à Florence. Elle m'avait laissé une gracieuse et sublime impression. C'était de la poésie, mais point d'amour, comme on a voulu plus tard interpréter en passion mon attachement pour elle. Je l'ai aimée jusqu'au tombeau sans jamais songer qu'elle était femme: je l'avais vue déesse à Terni!
Cette première impression me resta toujours; elle était pour moi sur un piédestal, isolée dans son génie; je la regardais d'en bas, il faut regarder d'en haut ce qu'on aime.
Cette charmante apparition de Terni avait alors à peu près dix-huit ans; elle était fille de madame Sophie Gay, femme supérieure très-méconnue.
Madame Sophie Gay était contemporaine de ces quatre ou cinq femmes de beauté mémorable et de célébrité historique qui apparurent à Paris après le 9 thermidor, comme des fleurs éblouissantes prodiguées toutes à la fois, la même année, par la nature pour recouvrir le sol ensanglanté par l'échafaud. Madame Tallien, madame de Beauharnais, madame Récamier, madame Gay, étaient de belles idoles grecques qui firent un moment, sous le Directoire, rêver Athènes au peuple de Paris. Elles furent le nœud entre la liberté épurée de sang et la gloire militaire pure encore de despotisme; un sourire fugitif, mais ravissant, de la France entre deux larmes.
XIII
Madame Gay, aussi étincelante au moins d'esprit que sa fille, bonne, tendre, généreuse, héroïque de passion et de courage, fidèle à ses amis jusque sous la hache, cœur d'honnête homme dans la poitrine d'une femme d'un temps corrompu, n'avait qu'un défaut. Ce défaut était un excès de nature qui lui faisait négliger quelquefois cette hypocrisie de délicatesse qu'on appelle bienséance. Elle avait conservé la franchise tragique d'idées, d'attitude et d'accent de cet interrègne de la société appelé la Terreur en France. Elle semblait défier la bienséance comme elle avait défié l'échafaud. Ce temps de cataclysme où elle avait vécu seyait à son caractère; elle était Romaine plus que Française.
Son âme, chargée de premiers mouvements, était pleine d'explosion; dans les éruptions de son cœur elle brisait tout, elle faisait scène, elle choquait les scrupules; elle scandalisait les pusillanimités de salon: c'était son seul tort; mais ce tort était racheté par tant de vigueur de sentiment et par tant d'élégance de conversation, qu'on lui pardonnait tout, et qu'on finissait par aimer en elle jusqu'à ses défauts.
XIV
Elle adorait sa fille, en qui elle se voyait renaître. Frappée des dispositions précoces de cette enfant pour la poésie, elle l'avait cultivée comme on cultive une dernière espérance de célébrité domestique, quand on a soi-même le goût de la gloire et qu'on vieillit sans l'avoir pleinement savourée.
Cette gloire posthume et désintéressée, goûtée dans la personne de son enfant, est peut-être la plus touchante de toutes les faiblesses. La vanité s'y confond avec la tendresse, la maternité y sanctifie la vanité.
Madame Gay s'était faite elle-même le piédestal de sa fille; on la raillait de son empressement à la produire et à faire admirer ses perfections: mais qu'y a-t-il de plus innocent et de plus désintéressé que de vouloir faire éclater aux yeux du monde le prodige qu'une mère a trouvé dans le berceau de son propre enfant?
Les autres filles de madame Gay, aussi charmantes et aussi spirituelles que la dernière, étaient déjà mariées; elles n'animaient plus de leur présence son foyer désert; tout revivait pour elle dans sa Delphine. On connaît la prédilection des mères pour les derniers venus à la vie. Ils semblent avoir plus besoin que les autres du cœur maternel; les Benjamins sont une vieille histoire, ils sont aussi vrais dans la civilisation qu'au désert.
De plus, madame Gay, après avoir possédé une opulente fortune, était tombée dans une médiocrité d'existence qu'elle ne soutenait que par le travail littéraire, souvent si mal rémunéré; elle craignait la pauvreté après elle pour cette enfant: elle pouvait penser que le double talent de la mère et de la fille, et leur double travail, apporteraient un peu plus d'aisance à la maison, que sa fille se ferait avec ses vers une propre dot de sa gloire. Dieu lisait tout cela comme je l'ai lu moi-même dans le cœur de cette excellente mère, mais le monde cherche à voir les vertus même du mauvais côté.
XV
Cependant l'enfant se développait dans la société des femmes et des hommes les plus illustres, amis de sa mère, et entre autres de M. de Chateaubriand et de madame de Staël; elle dépassait en charmes et en talent tout ce que le cœur d'une mère avait rêvé. On lui avait appris à sentir et à parler en vers; elle avait l'image dans les yeux, l'harmonie dans l'oreille, la passion en pressentiment dans le cœur, l'éclat dans l'esprit; ses strophes peignaient, chantaient, pleuraient, brillaient comme les gazouillements poétiques de l'oiseau qui s'essaye au bord du nid à demi-voix, et dont on écoute en avril les notes futures. On lui enseignait à réciter ces vers aux amis lettrés de la maison avec cette voix, ce regard, ce geste qui transforment la poésie en magie sur les lèvres d'une belle jeune fille, et qui confondent l'admiration avec l'amour.
Ces vers, retenus de mémoire ou colportés de salons en salons par les amis, avaient fait une célébrité avant l'âge au nom de Delphine. Bientôt cette gloire domestique ne suffit plus à la mère.
XVI
La restauration des Bourbons s'était accomplie: la poésie, cette élasticité comprimée des âmes, était revenue avec la liberté. Madame Gay, liée d'antécédents et d'opinion avec les royalistes, conduisit sa fille dans les salons de cour de madame la duchesse de Duras et de quelques autres femmes supérieures du temps; les salons, longtemps fermés ou muets sous l'Empire, se vengeaient de leur silence par un culte passionné pour les talents qui promettaient un nouveau siècle de Louis XIV aux Bourbons.
Le roi lui-même était un lettré et un poëte. La Restauration était la température où fleurissaient les talents naissants. Madame de Staël et M. de Chateaubriand leur donnaient le diapason, l'un de la liberté aristocratique, l'autre de l'enthousiasme dynastique. Ces deux enthousiasmes se confondaient dans ces réunions presque académiques, où l'esprit était la première dignité des hommes et des femmes.
La jeune Delphine y fut accueillie, comme l'Aurore du Guide, par toutes les grâces du jour.
Elle y respira à longs traits partout l'enthousiasme qu'elle y répandait elle-même. Une des meilleures preuves de l'incorruptibilité de sa belle nature, c'est qu'elle en fut heureuse, mais point enivrée. Sa modestie la défendit contre les vertiges de l'adulation; sa mère avait tant d'orgueil maternel pour elle, que la jeune fille n'était occupée elle-même qu'à rabattre l'exagération de cette idolâtrie. D'ailleurs, une des qualités précoces et dominantes de son esprit était le bon sens; ce sens exquis chez elle lui disait assez qu'il fallait attribuer à sa jeunesse et à sa beauté la plus grande partie des hommages que le monde rendait à ses promesses de talents. Elle exprima admirablement ce sentiment dans une poésie sur le bonheur d'être belle.
XVII
Ce fut dans ces heureuses années qu'elle composa la plupart de ses poëmes, recueillis depuis sous l'humble titre d'essais poétiques. Nous n'en citons rien ici; à quoi bon citer ce qui est dans la mémoire de tout le monde? On ne peut faire à cette poésie qu'un reproche, c'est d'avoir respiré un peu trop l'air des salons: l'air des salons est trop artificiel et trop tempéré pour donner à la poésie cette trempe énergique, nécessaire à l'imagination comme au caractère du talent. L'esprit, ce génie trop familier des salons, y corrompt le véritable génie, qui vit de grand air. Cet air des salons donne à la poésie des finesses au lieu de grandeur. Les grands accents ont besoin de grands espaces, de grands mouvements de l'âme, de grandes passions; une jeune fille, élevée dans cette cage dorée des hôtels de Paris, ne peut élever sa voix qu'à la portée de la société étroite et raffinée qui l'entoure: si Sapho eût été une jeune fille de bonne compagnie dans la cour de quelque roi des Perses, nous n'aurions pas ces dix vers, ces dix charbons de feux, allumés dans son cœur, et qui brûlent depuis tant de siècles les yeux qui les lisent.
XVIII
Mais les vers de jeunesse de madame de Girardin ont tout ce que l'atmosphère dans laquelle elle vivait comporte; c'est de la poésie à demi-voix, à chastes images, à intentions fines, à grâces décentes, à pudeurs voilées de style. Le seul défaut de ses vers, nous le répétons, c'est l'excès d'esprit; l'esprit, ce grand corrupteur du génie, est le fléau de la France. «Ô sainte bêtise! s'écriait un grand juge des poëtes de son temps, que tu es préférable dans ta naïveté à ces raffinements de la pensée, qui ne valent pas à eux tous un cri de la nature!»
Mais le goût naturel et exquis de la jeune fille la défendait contre l'abus. De temps en temps elle avait des retours de nature contre le pli trop artificiel que la société donnait à son talent.
Cet excès d'esprit ne nuisait en rien à la tendresse de son cœur. Elle aspirait à un époux digne d'elle surtout, parce que l'amour est un dévouement. Je me souviens de l'avoir vue un matin d'une nuit sans sommeil, pendant laquelle elle avait veillé à côté du berceau d'un enfant malade de la comtesse O'Donnel, sa sœur. Tout le cœur d'une mère se lisait dans sa physionomie fiévreuse et dans ses traits pâlis. Ce fut l'occasion de quelques vers que je lui adressai le lendemain.
Ces vers commencent par des strophes dans lesquelles j'exprimais l'étonnement du voyageur qui, voyant briller de loin les cimes neigeuses et escarpées des Alpes, est tout surpris de voir en approchant que ces sommets, en apparence froids et inhabitables, cachent dans leurs flancs des vallées tièdes et délicieuses, où croissent les plus doux fruits de la nature.
Il y trouve, ravi, des solitudes vertes,
Dont l'agneau broute en paix le tapis velouté,
Des vergers pleins de dons, des chaumières ouvertes
À l'hospitalité;Des coteaux de velours, d'ombrageuses vallées,
Et des lacs étoilés des feux du firmament,
Dont les barques sortant des anses reculées
Rident le flot dormant.Il entend les doux bruits de voix qui se répondent,
De murmures confus qui montent des hameaux,
De cloches de troupeaux, de chants qui se confondent
Avec les chants d'oiseaux.Marchant sur les tapis d'herbe en fleur et de mousses:
«Ah! dit-il, que ces lieux me gardent à jamais!
La nature a caché ses grâces les plus douces
Sous ses plus hauts sommets.»Ainsi les noms qu'au ciel la renommée élève
De leur éclat lointain semblent nous consumer,
Jalouse de ses dons, la gloire leur enlève
Tout ce qui fait aimer!Ainsi, quand je te vis, jeune et belle victime
Qu'un génie éclatant choisit pour ton malheur,
Je cherchai sur ton front le rayon qui t'anime,
Et je fermai mon cœur.Mais un jour, c'était l'heure où le soin du ménage
Retient la jeune fille à son foyer pieux,
Où l'on n'a pas encor composé son visage
Pour l'œil des curieux.Les meubles dispersés dans l'asile nocturne,
La lampe qui fumait, oubliée au soleil,
Étalaient ce désordre, emblème taciturne
D'une nuit sans sommeil.Des harpes et des vers, souvenirs d'une fête,
Des livres échappés à des doigts assoupis,
Et des festons de fleurs détachés de la tête,
Y jonchaient les tapis.La veille avait flétri de ta blanche parure
Les plis qu'autour du sein le nœud pressait encor;
Tes cheveux dénoués jusques à la ceinture
S'épandaient en flots d'or.Ton visage était pâle, un frisson de pensées
De ton front incliné lentement s'effaçait;
Comme sous un fardeau trop lourd, ta main glacée
Sur tes genoux glissait.Au bord de tes yeux bleus tremblaient deux larmes pures:
La pervenche à ses fleurs ainsi voit s'étancher
Deux perles de la nuit, que les feuilles obscures
Empêchent de sécher.Sur tes lèvres collé ton doigt disait: Silence!
Car l'enfant de ta sœur dormait dans son berceau,
Et ton pied suspendu le berçait en silence
Sous son mobile arceau.La mort avait jeté son ombre passagère
Sur cette jeune couche, et dans ton œil troublé,
Dans ton sein virginal, tout le cœur d'une mère
D'avance avait parlé.Et tu pleurais de joie, et tu tremblais de crainte;
Et quand un seul soupir trahissait le réveil,
Tu chantais au berceau l'enfantine complainte
Qui le force au sommeil.Ah! qu'un autre te voie, enfant de l'harmonie,
Trouvant que sur les cœurs un empire est trop peu,
Lancer d'un seul regard l'amour et le génie,
La lumière et le feu!Pour moi, quand ma mémoire évoque ton image,
Je te vois l'œil éteint par la veille et les pleurs,
Sans couronne et sans lyre, et penchant ton visage
Sur un lit de douleurs.Je t'entends murmurer ces simples cris de l'âme
Que l'amour maternel apprend à ressentir,
Et ces chants du berceau que la plus humble femme
Sait le mieux retentir.Et je dis dans mon cœur: «Écartez cette lyre!
De la gloire à ce cœur le calice est amer:
Le génie est une âme, on l'oublie; on l'admire,
Elle saurait aimer.»XIX
Sa double célébrité de beauté et de génie croissait avec les saisons: dès qu'elle paraissait dans les théâtres, dans les fêtes, dans les académies, un murmure d'admiration courait dans la foule, tous les yeux se tournaient vers elle pour la contempler. Les jeunes hommes exaltaient ses charmes, les vieillards la plaignaient d'une célébrité funeste au bonheur. On se demandait avec inquiétude comment une femme, habituée à vivre d'encens dans un monde qui n'était jusque-là qu'un temple pour elle, pourrait se contenter d'un seul cœur et d'une place obscure dans le foyer d'un mari.
Mille bruits couraient sur son mariage; aucuns n'étaient vrais. La gloire attire les yeux, mais fait peur au sentiment; à moins d'être très-inférieur et d'accepter humblement son infériorité, ou à moins d'être très-supérieur et de ne craindre aucune éclipse, on redoute d'épouser ces grandes artistes qui introduisent la publicité dont elles rayonnent dans le ménage, qui ne veut que le demi-jour. On la trouvait trop grande pour la maison d'un époux ordinaire; on rêvait pour elle on ne sait quel sort plus grand que nature. On ne la connaissait pas. Elle ne voulait qu'un cœur; elle savait se proportionner aux plus humbles conditions de la vie commune, pourvu que l'amour, cette poésie du cœur, ne manquât pas à sa destinée.
XX
Quoi qu'il en soit, à l'insu de sa mère et d'elle-même, quelques admiratrices de sa beauté, parmi des femmes de cour et quelques courtisans affairés d'importance, conçurent, dit-on, à cette époque l'idée intéressée de lui faire épouser clandestinement le comte d'Artois, qui fut depuis Charles X.
Ce prince avait eu occasion de voir et d'entendre la jeune fille dans les salons des Tuileries, chez une des femmes de la cour logée au palais; il avait exprimé pour elle une admiration qu'on pouvait prendre pour de l'amour.
On savait qu'il ne voulait pas se remarier d'un mariage authentique, par des délicatesses de famille et de dynastie; mais on pensait que sensible encore, comme il l'avait toujours été, aux charmes d'une société de femmes, et trop pieux pour avoir une favorite, il serait heureux de trouver, dans un mariage consacré par la religion et avoué par l'usage des cours, une compagne des jours de sa maturité.
L'admiration qu'il avait témoignée pour la belle inspirée devant ses courtisans fut prise par eux pour une inclination naissante. Ils s'étudièrent à la nourrir. Il s'agissait de contrebalancer par un empire de femme, exercé sur le cœur de l'héritier de la couronne, l'empire occulte exercé par une autre femme sur le cœur du roi.
Des intelligences dans les affections des princes sont des influences dans leurs conseils; la politique, sous les apparences de l'amour, assiége même l'oreiller des rois. Une Diane de Poitiers légitime, ou une madame de Maintenon jeune et séduisante, parurent une nécessité de situation au parti royaliste. Ce parti ne pouvait pas choisir une personne plus accomplie pour l'un ou l'autre de ces rôles: Diane de Poitiers n'était pas plus belle, madame de Maintenon pas plus supérieure; mais la jeune fille à qui on destinait leur rôle avait l'innocence qui manquait à l'une, la franchise qui manquait à l'autre.
XXI
On s'étudia, dans cette idée, à multiplier pour le comte d'Artois les rencontres avec la jeune personne qu'il paraissait regarder avec une prédilection toute paternelle. Moins Delphine était confidente de ce plan de cour, plus la séduction était vraisemblable: la plus sûre des coquetteries, c'est l'innocence.
Tout semblait conspirer au succès du plan des courtisans, lorsque enfin le comte d'Artois, ému en apparence de tant de charmes, parut n'éprouver d'autre embarras que celui de déclarer sa tendresse. Ils vinrent en aide à sa timidité; ils lui parlèrent d'un mariage qui concilierait, dans une demi-publicité, sa religion, sa délicatesse de père et de roi futur; ils lui désignèrent la personne pour laquelle des yeux intelligents avaient deviné son attrait; ils lui en firent un éloge qu'ils supposaient déjà gravé en traits plus profonds dans son cœur.
Le comte d'Artois les écouta sans surprise, accoutumé qu'il était par eux à ces sortes de provocations à un mariage d'inclination et de félicité domestique. Mais, comme toujours, ces complaisants s'étaient trompés: le comte d'Artois avait juré au lit de mort de madame de Polastron, son dernier attachement, que nulle autre femme ne la remplacerait jamais dans son cœur, et qu'il allait donner ce cœur à Dieu seul. Il resta religieusement fidèle à ce serment. Il évita même de revoir trop souvent la belle personne pour laquelle on lui avait prêté d'autres sentiments que ceux de l'admiration. Delphine ne connut jamais cette conspiration de cour, fondée sur ses charmes. Elle était trop fière pour consentir à servir d'amorce, même au cœur d'un roi.
XXII
Je revins, peu de temps après cette conjuration de cour, à Paris. J'y revis Delphine et sa mère. Rien ne ressemblait plus alors au poétique encadrement de l'apparition de Terni; la scène avait changé, mais non la personne; les années l'avaient embellie encore. La mère et la fille logeaient à cette époque dans un petit entresol humide et bas de la rue Gaillon, carrefour de rues qui vont des Tuileries au boulevard, pleines de bruit, de mouvement et de boue. Tout attestait dans cette résidence la médiocrité de fortune de la pauvre mère.
Deux chambres basses où l'on montait par un escalier de bois, des meubles rares et éraillés, restes de l'antique opulence, quelques livres sur des tablettes suspendues à côté de la cheminée, une table où les vers de la fille et les romans de la mère, corrigés pour l'impression, révélaient assez les travaux assidus des deux femmes; au fond de l'appartement, un petit cabinet de travail où Delphine se retirait du bruit pour écouter l'inspiration, voilà tout. Ce boudoir ouvrait sur une terrasse de douze pas de circuit, sur laquelle deux ou trois pots de fleurs souffrantes de leur asphyxie recevaient à midi un rayon de soleil entre deux toits, et où les moineaux d'une écurie voisine piétinaient dans l'eau de pluie. Ah! qu'il y avait loin de là aux arcs-en-ciel flottants dans l'atmosphère rose de la cascade du Vellino, et aux collines tapissées de lauriers de cette Tempé de l'Italie!
XXIII
Eh bien! malgré cette médiocrité d'existence de ces deux femmes, les plus beaux noms de France et d'Europe se pressaient dans cet entresol. On y rencontrait depuis madame Récamier jusqu'aux Montmorency et aux Chateaubriand. C'est la vertu de Paris de courir à la beauté, à la gloire, à l'agrément, plus qu'à la richesse et à la puissance. L'air y est cordial, c'est le cœur seul qui y règle l'étiquette. On ne pouvait s'empêcher de penser, en contemplant et en écoutant Delphine, à cette Vittoria Colonna, qui fut la noble et chaste Aspasie de Rome moderne, la passion platonique de Michel-Ange, le modèle des Vierges de Raphaël, pendant qu'elle était, par ses propres poésies, la rivale heureuse de Pétrarque!
Je fus reçu avec accueil par la mère et la fille, comme un ami qu'on aurait éprouvé vingt ans. Nous nous étions vus dans une heure d'émotion où les minutes comptent pour des années. Avoir jeté ensemble en face d'une sublime nature le cri de l'enthousiasme, c'est se connaître et s'aimer comme si on avait passé la vie à s'étudier. Il y a des amitiés foudroyantes qui fondent les âmes d'un seul éclair; telle était la nôtre depuis Terni.
Je venais assidûment les visiter dans la matinée.
Depuis quelques semaines j'y voyais souvent debout, derrière le fauteuil de Delphine, un jeune homme de petite taille et de charmante figure, qui semblait à peine sortir de l'adolescence. Il parlait peu, on ne le nommait pas; il paraissait vivre dans une intime familiarité avec les deux dames, comme un frère ou un parent arrivé de quelque voyage lointain, et qui reprenait naturellement sa place dans la maison.
Ce jeune homme avait les yeux sans cesse attachés sur Delphine; il lui parlait bas; elle détournait négligemment son beau visage pour lui répondre, ou pour lui sourire par-dessus le dossier de sa chaise.
Je demandai à sa mère quel était ce jeune inconnu, dont la physionomie forte et fine inspirait une attention et une curiosité involontaires. La mère me répondit que c'était M. Émile de Girardin; elle me raconta son histoire; elle me consulta sur de vagues idées de mariage. Je lui dis que le jeune homme avait une de ces physionomies qui percent les ténèbres et qui domptent les hasards, et que dans le pays de l'intelligence la plus riche dot était la jeunesse, l'amour et le talent.
Peu de temps après, j'étais retourné à mon poste, à l'étranger; j'appris, hors de France, que la charmante apparition de la cascade était devenue madame Émile de Girardin.
XXIV
En feuilletant les pages de ses poésies, on lit celles de son cœur. Beaucoup de ces pages pourraient être signées par les premiers noms de la poésie française. Son invocation à la Croix, au début du neuvième chant de son épopée de Madeleine, a l'accent racinien.
Ô martyre divin, supplice rédempteur,
Sceptre du Tout-Puissant, Arbre dominateur
Dont Dieu même jeta la racine féconde;
Étendard glorieux qui gouverne le monde,
Symbole consolant, Croix sainte! noble don,
Garant universel du céleste pardon!
Ton signe révéré, gage de délivrance,
Prodigue à tous les maux des trésors d'espérance:
La crainte et le bonheur t'invoquent tour à tour.
Le soir, du pèlerin tu guides le retour.....
Le crime, en ses remords, vient t'arroser de pleurs,
Et la vierge au front pur te couronne de fleurs.
Tu consoles les rois quand leur trône succombe,
Et du pauvre oublié tu protéges la tombe!
Ah! puissent tes bienfaits s'étendre jusqu'à moi!Fais que dans mes récits, déguisant leur faiblesse,
La parole de Dieu conserve sa noblesse!
Pour raconter la mort qui sauva l'univers,
Fais que l'Esprit divin se révèle en mes vers,
Et que, douant ma voix de force et d'harmonie,
L'ardente piété me serve de génie!Les premiers vers de la Vision sont du même accent: La jeune fille, au cœur héroïque, est visitée en songe par l'apparition de Jeanne d'Arc.
Sous les verts peupliers qui bordent nos prairies,
Hier j'avais porté mes vagues rêveries;
J'écoutais l'onde fuir à travers les roseaux,
Et debout, effeuillant le saule du rivage,
J'attachais mes regards sur le cristal des eaux,
Qui, du ciel étoilé réfléchissant l'image,
La nuit sur le vallon répandait sa fraîcheur;
Et les vapeurs du lac dont j'étais entourée,
D'un nuage céleste égalant la blancheur,
Semblaient unir la terre à la voûte azurée.Mais soudain quel prestige a troublé mes esprits!...
Le lac s'est éclairé d'une flamme inconnue;
Tremblante, je m'approche, et mes regards surpris
Dans l'eau qui la répète ont vu s'ouvrir la nue!
Sur un nuage d'or une femme apparaît...
Son sein était couvert d'une robe éclatante;
Du bandeau virginal sa tête se parait,
Et son bras agitait la bannière flottante.
Sur son front, dégagé du panache vainqueur,
Des lauriers lumineux formaient une auréole.
Alors un saint effroi venant saisir mon cœur,
À genoux j'écoutai sa divine parole.
«Lève-toi, me dit-elle, et reconnais en moi
La vierge des combats, le sauveur de son roi;
Celle qui déserta sa tranquille chaumière
Pour suivre de l'honneur le périlleux chemin;
Celle qui délivra la France prisonnière,
Et qui porte encor dans sa main
Et sa houlette et sa bannière.»Elle dit, et bientôt, du nuage voilée,
L'héroïne s'enfuit sur la route étoilée.
Je restai seule, en proie à mes nouveaux transports;
Un céleste pouvoir secondait mes efforts;
Le Seigneur m'inspirait; sa divine lumière
Embrasait de ses feux mon âme tout entière,
Et déjà l'avenir était changé pour moi.
Mes yeux entrevoyaient la gloire sans effroi;
D'un orgueil inconnu je me sentais saisie.
«Guide-moi, m'écriai-je, ô toi qui m'as choisie,
Protége de mon cœur la pure ambition!
Je jure d'accomplir ta sainte mission;
Elle aura tous mes vœux, cette France adorée!
À chanter ses destins ma vie est consacrée;
Dussé-je être pour elle immolée à mon tour,
Fière d'un si beau sort, dussé-je voir un jour
Contre mes vers pieux s'armer la calomnie;
Dût, comme tes hauts faits, ma gloire être punie,
Je chanterais encor sur mon brûlant tombeau!
Oui, de la vérité rallumant le flambeau,
J'enflammerai les cœurs de mon noble délire;
On verra l'imposteur trembler devant ma lyre;
L'opprimé, qu'oubliait la justice des lois,
Viendra me réclamer pour défendre ses droits;
Le héros, me cherchant au jour de sa victoire,
Si je ne l'ai chanté doutera de sa gloire;
Les autels retiendront mes cantiques sacrés,
Et fiers, après ma mort, de mes chants inspirés,
Les Français, me pleurant comme une sœur chérie,
M'appelleront un jour Muse de la patrie!»Il est difficile à une femme de chanter, en vers plus sobres, plus nerveux et plus virils, l'Exegi monumentum de son sexe.
XXV
Le retour dans la patrie, après le voyage en Italie où je l'avais rencontrée, n'est pas exprimé avec moins de simplicité et de grandeur:
Que j'aime ces vallons où serpente l'Isère!
Pourtant je les ai vus ces rivages si beaux,
Où le Tibre immortel coule entre des tombeaux!
J'admirai de ses bords la superbe misère;
Mais les flots sablonneux de ce fleuve agité,
De nos fleuves riants n'ont pas la pureté.
Ce torrent qu'à ses pieds l'Apennin voit descendre,
Et que Rome adora dans ses temps fabuleux,
Semble, dans son cours orgueilleux,
Des empires détruits rouler toujours la cendre.Voilà le poëte; la femme reparaît à la fin du chant:
J'ai besoin, pour chanter, du ciel de la patrie:
C'est là qu'il faut aimer, c'est là qu'il faut mourir.
Hélas! si le malheur finit mes jours loin d'elle,
Qu'on ne m'accuse pas d'une mort infidèle:
Jure de ramener dans notre humble vallon
Et ma harpe muette et ma cendre exilée!
Ah! sous les peupliers de notre sombre allée,
Une croix, des fleurs et mon nom
Charmeraient plus mon ombre consolée
Qu'un magnifique mausolée
Sous les marbres du Panthéon.XXVI
La tragédie de Judith, celle de Cléopâtre, élevèrent son style poétique au-dessus de l'élégie, à la hauteur de la scène antique. Des vers tels que ceux-ci dans sa Cléopâtre ont le grandiose d'une scène de Racine. L'âge et l'étude avaient affermi sa main. Qu'on en juge par le tableau de l'Égypte que fait Cléopâtre à sa confidente Iras, dans l'ennui de l'attente d'Antoine.
Iras doute des dieux, mais non de sa puissance.
Il reviendra par mer. Un messager romain
A dû le rencontrer dès hier en chemin.
Deux vaisseaux de César l'attendent dans la rade.
Peut-être il a voulu passer par l'Heptastade,
Afin de recevoir les envoyés au port...
Mais que lui veut César? Dieux! s'ils étaient d'accord!
Pour chasser de ses mers l'héritier de Pompée,
Et reprendre sur lui la Sicile usurpée,
Il a besoin d'Antoine... il presse son retour.
Rome, qui me connaît, a peur de son amour...
J'ai hâte de le voir... Oh! comme l'heure est lente!
Et que cette chaleur sans air est accablante!
Pas un nuage frais dans ce ciel toujours pur,
Pas une larme d'eau dans l'implacable azur!
Ce ciel n'a point d'hiver, de printemps, ni d'automne;
Rien ne vient altérer sa splendeur monotone...
Toujours ce soleil rouge à l'horizon désert,
Comme un grand œil sanglant sur vous toujours ouvert.
De ce constant éclat l'esprit rêveur s'ennuie;
Et moi, pour voir tomber une goutte de pluie,
Iras, je donnerais ces perles, ce bandeau...
Ah! la vie en Égypte est un pesant fardeau.
Va, ce riche pays, à tant de droits célèbre,
Est pour moi, jeune reine, un royaume funèbre...
On vante ses palais, ses monuments si beaux;
Mais les plus merveilleux ne sont que des tombeaux.
Si l'on marche, l'on sent, sous la terre endormies,
Des générations d'immobiles momies.
On dirait un pays de meurtre et de remords:
Le travail des vivants, c'est d'embaumer les morts.
Partout dans la chaudière un corps qui se consume;
Partout l'âcre parfum du naphte et du bitume;
Partout l'orgueil humain, follement excité,
Luttant dans sa misère avec l'éternité...
Des peuples disparus qu'importent ces vestiges?
Art monstrueux, je hais tes vains et faux prodiges.
Tout dans ce pays, tout est odieux pour moi;
Tout, jusqu'à ses beautés, m'inspire de l'effroi;
Jusqu'à son fleuve illustre, énigme dans sa course,
Dont, depuis trois mille ans, on cherche en vain la source.
Son bonheur même a l'air d'une calamité;
Car le sombre secret de sa fertilité
N'est pas le don du sol, l'heureux bienfait d'un astre:
Cette fécondité naît encor d'un désastre.
Il faut, pour qu'il obtienne un éclat passager,
Que son fleuve orgueilleux daigne le ravager.
Il perdrait tout, sa gloire et sa fortune étrange,
Si ce fleuve, un seul jour, lui refusait sa fange.
Oh! c'est triste pour moi d'avoir devant les yeux
Toujours ce fleuve morne aux flots silencieux,
Et, regardant monter cette onde sans rivages,
De mettre mon espoir en d'éternels ravages.XXVII
Le monologue d'Antoine après la bataille d'Actium a des accents de Corneille.
Actium!... Actium! depuis ce jour je pleure...
Implacable destin!... rends-moi, rends-moi cette heure.
Ce moment ne peut-il jamais être effacé?...
Ne pouvons-nous jamais rien reprendre au passé?...
Je donnerais ma vie et mes trente ans de gloire
Pour arracher ce jour aux pages de l'histoire!
La gloire, c'était là mon rêve le plus beau,
La gloire qui fait vivre au delà du tombeau.
Être pour l'avenir un immortel exemple,
Avoir dans son pays une colonne, un temple,
C'était là mon orgueil... et j'étais parvenu
À gravir dans la gloire un sommet inconnu.
Tout jeune, je faisais admirer mon courage;
Comme un vaillant aiglon, j'aspirais à l'orage...
Ma mère (il m'en souvient, j'étais encore enfant)
Me contait les exploits d'Hercule triomphant...
Au superbe récit de cette noble vie,
Mes yeux brillaient d'orgueil, d'espérance et d'envie;
Et ma mère joyeuse, en me tendant les bras,
Disait: «C'est ton aïeul, et tu l'égaleras.»
Et moi, j'entrevoyais une sublime tâche!...
Qui t'aurait dit alors que tu couvais un lâche,
Et que ce fils, objet d'un orgueilleux amour,
Dans un combat fameux devait s'enfuir un jour?...
Il est heureux pour toi de dormir dans la tombe!...
Mais pour grandir Octave, il faut bien que je tombe!...
Ma lâcheté d'un jour fait sa valeur à lui;
Et s'il a triomphé, c'est parce que j'ai fui.
Ô Cicéron! jamais ta haineuse invective
Ne descendit si bas que l'opprobre où j'arrive.
Tu m'accusais d'orgueil, de rêve ambitieux,
D'infâmes cruautés, de vols audacieux,
D'attentats qui souillaient la majesté romaine.
Jouis!... J'ai dépassé les désirs de ta haine!
Triomphe dans ma honte, implacable orateur:
C'est moi qui me suis fait mon propre accusateur!...
…………………XXVIII
La force dans la tragédie, une finesse féminine dans la comédie, se révélaient à chacun de ses nouveaux ouvrages. Mais son véritable triomphe était la conversation. Son génie était un de ces génies qu'il faut lire sur la physionomie, dans les yeux et dans le son de voix de l'auteur. Leur meilleur ouvrage, c'est eux-mêmes. Il n'y a pas d'édition de leur esprit qui vaille une soirée passée au coin de leur feu. Hélas! nous ne nous y assoirons plus! De tous ces familiers, ou aimables ou célèbres, que nous y avons aimés, admirés ou entrevus, elle était le lien: le lien brisé, le faisceau s'est dispersé.
XXIX
Il se passa de longues années avant que j'eusse l'occasion de la revoir; elle avait rempli ces années de bonheur, de vers et de célébrité: des volumes de poésie, des romans de caractère, des articles de critique de mœurs qui rappelaient Addison ou Sterne; des tragédies bibliques, où le souvenir d'Esther et d'Athalie lui avait rendu quelque retentissement lointain de la déclamation de Racine; des comédies, où la main d'une femme adoucissait l'inoffensive malice de l'intention; enfin des Lettres parisiennes, son chef-d'œuvre en prose, véritables pages du Spectateur anglais, retrouvées avec toute leur originalité sur un autre sol: tout cela avait consacré en quelques années le nom du poëte et de l'écrivain. Sa jeunesse avait mûri sans rien perdre de sa fraîcheur; et de plus, par une exception que méritait son caractère, en acquérant beaucoup d'éclat, elle n'avait pas perdu une amitié.
Telle on la retrouve après la révolution de 1830.
Cette révolution troubla sa vie comme elle avait troublé le monde. La jeune femme poëte sentit dans son bonheur obscur le contre-coup de la chute des rois. Tout se tient dans ce triste monde; le nid d'hirondelle est entraîné dans la chute des palais.
M. de Girardin avait créé un grand organe politique, la Presse, puissance d'opinion qui comptait avec les puissances de fait. Mais en même temps qu'il est une puissance, un journal est un tourbillon autour duquel se groupent et s'entre-choquent les ambitions, les passions, les haines et les envies de tout un siècle. La plus affreuse mêlée de sang sur un champ de bataille n'approche pas de cette hideuse mêlée d'encre qui tache les combattants des partis divers dans ces ateliers de la politique. Les noms s'y pulvérisent dans le choc des idées ou des systèmes. Le nom même d'une femme peut être, comme ceux de madame de Staël ou de madame Roland, entraîné sous l'engrenage, et profané jusqu'à l'insulte ou jusqu'à l'échafaud.
Madame de Girardin seule fut préservée de ces éclaboussures des passions par la douce impartialité de son cœur; elle ne se mêla jamais au combat, pour rester toujours chère aux vainqueurs, secourable aux vaincus. Les hommes les plus opposés à la politique de son journal recherchaient le charme de son salon. C'était un de ces territoires qu'on neutralise pendant la guerre entre deux armées, pour traiter de la paix et de l'amitié future après les hostilités.
Quant à elle, elle se réfugia de plus en plus dans les lettres, pour mieux constater son alibi dans les blessures que les différents partis se faisaient à deux pas d'elle; aussi ne la rendit-on jamais responsable des amertumes que la plume des écrivains politiques répand dans le cœur des hommes du parti contraire. Elle savait quelquefois s'irriter, jamais haïr.
XXX
Cet asile, qu'elle s'était réservé dans son talent poétique, profitait tous les jours davantage à ce talent. Quelque temps avant la révolution de 1848, elle s'éloigna de Paris au premier murmure de la tempête qui couvait dans les âmes. Elle vint passer une fin d'été dans ma solitude au milieu des bruyères de Saint-Point. Elle écrivait alors avec une verve virile sa belle tragédie de Cléopâtre, dont le style a la solidité et le poli du marbre. Je n'oublierai jamais l'inspiration de son visage et l'émotion de sa voix quand elle nous lisait, le jour, ce qu'elle avait composé la nuit. C'était ordinairement le matin, à l'ombre d'un toit de mousse qui couvre un pan du verger en pente, d'où le regard plane sur une vallée de Tempé, en face de sombres montagnes; rien n'y troublait le silence, si ce n'est le sourd murmure du ruisseau sous les saules, des bourdonnements d'abeilles dans les sainfoins, et quelques gazouillements de linottes importunes sur les arbres. Ses beaux vers faisaient taire en nous tous ces bruits du dehors; les insectes cessaient de bourdonner près de la ruche; son visage, encadré de chèvrefeuille et de vigne vierge, respirait plus de poésie encore que ses vers. Ce furent ses derniers jours de calme; ce furent aussi les miens. Quelques mois après, nous étions en pleine rue, opérant cette grande évocation de la raison publique, et ce grand sauvetage d'une nation après ce grand naufrage d'un gouvernement.
XXXI
Madame de Girardin était trop Romaine de cœur pour ne pas accepter la république, au moins comme une nécessité de l'occasion ou comme une épreuve du courage. La république seule avait un retentissement d'antiquité. La république à ses yeux, c'était la poésie des événements.
Madame de Girardin n'était d'aucun parti préconçu en politique. Ses instincts non raisonnés, si elle n'avait écouté que l'instinct, l'auraient plutôt reportée de regrets et d'affection vers la Restauration. On est toujours du gouvernement où l'on fut belle.
Elle avait été belle, heureuse, aimée, encensée, sous le gouvernement de ses beaux jours; elle ne s'était jamais attachée au gouvernement de Juillet. Ce régime avait péri de prosaïsme; elle sentait l'impossibilité de couronner alors Henri V, mais la possibilité de couronner le peuple s'il avait voulu de la couronne. Le fond de l'opinion de madame de Girardin, c'était le beau; elle était du parti du beau en toute chose. Rien ne pouvait être plus beau à ses yeux qu'un gouvernement de Périclès en France, gouvernement tenté sans crime après la chute spontanée d'un trône qui n'avait ni tradition ni principe. Ce gouvernement de Périclès défendu par l'unanimité de la nation, conseillé par les talents de toutes les opinions réconciliées dans l'amour de la patrie commune, et présidé fortement par un des meilleurs citoyens, régulateur temporaire de la république, lui souriait. Aussi s'intéressait-elle à cette république naissante, sortant d'une ruine qu'elle n'avait pas faite, pour sauver la nation et l'Europe. Les factions trompèrent ses espérances. La nation n'eut pas la patience qui fonde et qui laisse s'user les difficultés; elle ne donna pas le temps aux choses qui ne s'enracinent que par un peu de temps.
Mais madame de Girardin montra un courage mâle dans les péripéties de cette révolution. Son mari, qui avait impunément attaqué le premier gouvernement de la république, fut emprisonné par le second. L'épouse fut sublime d'angoisse, de tendresse, d'imploration, de menaces, d'éloquence, en revendiquant ou la liberté de son mari, ou le cachot avec lui. Tout céda facilement à ses larmes; il y avait erreur et brusquerie, mais non sévice, dans le gouvernement du jour. Les dernières convulsions de la république expirante ne trouvèrent madame de Girardin ni moins résolue ni moins constante. Les secousses avaient ébranlé sa vie, mais non son âme; elle était à la hauteur de tout, même de l'exil. Madame Roland n'aurait pas mieux su mourir pour son honneur d'épouse ou pour son honneur de poëte.
XXXII
À dater de ce jour, elle ferma son cœur aux illusions et sa porte au monde; elle ne vit plus qu'un petit nombre d'amis de toutes les fortunes. Elle ne travailla plus pour la gloire, mais pour la nécessité. Elle fut fière de se passer de la fortune en se suffisant par son travail.
De grands succès sur la scène récompensèrent son courage; elle en préparait dans le silence de plus importants et de plus durables. Son esprit observateur et pénétrant ourdissait un de ces grands drames de caractère, qu'elle avait la force de nouer et de dénouer d'une main sûre. Elle étudiait pour cela Balzac, ce Molière intarissable du roman. Son salon, autrefois si peuplé, n'était plus que l'atelier d'un grand artiste.
On l'y trouvait presque toujours seule, la plume à la main, le visage trop pâli ou trop coloré par le feu de la composition. Elle quittait tout pour causer, avec une liberté et une promptitude d'esprit qui faisaient de sa conversation le plus délicieux de ses talents. Toujours rieuse, jamais acerbe, elle ne permettait pas à son esprit de railler jusqu'au sang. Elle avait le cœur brusque, mais bon; cette brusquerie de son cœur donnait plus de franchise à ses amitiés; on était plus sûr de sa sincérité en éprouvant ses douces colères. Elle était incapable de flatter, même ses amis.
Ceux d'entre eux qui l'ont vue comme moi dans ces derniers temps, étaient frappés du caractère solennel, majestueux et serein qu'avait contracté sa beauté plus mûre. Elle ressemblait à la Niobé, cette mère des douleurs du paganisme. Elle pleurait les enfants qu'elle n'avait pas eus. Une maternité d'adoption trompait ses regrets. Elle aurait été une grande mère pour un fils, elle aurait eu le lait des lions; car le trait dominant de son caractère, c'était l'héroïsme.
XXXIII
Rien n'annonçait une décadence dans la vie énergique dont elle paraissait déborder. Ses cheveux étaient aussi touffus et aussi blonds, ses bras aussi beaux, ses traits aussi fins, le regard aussi resplendissant de lumière et d'âme. Le ver était dans le cœur. Elle était allée respirer l'air des bois à Saint-Germain.
Tout à coup on apprit qu'elle se mourait.
Ramenée de Saint-Germain à Paris pour y mourir, où elle avait chanté et aimé, elle parut reprendre haleine un moment sur cette pente du tombeau. La porte de sa maison sur l'avenue des Champs-Élysées s'entr'ouvrit à un battant pour quelques amis. Je fus du nombre; j'y courus.
La dernière fois, on me fit entrer dans une petite salle basse du rez-de-chaussée. Elle s'y était réfugiée pour éviter le bruit des ouvriers, qui renouvelaient ses appartements et son jardin. J'y trouvai un jeune écrivain, d'âme sensible et de main magistrale, qui ne rougit ni d'aimer ni d'admirer, Paulin de Limayrac; une femme qui a perdu son sexe dans la mêlée du génie comme les héroïnes du Tasse, madame Sand. Ils étaient seuls avec elle dans la demi-ombre d'une chambre de malade; ils parlaient bas; leurs deux physionomies exprimaient ce sentiment complexe de l'amitié qui veut rassurer, et de la compassion qui souffre et qui doute. J'admirai ce hasard qui réunissait ainsi, dans un espace de quatre pas carrés, quatre âmes de nature diverse presque inconnues les unes aux autres, mais dont chacune avait un empire au dehors sur une région de l'intelligence humaine.
Ces royautés d'esprit, cachées sous les plus humbles costumes, semblaient, devant cette mourante, oublier leurs talents et ne sentir que leur âme. C'est le beau moment des fortes natures. Quand la vie disparaît, toutes les petites passions disparaissent avec elle; il ne reste que de grandes pensées sous des noms d'hommes ou de femmes, qui secouent la poussière du monde et qui contemplent leur néant en face de Dieu. Auprès du lit d'un mourant il n'y a plus de siècle, il n'y a plus que l'éternité.
XXXIV
Malgré le froid de la saison, une grande porte vitrée était ouverte sur une petite cour fermée de tous côtés par de hautes murailles. Au milieu de cette petite cour, une fontaine en marbre distillait mélancoliquement un filet d'eau sonore; une pluie fine, semblable à un brouillard liquéfié, tombait froide et sans bruit sur les dalles de la cour. Cette pluie ajoutait au frisson de l'âme le frisson du ciel.
La malade était étendue à demi sur un canapé placé en plein air sur le seuil de la porte-fenêtre, entre la chambre basse et la petite cour, afin que la fraîcheur de l'atmosphère et le bruit de l'eau l'aidassent à respirer plus largement l'air qui manquait à sa poitrine.
Je la trouvai peu changée; elle avait maigri pendant son séjour à Saint-Germain, mais une coloration plus vive de ses joues, un éclat plus vif de ses yeux, un repos plus visible de ses traits, un timbre plus naturel de sa voix, me remplissaient de l'illusion d'une convalescence. La conversation fut souriante, légère, affectueuse, telle qu'il convient auprès d'un malade qui reprend à la vie, et à laquelle il ne faut donner que ces mouvements doux de l'esprit et du cœur, qui bercent l'âme comme dans ce second berceau de la mort.
Elle y prit part avec cette même élasticité de sentiments et de conversation qui couvrait d'intérêt ou de gaieté même, un fond de tristesse. Nous abrégeâmes la visite, dans la crainte de la fatiguer; nous nous retirâmes un à un, sans bruit, comme des amis discrets qui emportent une bonne espérance, et qui craindraient de la perdre en se la confiant. Ce fut notre dernier serrement de cœur et notre dernier serrement de mains. Nous apprîmes avec stupeur, le lendemain, qu'elle avait expiré sans faiblesse et sans larmes, entre les regrets qu'elle laissait sur la terre et les espérances qu'elle avait depuis longtemps placées au ciel.
XXXV
Quand le bruit de cette mort se répandit dans Paris, on crut sentir que le niveau d'intelligence, de sentiment et de gloire du siècle avait baissé en une nuit d'une grande âme. Ceux qui ne la connaissaient que de nom la pleurèrent; ceux qui l'aimaient ne se consoleront jamais.
Ses obsèques furent le triomphe de la douleur publique. Les salons mornes, où tout le siècle avait passé sous le charme de son entretien et surtout de sa bonté, les cours, le jardin, l'avenue même des Champs-Élysées, n'étaient pas assez vastes pour contenir l'immense concours d'hommes de cœur et d'hommes de nom qui se rencontraient, sans s'être concertés, au pied de ce cercueil. Chacun y apportait un tribut, un souvenir, un charme, une piété, presque une reconnaissance; pas un seul une amertume.
Elle n'avait offensé qu'un seul homme dans sa vie, et c'était pour défendre son mari. Il faut effacer ces vers de ses œuvres, car la plus petite vengeance ne monte pas au ciel avec nous. Mais la sainte colère de l'amour est-elle une vengeance ou une vertu dans un cœur d'épouse? N'importe, effacez-les. Ce tronçon brisé d'armes politiques ne sied pas sur une tombe de poëte, encore moins sur une tombe de femme. Plaire, aimer, pardonner, ce fut toute sa vie: que ce soit aussi toute sa mémoire!
XXXVI
Dans une lettre jointe à son testament, et qui m'est communiquée par sa sœur, il y a une prière et un reproche sorti du tombeau, auquel j'aurais été plus sensible si je l'avais mérité. «Priez, dit-elle à son exécuteur testamentaire, M. de Lamartine d'achever mon poëme de la Madeleine, auquel il manque des chants, et qui est celui de mes ouvrages poétiques auquel j'attache le plus de ma mémoire. J'attends cela de son souvenir pour moi. J'ai beaucoup espéré autrefois de l'amitié de M. de Lamartine. Je l'ai trouvé toujours gracieux et bon avec moi, mais jamais complètement dévoué. Cette froideur a été mon premier désillusionnement dans la vie. Quand je serai morte, il ne me refusera pas d'exaucer le dernier vœu de mon cœur.»
Hélas! la prière arrive trop tard pour être exaucée; la séve des beaux vers tarit avec le printemps, comme celle des roses. Le poëme commencé par une main, achevé par l'autre, ne serait plus qu'un lugubre concert à deux voix, dont l'une est morte et dont l'autre est éteinte. Ce poëme religieux s'achèvera par elle dans le ciel. Je n'y toucherais que pour le décorer sur la terre.
Et quant au tendre reproche qu'elle m'adresse du fond de son cercueil sur la froideur et sur la déception de mon amitié pour elle, ce reproche serait pour moi un cruel remords, si ce n'était un malentendu de nos deux existences. Dans la jeunesse, nos cœurs remplis d'autres sentiments ne pouvaient se rencontrer que dans ces inclinations d'esprit un peu tièdes qui ont la température des convenances et non la chaleur des grandes affections. Plus tard, la politique domestique de sa maison, qui n'était pas toujours la mienne, commanda quelques réserves réciproques dans notre intimité. Je la vis rarement, et comme on voit en trêve une amie d'une autre faction entre deux combats. Le respect de ma propre cause me défendait une trop grande assiduité dans son salon. Son nom se confondait avec le nom d'un homme d'idées éminent, souvent bienveillant pour moi, quelquefois hostile à mes amis.
Mais jamais mon amitié réelle, constante et tendre ne souffrit de cette réserve; et quand nous nous retrouverons dans la sphère des sentiments sans ombre et des amitiés éternelles, elle reconnaîtra qu'elle n'a laissé à personne, en quittant cette boue, une plus vive image de ses perfections dans le souvenir, une plus pure estime de son caractère dans l'esprit, un vide plus senti dans le cœur, une larme plus chaude et plus intarissable dans les yeux.
Mais reprenons l'entretien littéraire que cette larme a trop interrompu.
Lamartine.
ÉPILOGUE DU IIe ENTRETIEN.
Je prie ceux de mes honorables abonnés qui me permettent de voir en eux une famille d'amis, et qui m'adressent des lettres d'affection si nombreuses et si émues, de recevoir ici l'expression collective de ma reconnaissance. Je recueille leurs lettres comme des monuments de consolation dans le travail. J'y répondrai individuellement, aussitôt qu'un peu de loisir me permettra de dérober à ces heures de labeur quelques heures de plaisir. En attendant, qu'ils sachent que je les lis, et que je m'écrie souvent en les lisant, et en sentant palpiter leur âme à travers la page: il y a des cœurs en France! J'en voudrais avoir mille pour l'aimer comme elle mérite d'être aimée par ceux qu'elle aime!
Al. de Lamartine.
Paris, le 12 avril 1856.IIIe ENTRETIEN.
Philosophie et littérature de l'Inde primitive.
I
Reprenons, après cette digression de cœur, l'entretien littéraire un moment suspendu.
Le mot littérature, dans sa signification la plus universelle, comprend donc la religion, la morale, la philosophie, la législation, la politique, l'histoire, la science, l'éloquence, la poésie, c'est-à-dire tout ce qui sanctifie, tout ce qui civilise, tout ce qui enseigne, tout ce qui gouverne, tout ce qui perpétue, tout ce qui charme le genre humain.
Ce qui sanctifie l'homme tient évidemment le premier rang dans la littérature de tous les peuples.
Les plus beaux livres sont les plus saints, et les plus saints sont les plus beaux. Le sujet élève le génie; l'homme devient divin en parlant de la Divinité.
II
Nous sommes étonnés que les philosophes, en cherchant une définition de l'homme, n'aient pas trouvé avant tout celle-ci: L'homme est le prêtre de la création. C'est là en effet le caractère distinctif de l'homme. Il cherche Dieu dans la nature comme le grand et éternel secret des mondes; il croit, il adore, il prie. Voilà les trois fonctions principales qui se rapportent à l'éternité; toutes les autres fonctions sont secondaires, et ne se rapportent qu'au temps.
Ces trois fonctions de l'homme prêtre de la création lui ont été forcément et glorieusement imposées par sa nature. Il ne dépend pas de lui de les abdiquer.
Os homini sublime dedit, cœlumque tueri
Jussit!Les Indiens ont dans leurs proverbes une image qui exprime pittoresquement et physiquement cette vérité: De quelque côté que vous incliniez la torche, la flamme se redresse et monte vers le ciel.
III
La première pensée de l'homme lettré, au milieu de la nature ou de la société, est de chercher l'auteur de son être, pour lui porter l'hommage d'amour, de terreur, d'adoration ou de vertu qui lui est dû.
Sa seconde pensée est de le concevoir, de l'imaginer et de le définir dans les termes les plus sublimes que la force de son désir et la faiblesse de son intelligence, comparées à l'infini, puissent prêter à l'homme pour se représenter son Créateur.
Sa troisième pensée est de lui construire un acte de foi et un culte; sa quatrième pensée est de déduire de cette foi, de ce culte et de sa propre conscience, une morale ou un code du bien et du mal conforme, le plus possible, à l'idée que l'homme se fait de ce qui plaît ou de ce qui déplaît à l'Être des êtres.
C'est ce qu'on appelle la théologie, la religion, le sacerdoce, la morale, la philosophie d'un peuple:
La théologie, science de Dieu et de l'âme, la première et la dernière de toutes les sciences, celle qui commence tout, celle qui finit tout, celle qui contient tout.
Si un seul mot sacré pouvait jamais exprimer Dieu, et les rapports de l'homme avec Dieu, et les rapports de Dieu avec l'homme, toutes les langues et toutes les littératures humaines mourraient sur les lèvres; elles n'auraient plus rien à dire; tout serait dit!
Les livres sacrés des grands peuples sont le dépôt de leur théologie; c'est la littérature de leur âme. Nous allons dérouler devant vous quelques pages des livres sacrés des Indes, les premiers monuments littéraires et théologiques que leur antiquité nous laisse entrevoir à travers les brumes des temps.
Mais avant nous devons dire ce que nous pensons de l'origine des théologies, des religions, des morales, des philosophies sur la terre, à ces époques antéhistoriques de l'humanité. Ce ne sont point des certitudes, ce sont des opinions. Dans ces matières sans autre solution que la foi, et où tout est livré aux conjectures, le vraisemblable est la seule approximation du vrai; quand on ne peut pas prouver, on imagine.
IV
Les philosophes de l'Inde sont spiritualistes par excellence. Ils ne ressemblent en rien aux philosophes matérialistes du douzième siècle, ni aux philosophes terrestres de la perfectibilité indéfinie de l'homme sur ce globe. Leur Éden, comme celui des chrétiens, est dans le passé.
Il s'est formé depuis quelque temps, dans notre Europe, en Allemagne et surtout en France, une école de philosophie bien intentionnée, mais un peu trop superbe. On l'appelle la philosophie de la perfectibilité indéfinie et continue de l'humanité ici-bas. Nous sommes bien éloigné de nier la tendance organique et sainte du progrès en toute chose, cette force centrifuge de l'esprit humain. Cette force centrifuge lui imprime tout mouvement, comme la force centrifuge des planètes imprime leur rotation aux astres; mais les astres eux-mêmes ne progressent pas indéfiniment, ils tournent sur leur axe immobile et dans des orbites prescrits. Le mouvement et le progrès sont donc deux choses dans le ciel: n'en serait-il pas de même dans l'esprit humain?
Disons un mot de cette théorie à propos de la philosophie de l'Inde.
V
Ces philosophes de la perfectibilité indéfinie et continue, à force de vouloir grandir et diviniser l'humanité dans ce qu'ils appellent l'avenir, la dégradent et l'avilissent jusqu'à la condition de la brute dans son origine et dans son passé. Si on considère l'idée qu'ils se font et qu'ils veulent nous faire de l'homme au berceau, le véritable nom de leur philosophie ne serait ni le spiritualisme, ni le déisme, ni le panthéisme, ni même le matérialisme; ce serait le végétalisme. Avant de nous engager dans la contemplation de la théologie primitive de l'Inde, qu'on nous permette de confesser nous-même et du même droit que ces philosophes, du droit de nos conjectures et du droit de l'histoire, une philosophie tout opposée.
Séduits par quelques analogies scientifiques encore très-douteuses qui leur montrent dans le travail souterrain des éléments qui composent ce petit globe, et dans quelques cadavres d'animaux antédiluviens, des traces d'élaboration progressive et de ce perfectionnement prétendu ou vrai dans les espèces, ces philosophes ont conclu de la matière à l'âme, et de la pierre à l'homme. Ils ont rêvé qu'à l'origine des choses et des êtres l'homme ne fut lui-même qu'une boursouflure de fange échauffée par le soleil, puis douée d'un instinct qui le force au mouvement sans impulsion, puis de quelques membres rudimentaires qu'une intelligence sourde et obtuse dégageait successivement de la boue pour se créer à elle-même des organes; puis enfin de la forme humaine, se débattant encore pendant des milliers de siècles contre le limon qui résistait au mouvement, puis douée successivement de l'instinct, ce crépuscule de l'âme; de la raison, ce résumé réfléchi de l'instinct; du balbutiement, ce prélude de la parole; et enfin de toutes ces facultés merveilleuses qui font aujourd'hui de l'homme la miniature abrégée et périssable d'un Dieu.
VI
Singulier système qui, pour appuyer une théorie de perfectibilité sans limites, commence la créature qu'elle veut anoblir par la brute; qui déshérite Dieu de son œuvre la plus divine; qui prend pour créateur, à la place de Dieu, une pelletée de boue dans un marécage, un peu de chaleur putride dans un rayon de soleil, un peu de mouvement sans but emprunté aux vents et aux vagues, puis un instinct emprunté à une sourde puissance végétative, puis une intelligence empruntée au temps qui développe et qui détruit tout! et tout cela pour se passer de Dieu, ou pour reléguer Dieu dans l'abîme de l'abstraction et de l'inertie!
Mais cette fange, ce rayon, ce mouvement, cette puissance végétative, qui donc les avait créés avant que votre humanité fangeuse se dégageât de la mare immonde? Sublime imagination de larve, si elle faisait une création, un homme et un Dieu à son image!
Ombres de rêves!
Rêves pour rêves, nous aimerions mieux rêver avec les Brahmanes, ces théologiens philosophes de l'Inde primitive, ces précurseurs de la philosophie chrétienne, nous aimerions mieux rêver que le Créateur, apparemment aussi sage, aussi puissant et aussi bon alors qu'aujourd'hui, a créé dès le premier jour tout être et toute race d'êtres au degré de perfection que comporte la nature de ces êtres ou de cette race d'êtres dans l'économie divine de son plan parfait. Nous aimerions mieux rêver, imaginer et croire que l'homme fut plus doué et plus accompli dans sa jeunesse que dans sa caducité; nous aimerions mieux rêver, imaginer et croire que l'homme, encore tout chaud sorti de la main de Dieu d'où il venait de tomber, encore tout imprégné des rayons de son aurore, instruit par la révélation de ses instincts intellectuels, pourvu d'une science innée plus nécessaire et plus vaste, d'un langage plus expressif du vrai sens des choses, vivait dans la plénitude de vie, de beauté, de vertu, de bonheur, Apollon de la nature devant lequel toute autre créature s'inclinait d'admiration et d'amour.
Nous aimerions mieux rêver, imaginer et croire que l'homme, à cette époque, doué d'une liberté mystérieuse sans laquelle il n'y aurait rien d'actif et de méritoire en lui, aurait abusé de cette liberté morale pour pécher contre son Créateur et contre sa destinée; que cette faute ou cette déchéance successive aurait eu pour conséquence une dégradation et une expiation de l'espèce humaine; que les ténèbres de l'intelligence se seraient épaissies alors sur ses yeux, en ne lui laissant entrevoir pendant longtemps que des lueurs et des mémoires confuses de son état primitif.
Nous aimerions mieux rêver, imaginer ou croire que cette même liberté qui le fit déchoir peut le faire remonter laborieusement à son apogée de créature, non plus innocente, mais pardonnée et réhabilitée; que les ténèbres, le travail, les efforts, les misères, les souffrances, la mort, sont les conditions de l'état présent de l'humanité, et la voie de cette réhabilitation dans la lumière, dans le bonheur et dans l'immortalité.
Nous rougirions surtout de rêver, d'imaginer et de croire que Dieu, comme un ouvrier impuissant et maladroit, n'a pas su créer du premier jet l'homme dans toute la plénitude de son humanité; que le Tout-Puissant a tâtonné, comme un aveugle, en pétrissant son morceau d'argile, et qu'après l'avoir ébauché dans les marais diluviens de la terre, il a chargé je ne sais quelle force occulte de l'achever, de l'animer, d'en faire un homme!... Franchement cette philosophie, qui fait un Dieu progressif, fait par là même un Dieu absurde! Nous croirions blasphémer en la partageant. Qui dit Dieu dit perfection et éternité.
VII
Quant à la perfectibilité indéfinie et continue de l'homme, lors même que ce progrès ou cette croissance indéfinie de l'homme et de l'humanité ne serait pas démentie par le bon sens, par l'histoire, par la tradition, elle serait démentie par la nature, par l'organisation même de l'homme, et par la mesure du globe qu'il habite. L'homme divinisé, perfectionné indéfiniment, immortalisé ici-bas dans la félicité et dans la vie, est un contre-sens à tout ce que nous connaissons et à tout ce que nous constatons de la constitution physique de l'homme.
Nous le verrons tout à l'heure dans les recherches sur la prodigieuse antiquité des Védas ou livres sacrés primitifs de l'Inde. Nous le verrons dans la Chine. Il y a bien des siècles que l'homme existe. Des livres, aussi vieux que les fondements de l'Himalaya, nous parlent de l'homme, de ses sens, de ses formes, de sa stature, de son état physique et moral. La terre, la mer, la pierre s'entr'ouvrent pour rendre au jour, sous les bandelettes des momies ou dans les sépulcres de marbre, les squelettes des hommes qui vivaient sur la terre avant que le marbre lui-même fût formé. Où sont donc dans ces livres, où sont donc dans ces vestiges, où sont donc dans ces squelettes de l'homme primitif les preuves ou les indices des moindres progrès dans la construction physique de l'humanité? Quels sens manquaient aux hommes des premiers âges? Quels sens ont été ajoutés aux hommes d'aujourd'hui? Y a-t-il un nerf, une fibre, un ongle, un muscle, une articulation de différence entre l'homme d'hier et l'homme de quatre mille ans en arrière? Montrez-moi seulement que votre nature éternellement progressive ait donné, par le travail de ce prodigieux écoulement de siècles, un organe, un doigt, une dent, un cheveu de plus à sa créature favorite, une ligne à sa stature, un jour à la durée de sa vie!... Non, rien, pas même un atome de matière organisée de plus à son usage. Tel il est, tel il fut, tel il sera, jeté comme une argile pesée par la même main dans le même moule.
VIII
Or, si les organes n'ont pas changé, comment les facultés qui résultent de ces organes et qui sont limitées par ces organes auraient-elles changé? Une faculté de plus aurait supposé un sens de plus: où est le sens? Une destinée progressive en espace aurait supposé une destinée prolongée en temps: où est le temps de plus conquis par l'homme? «L'homme vit peu de jours,» disait déjà Job, «et ces jours sont mauvais.» Que disons-nous de différent aujourd'hui?
IX
On répond: Mais la perfectibilité indéfinie donnera à l'homme une durée de vie plus longue. À supposer que cela fût possible, l'homme, au moment de rentrer dans le sein de la terre par la mort, trouverait encore avec raison sa vie courte; car tout ce qui finit est court pour une pensée qui comporte et qui rêve l'immortalité.
Mais les philosophes qui affirment le progrès de la vie humaine en durée oublient encore que tout est coordonné dans le plan divin; que ce plan divin assigne à l'homme une durée de vie en rapport exact avec le nombre des autres hommes qui vécurent ou qui doivent vivre à côté de lui, avant lui ou après lui sur cette terre; que l'espace de ce petit globe ne s'élargit pas au gré des rêves orgueilleux des utopistes de la perfectibilité indéfinie; que la fécondité même de l'écorce de ce petit globe, que nous rongeons, n'est pas indéfinie dans sa production des aliments nécessaires à l'existence de l'homme; que si une génération prolongeait indéfiniment sa vie et multipliait à proportion sa race sur la terre, d'une part cette génération sans fin et sans limite trouverait bientôt ce globe trop étroit pour sa multitude et pour ses besoins; d'autre part, que cette génération prendrait dans l'espace et dans le temps la place des générations à naître; privilégiés de la vie qui condamneraient au néant ceux qui sont prédestinés à vivre!
On se perd dans un abîme de conséquences absurdes, toutes les fois qu'on sort du réel et qu'on veut substituer au plan incompréhensible, mais visible, de Dieu les vanités et les imaginations de l'homme.
X
Mais si la nature donne, par tous ses phénomènes constants, un démenti évident à la théorie de la perfectibilité indéfinie de l'humanité sur la terre, l'histoire ne dément pas moins, à toutes ses pages, cette hallucination de notre orgueil.
Quel témoignage vivant l'histoire nous donne-t-elle donc de cette permanence et de cet accroissement indéfini de lumière, de vertu, de civilisation, de félicité sur la terre, dans les races qui nous ont précédés ici-bas? Où est la perfectibilité visible dans ces races qui ont pullulé en tribus, en nations, en dominations sur ce globe, depuis les temps historiques? Quelle est donc la race qui n'ait pas suivi le cours régulier de naissance, de croissance, de décadence et de mort, conditions de ces collections d'hommes comme de l'homme lui-même, soumis à ces quatre phénomènes de la vie, naître, croître, vieillir et mourir? Ce globe n'est partout qu'un ossuaire de civilisations ensevelies. L'histoire, qui est le registre de naissance et de mort de ces civilisations, nous les montre partout naissant, croissant, dépérissant, mourant avec les dieux, les cultes, les lois, les mœurs, les langues, les empires qu'elles ont fondés pour un moment ici ou là dans leur passage sur ce globe. Pas une, pas une seule n'a échappé jusqu'ici à cette vicissitude organique de l'humanité. Le temps ne s'est arrêté pour personne. On a dit: le cours du temps, parce qu'il apporte et emporte incessamment les choses mortelles.
XI
Ces races en passant nous ont laissé, soit dans leurs livres, soit dans leurs monuments maintenant ruinés, quelques vestiges de leur science et de leur force, qui attestent au moins l'égalité avec nous. Cela est si vrai que, quand nous voulons parler d'une chose supérieure en sagesse, en vertu, en force, en beauté matérielle ou morale, nous disons: Cela est antique. Quelle raison avons-nous de préjuger mieux de notre destinée que de la destinée de ces grandes existences éclipsées avant nous? Où sont nos preuves? où sont même nos indices? Excepté dans quelques industries purement mécaniques, qui changent le mode d'une civilisation sans en changer le fond, où sont donc ces symptômes si frappants de la perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine?
Est-ce dans les idées? Nous ne pensons pas plus creux que Job; nous ne rêvons pas plus grand que Platon; nous ne chantons pas plus divinement qu'Homère; nous ne parlons pas plus éloquemment que Cicéron; nous ne moralisons pas plus raisonnablement que Confucius; nous ne résumons pas notre sagesse en proverbes plus substantiels que Salomon.
Est-ce dans les passions? Nous avons les mêmes passions que nos pères, parce que nous avons les mêmes organes, et que la même lutte établie en nous par la nature entre la raison, qui est l'instinct de l'âme, et les passions, qui sont l'instinct de la matière, rompt aussi souvent en nous qu'en eux l'équilibre sans cesse rompu par le mal, sans cesse rétabli par le bien, pour se rompre encore.
Est-ce dans les livres, ces monuments écrits de la pensée des peuples? Si nous en jugeons par les sublimes fragments que la Chine, l'Inde primitive, la Grèce, Rome, nous permettent de déchiffrer, nous ne voyons rien d'inférieur, dans ces monuments écrits, aux pages de notre moyen âge obscurci de ténèbres, et de nos deux ou trois derniers siècles, crépuscule d'une renaissance de la pensée. La cendre de la bibliothèque de Persépolis ou d'Alexandrie ne nous a laissé que quelques étincelles, mais ces étincelles attestent un foyer aussi lumineux que le foyer de notre jeune Europe.
Est-ce dans l'art? L'Égypte, la Syrie, les Indes, le Parthénon, Phidias, les bronzes, les statues, les médailles, les vases étrusques nous répondent. L'éternel effort de nos arts modernes est de remonter à ces types du beau dans l'architecture et dans la sculpture; et comme les arts prennent ordinairement leur niveau dans une même époque, tout fait conjecturer que les arts de l'esprit égalaient en perfection ceux dont la matière plus solide nous a conservé les chefs-d'œuvre.
Est-ce dans les institutions? Mais nous flottons encore, comme l'antiquité, entre cinq ou six formes politiques de gouvernement énumérées par Aristote, formes qui se combattent ou qui se succèdent avec une égale impuissance de durée et de stabilité. L'acharnement même des peuples européens à chercher des formes meilleures de gouvernement ou de société atteste le travail et l'inquiétude d'esprit, qui s'agite dans un perpétuel effort.
Est-ce dans le respect de la vie humaine? Mais jamais l'ambition, la gloire ou la conquête n'ont versé plus de sang sur les champs de bataille qu'on n'en a versé depuis soixante ans. Le nom de Napoléon, qu'on appelle le Grand, a coûté la vie à des millions d'hommes en moins de vingt ans; et tant de sang humain répandu n'a déplacé ni une borne ni une idée en Europe. Les générations ont été fauchées dans leur fleur, au lieu de tomber dans leur maturité. Voilà tout le progrès.
Enfin est-ce en félicité publique? Demandez à cet éternel gémissement qui sort du sein des masses. La même mesure de souffrance et de bien-être paraît être le partage des peuples; seulement cette somme de bonheur est plus équitablement répartie depuis l'abolition de l'esclavage et de la féodalité. Mais où l'esclavage est-il aboli? Sur une étroite partie de l'Europe où le prolétariat le remplace. La barbarie, le despotisme et la servitude occupent encore l'immense majorité des zones géographiques du globe.
Est-ce dans le bonheur individuel? Mais ce mot de progrès dans le bonheur jure avec l'immuable condition de l'homme ici-bas. Tant que l'homme n'aura ni perfectionné ses organes, ni vaincu la souffrance physique et morale, ni prolongé sa vie d'une heure, ni prolongé l'existence de ceux qu'il aime; tant qu'il sera ce qu'il est, un insecte rampant sur des tombeaux pour chercher le sien et pour s'y coucher dans les ténèbres, quel est le railleur qui osera lui parler des progrès de son bonheur? Ce mot n'est qu'une ironie de la langue appliquée à l'homme. Qu'est-ce qu'un bonheur qui se compte par jour et par semaine, et qui s'avance à chaque minute vers sa catastrophe finale, la mort? Le progrès dans le bonheur pour un pareil être, c'est le progrès quotidien vers le sépulcre. Or, qu'est-ce que le progrès dans le bonheur pour une race dont chaque être marche à son supplice prochain et inévitable? Changer en fête et en joie cette procession éternelle vers la mort, c'est plus que se tromper; c'est se moquer de l'humanité.
La philosophie de la perfectibilité continue et indéfinie n'est donc pas seulement l'illusion, elle est la dérision de l'espèce humaine.
XII
Mais, dit-on encore, cependant Dieu, qui ne trompe pas, a jeté dans l'homme ce levain, cette invincible aspiration, cette espérance sourde et obstinée du perfectionnement indéfini de son espèce? Tout instinct est une prophétie: cette prophétie est donc divine, elle implique donc un devoir pour l'homme, elle est donc destinée à se réaliser sur cette terre.
Nous ne nions pas et nous adorons même cet instinct naturel ou surnaturel qui porte l'homme à espérer, contre toute espérance, un perfectionnement indéfini. Nous croyons que cet instinct a été en effet donné à l'homme par son auteur pour une double fin: d'abord comme une impulsion divine à travailler, pendant qu'il vit, à son perfectionnement individuel, perfectionnement dont le but sera atteint par lui dans un autre monde, et non dans celui-ci. C'est ici son atelier, c'est ailleurs son repos; c'est ici qu'il doit marcher, c'est ailleurs qu'il arrive.
En second lieu, nous croyons que Dieu a donné cet instinct de perfectionnement indéfini à l'homme comme une impulsion au dévouement méritoire que nous devons tous à notre race, à notre famille humaine, à nos frères en bien et en mal, à notre patrie, à l'humanité: s'intéresser au sort commun de sa race, travailler avec désintéressement au sort futur de cette race que l'on ne verra pas, c'est le dévouement, c'est le concours méritoire, c'est le sacrifice de la partie au tout, de l'être à l'espèce, du citoyen à la patrie, de l'homme au genre humain; c'est le devoir, c'est la vertu, c'est le sacrifice, c'est la beauté morale. L'égoïste est né pour lui seul, l'homme collectif est né pour ses semblables: se dévouer au perfectionnement relatif ou absolu, limité ou illimité, fini ou indéfini, local ou universel, viager ou éternel de ses semblables, c'est donc le devoir, c'est donc la vertu!
Or, pour que l'homme de bien se portât de lui-même à ce devoir difficile, il fallait qu'il eût en lui une secrète conviction de l'utilité de ce dévouement à sa famille terrestre; il fallait qu'il crût vaguement à la possibilité de servir, d'améliorer, de perfectionner le sort commun. Cette conviction intime, qui devient illusion s'il s'agit d'un progrès indéfini et absolu de l'espèce, n'est nullement une déception s'il s'agit d'une amélioration relative, locale, temporaire d'une partie de l'humanité. Le progrès indéfini et continu est une chimère démentie partout par l'histoire comme par la nature; mais le perfectionnement relatif, local, temporaire, est attesté comme une vérité.
XIII
Nous voyons partout en effet une race humaine tombée dans l'ignorance et dans la barbarie, en sortir pour remonter à la lumière, à la civilisation, à la vertu, à la puissance; arriver plus ou moins laborieusement à la perfection relative d'une nationalité, d'une société, d'une religion supérieure; rester à ce point culminant plus ou moins longtemps avant d'en redescendre; puis s'écrouler par l'infirmité irrémédiable de notre nature, se détériorer, se corrompre, déchoir, mourir, disparaître, en ne laissant, comme l'individu le plus perfectionné lui-même, qu'un nom et une pincée de cendres à la place où il a vécu. L'humanité monte et descend sans cesse sur sa route, mais elle ne descend ni ne monte indéfiniment; voilà l'erreur des philosophes de la perfectibilité indéfinie.
Or, il n'est pas douteux que, dans l'œuvre de cette croissance relative d'une nation ou d'une société, cette société ou cette nation ne soit réellement et saintement servie, secondée, assistée, glorifiée par le dévouement des hommes supérieurs ou des hommes secondaires qui en font partie. La pensée d'un seul est le levain d'une multitude, la vertu d'un seul sanctifie une foule, le sang d'un seul rachète une race; le plus glorieux ou le plus humble dévouement sauve ou grandit tout un siècle. La société humaine ne vit que des sacrifices de ses membres au bien général. Qui se sacrifierait, si on croyait le sacrifice inutile? Il fallait donc que l'homme eût cet instinct de l'utilité et de la sainteté de son sacrifice: seulement quelques-uns croient se sacrifier à un perfectionnement et à un bonheur indéfinis sur la terre, quelques autres croient se sacrifier à un perfectionnement relatif, local et temporaire ici-bas; c'est là le secret de cet instinct qui nous travaille pour l'amélioration de notre espèce, instinct illusoire chez les uns, réel chez les autres, méritoire chez tous.
Mais ceux-là mêmes qui, comme nous, ne se font point l'illusion des progrès indéfinis en intelligence et en bonheur sur la terre, sont convaincus que le moindre travail et le plus obscur dévouement à l'humanité, quoique limités par la nature des choses mortelles ici-bas, ne seront pas perdus pour l'être humain, et que, interrompu ici-bas par la condition périssable des choses humaines et par la mort, ce progrès profitera ailleurs, dans les régions de l'éternité, de l'absolu, de l'infini.
XIV
Il en est de cet instinct du progrès et du bonheur indéfinis de l'humanité sur la terre, comme il en est d'un autre instinct que Dieu a donné invinciblement à l'homme; instinct que l'homme sait parfaitement illusoire ici-bas, et qui cependant le pousse invinciblement aussi à tendre toujours vers un but dont il ne se rapproche jamais: nous voulons parler de l'aspiration au bonheur complet et permanent sur la terre.
Quel est l'homme qui ne sait pas le mensonge de cet instinct, et quel est l'homme qui ne s'y laisse pas éternellement tromper? Mais il était nécessaire dans le plan divin que cet instinct du bonheur parfait mentît à l'homme, pour lui faire supporter l'existence et poursuivre pas à pas dans la vie la route de l'éternité. Sans cet instinct, l'homme s'arrêterait au second pas, s'assoirait le front dans ses mains sur la route, attendant la mort sans mouvement, ou la devançant par le suicide. Cette aspiration à un bonheur qui n'existe pas ici, est le ressort qui donne l'impulsion à toute vie et le mouvement à toute activité humaine. Cet instinct est, comme celui du perfectionnement indéfini de l'espèce, un mensonge ici, une vérité plus loin. Il ne faut donc pas le croire en ce qui touche à ce monde, mais il faut le croire en ce qui touche à l'autre. C'est un fanal placé sur le rivage où nous n'abordons qu'après le naufrage de la vie. Nous croyons voir ce fanal à quelques vagues de nous sur notre globe flottant, mais il brille en effet sur une autre sphère, et il nous conduit, en nous trompant, au perfectionnement moral et au bonheur éternel.
XV
Nous le disions il y a quelques jours: «Cette philosophie récente de la perfectibilité indéfinie de l'humanité ici-bas est donc une bulle d'air colorée aux regards de l'enfant qui l'insuffle de son haleine. Cela ne résiste ni au raisonnement, ni à l'expérience, ni à l'histoire, ni à la nature. C'est le paradoxe de la douleur, de la misère et de la mort; c'est le défi à toute réalité. Il faut n'avoir lu sérieusement ni une page des annales des siècles, ni une page de son propre cœur, pour se complaire à ce songe doré de vieux enfants. La première ruine d'empire dont la terre est semée le confond, le premier tombeau rencontré sous les pieds le dissipe, la première déception de cœur ou d'esprit le fait fondre en larmes.
«La douleur est la seule vérité irréfutable d'ici-bas. Il n'y a aucune métaphore à dire ce qu'ont dit nos pères et ce que diront nos enfants: Globe pétri de cendre et de larmes. Quelle couche, pour rêver le perfectionnement et le bien-être indéfinis, que cette couche où nous ne sommes retournés que par la douleur en attendant la mort?... Je n'ai jamais compris qu'il y eût des hommes assez doués de l'obstination des chimères pour croire au progrès indéfini et au bonheur absolu sur une pareille claie qui les traîne à la voirie de leur néant. Heureux hommes, ils auront vécu, ils seront morts encore endormis!»
XVI
La vraie philosophie, la philosophie virile, la philosophie expérimentale est donc celle qui, au lieu de correspondre à ces rêves, correspond à la réalité de notre triste condition humaine et mortelle ici-bas, c'est-à-dire la philosophie de la douleur! La philosophie de la douleur sanctifiée par l'acceptation et consolée par l'espérance, c'est la philosophie des Indes, de Brahma, de Bouddha, de Confucius, de Platon, du christianisme; c'est celle qui nous a toujours paru, dès notre première dégustation de la vie, contenir le plus de vérité, de réalité, de beauté, de révélation, de force, de grandeur, de vertu, d'espérance, d'encouragement à vivre, à aimer, à espérer, à agir.
Que dit cette philosophie de la douleur dans tous ces pays, dans toutes ces époques, dans toutes ces théologies, dans toutes ces langues? Qu'a-t-elle dit d'abord dans les Indes?
Elle dit: «Il y a un Dieu. Son œuvre le prouve. La vie est le témoignage de la vie.»
Elle dit: «Ce Dieu, Être des êtres, est infini, parfait, éternel. Sa nature le prouve; l'infini, l'éternité, la perfection sont les attributs de l'être des êtres.»
Elle dit: «Il a créé et il crée sans limite de temps, d'espace, de puissance, autant de créatures que l'infini de sa pensée comporte de sagesse, de puissance et de fécondité créatrices. Être, pour l'Être des êtres, c'est créer!»
Elle monte par la pensée au fond des firmaments qui n'ont point de fond; et elle dit: «Il est là;» elle descend aux bornes de l'éther inférieur qui n'a point de borne, et elle dit: «Il est là;» elle s'étend aux extrémités de l'espace qui n'a point d'extrémité, et elle dit: «Il est encore là, il ne finit jamais, il commence toujours, et il est tout entier partout où il est.»
Elle dit: «Il n'y a ni grandeur ni petitesse devant lui; les choses ne se mesurent qu'à la gloire qu'elles ont d'émaner de lui. Chacune de ses pensées réalisées est aussi grande que l'autre, puisqu'elle est également de lui et en lui.»
Elle dit: «Nous sommes une de ses créatures, une de ses pensées réalisées, ni plus grande, ni plus petite que toute autre de ses créatures. Nous ne savons pas de quel nom il nous nomme dans son vocabulaire d'amour créateur, mais nous nous appelons ici-bas hommes.»
XVII
«Qu'est-ce que l'homme?» continue cette philosophie primitive de l'Inde.
«L'homme est un insecte éphémère, né des ténèbres et de la douleur un matin, pour mourir dans les ténèbres et dans la douleur un soir. Il ronge pendant quelques évolutions de soleil l'épiderme du petit globe auquel il est attaché, puis il y rentre pour féconder cet épiderme de sa poussière. Si on le mesure à l'infini de l'espace qui l'entoure, il ne vaut pas la peine d'être calculé; si on le mesure à l'infini des temps qui le précèdent et qui le suivent, il ne vaut pas la peine d'être supputé; si on le mesure à sa brièveté, à son insignifiance, à son néant parmi les êtres, il ne vaut pas la peine d'être nommé. Il ne connaît l'éternité, l'espace, le temps, la science, le bonheur que de nom. Il n'a le sentiment de son être que par quelques frissons de plaisir et par des convulsions de douleur. Il n'est qu'un point sensitif et douloureux dans la création. Sa plus grande douleur est de s'ignorer lui-même. Toute sa nature semble en contradiction avec la bonté de ce Créateur qu'il est forcé par sa raison de croire infiniment bon. Il cherche à s'expliquer à soi-même cette contradiction, qui ne peut être qu'apparente. Il pense, il conjecture, il imagine, et il conclut. Que conclut-il? un mot qui l'écrase lui-même: Mystère! Et comment cherche-t-il à soulever le poids de ce mystère qui l'écrase?
«Au commencement, se dit-il, il ne dut pas en être ainsi; à la fin il ne peut pas en être ainsi. Conjecturons donc.
«Est-ce que la brièveté, l'imperfection, la douleur, la mort seraient les conditions fatales de tout être créé, c'est-à-dire borné? Non; car Dieu étant infini, il n'y a pas de limite à l'expansion de vie, de grandeur, de félicité qui peut découler toujours de lui sans l'épuiser jamais; il n'y a pas de mesure à ses dons, il peut donner sans s'appauvrir, il n'a besoin d'économiser ni l'être, ni la bonté, ni la puissance. Ce n'est donc pas cela.
«Est-ce que la nature humaine, viciée tout entière dans son premier couple ou dans ses premières générations, comme une moisson dont tous les épis contenus dans la première semence se ressentent de l'altération du germe, aurait subi une déchéance et une punition à perpétuité pour avoir abusé de cette liberté morale, liberté morale qui est son danger et sa gloire?
«Est-ce qu'en conséquence de cette première altération par la liberté, toute cette race solidaire subirait une expiation inexpliquée, jusqu'à ce qu'elle eût reconquis par cette même liberté régénérée sa première innocence et sa première félicité sur la terre. Peut-être!... Il n'y a rien là, quoi qu'on en dise, de contradictoire à l'idée du Dieu parfait. L'idée est ténébreuse, mais nullement absurde. Qui nous dit que les âmes ne s'engendrent pas intellectuellement comme les corps, et que la dernière goutte d'eau ne participe pas à la corruption de la source?