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Cours familier de Littérature - Volume 01

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«Enfin, est-ce que la sagesse et la bonté divines auraient voulu donner à l'homme le mérite et la gloire d'achever, pour ainsi dire, sa propre création par l'exercice douloureux et méritoire de sa liberté morale, en l'assujettissant ici-bas à des épreuves pénibles et mystérieuses qui, bien ou mal subies pendant cette courte vie, le ramèneraient vaincu à de nouvelles épreuves, vainqueur à la conquête de sa propre félicité? Peut-être!... Il n'y a rien là ni d'attentatoire au Créateur, ni d'humiliant pour la créature. Se faire justice à soi-même, n'est-ce pas la suprême justice? Participer soi-même à sa propre perfection, n'est-ce pas la perfection suprême? Ne serait-ce pas là la plus belle explication de ce mot: Vous serez des dieux?

«Dans tous les cas, mystère! Il n'y a d'évident que le sentiment de la douleur. L'humanité ne s'atteste que par son gémissement.»

XVIII

Eh bien! puisque l'homme ne peut ni se nier ni s'expliquer humainement sa douleur, quelle est la philosophie la plus raisonnable, de celle qui se nie sa condition lamentable, ou de celle qui pense à l'accepter d'abord comme une volonté adorable dans son énigme, et à la sanctifier ensuite comme une épreuve adorable dans son mystère?

Toutes les révoltes de la nature contre la douleur, toutes les imaginations de la philosophie, de la perfectibilité indéfinie et de la jouissance ne corrigeront pas l'amertume d'une larme de l'humanité. Pendant que les bergeries de cette philosophie de la transfiguration de l'homme en dieu ici-bas font couler dans les idylles les ruisseaux de lait et de miel, l'homme continue à s'abreuver de ses pleurs, à gémir et à mourir aux chants faux de ces tristes épicuriens de la vallée de misère. Le sort est le sort, l'arrêt est porté, le monde est vieux; on a rêvé avant vous: ces sophistes de la félicité croissante ont protesté depuis des milliers de siècles, ils n'ont pas fait révoquer une syllabe de la destinée. Le songe passe, et l'homme reste. Son nom est Adam, terre, c'est-à-dire infirmité.

XIX

Mais, dès les âges les plus reculés aussi, une autre philosophie, la philosophie de la réalité, la véritable expression de l'homme complexe, âme et corps, une philosophie qui est raison et religion tout ensemble, vérité et consolation à la fois, une philosophie dont on retrouve les dogmes et les préceptes dans les premiers monuments littéraires de l'Inde, a réfléchi au lieu de rêver, et a trouvé dans la douleur même les deux seuls remèdes à la douleur: l'acceptation et la sanctification.

Cette philosophie découle des premiers livres sacrés de l'Inde jusque dans la philosophie du christianisme de nos jours. Nous la préférons mille fois à celle de la perfectibilité soi-disant indéfinie. Nous la trouvons aussi plus facile à pratiquer. Elle repose sur cet axiome: «Il est plus aisé de sanctifier la terre que de la transformer.»

Elle ne dit pas à l'homme de sourire quand il sanglote, ou d'espérer quand il désespère. Elle lui dit: «Ta douleur est méritée ou ta douleur est méritoire; accepte-la de la main de Dieu comme une expiation, ou accomplis-la sous les yeux de Dieu comme une épreuve. Ton juge sera ton consolateur, ton éternité compensera ta minute; souffre pour justifier ta race coupable, ou souffre pour conquérir ta propre félicité; et, dans l'une ou l'autre hypothèse, bénis!»

XX

Voilà la philosophie qui émane de la première théologie connue, celle de l'Inde antique. Nous allons vous en donner une idée sommaire dans l'examen des livres sacrés et des poëmes primitifs de ce premier des peuples littéraires. Les philosophes du progrès indéfini en théologie, en morale et en littérature, nous diront ensuite si de telles idées, de tels dogmes, de tels préceptes et de telles poésies, à l'aube des siècles, sont de nature à les confirmer dans leur système de l'homme brute au commencement, de l'homme dieu à la fin des âges.

XXI

Les premiers de ces livres sacrés se retrouvent dans l'Inde; on ne peut assigner de date à ces livres, tant la date en est reculée. Ce sont les Védas.

Les Védas sont un recueil d'hymnes consacrés aux divinités symboliques de ce temps primitif; ces hymnes célèbrent les attributs personnifiés du Dieu unique et créateur que les sages adoraient derrière ces incarnations, et que le peuple adorait dans ces incarnations.

«Les Védas, dit M. Barthélemy Saint-Hilaire, sont, chez le peuple indien lui-même, le fondement, le point de départ d'une littérature qui est plus riche, plus étendue, si ce n'est aussi belle que la littérature grecque.»

Quant à nous, nous la trouvons mille fois plus belle; car cette littérature est plus morale, plus sainte et pour ainsi dire plus divinisée par la charité qu'elle respire: c'est la littérature de la sainteté; celle des Grecs n'est que la littérature des passions.

«Poëmes épiques, continue le savant traducteur, systèmes de philosophes, théâtres, mathématiques, grammaire, droit, le génie indien a tenté toutes les grandes directions de l'intelligence. De son propre aveu, ce sont les Védas qui ont inspiré cette littérature.»

Les Védas sont des chants pareils à ceux des prophètes et de David dans la Bible; avec cette différence que les chants bibliques ne sont que des cris lyriques d'enthousiasme, d'adoration, de crainte ou d'amour à Jéhovah, tandis que les hymnes des Védas indiens sont en même temps des dogmes religieux. La poésie lyrique des prophètes hébreux est mille fois plus sublime d'expression, les hymnes des Védas ont plus d'enseignement de morale et de vertu dans leurs strophes. Il y a cependant de magnifiques percées d'imagination sur la création, et sur le chaos qui couvait le monde avant sa naissance.

XXII

«Alors rien n'existait, dit un de ces hymnes, ni le néant, ni l'être, ni monde, ni espace, ni éther; il n'y avait point de mort, il n'y avait point d'immortalité, il n'y avait ni lumière ni ténèbres. Mais la création future reposait sur le vide. Glorifier Dieu fut le désir de naître pour le premier germe de la création...

«Cependant il y avait Lui, dit le livre, il y avait Dieu; lui seul existait sans respirer, il existait absorbé en lui-même dans la solitude de sa propre pensée, de sa pensée tournée en dedans de lui pour jouir de la contemplation de lui-même. Il n'y avait rien en dehors de lui, rien autour de lui; il n'y avait que lui avec lui!»

Quelle métaphysique déjà profondément spiritualiste, que cette création par le désir occulte qui presse toute chose, non encore née, de naître pour s'unir à Celui de qui tout sort et à qui tout retourne, afin de l'aimer et de le glorifier?

«C'est ainsi, poursuit l'hymne sacré, que les sages, méditant dans leur cœur et dans leur entendement, ont expliqué le passage du néant à l'être; mais Lui, Dieu, quelle autre source put-il avoir que lui-même? Lui seul peut savoir si cela est ainsi, ou si cela est autrement.»

XXIII

Un autre de ces hymnes complète lyriquement cette définition par un cri répété de foi et de reconnaissance au Dieu unique créateur, et conservateur des êtres connus.

«Il naissait à peine de lui-même et déjà il était le seul maître des mondes créés par lui; il remplit le ciel et la terre: à quel autre Dieu offrirons-nous l'holocauste?

«Le monde ne respire et ne voit qu'en lui: à quel autre Dieu offrirons-nous l'holocauste?

«À lui appartiennent ces sommets inaccessibles de montagnes blanchies, ce firmament, cet Océan sans limites avec tous ses flots; à lui l'espace où il étend ses deux bras sans toucher les bords: à quel autre Dieu offrirons-nous l'holocauste?

«C'est lui que le ciel et la terre, soutenus par son esprit, frémissent du désir de voir, quand le soleil dans sa splendeur surgit à l'orient: à quel autre Dieu offrirons-nous l'holocauste?

«C'est lui qui parmi tous les dieux secondaires (incarnations de ses attributs) a toujours été le vrai Dieu, le Dieu suprême: à quel autre offrirons-nous l'holocauste?...»

Cette litanie sublime des perfections et des droits divins du Dieu créateur se poursuit de strophe en strophe avec l'accent d'un Te Deum de l'âme, ivre de joie d'avoir entrevu son auteur.

XXIV

La création de l'homme n'est pas célébrée dans un autre hymne avec moins de métaphysique et moins de poésie pleine de symbole.

«Dieu pensa; il se dit: Voilà les mondes! Je vais créer maintenant les hôtes de ces mondes. Il créa un être revêtu d'un corps; il le vit; et la bouche de cet être s'ouvrit comme un œuf brisé; de sa bouche sortit la parole, de la parole sortit le feu; les narines s'ouvrirent, et des narines sortit le souffle, et du souffle sortit l'air qui se dilate et se répand partout; les yeux s'ouvrirent, et des yeux jaillit la lumière, et de cette lumière fut produit le soleil; les oreilles se sculptèrent, et des oreilles naquit le son qui donne le sentiment du loin et du près (des distances); la peau s'étendit, et de cet épiderme étendu naquit la chevelure, de cette chevelure de l'homme naquit la chevelure de la terre, les arbres et les plantes! etc., etc.»

On voit qu'en sens inverse du matérialisme moderne, qui fait naître l'intelligence des sensations brutales de la matière douée d'organes, le spiritualisme déjà raffiné des sages de l'Inde fait naître les phénomènes matériels de l'intelligence.

Et ces hymnes sacrés des Védas se chantaient dans l'Inde on ne sait combien de siècles avant la religion des Brahmanes, et la religion des Brahmanes avait été remplacée par celle de Bouddha, et celle de Bouddha était déjà vieillie du temps de la conquête d'Alexandre, c'est-à-dire trois cent vingt-six ans avant Jésus-Christ. Qu'on juge par là de cette prétendue barbarie des âges primitifs que les philosophes de la perfectibilité indéfinie affirment, en balbutiant encore eux-mêmes des doctrines infiniment moins sublimes que ces échos lointains du berceau du monde.

Non, en présence de tels monuments, nous ne croyons point avec eux que l'homme ait commencé dans la fange et dans la nuit, mais nous croyons avec l'Inde qu'il a commencé dans la perfection relative et dans la lumière de ce qu'on appelle un Éden. Nous croyons que les reflets de cet Éden et de cette lumière ont resplendi longtemps sur son âme, avec plus de lueurs d'une révélation primitive que dans des âges plus distants de son berceau; nous croyons que cette révélation primitive date de la création, que Dieu est contemporain de l'âme qu'il créa pour l'entrevoir et pour l'adorer, et que s'il y a une plus éclatante effusion de la lumière, c'est à l'aurore du genre humain, et non dans le crépuscule de sa caducité, qu'il faut la chercher.

XXV

La grandeur, la sainteté, la divinité de l'esprit humain sont les caractères dominants de cette philosophie dans la littérature sacrée et primitive de l'Inde. On y respire je ne sais quel souffle à la fois saint, tendre et triste, qui semble avoir traversé plus récemment un Éden refermé sur l'homme. Cette poésie donne l'extase comme l'opium qui croît dans les plaines du Gange. Je me souviens toujours du saint vertige qui me saisit la première fois que des fragments de cette poésie sanscrite tombèrent sous mes yeux. Voilà en quels termes je dépeignis alors moi-même mes impressions.

XXVI

«Cette extase, disais-je, est comparable à celle que nous avons éprouvée quelquefois nous-même, en tombant par hasard sur une de ces pages mutilées des livres sacrés de l'Inde, où la pensée de l'homme s'élève si haut, parle si divinement, que cette pensée semble se confondre dans une sorte d'éther intellectuel avec le rayonnement et avec la parole même de Dieu, de ce Dieu qu'elle cherche, qu'elle atteint, qu'elle entrevoit enfin au fond de la nature et du ciel, en jetant un cri de voluptueuse joie et de délicieuse possession du souverain Être.

«Ces demi-pages sont si belles que, s'il y en avait beaucoup de cette nature, elles dégoûteraient l'homme qui les lit de vivre de la vie des sens; elles suspendraient le battement du pouls dans ses artères, elles lui donneraient l'impatience de l'infini, la passion de mourir pour se trouver plus tôt dans ces régions indescriptibles où l'on entend de tels accents dans de telles ivresses, où l'intelligence bornée se précipite et se conjoint à l'intelligence infinie dans ce murmure extatique des lèvres, puis dans ce silence de l'amour qui est l'anéantissement de tout désir dans la possession de l'Être infini, infiniment adoré et infiniment possédé.

«Les deux plus fortes impressions littéraires de ce genre furent produites en moi par la lecture de ces pages mystérieuses de l'Inde, vraisemblablement déchirées de quelques livres surhumains, et emportées par le vent des siècles du sommet de l'Himalaya jusqu'à nous.

XXVII

«La première fois, j'étais seul dans une petite chambre haute et nue d'une maison de campagne inhabitée, où les maîtres en s'en allant avaient laissé quelques feuilles volantes de brochures et de journaux littéraires éparses et livrées aux rats sur le plancher. L'aurore se levait au loin sur une longue lisière de forêts monotones et sombres que j'apercevais en m'éveillant par ma fenêtre ouverte, à cause de la chaleur d'été. Les rayons presque horizontaux du soleil glissaient sur mon lit; les hirondelles entraient avec eux, et battaient joyeusement les vitres de leurs ailes. Le vent frais du matin, en tourbillonnant doucement dans la tout, faisait bruire les feuilles de livres et de journaux sur les carreaux de brique comme des gazouillements d'idées qui se réveillent dans l'esprit.

«Ce bruit attira mon attention. Je n'ai jamais pu voir une page écrite sans éprouver la passion de la lire. Je ramassai quelques feuilles à demi rongées des traductions des hymnes indiens. Ces fragments étaient l'œuvre d'un de ces hommes qui consacrent toute leur existence et tout leur génie dans ce monde à regarder et à sonder d'autres mondes. Il se nomme le baron d'Eckstein, philosophe, poëte, publiciste, orientaliste; c'est un brahme d'Occident, méconnu des siens, vivant dans un siècle, pensant dans un autre.

XXVIII

«Je lisais dans mon lit, le coude appuyé sur l'oreiller, dans cette voluptueuse nonchalance de corps et d'esprit d'un homme indifférent aux bruits d'une maison étrangère, qu'aucun souci n'attend au réveil, et qui peut user les heures de la matinée sans les compter sous le marteau de l'horloge lointaine qui les sonne aux laboureurs. Tout à coup je tombai sur un fragment de trente ou quarante lignes qui étincelèrent à mes yeux comme si ces lignes avaient été écrites, non avec le pinceau du poëte trempé dans l'encre, mais avec la poussière de diamants et avec les couleurs de feu des rayons que le soleil levant étendait sur la page; ce fragment était un éblouissement de l'âme mystique, appelant, cherchant, trouvant, embrassant son Dieu à travers l'intelligence, la vertu, le martyre et la mort, dans l'ineffable élan de la raison, de la poésie, de l'extase. L'accent était profond comme l'infini, les mots transparents comme l'éther limpide, les images parlantes et répercussives de l'objet comme le miroir des mers et des cieux, le sentiment jaillissant comme un flot de l'éternité, émanation de chaleur et de lumière qui s'échappe du soleil sans jamais tarir son foyer, une illumination de l'infini par les girandoles des astres sur l'autel de Dieu.

XXIX

«Je lus, je relus, je relirais encore... Je jetai des cris, je fermai les yeux, je m'anéantis d'admiration dans mon silence. J'éprouvai un de ces instincts d'acte extérieur que l'homme sincère avec soi-même éprouve rarement quand il est seul, et que rien de théâtral ne se mêle à la candide simplicité de ses impressions. Je sentis comme si une main pesante m'avait précipité hors de mon lit par la force d'une impulsion physique. J'en descendis en sursaut, les pieds nus, le livre à la main, les genoux tremblants; je sentis le besoin irréfléchi de lire cette page dans l'attitude de l'adoration et de la prière, comme si le livre eût été trop saint et trop beau pour être lu debout, assis ou couché; je m'agenouillai devant la fenêtre au soleil levant, d'où jaillissait moins de splendeur que de la page; je relus lentement et religieusement les lignes. Je ne pleurai pas, parce que j'ai les larmes rares à l'enthousiasme comme à la douleur, mais je remerciai Dieu à haute voix, en me relevant, d'appartenir à une race de créatures capables de concevoir de si claires notions de sa divinité, et de les exprimer dans une si divine expression.»

Si le poëte inconnu qui avait écrit ces lignes quelques milliers d'années avant ma naissance, assistait, comme je n'en doute pas, du fond de sa béatitude glorieuse, à cette lecture et à cette impression de sa parole écrite, prolongée de si loin et de si haut à travers les âges, que ne devait-il pas penser en voyant ce jeune homme ignorant et inconnu dans une tourelle en ruine, au milieu des forêts de la Gaule, s'éveillant, s'agenouillant, et s'enivrant, à quatre mille ans de distance, de ce Verbe éternel et répercuté qui vit autant que l'âme, et qui d'un mot soulève les autres âmes de la terre au ciel!

Voilà la littérature du genre humain!

XXX

Mais la douceur envers l'homme et envers toute la nature est le second caractère divin de la philosophie et de la littérature indiennes. Je veux vous redire aussi un des effets de cette littérature sur mon âme.

«Un jour j'avais emporté à la chasse un volume anglais de traductions du sanscrit; c'est la langue sacrée des Indes.

«Un chevreuil innocent et heureux bondissait de joie dans les serpolets trempés de rosée sur la lisière d'un bois. Je l'apercevais de temps en temps par-dessus les tiges de bruyères, dressant les oreilles, frappant de la corne, flairant le rayon, réchauffant au soleil levant sa tiède fourrure, broutant les jeunes pousses, jouissant de sa solitude et de sa sécurité.

«J'étais fils de chasseur. J'avais passé mes jeunes années avec les garde-chasses, les curés de village, et les gentilshommes de campagne qui découplaient leurs meutes avec celles de mon père. Je n'avais jamais réfléchi encore à ce brutal instinct de l'homme qui se fait de la mort un amusement, et qui prive de la vie, sans nécessité, sans justice, sans pitié et sans droit, des animaux qui auraient sur lui le même droit de chasse et de mort, s'ils étaient aussi insensibles, aussi armés et aussi féroces dans leur plaisir que lui. Mon chien quêtait; mon fusil était sous ma main; je tenais le chevreuil au bout du canon.

«J'éprouvais bien un certain remords, une certaine hésitation à trancher du coup une telle vie, une telle joie, une telle innocence dans un être qui ne m'avait jamais fait de mal, qui savourait la même lumière, la même rosée, la même volupté matinale que moi, être créé par la même Providence, doué peut-être à un degré différent de la même sensibilité et de la même pensée que moi-même, enlacé peut-être des mêmes liens d'affection et de parenté que moi dans sa forêt; cherchant son frère, attendu par sa mère, espéré par sa compagne, bramé par ses petits. Mais l'instinct machinal de l'habitude l'emporta sur la nature, qui répugnait au meurtre. Le coup partit. Le chevreuil tomba, l'épaule cassée par la balle, bondissant en vain dans sa douleur sur l'herbe rougie de son sang.

XXXI

«Quand la fumée du coup fut dissipée, je m'approchai en pâlissant et en frémissant de mon crime. Le pauvre et charmant animal n'était pas mort. Il me regardait, la tête couchée sur l'herbe, avec des yeux où nageaient des larmes. Je n'oublierai jamais ce regard auquel l'étonnement, la douleur, la mort inattendue semblaient donner des profondeurs humaines de sentiment, aussi intelligibles que des paroles; car l'œil a son langage, surtout quand il s'éteint.

«Ce regard me disait clairement, avec un déchirant reproche de ma cruauté gratuite: «Qui es-tu? Je ne te connais pas, je ne t'ai jamais offensé. Je t'aurais aimé peut-être; pourquoi m'as-tu frappé à mort? Pourquoi m'as-tu ravi ma part de ciel, de lumière, d'air, de jeunesse, de joie, de vie? Que vont devenir ma mère, mes frères, ma compagne, mes petits qui m'attendent dans le fourré, et qui ne reverront que ces touffes de mon poil disséminé par le coup de feu, et ces gouttes de sang sur la bruyère? N'y a-t-il pas là-haut un vengeur pour moi ou un juge pour toi? Et cependant je t'accuse, mais je te pardonne; il n'y a pas de colère dans mes yeux, tant ma nature est douce, même contre mon assassin. Il n'y a que de l'étonnement, de la douleur, des larmes.»

«Voilà littéralement ce que me disait le regard du chevreuil blessé. Je le comprenais, et je m'accusais comme s'il avait parlé avec la voix. «Achève-moi,» semblait-il me dire encore par la plainte de ses yeux et par les inutiles frémissements de ses membres.

«J'aurais voulu le guérir à tout prix; mais je repris le fusil par pitié, et, en détournant la tête, je terminai son agonie du second coup. Je rejetai alors le fusil avec horreur loin de moi, et cette fois, je l'avoue, je pleurai. Mon chien lui-même parut attendri; il ne flaira pas le sang, il ne remua pas du museau le cadavre, il se coucha triste à côté de moi. Nous restâmes tous les trois dans le silence, comme dans le deuil de la même mort.

«C'était l'heure de midi. J'attendis que le vieux berger qui ramène les moutons à l'étable pendant les heures brûlantes repassât avec son troupeau sur la lisière du bois, pour lui faire emporter le chevreuil à la maison. En attendant, je tirai de ma poche un volume de ces restes des poëmes épiques de l'Inde, et je m'efforçai de me distraire par la lecture. Vain effort! la page s'ouvrit sur une de ces merveilleuses allégories poétiques dans lesquelles la poésie sacrée des Hindous incarne ses dogmes d'universelle charité. On croit y sentir, dans l'amour et dans le respect de l'homme pour tout ce qui a vie et sentiment, quelque chose de la charité de Dieu lui-même pour sa création animée ou inanimée.

«Le poëte racontait l'ascension graduelle d'un héros, d'épreuve en épreuve, jusqu'au ciel, par les gradins ardus de l'Himalaya. À mesure que la route devient plus longue, plus pénible et plus glaciale, le héros est abandonné de lassitude par ceux qui l'ont le plus aimé sur terre, qui ont d'abord tenté de le suivre, mais qui, rebutés de ses infortunes, retournent en arrière, ou succombent à ses pieds sur les sommets de glace et de neige dans son ascension. Parents, amis, frères, amante même, finissent par se lasser de dévouement ou par s'épuiser de forces. Son chien seul, plus fidèle et plus inséparable de lui que l'amitié et que l'amour, suit en haletant les traces de son maître pour mourir à ses pieds ou pour triompher avec lui.

«Le héros arrive enfin aux portes du ciel. Elles s'ouvrent pour lui, mais elles se referment devant l'animal. L'homme alors, pénétré d'une justice sublime et d'une abnégation qui s'élève jusqu'à l'immolation de soi-même, refuse d'entrer dans le séjour de la félicité divine, si son chien, compagnon de ses peines et de ses mérites, n'y entre pas avec lui. Les dieux, attendris de ce sacrifice de générosité, laissent entrer l'animal avec l'homme, et le ciel se referme sur tous les deux. J'ai noté ce fragment de charité universelle, et je le citerai bientôt dans ces archives des beautés de l'esprit humain.

XXXII

«Cette lecture me fit comprendre et sentir, mieux que la lecture même des dogmes religieux de l'Inde, la beauté, la vérité, la sainteté de cette doctrine, qui interdit aux hommes, non-seulement le meurtre sans nécessité absolue, mais même le mépris des animaux, ces compagnons et ces hôtes de notre habitation terrestre, hôtes dont nous devons compte à notre Père commun, comme des êtres supérieurs d'intelligence et de force doivent compte des êtres inférieurs qui leur sont soumis. J'admirai, j'adorai cette parenté universelle des êtres, cette fraternité de la vie entre tout ce qui respire, entre tout ce qui sent, entre tout ce qui aime ici-bas dans la mesure de son intelligence et de sa destinée. Je conclus que le poëte indien était le sage, et que j'étais l'ignorant et le barbare d'une civilisation qui avait perdu tant de chemin sur la route de l'amour, ou qui n'y était pas encore arrivée. Je pressentis que l'homme de l'Occident y arriverait un jour.

«Je renonçai pour jamais à ce brutal plaisir du meurtre, à ce despotisme cruel du chasseur qui enlève sans nécessité, sans droit, sans pitié, l'existence à des êtres auxquels il ne peut pas la rendre. Je me jurai à moi-même de ne jamais retrancher par caprice une heure de soleil à ces hôtes des bois ou à ces oiseaux du ciel qui savourent comme nous la courte joie de la lumière, et la conscience plus ou moins vague de l'existence sous le même rayon.

«Ils appartiennent à Dieu, me dis-je; Dieu m'a fait leur ami et non leur tyran. La vie, quelle qu'elle soit, est trop sainte pour en faire ce jouet et ce mépris que notre incomplète civilisation nous permet d'en faire impunément devant les lois, mais que le Créateur ne nous permettra pas d'avoir fait impunément devant sa justice.»

De ce jour je n'ai plus tué. Le livre, en commentant si pathétiquement la nature, m'avait convaincu de mon crime. L'Inde m'avait révélé une plus large charité de l'esprit humain, la charité envers la nature entière. C'est le sceau de toute cette littérature indienne: l'humanité! L'humanité s'y agrandit aux proportions de l'amour divin du Créateur pour l'universalité de ses ouvrages.

Une telle littérature atteste, par son existence à cette époque reculée du monde, une de ces deux choses: ou bien une révélation primitive dont les perfections étaient encore présentes à la mémoire de l'homme, ou bien une maturité consommée d'âge et de raison qui portait déjà ses fruits de sagesse et de sainteté dans la philosophie et dans la poésie de la prodigieuse vieillesse d'une telle race humaine.

XXXIII

Aussi, avant d'entrer dans l'appréciation des œuvres purement poétiques de l'Inde, laissez-moi vous donner brièvement un avant-goût de sa philosophie et de ses notions morales sur Dieu, sur l'âme, sur l'homme, sur les rapports de l'homme avec Dieu et de l'homme avec l'homme; vous verrez si de telles notions, chantées en vers ou rédigées en dogmes et en codes, sont un indice de cette prétendue barbarie primitive que les philosophes de la perfectibilité indéfinie et continue attribuent à cette enfance du monde.

Je puise cet exemple dans le Bagavagita, épisode du poëme sacré du Mahabarata, selon MM. Hastings et Wilkins, ses premiers traducteurs.

«La scène est un champ de bataille. Un des combattants, le héros Arjoùn, à l'aspect de ses parents, de ses amis, de ses compatriotes, qu'il faut frapper dans cette guerre civile, sent défaillir en lui son cœur, et préfère recevoir la mort au malheur de la donner. Le demi-dieu Krisna, qui combat à côté d'Arjoùn, mais qui combat avec l'impassibilité divine, gourmande le héros de sa faiblesse. Un dialogue sublime, semblable à ceux de Platon, s'établit entre eux pendant que les deux armées opposées se reposent un instant du meurtre.

XXXIV

—«Que crains-tu?» dit le demi-dieu ou le maître à son élève Arjoùn; «le sage ne s'afflige jamais ni pour les morts ni pour les vivants. J'ai existé de toute éternité, toi aussi, et nous ne pouvons jamais cesser d'exister. Nous nous transformons, mais ce n'est pas mourir; l'âme, dans ces transformations successives, éprouve l'enfance, la jeunesse, la vieillesse, comme nous les éprouvons ici-bas. Celui qui est ferme dans cette foi ne se trouble plus en rien. Ce sont nos organes matériels et passagers qui nous donnent ici ces sensations du chaud et du froid, du plaisir ou de la douleur; mais ces choses n'existent pas en elles-mêmes. Apprends que celui par qui toutes choses ont été créées est incorruptible, immuable, inaltérable, et que rien ne peut détruire ou modifier ce qui n'est pas susceptible de destruction. L'âme qui habite ces corps sur lesquels tu pleures est incorruptible, impérissable, incompréhensible comme son auteur. L'âme ne peut ni tuer ni être tuée: de même que l'homme rejette ses vieux vêtements, en revêt de neufs, de même l'âme, ayant dépouillé sa vieille forme, en prend une nouvelle. Le fer ne peut la diviser, ni le feu la brûler, ni l'eau la corrompre, ni l'air l'altérer... Mais, soit que tu penses qu'elle meurt avec le corps, soit que tu la croies, comme moi, éternelle, ne t'afflige pas: toutes les choses qui ont un commencement ont une fin, et les choses sujettes à la mort doivent avoir un régénérateur. L'état précédent des êtres est inconnu, leur état actuel est visible, leur état futur est un mystère. Ne consulte pas tes vaines opinions ou tes vaines terreurs; ne consulte que ta conscience et ton devoir, qui te commandent de mourir pour tes frères et pour la cause de ton peuple. Peu importe l'événement, que tu sois vaincu ou vainqueur: la vertu est dans l'acte, et non dans ce qui résulte de l'acte. Celui-là seul est véritablement sage et sanctifié qui a renoncé à tout fruit temporel de ses actes; il est délivré des liens de la matière; il vit déjà dans les régions de l'immuable félicité!»

XXXV

—«Et à quel signe,» lui demande son élève et son interlocuteur Arjoùn, «distinguerai-je cet homme sage et divinisé qui est déjà absorbé, vivant, dans la contemplation des choses immuables? Où demeure-t-il? Comment peut-il vivre et agir encore ici-bas?»

—«Écoute,» répond le maître divin, «celui-là est affermi dans la sainteté et dans la lumière qui balaye son cœur de tout autre désir que la contemplation de Dieu et de soi-même, qui ne se réjouit ou ne s'attriste ni de ce qu'on appelle bien ni de ce qu'on appelle mal terrestre; celui-là est affermi dans la sainteté et dans la vérité qui peut replier en Dieu tous ses désirs, comme la tortue replie à volonté tous ses membres sous son écaille. L'homme affamé ne pense qu'aux aliments qui peuvent rassasier sa faim, mais l'homme sage oublie la faim elle-même, pour se nourrir seulement de son Dieu!

«L'insensé dominé par ses passions ne rêve que dans la nuit du temps, où toutes les choses dorment dans les songes; le sage ou saint ne veille que dans le jour de l'éternité, où toutes les choses veillent; et quand il meurt au monde, il est absorbé dans la nature incorporelle de Dieu!

«Mais ce dépouillement de la forme infirme et mortelle,» poursuit le philosophe divin, «ne peut s'accomplir dans l'inaction. Ce monde plein de travaux a été créé pour d'autres devoirs encore que la contemplation passive de la Divinité. Abandonne donc, ô mon fils, tout motif personnel, et accomplis tes devoirs par le seul amour du bien.»

XXXVI

Voilà pour la piété. Écoutez maintenant pour la charité: «Servez-vous les uns les autres, et vous parviendrez à la félicité. Celui qui ne prépare ses aliments que pour lui mange le pain du péché. Tout être qui a vie est produit par le pain qu'il mange; le pain est produit par la pluie; la pluie est produite par la prière qui l'implore; la prière est produite par les bonnes œuvres; les bonnes œuvres sont produites et données à l'homme par Brahma (nom de Dieu).

«Moi-même,» poursuit le demi-dieu Krisna dans sa leçon à son disciple, «moi-même je pratique les bonnes œuvres; et cependant, par ma nature divine, je n'ai rien à faire, rien à désirer pour moi-même dans les trois parties (les trois continents connus du globe alors), et cependant je vis dans l'accomplissement des devoirs moraux. Si je n'accomplissais pas exactement ces devoirs, tous les hommes suivraient bientôt mon exemple, ce monde abandonnerait son devoir; je serais la cause de la production du mal, j'éloignerais les hommes du droit chemin. De même que l'ignorant remplit les devoirs de la vie dans l'espoir d'un salaire, de même le sage parfait doit les remplir sans motif personnel d'intérêt, mais pour le bien; et le bien, il le fait pour Dieu! Voilà le sage. Ceux qui atteignent cette doctrine seront sauvés par leurs œuvres, les autres seront retardés.»

XXXVII

«Mais par qui, ô Krisna,» demande le disciple, «les hommes sont-ils poussés à commettre le mal?»

«Apprends,» répond le maître, «qu'il y a une concupiscence ou un désir mauvais, fille du principe charnel, pleine de péchés, et sans cesse agissant en nous, dont le monde est enveloppé comme la flamme est enveloppée par la fumée, le fer par la rouille; c'est dans les sens, dans le cœur, dans l'intelligence pervertie, qu'il se plaît à travailler l'homme et à engourdir son âme. Applique-toi à le vaincre dans tes passions domptées.

«On admire vos organes matériels, mais l'âme est bien plus admirable: l'âme est au-dessus de l'intelligence; mais qui est au-dessus de l'âme? Combats ton ennemi, qui prend en toi la forme du désir!»

XXXVIII

«Où va l'homme après sa mort?» demande le disciple. «Le bien va au bien, et le mal au mal,» répond le maître; «mais l'homme ne cesse pas d'exister sous d'autres formes jusqu'à ce qu'il soit régénéré tout entier dans le bien.»

Puis le dieu se définit lui-même par la voix inspirée et extatique du maître surnaturel.

«Des hommes d'une vie rigide et laborieuse,» dit-il, «viennent devant moi humblement prosternés, sans cesse glorifiant mon nom, et constamment occupés à mon service. D'autres me servent en m'adorant, moi dont la face est tournée de tous côtés: ils m'adorent avec le culte de la sagesse, uniquement, distinctement, sous diverses formes. Je suis le sacrifice; je suis le culte; je suis l'encens; je suis l'invocation; je suis les cérémonies qu'on fait aux mânes des ancêtres; je suis les offrandes; je suis le père et la mère de ce monde, l'aïeul et le conservateur. Je suis le seul saint digne d'être connu. Je suis le consolateur, le créateur, le témoin, l'immuable, l'asile et l'ami. Je suis la génération et la dissolution, le lieu où résident toutes choses, et l'inépuisable semence de toute la nature. Je suis la clarté du soleil, et je suis la pluie. Je suis Celui qui tire les êtres du néant et qui les y fait rentrer. Je suis la mort et l'immortalité. Je suis l'être!

«Regarde ce monde comme un lieu de passage triste et court, et sers-moi uniquement; le reste est néant! Je pardonne au pécheur quand il revient à moi, et je purifie le souillé! Je suis dans ceux qui me servent et m'adorent en vérité, et ils sont dans moi... Si celui qui a mal agi revient à moi et me sert, il est aussi justifié que le juste!... Unis ton âme à moi, et regarde-moi comme ton asile, et tu entreras en moi!...»

XXXIX

Ici le dialogue suspendu est repris par le disciple; il fait une magnifique profession de foi au Dieu unique et suprême, dont tous les autres dieux secondaires, êtres purement symboliques, ne sont que les satellites obéissants. C'est le Te Deum de l'universalité divine; la parole y luit comme le feu.

Le dieu lui répond par l'énumération des millions de formes sous lesquelles il se manifeste à la nature dans ses créations et dans sa providence. Enfin le maître se transfigure entièrement en esprit, et foudroie le disciple anéanti dans sa divinité; puis il reprend sa forme humaine douce et souriante, et l'instruit des devoirs du culte et de la morale.

«Celui-là est chéri de moi, dit-il, dont le cœur, libre de toute haine, répand sa charité sur toute la nature animée ou inanimée; qui ne craint point les hommes, et que les hommes ne craignent point; qui ne désire rien pour lui, tout pour ses frères; qui est le même dans la gloire ou dans l'humiliation, dans le chaud et dans le froid, dans la peine et dans le plaisir; qui s'élève par le détachement au-dessus des vicissitudes de la courte vie d'ici-bas, pour chercher le seul Brahma (Dieu), le souverain principe de toutes choses.

«Or, sais-tu ce que c'est que ce divin secret dont la connaissance te conduira à l'immortalité? C'est Celui qui n'a ni commencement ni fin, et qui ne peut être appelé ni la vie ni la mort, car il est au-dessus et en dehors de la mort et de la vie! Il est tout mains et tout pieds, il est tout visage, toute tête, tout œil, tout oreille. Milieu de tous les mondes, il les remplit de son étendue; n'ayant lui-même aucun organe, il est le résumé de toutes les facultés des organes; sans être incorporé dans rien, il contient tout, et sans aucune qualité des choses il participe souverainement à toutes les qualités. Il est le dedans et le dehors, le mobile et l'immobile de la nature; par l'imperceptibilité de ses parties dans ce que nous appelons l'infiniment petit, il échappe à la vue; il est loin, et cependant il est présent; il est indivisible, et cependant il est divisé en toutes choses; il est ce qui détruit et ce qui produit; il est la lumière, mais il n'est pas les ténèbres» (nette protestation contre le panthéisme dont ces doctrines sont accusées);» il est la sagesse, l'objet et la fin de toute sagesse!

«Celui qui me connaît ainsi par ce que je suis entre dans ma nature et s'y divinise.

«Toutes choses animées ou inanimées sont produites par l'union des deux principes, la matière et l'esprit.

«Quand tu vois toutes les différentes espèces d'êtres qui sont dans la nature comprises dans un seul être, de qui elles émanent et se répandent au dehors, alors tu conçois Dieu!

«Ceux qui, par les yeux de la sagesse, aperçoivent que le corps et l'esprit sont distincts, et qu'il y a pour l'homme une séparation finale qui l'émancipe de la nature animale, ceux-là entrent par l'intelligence dans l'état des êtres.»

Vous voyez que cette sublime philosophie, comme la philosophie du christianisme, ne place pas la perfectibilité indéfinie dans ce monde des sens et de la mort, mais dans le monde supérieur de l'âme et de l'immortalité!

XL

Le dialogue suivant explique la théorie du bien pour le bien, du renoncement complet au fruit de la bonne action, de la vertu pour elle-même, des sacrifices. On croit lire Fénelon dans ses plus pieuses extases de l'amour de Dieu pour Dieu seul.

«Écoute, et retiens maintenant mes dernières paroles,» dit en finissant le maître; «ce sont les plus mystérieuses; je vais te les dire pour ton bonheur, parce que tu es mon bien-aimé...»

Il résume en peu de mots toute cette doctrine au disciple, et lui recommande de ne la révéler qu'à ceux qui l'aiment.

«Et maintenant,» ajoute le maître divin, «as-tu écouté avec attention? et le nuage de ton esprit, qui ne vient que d'ignorance, est-il dissipé?»

«Il est dissipé,» répond le disciple, «et j'ai retrouvé à ta voix l'entendement. Je serai ferme maintenant dans la foi, et je vais agir conformément à ce que je crois.»

«Et c'est ainsi,» chante alors le poëte, «que je fus témoin et auditeur du miraculeux entretien entre le fils de Vaaseda et le magnanime fils de Pandoa, et que j'ai obtenu la faveur d'entendre cette suprême et divine doctrine, telle qu'elle a été révélée par Krisna lui-même, le dieu de la foi. Plus je repasse dans mon esprit ce saint et merveilleux dialogue de Krisna et d'Arjoùn, plus mon cœur est dilaté par une joie surnaturelle. En quelque lieu que soit Krisna, le dieu de la foi; en quelque lieu que soit Arjoùn, le puissant lanceur de flèches, là se trouvent certainement la vérité, la fortune, la victoire et la vertu!»

Y a-t-il rien dans ce langage et dans ces doctrines théologiques et morales, datant de quatre mille six cents ans, qui atteste la prétendue barbarie et la grossière superstition que certains philosophes ont besoin d'attribuer au vieux monde pour motiver leur orgueilleux système? N'y sent-on pas, au contraire, ou la sagesse d'un âge déjà très-avancé en foi et en vertu, ou le reflet encore tiède et lumineux d'une révélation primitive mal effacée de la mémoire des hommes? Ne dirait-on pas, à la lecture de ces lignes, qu'une racine pleine de la séve morale du christianisme futur végétait dans les flancs de l'Himalaya?

Avant de feuilleter avec vous la littérature de l'Inde primitive, il fallait vous donner une idée de la philosophie religieuse de ces peuples, car avant de parler il faut penser.

Passons aux poëmes de cette littérature. Ses poëmes sont tout à la fois son histoire en poésie et sa théologie en actions.

POST-SCRIPTUM.

Un admirable écrivain qui vient d'adresser à mon nom, dans la Presse, un hymne à l'amitié déguisé sous la forme d'une critique, me reproche d'avoir désespéré du monde, d'avoir découragé l'esprit humain de sa sainte aspiration au progrès, d'avoir exhumé, dans une lecture de l'Imitation et ailleurs, ce qu'il appelle les miasmes méphitiques du moyen âge, d'avoir désossé l'homme de ses forces et de sa virilité, en lui enlevant les mirages, selon nous très-dangereux, d'un progrès indéfini et continu sur ce petit globe.

Nous lui répondrons incessamment entre deux Entretiens littéraires, ou même dans un des Entretiens littéraires que nous publions; car M. Pelletan, qui parle comme Platon, a le droit de rêver comme lui de beaux rêves. Mais nous, hélas!... il y a longtemps que nous sommes réveillé!... Nous croyons plus beau et plus viril de regarder en face le malheur sacré de notre condition humaine que de le nier ou d'en assoupir en nous le sentiment avec de l'opium. Ce suc de pavots, quelque bien apprêté qu'il soit, et M. Pelletan l'apprête en grand poëte, n'est bon qu'à donner les délires de la perfectibilité indéfinie et de la félicité sans limites sur une terre qui ne fut, qui n'est et qui ne sera jamais qu'un sépulcre blanchi entre deux mystères!

Du progrès local, relatif et borné, oui! Du progrès indéfini et continu, non! Rien n'est illimité dans notre petite espèce, bornée à un éclair de durée, à un atome d'espace, à une pincée de poussière. De l'utopie avec les idées, passe encore; mais de l'utopie avec la nature! Oh! les éléments mêmes se moqueraient de nous. Ce genre d'utopie me rappelle les fossoyeurs d'Hamlet, qui jouent aux osselets dans leur cimetière avec les crânes vides et déterrés des morts. Respectons nos belles destinées futures là-haut, mais ici respectons au moins notre néant!

Un historien dont l'érudition nourrit le bon sens, et dont le bon sens se relève quand il le faut jusqu'à la poésie, ce bon sens transcendant de l'imagination, M. Thierry, nous fournit une frappante et pathétique image de cette condition transitoire des civilisations humaines. M. Pelletan aime les images, et il a raison: dire n'est rien, peindre est tout en fait de style; les images sont les gravures de l'idée; ce qui n'est pas représenté n'est pas dit. Voici l'image de M. Thierry:

«Tu te souviens peut-être, ô roi,» dit un chef saxon à son prince, «de ce qui arrive quelquefois dans les jours d'hiver quand tu es assis à table avec tes capitaines, qu'un bon feu brille dans le foyer, que la salle est chaude, mais qu'il pleut, qu'il neige et qu'il gèle au dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la salle à tire-d'aile, entrant par une porte, sortant par l'autre: l'instant de ce trajet est plein de douceur pour lui, il ne sent plus ni pluie, ni vent, ni frimas; mais cet instant est fugitif, l'oiseau disparaît en un clin d'œil, et de l'hiver il repasse dans l'hiver! Telle me semble la vie des hommes sur cette terre, et sa durée d'un moment, comparée à la longueur du temps qui la précède et qui la suit: de l'hiver il repasse dans l'hiver

L'air extérieur, la pluie, la neige, le vent, les frimas, c'est la condition de l'homme; la salle chaude et abritée, c'est le progrès; l'oiseau, c'est la civilisation qui traverse un moment cette douce température, mais qui, hélas! ne s'y repose pas longtemps, et qui, poursuivie par l'instabilité humaine, repasse de l'hiver dans l'hiver.

Jetons du bois dans le foyer, et prions Dieu que la lumière et la chaleur durent, dirai-je à M. Pelletan; mais ne flattons pas le pauvre oiseau qui passe, et ne croyons à l'éternité de rien ici-bas, pas même de nos songes!

Lamartine.
Paris, le 20 mars 1856.

IVe ENTRETIEN.

Nous vous avons esquissé une première idée de la philosophie sacrée de l'Inde. Entrons dans la poésie; c'est encore sa philosophie.

Mais, avant de vous donner quelques fragments de ces immenses poëmes épiques de l'Inde primitive récemment découverts, un mot sur ce qu'on entend par la poésie.

J'ai souvent entendu demander: Qu'est-ce que la poésie? Autant vaudrait dire, selon moi: Qu'est-ce que la nature? Qu'est-ce que l'homme?

On ne définit rien, et cette impuissance à rien définir est précisément la suprême beauté de toute chose indéfinissable.

Laissons donc le grammairien ou le théoricien définir, s'il le peut, la poésie; quant à nous, disons simplement le vrai mot: mystère du langage.

La poésie, comme nous la concevons, n'est en effet rien de ce qu'ils disent; elle n'est ni le rhythme, ni la rime, ni le chant, ni l'image, ni la couleur, ni la figure ou la métaphore dans le style; elle n'est même pas le vers; elle est tout cela dans la forme, bien qu'elle soit aussi tout entière sans forme; mais elle est autre chose encore que tout cela: elle est la poésie.

II

Il y a dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles, une partie usuelle, vulgaire, triviale, quoique nécessaire, qui correspond plus spécialement à la nature terrestre, quotidienne, et en quelque sorte domestique, de notre existence ici-bas. Il y a aussi dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles, une partie éthérée, insaisissable, transcendante, et pour ainsi dire atmosphérique, qui semble correspondre plus spécialement à la nature divine de notre être.

L'homme, par un instinct occulte, mais universel, semble avoir senti, dès le commencement des temps, le besoin d'exprimer dans un langage différent ces choses différentes. Placé lui-même, pour les sentir et les exprimer, sur les limites de ces deux natures humaines et divines qui se touchent et se confondent en lui, l'homme n'a pas eu longtemps le même langage pour exprimer l'humain et le divin des choses. La prose et la poésie se sont partagé sa langue, comme elles se partagent la création. L'homme a parlé des choses humaines; il a chanté les choses divines. La prose a eu la terre et tout ce qui s'y rapporte; la poésie a eu le ciel et tout ce qui dépasse, dans l'impression des choses terrestres, l'humanité. En un mot, la prose a été le langage de la raison, la poésie a été le langage de l'enthousiasme ou de l'homme élevé par la sensation, la passion, la pensée, à sa plus haute puissance de sentir et d'exprimer. La poésie est la divinité du langage.

III

Voulez-vous une preuve de cette distinction puisée dans le fait et non dans la théorie? Observez, depuis l'origine des littératures, ce qui a été le partage de la prose, ce qui a été le domaine de la poésie.

Dans toutes les langues, l'homme a parlé et écrit en prose des choses nécessaires à la vie physique ou sociale: domesticité, agriculture, politique, éloquence, histoire, sciences naturelles, économie publique, correspondance épistolaire, conversation, mémoires, polémique, voyages, théories philosophiques, affaires publiques, affaires privées, tout ce qui est purement du domaine de la raison ou de l'utilité a été dévolu sans délibération à la prose.

Dans toutes les langues, au contraire, l'homme a chanté généralement en vers la nature, le firmament, les dieux, la piété, l'amour, cette autre piété des sens et de l'âme, les fables, les prodiges, les héros, les faits ou les aventures imaginaires, les odes, les hymnes, les poëmes enfin, c'est-à-dire tout ce qui est d'un degré ou de cent degrés au-dessus de l'exercice purement usuel et rationnel de la pensée.

Le verbe familier s'est fait prose; le verbe transcendant s'est incarné dans les vers. L'un a discouru, l'autre a chanté.

Pourquoi cette différence dans ces modes divers de l'expression humaine? Qui est-ce qui a enseigné ou imposé à l'humanité qu'il fallait parler en prose ces choses, et chanter en vers celles-là? Personne. Le maître de tout, l'instituteur et le législateur des formes et de l'expression humaine n'est autre que l'instinct, cette révélation sourde, mais impérieuse et pour ainsi dire fatale, de la nature dans notre être et dans tous les êtres. Analysons-nous nous-mêmes:

IV

L'homme sensitif et pensant est un instrument sonore de sensations, de sentiments et d'idées. Chaque corde de cet instrument, monté par le Créateur, éprouve une vibration et rend un son proportionné à l'émotion que la nature sensible de l'homme imprime à son cœur ou à son esprit, par la commotion plus ou moins forte qu'il reçoit des choses extérieures ou intérieures.

À l'exception de l'extrême douleur, qui brise les cordes de l'instrument et qui leur arrache un cri inarticulé, cri qui n'est ni prose ni vers, ni chant ni parole, mais un déchirement convulsif du cœur qui éclate, l'homme se sert, pour exprimer son émotion, d'un langage simple, habituel et tempéré comme elle.

Quand l'émotion, au contraire, est extrême, exaltée, infinie; quand l'imagination de l'homme se tend, et vibre en lui jusqu'à l'enthousiasme; quand la passion réelle ou imaginaire l'exalte; quand l'image du beau dans la nature ou dans la pensée le fascine; quand l'amour, la plus mélodieuse des passions en nous, parce qu'elle est la plus rêveuse, lui fait imaginer, peindre, invoquer, adorer, regretter, pleurer ce qu'il aime; quand la piété l'enlève à ses sens et lui fait entrevoir, à travers le lointain des cieux, la beauté suprême, l'amour infini, la source et la fin de son âme, Dieu! et quand la contemplation extatique de l'Être des êtres lui fait oublier le monde des temps pour le monde de l'éternité; enfin quand, dans ses heures de loisir ici-bas, il se détache, sur l'aile de son imagination, du monde réel pour s'égarer dans le monde idéal, comme un vaisseau qui laisse jouer le vent dans sa voilure et qui dérive insensiblement du rivage sur la grande mer; quand il se donne l'ineffable et dangereuse volupté des songes aux yeux ouverts, ces berceurs de l'homme éveillé, alors les impressions de l'instrument humain sont si fortes, si profondes, si pieuses, si infinies dans leurs vibrations, si rêveuses, si supérieures à ses impressions ordinaires, que l'homme cherche naturellement pour les exprimer un langage plus pénétrant, plus harmonieux, plus sensible, plus imagé, plus crié, plus chanté que sa langue habituelle, et qu'il invente le vers, ce chant de l'âme, comme la musique invente la mélodie, ce chant de l'oreille; comme la peinture invente la couleur, ce chant des yeux; comme la sculpture invente les contours, ce chant des formes; car chaque art chante pour un de nos sens, quand l'enthousiasme, qui n'est que l'émotion à sa suprême puissance, saisit l'artiste. L'art des arts, la poésie seule, chante pour tous les sens à la fois et pour l'âme, pour l'âme, centre divin et immortel de tous les sens.

Donc, à une impression transcendante un mode transcendant d'exprimer cette impression. Voilà, selon nous, toute l'origine et toute l'explication du vers, cette transcendance de l'expression, ce verbe du beau, non dans la pensée seulement, mais dans le sentiment et dans l'imagination.

V

Mais comment l'homme discernera-t-il, nous dit-on encore, ce qui doit être parlé ou ce qui doit être chanté dans les sensations ou dans les sentiments qui l'émeuvent?

Nous répondons encore par le même mot: mystère.

L'homme n'a pas besoin de le discerner, il le sent. Ce qui est poésie dans la nature physique ou morale, et ce qui n'est pas poésie, se fait reconnaître à des caractères que l'homme ne saurait définir avec précision, mais qu'il sent au premier regard et à la première impression, si la nature l'a fait poëte ou simplement poétique.

Ainsi, prenez pour exemple la nature inanimée, le paysage:

Voilà une plaine immense, cultivée, fertile, couverte d'épis ou de prairies, grenier de l'homme; mais cette plaine n'est ni sillonnée par un fleuve, ni bordée par des collines, ni penchée vers la mer, et ses horizons monotones se confondent avec le ciel bas et terne qui l'enveloppe. Certes, c'est un spectacle agréable au laboureur et consolant pour l'économiste, qui calcule combien de milliers d'hommes et d'animaux seront nourris après la moisson par le pain ou par l'herbe fauchés sur ces sillons. Mais vous traverseriez pendant des jours et des mois une plaine de cette fécondité et de ce niveau, sans qu'un atome de poésie sortît pour les yeux ou pour l'âme de ce grenier de l'homme.

Où est la poésie dans tout cela? J'y vois bien la richesse, j'y vois bien l'utile; mais le beau, mais l'impression, mais le sentiment, mais l'enthousiasme, où sont-ils? Il n'y a peut-être d'autre poésie à recueillir sur cette immense étendue de choses utiles que la plus inutile de toutes ces choses, le vol soudain et effarouché d'une alouette fouettée du vent, qui s'élève tout à coup de cet océan d'épis jaunes, pour aller chanter on ne sait quel petit hymne de vie dans le ciel, et qui redescend après avoir donné cette joie à l'oreille de ses petits, cachés dans le chaume; ou bien le cri strident du grillon qui cuit au soleil sur la terre aride; ou le bruissement sec et métallique des pailles d'épis frôlées par la brise folle les unes contre les autres, et qui interrompent de temps en temps, par un ondoiement de mer, le silence mélancolique de l'étendue.

VI

Or, pourquoi la plaine est-elle prosaïque, et pourquoi l'alouette, le grillon, la brise dans les épis sont-ils poétiques? Qui pourrait le dire?

Peut-être parce que l'alouette présente le contraste d'un peu de joie au milieu de cette monotonie de tristesse, et d'un peu d'amour maternel au-dessus de son nid, cette délicieuse réminiscence de nos mères?

Peut-être parce que le grillon nous rappelle le désert aride de Syrie, où le cri du même insecte anime seul au loin la route silencieuse du chameau sur les sables brûlés de la terre?

Peut-être parce que ce bruissement et cet ondoiement d'épis mûrs sous la brise folle nous transportent, par l'analogie de leur bruit, sur les vagues ridées de l'Océan, au pied du mât où frissonne ainsi la toile?

Et pourquoi ces trois petits phénomènes et ces trois petites images sont-elles à nos yeux la seule poésie de ce vaste espace? Parce que de ces trois phénomènes et de ces trois images il sort pour nous une émotion, et que de cette immense plaine d'épis il ne sort que de la richesse.

Ce n'est donc pas l'utile qui constitue la poésie, c'est le beau. L'épi est utile, mais l'alouette vit, le grillon chante, la brise pleure, le cœur sympathise, la mémoire se souvient, l'image surgit, l'émotion naît; avec l'émotion naît la poésie dans l'âme. Vous pouvez chanter l'alouette, le grillon, la brise dans le chaume; je vous défie de chanter le champ de blé, la meule de gerbes, le sac de froment: cela se compte, cela ne se chante pas. L'instrument humain n'a point d'écho pour le chiffre.

VII

Mais vous approchez des Alpes; les neiges violettes de leurs cimes dentelées se découpent le soir sur le firmament, profond comme une mer; l'étoile s'y laisse entrevoir au crépuscule comme une voile émergeant sur l'océan de l'espace infini; les grandes ombres glissent de pente en pente sur les flancs des rochers noircis de sapins; des chaumières, isolées et suspendues à des promontoires comme des nids d'aigles, fument du foyer de famille du soir, et leur fumée bleue se fond en spirales légères dans l'éther; le lac limpide, dont l'ombre ternit déjà la moitié, réfléchit dans l'autre moitié les neiges renversées et le soleil couchant dans son miroir; quelques voiles glissent sur sa surface, les barques sont chargées de branchages coupés de châtaigniers, dont les feuilles trempent pour la dernière fois dans l'onde; on n'entend que les coups cadencés des rames qui rapprochent le batelier du petit cap où la femme et les enfants du pêcheur l'attendent au seuil de sa maison; ses filets y sèchent sur la grève; un air de flûte, un mugissement de génisse dans les prés, interrompent par moments le silence de la vallée; le crépuscule s'éteint, la barque touche au rivage, les feux brillent çà et là à travers les vitraux des chaumières; on n'entend plus que le clapotement alternatif des flots endormis du lac, et de temps en temps le retentissement sourd d'une avalanche de neige dont la fumée blanche rejaillit au-dessus des sapins; des milliers d'étoiles, maintenant visibles, flottent comme des fleurs aquatiques de nénuphars bleus sur les lames; le firmament semble ouvrir tous ses yeux pour admirer ce bassin de montagnes; l'âme quitte la terre, elle se sent à la hauteur et à la proportion de l'infini; elle ose s'approcher de son Créateur, presque visible dans cette transparence du firmament nocturne; elle pense à ceux qu'elle a connus, aimés, perdus ici-bas, et qu'elle espère, avec la certitude de l'amour, rejoindre bientôt dans la vallée éternelle: elle s'émeut, elle s'attriste, elle se console, elle se réjouit; elle croit parce qu'elle voit; elle prie, elle adore, elle se fond comme la fumée bleue des chalets, comme la poussière de la cascade, comme le bruissement du sable sous le flot, comme la lueur de ces étoiles dans l'éther; elle participe à la divinité du spectacle.

Voilà la poésie du paysage! Je vous défie de parler, en face de ces merveilles, le langage vulgaire. Chantez alors, car vous êtes ému autant que les fibres de l'instrument peuvent être émues sans briser les cordes. La poésie est née en vous, elle vous inonde, elle vous submerge, elle vous étouffe; l'hymne ou l'extase naissent sur vos lèvres, le silence ou le vers sont seuls à la mesure de vos émotions!

Voilà une des poésies de la terre! Nous ne finirions pas, si nous les énumérions en parcourant les scènes diurnes ou nocturnes de notre séjour terrestre. Tout ce qui a son émotion a sa poésie. Tout ce qui a sa poésie demande à être exprimé dans une langue supérieure à la langue usuelle, expression des choses ordinaires.

VIII

Mais la mer? La mer, soit que nous voguions sur ses lames, soit que nous contemplions sa surface du haut des falaises, a mille fois plus de poésie que la terre et les montagnes. Pourquoi? nous dit-on souvent. Nous répondons en deux mots: Parce qu'elle a plus d'émotion pour nos yeux, pour notre pensée, pour notre âme. Un livre entier ne suffirait pas à les énumérer et à les définir toutes. Disons les principales.

D'abord, la mer est l'élément mobile; sa mobilité semble lui donner avec le mouvement la vie, la passion, la colère, l'apaisement d'une âme tantôt calme, tantôt agitée. Ce mouvement et cette instabilité produisent en nous une première impression de plaisir ou de terreur.—Émotion!

Ensuite, la mer est transparente; elle ressemble au firmament ou à l'éther, qui répercutent la lumière de l'astre du jour ou des étoiles de la nuit; elle se transfigure sans fin comme le caméléon par ses couleurs changeantes, roulant tantôt la lumière, tantôt la nuit dans ses vagues.—Émotion!

Elle est immense, et elle imprime par son étendue sans limite une idée de grandeur démesurée qui fait penser à l'infini.—Émotion!

Ses vagues, quand elles lèchent sans bruit la grève de sable humide, rappellent la respiration douce du sommeil d'un enfant sur le sein de sa mère.—Émotion!

Quand elle écume, au lever d'un jour d'été, sous la brise folle, et que le goëland, renversé comme un oiseau blessé, trempe une de ses ailes dans la poussière de cette écume, la mer rappelle les bouillonnements harmonieux de l'onde qui commence à frissonner sur le feu.—Émotion!

Quand elle s'accumule en montagnes humides sous le vent lourd d'automne, et qu'elle s'écroule avec des contre-coups retentissants sur le sol creux des caps avancés, elle rappelle les mugissements de la foudre dans les nuages et les tremblements de la terre qui déracinent les cités.—Émotion!

Si un navire en perdition apparaît et disparaît tour à tour sur la cime ou dans la profondeur de ses lames, on pense aux périls des hommes embarqués sur ce bâtiment, on voit d'avance les cadavres que le flot roulera le lendemain sur la grève, et que les femmes et les mères des naufragés viendront découvrir sous les algues, tremblant de reconnaître un époux, un père ou un fils.—Émotion!

Si une voile dérive par un jour serein du port, on pense aux rivages lointains et inconnus où cette voile ira aborder, après avoir traversé pendant des jours sans nombre ce désert des lames; ces terres étrangères se lèvent dans l'imagination avec les mystères de climat, de nature, de végétation, d'hommes sauvages ou civilisés qui les habitent; on s'y figure une autre terre, d'autres soleils, d'autres hommes, d'autres destinées.—Émotion!

Si une flotte dont on attend le retour montre, au coucher du soleil, les étages successifs de ses voiles surgissant une à une, comme un troupeau de moutons qui monte une colline au-dessus de la courbe de l'horizon, on songe aux canons qui ont grondé dans ses bordées, aux vaisseaux qui ont sombré sous les boulets des ennemis, aux morts et aux blessés qui ont jonché ses ponts sous la mitraille; toutes les images de la guerre, de la mort pour la patrie, de la gloire et du deuil, assiègent la pensée.—Émotion!

Si la mer est peuplée de barques de pêcheurs comme un village flottant, on songe à la joie des chaumières qui attendent le soir le fruit du travail du jour, on voit sur la côte s'allumer une à une les lampes des phares, étoiles terrestres des matelots.—Émotion!

Si la mer est vide, on songe à l'espace qu'aucun compas ne circonscrit, domaine incommensurable du vent qui laboure ses vagues pour on ne sait quelle moisson de vie ou de mort.—Émotion!

Si l'œil cherche à sonder le lit murmurant de ces vagues, on songe à la profondeur des abîmes qu'elles recouvrent, aux monstres qui bondissent, ou rampent, ou nagent dans les mystères de ce monde des eaux.—Émotion!

Enfin, si on calcule par la pensée l'incalculable ondulation de ces vagues succédant aux vagues qui battent depuis le commencement du monde, de leur flux et de leur reflux, les falaises dont les granits pulvérisés sont devenus un sable impalpable à ces frôlements de l'eau, on s'égare dans la supputation des siècles et on a quelque sentiment de l'éternité.—Émotion!

IX

Toutes ces émotions éparses ou réunies forment pour l'homme la poésie de la mer; elles finissent par donner au contemplateur le vertige de tant d'impressions. Il s'assoit sur le rivage élevé des mers, comme dit Homère, et il demeure seul, immobile et muet, à regarder et à écouter les flots; et s'il essaye, en présence d'un tel spectacle, de se parler à lui-même, il cherche involontairement une langue qui lui rappelle la grandeur, la profondeur, la mobilité, le sommeil, le réveil, la colère, le mugissement, la cadence de l'élément dont son âme, à force d'émotions montées de l'abîme à ses sens, contracte un moment l'infini. L'homme ne parle plus alors; il s'exclame, il gémit, il pleure, il s'exalte, il frissonne, il jouit, il tremble, il s'anéantit, il se prosterne, il adore, il prie; il chante le Te Deum de la grandeur de Dieu et de la petitesse de l'homme, et son chant prend instinctivement la symétrie, la sonorité, la majesté, la chute et la rechute des vagues. Ses vers se façonnent et s'harmonisent sur la succession et sur l'alternation des ondes par le rhythme, c'est-à-dire par la mesure musicale des mots. Mais le cœur de l'homme lui-même n'est-il pas un organe rhythmé?....

X

Si nous parcourions ainsi successivement tous les phénomènes du monde visible ou du monde social, nous trouverions partout des éléments sans nombre de poésie cachés aux profanes dans toute la nature, comme le feu dans le caillou. Tout est poétique à qui sait voir et sentir. Ce n'est pas la poésie qui manque à l'œuvre de Dieu, c'est le poëte, c'est-à-dire c'est l'interprète, le traducteur de la création.

Mais que serait-ce si nous parcourions la gamme entière de l'âme humaine depuis l'enfance jusqu'à la caducité, depuis l'ignorance jusqu'à la science, depuis l'indifférence jusqu'à la passion, pour y décerner d'un coup d'œil ce qui est du domaine de la poésie de ce qui est du domaine de la prose? Nous trouverions partout que c'est l'émotion qui est la mesure de la poésie dans l'homme; que l'amour est plus poétique que l'indifférence; que la douleur est plus poétique que le bonheur; que la piété est plus poétique que l'athéisme; que la vérité est plus poétique que le mensonge; et qu'enfin la vertu, soit que vous la considériez dans l'homme public qui se dévoue à sa patrie, soit que vous la considériez dans l'homme privé qui se dévoue à sa famille, soit que vous la considériez dans l'humble femme qui se fait servante des hospices du pauvre et qui se dévoue à Dieu dans l'être souffrant, vous trouveriez partout, disons-nous, que la vertu est plus poétique que l'égoïsme ou le vice, parce que la vertu est au fond la plus forte comme la plus divine des émotions.

XI

Voilà pourquoi les vrais poëtes chantent la vérité et la vertu, pendant que les poëtes inférieurs chantent les sophismes et le vice. Ces poëtes du vice sont de mauvais musiciens qui ne connaissent pas leur instrument. Ils touchent la corde fausse et courte, au lieu de la corde vraie et éternelle. Ils se trompent même pour leur gloire. À talent égal, le son que rend l'émotion du bien et du beau est mille fois plus intime et plus sonore que le son tiré des passions légères ou mauvaises de l'homme; plus il y a de Dieu dans une poésie, plus il y a de poésie, car la poésie suprême c'est Dieu. On a dit: Le grand architecte des mondes; on pouvait dire: Le grand poëte des univers!

XII

Si maintenant on nous interroge sur cette forme de la poésie qu'on appelle le vers, nous répondrons franchement que cette forme du vers, du rhythme, de la mesure, de la cadence, de la rime ou de la consonnance de certains sons pareils à la fin de la ligne cadencée, nous semble très-indifférente à la poésie, à l'époque avancée et véritablement intellectuelle des peuples modernes.

Nous dirons plus: bien que nous ayons écrit nous-même une partie de notre faible poésie sous cette forme, par imitation et par habitude, nous avouerons que le rhythme, la mesure, la cadence, la rime surtout, nous ont toujours paru une puérilité, et presque une dérogation à la dignité de la vraie poésie.

N'est-il pas puéril en effet, n'est-ce pas un peu jeu d'enfant, que cette condition arbitraire et humiliante de la prosodie des peuples consiste à faire marcher l'expression de sa pensée sur des syllabes tour à tour brèves et longues, comme une danseuse de ballets qui fait deux petits pas, puis un grand, sur ses planches? N'est-il pas puéril que la poésie consiste à couper son sentiment dans toute sa fougue en deux hémistiches d'égale dimension, comme si les vibrations de l'âme étaient parallèles, et que la passion, l'amour, l'adoration, l'enthousiasme dussent être coupés par la césure, comme l'archet du chef d'orchestre coupe l'air en deux pour l'exécutant? Enfin, comme si la pensée ne pouvait s'élancer de la terre au ciel à moins d'attacher sous le nom de rime à chacun de ses vers deux consonnances métalliques, comme la bayadère de l'Inde attache deux grelots à ses pieds pour entrer et pour adorer dans le temple?

En vérité, quand l'homme est arrivé à l'horizon sérieux de la vie par les années et par la réflexion, il ne peut s'empêcher d'éprouver une certaine honte de lui-même et un certain mépris de ce qu'on appelle si improprement encore les conditions de la poésie. Quoi! la poésie ou l'émotion par le beau, la poésie, cette essence des choses contenue dans une certaine proportion en toute chose créée par Dieu, la poésie cessera d'être ce qu'elle est, parce que le poëte doué de ce sens sublime, l'émotion par le beau, ne consentira pas à ravaler ce sens intellectuel à une puérile symétrie et à une vaine consonnance de sonorité? Il faudrait rougir du nom de poëte, le plus beau des noms de l'homme dans la région des âmes.

XIII

Nous concevons le vers, à l'origine des littératures, quand l'intelligence pure était moins dégagée des sens.

L'homme est composé de sens et d'esprit. La sensualité et l'intellectualité de son être devaient s'associer à un certain degré dans son langage poétique. La partie sensuelle ou musicale de ce langage poétique devait peut-être prédominer alors sur la partie intellectuelle et immatérielle de la pensée. Le son pouvait prévaloir sur le sens.

Ce fut l'époque où la sensualité populaire inventa les rhythmes, les cadences, les intercadences, les césures, les nombres, les hémistiches, les strophes, les rimes. L'habitude de n'entendre ou de ne lire jamais la poésie que dans ces formes sonores et symétriques fit confondre la poésie avec le vers, la liqueur avec le vase, la matière avec le moule. De là ce préjugé qui nous domine encore; mais il est à demi vaincu. La poésie arrivée à son âge viril dépouille ces langes de sa puérilité.

XIV

Parmi les grands écrivains poëtes, les uns par impuissance, les autres par dédain, se sont dispensés avec bonheur de la forme des vers; ils n'en ont pas moins inondé l'âme de poésie. Platon, Tacite, Fénelon, Bossuet, Buffon, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, madame de Staël, madame Sand en France, une foule d'autres en Allemagne et en Angleterre, ont écrit des pages aussi émouvantes, aussi harmonieuses et aussi colorées que les poëtes versificateurs de nos temps et des temps antérieurs. On peut même affirmer sans scandale qu'il y a plus de véritable poésie dans leur prose qu'il n'y en a dans nos vers, parce qu'il y a plus de liberté. La difficulté vaincue, qui n'est plaisir que pour les esprits plus géomètres qu'enthousiastes, n'est pas plaisir pour l'ignorant. La masse des lecteurs ne s'inquiète pas de l'effort, mais de l'effet; la foule veut sentir, et non s'étonner: de là le discrédit croissant du vers et de la rime, qui ne nous semblent plus que des jeux de plume ou d'oreille. De là aussi ce blasphème inintelligent de Pascal, qui, confondant le rimeur et le poëte, osait écrire «qu'un poëte était à ses yeux aussi méprisable qu'un joueur de boule.» Mot vrai, s'il s'appliquait à l'assembleur de mètres et de rimes; mot absurde et blasphématoire du chef-d'œuvre de Dieu, s'il s'appliquait au vrai poëte, c'est-à-dire à celui qui achève la création en la contemplant, en l'animant et en l'exprimant.

XV

Un mot maintenant sur ce qu'on appelle les différents genres de poésie d'école.

Ce n'est pas le genre en ceci qui décerne la primauté, c'est le génie. Cependant ou peut, si l'on veut, classer les genres de poésie par leur nature. Moins il y aura de sensualisme dans le poëte, plus le poëte sera véritablement spiritualiste, c'est-à-dire surhumain.

Ainsi, les premiers des poëtes sont évidemment les lyriques, c'est-à-dire ceux qui chantent, parce que leur poésie est plus spiritualiste que celle des autres poëtes, et parce qu'elle s'adresse exclusivement à la plus haute des facultés humaines: l'enthousiasme.

Après eux, et d'après le même principe de plus ou moins pure spiritualité dans l'œuvre, viennent les poëtes épiques, c'est-à-dire les poëtes qui racontent, parce que leurs poëmes s'adressent principalement à une faculté secondaire de l'esprit humain: l'intérêt pour les aventures de la vie héroïque ou nationale.

Puis viennent en troisième ordre, et toujours d'après le même principe de la plus ou moins pure intellectualité de l'œuvre, les poëtes dramatiques, c'est-à-dire ceux qui représentent dans leur poésie, à l'aide de personnages parlant et agissant sur la scène, les péripéties de la vie humaine, publique ou privée.

Pourquoi ce genre de poésie, qui comparaît le plus souvent sur nos théâtres devant le peuple, est-il inférieur aux deux autres? Parce qu'il s'adresse spécialement aux deux facultés inférieures de l'esprit humain: la curiosité et la passion.

Pourquoi encore? Parce qu'il est celui de tous ces genres de poésie qui se suffit le moins à lui-même, qui vit le moins de sa propre substance, et qui emprunte le plus de secours matériels aux autres arts pour produire son effet sur les hommes.

Il faut au poëte dramatique, pour émouvoir de toute sa puissance le cœur humain, un théâtre, une scène, des décorations, des musiciens, des peintres, des acteurs, des costumes, des gestes, des paroles, des larmes feintes, des déclamations, des cris simulés, du sang imaginaire, mille moyens étrangers à la poésie elle-même. Il ne faut au poëte lyrique ou au poëte épique qu'une goutte d'encre au bout d'un roseau ou d'une plume pour tracer, évoquer, immortaliser sur un papyrus ou sur une page, l'enthousiasme, l'intérêt, la prière, les larmes éternelles du genre humain.

XVI

Nous savons bien, nous le répétons encore, qu'en dehors de cette supériorité ou de cette infériorité relative des genres dans la poésie, il y a la supériorité ou l'infériorité des poëtes, qui dément souvent cette classification par la souveraine exception du talent; que tel poëte épique, comme Homère, par exemple, est égal ou supérieur à tel poëte lyrique, comme Orphée; que tel poëte dramatique, comme Shakspeare, par exemple, dépasse tous les poëtes épiques des temps modernes, et contient, dans son océan personnel de facultés poétiques, l'hymne, l'ode, le récit, le drame, la tragédie, la comédie, l'élégie, tout ce qui vibre, tout ce qui pense, tout ce qui chante, tout ce qui agit, tout ce qui pleure, tout ce qui rit dans le cœur de l'homme aux prises avec la nature.

J'ai tort d'avoir écrit tout ce qui rit, car le rire n'est pas du domaine de la poésie telle qu'elle doit être entendue. Même quand on rit en vers, non-seulement le rire n'est jamais poétique, mais encore il est l'opposé de toute poésie, car il est l'inverse de tout enthousiasme et de toute beauté. Le rire est une des mauvaises facultés de notre espèce; c'est l'expression du dénigrement, de la moquerie, de la vanité cachée, et d'une maligne satisfaction de nous-mêmes en surprenant nos semblables en flagrant délit de ridicule. Le rire est amusant, mais il n'est pas sain. Les grands comiques peuvent avoir le génie de l'infirmité humaine; ils peuvent être de grands peintres, ils ne sont jamais des poëtes, si ce n'est par hasard dans l'expression. Le rire est la dernière des facultés de l'homme. L'envie rit, la malignité rit, l'ironie rit, le mépris rit, la foule rit dans ses mauvais jours; jamais la bonté, jamais la pitié, jamais l'amour, jamais la piété, jamais la charité, jamais la vertu, jamais le génie, jamais le dévouement, jamais la sagesse. Malheur au peuple athénien qui riait de tout, même de ses gloires et de ses malheurs!

Passez-moi cette imprécation contre le rire en poésie. On ne rit pas au ciel. Satan seul rit quand l'homme tombe. Le beau et le saint sont sérieux. Il s'agit du beau.

XVII

Un mot maintenant sur nos divisions dans ce livre.

Le titre et la forme d'entretien que nous avons donnés à ce Cours familier de littérature universelle, disent assez d'eux-mêmes que nous ne procéderons pas toujours méthodiquement dans cet inventaire des œuvres intellectuelles de l'homme; mais que, pour éviter la monotonie, la satiété et l'ennui, ces fléaux de l'étude, nous passerons quelquefois d'un siècle à l'autre, d'un homme à l'autre, d'un livre à l'autre, avec la logique secrète des analogies, mais aussi avec la liberté de la conversation. L'ordre des matières, qui est le fil dans le labyrinthe, n'en sera toutefois brisé qu'en apparence pour l'ouvrage tout entier; car nous aurons soin de ne point entre-croiser, dans le même entretien, des sujets appartenant à des temps, à des nations, à des auteurs différents, ce qui jetterait la confusion dans l'ouvrage, mais de consacrer chaque entretien tout entier ou plusieurs entretiens à un seul et même sujet; nous placerons en tête ou en marge de chacun des entretiens l'époque à laquelle il se rapporte, en sorte qu'à la fin du Cours chacun des lecteurs pourra, en faisant relier ensemble les livraisons, rétablir sans peine l'ordre chronologique, interverti un moment pour la liberté et pour l'agrément de la conversation littéraire.

XVIII

Un sujet aussi vaste que l'inventaire de toutes les littératures comporte essentiellement quelques-unes de ces grandes divisions qui sont la distribution de la lumière entre les différentes parties d'un même sujet.

Notre procédé, à cet égard, ne sera pas celui de la science systématique et arbitraire qui divise par genres; il sera celui de la nature, qui procède par succession de temps et qui divise par époques.

La division par genres, bien qu'elle puisse être employée dans une certaine mesure et comme subdivision dans nos études, a l'inconvénient d'être plus spécieuse que vraie et plus convenue que réelle; car les genres ne sont jamais ni si distincts, ni si séparés, ni même si démarqués que le disent les auteurs de ces classifications artificielles. Les genres se confondent à chaque instant dans le même ouvrage et sous la plume du même écrivain. N'y a-t-il pas, en effet, de la religion dans la philosophie, de la philosophie dans l'histoire, du drame dans le récit, du récit dans le drame, de la poésie dans l'éloquence, de l'éloquence dans la poésie? Quelle main assez minutieuse et assez sûre peut faire ce triage et cette répartition de genres, de manière à en faire la base absolue d'une classification méthodique des œuvres littéraires de l'esprit humain? On se tromperait à chaque instant, et en voulant tout diviser on aurait tout confondu.

Nous diviserons donc, comme la nature, par générations de génie ou par époques.

Pour éviter la dissémination d'attention qu'un trop grand nombre d'époques jetterait dans la mémoire et dans l'esprit, nous ne diviserons la littérature du genre humain qu'en quatre grandes époques:

L'époque primitive ou orientale, indienne, chinoise, égyptienne, arabe, hébraïque;

L'époque gréco-latine, commençant à Homère et finissant au christianisme;

L'époque intermédiaire, décadence, barbarie, renaissance, commençant à la chute de l'empire romain, finissant à la naissance de Dante à Florence, époque dans laquelle l'Italie joue le plus grand rôle, et qu'on pourrait appeler l'époque italienne;

Enfin l'époque moderne, commençant au quinzième siècle, se caractérisant en Italie, en France, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, et se poursuivant avec des phases diverses d'ascendance ou de décadence jusqu'à nos jours.

Ainsi, l'époque primitive,

L'époque gréco-latine,

L'époque intermédiaire (ou l'interrègne des lettres),

L'époque moderne,

voilà nos jalons. En ne les perdant pas de vue dans les différentes excursions que nous allons faire ensemble à travers les œuvres de l'esprit humain, nous saurons toujours où nous sommes, et nous pourrons pressentir peut-être où nous allons.

XIX

ÉPOQUE PRIMITIVE.

LES INDES, LA CHINE, LES ÉGYPTIENS, LES HÉBREUX.

Parlons d'abord des Indes poétiques.

Le grand rideau qui nous cachait tout un monde, s'est déchiré sur l'antique Orient à deux époques récentes. Le rideau qui nous dérobait la Chine, ses religions, sa philosophie, son histoire, sa prodigieuse civilisation à peine soupçonnée des Grecs et des Romains, comme une de ces planètes lointaines dont les astronomes aperçoivent, à travers des distances infinies, quelques lueurs. Les Portugais et les Vénitiens furent les Christophes Colombs qui découvrirent à l'Europe ce nouveau monde. Les missionnaires jésuites du siècle de Louis XIV furent ceux qui l'explorèrent, et qui nous en rapportèrent fidèlement alors les merveilles dans des travaux qui ne seront jamais surpassés.

Le rideau enfin qui nous cachait les Indes, rideau qui s'est déchiré plus récemment, qui se déchire de jour en jour davantage par la main des savants anglais, depuis le jour où les armes de l'Angleterre ont accompli cette conquête des Indes, rêvée seulement et à peine ébauchée par Alexandre. Chaque jour nous apporte, depuis ce jour, de nouvelles lumières, de nouvelles langues, de nouveaux monuments de cette région, berceau des philosophies, des poésies, des histoires; véritable Éden des littératures antiques retrouvées au pied de l'Himalaya, aux bords du Gange et de l'Indus.

Comme l'hiéroglyphe et le papyrus de l'Égypte, les monuments et ces langues mystérieuses qui contiennent un secret dans chaque mot, ne nous ont pas tout dit encore; écoutons d'abord, néanmoins, ce qu'elles nous ont dit déjà de plus antique, de plus saint et de plus beau. Nous conjecturerons librement le reste. Des foules de traducteurs studieux, acharnés à l'intelligence des livres indiens, sanscrits, comme des ouvriers à la fouille des sphinx dans le désert du Nil, ne nous laissent plus manquer de texte pour nos études sur la littérature des Indes. Nous avons parlé déjà des Védas.

XX

«La poésie mystique de l'Inde,» nous écrit un de ces savants orientalistes qui a percé un des premiers pour l'Allemagne et pour la France les ténèbres de la langue sanscrite (le baron d'Eckstein), «la poésie mystique a pour texte habituel l'amour passionné et extatique de l'âme pour son créateur. Cet amour, le plus éthéré et le plus saint que l'homme puisse sentir, s'y exprime par les images sensuelles du Cantique des cantiques, mais avec une candeur d'expression que l'hébreu lui-même n'atteint pas. On y sent la nudité innocente de l'homme et de la femme dans la pureté sans tache et sans ombre d'un autre Éden.» Nos mœurs, qui ne comportent plus cette naïveté de l'âme pour qui tout est sain, m'interdisent de reproduire ici ces extases de la littérature sacrée de l'Inde.

La littérature morale de l'Inde se compose, selon le même critique, de formules et de maximes qui, sous une forme brève et sentencieuse, renferment les préceptes moraux les plus épurés. Jamais la conscience du genre humain n'écrivit avec plus d'autorité et d'évidence ces lois inspirées de Dieu, qui sont le code inné de l'être créé pour vivre de justice, de dévouement et de vertu en société.

«C'est la sagesse biblique des patriarches conçue dans une forme brève, et exprimée dans un rhythme grave par une image frappante et simple qui s'imprime comme l'empreinte d'un cachet dans la mémoire. Cette poésie morale de l'Inde,» ajoute le critique, «aurait pour nous quelque chose d'analogue aux Pensées de Pascal: une grande expérience de la vie se manifeste dans ces résumés de la sagesse de l'Inde; cette sagesse a quelquefois des sourires de vieillard sur les lèvres; elle n'a jamais d'ironie.»

XXI

Les lois étaient écrites ainsi en langage rhythmé, pour favoriser l'exercice de la mémoire.

Des dialogues explicatifs du sens de ces lois et des dogmes de la religion sont un des plus admirables monuments de cette littérature. On croit y entendre des Platons du Gange discourant avec leurs disciples. Les plus remarquables de ces dialogues sont intitulés en effet d'un titre qui signifie «les Séances, c'est-à-dire: Cours de sagesse dans lesquels les disciples sont assis aux pieds du maître et écoutent sa parole

D'autres fragments moraux, contenus dans les immenses poëmes indiens, s'appellent le Chant du Seigneur ou du Très-Haut. Le philosophe, devenu poëte pour s'attirer l'imagination du peuple, chante la Loi de la délivrance de l'âme, ou de son émancipation des liens de la matière.

Ces poëmes gigantesques de deux cent mille vers sont les pyramides d'Égypte de la littérature. On les mesure avec une mystérieuse terreur; on n'en devine pas bien la destination; ils ne sont pas de la main d'un seul homme; chaque siècle semble y avoir apporté sa pierre. Ce sont des épopées moitié divines, moitié humaines de ces théologies successives de l'Inde; les traditions populaires, les mystères sacerdotaux, et aussi les histoires nationales, y sont fondus et chantés dans une poésie tantôt héroïque, tantôt sacrée. Les fables célestes et les conquêtes des héros y sont entre-coupées par des épisodes mystiques ou romanesques qui les font ressembler à une Bible poétique, où les législations de Moïse et les mystères de Jéhovah seraient entremêlés des contes les plus merveilleux de l'imagination arabe ou persane.

Ce sont des épisodes surtout, épisodes vastes comme des poëmes, qui ont été traduits, depuis la conquête des Indes, par les érudits, en anglais, en allemand, et quelques-uns en français.

XXII

Après la poésie qui chante, ou lyrique, après la poésie qui pense, ou philosophique, la poésie qui raconte, ou la poésie épique, est le chef-d'œuvre de l'esprit humain. Plusieurs des plus grandes races humaines, appelées nations, n'ont laissé pour trace de leur passage sur la terre qu'un poëme épique. C'est assez pour une mémoire éternelle. Un poëme épique résume un monde tout entier.

L'Inde en a deux. Ces poëmes, nous le répétons, ne sont pas d'une seule main. C'est le peuple qui semble s'être élevé à lui-même, de siècle en siècle, ces prodigieux monuments, comme ces temples d'Athènes ou de Rome auxquels chaque génération ajoutait une assise de plus. Ces deux poëmes, sortis d'océans de souvenirs dans lesquels venaient se recueillir et se conserver les traditions religieuses, héroïques, nationales, populaires de l'Inde, sont le Mahabarata et le Ramayana.

De même que l'Iliade et l'Odyssée, ces deux épopées du monde grec, furent évidemment des chants populaires et des traditions confuses des peuples helléniques, avant d'être recueillies, coordonnées et divinement chantées par Homère, de même les poëmes épiques de l'Inde, le Ramayana et le Mahabarata, furent primitivement des récits héroïques et des systèmes religieux réunis, combinés, chantés par les derniers poëtes, auteurs de ces poëmes.

Quelle que soit la fécondité de la pensée, l'imagination d'un homme ne suffirait pas à la création de ces multitudes de fables sacrées ou récits populaires. Un poëte épique n'est au fond qu'un historien qui chante, au lieu d'écrire. Pour qu'une nation écoute et retienne ces récits chantés, il faut que ce qu'on lui chante soit déjà accepté comme un fonds de vérité dans ses traditions. De tels poëmes ne sont jamais pour un peuple que les archives illustrées de ses croyances, de ses mœurs, de ses événements nationaux, ou tout au moins de ses fables théogoniques. C'est là le caractère des grandes épopées indiennes.

XXIII

Le Ramayana est surtout un poëme symbolique. On y reconnaît la source où la mythologie grecque puisa, en l'altérant, la fable de Proserpine. Vous allez en juger.

Kora, jeune et pure vierge, fille de Damata, est ravie à sa mère à la fleur de ses jours par le dieu de l'abîme ou de l'enfer. Ce dieu l'épouse, et l'entraîne dans un monde inférieur et souterrain. Elle devient la reine des morts. Mais le dieu de l'abîme, son époux, la rend chaque année pour un temps aux lamentations de sa mère; elle y reparaît en été au temps des moissons, saison où les âmes des morts s'occupent particulièrement des vivants, en leur assurant le blé ou le riz, leur nourriture sur la terre.

Sita, l'héroïne de l'épopée indienne, est la fille du sillon; au lieu de naître de la mer comme la Vénus grecque, elle naît du sillon sous le soc de la charrue du roi laboureur son père.

On reconnaît à ces fables le génie divers des philosophes ou des poëtes qui les inventèrent et les firent accepter aux peuples: les Grecs, peuplades insulaires ou maritimes, faisant naître la déesse de la vie du sein des flots, les Indiens, peuples agricoles, la faisant naître du champ labouré.

C'est autour de cette fable symbolique que se groupent et se succèdent les récits épiques de la conquête de l'Inde méridionale et de l'île de Ceylan, par les héros de l'Inde montagneuse. Nous citerons de ces poëmes des fragments traduits par les savants interprètes de la langue sanscrite, dans laquelle ces poèmes sont écrits. Le génie héroïque et le génie sacerdotal s'y confondent tantôt dans des récits de batailles, tantôt dans des raffinements spiritualistes de la morale et de la théologie. On sent que ce sont des traditions guerrières, conservées et transfigurées par des prêtres.

XXIV

Le sujet de la grande épopée indienne du Mahabarata est la guerre de deux grandes races et de deux dynasties qui se disputèrent, dans les temps immémoriaux, la possession des plaines de l'Inde. Il n'existe en aucune langue un tableau plus grandiose que celui de la ruine du parti vaincu et du massacre de la famille royale. Priam, Hector, Hécube, l'écroulement de Troie, dans Homère, n'ont pas cette répercussion des chutes d'empires dans le cœur de l'homme. La scène des lamentations des femmes et des vieillards sur les cadavres de leurs époux et de leurs fils, semble être écrite par un ancêtre gigantesque d'Eschyle. C'est à la fin de ce poëme que le dernier des héros vaincus s'élève de cime en cime, pour fuir la mort, sur les hauteurs de l'Himalaya, ces Alpes de l'Inde, et que les dieux l'y reçoivent sur un char aérien pour lui donner asile dans le ciel. Mais au moment d'y entrer on lui défend d'y pénétrer avec son chien, qui l'a suivi seul jusqu'à ces limites du monde. Le héros refuse le ciel même, s'il lui est interdit d'y introduire avec lui son fidèle compagnon, et les parents et les amis qu'il a laissés dans les angoisses de la vie terrestre. Les dieux, touchés de ce dévouement, se laissent fléchir; ils l'admettent avec ses proches et avec le fidèle animal dans les demeures célestes. Symbole du sacrifice de soi-même à l'amour des hommes, exemple de cette charité qui plaît aux dieux, et qui s'étend au delà des hommes à toute la création animée ou inanimée. Un savant traducteur français, M. Édouard Foucaux, de la Société asiatique de Paris, publie ce fragment traduit au moment où nous publions ces lignes. Nous le reproduirons à son vrai jour.

XXV

Un des épisodes les plus touchants du poëme est celui des amours de Nala et de Damayanti. Ève dans Milton, Pénélope dans Homère, ne personnifient pas des amours plus naïfs, plus constants et plus saints. Les paysages sont un cadre digne du tableau. Nous allons ébaucher les principaux traits de ce poëme; transportez-vous en esprit dans un autre monde poétique et dans une autre nature, et écoutez:

Nala est un jeune héros aussi beau et plus doux que l'Achille d'Homère. Il est fils d'un roi d'une contrée des Indes, située au pied des monts Himalaya; de jeunes guerriers, ses pages, élevés avec lui à la cour de son père, rivalisaient avec leur prince dans tous les exercices de la chasse et de la guerre et sur les champs de bataille. Nala, dans les loisirs de la paix qui l'ont ramené à la cour de son père, entend vanter sans cesse, par tous les étrangers qui traversent sa capitale, la merveilleuse beauté et les vertus pieuses de la jeune Damayanti, fille unique du roi d'un royaume voisin; son imagination allume son cœur; il brûle de voir et de posséder pour épouse Damayanti.

Damayanti, de son côté, est sans cesse obsédée des récits que la renommée fait de la beauté, de l'héroïsme et de la vertu de Nala. Elle le voit dans ses rêves; elle s'entretient nuit et jour avec ses compagnes des perfections idéales de Nala. Le ciel intervient pour réunir les amants.

Un soir, le jeune héros, en proie à cette tristesse vague, symptôme et pressentiment des grandes passions, s'enfonce seul dans une forêt pour rêver plus librement de Damayanti. Il déplore l'impossibilité où il est de lui déclarer son amour. Une troupe de cygnes s'abat à ses pieds. Il envie leurs ailes, qui leur permettent de voler aux lieux et aux lacs où ils peuvent voir son amante. Il imagine de faire de ces cygnes les messagers discrets de son amour. Il en saisit un par son aile puissante; mais les plaintes mélodieuses que l'oiseau captif fait entendre émeuvent de pitié le cœur de Nala. Il rend la liberté à l'oiseau divin. Le cygne, reconnaissant de cette compassion du jeune chasseur, prend une voix humaine; il promet à Nala de s'envoler vers Damayanti, et de lui révéler l'amour du héros.

XXVI

Peu de temps après, la belle Damayanti, en folâtrant avec ses compagnes dans une prairie entourée de forêts auprès des jardins de son père, voit s'abattre à ses pieds la volée de cygnes auxquels Nala a rendu la liberté. Les jeunes filles, pour s'exercer à la course, imaginent de choisir chacune un de ces cygnes, et de le poursuivre à travers les prés, rivalisant à qui atteindrait la première l'oiseau rapide qu'elle désigne d'avance à ses compagnes. Le cygne choisi et poursuivi par Damayanti, tantôt feint de se laisser prendre, tantôt échappe aux mains qui effleurent déjà ses ailes frissonnantes, tantôt ralentit et tantôt précipite ses pieds sur l'herbe, jusqu'à ce qu'il ait entraîné, par un espoir toujours renaissant et toujours déçu, Damayanti dans la profondeur d'un bois solitaire.

Là, il s'arrête, il se laisse caresser par la jeune fille, il prend une voix douce comme son chant de mort, et révèle à Damayanti l'amour dont Nala brûle pour elle. Ce double message est porté et reporté par ces divins messagers qui rappellent les colombes grecques de Vénus, établissant ainsi, par leurs voix modulées et harmonieuses, une secrète confidence entre les cœurs des deux amants.

Voici les vers que le poëte fait articuler au cygne: «Ô Damayanti, écoute-moi! Il est un prince nommé Nala, semblable aux dieux jumeaux qui habitent le ciel; c'est le dieu de l'amour lui-même, revêtu d'une forme terrestre. Si tu devenais l'épouse de ce héros, ô charmante fille de roi, l'enfant qui naîtrait de cette union éclaterait de perfections surhumaines. Ô vierge à la taille svelte et élancée, nous avons vu des dieux, des demi-dieux, des hommes, des géants, des génies; mais nous n'avions rien vu de semblable à celui qui t'aime! Tu es la perle des femmes, et Nala est le diadème des hommes!

«Ô cygne, adresse à Nala les mêmes paroles!» répondit en rougissant Damayanti.

Alors l'oiseau déploya ses ailes, pour reprendre son vol vers le séjour de Nala. La Juliette de Shakspeare, dans la tragédie de Roméo, n'a ni plus de passion, ni plus de langueur, ni plus d'innocence que Damayanti. Les grands poëtes se rencontrent égaux en dessin et en couleur devant leur éternel modèle la nature, à travers tous les siècles, toutes les mœurs, toutes les langues.

XXVII

Mais poursuivons l'épisode.

«Les compagnes de Damayanti,» dit le texte indien, «la voient pencher la tête comme une belle fleur qui languit sous l'ardeur du soleil du printemps, et qui fléchit langoureusement sur sa tige.»

Elles avertissent son père, qui songe à lui donner un époux.

Les filles des rois guerriers ont le droit de choisir leurs époux parmi les prétendants des familles royales, convoqués pour cette cérémonie à la cour du père. La beauté célèbre de Damayanti les fait accourir de tous les royaumes voisins. Les dieux, c'est-à-dire les génies intermédiaires qui habitent une espèce d'Olympe indien au dernier étage des monts Himalaya, veulent assister par délassement à ce concours des prétendants. Ils se mettent en route, revêtus de leur costume divin. Ils rencontrent Nala qui s'y rend de son côté, dans tout l'éclat de sa beauté et de sa magnificence. Ils veulent l'éprouver; ils lui ordonnent, au nom de leur divinité, d'aller lui-même annoncer au père de celle qu'il aime que les dieux, charmés de la beauté et des vertus de Damayanti, viennent briguer son choix pour en faire l'épouse de celui qu'elle aura préféré entre eux tous.

Qu'on juge du désespoir de Nala, chargé de demander ainsi la main de son amante pour un autre! Mais l'obéissance religieuse l'emporte dans son cœur sur l'amour même; il fléchit volontairement sous les dieux; il s'immole à sa piété; il accomplit le cruel message.

La première entrevue des deux amants, dans l'appartement de Damayanti, est biblique.

«Prédestinés l'un à l'autre,» dit le poëte, «ils ne s'étonnent pas de se voir pour la première fois; ils semblent s'être vus toujours; ils ne se reconnaissent pas, ils se connaissent; ils se regardent immobiles et ravis, avec ce charmant sourire qui dit: Nous ne commençons pas, nous continuons de nous aimer.»

Cependant le cruel message sort des lèvres de Nala. La poésie moderne la plus éthérée et la plus mystique, celle de Dante lui-même, n'a pas une scène aussi émouvante, aussi dramatique et aussi sainte à la fois dans sa simplicité. C'est le sacrifice d'Abraham demandé à un amant sur son amante, au lieu d'être demandé à un père sur son fils.

XXVIII

Cependant, une fois le devoir accompli par Nala, Damayanti lui jure qu'elle saura tromper la ruse des dieux déguisés en prétendants; qu'elle le reconnaîtra, malgré toutes les apparences, entre tous, et qu'elle ne sera qu'à lui seul.

Le concours des prétendants nous rappelle les plus majestueuses scènes de la Bible ou d'Homère. La scène se passe sur un des plateaux de l'Himalaya, dont la description forme un des paysages les plus grandioses et les plus terribles que l'imagination d'un Salvator Rosa ait jamais conçus. Les chefs, les héros, les dieux y passent en revue, dans leur majesté et leur terreur, sous l'œil du poëte.

À ce tableau, digne du pinceau de Michel-Ange, succède un autre tableau que l'on dirait échappé, comme la création d'Ève, à la muse inspirée de Milton chantant les beautés primitives du paradis terrestre. La charmante Damayanti se présente dans l'assemblée des princes. Un murmure, semblable à celui qui transporta les vieillards de Troie à l'aspect d'Hélène coupable, suppliante, mais toujours éclatante de beauté et de majesté, parcourt l'auguste assemblée. L'admiration inspirée par l'innocence de la vierge timide, qui va se dépouiller un moment de la réserve d'une jeune fille pour choisir librement son époux, cause le frémissement involontaire qui agite le sénat divin. On nomme devant elle les princes; ils se lèvent, et s'offrent à ses regards. Cinq lui apparaissent sous la forme et dans le costume éclatant et majestueux de Nala. Quel est le véritable? Elle le cherche, et commence à soupçonner le déguisement des dieux, qui, pour parvenir à leur but, veulent tromper son amour. Elle récapitule les signes extérieurs, attributs des divinités, et ne peut les découvrir. Damayanti, s'élevant au-dessus d'elle-même, se met en prière; elle conjure les dieux dans des strophes d'un pathétique admirable, et les invoque tour à tour au nom de la vérité. Son invocation joint à la dignité de la prêtresse le courage de l'amazone et la candeur d'une fille tendre et innocente.

Enfin les dieux, après avoir suffisamment éprouvé la sincérité de ses paroles et la soif de vérité qui la dévore, accueillent ses vœux: ils se montrent à ses regards. Chacun d'eux se revêt des signes qui le distinguent. Elle les voit, le regard immobile, portant une couronne de fleurs immobile comme leur attitude. Leurs contours sont sévèrement dessinés; ils ne paraissent pas respirer; nulle chaleur, aucun souffle ne trahit chez eux l'existence vulgaire; aucune sueur ne couvre leurs fronts majestueux, élevés au-dessus du sol, et à l'abri de la poussière terrestre. Nala, au contraire, est déchu de sa grandeur; ses traits sont flétris, ses vêtements magnifiques tombent en lambeaux; la sueur découle de son front, il est couvert de poussière. Mythe profond, allégorie sublime, qui rappelle ce passage des Écritures: «L'homme, sorti de la poussière, rentrera dans la poussière; il travaillera à la sueur de son front.»

Cette scène, qui atteint à une sublime hauteur de pensée, indique le terme de la tentation. La vérité, que Damayanti invoque avec des expressions si pathétiques, paraît enfin à ses regards, l'arrache à son incertitude, et devient sa récompense. Elle apprend à connaître le prix et la réalité des deux mondes terrestre et céleste. Tout cela est symbolique. C'est là la première épreuve de l'âme aimante, entraînée par un mystérieux instinct vers l'âme aimée, qui signifie ici l'être de l'être. Le poëte, mystique et épique à la fois, réserve à son héroïne de plus cruelles épreuves.

«Quand Damayanti a reconnu Nala, enhardie par son amour, forte et craintive à la fois, rougissant et cachant son front pour dérober sa rougeur, elle saisit un pan du manteau de Nala, et, en déclarant ainsi son choix, elle montre que la femme doit s'appuyer sur l'homme.»

Nala la soutient, la console et la glorifie. «Tu n'as pas craint, lui dit-il, de me confesser en m'honorant en présence des dieux; moi, je te serai fidèle tant que ma raison n'aura pas abandonné cette enveloppe mortelle de mon âme.» On pressent les catastrophes dans la joie. Les dieux applaudissent, et ratifient l'union des époux.

Dante, le poëte épique et mystique de nos temps modernes, a-t-il aucune scène ou aucune conception, dans ses trois poëmes, supérieure à cette scène, et à cette conception de la littérature indienne? Et dans cette immense conception tous les détails sont, en naïveté, en force ou en grâce, égaux à la majesté de l'ensemble. Reprenons le poëme.

XXIX

Nala emmène sa jeune épouse au royaume de son père. Un des dieux, témoins de son mariage avec Damayanti, le poursuit de sa jalousie: ce dieu trouble sa raison, il le possède, suivant l'expression moderne; il lui inspire la passion du jeu jusqu'à la frénésie. Le jeu ici signifie tous les autres vices. Nala perd au jeu jusqu'à son empire. L'adversaire implacable contre lequel il joue et perd même ses vêtements, lui propose à la fin de jouer sa femme, la belle et infortunée Damayanti.

Nala ne répond pas par des paroles à cette proposition sacrilége; mais il lance sur son adversaire un regard dans lequel se résume plus d'indignation, plus de désespoir, plus de remords et plus de reproches aux dieux, que n'en contiennent même les lamentations de Job.

Dépouillé, proscrit par sa propre démence, réduit à un seul manteau pour tout bien, Nala s'enfuit au fond des forêts. Damayanti, sans lui adresser une plainte, s'associe à la misère et à la honte de son mari. Ils n'ont à eux deux qu'un seul manteau, dont la moitié couvre la nudité de Nala, l'autre moitié, la nudité de sa belle épouse. Jamais le poëme de l'indigence et de la faim n'a eu des cris plus déchirants que dans cette fuite. Le ciel même, par de cruels prodiges, semble conspirer contre les deux époux. Ils n'avaient eu pendant trois jours que de l'eau pour soutenir leur vie; pressés par la faim, ils arrachent des racines à la terre et des baies sauvages aux arbustes; une troupe d'oiseaux plane enfin sur eux: «Voilà des aliments pour le jour,» s'écrie Nala dans la joie. Les oiseaux s'abattent sur le sol; Nala jette sur eux son manteau comme un filet, pour les prendre; mais les oiseaux soulèvent le manteau sous l'effort de leurs ailes réunies, ils l'enlèvent, l'emportent dans leur vol, et laissent Nala et Damayanti entièrement nus.

XXX

«Ô femme adorable et dévouée!» dit Nala; ce misérable, cet insensé plongé dans la boue de l'infortune, c'est ton époux! Écoute-moi donc, écoute les ordres qu'il te donne, et qui peuvent seuls te sauver de son sort! Abandonne-moi aux dieux qui me poursuivent, et enfuis-toi seule vers le royaume de ton père!

«En vérité, en vérité,» répond l'épouse. «Ô mon roi, mon cœur tremble, mes genoux fléchissent sous moi, ô prince! lorsque je pense et repense aux conseils que tu me donnes. Dépouillé de ton empire, dépouillé de ta fortune, sans vêtements, sans nourriture, dévoré par la faim, par la soif, tu veux que je t'abandonne dans ce dénûment, au milieu de ce désert, et que je songe à mon propre salut? Non, non, je resterai ici, ô mon roi, dans ces sombres forêts pour calmer les peines qui te rongent, lorsque, accablé sous le poids de ces angoisses de la faim, de la soif, du froid, tu reportes un triste et lointain regard sur ta félicité passée! Aucun de ces remèdes que la médecine inventa ne vaut, dans les tortures de l'âme et du corps, les tendres soins d'une épouse.»

«Tu dis vrai, réplique Nala; tu dis vrai, ô fille à la taille de palmier! ô Damayanti! Abattu par la tristesse, l'homme ne trouve nulle part un berceau aussi doux que dans les bras d'une tendre épouse; non, je ne te quitterai pas, femme timide. Mais pourquoi redouter ma fuite? Plutôt m'abandonner moi-même, que de t'abandonner!»

Damayanti, rassurée, conjure son époux de se rendre avec elle dans le royaume de son propre père, qui leur donnera asile. «Oui,» répond Nala, «ce royaume est à ton père; il le partagera avec moi. Je n'en puis douter; mais, dans l'indigence qui me flétrit, je n'irai pas mendier sa pitié, moi qui ai paru autrefois riche et magnifique dans ce royaume. Moi dont la félicité ajoutait à ta félicité, faut-il que j'y paraisse aujourd'hui, manquant de tout, et ajoutant par mes misères à tes misères?»

Damayanti comprend cette pudeur de l'infortune, et n'insiste plus.

Les deux époux, après cet entretien, s'étendent pour dormir sous le seul manteau qu'ils ont retrouvé, et s'endorment sur la terre nue, sans herbe et sans mousse, pour reposer leurs membres épuisés.

XXXI

Une scène déchirante, que l'épisode d'Ugolin dépasse à peine en horreur, interrompt ce repos. Nous regrettons de ne pouvoir en donner ici que l'esquisse. Chaque vers est un gémissement d'un cœur qui se brise.

«Damayanti dort à côté de son époux, sous la moitié du manteau jeté sur leurs membres. Nala se réveille; il se demande s'il ne serait pas mieux à lui de mourir ou de fuir dans une inaccessible solitude, que de faire endurer à cette femme de tels tourments: «Près de moi, dit-il, cet être charmant ne peut trouver que les agonies du cœur; fuyons! elle retrouvera le bonheur loin de moi!»

Après une longue angoisse d'incertitude, il se décide enfin à abandonner Damayanti pendant son sommeil.

«Pourrai-je faire,» dit-il à voix basse, «deux parts de ce manteau qui nous recouvre, sans que Damayanti, mon amour, s'en aperçoive?» Il se lève; le mauvais génie qui l'obsède présente à sa main une épée nue sur l'herbe; Nala coupe en deux le manteau et s'enfuit, en emportant la moitié de cette seule richesse qui leur reste.

Après quelques pas, sa raison revient avec sa tendresse; il se rapproche. «Elle dort,» dit-il; «elle dort maintenant sur cette terre nue, sous la branche ténébreuse, ma bien-aimée, elle qui jusqu'ici n'eut jamais à subir ni les ardeurs du soleil ni les intempéries des tempêtes, femme au sourire d'où coulent les grâces. Lorsqu'elle s'éveillera et qu'elle ne trouvera plus que la moitié des vêtements, elle tombera dans la démence. Si je te laisse, ô fille de Bhéma, toi belle entre toutes les créatures de ton sexe, tu parcourras seule l'horrible forêt, infestée de bêtes féroces et de serpents!»

Il s'éloigne cependant de nouveau, revient sept fois, rappelé par sa tendresse; sept fois le génie ennemi l'entraîne loin de Damayanti; l'amour et la pitié le ramènent. Il semble que deux cœurs battent dans son sein. Comme le balancier qui va et revient, Nala part et revient sans cesse; enfin il a fui.

XXXII

Damayanti se réveille. Elle se voit seule sous la moitié coupée du manteau, comme symbole de la séparation définitive entre les deux corps et les deux âmes. Ses lamentations remplissent la forêt, le délire s'empare de ses sens; elle appelle Nala et le redemande aux arbres et aux montagnes, avec un accent qui attendrirait, en effet, les arbres et les rochers. Un serpent l'enlace comme le Laocoon; serrée dans les replis du monstre, elle s'oublie encore elle-même pour ne songer qu'à son époux. «Ô mon époux!» s'écrie-t-elle, «quand un jour tu penseras à ma destinée, quels seront tes remords? Tu te diras: «Ai-je bien pu la fuir et la délaisser dans la solitude?» Toi, le lion des hommes, qui chassera de toi les noirs soucis, quand la fatigue, la faim, la douleur vont t'assaillir?»

Un chasseur, qui parcourait la forêt, entend des cris, accourt, perce le serpent d'une flèche. Fasciné d'admiration devant les charmes de la beauté qu'il vient de délivrer, il ose lever les yeux sur elle et lui parler de son amour. La chaste indignation de l'épouse fidèle est si foudroyante, que, d'un seul regard, elle fait tomber le chasseur mort à ses pieds. Sa beauté est relevée par sa vertu.

«Son corps était droit et ferme,» dit ici le poëte, «son sein de marbre, son visage plus resplendissant, d'une lueur plus douce que la lune; ses sourcils formaient un arc majestueux au-dessus des yeux, ses paroles résonnaient comme une musique enivrante. Au nom du grand Nala mon époux, que je porte gravé dans mon cœur, ainsi périront,» dit-elle, «tous ceux qui profaneront d'un désir l'épouse qui lui appartient jusqu'au tombeau!»

XXXIII

Damayanti, restée seule, s'égara en remplissant la solitude de roucoulements semblables à ceux de la colombe.

Ici le poëte devient le plus sublime des peintres; la palette humaine n'a en Europe ni dessins ni couleurs comparables à la description du monde végétal au milieu duquel erre Damayanti sur les pentes de l'Himalaya, au milieu des glaciers, des torrents, des volcans, des rochers, des arbres d'une nature vierge et primitive. C'est la jeunesse de la création, coulant avec une sève de vie qu'on voit et qu'on entend sourdre aux rayons des premiers soleils. La beauté pudique de l'amante abandonnée resplendit dans ce tableau au-dessus du soleil lui-même; c'est l'Ève d'un autre jardin. Un tigre féroce s'approche pour la dévorer; vaincu par sa beauté et la sainteté de l'épouse, il se couche à ses pieds et il l'adore.

XXXIV

Elle parvient enfin aux portes d'un monastère de Brahmanes, religieux ascétiques; monastère bâti au sein de ces forêts. Les ermites étonnés l'entourent et l'interrogent; elle leur raconte ses malheurs; ils lui prédisent le retour de sa félicité. À son réveil, le monastère et les ermites se sont évanouis comme une apparition ou comme un rêve. Damayanti reprend sa route; elle s'arrête au pied d'un arbre dont l'ombre donne la mort: «Ah!» dit-elle, «cet arbre est heureux au milieu de la forêt, c'est le souverain des bois environné des festons de lianes qu'il soutient et qui lui donnent la joie. Hâte-toi, ô bel arbre, de me délivrer de mes souffrances! Toi qui enlèves à l'homme le sentiment du fardeau de ses peines, n'as-tu point vu Nala, qui m'est si cher? Nala, dont la peau délicate n'est protégée que par la moitié d'un manteau? Nala, qui erre dans cette sinistre forêt, poursuivi par le désespoir? Cher arbre, oh! délivre-moi de la vie! ton nom ne signifie-t-il pas celui qui enlève les douleurs aux hommes? Ô bel arbre, que ton nom soit une vérité pour moi!»

L'arbre insensible lui laisse la vie. Elle poursuit sa course, rencontre une caravane de marchands dont la cupidité affairée et dure fait à peine attention à sa beauté et à ses larmes. On voit que, dès ces temps primitifs, le poëte indigné peignait la dureté déjà proverbiale des trafiquants de l'Inde. «Nous n'avons rencontré dans ces forêts que des lions, des tigres, des serpents,» lui disent-ils; «nous ne savons ce que c'est que Nala: nous voyageons pour chercher la richesse. Si tu es une déesse comme ta beauté le révèle, protége notre négoce et enrichis-nous!»

Damayanti suit néanmoins la caravane, couverte à peine de haillons, et insultée à l'entrée et la sortie des villes par les dérisions de la populace. La pitié ne peut émouvoir le cœur par un plus grand avilissement de la jeunesse, de la beauté et de l'innocence. Elle est enfin rendue à la tendresse du roi son père; elle envoie de tous côtés des Brahmanes messagers, pour découvrir le sort et le séjour de son époux.

XXXV

Nala, après des aventures aussi tragiques, était entré au service d'un roi voisin en qualité d'écuyer conducteur de chars. Son mauvais génie l'a transfiguré, son corps méconnaissable est devenu difforme; mais il a conservé son héroïsme et recouvré sa vertu.

Damayanti, informée enfin que son époux existe, mais que la honte l'empêche de se découvrir à elle, fait usage d'un subterfuge qui doit arracher à Nala le cri de la nature. Elle feint de vouloir choisir un nouvel époux, et fait proclamer dans tous les États voisins que les prétendants à sa main peuvent se présenter à la cour du roi son père. À cette nouvelle, Nala peut contenir à peine son secret et son désespoir. Le roi dont il conduit les chars veut aspirer pour lui-même au choix de Damayanti. Il charge Nala de préparer ses coursiers, et de le conduire à la cour du roi dont Damayanti est la fille. Des scènes de mœurs orientales se déroulent pendant des chants intarissables, tantôt dans le palais de Damayanti, tantôt dans celui où Nala gémit inconnu sous le déguisement qui le cache et sous le faux nom de Wacouba. Écoutons le poëte épique:

«Nala, sous ce nom de Wacouba, choisit, dans les écuries du roi son maître, quatre coursiers aux flancs minces, aux muscles vigoureux, lançant la fumée et le feu par leurs naseaux roses, aux joues larges, au cœur palpitant.—Hé quoi,» lui dit le roi en les voyant, «veux-tu donc tromper mon impatience? Ces coursiers efflanqués et amaigris n'auront ni la force ni la rapidité nécessaires pour me conduire en un jour au royaume de Damayanti.

«—Remarque, ô roi, ces signes heureux,» lui répond Nala; «cette étoile sur le front, ces deux taches sur la tête, ces deux fois deux épis sur chaque flanc, autant au poitrail; cette large tache de poil sombre sur le dos. Ils nous emporteront comme le vent, et ne s'arrêteront qu'au terme de notre course.»

Le récit de la course du char est fantastique comme une ballade des bardes du Nord. En route, le mauvais génie qui possédait Nala sort de son corps à l'approche de sa femme. Mais Nala reste encore méconnaissable à tous les yeux sous la grossière apparence d'un conducteur de chars; sa beauté tout intérieure est voilée, pour que la honte de sa condition présente n'éclate pas à la cour du roi son beau-père. On croit lire les transfigurations d'Ulysse dans l'Odyssée pour tenter Pénélope.

XXXVI

«C'était le soir,» dit le poëte; «le char conduit par Nala ébranla la ville de Damayanti du bruit de ses roues; les chevaux de Nala, qui ne l'avaient point oublié, entendirent ce bruit, qui retentit jusque dans leur écurie. S'agitant et se cabrant d'ardeur, ils pressentirent les premiers le retour de leur ancien maître. Ce sourd tonnerre du char de Nala sur le pavé des rues, semblable à un grondement de foudre lointain, frappa aussi les oreilles de Damayanti, qui frissonna d'émotion et d'attente; elle entendit en même temps les chevaux du prince son époux, qui bondissaient de joie et qui hennissaient de désir dans l'écurie; elle crut déjà revoir le char de Nala attelé dans la cour comme jadis, quand la formidable main de son époux tenait ses rênes. Les paons, debout sur le parapet de la forteresse, et les éléphants dans leurs stalles hautes, donnèrent des signes d'attention et d'inquiétude à ce bruit; ils dressèrent la tête, jetèrent des cris, et saluèrent ainsi cette foudre souterraine qui annonçait jadis l'arrivée du héros.

«Dieu! que mon âme est réjouie,» s'écria Damayanti, «par ce bruit du char qui semble en roulant ébranler la terre et remplir son orbite! Oh! c'est Nala! c'est le monarque du monde! Je mourrai, je le sens, si je ne vois dès aujourd'hui ce prince, plus resplendissant de vertu et de beauté que l'astre des nuits! La vie s'arrêtera dans mon cœur, si ses bras, dès aujourd'hui, ne se referment pas sur son épouse. Je veux m'élancer dans le bûcher des veuves aux flammes d'or, si le héros de Nishada ne me presse pas dès aujourd'hui sur son sein!»..........

Dans son trouble et dans son impatience, elle monte les degrés de la plate-forme de la forteresse, pour apercevoir de plus loin celui en qui elle soupçonne son époux. Elle ne voit que des écuyers et des serviteurs qui flattent de la main des chevaux en les détachant, et qui rangent un char royal dans les cours où sont rangés les chars de son père.

«Va,» dit-elle à une esclave confidente, «et informe-toi quel est ce conducteur de chars que j'ai vu assis sur son siége avec une apparence grossière et un bras plus court que l'autre.»

L'esclave obéit, porte et reporte des messages scrutateurs au héros soupçonné sous son déguisement. Tantôt Damayanti espère, tantôt elle retombe dans ses doutes et son anxiété. Elle renvoie mille fois l'esclave confidente pour interroger tantôt Nala lui-même, tantôt ses compagnons de voyage. Des demi-mots révélateurs s'échangent peu à peu entre l'esclave et le héros. Il pleure en entendant l'esclave qui lui peint les angoisses et l'amour fidèle de l'épouse abandonnée par l'époux. «Ô femme, aux cheveux noirs comme la nuit,» dit-il en s'adressant par une apostrophe involontaire à Damayanti, «ne t'indigne pas contre l'homme infortuné, privé de sa raison, qui cherchait en vain la nourriture de sa femme et la sienne, et à qui des oiseaux néfastes venaient d'enlever jusqu'à son manteau; si tu vois jamais revenir ton époux, dépouillé de l'empire, indigent, dévoré de remords, ah! ne le repousse pas de ton sein!

«Arrêtons-nous ici,» dit en s'interrompant le savant traducteur de cet épisode, «et admirons la délicieuse et touchante naïveté du poëte, qui tantôt rappelle la majesté d'Homère, tantôt la sublimité de la Bible. Cette poésie indienne est vivante; dans ses veines circule une séve ardente et riche, le feu créateur: ainsi se répand dans les feuilles et dans les fleurs du palmier de ces climats ce suc vigoureux qui fait végéter l'arbre, renouvelle sa tige, et se transforme en liqueur enivrante. Tout y est passionné, mais calme; la raison y plane sur la passion; tout y est naïf comme la nature surprise dans ses cris les plus spontanés: jamais elle n'inspira à une poésie des accents plus vrais et plus intimement émanés de l'émotion et de la conscience. Faisons des vœux, ajoute-t-il, pour que cette poésie nouvelle, à force d'être antique, et qui présente des traits de ressemblance et souvent de supériorité avec la poésie des Grecs, soit associée un jour à ces œuvres de la Grèce dans l'enseignement de la jeunesse.» Nous disons comme lui.

XXXVII

Une série d'épreuves naïvement ingénieuses, tentées sur le cœur de son époux par Damayanti, pour forcer Nala de confesser son vrai nom, rappelle celle que Pénélope fait subir à Ulysse, dans l'Odyssée, avant de le reconnaître pour son mari. La plus touchante de ces épreuves est celle de ses deux petits enfants qu'elle lui envoie en apparence, sans intention, par l'esclave confidente. À leur aspect, le cœur de Nala se brise et s'ouvre; il jette le cri du père et laisse échapper à demi le cri de l'amant. «Ô esclave,» dit-il à la nourrice, «ne t'étonne pas de ces larmes qui montent à mes yeux: ces enfants ressemblent à mes deux petits enfants! J'ai pleuré, dans la surprise que m'a causée cette ressemblance née du hasard.»

Enfin, les deux époux sont mis en présence l'un de l'autre sous les yeux du père et de la mère de Damayanti. Leur dialogue et leur reconnaissance, toujours ambigus et suspendus par la transformation du héros en conducteur de chars, n'ont ni modèle ni imitation dans le pathétique d'aucune littérature. Nala reproche à son épouse d'avoir songé à se choisir un autre époux. Elle lui avoue que cette faute apparente n'était que la ruse de son amour pour le forcer par la jalousie à se découvrir. Les dieux, par une pluie de fleurs qui tombe miraculeusement du ciel sur l'épouse, attestent la pureté de Damayanti. Nala reparaît sous sa vraie forme et sous sa beauté primitive. «La femme aux joues vermeilles attire sur son sein la tête de son bien-aimé; elle soupire et sourit à la fois; ils passent la nuit à se redire comment ils avaient erré sans guide, sans vêtement et sans nourriture, dans la forêt.»

XXXVIII

Nala, purifié de ses fautes par le pardon de l'amour, rentre, suivi de Damayanti, de ses enfants et de ses serviteurs, dans ses États. Il les reconquiert dans une bataille sur un frère usurpateur. Après avoir vaincu, il pardonne, et donne à ce frère la moitié de son royaume. Dans son bonheur, il ne reconnaît plus d'ennemi. Il pousse la charité divine jusqu'à pardonner au dieu jaloux la cause de tous ses malheurs.

Le commentateur chrétien de ce poëme trouve, dans ce pardon universel et surhumain du héros, une faute de morale, une omission de cette justice qui doit rétribuer le châtiment aux coupables. Nous ne partageons pas cette opinion. Cette charité à tout prix, qui est le caractère de ces poésies sacrées de l'Inde, et qui est le pressentiment d'une autre charité, est bien supérieure à la justice. La charité est plus que la justice, puisqu'elle est la divine bonté imitée de Dieu, autant que la créature peut imiter le créateur. Elle est plus encore, elle est le devoir de l'homme parfait; car si l'être infaillible peut punir, l'homme, être faillible, doit, en ce qui le concerne, tout et toujours pardonner.

La morale de ces grands poëmes symboliques et sacrés de l'Inde primitive est donc aussi divine que la poésie en est sublime; il en découle partout une onction qui n'attendrit pas seulement l'imagination, mais qui édifie le cœur. En fermant le livre on n'est pas seulement charmé; on est meilleur: le poëte y est le sanctificateur de l'âme; ce n'est pas de l'ivresse qui monte de sa lyre, c'est de l'encens.

Cette littérature sacrée de l'Inde a, de plus, un caractère qui la rapproche de la littérature hébraïque; elle est exclusivement religieuse. Tout poëme est un symbole qui revêt un dogme; tous les vers sont des ailes qui emportent l'âme au-dessus de la terre. On peut comparer ces poëmes à de grands sacrifices où l'imagination, le sentiment, le génie du poëte se consument d'enthousiasme sur le bûcher, pour illuminer les hommes et honorer le ciel.

Lamartine.

Ve ENTRETIEN.

I

Commençons cet entretien par l'analyse d'un petit drame philosophique et moral, jeté comme une arabesque sur les pages de ce vaste poëme du Mahabarata, épisode qui ne dépasse pas les limites de quelques minutes d'attention, et qui ressemble plus à un apologue humain qu'à un chant épique. Il est intitulé le Brahmane infortuné. Le poëte est inconnu. Lisons:

Pendant les guerres entre deux peuplades dont l'une est exterminée, un pauvre brahmane reçoit par charité, dans sa maison, deux jeunes vaincus et leur mère, qui cherchent à se dérober aux vainqueurs; la ville qu'habitait le pauvre brahmane était gouvernée par Bahas, chef cruel qui avait imposé un tribut de sang à la contrée soumise. Chaque jour on devait lui amener un des principaux habitants à immoler à sa vengeance. Il était permis aux esclaves de racheter leurs maîtres en mourant pour eux, aux enfants de satisfaire au tyran en s'offrant à la mort à la place de leur père. Ici commence le récit dialogué du poëte épique:

«Un soir, Kounti, la mère fugitive que le brahmane avait recueillie, était restée seule à la maison avec un de ses fils, nommé Bhima, pendant que les autres enfants étaient allés mendier leur nourriture dans la ville. Tout à coup elle entend des gémissements et des lamentations retentir sourdement dans l'appartement du brahmane, son hôte.

Quand ses fils furent rentrés: «Mon fils,» dit-elle à Bhima, «nous habitons en sûreté et en paix la maison de ce vénérable prêtre; tous les jours je me demande à moi-même: Comment pourrons-nous reconnaître les services que nous devons à sa demeure? car on n'est vraiment homme qu'en se souvenant des bienfaits, et en payant deux fois le prix de ce que les autres nous ont fait de bien!.... Voilà pourquoi, ô mon fils, je voudrais tant connaître la cause de la douleur qui afflige le brahmane, et soulager la peine de cette maison.»

«Oui, ma mère,» dit Bhima, «sachons la cause de cette douleur; rien ne me coûtera pour la soulager.»

C'est ainsi que la mère et le fils parlaient, quand les sanglots du brahmane et les plaintes de sa femme éclatent avec un cri déchirant; aussitôt Kounti s'élance dans l'appartement d'où sortent les voix: ainsi la génisse accourt aux cris de son nourrisson. Elle voit le brahmane, sa femme, son fils et sa fille dans la stupeur; le père inclinait sa tête vers le sol.

«Honte à la vie! disait le père, elle est la racine de tous les maux; la vie n'est qu'une puissante faculté de douleur... Je t'ai dit autrefois, ô noble prêtresse, mon épouse, ces mots dont tu te souviens: Fuyons vers le lieu où la paix habite!—Tu m'as répondu: Je suis née ici, j'y ai grandi; restons dans la demeure de mon père!... Infortunée, tu insistas pour ne point abandonner ces lieux, mes prières ne purent te convaincre; bientôt ton père est remonté aux cieux, ta mère l'a suivi, tous tes parents sont morts!... Maintenant c'est l'heure de ma mort qui approche, je mourrai; je ne puis sauver une vie lâche et criminelle en laissant mourir un des miens à ma place!... Femme pieuse, toi que je vénère à l'égal de ma propre mère; épouse chaste et dévouée à tous les devoirs, toi que les dieux m'ont envoyée pour être mon amie, toi que tes parents m'ont accordée pour compagne de ma demeure, toi mon souverain bien, toi mère de mes enfants, je ne puis te livrer à la mort, ô toi qui es si bonne, si tendre, si innocente de tout mal!

«Et mes enfants? et mon petit enfant, le laisserai-je immoler dans son bas âge, lui dont le plus léger duvet ne couvre pas encore les joues?

«Et ma fille? elle que le pur esprit Brahma a formée de ses mains pour la maison d'un époux, elle qui me fait participer par sa pureté, moi et mes ancêtres, à sa virginité; elle aussi pure que le jour où elle fut engendrée, elle qui porte dans son sein une longue postérité et des mondes à venir? Non, non, je ne l'abandonnerai pas.

«Mais si je m'immole moi-même, je ne puis, sans que mon cœur se déchire, m'élancer vers un autre monde. Comment vivront-ils si je leur manque? Je suis plongé dans un abîme d'anxiété, ô douleur! Où trouver un asile pour moi et les miens? Ah! il vaut mieux mourir tous ensemble!»

II

Ici finit le premier chant du Brahmane. Le second chant s'ouvre par le discours sublime, touchant et sentencieux de la femme, qui, à l'inverse des amis de Job, cherche à consoler son époux, et à le convaincre qu'elle seule doit mourir à sa place. Pour avoir une idée de l'élévation, de la sainteté des sentiments qui animaient cette société conjugale des Indes primitives, il faudrait lire en entier cette admirable apostrophe de l'épouse à l'époux:

«Il ne faut pas te lamenter ainsi, lui dit-elle, comme un homme de caste vulgaire. Tous les hommes marchent vers la mort; c'est l'ordre inévitable de la nature. Un homme doit-il se plaindre de ce qui est la nécessité de tous? L'homme, pour le salut de son âme, désire une épouse, un fils, une fille: tu les as. Modère ta douleur, c'est à moi de m'offrir au meurtrier, c'est le sublime devoir de l'épouse; elle doit jusqu'à sa vie au bonheur de l'époux. Une fois le sacrifice accompli, tu vivras paisible ici-bas; je vivrai éternellement dans le ciel, et j'acquerrai dans ce monde la gloire du devoir accompli. Je t'ai donné tout ce que peut donner une femme à un homme: un amour, un fils, une fille; ma dette est payée. Tu peux nourrir et protéger ces deux enfants; je suis incapable par mon sexe de le faire... Ainsi que les oiseaux dans leur faim s'ébattent sur la semence qu'on a répandue sur un champ, ainsi les hommes s'approchent d'une pauvre femme privée de son époux... S'ils m'obsèdent de leurs prières, serai-je coupable de me maintenir toujours dans cette rectitude de conduite que toute âme vertueuse doit suivre?... Et cette jeune fille, la seule de sa race, la vierge pure de toute souillure, comment la conduirai-je dans cette route illustrée par son père et par ses aïeux? Elle deviendra peut-être la proie des hommes pervers, qui ne respecteront pas sa mère; ils m'éloigneront, ils voudront connaître et profaner les mystères des saintes écritures qui leur sont interdites, et, si je veux la défendre, ils me la raviront par violence, comme les hérons ravissent les prémices des sacrifices offerts et laissés sur l'autel désert!... Hélas! ils périront privés de leur mère, nos deux chers enfants, ainsi que les poissons meurent privés d'eau dans le lit du fleuve desséché.

«.....J'ai goûté les félicités de la vie, j'ai accompli ma destinée, je t'ai donné une postérité.

«.....Si je meurs, tu trouveras une autre mère pour tes enfants: ce n'est pas un crime pour l'homme d'épouser une autre femme; mais les femmes qui s'engagent dans de secondes noces commettent un grand crime. Sauve-toi, sauve tes descendants, sauve ton fils et ta fille!»

Elle dit, son mari la serre contre son cœur, et leurs larmes se confondent en une seule eau en coulant lentement de leurs yeux.

III

Le troisième chant est rempli tout entier par cette lutte de dévouement entre le père, la mère et la fille, qui revendiquent tous le droit et le devoir de mourir pour sauver la famille.

«Seule je vous sauverai tous, dit la jeune fille. Pourquoi désire-t-on des enfants? Parce qu'ils doivent se dévouer pour leurs parents. Ici-bas, ou là-haut dans l'autre vie, le fils expie les fautes de son père: n'est-il pas appelé, dans les livres sacrés, Celui qui est le sauveur de l'âme de son père? Mais, voyez mon frère, c'est un tout petit enfant! Si tu pars pour le séjour céleste, ô ma mère! cette fleur innocente se fanera sur sa tige; s'il monte dans le ciel avant le temps, nos ancêtres seront privés du sacrifice qu'il leur doit, et ils en seront affligés. En te préservant toi-même, ô père! tu sauves à la fois toi, ma mère et mon frère, et les sacrifices se renouvelleront à jamais dans la famille..... Ton fils, c'est toi-même! ton épouse, c'est l'âme de ton âme! ta fille, seule, est l'occasion de tes peines. Ah! permets-moi de mourir pour toi et pour eux. Songes-y: quelle horrible situation pour nous si, après ta mort, il nous faut mendier le pain de l'étranger et dévorer l'aumône avec des chiens affamés!»

IV

Ces paroles redoublent les larmes et les sanglots du père, de la mère et de la jeune fille. À ce spectacle le petit enfant, ému des larmes dont il ne comprenait qu'à demi la cause, et anticipant par son émotion sur l'âge où il pourrait défendre son père, sa mère et sa sœur, bégaya, dit le poëte, ces mots à peine articulés en courant de l'un à l'autre:

«Ne pleure pas, ô mon père! ne pleure pas, ô ma mère! ô ma sœur, ne pleure pas!» Et, brandissant dans sa main, au lieu d'arme, un brin d'herbe qu'il venait de cueillir: «C'est avec cela que je veux le tuer, s'écriait-il, le géant qui dévore les hommes!»

Astyanax, dans Homère, jouant avec le panache du casque de son père qui va mourir, ne présente ni un spectacle plus naïf, ni un contraste plus touchant. Mais le cri de l'enfant du brahmane, voulant combattre avec le brin d'herbe le géant meurtrier de sa famille, vibre plus avant et plus puissamment dans le cœur. Astyanax joue avec la mort qu'il ne voit pas; l'enfant du brahmane la brave et la défie pour sauver son père; l'instinct n'est plus seulement de l'instinct dans le poëme indien, il est déjà de la tendresse, de l'héroïsme et de la sainteté. Homère n'est que pittoresque; le poëte indien est spiritualiste.

On s'émeut d'admiration avec le Grec, on se sanctifie avec l'Indien.

Ce poëme, qui n'a été traduit que partiellement de la langue sacrée des Indes, se termine par le dévouement des hôtes du brahmane, par la délivrance de la famille et par la punition du tyran.

Mais nous allons lire et commenter avec vous un chef-d'œuvre de poésie à la fois épique et dramatique, qui réunit dans une seule action ce qu'il y a de plus pastoral dans la Bible, de plus pathétique dans Eschyle, de plus tendre dans Racine. Ce chef-d'œuvre est Sacountala.

V

Si vous voulez juger de l'impression que fit sur moi ce chef-d'œuvre exhumé d'une langue depuis tant de siècles muette et morte, écoutez celle que la première apparition de ce poëme fit sur l'esprit de son savant traducteur français, M. de Chézy. M. de Chézy était érudit, je n'étais que poëte; il y a plus de mérite à émouvoir la science que l'imagination. Je ne crus bien moi-même à la réalité des motifs de mon enthousiasme qu'en le voyant répercuté dans le cœur d'un homme de science.

«Jamais je n'oublierai, dit M. de Chézy, l'impression ravissante que fit sur moi la lecture du drame de Sacountala, lorsqu'il y a environ trente ans, la traduction anglaise de ce chef-d'œuvre, par le célèbre W. Jones, vint par hasard à tomber sous mes yeux. Mais, pensai-je alors, tant de délicatesse, tant de grâces, cette peinture si attachante de mœurs qui nous donnent l'idée du peuple le plus poli, le plus moral et le plus spirituel de la terre, et qui nous inspirent l'envie d'aller chercher le bonheur près de lui; tout cela, pensai-je, est-il bien dans l'original indien? ou ne serait-ce point une pure illusion due au style gracieux, à l'imagination brillante du traducteur?

«Que faire pour éclaircir ce doute? Il ne se présentait qu'un seul moyen, celui d'apprendre la langue sanscrite, langue la plus admirable en effet, mais aussi la plus difficile de toutes les langues connues, et pour l'étude de laquelle il n'avait encore été publié, à cette époque, aucun ouvrage élémentaire. La Bibliothèque du roi possédait bien à la vérité un essai informe de grammaire, un manuscrit composé, à ce que je crois, par quelque missionnaire portugais, mais ne renfermant que le simple paradigme du verbe substantif, le tableau des déclinaisons, une partie du vocabulaire d'Amara, et une liste des dhatous; le tout fourmillant d'erreurs les plus grossières, et beaucoup plus propre à effrayer qu'à inspirer l'envie de déchiffrer cet horrible fatras, et de chercher la lumière dans cet écrit ténébreux. Aussi, plusieurs années se passèrent sans que je pensasse à recourir à ce moyen; et ce premier germe de désir, déposé dans mon esprit par Sacountala elle-même, y demeura longtemps enseveli dans la plus profonde inaction.

«Cependant la littérature sanscrite, grâce aux travaux des savants anglais dans l'Inde, acquérait de jour en jour une plus grande extension, et leurs mémoires de plus en plus intéressants, consignés dans le premier recueil des Asiatic-Researches, finirent par éveiller ma curiosité, au point que je me déterminai un beau jour (c'était vers la fin de 1806) à essayer de comprendre quelque chose à l'indigeste compilation dont je viens de parler, et je me suis mis à bégayer l'alphabet.

«Quelques mois d'un travail assidu m'ayant mis à même de me former une idée telle quelle du système de déclinaison et de conjugaison sanscrites, et de la manière non moins ingénieuse que compliquée avec laquelle les mots y sont orthographiés, je cherchai aussitôt à me faire l'application de ces éléments, en m'exerçant sur quelque manuscrit; car il n'existait pas même alors de texte imprimé, sauf celui de l'Hitopadèse, qui n'avait pas encore passé sur le continent. Mais la traduction de ce curieux ouvrage par le Nestor de la littérature sanscrite, le célèbre Wilkins, était déjà depuis longtemps entre les mains des savants; et comme la Bibliothèque du roi possédait un manuscrit de l'original indien, ce fut là naturellement le texte que j'adoptai, en me servant pour le déchiffrer, en guise de dictionnaire, de la traduction anglaise dont je viens de parler.

«Quant aux efforts qu'il m'en coûta pour m'y rendre raison d'abord de quelques mots, puis par-ci par-là de phrases isolées, et enfin de passages d'une assez longue haleine, il sera facile au lecteur de s'en faire une idée, comme aussi du plaisir qui me transporta quand je fus parvenu à cette intelligence.

«Quoique assez habile désormais dans la grammaire et dans la prosodie, je n'osai cependant pas encore essayer de nouveau la lecture de Sacountala avant de m'y préparer par celle d'autres petits poëmes plus difficiles que tout ce que j'avais lu jusqu'alors, mais qui, par leur brièveté, offraient une tâche de moins longue haleine. Je persévérai dans mes études, et vers la fin de 1813 je résolus de vaincre les seules difficultés qui me restaient encore, et je me crus enfin en état de publier ce chef-d'œuvre, sinon avec toute la perfection désirable, du moins avec la conscience de n'avoir rien négligé pour me rapprocher autant que possible de mon modèle.

«Dieu veuille, ajoute le naïf et laborieux traducteur, que je ne me sois pas bercé d'une vaine espérance; et puisse l'estime de quelques amis sincères et passionnés des lettres me compenser ma peine!

«Déjà mon texte était imprimé depuis plus d'une année, et les dernières feuilles de ma traduction étaient sous presse, lorsque, à la nouvelle de la publication des Chefs-d'œuvre du Théâtre indien, par le savant Wilson, je craignis qu'au moment de paraître, notre Sacountala ne fût éclipsée par de fâcheuses rivales, et que le soin que j'avais mis à faire ressortir ses charmes ne fût entièrement perdu. Je lus ces pièces, et ma crainte fut bientôt dissipée; car si ce sont là les chefs-d'œuvre du théâtre indien, il me semble que Sacountala peut, à bon droit, mériter le titre de chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre de ce théâtre.

«En effet, excepté quelques scènes de Vasantaséna, remarquables par la sensibilité et le naturel dont elles brillent, et quelques situations remplies de charme dans le drame d'Ourvasi, composition bien inférieure pour l'invention à Sacountala, quoique fille, comme elle, du même père, les autres pièces de ce recueil n'ont rien à opposer aux beautés de premier ordre qui étincellent de toutes parts dans Sacountala, et qui, par la manière dont le génie de Calidasa a su les disposer, font de cet ouvrage un ensemble accompli.

«Quant à ceux qui ont voulu assimiler ce drame à une simple pastorale, comme s'il s'agissait ici de bergeries et de moutons à la manière de Florian, nous conviendrons volontiers avec eux que le premier acte se rapproche en effet de ce genre, et qu'il nous offre un modèle de l'idylle aussi parfait qu'il ait été conçu par aucun des meilleurs poëtes bucoliques de l'antiquité; mais, pour le reste, nous leur demanderons dans quelle espèce de pastorale ils ont jamais vu le pathétique, la noblesse, l'élévation des sentiments portés au point où ils le sont généralement dans ce drame, le quatrième acte surtout, qui, sous ce point de vue, nous semble avoir atteint le comble de la perfection.

«Peut-être quelque esprit difficile, sans réfléchir que cette composition date d'un demi-siècle avant notre ère, frappé du défaut d'unité de temps et de lieu qui y règne, lancera-t-il contre elle le terrible anathème de romantisme. Cependant, en faveur de la pureté éminemment classique de son style et du naturel exquis avec lequel y sont tracés les divers caractères qui lui impriment la vie, nous le prierons au moins de vouloir bien mitiger son arrêt, et de comprendre ce chef-d'œuvre sous la dénomination de classico-romantique, en lui souhaitant pour sa propre gloire d'en produire un pareil.»

VI

Je reprends:

Mon impression personnelle ne fut ni moins vive ni moins ravissante que celle du traducteur, la première fois que le poëme dramatique de Sacountala tomba sous mes yeux. Je crus entrevoir, réuni dans un seul poëte primitif, le triple génie d'Homère, de Théocrite et du Tasse. Ce poëme, originairement épique, devint dramatique sous la main de Kalidasa, son second auteur. Donnons d'abord ici l'analyse abrégée de ce délicieux et naïf épisode extrait du Mahabarata, et écrit avec une force et une simplicité plus antiques que le drame lui-même.

Dans les œuvres de l'Inde, comme dans celles de la Grèce ou de l'Italie, le caractère pour ainsi dire granitique des premiers poëtes est une certaine brièveté mâle et sobre qui calque la nature de plus près, et qui ne pare d'aucun vêtement et d'aucun ornement inutile le nu et le muscle de la pensée. En vieillissant, les poésies s'efféminent: au lieu de Job vous avez Sénèque, au lieu d'Homère vous avez le Tasse; cette recherche, cette parure, cette effémination de la poésie, à mesure que la civilisation se raffine, ne sont pas moins sensibles dans les poëtes indiens que dans ceux de nos jours. En s'éloignant de la nature primitive, l'art se corrompt. Le chef-d'œuvre des littératures perfectionnées est de remonter à la simplicité, ce premier mot du sentiment. Voilà pourquoi, dans presque toutes les langues, le mot antique est synonyme de vrai beau. C'est beau comme l'antique, disent tous les peuples lettrés. La poésie jaillit tout à coup, avec une prodigieuse explosion de sève, du sein de la barbarie, au moment où cette barbarie se civilise; puis elle se corrompt en s'éloignant de la nature primitive, et quand on veut la retrouver dans toute sa beauté, il faut la chercher presque dans son berceau.

VII

Ces observations sont justifiées dans les Indes comme dans l'Europe par le caractère gigantesque des poésies primitives, comparé à la dégénération des poésies des époques plus récentes. On vérifie au premier coup d'œil ce caractère de virilité dans l'antique, de raffinement et d'afféterie dans le moderne, en comparant le poëme antique de Sacountala avec le drame relativement plus moderne qui porte ce nom. Parcourons le poëme; le voici:

Le héros primitif, Douchmanta, régnait sur l'Inde tout entière. Il descendait déjà d'une race de rois immémoriale. Ses peuples étaient religieux, obéissants, pacifiés sous sa main. La nature semblait prendre plaisir à favoriser cette heureuse contrée: des pluies douces et fécondantes, dans la saison la plus favorable, arrosaient régulièrement la terre, dont le sein fertile, sans être déchiré par le soc de la charrue, produisait en abondance les fruits les plus nourrissants; et d'immenses troupeaux, errant de toutes parts dans de gras pâturages, apportaient chaque jour à l'homme le tribut de leur lait.

Le jeune roi, doué d'un courage héroïque, aussi habile à monter un cheval fougueux qu'à dompter un éléphant ivre de fureur, toujours vainqueur, soit qu'il se servît de la lance ou de la massue, du cimeterre ou de l'arc, semblable en majesté au chef des immortels, en éclat au dieu puissant de la lumière, était l'amour et l'admiration de son peuple.

Un jour, accompagné d'une armée immense composée de chevaux, de fantassins, d'éléphants et de chars, il résolut de se rendre à une vaste et épaisse forêt pour s'y livrer au plaisir de la chasse. Comme il s'avançait au milieu des acclamations des guerriers, des sons perçants de la conque et de la trompette, confondus avec le bruit des chars, le hennissement des chevaux et le cri sauvage des éléphants, une foule de femmes, brûlant de voir le jeune héros dans tout l'appareil de sa grandeur, se précipitent sur les terrasses voisines de son passage. «Oh! c'est l'intrépide Vasou lui-même, s'écrient-elles transportées de joie. Indra, armé de ses foudres, s'avancerait avec moins de splendeur!» Et mille mains gracieuses faisaient à l'envi descendre sur sa tête une pluie de fleurs, tandis que de vertueux brahmanes, les bras tendus vers le ciel, cherchaient à attirer sur le monarque les faveurs de Brahma (le dieu de l'Inde, le dieu créateur).

Un nombreux cortège de citoyens de toutes les classes s'empressa de suivre jusqu'à la forêt leur souverain chéri. Porté sur un char aussi rapide que l'est dans son vol Souparna, la célèbre monture de Vichnou s'enfonça bientôt sous des ombrages impénétrables à la lumière, séjour où tout inspirait une religieuse terreur. Désolé, abandonné par l'homme, habité seulement par l'éléphant sauvage, le lion, le tigre et autres bêtes féroces y troublaient sans cesse les airs de leurs affreux rugissements. Inquiétés dans leur asile, ils se précipitent avec rage sur les chasseurs acharnés à leur poursuite, et ceux-ci ont besoin de toute leur adresse et de toute leur vigueur pour se rendre maîtres d'une aussi terrible proie.

Douchmanta leur donne le premier l'exemple de l'intrépidité et de l'audace. Plus d'un tigre furieux tombe, soit assommé d'un coup de sa massue, soit percé de ses flèches rapides. Relancés de toutes parts, on voit des lions, des éléphants par troupe se rendre, couverts d'écume et de sueur, dans le voisinage des eaux pour y éteindre le feu qui les dévore; mais la plupart tombent épuisés de fatigue sur les bords des étangs, et meurent en jetant d'horribles cris. Poussés par le désespoir, d'autres se retournent, se jettent en furieux sur leurs imprudents ennemis, et, les foulant aux pieds ou les étreignant dans leurs énormes trompes, en tirent une terrible vengeance. C'est ainsi que cette forêt, tout à l'heure si bruyante, ne présente bientôt plus que l'aspect d'un funeste champ de carnage, dévoué au silence, couvert de cadavres, souillé de sang et jonché de tronçons de lances brisées, de massues, d'arcs, de flèches, et de débris d'armes de toute espèce.

VIII

Cependant les chasseurs, aiguillonnés par le pressant besoin de la faim, dépècent un certain nombre de cerfs et autres bêtes fauves qui, échappés à la dent meurtrière des animaux féroces, étaient aussi tombés sous leurs coups. Ils font rôtir les chairs amincies sur un brasier ardent, s'en repaissent, et goûtent quelques heures de repos.

Mais bientôt Douchmanta donne les ordres du départ, poursuit sa marche, et, après avoir traversé une plaine stérile, il entre avec son cortége dans une seconde forêt d'un aspect bien différent de la première. Ce n'est plus cette sauvage horreur que la nature, abandonnée à elle-même, imprime aux vastes solitudes; ici tout se ressent de la présence et des travaux de l'homme. Ce ne sont plus les rugissements du lion, les cris du tigre qui viennent effrayer les voyageurs; mais le bramement lointain du cerf, le chant des oiseaux, le bourdonnement de l'abeille, retentissant doucement à son oreille, portent dans les esprits un sentiment inexprimable de calme et de bonheur. Les arbres les plus élégants, mariant avec grâce leurs flexibles rameaux courbés sous le poids des fruits et des fleurs, se balancent au souffle du zéphyr qui leur dérobe en passant les plus suaves odeurs, et les répand au loin dans les airs; sur la pelouse émaillée, des troupes de Gandharvas et d'Apsaras (sorte de nymphes dans la mythologie indienne), brillantes de jeunesse, se poursuivent dans leurs jeux folâtres, et glissent d'un lieu à l'autre comme des ombres légères.

IX

Le héros s'égare avec délice sous les dômes de feuillages, où les rayons brisés du soleil ne laissent pénétrer qu'une indécise et pâle lumière, et la tiédeur de l'air suffisante seulement pour tempérer la fraîcheur des forêts. Il arrive sur les bords fleuris d'une rivière qui descend, pure et fraîche, des glaciers de l'Himalaya. Il y découvre un bocage sacré qui abritait l'ermitage d'un saint vieillard solitaire nommé Canoua, célèbre, dans toutes les Indes, par sa sagesse, son don de prophétie et son ascétisme. De distance en distance, sur les rives du fleuve, on voyait la fumée des sacrifices s'élever entre les cimes des arbres vers le ciel; des groupes de brahmanes, prêtres et religieux, dissertaient entre eux sur les mystères, ou chantaient en vers les exploits historiques des anciens héros; d'autres se livraient, pour atteindre à la perfection spirituelle, à des contemplations extatiques, à des pénitences qui domptent et anéantissent les sens.

X

Le héros, ravi d'admiration et de respect, s'avance vers l'ermitage de Canoua et l'appelle. L'ermite était absent; sa fille adoptive, la belle Sacountala, sort à la voix de l'étranger; elle reconnaît le roi.

Sacountala était dans le costume d'une jeune religieuse indienne consacrée au culte de la divinité, sous la direction du saint vieillard. La beauté presque divine de la jeune vierge éblouit et enlève le cœur du roi.—«Qui donc es-tu, fille céleste? s'écrie-t-il. Comment vis-tu cachée dans ce désert? Où es-tu née, toi qui resplendis de toute la divinité d'une fille des dieux? En t'apercevant seulement, j'ai senti que mon cœur était enlevé de ma poitrine par un attrait surnaturel.—Je suis la fille de Canoua, répond Sacountala toute tremblante.—Mais, reprend le héros, Canoua est un saint qui a fait vœu de dompter toutes les passions humaines, et qui serait mort plutôt que de violer son vœu de continence. Je soupçonne un mystère sous cette réponse.»

Sacountala lui confesse alors la vérité: elle a entendu un jour Canoua en faire le récit à un brahmane errant qui recevait l'hospitalité dans son ermitage. Elle n'est pas la fille de Canoua, elle est la fille du célèbre anachorète Visoumitra, dont la sainteté a excité la jalousie d'un dieu secondaire qui aspirait à surpasser en austérité et en perfection toutes les créatures. Ce dieu, tremblant d'être surpassé lui-même par l'anachorète Visoumitra, lui envoie la plus belle des Apsaras, sorte de Vénus du ciel indien, pour le séduire.—«Qui, moi?» répond-elle au demi-dieu, «j'oserais m'approcher de cet anachorète pur, sévère et terrible, au front resplendissant comme le feu du sacrifice, redoutable comme le temps qui détruit tout? Cependant j'obéirai, puisque tu l'ordonnes. Mais seconde-moi dans ma périlleuse épreuve, ordonne toi-même au dieu des airs de se jouer avec grâce dans les plis de mes vêtements, et de les enfler légèrement quand je danserai devant le brahmane; que l'amour s'attache avec le regard à mes pas, et que le zéphyr répande autour de moi les parfums de l'ivresse.»

Rassurée par la promesse du dieu qui lui promet son secours, «la divine bayadère,» dit le poëte, «descend sur la terre, s'arrête non loin de l'antre du solitaire, et, feignant de se croire seule, danse sur une pelouse élevée d'où elle pouvait être aperçue de lui. Le vent à l'haleine embaumée se joue dans les plis ondoyants de sa robe, qui surpasse en blancheur et en transparence les rayons de l'astre pâle de la nuit.

«Le solitaire succombe, il aime la divinité cachée sous les traits de la danseuse céleste; une fille est née de cette union; l'Apsara, en remontant au ciel, la laisse endormie à la porte de l'antre, sur un lit de mousse et de fleurs.»

Canoua, en allant se baigner dans le fleuve, aperçoit l'enfant endormi sur la rive; mille oiseaux de la forêt volaient et tourbillonnaient sur sa tête, agitant leurs ailes pour rafraîchir et ombrager le front de la divine enfant. Il la prit dans ses bras, la fit allaiter, et l'éleva avec la sollicitude d'un père. Il lui donna pour nom le nom des oiseaux qui planaient sur sa tête au moment où il l'avait recueillie au bord de l'eau.

XI

«Tel avait été le récit de l'ermite Canoua. Ce récit redouble la passion de Douchmanta pour la jeune fille issue d'une race divine. Il la conjure de consentir à l'épouser sans attendre l'aveu de l'ermite, son père adoptif. Elle résiste longtemps; mais enfin, entraînée vers le héros par le même attrait qui entraîne le héros vers elle:—«Eh bien!» dit-elle, les joues colorées par la divine pudeur, «s'il est vrai qu'en consentant à être ton épouse sans le consentement de mon père adoptif, je ne pèche pas contre la sainte voix du devoir; s'il est vrai que je puisse, ainsi que tu me le dis, ô mon roi, (et voudrais-tu me tromper?) disposer seule de mon cœur, écoute, ô roi, les conditions qu'une fille timide ose apporter à son mariage avec toi. Si un fils vient à naître de notre union, engage ta parole royale de lui donner le titre de jeune roi, et à le faire reconnaître par tes peuples comme ton légitime successeur!»

Le héros fait le serment; il prend les deux mains de Sacountala dans les siennes, et ce signe les unit à jamais comme deux époux.

XII

Après quelques jours passés dans les fêtes et dans les douceurs de l'amour, le héros repart pour sa capitale, et l'ermite revient après une longue absence.

Sacountala, confuse, tremble de paraître devant lui et de lui avouer son mariage avec le roi. Mais, par le don de prophétie dont il est doué, l'ermite sait tout avant l'aveu. «Ô femme mille fois heureuse, dit-il à Sacountala, le nœud que tu viens de former secrètement, et sans m'avoir consulté, n'est pas contraire à nos saintes lois. Le fils qui doit naître de cette union sera égal à son père, et donnera naissance à une race de héros!»

Rassurée par ce pardon et par cette promesse, Sacountala débarrasse avec joie le saint prophète de la corbeille lourde de fruits qu'il vient de cueillir; elle verse sur ses pieds fatigués une eau rafraîchissante, et, d'une voix caressante, elle le supplie de protéger son époux et elle dans ses prières, et de demander au ciel la gloire à leurs descendants.

XIII

Après cette première partie le poëme se presse vers l'infortune et vers le dénoûment. Le fils né de Sacountala croît dans l'ermitage avec tous les instincts et tous les pressentiments d'un héros. Son enfance rappelle les jeux d'Hercule au berceau.

Cependant le héros, pour éprouver son épouse, feint d'avoir oublié Sacountala et son fils. Il n'a plus reparu dans les forêts voisines de l'ermitage. Le saint dit à sa fille que le temps est venu de sommer le roi d'accomplir sa promesse, et de proclamer l'enfant roi et successeur de son père. Un cortège religieux magnifique accompagne Sacountala à la capitale. Écoutons le poëte.

«Voilà,» disent les religieux compagnons de Sacountala, ton épouse fidèle qui arrive de la forêt sacrée avec son fils, beau comme les immortels, et demande à présenter ses hommages à son époux et à son roi.»

Le roi fait un signe de consentement.

Sacountala, tenant son fils par la main, s'avance avec une timidité pleine de crainte et de grâce: «Ô roi,» dit-elle, «les temps sont accomplis où un jeune enfant, fruit de notre légitime union, doit être sacré! Tiens ta parole, ô toi chef et modèle des hommes! ressouviens-toi des nœuds indissolubles qui nous lièrent, ressouviens-toi de l'ermitage de Canoua

Le roi feint d'avoir tout oublié. Sacountala se trouble, chancelle, s'indigne, s'évanouit, reprend ses sens.—«Un juge caché n'est-il donc pas en toi?» lui dit-elle. «Peux-tu te croire seul quand tu fais le mal? Le soleil et la lune, le feu et le vent, la terre et le firmament, et la vaste étendue des eaux, le jour et la nuit, les deux crépuscules du matin et du soir, tous les éléments sont les témoins des actions les plus secrètes de l'homme: s'il n'a point agi contre la voix intérieure de sa conscience, le juge incorruptible le fait jouir d'une félicité éternelle; mais si en étouffant cette voix il s'adonne au crime, il est condamné aux plus terribles châtiments.»

Un tel discours, dans un tel moment, est déplacé; on voit que dans ces poëmes les situations les plus pathétiques servent moins au développement des passions qu'au développement de la haute morale qui domine dans l'âme des poëtes les passions elles-mêmes. Le cri qui sort du cœur torturé de l'homme ou de la femme retentit dans le ciel plus que sur la terre: la nature s'absorbe dans la religion.

XIV

«Écoute la voix de nos anciens législateurs divins,» poursuit magnifiquement mais inopportunément la femme outragée. «Rappelle-toi ce que, dans leurs chants immortels, ils ont dit de la femme, cette compagne modeste de l'homme: c'est elle qui, dans le fils qu'elle lui donne, prolonge son existence en le faisant revivre dans cet autre lui-même; c'est à ce fils qu'il doit la délivrance des âmes de ses ancêtres. La femme est la moitié de l'homme, elle est son ami le plus tendre: par sa voix douce et caressante, elle sait dissiper les ennuis de sa solitude; elle est son consolateur dans les peines inséparables des sentiers de la vie; et à la mort de son époux, avec quel dévouement ne se précipite-t-elle pas sur le bûcher funèbre, résolue à ne point s'en séparer et à partager à jamais son sort, quel qu'il soit? Plus religieuse que lui, souvent elle rallume dans son cœur une faible étincelle de vertu qui allait s'éteindre; elle le sauve ainsi à son insu, et attire sur sa tête les faveurs de Brahma.

«Non, il n'est point de spectacle plus touchant que celui d'un père respectable entouré de sa femme et de ses nombreux enfants. De quel transport n'est-il pas lui-même saisi lorsqu'il reconnaît dans ces innocentes créatures sa vivante image? Quand un enfant accourt vers son père et qu'il se précipite dans son sein pour l'embrasser, quoique tout couvert de la poussière qu'il vient de soulever dans ses jeux, quelles délices sont comparables à celles dont l'enivre ce baiser?... Comment est-il possible que tu te détournes avec mépris de ce tendre enfant, qui est ton fils, dans le moment même où ses beaux yeux se dirigent vers toi avec tant d'affection? La petite fourmi protège ses œufs et ne les brise pas: et toi, être doué du sentiment de la vertu et de la justice, tu ne protégerais pas, tu ne chérirais pas cet être faible auquel tu as donné la vie? Souffre donc que cet enfant, dont à ta vue le petit cœur palpite d'un mouvement involontaire, t'embrasse, te touche de ses douces lèvres; car il n'est pas dans la nature de sensation plus délicieuse que le toucher d'un enfant.

«Tous les pères éloignés quelque temps de leurs fils se réjouissent à leur vue, ou plutôt ne cessent un instant de les avoir présents à la pensée: toi seul demeures insensible à cette impulsion universelle de la nature; toi seul entendrais sans en être ému ces touchantes paroles que prononce, pour le père, le brahmane à la naissance d'un fils:

«Ô toi qui proviens de toutes les parties de mon être! toi, le fruit précieux de mes entrailles! toi, qui es mon âme même, puisses-tu vivre cent ans! Sur toi repose le soin de mon existence; de toi dépend la perpétuité de ma race: vis donc heureux, ô mon fils, l'espace de cent ans!

«Hélas! un chasseur sans pitié est venu me séduire, abuser de mon innocence dans le paisible ermitage de mon père!... Menaça, ma mère, après m'avoir conçue du grand Visoumitra, m'a abandonnée au moment de ma naissance sur les bords écartés du fleuve Malini!... De quelles fautes, grands dieux, me suis-je donc rendue coupable dans une de mes régénérations précédentes, pour avoir été traitée d'une manière aussi cruelle, d'abord par celle qui m'a donné l'existence, et aujourd'hui par toi?

«Soumise à mon destin funeste, je retourne cacher ma douleur au sein de la forêt sainte qui jadis me vit si heureuse; mais ce tendre enfant, qui est ton fils, le ciel te défend de l'abandonner.»

L'épreuve continue, malgré ces touchantes paroles, jusqu'au moment où une voix éclatant dans le ciel fait intervenir la Divinité elle-même pour proclamer devant le peuple l'innocence, l'amour, la légitimité de l'épouse. Le héros lui confesse alors qu'il a employé ce stratagème pour convaincre son peuple de la beauté, de la vertu, des droits de Sacountala à sa main, et pour se faire commander par les dieux et par les hommes son bonheur.

XV

Voyons maintenant comment, quelques siècles plus tard, un autre poëte, d'une époque plus raffinée, a converti en drame ce touchant et gracieux épisode. C'est le lingot brut effilé en trame d'or par l'art, qui amplifie la surface du métal en amoindrissant sa force.

Mais l'analyse et les citations de ce drame suffiront pour donner une idée du degré de perfection auquel, dans ces temps que nous appelons primitifs, et chez ces peuples inconnus avant l'époque historique de notre Europe, l'art théâtral était parvenu.

La représentation est précédée d'un prologue dialogué entre le directeur du théâtre et les principaux acteurs qui doivent jouer leur rôle dans ce drame.

La scène représente une forêt au bord du fleuve Malini; le jeune prince Douchmanta, monté sur un char conduit par un écuyer, apparaît dans le lointain l'arc à la main, et chassant un jeune faon qui fuit devant ses coursiers.

«Vois,» dit le prince à son écuyer dans un langage aussi harmonieux que celui de Racine, aussi imagé et aussi naïf que celui d'Homère, «vois comme ce faon nous a fait déjà parcourir un immense espace; vois avec quelle grâce il incline de temps en temps sa souple encolure pour jeter un regard furtif sur le char rapide qui le poursuit! Dans la crainte de la flèche, dont il entend d'avance le sifflement, vois comme il contracte et rapetisse en fuyant ses membres délicats! Le sentier qu'il foule à peine est jonché çà et là de l'herbe tendre qui s'échappe à demi broutée de sa bouche haletante. Dans ses bonds précipités, il vole plutôt qu'il n'effleure la terre... Lâche les rênes tout entières!»

—Le char vole. «Voyez,» dit l'écuyer à son tour au prince, «comme ces nobles coursiers, depuis que les rênes ne retiennent plus leur élan, portent avec grâce en avant leurs fumants poitrails; la poussière qu'ils élèvent, sans que le fouet les touche, fuit en tourbillons derrière eux; leurs aigrettes, tout à l'heure agitées sur leurs têtes, semblent maintenant immobiles par la résistance de l'air qu'ils fendent; ils dressent avec énergie leurs oreilles veinées et nerveuses; non, ils ne courent pas, ils glissent sur la plaine émaillée de fleurs.»

—«J'atteins si vite les objets que je viens à peine d'apercevoir dans le lointain, répond le prince, et je les dépasse si rapidement, que rien n'est loin, rien n'est près de moi.»

XVI

Le char vole.—Près d'atteindre une gazelle qui s'est levée au bruit, un cri d'effroi s'élève de derrière un rideau d'arbres: «Épargnez la gazelle!» L'écuyer resserre les rênes, un ermite paraît, joignant les mains en signe de supplications pour le pauvre animal.

«Ô roi, dit l'ermite, cette douce gazelle apprivoisée appartient à l'ermitage; ne la tuez pas, ne la tuez pas!—Arrête les coursiers,» dit le roi à l'écuyer qui murmure.

—«Oui, grand prince,» dit l'ermite, «cette gazelle est nourrie dans notre ermitage. Que le ciel écarte de son flanc le trait du chasseur! Une flèche dans un corps aussi tendre serait comme la flamme dans une touffe de coton. Qu'est-ce que l'existence fugitive de ce frêle animal, comparée à la pointe acérée de tes traits?

«Replace donc promptement dans le carquois cette flèche meurtrière. Vos armes, ô rois! ne doivent être employées que pour protéger le faible, et non pour donner la mort à l'innocent.

DOUCHMANTA, avec respect.

La voici dans le carquois.
(Il l'y replace en effet.)

L'ERMITE, avec joie.

Pouvait-on moins attendre d'un noble descendant de Pourou, d'un monarque aussi accompli? Non, tu ne démens pas cette illustre origine. Puisse le ciel t'accorder un fils doué de toutes les vertus, un fils digne de régner un jour sur le monde entier!

LE DISCIPLE.

Puisse le sceptre de ton fils s'étendre sur les deux mondes!

DOUCHMANTA, avec respect.

Je reçois avec reconnaissance ce vœu d'un vénérable brahmane.

LES DEUX ERMITES.

Nous sommes occupés à ramasser du bois dans cette forêt; là, sur les bords du Malini vous pouvez apercevoir l'ermitage de notre maître spirituel Canoua, où il habite avec Sacountala, dépôt précieux que lui a confié le destin. Si d'autres soins n'exigent ailleurs votre présence, daignez entrer dans cette humble retraite, où vous recevrez tous les honneurs dus à un hôte. C'est là qu'à la vue des austérités effrayantes et sans bornes que s'infligent une foule d'anachorètes, vous jugerez si ces vertueux solitaires méritent que pour les protéger votre bras soit incessamment froissé par le nerf toujours tendu de votre arc invincible.

DOUCHMANTA.

Vénérable brahmane, le chef de la famille est sans doute dans cet ermitage?

LES DEUX ERMITES.

Non, prince; il vient de partir pour Somatirtha, où il se rend dans l'intention d'invoquer les dieux, pour détourner de la tête de Sacountala des malheurs dont la menace le destin; mais, avant de s'éloigner, il a chargé sa fille de rendre aux hôtes qui pourraient survenir tous les devoirs de l'hospitalité.

DOUCHMANTA.

Eh bien! je la verrai donc; et, satisfait de mon zèle, j'espère qu'au retour du vénérable Canoua, elle me fera connaître à lui sous l'aspect le plus favorable.

LES DEUX ERMITES.

Seigneur, vous en êtes le maître, et nous cependant nous allons reprendre nos occupations.
(Le brahmane sort avec son disciple.)

XVII

DOUCHMANTA.

Allons, fais avancer le char; que la vue de l'ermitage purifie nos âmes!

L'ÉCUYER.

Ainsi que le roi l'ordonne.
(Il imprime au char un mouvement rapide.)

DOUCHMANTA, jetant les yeux autour de lui.

Certes, sans qu'on me l'eût dit, j'aurais aisément conjecturé que cette retraite paisible devait être consacrée à l'accomplissement des plus sévères austérités.

L'ÉCUYER.

À quels signes donc?

DOUCHMANTA.

Comment, ils ne frappent pas ta vue! N'aperçois-tu pas çà et là, épars au pied des arbres, ces grains de riz consacré, échappés du bec des jeunes perroquets encore dépourvus de plumes, au moment où leurs mères leur portent la becquée? Ici sont des pierres tout onctueuses de l'huile de l'ingoudi, dont elles viennent de servir à broyer les fruits; là, de jeunes gazelles, habituées à la voix de l'homme, ne se détournent pas à son approche; et ailleurs ces lignes humides, tracées sur la poussière, et qui partent de divers bassins, ne doivent-elles pas leur origine aux gouttes d'eau distillées des vases nouvellement purifiés?

Vois encore ces jeunes arbres, dont les racines sont abreuvées par des canaux d'une eau limpide, que ride à peine le souffle adouci des vents; vois l'éclat de ces tendres bourgeons, obscurci par la fumée qui s'élève des oblations aux dieux; et, près de nous, ces faons légers qui, sans aucune crainte, se jouent au milieu de ces tas de cousa nouvellement coupé pour un sacrifice, et rassemblés sur la terre à l'entrée du jardin.

L'ÉCUYER.

Oui, je vois en effet tout cela.

DOUCHMANTA, après s'être approché un peu plus de l'enceinte.

Mais gardons-nous de profaner cette sainte retraite; arrête promptement le char, que je puisse en descendre.

L'ÉCUYER.

Prince, je retiens les rênes; vous pouvez mettre pied à terre.

DOUCHMANTA, étant descendu, et jetant un regard sur lui-même.

C'est sous de modestes vêtements que je dois pénétrer en ce lieu consacré à la piété. Débarrasse-moi donc de tout cet attirail du luxe, et de cet arc qui ne peut m'être ici d'aucune utilité. (Il remet entre les mains de son écuyer ses armes et ses joyaux.) Cependant, en attendant que je revienne, après avoir visité les habitants de cet ermitage, aie soin de faire rafraîchir et baigner les chevaux.

L'ÉCUYER.

Prince, vos ordres seront accomplis.
(Il sort.)

XVIII

Le prince entre dans l'enclos de l'ermitage; ses sens sont ravis par la beauté agreste et recueillie du site, et par la vue d'un groupe de jeunes filles consacrées au culte des dieux. L'entretien de ces jeunes filles entre elles, que le prince entend sans être vu, est une scène de pastorale qui égale Théocrite, l'Aminte, ou Gesner, ce Théocrite des Alpes:

«Chère Sacountala,» dit une des jeunes compagnes de la fille de Canoua, qui arrose les plantes du jardin de l'ermitage; «chère Sacountala, ne dirait-on pas que ces jeunes arbustes, ornements de l'ermitage de notre père, te sont plus chers que ta propre vie, quand on voit la peine que tu prends à remplir d'eau les bassins creusés à leurs pieds, toi dont la délicatesse égale celle de la fleur de malica nouvellement épanouie?

SACOUNTALA.

Que veux-tu? ce n'est pas seulement pour complaire à notre vénérable père que je prends tous ces soins; je t'assure que je ressens pour ces jeunes plantes l'amitié d'une sœur.
(Elle les arrose.)

UNE JEUNE COMPAGNE DE SACOUNTALA.

Mais, mon amie, les plantes que nous venons d'arroser sont au moment de fleurir. Arrosons donc aussi celles qui ont déjà donné leurs fleurs; nos soins désintéressés ainsi pour elles n'en auront que plus de mérite aux yeux des dieux.

SACOUNTALA.

Parfaitement senti, ma chère Preyamvada!

LE HÉROS DOUCHMANTA, à part.

Ah! ne faut-il pas que le vénérable ermite ait perdu, par l'âge, l'intelligence, pour souffrir que de si grossiers vêtements enveloppent un si beau corps?

Assujettir une telle beauté à de pareilles austérités, une beauté qui, sans aucun artifice, enlève à l'instant tous les cœurs, c'est être aussi insensé que si l'on voulait fendre le tronc de fer de l'arbre lami avec le tranchant délicat de la feuille du lotus!»

(La jeune fille, qui se croit inaperçue, fait desserrer par sa compagne le tissu d'écorce qui gêne sa respiration.)

«Quoique formé de petites mailles très-serrées,» continue à chanter le héros, «le tissu d'écorces, négligemment jeté sur ses blanches épaules, ne peut déguiser entièrement les contours de sa taille: telle la fleur à demi voilée par les feuilles jaunissantes déjà flétries autour de son calice. La coupe du lotus, entrevue à travers le réseau verdâtre des plantes aquatiques, n'est pas moins ravissante; les taches disséminées sur le disque argenté de la lune font davantage ressortir sa splendeur. Ainsi, cette belle fille, sous son voile d'écorce, n'en paraît que plus séduisante à mes yeux.

SACOUNTALA, sans voir le héros.

Ô mes chères sœurs! ce charmant arbuste ne semble-t-il pas me faire signe de ses rameaux flexibles, que l'on prendrait pour autant de jolis doigts dans la mobilité que leur imprime le zéphyr? Voyons, il faut que je m'en approche.
(Elle y court.)

PREYAMVADA.

Chère Sacountala, oh! repose-toi, de grâce, quelques instants à son ombre.

SACOUNTALA.

Eh! pourquoi donc?

PREYAMVADA.

C'est qu'en te voyant ainsi appuyée contre lui, ce bel arbre, comme s'il était uni à une liane élégante, en acquiert encore plus de grâce.

SACOUNTALA.

Es-tu plus digne de ce nom gracieux de Preyamvada, toi dont les paroles sont remplies de tant de douceur?

DOUCHMANTA.

Oui, Preyamvada, tu viens de dire une grande vérité. Ses lèvres ont l'incarnat de la rose; ses bras, comme deux tendres rameaux, s'arrondissent avec souplesse, et la fleur attrayante de la jeunesse répand sur toute sa personne un charme inexprimable.

ANOUSOUYA.

Sacountala, vois comme cette jolie malica a choisi pour son époux ce bel arbre, qu'elle entoure de ses rameaux en fleurs.

SACOUNTALA, s'approchant et regardant avec joie.

Ah! qu'elle est ravissante cette saison où les arbres eux-mêmes semblent s'unir dans de tendres embrassements! Ne dirait-on pas que cette jeune plante ait mis à dessein, sous la protection de cet arbre robuste et tout chargé de fruits, ses fleurs si tendres et si délicates?
(Elle s'arrête à le contempler avec admiration.)

PREYAMVADA, souriant.

Sais-tu, Anousouya, pourquoi Sacountala attache si longtemps ses regards sur cette petite plante?

ANOUSOUYA.

Non, en vérité; je voudrais bien le savoir.

PREYAMVADA.

«Ainsi que cette jolie malica est unie à ce bel amra, que ne puis-je de même être unie à un époux digne de moi!» Voilà, je t'assure, la pensée qui occupe en cet instant notre jeune amie.

SACOUNTALA, souriant.

Allons, petite folle, voilà encore de tes extravagances.
(Elle fait jouer son arrosoir.)

ANOUSOUYA.

Chère Sacountala, vois, tu oubliais cette charmante madhavi, quoiqu'elle ait crû en même temps que toi, par les soins que ton père Canoua se plaît à vous prodiguer à toutes deux.

SACOUNTALA.

Va, je m'oublierai plutôt moi-même. (Elle s'approche de l'arbuste, le regarde, puis s'écrie, transportée de joie:) Miracle! miracle! Preyamvada, ah! que tu vas être heureuse!

PREYAMVADA.

Comment cela, ma douce amie?

SACOUNTALA.

Vois, cette liane est toute couverte de fleurs, depuis la racine jusqu'au sommet des rameaux les plus élevés, quoique ce ne soit pas le temps de la floraison.

TOUTES DEUX accourant.

Dis-tu vrai? dis-tu vrai?

PREYAMVADA.

En ce cas, ma douce amie, c'est toi que je vais rendre heureuse; car ce pronostic ne t'annonce rien moins que la possession prochaine d'un héros pour époux.

SACOUNTALA, d'un air fâché.

Fi de toutes ces plaisanteries! Je ne veux plus prêter l'oreille à vos propos.

PREYAMVADA.

Mais ne crois pas que je parle en plaisantant; car, d'après ce que j'ai entendu plusieurs fois de la bouche du vénérable Canoua lui-même, un pareil signe ne peut être pour toi que l'annonce de l'événement le plus heureux.

ANOUSOUYA.

Ah! voilà qui m'explique le zèle que mettait notre amie à arroser cette plante chérie!...

SACOUNTALA.

Méchante! cette plante est pour moi comme une sœur: pourquoi chercherais-tu d'autres motifs à mes soins?
(Elle continue à l'arroser.)

LE HÉROS, à part.

Certes, si elle appartient à la caste de Canoua, toute union lui est interdite avec celle des Kchatriyas. Que faire donc?—Mais peut-être aussi...—Eh! pourquoi me tourmenter par de semblables doutes?... Oui, la chose est certaine. Mon esprit incline vers elle avec tant de violence, qu'il est impossible qu'elle ne puisse devenir mon épouse!—D'ailleurs, dans les choses sujettes au doute, l'événement est toujours favorable aux pressentiments du sage. Ainsi, je l'obtiendrai, je l'obtiendrai!

SACOUNTALA, avec précipitation.

Ah, ah! une abeille, échappée du calice de cette malica, voltige autour de ma figure et semble vouloir s'attacher à mes lèvres!
(Elle fait semblant de chasser une abeille.)

DOUCHMANTA, la contemplant avec le plus vif plaisir.

Qu'elle est ravissante!

Sur tous les points où voltige cet insecte léger, plus légère que lui, avec quelle grâce elle le chasse sans relâche! Mais si c'est par une crainte réelle que cette belle fille imprime aujourd'hui à ses sourcils une contraction si délicieuse, ne se ressouviendra-t-elle pas de la leçon, et ne la mettra-t-elle pas plus tard en pratique, lorsque, sans aucun motif de crainte, elle feindra cependant l'effroi pour déployer dans son regard toutes les ressources de la séduction.

Trop heureux insecte, tu peux donc dans ton vol effleurer l'angle de cet œil à demi fermé, où la crainte excite un tremblement enchanteur; faire entendre à cette oreille charmante un murmure semblable à ces petits mots furtifs d'une amie à l'oreille d'une amie; puiser un torrent de délices sur ces lèvres divines, dont une main délicate cherche en vain à t'éloigner? Hélas! nous mourons dans le doute de jamais pouvoir la posséder; et toi, petite abeille, tu t'enivres de volupté.

SACOUNTALA.

Ô mes compagnes! délivrez-moi de cet insecte audacieux, qui brave tous mes efforts.

TOUTES LES DEUX, en souriant.

Eh! qu'y pourrions-nous faire? Appelle Douchmanta à ton secours: n'est-ce pas au roi à protéger les habitants de cet ermitage?

DOUCHMANTA.

Excellente occasion pour me montrer!... Ne craignez..... (Il n'achève pas, et continue à se tenir caché.) Non, on me reconnaîtrait pour être le roi; il vaut mieux que je me présente sous l'aspect d'un voyageur demandant l'hospitalité.

SACOUNTALA.

L'impudent ne cesse de m'assaillir; il faut que je cherche une autre place. (Jetant les yeux derrière elle tout en courant.) Comment! il me poursuit encore? Ah! de grâce, délivrez-moi de son importunité.

DOUCHMANTA, survenant tout à coup.

Comment donc!... quel est l'insolent qui, sous le règne d'un des descendants de Pourou, de Douchmanta, cet ennemi déclaré du vice, ose insulter les filles innocentes des pieux ermites?
(Toutes, à la vue du roi, éprouvent un moment de trouble.)

ANOUSOUYA.

Seigneur, personne ici n'est coupable d'une action criminelle: seulement, notre jeune amie se défendait contre une abeille obstinée à la poursuivre.
(Elle montre du doigt Sacountala.)

DOUCHMANTA, s'approchant de Sacountala.

Jeune fille, puisse votre vertu prospérer!
(Sacountala baisse les yeux avec modestie.)

ANOUSOUYA.

Allons! rendons promptement à notre hôte tous les devoirs de l'hospitalité.

PREYAMVADA.

Seigneur, soyez le bienvenu! Toi, chère Sacountala, va, sans perdre de temps, à l'ermitage, chercher des fruits dignes d'être offerts à notre hôte: cette eau, en attendant, peut servir à rafraîchir ses pieds fatigués.

DOUCHMANTA.

Il n'en est pas besoin; le charme de vos paroles est pour moi la plus agréable offrande.

ANOUSOUYA.

Eh bien! honorable étranger, daignez au moins vous reposer à l'ombre sur ce siège recouvert de gazon, d'une admirable fraîcheur, et où vous ne tarderez pas à oublier votre lassitude.

DOUCHMANTA.

Mais vous-mêmes, charmantes filles, vous devez être fatiguées par toutes vos attentions pour moi: serais-je assez heureux pour que vous vous asseyiez un moment à mes côtés?

PREYAMVADA, bas à Sacountala.

Vois, ma Sacountala, nous ne pourrions honnêtement nous refuser au désir de notre hôte; viens donc, prenons place près de lui.
(Toutes s'asseyent près du roi.)

SACOUNTALA, à part.

Depuis que mes yeux se sont portés sur cet étranger, j'éprouve une émotion tout à fait contraire au calme parfait que devrait seule inspirer cette sainte retraite!

DOUCHMANTA, les regardant avec le plus tendre intérêt.

Charmantes filles, combien cette douce intimité qui règne entre vous s'accorde admirablement avec votre jeunesse et vos grâces!

PREYAMVADA, bas à Anousouya.

Ma chère, quel peut donc être cet étranger qui, tant par ses traits profondément empreints d'une majesté calme, que par ses discours où règne la politesse la plus aimable, se montre digne d'occuper le plus haut rang?

ANOUSOUYA, bas à Preyamvada.

Ma curiosité n'est pas moins vive que la tienne, je t'assure; voyons, il faut nous éclaircir. (Haut, en s'adressant au roi.) Seigneur, la douce familiarité qui règne dans votre conversation m'enhardit à vous faire quelques questions: Pourrions-nous savoir de quelle noble famille vous faites l'ornement; quelle contrée est actuellement dans le deuil, à cause de votre absence; et quel motif, vous, dont toutes les manières annoncent une délicatesse exquise, a pu vous déterminer à entreprendre un voyage pénible, pour visiter cette forêt consacrée aux plus rudes austérités?

SACOUNTALA, à part.

Ne palpite pas ainsi, ô mon cœur! toutes ces pensées tumultueuses qui t'agitent avec tant de violence, ma chère Anousouya les dirigera.

DOUCHMANTA, en lui-même.

Que faire? Dois-je me déclarer? dois-je déguiser qui je suis?

Il réfléchit, et déclare qu'il est un pèlerin pieux, lecteur des Védas, qui vient visiter le saint ermite; il s'informe habilement par les jeunes amies de Sacountala de la naissance étrange de cette jeune beauté, et des causes de sa résidence dans cette solitude. Il apprend qu'elle est de céleste origine par l'union d'un saint avec une divinité secondaire. Il s'abandonne avec sécurité à sa passion pour elle.

«Ô bonheur!» s'écrie-t-il en strophes lyriques; je puis donc maintenant donner un libre cours à mes désirs! Réjouis-toi, ô mon cœur! ce que tu ne faisais que soupçonner est à présent changé pour toi en certitude; ce que tu aurais craint de toucher il n'y a qu'un instant à l'égal du feu, tu peux t'en parer comme de la perle la plus précieuse!»

Sacountala entend ces vers, et rougit de pudeur.

«Il faut que je me retire,» dit-elle à sa compagne, «et que j'aille instruire notre vénérable supérieur, Goutami, des paroles indiscrètes de cet étranger.» Ses compagnes cherchent à la rassurer et à la retenir, sous prétexte de soins que ses arbustes chéris exigent encore d'elle. Le héros semble prendre parti pour Sacountala.

«Épargnez,» dit-il en vers aux compagnes de la jeune fille, «épargnez, de grâce, votre belle amie! elle doit être déjà assez fatiguée par la peine qu'elle a prise d'arroser ses plantes favorites. Voyez, ses belles épaules sont tout affaissées encore par le poids de l'arrosoir qu'elle vient à peine de déposer; le sang en colore plus vivement la paume de sa main délicate; on reconnaît qu'elle est lasse, à cette respiration pressée qui agite délicieusement son sein; le nœud charmant qui emprisonne avec tant de grâce les fleurs de siricha dont son oreille est ornée, est humecté de sueur; et d'une main languissante elle est occupée à réunir les boucles de ses beaux cheveux, échappés de la bandelette à demi détachée qui peut à peine les contenir.»

Sacountala reçoit de lui un anneau; le héros croit s'apercevoir qu'elle est émue d'admiration et d'amour pour lui. Il entend venir sa suite au bruit des chevaux dans la forêt. Il craint d'être surpris et révélé à la jeune fille par les respects de ses compagnons de chasse. «Ô pieuses filles de l'ermitage!» leur dit-il en langage vulgaire, «ne perdez pas de temps à mettre en sûreté les faibles animaux qui peuplent votre sainte retraite: tout annonce l'approche du roi Douchmanta (c'est lui-même), qui se livre au plaisir de la chasse.» Puis, reprenant le langage des vers, comme cela a lieu dans le drame toutes les fois que l'expression s'élève avec le sentiment ou avec la description:

«Déjà,» dit-il, «un tourbillon de poussière soulevé par les pieds des chevaux retombe sur vos vêtements d'écorce, tout humides encore et suspendus aux branches où ils achèvent de se sécher, semblables à ces nuées d'insectes qui, par un beau rayon de soleil, viennent s'abattre en foule sur les arbres de la forêt...

«...Tenez-vous en garde surtout, ô pieuses ermites, contre cet éléphant sauvage chassé par la meute, qui répand l'effroi dans le cœur des vieillards, des femmes et des enfants! Le voilà qui, dans un choc terrible, vient de rompre une de ses énormes défenses contre le tronc robuste d'un arbre qui s'opposait à son passage. Il est à présent embarrassé dans les branches entrelacées des lianes impénétrables, que dans sa rage il voulait déraciner. Ah! quelle funeste interruption il a occasionnée dans nos rites sacrés! Comme il a fait fuir à son approche la troupe dispersée de nos gazelles timides! Quel dégât il a apporté dans notre sainte retraite, que la vue d'un char a jeté dans cet acte de fureur!»

Sacountala, en s'éloignant à regret pour rentrer à l'ermitage, feint d'être ralentie par les épines d'arbustes qui la retiennent par ses vêtements. Le héros s'afflige en vers de la disparition de celle qu'il aime. «Je vais,» dit-il, «faire camper ma suite à quelque distance dans la forêt, afin d'avoir la liberté de la revoir ainsi encore, car seule elle occupe mon âme tout entière; en vain je voudrais m'éloigner, mon corps peut bien tenter de le faire, mais mon âme toute troublée rétrograde vers elle: telle la flamme de l'étendard que l'on porte contre le vent!»

XIX

Au second acte, le héros, rejoint par deux de ses officiers, dont l'un est un bouffon gourmand et poltron comme le Falstaf de Shakspeare, s'entretient avec eux, et feint d'être dégoûté du brutal plaisir de la chasse. «Que les buffles,» dit-il, «que les buffles agitent dans leurs jeux, en la battant violemment de leurs cornes, l'eau dans laquelle ils se seront abreuvés; que les biches, réunies en troupe, ruminent tranquillement à l'ombre; que les vieux sangliers broient sans crainte le jonc de leurs marais fangeux, et que mon arc se repose, la corde détendue!»

Il veut, dit-il encore à ses confidents, se reposer quelques jours au soleil de cet ermitage sacré. Il leur vante la beauté céleste de la jeune cénobite dont il a été enivré; puis, comme se repentant de son vain amour: «Ô insensé!» s'écrie-t-il, «n'est-elle pas la fille d'un anachorète? À quoi nous servirait de la voir davantage? Pense-t-on obtenir le croissant délié de la nouvelle lune, lorsque, le cou tendu et le regard fixe, on ne peut détourner les yeux de sa splendeur argentée? Quand je réfléchis sur la puissance de Brahma et sur les perfections de cette femme incomparable, il me semble que ce n'est qu'après avoir réuni dans sa pensée tous les éléments propres à produire les plus belles formes, et les avoir combinés de mille manières dans ce dessein, qu'il s'est enfin arrêté à l'expression de cette beauté divine, le chef-d'œuvre de la création. À quel mortel sur la terre est destinée cette beauté ravissante, semblable, dans sa fraîcheur, à une fleur dont on n'a point encore respiré le parfum; à un tendre bourgeon qu'un ongle profane n'a point osé séparer de sa tige; à une perle encore intacte dans la nacre où elle repose; au miel nouveau dont aucune lèvre n'a encore approché?—Ou plutôt, ce fruit accompli de toutes les vertus, qui en sera jamais l'heureux possesseur? Hélas! je l'ignore.»

«Croyez-vous donc être aimé?» lui demande son favori.

«Hélas!» répond-il en vers élégiaques, «de jeunes filles élevées dans un ermitage sont naturellement timides; cependant ce regard si modestement baissé en ma présence!... ce sourire dérobé, sur lequel on vous faisait prendre aussitôt le change d'une manière si adroite, n'est-ce pas là la preuve d'un amour qui, retenu par la plus aimable pudeur, s'il n'ose se dévoiler en entier, se laisse cependant deviner en partie?

«Oh! son inclination pour moi s'est déclarée par des signes certains, au moment de son départ avec ses deux jeunes compagnes.

«Voyez,» leur disait-elle en faisant un doux mensonge, «mon pied vient d'être cruellement blessé par cette pointe aiguë de cousa;» et elle s'arrêta sans sujet. Puis, elle n'avait pas plutôt fait quelques pas, qu'elle retournait aussitôt la tête, feignant de dégager ses vêtements des branches d'un arbuste qui ne les retenaient aucunement; et cela pour jeter les yeux sur moi!............»

XX

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