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Cours familier de Littérature - Volume 03

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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

XVIIe ENTRETIEN.

5e de la deuxième Année.

LITTÉRATURE ITALIENNE.
DANTE.

I

De toutes les nations qui ont cultivé les lettres avant ou après le christianisme, sans en excepter la Grèce et Rome, l'Italie moderne est certainement, selon nous, la nation qui a apporté le plus magnifique contingent de génie à la famille humaine. Dante, Pétrarque, le Tasse, l'Arioste, Machiavel, Michel-Ange, Raphaël, les Médicis et leur cour; trois poëmes épiques en trois siècles; une litanie de noms et d'œuvres secondaires, et cependant impérissables, dignes d'être gravés sur la colonne de bronze qu'on élèverait à la gloire intellectuelle de l'Europe pensante, sont le témoignage de cette immortelle fécondité de l'Italie. Alma parens! Le ciel, la mer, les montagnes, les fleuves, la race, la langue, les religions, les grandeurs et les revers de la destinée, le passé presque fabuleux, le présent triste, l'avenir toujours prêt à renaître, et toujours trompeur, la jeunesse éternelle de ce sang italien qui roule toutes sortes de royautés déchues dans ses veines, une noblesse de peuple-roi dans le dernier laboureur de ses plaines ou dans le dernier pasteur de ses montagnes, une rivalité de villes capitales, telles que Naples, Rome, Florence, Sienne, Pise, Bologne, Ferrare, Ravenne, Vérone, Gênes, Venise, Milan, Turin, ayant toutes et tour à tour concentré en elles l'activité, le génie, la poésie, les arts de la patrie commune, et pouvant toutes aspirer à la royauté intellectuelle d'une troisième Italie, voilà les explications de cette aristocratie indélébile de l'esprit humain au delà des Alpes.

Tous les peuples jeunes et nous-mêmes nous sommes des parvenus auprès de l'Italie, et nous respectons sa grandeur jusque dans sa décadence. Car ce n'est pas la race qui est déchue en elle, c'est le sort. L'antiquité, la dignité survivent à la dégradation de sa fortune. C'est l'Italie divisée, découronnée, humiliée, affligée, garrottée ici, corrompue là, dominée partout; mais c'est l'Italie!

Il est curieux de voir ce que fut un tel peuple dans sa littérature virile, au moment où il donna le premier au monde le signal de la renaissance des lettres, après douze siècles de ténèbres et de stérilité répandues en Orient et en Occident sur ce qu'on appelait l'univers romain.

Nous négligerons les premiers commencements de ce que nous pourrions nommer les balbutiements de cette renaissance, et nous ne la ferons dater, comme toutes les grandes choses, que de son premier grand homme: le Dante.

II

Quand une religion s'écroule dans la partie du monde qu'elle dominait, tout s'écroule avec elle. Le plus enraciné des édifices humains dans le sol, c'est un autel; il faut, pour le saper, un tremblement de terre qui engloutit tout dans sa poussière. Quand les dieux s'en vont, comme dit Tertullien, tout s'en va.

Tel fut l'avénement du christianisme dans l'empire romain. Les lettres périrent pour mille ans dans le choc des deux religions. Les ténèbres se répandirent sur l'intelligence pendant qu'une nouvelle morale et une nouvelle théologie s'emparaient des opinions et des cœurs. Constantin prêta la massue de l'empire aux chrétiens pour pulvériser le passé. Les monuments, les temples, les oracles, les bibliothèques, les livres périrent dans les décombres. Rien ne survécut à cet accès de colère sacrée de l'esprit humain contre lui-même. On sema le feu sur les édifices, la cendre sur le sol, le sel sur la cendre, pour empêcher les vieilles superstitions et les vieilles philosophies de regermer jamais de leurs racines. Ce furent les Vêpres siciliennes du paganisme, le 1793 de sa littérature. Ainsi est faite la misérable humanité; elle ne s'arrête jamais dans le vrai et dans le juste, elle se précipite à l'excès, et elle ne se croit libre de l'oppression que quand elle opprime à son tour.

On nie en vain aujourd'hui cette réaction exterminatrice contre tous les monuments bâtis ou écrits de l'antiquité littéraire; elle éclate partout, non-seulement dans les ruines d'Éphèse, de Delphes, d'Athènes, d'Alexandrie, dont la poussière est faite de statues mutilées ou de cendres de bibliothèques, mais dans les écrits des premiers chrétiens et dans les actes des conciles. Tiraboschi, dans sa savante Histoire de la Littérature italienne, cite le décret du concile de Carthage qui interdit aux évêques la lecture des auteurs antérieurs au christianisme; il cite également le passage de saint Jérôme où ce Père gourmande amèrement ceux qui, au lieu de lire la Bible et l'Évangile, lisent Virgile. On sait le sort de la bibliothèque d'Alexandrie, incendiée dans un feu de six mois par l'ordre du patriarche Théophile, qui ne laissa rien à faire à Omar. L'historien contemporain Orose décrit et déplore l'anéantissement de ces trésors de la mémoire. Le pape Léon X lui-même, ce restaurateur si platonique et si tendre des vestiges de l'esprit humain échappés à ce sac du monde, dit «qu'il a recueilli dans son enfance, de la bouche de Chalcondyle, homme très-instruit dans tout ce qui concerne la Grèce, que les prêtres avaient eu assez d'influence sur les empereurs d'Orient pour les engager à brûler les ouvrages de plusieurs anciens poëtes grecs, et c'est ainsi qu'ont été anéanties les comédies de Ménandre, les poésies lyriques de Sapho, de Corinne, d'Alcée.» «Ces prêtres, ajoute Léon X, montrèrent ainsi une honteuse animadversion contre les anciens, mais ils rendirent témoignage de la sincérité et de l'intégrité de leur foi.»

À l'exception des études théologiques et morales, à l'exception de l'éloquence sacrée, qui débattait les questions d'orthodoxie ou de schisme entre les différentes sectes nées du christianisme, qui s'emparaient peu à peu d'une partie de l'Orient et de tout l'Occident, l'intelligence humaine, pendant ces siècles de chaos et d'élaboration, parut enfermée dans l'enceinte des temples ou des monastères. Ce fut l'âge monastique de l'univers. Excepté en Arabie, à Bagdad et en Espagne, sous les califes, nul flambeau des lettres et des sciences n'éclaira le monde chrétien jusqu'à Charlemagne. Ce grand homme fit le premier, pour l'Occident tout entier, ce que les Médicis firent plus tard pour l'Italie; il ordonna les fouilles dans la cendre du passé, recueillit les monuments épars, restitua les langues mortes, évoqua, par les études encouragées et rémunérées, le génie de l'antiquité pour y rallumer le génie de l'avenir. Un crépuscule éclaira d'un jour croissant cette longue nuit de la barbarie. Mais, excepté dans la jurisprudence, cette première nécessité des sociétés civiles qui se fondent, aucune œuvre remarquable ne sortit de cette seconde enfance des lettres. Le génie humain couvait sourdement on ne sait quel fruit inconnu. C'est en Italie qu'il devait naître.

III

Les papes, les empereurs d'Allemagne, les tyrannies provinciales, les républiques et les anarchies municipales se disputaient cet héritage conquis et reconquis des Romains et des Barbares. Ces ondulations politiques de l'Italie, du quatrième au quatorzième siècle, seraient aussi confuses et aussi fastidieuses à décrire que les roulis des vagues déchaînées par les vents sur une mer d'équinoxe.

Ces divisions, après la mort de l'empereur Frédéric, finirent par se réduire à peu près à deux grands partis, les Guelfes et les Gibelins: l'un favorisant de ses vœux et de ses armes la domination des papes; l'autre, par haine de cette domination pontificale, se dévouant aux empereurs d'Allemagne, comme si le patriotisme se fût senti moins humilié et moins oppressé de s'asservir à un dominateur étranger qu'à un dominateur sacré qui ajoutait un droit divin au droit temporel!

Florence, capitale de l'ancienne Étrurie, aujourd'hui la Toscane, était le foyer le plus animé des querelles de ces deux grands partis. Cette république, fondée sur l'industrie, et non sur les armes, prospérait, malgré ses dissensions intestines, par la seule vertu de la liberté. C'était évidemment là que l'Italie littéraire et poétique devait éclore, car l'esprit humain cherche par instinct les terres libres pour dérober, comme l'aigle, ses œufs à la tyrannie. De plus, il y avait dans le sang toscan, écoulement du vieux sang étrusque, une séve non encore épuisée de génie littéraire et de génie artistique. Cette nation venait de toute antiquité de Grèce ou d'Égypte. La civilisation élégante et presque fabuleuse de l'Étrurie avait été anéantie par la soldatesque des premiers Romains, ces barbares de Romulus; mais cette civilisation, dont on ne sait rien que par ses œuvres, avait laissé dans ses vases, dans ses dessins, dans ses monuments cyclopéens, des témoignages d'une grande vigueur d'esprit et d'une grande perfection de main. Cette race, dans la politique, dans le commerce, dans la guerre, avait des facultés innées qui éclataient souvent en individualités colossales. Les Dante, les Machiavel, les Médicis, les Buonarotti, les Gondi, les Mirabeau, les Bonaparte étaient des familles étrusques. Les deux hommes modernes qui ont remué le plus d'idées par l'éloquence et le plus d'hommes par la guerre, Mirabeau et Napoléon, sont des Toscans transportés sur la scène de la France. Le cardinal de Retz, qui fut à l'intrigue ce que Machiavel fut à la politique, était un Toscan. Cette Athènes de la Toscane était donc assez naturellement prédestinée à donner une langue et une littérature à la confédération des villes italiennes qui cherchaient à reconstruire un esprit moderne sur cette terre antique.

IV

Pour cela il lui fallait deux choses: une langue et un homme.

La langue latine s'était écroulée avec l'empire. Il s'était formé, de ses débris mêlés aux dialectes vulgaires des provinces romaines et de la Gaule méridionale, une langue usuelle, imparfaite, flottante, diverse, par laquelle on s'entendait tant bien que mal dans la conversation, mais sans pouvoir y graver ses pensées dans cette forme solide, convenue et uniforme, seule langue avec laquelle on puisse construire des monuments de style. Un latin corrompu était resté la langue de l'Église, de l'histoire, de la législation; l'italien était la langue du peuple. Les classes supérieures de la société parlaient les deux langues; mais le latin dépérissait chaque jour et la langue usuelle se perfectionnait. Il ne lui manquait plus que d'être adoptée par un grand esprit et d'être écrite dans une grande œuvre pour se substituer facilement et triomphalement à la latinité posthume du monde romain maintenant gouverné par les papes.

Voilà pour la langue.

Quant à un homme de génie, il n'y en avait eu qu'un, selon nous, capable d'opérer cette grande révolution de la renaissance des lettres en Italie depuis Charlemagne. Cet homme était saint Thomas d'Aquin. Nous l'avons longtemps confondu, dans notre ignorance, avec ces orateurs et avec ces écrivains ecclésiastiques des siècles barbares, qu'on a, selon nous, élevés bien au-dessus de leur stature, dans ces derniers temps, en les comparant aux poëtes, aux orateurs, aux historiens, aux philosophes d'Athènes et de Rome. Ces Tacite, ces Démosthène, ces Cicéron, ces Homère et ces Virgile du cloître écrivaient à une époque obscure de transition à travers les ténèbres, entre les lettres classiques et les lettres des siècles des Médicis et de Louis XIV. Ils n'appartiennent guère qu'au sacerdoce et très-peu aux lettres profanes.

Mais, depuis qu'une étude plus approfondie nous a permis de mesurer, au moins par des fragments, les grandeurs de l'intelligence de saint Thomas d'Aquin, nous sommes resté convaincu que, si ce génie universel avait pu s'émanciper de la théologie scolastique et de la mauvaise latinité, il aurait donné, longtemps avant le Dante, un Dante, supérieur encore, à l'Italie. Fontenelle l'égalait dans son estime à Descartes. Quant à nous, nous n'hésitons pas à reconnaître dans ce précurseur des philosophes et des politiques modernes un esprit digne de converser d'avance et de loin avec Machiavel, avec Bacon, avec Montesquieu, avec Jean-Jacques Rousseau, esprit assez fécond et assez vaste pour porter de la même gestation un monde divin et un monde humain dans ses flancs, comme deux jumeaux de sa pensée. Les idées ont ainsi, comme la terre, de ces germinations de plantes précoces et étranges qui fleurissent en hiver. Saint Thomas fut un de ces phénomènes de végétation anticipée.

C'était un jeune gentilhomme de la noble maison de Landolfo d'Aquino. Il vivait dans l'opulence féodale au château de Rocca Secca. La passion de Dieu et de l'intelligence des choses divines, qui précipitait alors tant d'âmes dans la solitude, l'arracha, dans la fleur de son adolescence, au monde. On raconte que cette passion était si forte dans ce jeune homme qu'elle brisa avec violence tous les piéges tendus par sa famille pour le retenir, et qu'il poursuivit, un tison enflammé dans la main, une jeune fille d'une merveilleuse beauté que ses frères lui avaient fait apparaître dans sa chambre pour séduire ses yeux et son cœur. Entré dans l'ordre des Dominicains, il alla étudier à Paris sous Albert le Grand, théologien célèbre, alors que la théologie était la science unique. Devenu lui-même de disciple maître, il professa avec éclat à Paris, à Rome, à Naples. Le feu de l'étude le consuma avant l'âge, et il expira sur la route en se rendant en 1274 au concile de Lyon. Il n'avait encore que quarante-neuf ans. Les ouvrages laissés par ce philosophe, sans repos et sans limites, formèrent les bibliothèques des monastères et des universités du temps. Quelques-uns sont dignes d'en être exhumés, comme des monuments de force et de fécondité dans la pensée humaine.

V

Neuf ans avant la mort de saint Thomas d'Aquin, en 1265, le Dante était à Florence. Esprit du même ordre, mais avec le don de plus qui élève la pensée jusqu'au ciel, la poésie. Son nom était Alighieri. Sa famille, attachée par tradition au parti guelfe, était patricienne et consulaire dans la république. Livré de bonne heure aux leçons de Brunetto Latini, sorte de Quintilien toscan qui professait la grammaire et la rhétorique à Florence et à Bologne, l'enfant fut nourri du lait âpre de la théologie scolastique. Cette nourriture ne lui fît pas perdre totalement le goût des lettres profanes. Il apprit le français sous Brunetto Latini, qui professait en cette langue; il apprit l'italien vulgaire dans les sonnets et dans les canzone de quelques poëtes toscans qui commençaient à régulariser et à polir cet idiome naissant comme pour le préparer à un plus grand qu'eux. Tous chantaient exclusivement l'amour, cette éternelle inspiration du cœur. L'amour fut aussi le premier chant de cet enfant, dans l'âme duquel la passion idéale était éclose avant l'âge des passions terrestres.

Élevé dans la familiarité de la noble famille des Portinari, amie de la sienne, il couva, dès l'âge de onze ans, une sorte de pressentiment amoureux pour une jeune fille de cette maison, nommée Béatrice. Cette inclination fut mutuelle, quoique contrariée par les circonstances de famille. Elle remplit l'adolescence du Dante de songes, et son âge mûr de larmes. Béatrice mourut dans la fleur de sa beauté, à vingt-cinq ans. L'âme de Dante quitta en quelque sorte la terre avec elle, et on ne peut douter que ce ne fut pour suivre et pour retrouver l'âme de Béatrice qu'il entreprit plus tard ce triple voyage à travers les trois mondes surnaturels, enfer, purgatoire, paradis, où, sous le nom de théologie, il ne cherche et ne divinise au fond que son amante.

Ses vers, jusqu'à l'âge de trente ans et au delà, n'annonçaient pas le poëte souverain qui devait dans l'âge avancé se révéler en lui; c'étaient des sonnets et des canzone sans nerf, sans naturel et sans grandeur, calqués sur les poésies amoureuses des poëtes secondaires de son temps. L'âge, la méditation et le malheur n'avaient pas encore donné à son âme cette sonorité grave et surhumaine, timbre sépulcral de sa seconde voix.

Les traditions de son père mort, la vocation de famille, les soins de sa mère Bella, femme éminente autant que tendre, enfin le courant des affaires et des passions d'une république, qui entraîne tous les citoyens notables dans les fonctions de l'État, lancèrent le jeune Alighieri dans les emplois et dans les dissensions de sa patrie. Nous n'écrivons pas ici sa vie, nous la réservons pour une autre place; nous ne faisons pas l'histoire, bien peu intéressante aujourd'hui, de ces agitations municipales de la vallée de l'Arno. Ces agitations ne sont grandes que lorsqu'elles influent sur le sort du monde. Dante aurait été peut-être un Gracque ou un Cicéron à Rome, il ne fut qu'un Gibelin de plus à Florence.

VI

Qu'il nous suffise de savoir qu'Alighieri, qu'on nommait déjà familièrement Dante, servit dans la cavalerie florentine contre les Guelfes de la petite ville toscane d'Arezzo, et qu'il se montra vaillant soldat avant de se montrer politique et poëte; bien différent en cela d'Horace, jetant son bouclier à Philippes, et de Virgile, fuyant, un chalumeau à la main, sous les hêtres, pendant que la guerre civile déchire sa patrie. Dante était un citoyen, ceux-là n'étaient que des poëtes.

Élevé bientôt après aux premières magistratures de la république, assailli d'un côté par les blancs, de l'autre par les noirs, dénomination de deux partis dans Florence, il résiste aux uns, aux autres, et les fait énergiquement exiler hors de la Toscane.

Nommé ambassadeur de la république auprès du pape, il y négociait la paix et l'indépendance pour son pays. Pendant cette mission, le peuple de Florence, ingrat et aveugle comme tous les peuples, l'accuse de trahison, de concussion, s'ameute contre son nom, court à sa maison, la ravage et la rase, comme Clodius avait fait de celle de Cicéron, le modérateur de Rome. Ou confisque ses biens, on le bannit à perpétuité de sa patrie. On trouve la peine trop faible pour ses prétendus crimes; un second jugement populaire le condamne à mourir par le feu!

Indigné contre le pape, son ennemi, qu'il suppose l'instigateur de ces proscriptions, Dante quitte Rome, se réfugie d'abord à Sienne, puis à Arezzo, où i! rejoint ses concitoyens émigrés, proscrits pour la même cause. Il tente avec eux une attaque à main armée contre Florence. Il succombe et s'éloigne pour jamais de ces murs qui dévorent leurs citoyens.

Il erre, depuis ce jour, de retraite en retraite, dans la basse Italie, tantôt à Padoue chez les Malespina, tantôt à Vérone chez les Scaligieri, tyrans de la ville, tantôt chez les Scala, tyrans d'une autre partie de l'Italie; aujourd'hui à Udine, demain au château de Tolmino, à la fin de ses jours à Ravenne. De là, plus refoulé que jamais par la vengeance vers le parti de l'empereur, il ne cesse d'animer ce prince contre sa patrie et de le pousser de la main à l'oppression de Florence. Triste sort des émigrés, condamnés à avoir souvent pour amis les ennemis de leur pays! Enfin, l'empereur étant mort avant d'avoir vengé le poëte, Dante vient à Paris, retourne en Italie, et se fixe enfin pour mourir à Ravenne. L'hospitalité du tyran de Ravenne, Guido Novello de Polenta, lui en adoucit le séjour. Ce site mélancolique convenait à la mélancolie de son âme. La forêt de pins (la pineta) qui s'étend entre la mer et Ravenne était sa promenade habituelle. J'y ai lu moi-même ses plus beaux vers, peut-être écrits sous les mêmes arbres, au bruit lointain des mêmes brises de l'Adriatique. C'est là, et non pas dans le carrefour fangeux de Ravenne, que devrait s'élever son tombeau. Il faut le vide autour des ombres et le silence autour des grandes mémoires; on entendrait mieux l'âme gémissante de l'exilé dans les gémissements des pins de la pineta et des vagues sans repos sur la grève.

VII

Mais, pendant que ce sombre proscrit, à la taille haute et courbée, au visage long et pâle, à l'œil voilé par la réflexion intérieure, comme ses contemporains le décrivent, pendant que cet hôte des ennemis de sa patrie errait ainsi de ville en ville et de mers en forêts, regrettant sa maison rasée par son peuple, il couvait deux choses immortelles dans son front cave: sa gloire et sa vengeance. Ce n'était plus le poëte affadi et ingénieux de sa jeunesse; c'était le poète théologique, politique et némésien de son âge avancé. L'adversité avait changé sa muse dans son sein; elle n'y avait laissé que son premier amour.

Cet amour, cependant, n'avait pas été le seul. Indépendamment de son mariage avec une fille d'une famille illustre de Florence, dont il avait eu sept enfants, Boccace confesse, dans l'histoire de sa vie, écrite sur les lieux et si peu d'années après la mort de Dante, que son héros et son poëte avait eu la faiblesse des héros et des poètes: un amour de la beauté poussé quelquefois jusqu'à la licence du cœur.

La négligence que Dante fit de sa femme après son exil, sa longue séparation sans retour et l'affectation avec laquelle il parle, dans ses œuvres en prose, des inconvénients du mariage, appuient trop à cet égard les accusations de Boccace. Mais tout indique aussi que, si le Dante avait été plus que léger dans l'amour des sens, il avait été fidèle dans l'amour de l'âme. Le souvenir toujours renaissant de sa Béatrice, première et dernière apparition de la beauté céleste sous un voile mortel, l'obséda, tantôt délicieusement, tantôt douloureusement, jusqu'au dernier jour. Cette image le transformait tellement, en se présentant à lui à chaque pas de sa vie et à chaque mouvement de sa pensée, que, quand il voulut se consacrer entièrement à la philosophie théologique, muse sévère de son épopée, il éprouva le besoin de donner à cette philosophie et à cette théologie personnifiées le nom, la forme, le regard, la voix, la beauté de sa Béatrice. C'est ce qu'il avoue sans cesse lui-même dans ses sonnets et dans sa Vita nuova (vie nouvelle), sorte de commentaire mystique écrit par lui-même de ses œuvres et de sa pensée.

Mais sa grande inspiration ne soufflait pas encore en lui quand il écrivait ces sonnets et ces œuvres en prose; elle ne souffla que dans l'exil, quand les événements, la guerre, la diplomatie, la politique et les passions civiles eurent fait silence, le soir, dans son âme. Alors, et alors seulement, il entendit toute la voix de son génie, étouffée jusque-là par les bruits de la terre. Il dessina son grand poème et il commença à l'écrire.

Ce poëme, c'était lui! Le poëte n'est-il pas toujours le sujet le plus vivant et le plus intéressant de tout poëme? Quels que soient les innombrables défauts de ce poëme épique du Dante dans la fable, on ne peut nier que ce ne fût, à l'époque où il vivait, et encore à la nôtre, le seul véritable texte d'une vaste épopée qui restât à chanter aux hommes. Il y eut dans la conception autant de génie vrai que dans l'exécution. J'aime à assister, par la pensée, à cette lente conception dans l'esprit de l'exilé de Florence. Je comprends comment il fut amené par la force et par la justesse de son esprit à chanter le monde invisible.

En effet, puisque l'étendue de son intelligence, l'élévation de son cœur, la fécondité de son imagination, la richesse des couleurs sur sa palette poétique portaient cet homme du treizième siècle à créer pour l'Italie et pour le monde un poëme épique, où pouvait-il trouver, dans l'histoire du moyen âge, depuis les empereurs romains jusqu'à lui, un sujet héroïque, national ou européen, d'épopée? Il n'y en avait plus sur la terre. Homère avait fait l'épopée des Grecs, Virgile avait fait celle des Latins; les places étaient prises. Le ciel païen, les héros fabuleux, l'Olympe, la terre, la mer, la guerre, les naissances et les chutes d'empires, la nature physique et la nature morale avaient été décrites et chantées par les poëtes prédécesseurs de l'époque chrétienne. Excepté les grandes invasions des Barbares, qui étaient venues, comme un reflux du Nord, submerger l'Italie, il n'y avait, dans l'histoire, aucune grande épopée héroïque à construire; mais cette épopée des Barbares, ruine et humiliation de l'Italie, il appartenait à des bardes du Nord, et non à des citoyens de la patrie conquise, de la chanter.—Nous la lirons bientôt ensemble.

VIII

Dante ne trouvait donc rien d'épique autour de lui dans l'histoire d'Italie qui pût servir de texte à son imagination; mais le monde théologique était plein de dogmes nouveaux, de foi savante ou de foi populaire, de croyances surnaturelles, de vérités morales ou de fantômes imaginaires, flottant pêle-mêle dans le vide de l'esprit humain, comme les figures tronquées des rêves au moment d'un réveil.

L'âme humaine, que le christianisme avait détachée, dans les monastères surtout, des intérêts terrestres, s'était absorbée dans l'intérêt de son salut éternel. Des cieux, des enfers, des purgatoires sans cesse décrits, peuplés, vidés par les moines prédicateurs dans les chaires du peuple, étaient devenus, par la puissance de la foi, par l'habitude des pratiques, par la répétition des cérémonies, des réalités de la pensée aussi visibles et aussi palpables dans l'esprit des fidèles que les réalités physiques. L'imagination habitait pour ainsi dire ces mondes intellectuels des morts autant et plus que le monde des vivants. Les temples étaient remplis de leurs symboles; les murailles même des rues étaient couvertes des représentations par le pinceau de ces trois séjours de l'âme, enfer, purgatoire, paradis. Dans les fêtes sacrées, ou même profanes, on donnait aux peuples de l'Italie, au lieu de courses olympiques ou de combats du cirque, des drames de théologie chrétienne. Là les âmes, les démons, les anges, les vierges, les saints, les damnés, les trois personnes de la Divinité elles-mêmes, jouaient des rôles d'acteur dans le drame théogonique de ces mondes surnaturels. Le ciel et la terre se touchaient et se confondaient, dans cette atmosphère de la théologie monastique et populaire, comme deux horizons dans la brume.

Dante lui-même était ce qu'on était déjà à Florence à cette époque, et ce qu'on fut bien davantage, quelques années après, à l'époque des Médicis et de Léon X: croyant et platonicien tout à la fois, associant dans son esprit la foi moderne à la philosophie grecque et romaine; les pieds dans l'Église, la tête dans l'Olympe, l'âme dans les cieux, dans les épreuves ou dans les abîmes du monde chrétien.

Il était naturel que ce monde surnaturel, qui tenait plus de place dans l'imagination des hommes de son temps que le monde des vivants, lui parût le seul et vrai sujet d'épopée poétique et mystique pour son âge et pour la postérité. Il regarda donc pendant longtemps et jusqu'au vertige dans la profondeur de son âme, de sa foi, de ses amours, de ses haines, de ses vengeances, et il se dit: «Je ferai voir l'invisible, et je le rendrai si visible, par la puissance de ma foi et par la vigueur de mes pinceaux, que la terre et le ciel sembleront s'ouvrir aux yeux des hommes, et que je jouirai d'abord en ce temps, puis, par anticipation, dans l'éternité, de cette justice éternelle qui sera à la fois ma félicité et ma vengeance. Gloire à ceux que j'aurai sauvés! Malheur à ceux que j'aurai perdus! Et surtout gloire à moi-même! Je ne serai pas seulement, aux yeux de l'Italie guelfe et gibeline, un poëte, je serai le prophète de la divine rétribution!»

Ainsi évidemment se parla à lui-même le Dante, brûlant à la fois de conviction divine et de colère humaine, quand, regardant pour la dernière fois l'inique Florence du haut de l'Apennin, il lui lança sa malédiction de proscrit et sa prophétie de poëte.

IX

On le voit, cette conception de l'épopée de la Divine Comédie (titre de son poëme) était double: divine par le plan, humaine par la personnalité; de là ses beautés et ses vices, que nous allons faire saillir, le livre à la main, sous vos yeux.

Je comprends d'autant mieux le plan de cette épopée que moi-même, hélas! mille fois inférieur en conception, en éloquence et en poésie, au grand exilé de Florence, j'avais conçu, dès ma jeunesse, une épopée, le grand rêve de ma vie, la seule épopée qui me paraisse aujourd'hui réalisable, sur un plan à peu près analogue au plan de la Divine Comédie.

Je m'étais dit: Qu'y a-t-il de plus intéressant aujourd'hui dans l'humanité? Sont-ce des batailles, des conquêtes, des élévations et des catastrophes d'empires? Non; le monde en a tant vu, et il connaît tellement les misérables ressorts par lesquels la fortune élève ou abaisse les conquérants d'ici-bas, qu'il ne s'étonne guère plus des vicissitudes des empires que de l'amoncellement et de l'écroulement d'une vague en écume sur le lit de l'Océan. Mais ce qui intéresse véritablement l'homme, c'est l'homme; et dans l'homme, c'est la partie permanente de son être, c'est l'âme; et dans l'âme, c'est la destinée passée, présente, future, éternelle, de ce principe immatériel, intelligent, aimant, jouissant, souffrant, consciencieux, vertueux ou criminel, se punissant soi-même par ses vices, se récompensant soi-même par ses vertus, s'éloignant ou se rapprochant de Dieu selon qu'il vole en haut ou en bas dans la sphère infinie de sa carrière éternelle, jusqu'au jour où il s'unit enfin, par la foi croissante et par l'amour identifiant, à son Créateur, le souverain Être, la souveraine vérité, le souverain beau, le souverain bien.

X

Je me plais à me rappeler encore, en ce moment, le lieu, le jour, l'heure où je conçus soudainement, dans ma pensée, le plan de cette épopée de l'âme, de l'âme suivie par le poëte dans ses pérégrinations successives et infinies à travers les échelons des mondes et ses existences d'épreuves.

C'était en Italie, à la fin de ma jeunesse. Je venais de passer un hiver à Naples, dans de vagues souffrances de nerfs qui sont la croissance de l'esprit et qui donnent à l'âme les mêmes angoisses que la croissance trop accélérée du corps donne aux sens. Une anxiété sourde et continue travaillait ma pensée; je n'étais bien à aucune place; ce ciel serein, ce beau soleil, cette mer éblouissante, ces collines élyséennes, le bruit de vie et de joie perpétuelle de ce peuple d'enfants, d'amoureux, de musiciens, de poëtes, fourmillant sur les plages de cette côte, après m'avoir tant charmé autrefois, m'étaient devenus presque fastidieux alors. Il y avait je ne sais quel contraste blessant entre la sérénité épanouie de cette race et la mélancolie maladive de mon esprit. Ce grand jour m'aveuglait en m'éblouissant. Je regrettais les brumes d'automne et les ténèbres humides des forêts de mon pays. L'Écosse et Ossian me seyaient mieux que le Tasse et Sorrente. Je lisais alors précisément les documents les plus détaillés de la vie du Tasse; la lecture de ces documents, tout remplis de preuves de sa folie, obsédait mon imagination et m'imprimait je ne sais quelle terreur. J'avais cependant l'esprit aussi juste que le corps sain; mais j'étais malade d'un poëme que je voulais enfanter sans avoir eu encore la force de conception nécessaire à cet enfantement.

Pour me soulager de cette obsession d'un mal inconnu et pour retremper mes nerfs irrités dans un air moins imprégné de sel et de soufre que l'air de la mer et du Vésuve, je cédai au conseil du vieux Cottonio, l'Esculape presque séculaire de Naples, et je partis pour Rome.

XI

À peine eus-je dépassé Capoue, et franchi les premières collines des Abruzzes qui séparent l'atmosphère des montagnes de l'atmosphère de la mer, que je me sentis soudainement guéri, comme un homme asphyxié à qui une fenêtre ouverte vient de rendre l'air respirable. Le lendemain, après une nuit de sommeil passée dans la villa de Cicéron à Molo di Gaete, je poursuivis délicieusement ma course vers Rome. Je couchai à Terracine, à l'issue des marais Pontins; puis je commençai à gravir les collines de Velletri, de Genzano et d'Albano, ces monts Penthélique et ces monts Hymette de la plaine de Rome, plus majestueux et plus gracieux que ceux d'Athènes.

J'étais monté sur le siége de ma calèche pour contempler de plus haut et de plus près une plus large part de ce magique horizon, délices de Cicéron, de Mécène, de Virgile et d'Horace; ils y ont incorporé leurs noms comme des illustrations éternelles de l'homme sur ces pages de la nature.

C'était le soir; le soleil, roulant autour de son disque rouge quelques brumes sanglantes comme les vapeurs de pourpre de ces champs de bataille évaporées dans ses rayons, se précipitait dans la mer étincelante. Les rides roses de cette mer ondulaient doucement dans le lointain comme une étoffe moirée qu'on déploie et qu'on replie pour en faire admirer les chatoyements. Les collines sur lesquelles serpentait la route étaient couvertes dans leurs vallées et sur leurs flancs de forêts d'amandiers en fleurs. Ces fleurs innombrables répandaient leurs teintes lactées et rosées sur toute la campagne; elles tombaient des branches à chaque légère bouffée du vent tiède de la mer; elles semaient d'un véritable tapis de couleurs riantes l'intervalle d'un arbre à l'autre; elles remplissaient l'air soulevé par la brise d'une nuée de papillons inanimés qui venaient tomber jusque sous les roues sur le chemin.

Au sommet de ces collines de vignes hautes et d'amandiers fleuris pyramidaient quelques métairies romaines à l'aspect sombre, caverneux, monumental; plus haut encore des pins parasols à larges cimes dentelaient l'horizon de leurs dômes noirs. Ces coupoles sombres contrastaient avec la riante lumière des vallées, comme les siècles immuables contrastent avec les printemps d'une heure qui fleurissent et qui s'effeuillent à leurs pieds!

XII

Je me souviens aujourd'hui de tous les détails les plus fugitifs de ce beau coucher de soleil, au mois de mars, dans la campagne de Rome; je m'en souviens avec plus de présence des objets dans les yeux que je ne la ressentais même alors. Cette scène a dû m'impressionner cependant avec une certaine force, puisqu'elle se retrouve si complète et si vive après trente ans dans mon imagination; mais je ne la percevais que par mes sens et par le seul instinct, car mon esprit était absorbé par la contemplation intérieure d'une tout autre nature.

Il me sembla que le rideau du monde matériel et du monde moral venait de se déchirer tout à coup devant les yeux de mon intelligence; je sentis mon esprit faire une sorte d'explosion soudaine en moi et s'élever très-haut dans un firmament moral, comme la vapeur d'un gaz plus léger que l'atmosphère, dont on vient de déboucher le vase de cristal, et qui s'élance avec une légère fumée dans l'éther. J'y planai, dans cet éther, pendant je ne sais combien de temps, avec les ailes libres de mon âme, sans avoir le sentiment du monde d'en bas qui m'environnait, mais que je ne voyais plus de si haut.

Les créations infinies et de dates immémoriales de Dieu dans les profondeurs sans mesure de ces espaces qu'il remplit de lui seul par ses œuvres; les firmaments déroulés sous les firmaments; les étoiles, soleils avancés d'autres cieux, dont on n'aperçoit que les bords, ces caps d'autres continents célestes, éclairés par des phares entrevus à des distances énormes; cette poussière de globes lumineux ou crépusculaires où se reflétaient de l'un à l'autre les splendeurs empruntées à des soleils; leurs évolutions dans des orbites tracées par le doigt divin; leur apparition à l'œil de l'astronomie, comme si le ciel les avait enfantés pendant la nuit et comme s'il y avait aussi là haut des fécondités de sexes entre les astres et des enfantements de mondes; leur disparition après des siècles, comme si la mort atteignait également là haut; le vide que ces globes disparus comme une lettre de l'alphabet laissent dans la page des cieux; la vie sous d'autres formes que celles qui nous sont connues, et avec d'autres organes que les nôtres, animant vraisemblablement ces géants de flamme; l'intelligence et l'amour, apparemment proportionnés à leur masse et à leur importance dans l'espace, leur imprimant sans doute une destination morale en harmonie avec leur nature; le monde intellectuel aussi intelligible à l'esprit que le monde de la matière est visible aux yeux; la sainteté de cette âme, parcelle détachée de l'essence divine pour lui renvoyer l'admiration et l'amour de chaque atome créé; la hiérarchie de ces âmes traversant des régions ténébreuses d'abord, puis les demi-jours, puis les splendeurs, puis les éblouissements des vérités, ces soleils de l'esprit; ces âmes montant et descendant d'échelons en échelons sans base et sans fin, subissant avec mérite ou avec déchéance des milliers d'épreuves morales dans des pérégrinations de siècles et dans des transformations d'existences sans nombre, enfers, purgatoires, paradis symbolique de la Divine Comédie des terres et des cieux;

Tout cela, dis-je, m'apparut, en une ou deux heures d'hallucination contemplative, avec autant de clarté et de palpabilité qu'il y en avait sur les échelons flamboyants de l'échelle de Jacob dans son rêve, ou qu'il y en eut pour le Dante au jour et à l'heure où, sur un sommet de l'Apennin, il écrivit le premier vers fameux de son œuvre:

Nel mezzo del cammin di nostra vita,

et où son esprit entra dans la forêt obscure pour en ressortir par la porte lumineuse.

XIII

«C'en est fait!» m'écriai-je en me réveillant, «j'ai trouvé mon poëme!» Et ce n'était pas seulement mon poëme que j'avais cru trouver; c'était le jour ou plutôt le crépuscule de ce monde de vérités que la Providence fait flotter toujours à portée, mais toujours un peu au-dessus de notre intelligence, comme le père fait flotter le fruit au-dessus de la taille de son enfant pour lui faire lever ses petites mains jusqu'à l'arbre, et pour le faire grandir par l'effort jusqu'à la branche.

Création, théogonie, histoire, vie et mort, phases primitives, successives et définitives de l'esprit, destinée de tous les êtres animés, de l'âme humaine d'abord, puis de celle de l'insecte, puis de celle des soleils, puis de celle de ces myriades d'esprits invisibles, mais évidents, qui comblent le vide entre Dieu et le néant, qui pullulent dans ses rayons, et qui sont, je n'en doute pas, aussi divers et aussi multipliés que les atomes flottants qui nous apparaissent dans un rayonnement de soleil; je crus tout comprendre; et, en effet, je compris tout ce que Dieu permet de comprendre à une de ses plus infimes intelligences.

Et une grande joie, une joie que je n'avais jamais goûtée avant, que je n'ai jamais goûtée depuis, se répandit dans tout mon être. Je croyais m'être approché autant qu'il était en moi du foyer de la vérité; je n'en entrevoyais pas seulement la lueur, qui m'éblouissait, j'en sentais la chaleur, qui me descendait de l'esprit au cœur, du cœur aux sens; j'étais ivre d'intelligence, s'il est permis d'associer ces deux mots.

XIV

En un instant mon poëme épique fut conçu. Je me supposai assistant, comme un barde de Dieu, à la création des deux mondes matériel et moral. Je pris deux âmes émanées le même jour, comme deux lueurs, du même rayon de Dieu: l'une mâle, l'autre femelle, comme si la loi universelle de la génération par l'amour, cette tendance passionnée de la dualité à l'unité, était une loi des essences immatérielles de même qu'elle est la loi des êtres matériels animés (et qui est-ce qui n'est pas animé dans ce qui vit pour se reproduire?). Je lançai ces deux âmes sœurs, mais devenues étrangères l'une à l'autre, dans la carrière de leur évolution à travers les modes de leur vie renouvelée. Je les suivis d'un regard surnaturel et éternel dans les principales transfigurations angéliques ou humaines qu'elles avaient à subir dans les mondes supérieurs et inférieurs, se rencontrant quelquefois, sans se reconnaître jamais complétement, de sphère en sphère, d'âge en âge, d'existence en existence, de vie en mort et de mort en renaissance, dans le ciel et sur la terre. Puis, après ces douze ou vingt transfigurations accomplies, qui tantôt les rapprochaient de Dieu par leurs vertus, tantôt les en éloignaient par leurs fautes, en même temps que ces vertus ou ces fautes les rapprochaient aussi ou les séparaient davantage l'une de l'autre, je les réunissais enfin dans l'unité de l'amour mutuel et de l'amour divin, à la source de vie, de sainteté et de félicité d'où tout émane et où tout remonte par sa gravitation naturelle vers le souverain bien et le souverain beau, l'Être parfait, l'Être des êtres, Dieu.

Chaque scène de ce drame sacré était empruntée à la terre ou aux autres planètes de l'espace, et les décorations poétiques changeaient ainsi, au gré du poëte, comme l'époque, les événements, les personnages. Le poëme s'ouvrait aux portes de l'Éden et se terminait à la fin de la terre par l'explosion du globe, rendant toutes ses âmes purifiées, divinisées par la miséricorde de Dieu, et lançant ses gerbes de feu dans le firmament comme les flammèches d'un bûcher qui se consume lui-même après l'holocauste accompli.

On comprend quelle richesse, et quelle variété, et quel pathétique, et quel mystère un pareil texte d'épopée fournissait au poëte, s'il y avait eu un poëte, ou si j'avais été moi-même ce poëte digne de concevoir et de rendre en chants une pareille inspiration. Mais je n'étais qu'un enfant essayant de souffler des étoiles au lieu de souffler ses bulles de savon. Mon poëme, après que je l'eus contemplé quelques années, creva sur ma tête comme une de ces bulles de savon colorées, en ne me laissant que quelques gouttes d'eau sur les doigts, ou plutôt quelques gouttes d'encre, car la Chute d'un Ange, Jocelyn, le Poëme des Pécheurs, que j'ai perdu dans mes voyages, et quelques autres ébauches épiques que j'ai avancées, puis suspendues, sont de ces gouttes d'encre. Ces poëmes étaient autant de chants épars de mon épopée de l'âme. Je possédais dans ma pensée le fil conducteur à travers ces ébauches, et je comptais les relier à la fin les unes aux autres par cette unité des deux mêmes âmes, toujours égarées, toujours retrouvées, toujours suivies de l'œil et de l'intérêt, dans leur Divine Comédie, à travers la vie, la mort, jusqu'à l'éternelle vie!

XV

Ce poëme avait quelque analogie lointaine avec la Divine Comédie du Dante. Il y a néanmoins cette différence: c'est que l'intérêt est impossible dans le plan du Dante, attendu que son poëme n'est qu'un spectacle auquel il assiste sans y prendre part, une espèce de revue rapide des supplices de quelques ombres de ses ennemis. Les personnages passent comme des fantômes sous le fouet des démons et sous l'œil du poëte; l'intérêt, sans cesse morcelé et interrompu, passe avec eux et ne laisse qu'un éblouissement dans l'imagination; tandis que, dans l'épopée telle que je la concevais, l'intérêt attaché aux mêmes âmes dans des péripéties diverses ne se rompait qu'à leur réunion définitive et à leur béatitude éternelle. Il ne manquait, je le répète, à mon épopée qu'une chose: le poëte.

Le Dante ou le Tasse, ou Pétrarque pouvaient, peut-être, exécuter cette épopée de l'âme, seul sujet qui reste; mais il n'y avait en moi, disciple trop dégénéré de ces grands hommes, que la force de rêver une telle conception sans la puissance de l'enfanter.

XVI

Revenons au Dante.

En disant ce que devait être une épopée surnaturelle après les épopées héroïques épuisées, nous avons dit ce qui, selon nous, manquait à la sienne: l'intérêt, l'universalité, l'unité.

C'est là le sujet de la violente objurgation que nous adressent, depuis quelques mois, les nombreux journaux littéraires de l'Italie. Nous avons touché à l'arche, et la majesté du dieu nous frappe de mort. Voyons cependant si nous y avons touché sans le respect convenable. Voici le fait.

Il y a quelques mois, nous fîmes imprimer, selon notre habitude, dans le journal le Siècle, quelques pages légères de notes intimes sur nos lectures, pages dans lesquelles nous parlions, comme dans une conversation au coin du feu, du Dante et de son poëme.

Voici textuellement ce que nous disions. On verra, dans la suite de cette étude approfondie sur le Dante et sur son poëme, que ce que nous pensons aujourd'hui ne diffère pas considérablement de ce que nous écrivions dans le Siècle. Nous définissons le Dante: Un homme plus grand que son poëme.

Voici le crime; lisez.

«Nous allons froisser bien des fanatismes. N'importe, disons ce que nous pensons.

«On peut, selon nous, classer le poëme du Dante, l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis, parmi ces poésies locales, nationales, temporaires, qui émanent du génie du lieu, de la nation, de l'époque, et qui s'adressent aux croyances, aux passions de la multitude. Quand le poëte est aussi médiocre que son pays, son peuple, son époque, ces poésies sont entraînées dans le courant ou dans l'égout des siècles avec la foule qui les goûte. Quand le poëte est un grand homme comme le Dante, le poëte survit éternellement, et on essaye aussi de faire survivre le poëme (tout entier), mais on n'y parvient pas; l'œuvre jadis intelligible et populaire résiste comme le sphinx aux interrogations des érudits; il n'en subsiste que des fragments plus semblables à des énigmes qu'à des monuments. Pour comprendre le poëme du Dante, il faudrait ressusciter toute la plèbe florentine de son époque (qui l'exila, le brûla en effigie et rasa sa maison); car ce sont les croyances, les popularités et les impopularités de cette plèbe qu'il a chantées.

«Il est puni par où il a péché: il a chanté pour le temps; la postérité ne le comprend pas.» Je vous remercie, écrit Voltaire, d'avoir eu le courage d'écrire contre ce monstre d'obscurité, etc. Nous n'avons rien dit de si cru, de si injuste; mais continuons la citation du Siècle.

«Tout ce qu'on peut comprendre, c'est que le poëme, exclusivement toscan, du Dante était une espèce de satire vengeresse du poëte et de l'homme d'État contre les partis auxquels il avait voué sa haine. Cette idée était mesquine et indigne du poëte. Le génie n'est pas un jouet mis au service de nos petites colères; c'est un don de Dieu qu'on profane en le ravalant à ces petitesses. La lyre, pour nous servir de l'expression antique, n'est pas une tenaille pour torturer nos adversaires, elle n'est pas une claie pour traîner des cadavres aux gémonies; il faut laisser cela à faire au licteur, ce n'est pas œuvre de poëte. Le Dante eut ce tort; il crut que les siècles, infatués par la beauté de ses vers, prendraient parti contre on ne sait quels ennemis qui battaient alors le pavé de Florence. Ces amitiés ou ces inimitiés d'hommes obscurs sont parfaitement indifférentes à la postérité; elle aime mieux un beau vers, une belle image, un beau sentiment, que toute cette chronique rimée de la place du Vieux-Palais à Florence.

«Mais le style dans lequel le Dante a écrit cette gazette de l'autre monde est impérissable. Réduisons donc ce poëme bizarre à sa vraie valeur, le style. Nous savons bien que nous choquons, en parlant ainsi, toute une école littéraire récente (en France comme en Italie); cette école s'acharne sur le poëme du Dante sans parvenir à le comprendre, comme les mangeurs d'opium, en Orient, s'acharnent à regarder le firmament pour y découvrir Dieu. Mais nous avons vécu de longues années en Italie dans la société de ces érudits commentateurs et explicateurs du Dante, qui se succèdent de génération en génération comme les ombres des hiéroglyphes sur les obélisques de Thèbes. La persévérance même de ces commentateurs est la meilleure preuve de l'impuissance du commentaire à élucider le texte. Un secret une fois trouvé ne se cherche plus avec tant d'acharnement. De jeunes Français s'évertuent maintenant à poursuivre ce sens caché qui a lassé les Toscans eux-mêmes. Que le dieu du chaos leur soit propice!

«Quant à nous, comme Voltaire, nous n'avons trouvé, dans le Dante, qu'un grand inventeur de style, un grand créateur de langue égaré dans une conception ténébreuse, un immense fragment de poëte dans un petit nombre de morceaux gravés plutôt qu'écrits avec le ciseau de ce Michel-Ange de la poésie, quelquefois une grossière trivialité qui se dégrade jusqu'au cynisme du mot (le papier français n'en souffrirait pas ici la reproduction et la preuve), une quintessence de théologie scolastique qui s'élève jusqu'à la vaporisation de l'idée; enfin, pour dire notre sentiment d'un seul mot, un grand homme et un mauvais poëme!»

XVII

On voit que la prétendue injure n'est pas mortelle, et que si j'ai été accusé, peut-être avec quelque fondement, par les Italiens, d'avoir méconnu la beauté architecturale du poëme, je suis bien loin d'avoir méconnu la grandeur colossale et michel-angélesque de l'homme.

Je poursuivais, dans cette note du Siècle, la même pensée; je citais en entier l'épisode de Francesca, et voici comment j'en parlais: «Quoi de plus incendiaire que ces deux amants seuls avec ce livre complice qui interprète malheureusement leur silence, que cet égarement qui les perd, et enfin que ce supplice changé en félicité amère par le souvenir de leur séparation sur la terre et par le sentiment de leur indivisibilité dans le châtiment? Si Dante avait beaucoup de pages comme celle-là, il surpasserait son maître Virgile et son compatriote Pétrarque. Peu de pages de poésie égalent en mélancolique beauté et en perfection ces quelques vers. Le tableau est étroit, la peinture est sobre de couleurs; l'impression est éternelle! C'est que l'émotion et la beauté y sont complètes et pour ainsi dire infinies. Et je dis pourquoi. C'est que la jeunesse, la beauté, la naïve innocence des deux personnages, qui ne se défient ni d'eux-mêmes, ni des autres; leurs fronts penchés sur le même livre, qui, semblable à un miroir terni par leur haleine, leur retrace et leur révèle tout à coup leur propre image, et les précipite dans le même délire et dans le même enfer par la fatale répercussion du livre contre le cœur et du cœur lui-même contre un autre cœur, sont là des coups de pinceaux achevés. C'est que le récit est simple, court, candide comme la confession de deux enfants. Je voudrais avoir,» disais-je, «je voudrais avoir pour plume le pinceau du grand peintre de sentiment Scheffer, pour traduire ici le trop court épisode de Françoise de Rimini, qui fait pleurer et rêver, dans le poëme et dans le tableau de Scheffer, les imaginations amoureuses..... Il y a là une divine intelligence du cœur de la femme qui prouve que le Dante avait aimé. Il sait le secret des cœurs tendres, qu'il ne faut pas dire trop haut, même aux enfers: c'est que l'amour défie tout, excepté la séparation, le seul enfer de ceux qui aiment.

«Écoutons le poëte. Il décrit d'abord en vers qui frissonnent de froid l'ouragan glacé par lequel sont éternellement fouettés et roulés dans un océan de brume et de frimas les ombres de ceux dont les flammes de l'amour coupable consumèrent ici-bas les sens et les âmes.»

Quand j'ai reproduit cette scène pathétique, que je ne reproduis pas ici en ce moment parce que je vous la reproduirai plus loin dans cet entretien, je m'écrie:

«Sapho dans sa strophe de feu n'a rien de comparable. La nature du supplice lui-même, le vent glacial qui emporte dans un tourbillon de frimas les deux coupables, mais qui les emporte ensemble, échangeant l'amère et éternelle confidence de leur repentir, buvant leurs larmes, mais y retrouvant au fond quelque arrière-goutte de leur félicité perdue, quoi de plus dans un tel récit épique? L'émotion n'est-elle pas produite ici par le Dante en quelques vers plus complétement que par tout un poëme? Aussi c'est pour cela que le poëme survit; le poëme de la théologie est mort, celui de l'amour est immortel.»

Et, après avoir reproduit un second épisode que je vous analyserai tout à l'heure, je m'écrie en finissant:

«Si l'immense poëte n'est pas là, où sera-t-il? Ni Homère, ni Virgile, ni Shakspeare n'ont en si peu de notes de pareils accents. N'eût-il que ces deux scènes, Dante mériterait d'être nommé à côté d'eux!» (Siècle, numéro du 20 décembre 1856.)

XVIII

Voilà, je le répète, les prétendus sacriléges dont je suis coupable envers le grand Toscan! Voilà pour quels crimes imaginaires contre l'inviolabilité de leur poëte vingt journaux littéraires ou politiques de l'Italie, dont les rédacteurs n'ont certainement pas lu ma note dans son texte, me traînent sur la claie, aux égouts de l'Arno, me lapident de diatribes où la calomnie assaisonne l'injure, et m'ensevelissent tout vivant et tout brûlant de l'amour de l'Italie sous des monceaux de papier patriotique noirci de leur colère. Cette colère va jusqu'à la tragédie dans un de ces journaux qui m'a envoyé récemment à son tour son invective circulaire. «Pourquoi ma plume,» s'écrie le rédacteur en finissant, «n'est-elle pas une épée, et pourquoi ne peut-elle te percer le cœur du même fer dont notre compatriote, le colonel Pepe, te perça autrefois le bras?»

Voltaire parlait des aménités littéraires de son temps; qu'aurait-il dit de celle-là? Et quel fondement à tant de fureur nationale? On vient de le voir: j'ai appelé le Dante un grand homme, un Michel-Ange de la poésie, un rival d'Homère, de Virgile, de Shakspeare, quelquefois supérieur à eux par fragments épiques; mais j'ai eu l'audace de dire que son poëme était obscur, que les expressions se perdaient quelquefois dans les nuages de la théologie mystique, et descendaient souvent jusqu'au scandale de l'image et jusqu'au cynisme du mot!

Je n'ai pas de rancune contre ces patriotes de l'hémistiche et de la rime, qui se sont crus outragés parce qu'ils ne m'avaient pas lu, et qui m'ont excommunié sur parole. Le patriotisme est honorable partout; le génie italique est aussi une patrie dont ils défendent à coups de plume les magnifiques frontières. Seulement je les engage à viser plus juste, et à ne pas tirer sur leurs meilleurs amis en croyant tirer sur leurs ennemis. Que ne placent ils leur patriotisme de collége sur les Alpes et sur l'Apennin au lieu de le placer sur des rimes du Dante?

Reprenons le sujet.

XIX

Mais, avant de feuilleter avec vous page à page, ces trois poëmes en un, l'Enfer, le Purgatoire, le Paradis, poëmes pleins de tant de splendeur de style et de tant de ténèbres d'idées, disons un mot des différentes interprétations que les traducteurs ou commentateurs français ont données du sens métaphysique de la Divine Comédie.

Il n'y a pas très-longtemps que le poëme du Dante a commencé à retentir an delà des Alpes. Boileau n'en parle pas dans son Art poétique, ou, s'il en parle, dans le passage où il réprouve le merveilleux chrétien en poésie, c'est avec dédain. Voltaire en parle dans quelques lettres à des savants italiens, mais il ne l'avait évidemment pas lu tout entier (chose difficile), et on a vu plus haut qu'il en parle comme d'une monstruosité poétique.

Les premières traductions qu'on en donna en France, à la fin du dernier siècle, ne sont que des paraphrases enluminées ou affadies; il est impossible d'y trouver trace de l'original: ce sont des dentelles sur le corps d'Hercule. La première traduction sérieuse et les premiers commentaires compétents sont la traduction et les notes explicatives du chevalier Artaud. M. Artaud était un diplomate et un savant français, résidant tantôt à Florence, tantôt à Rome. Je l'ai beaucoup connu dans ma jeunesse; j'ai été son disciple en diplomatie italienne et en intelligence des poëtes de cette terre de toute poésie. C'est lui qui m'a fait épeler le Dante, c'est à lui que je dois le droit de le comprendre et d'en parler aujourd'hui. J'aime à lui rendre ce tribut de reconnaissance sur sa tombe; il y est descendu tard; il s'y repose d'une vie honorable et laborieuse dans un champ des morts de Paris. Il était digne de dormir avec les illustres Toscans sur sa couche de gloire dans le champ des morts (Campo Santo) de Pise, ou dans l'église de Santa Croce à Florence, ou bien à Ravenne, à l'ombre du sépulcre du Dante! Les Italiens devraient revendiquer sa dépouille comme ils devraient revendiquer un jour la mienne, si l'homme doit dormir en effet dans la terre qu'il a le plus aimée.

XX

La destinée de M. Artaud était bizarre. Entré dans la diplomatie française sous les derniers ministères de Louis XVI, il y était resté sous la Convention, sous le Directoire, sous le Consulat, sous l'Empire, jusqu'au jour où il n'y eut plus d'autre diplomate à Rome que le général Miollis, homme de même moelle et de mêmes os antiques que M. Artaud. Il avait passé alors à Florence de longues années dans la société d'Alfieri et de la comtesse d'Albany. Puis il était revenu à Rome avec l'Église; il avait été l'ami de Pie VI, le plus doux des papes, et du cardinal Gonsalvi, le plus séduisant des ministres. Il y avait été à lui seul la tradition de la diplomatie française en permanence depuis le cardinal de Bernis jusqu'au duc de Montmorency-Laval, en passant par le général Duphot et par M. de Canclaux. Il était à Rome et à Florence inamovible comme la tradition, à peu près semblable à ces premiers drogmans que les puissances européennes entretiennent dans les cours d'Asie auprès de leurs ambassadeurs pour leur enseigner la langue du pays et la politique de ces cours. Un tel homme est indispensable à Rome, où il y a une politique permanente et traditionnelle à côté de souverains électifs et transitoires.

M. Artaud remplissait merveilleusement ce rôle près de la cour romaine. Lié avec tous les membres distingués de cette aristocratie élective qu'on appelle le Sacré Collége, il les avait vu arriver à Rome, y remplir successivement les divers degrés des fonctions de l'Église et de l'administration au Vatican, puis s'élever de dignités en dignités jusqu'à ces épiscopats, à ces cardinalats, à ces principautés, à cette papauté qui les rendaient arbitres de la politique sacrée ou profane du monde catholique. Les rapports qu'il avait eus avec eux dans leur jeunesse, dans leurs revers, dans leurs légations, le rendaient éminemment propre à traiter avec eux presque familièrement les grandes affaires.

Ses liaisons avec le monde savant et lettré de Rome n'étaient pas moins intimes. Nulle part il n'existe en Europe une caste savante et lettrée comparable à ces abbés romains, vivant pour ainsi dire dans les catacombes des bibliothèques, et s'enivrant depuis l'enfance jusqu'à la mort de la poussière des livres.

M. Artaud avait contracté auprès d'eux cette même passion des antiquités et des curiosités bibliographiques de l'Italie. Le matin, c'était un diplomate habile et consommé, traitant avec une autorité polie les intérêts de la France à Rome; le soir, c'était un érudit presque monastique, élucidant avec des religieux et des bibliothécaires le texte d'un vers du Dante ou le sens d'une allusion obscure de ce poëte aux hommes et aux événements de son temps. C'est pendant quarante ans d'une pareille vie que la traduction et les notes de M. Artaud furent, pour ainsi dire, filtrées goutte d'encre à goutte d'encre. Il avait transfusé son sang dans l'ombre du poëte toscan. La figure même de M. Artaud avait pris quelque chose de la physionomie anguleuse, plombée, ascétique, que les peintres donnent au visage du Dante, allongé et amaigri sous son laurier.

XXI

À mon premier voyage à Rome j'avais des lettres de recommandation pour ce savant diplomate. Il m'accueillit avec cette bonté un peu supérieure d'un homme fait envers un adolescent. Ma passion précoce pour l'Italie poétique l'intéressa à moi; il m'ouvrit le sanctuaire du Dante; il m'apprit à épeler vers à vers ce grand poëme ou cette grande énigme dont il était le sphinx depuis tant d'années. Il m'initia en même temps, par une immense variété d'anecdotes dont il était le recueil vivant, à la diplomatie consommée de la vieille cour de Rome et à l'histoire de cette capitale ecclésiastique depuis la révolution française jusqu'à la captivité de Pie VI à Savone.

Je goûtais beaucoup ces entretiens avec un homme supérieur en âge, en érudition et en politique. Je n'ai jamais perdu le souvenir de ces heures agréables passées dans son cabinet de traducteur ou dans sa chancellerie de diplomate. Ce souvenir m'a peut-être rendu partial pour sa traduction et pour ses commentaires; mais j'avoue que jusqu'ici je n'ai pu lire avec une complète sécurité de sens le poëme du Dante que dans l'édition en deux langues de M. Artaud, et en contrôlant à chaque instant le texte par le commentaire. M. Artaud n'était pas poëte, j'en conviens; mais il était savant. Dante était assez poëte pour deux; ce qu'il lui fallait, c'était un interprète. Il n'en pouvait pas avoir un, selon moi, plus pénétrant, plus consciencieux et plus fidèle que le secrétaire d'ambassade de France à Rome et à Florence. Depuis ce temps ce livre ne m'a pas quitté.

XXII

Il y a une autre traduction en français et en prose, qu'on dit excellente et que je n'ai lue que par fragments; c'est celle d'un homme de lettres italien. M. Fiorentino s'est naturalisé Français par la pureté de son style dans notre langue. C'est un légitime préjugé en faveur du sens de cette traduction que d'avoir été écrite par un compatriote du Dante. Le sens de la Divine Comédie coule, pour ainsi dire, dans les veines des Italiens. Barbarus hic ego sum, devons-nous dire à M. Fiorentino, nous autres Barbares. Il vient de me lancer à ce titre une indulgente épigramme dans un article de journal; nous l'avons acceptée en toute humilité. Un traducteur qui venge son poëte est respectable dans sa piété filiale. Le droit des traducteurs est de confondre tellement leur personne avec la personne de leur modèle que les critiques adressées à l'un blessent l'autre, et que, si on évoque le Dante, M. Fiorentino a le droit de répondre: «Me voilà!»

Nous admettons celte identité sans doute très-légitime entre le poëte et l'interprète: c'est l'identité de la voix et de l'écho. M. Fiorentino a été un bel écho de l'Italie en France. Sa petite épigramme imméritée (car nous ne nous sommes jamais mis, comme poëte, au niveau seulement d'un vers du Dante) ne nous empêchera pas de remercier cet écrivain de son excellente interprétation.

Après lui M. Mongis, en vers, M. Brizeux, digne de lutter corps à corps, et plusieurs autres traducteurs sérieux ont tenté l'œuvre.

XXIII

M. de Lamennais, c'est-à-dire un souverain ouvrier de style, a consacré ses dernières années à une traduction littérale et mot à mot de la Divine Comédie. M. de Chateaubriand avait consacré ainsi ses dernières veilles d'écrivain à une traduction de Milton.

Il est glorieux sans doute pour l'Italie comme pour l'Angleterre que les deux plus grands prosateurs français de ce siècle n'aient pas jugé au-dessous de leur talent de copier ces deux modèles étrangers et d'écrire leurs noms sur les piédestaux éternels de Milton et de Dante; mais le système de traduction qu'ils ont adopté l'un et l'autre est, selon nous, un faux système, un jeu de plume plutôt qu'une fidélité de traducteur. Ils ont voulu, par une copie servile plutôt que fidèle, rendre le mot par le mot, la phrase par la phrase, la syllabe par la syllabe. Erreur! ils ont montré en cela qu'ils ne s'étaient pas rendu compte du génie des langues.

Que vous demande, en effet, le lecteur? Ce ne sont pas des mots qu'il demande, c'est du sens. Or deux langues différentes n'expriment pas le même sens dans les mêmes mots, ni même dans le même nombre de mots. Si vous vous astreignez à rendre puérilement le vers par le vers, le mot par le mot, le tercet par le tercet, l'octave par l'octave, que faites-vous? Vous faussez par l'effort votre propre langue sans parvenir à lui faire rendre ni la forme ni le sens de la langue que vous traduisez. L'instrument n'est pas le même; vous ne le manierez pas avec la même mesure et avec le même doigté. Vous faites ce que voudrait faire un musicien qui prétendrait imiter le violon avec la cimbale ou la flûte avec le tambourin. Encore une fois, ce n'est pas l'expression qu'il faut traduire, c'est le sentiment. Pour transvaser ce sentiment, cette poésie, cette harmonie, cette image, d'un dialecte dans un autre, vous n'avez pas trop de toute la liberté, de toute la souplesse, de toute la richesse de votre langue. Ne vous entravez donc pas vous-même en vous liant comme un bœuf servile au joug parallèle du mot à mot. C'est ce qu'avait fait M. de Chateaubriand pour Milton, c'est ce qu'a voulu faire M. de Lamennais pour le Dante; œuvre estimable, mais malheureuse, où la servilité détruit la fidélité.

XXIV

Un autre jeune traducteur de la Divine Comédie tente en ce moment une œuvre mille fois plus difficile, et, chose plus étonnante encore, il y réussit.

Nous voulons parler de la traduction de la Divine Comédie en vers français, par M. Louis Ratisbonne.

Malgré le prodigieux effort de talent et de langue nécessaire pour traduire un poëte en vers, M. Louis Ratisbonne n'a pas seulement rendu le sens, il a rendu la forme, la couleur, l'accent, le son. Il a communiqué au mètre français la vibration du mètre toscan; il a transformé, à force d'art, la période poétique française en tercets du Dante. Ce chef-d'œuvre de vigueur et d'adresse dans le jeune écrivain est tout à la fois un chef-d'œuvre d'intelligence de son modèle. M. Louis Ratisbonne rappelle la traduction, jusqu'ici inimitable, des Géorgiques de Virgile par l'abbé Delille; mais le Dante, poëte abrupte, étrange, sauvage et mystique tout ensemble, est mille fois plus inaccessible à la traduction que Virgile. La lumière se réfléchit mieux que les ténèbres dans le miroir de l'esprit humain comme dans le miroir de l'Océan. Le vers de M. Ratisbonne roule, avec un bruit latin, dans la langue française, les blocs, les rochers et jusqu'au limon de ce torrent de l'Apennin toscan qu'on entend bruire dans les vers du Dante.

XXV

D'autres écrivains de notre âge, parmi lesquels on doit citer M. de Saint-Mauris, qui a consacré dix années d'étude patiente et forte à cette reproduction de la Divine Comédie; d'autres aussi, qu'on annonce et qu'on nomme déjà avec espérance, ont vulgarisé ou vulgarisent de plus en plus le Dante parmi nous. Il y a dans ce culte une révélation de l'esprit de ce siècle; c'est le symptôme d'une renaissance de la poésie grave et philosophique chez une nation qui a trop longtemps confondu la poésie et la futilité. Le fleuve poétique remonte à sa source pour y retrouver ces eaux qui coulent des hauts lieux. Le Dante, malgré ses défauts, est certainement pour notre époque un de ces glaciers inabordables d'où ces eaux fécondes coulent sous les nuées et sous les ténèbres du moyen âge. On n'a pas voulu le traduire seulement, on a voulu le comprendre, et cet effort a produit le bel ouvrage de M. Ozanam intitulé: Dante et la philosophie catholique du treizième siècle.

Hélas! nous avons aimé comme ami et pleuré ce studieux et pieux jeune homme. Il ressemblait, par la physionomie, par l'âme, par la sérénité du regard, par le timbre même monotone, affectueux et voilé de sa voix, à un brahme chrétien venu des Indes en Europe pour y prêcher l'Évangile de la science calme de la contemplation mystique et de l'adoration extatique à notre monde de discorde et de contention.

Ozanam croyait, comme nous, que la vérité était à plus grande dose dans le cœur que dans l'esprit. Ses dogmes ruisselaient d'onction, comme les soleils d'Orient ruissellent le matin et le soir de rosée. Bien que ma philosophie ne fût plus la sienne, dans tous les articles de ce grand symbole qui unit les esprits à la base et qui les sépare quelquefois au sommet, ces différences également respectées, parce qu'elles étaient également sincères, n'établissaient aucune divergence d'âme et aucune froideur de sentiment entre nous. Son orthodoxie parfaite pour lui-même était une charité d'esprit parfaite aussi pour les autres. Il y avait autour de lui comme une atmosphère de tendresse pour les hommes. Cette atmosphère cordiale adoucissait toutes les aspérités entre les idées. Il respirait et il aspirait je ne sais quel air balsamique qui avait traversé le vieil Éden. Chacune de ces respirations et de ces aspirations vous prenait le cœur et vous donnait le sien. On pouvait différer, on ne pouvait pas disputer avec cet homme sans fiel. Sa tolérance n'était pas une concession, c'était un respect. Ozanam était le saint Jean de la philosophie platonicienne et monastique de la Renaissance. Il s'endormait sur le sein de son maître, Dante, et il y faisait de divins songes.

Un de ces songes mêlés de nuages et de lumière, de merveilleux et de vérité, est son livre intitulé de Dante et de la Philosophie catholique au treizième siècle.

L'italien avait été la langue de son berceau, de graves études l'avaient initié depuis à tous les arcanes du moyen âge. Il avait pris ce crépuscule pour le grand jour. En cela nous ne partagions pas ses illusions; c'est la raison qui fait le jour dans les siècles, ce n'est pas la crédulité. Mais il faut respecter la lumière jusque dans son aurore. Le moyen âge était une aurore. Dante, semblable au Lucifer du tableau du Guide, déchirait les ombres et secouait le flambeau devant ses pas.

Un mot, en passant, de ce livre d'Ozanam.

XXVI

On sait que le poëme du Dante a, selon ses interprètes et selon le poëte lui-même (dans sa Vita nuova), deux sens: un sens littéral et poétique pour les profanes, un sens mystique et symbolique pour les initiés.

C'est ce sens mystique et symbolique des amours et de la poésie de Dante qu'Ozanam s'efforce de découvrir, et c'est dans ce sens mystique et symbolique du poëme qu'il s'efforce aussi de faire reconnaître et admirer la philosophie religieuse du moyen âge chrétien. Selon lui, Dante serait une espèce d'Ovide supérieur; ses poëmes seraient des espèces de métamorphoses chrétiennes, racontant, chantant, expliquant tous les dogmes surnaturels de la religion nouvelle qui avait remplacé le paganisme. Il y a dans ceci du vrai et du faux, mais le vrai domine. Écoutons dans quelques belles pages cette voix d'Ozanam si digne de parler des choses de l'esprit.

«C'est vers le milieu de cette période, à l'heure du chant du cygne de la philosophie antique mourante, que la philosophie du moyen âge devait avoir son poëte. La poésie est, en effet, comme un corps glorieux sous lequel la pensée demeure incorruptible et éternelle. Immortalité et popularité, ce sont les deux dons divins dont les poëtes ont été faits les dispensateurs. La philosophie grecque avait eu son Homère en la personne de Platon.» (Ne pourrait-on pas dire que la philosophie spiritualiste avait commencé à Platon?) «La philosophie scolastique, celle du moyen âge, menacée d'une décadence plus rapide, éprouvait le besoin d'être consolée par un grand poëte. Le poëte qui allait venir avait donc sa place marquée dans le temps.»

«Être conçu dans l'exil et y mourir,» ajoute Ozanam, «remplir de hautes magistratures et subir les dernières infortunes, ce destin a été celui de beaucoup d'autres; mais d'autres circonstances avaient ménagé à Dante une autre vie que la vie publique, une vie de cœur dont il faut, pour le comprendre, pénétrer les mystères. En effet, selon les lois qui régissent le monde spirituel, pour qu'une âme s'élève, elle a besoin de l'attraction d'une autre âme. Cette attraction, c'est l'amour. Dante ne devait pas échapper à la loi commune. À neuf ans, à un âge dont l'innocence ne laisse rien soupçonner d'impur, il rencontra dans une fête de famille Béatrice, jeune enfant, pleine de noblesse et de grâce. Cette vue fit naître en lui une affection qui n'a pas de nom sur la terre et qu'il conserva plus tendre et plus chaste encore durant la périlleuse saison de l'adolescence. C'étaient des rêves où Béatrice se montrait à lui radieuse. Mais surtout quand Béatrice quitta la terre dans tout l'éclat de la jeunesse, il la suivit par la pensée dans ce monde invisible dont elle était devenue l'habitante, et il se plut à la parer de toutes les fleurs de l'immortalité. Il l'entoura des chœurs des anges, il la fit asseoir sur les degrés les plus hauts du trône de Dieu. Ainsi cette beauté se transforma pour lui en un type idéal qui remplissait son imagination et qui devait la faire se dilater et s'épancher au dehors. Il voulut dire ce qui se passait en lui; il voulut, selon sa propre expression, noter les chants intérieurs de l'amour, et Dante fut poëte.»

«Mais comme il faut toujours,» poursuit Ozanam, «que la nature humaine se trahisse par quelque côté, les belles qualités de ce poëte se déshonorèrent quelquefois par leurs excès. Au milieu des luttes civiles, la haine de l'iniquité devint une colère aveugle qui ne sut jamais pardonner. Alors il allait par les rues de Florence, jetant des pierres aux femmes et aux enfants qui calomniaient son parti politique. Alors il s'écriait, dans une discussion philosophique: «Ce n'est point par des arguments, c'est par le couteau qu'il faut répondre à ces stupidités!» Alors aussi, quoique protégé par le souvenir de Béatrice, sa sensibilité elle-même résistait mal aux séductions d'autres beautés. Ses poésies lyriques, qui ont précédé la composition de son poëme, ont gardé les traces de ses affections profanes et passagères, qu'il essaya en vain de voiler à demi sous des allusions symboliques.»

«La poésie épique,» dit plus loin le jeune commentateur, «apparaît, à son origine, revêtue d'un caractère sacerdotal, se mêlant à la prière et à l'enseignement religieux; c'est pourquoi, dans les temps même de décadence, le merveilleux demeure un des préceptes de l'art poétique. Aussi, dès le paganisme, les grandes compositions orientales, comme le Mahabarata; les cycles grecs, comme ceux d'Hercule, de Thésée, d'Orphée, d'Ulysse, de Psyché; les épopées latines de Virgile, de Lucain, de Stace, de Silius Italicus; et enfin ces ouvrages qu'on peut nommer des poëmes philosophiques, la République de Platon et celle de Cicéron, eurent leurs voyages aux cieux, leurs descentes aux enfers, leurs nécromancies, leurs morts ressuscités ou apparus pour raconter les mystères de la vie future. Le christianisme dut favoriser encore davantage l'intervention des choses surnaturelles dans la littérature qui se forma sous ses auspices. Les victimes qui remplissent l'Ancien et le Nouveau Testament inspirèrent les premières légendes; les martyrs furent visités dans leurs prisons par des visions prophétiques; les anachorètes de la Thébaïde et les moines du mont Athos avaient des récits qui trouvèrent des échos dans les monastères d'Irlande et dans les cellules du mont Cassin. Rien n'était plus célèbre, au dix-huitième siècle, que les songes de sainte Perpétue et de saint Cyprien, le pèlerinage de saint Macaire Romain au paradis terrestre, le ravissement du jeune Albéric, le purgatoire de saint Patrick et les courses miraculeuses de saint Brendan.—Ainsi de nombreux exemples et toutes les habitudes littéraires contemporaines nous montrent les régions éternelles comme la patrie de l'âme, comme le lien naturel de la pensée. Dante le comprit, et, franchissant les limites de l'espace et du temps pour entrer dans le triple royaume dont la mort ouvre les portes, il plaça de prime abord la scène de son poëme dans l'infini.

«Là il se trouvait au rendez-vous des générations, jouissant du même horizon qui sera celui du jugement universel, et qui embrassera toutes les familles du genre humain. Il assistait à la solution définitive de l'énigme des révolutions. Il jugeait les peuples et les chefs des peuples; il était à la place de celui qui un jour cessera d'être patient, puisant à son gré au trésor des récompenses et des peines. Il avait l'occasion de dérouler, avec la magnificence de l'épopée, ses théories politiques, et d'exercer, avec cette verge de la satire que les prophètes n'ont pas dédaigné de manier, ses impitoyables vengeances. Là, comme un voyageur attendu à l'arrivée, il rencontrait Béatrice, qui l'avait précédé de quelques jours; il la voyait telle qu'il se l'était faite dans ses plus beaux rêves; il la possédait dans son triomphe. Ce triomphe céleste avait peut-être été l'idée primitive et génératrice de la Divine Comédie, conçue comme une élégie où viendraient se réfléchir les mélancolies et les consolations d'un pieux amour.»

XXVII

M. Ozanam cite ici l'interprétation philosophique et symbolique de la Divine Comédie par le fils du Dante lui-même, si peu de temps après la mort de son père, et à un moment où la tragédie paternelle devait retentir encore dans l'oreille du fils. Voici cette interprétation filiale; tout donne lieu de croire qu'elle est la vérité sur cette étrange composition.

«L'œuvre entière se divise en trois parties, dont la première se nomme Enfer, la seconde Purgatoire, la troisième et dernière Paradis. J'en expliquerai d'avance et d'une façon générale le caractère allégorique en disant que le dessein principal de l'auteur est démontrer, sous des couleurs figuratives, les trois manières d'être de la race humaine. «Dans la première partie il considère le vice, qu'il appelle Enfer, pour faire comprendre que le vice est opposé à la vertu comme son contraire, de même que le lieu déterminé pour le châtiment se nomme Enfer à cause de sa profondeur, opposée à la hauteur du ciel. La deuxième partie a pour sujet le passage du vice à la vertu, qu'il nomme Purgatoire, pour montrer la transmutation de l'âme qui se purge de ses fautes dans le temps, car le temps est le milieu dans lequel toute transmutation s'opère. La troisième et dernière partie est celle où il envisage les hommes parfaits; et il l'appelle Paradis, pour exprimer la hauteur de leurs vertus et la grandeur de leur félicité, deux conditions hors desquelles on ne saurait reconnaître le souverain bien. C'est ainsi que l'auteur procède dans les trois parties du poëme, marchant toujours, à travers les figures dont il s'environne, vers la fin qu'il s'est proposée.»

XXVIII

D'après cet indice fourni par le fils du Dante sur les intentions philosophiques et poétiques de son père, M. Ozanam, comme la plupart des commentateurs italiens, voit dans la fable du Dante une philosophie tout entière; il appelle cette doctrine la philosophie catholique du moyen âge. On l'appellerait plus justement, selon nous, la philosophie spiritualiste de tous les âges, incorporée dans quelques dogmes et dans quelques formes de l'imagination christianisée du temps.

Le christianisme alors, en Italie, à Florence surtout, se dégageait mal de la philosophie platonique, avec laquelle il sembla un moment prêt à se confondre sous les Médicis. Le mélange, souvent grotesque, des personnages de la Fable et de la Bible, de Virgile et des prophètes, des Muses et de Béatrice, du Ciel et de l'Élysée, dans le poëme, est une contre-épreuve de ce qui se passait à cet égard dans l'imagination du peuple et du poëte. Dante était, pour ainsi dire, un païen à peine converti, traînant encore dans l'Église les théories de son vieux culte et les lambeaux de son premier costume.

Ici M. Ozanam, dans un long et savant volume, suit pas à pas le Dante dans sa théologie, dans son astronomie, dans sa science scolastique, et montre partout la concordance allégorique de la foi du Dante, de la science du temps et de l'invention surnaturelle du poëte. Ceci devient sous la main d'Ozanam un vaste traité de scolastique moderne dans lequel nous ne le suivrons pas. Il nous suffit d'avoir donné au lecteur, qui voudra lire les trois poëmes tout entiers, la clef de ces interprétations retrouvées et présentées par un judicieux et savant esprit.

Ce commentaire rend, en passant, à chacun ce qui lui appartient dans le trésor philosophique et poétique du Dante. Il rapporte avec justice l'idée générale du poëme à cet incomparable fragment de la philosophie, de la raison et de l'éloquence antique dans Cicéron, intitulé le Songe de Scipion. Ce fragment, que nous avons reproduit nous-même dans la vie de Cicéron, est, selon nous, la plus belle profession de foi rationnelle qui ait été écrite par une main d'homme au-dessus des fictions et des crédulités d'imagination de l'antiquité.

«Parmi les réminiscences qui ont inspiré la Divine Comédie, celles de Cicéron me frappent d'abord. Lorsque Dante parcourt les cercles du paradis, écoutant le bruit harmonieux des astres et cherchant des yeux au fond de l'espace la terre imperceptible; lorsqu'il apprend de son bisaïeul, Caccia-Guida, sa mission périlleuse et son exil, on reconnaît le récit du Songe de Scipion. Au moment de commencer sa carrière de gloire, le héros est ravi en songe en un lieu élevé du ciel, où son aïeul l'Africain, lui découvrant les honneurs, les périls et les devoirs qui l'attendent, le prépare à cette destinée par le spectacle de l'économie divine qui soutient l'univers, police les sociétés et dispose souverainement des hommes. Du haut du temple céleste, au milieu des âmes justes qui vont et viennent par la voie lactée, Scipion écoute les sept notes de cette musique éternelle que forment les astres; il contemple les espaces où ils roulent, et, quand enfin il aperçoit la terre si petite, et sur la terre le point obscur qui est l'empire romain, il a honte d'une puissance qui trouve si tôt ses limites, il aspire à une félicité que rien ne circonscrive. Son aïeul lui en découvre le secret, et dans ce cadre admirable Cicéron rassemblait ses plus fortes doctrines sur Dieu, la nature, l'humanité. Il en avait fait le dernier livre de son traité de Republica, cherchant ainsi, dans l'éternité, la sanction des lois destinées à contenir les peuples dans le temps.

«C'est la gloire du Dante,» dit Ozanam en finissant, «d'avoir imprimé sa marque, la marque de l'unité, sur un sujet immense dont les éléments mobiles roulaient depuis bientôt six mille ans dans la pensée des hommes.

«Le génie ne peut rien de plus. Il n'a pas mission, quoi qu'on ait dit, de créer, d'introduire des idées dans le monde; il y trouve tout ce qu'il faut de lumière pour les yeux; mais il les trouve flottantes, nuageuses, en tourbillon et en désordre. La hardiesse est d'arrêter chez soi, au passage, ces pensées fugitives; de percer leur nuage, de saisir au vif les beautés qu'elles recèlent; de les fixer, enfin, en les enchaînant, en y mettant l'ordre, en les forçant de se produire par les œuvres. Je crois voir l'originalité souveraine dans cette force d'un grand esprit qui soumet ses idées, les fait obéir, et en obtient tout ce qu'elles peuvent, en sorte que le dernier secret du génie comme de la vertu serait encore de se rendre maître de soi. Si l'homme, d'après les philosophes, est un abrégé de l'univers, il ne se montre jamais si puissant que lorsqu'il maîtrise cet univers intérieur, ce tumulte orageux de sentiments et de pensées qu'il porte en lui. Dieu s'est réservé le pouvoir de créer; mais il a communiqué aux grands hommes ce second trait de sa toute-puissance, de mettre l'unité dans le nombre et l'harmonie dans la confusion.»

XXIX

Je ne peux quitter ce beau travail d'un esprit aussi philosophique que tolérant sans déplorer la mort précoce qui brisa la plume dans la main de ce jeune disciple du Dante. Ozanam fut enlevé au paradis de son poëte favori en laissant sur la terre la Béatrice de ses inspirations et de son amour. Un esprit tel que le sien eût été bien nécessaire à ce temps de contention pénible où la philosophie, redevenue religieuse, et où l'orthodoxie, redevenue platonicienne, si elles ne peuvent pas se confondre, cherchent néanmoins à s'avancer dans une concorde divine sur la double voie que la raison et le cœur cherchent vers le même but: la science est le service de Dieu. Homme de paix et non de dispute, si Ozanam n'avait pas conquis les esprits à ses doctrines, que de cœurs n'aurait-il pas conquis à la paix! Or la dispute est-elle plus favorable que la paix aux progrès de la vérité dans les deux ordres d'esprits qui s'occupent des choses surnaturelles? C'est encore un vers du Dante qui répond:

... Esser conviene
Amor sementa in voi d'ogni virtute.

(Chant 17e du Purgatoire.)

«Que l'amour soit en vous la semence de toute vertu.»

La plus belle des œuvres d'Ozanam, la société fondée pour l'assistance des misères du peuple, sous les auspices du saint de la charité moderne, Vincent de Paul, ne fut-elle pas une œuvre d'amour impartial qu'on s'efforcerait vainement de méconnaître ou de rétrécir aujourd'hui?

Toujours attaché à la grande figure symbolique du Dante, Ozanam méditait, dans ses derniers jours, une histoire complète de la littérature, depuis le cinquième siècle jusqu'au treizième. On ne peut lire sans attendrissement le prologue inachevé de son œuvre.

«Nous sommes tous des serviteurs inutiles,» écrit-il en sentant déjà défaillir sa vie, «mais nous servons un maître souverainement économe et qui ne laisse rien perdre, pas plus une goutte de nos sueurs qu'une goutte de ses rosées. Je ne sais quel sort attend ce livre, ni s'il s'achèvera, ni si j'atteindrai la fin de cette page qui fuit sous ma plume; mais j'en sais assez pour y mettre le reste, quel qu'il soit, de mon ardeur et de mes jours. Je le commence dans une heure solennelle. Le vendredi saint du grand jubilé de 1300, Dante, arrivé, comme il le dit, au milieu du chemin de sa vie, désabusé de ses passions et de ses erreurs, commença son pèlerinage en enfer, en purgatoire et en paradis. Au seuil de la carrière, le cœur un moment lui manqua; mais trois femmes bénies veillaient sur lui dans la cour du ciel. Virgile conduisait ses pas, et, sur la foi de ce guide, il s'enfonça courageusement dans ce chemin ténébreux. Comme lui je veux faire le pèlerinage des trois mondes.... Mais, tandis que Virgile abandonne son disciple avant la fin de sa course, Dante, lui, m'accompagnera jusqu'aux dernières hauteurs du moyen âge, où il a marqué sa place, et celle qui est pour moi Béatrice m'a été laissée sur cette terre pour me soutenir d'un sourire et d'un regard, pour m'arracher à nos découragements, et pour me montrer sous sa plus touchante image la puissance de l'amour chrétien dont je vais raconter les œuvres...»

XXX

Bientôt après, chassé par la langueur croissante de la maladie de place en place pour retremper sa vie dans un rayon de soleil, Ozanam écrivait de Pise cette page en marbre, ces lignes du 23 avril 1853, véritable psaume d'agonie chanté sur les tombes du Campo santo.

«J'ai dit au milieu de mes jours: J'irai aux portes de la mort.

«Ma vie est repliée derrière moi comme la tente des pasteurs.

«Le fil qui s'ourdissait encore est coupé comme sous le ciseau du tisserand. Entre le matin et le soir vous m'avez conduit à ma fin.

«Mes yeux se sont fatigués à force de s'élever au ciel.

«J'accomplis aujourd'hui ma quarantième année, plus que la moitié du chemin ordinaire de la vie. Je sais que j'ai une femme jeune et bien aimée, une charmante enfant, d'excellents frères, une seconde mère, beaucoup d'amis, une carrière honorable, des travaux conduits précisément au point où ils pouvaient servir de fondement à un ouvrage longtemps rêvé. Laquelle faut-il que je vous immole de mes affections mondaines? Si je vendais mes livres pour en donner le prix aux pauvres; si je consacrais le reste de ma vie à visiter les indigents; seriez-vous satisfait, Seigneur, et me laisseriez-vous la douceur de vieillir auprès de ma femme et d'élever mon enfant? Peut-être n'accepterez-vous point cet holocauste? C'est moi que vous voulez! Me voici, Seigneur, je viens!

«Je viens! Si vous m'appelez, je n'ai pas le droit de me plaindre. Vous avez donné quarante ans de vie à une créature qui est arrivée sur la terre maladive, frêle, destinée à mourir dix fois sans les tendresses d'un père et d'une mère qui l'avaient seuls sauvée. Mais peut-être, Seigneur, exaucerez-vous ma prière d'une autre manière? Vous me donnerez le courage de la résignation, vous me ferez trouver dans la maladie une source de mérites et de bénédictions, et ces bénédictions vous les ferez retomber sur ma femme, sur mon enfant.»

XXXI

Ozanam allait, à la fin de l'automne, s'embarquer pour la France. En quittant la maison qu'il avait habitée au bord de la mer, dans ces tièdes maremmes de Toscane où l'on respire une atmosphère d'Élysée antique, dit M. Lacordaire, son ami, dans un récit véritablement virgilien de sa mort, il ôta son chapeau pour saluer le soleil et le firmament. Sa femme, son enfant, ses frères étaient là. Il éleva ses mains au ciel et dit à haute voix: «Je vous remercie, mon Dieu, des souffrances et des afflictions que vous m'avez envoyées dans cette demeure que je quitte. Acceptez-les en rémission de mes faiblesses.» Puis, se tournant vers sa femme: «Je veux, ajouta-t-il, qu'avec moi tu bénisses Dieu de mes douleurs.» Et en l'embrassant: «Je le bénis aussi des consolations qu'il m'a données!» en révélant à cette Béatrice, par un regard et par un triste sourire, que ces bonheurs et ces consolations avaient été pour lui personnifiés en elle. Il expira en touchant le rivage de la France.

Voilà le traducteur qu'il fallait au poëte mystique de la philosophie des trois mondes. M. de Lamennais, écrivain plus consommé dans le maniement de la langue, avait dans l'esprit l'énergique âpreté du Dante, Ozanam en avait l'onction: le rocher est imposant, mais il n'est beau que quand il ruisselle pour désaltérer un peuple; sous la main d'Ozanam il aurait ruisselé des larmes épiques des abondances du cœur.

Quant aux commentaires sur le sens obscur de l'histoire de la philosophie du poëme, Ozanam n'aurait pas mieux réussi que M. de Lamennais à répandre une complète lumière sur ce chaos. Tous ces commentaires ne sont au fond que de la nuit délayée avec des ténèbres. C'est la poésie qu'il faut chercher dans ce livre; ce ne sont pas des opinions posthumes ou des allusions mortes.

Nous allons, le livre à la main, vous conduire, autre Virgile, dans ces trois mondes, pour y glaner çà et là des vers sublimes, et pour y recueillir, dans l'aridité des siècles en poudre, quelques-unes de ces gouttes de rosée qu'on trouve à la fin d'une longue nuit sur l'herbe des tombes.

Lamartine.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

XVIIIe ENTRETIEN.

6e de la deuxième Année.

LITTÉRATURE LÉGÈRE.
ALFRED DE MUSSET.

I

Vive la jeunesse!... mais à condition de ne pas durer toute la vie!...

Cette exclamation nous est inspirée par la mémoire d'un homme qui vient de chanter et de mourir comme un rossignol au printemps, ivre de mélodie, de rayons et de gouttes de rosée. Le rossignol, c'est Alfred de Musset. Alfred de Musset est la personnification de la jeunesse.

La jeunesse est la vie en séve; c'est aussi le génie en fleur. Si nous étions encore poëte, nous dirions:

«Il y a dans la famille des végétaux, des plantes, des arbres, des arbustes à doubles fleurs dont la séve ne se noue jamais en fruits, précisément parce que la fleur double épuise l'arbuste; plantes dont la seule destination est de peindre la terre d'un arc-en-ciel de riantes couleurs étendues sur les pelouses, les parterres, les forêts, et d'embaumer le printemps en livrant au vent d'été leurs corolles stériles. La plupart de ces débris tombent à terre sans que personne les ramasse.

«Neige odorante du printemps! comme dit Hugo.

«Les plus parfumées et les plus salubres sont ramassées soigneusement au pied de l'arbuste qui les a portées par les jeunes filles des bords du Bosphore ou de Fontenay-aux-Roses; elles en remplissent leurs tabliers et leurs corbeilles. Elles les distillent, elles en fixent l'odeur volatile, elles en remplissent, sous forme d'une goutte de liqueur ou d'huile suave, des flacons que respirent avec délices les odalisques, les voluptueux et les amants.

«Eh bien! de même il y a dans la famille humaine des hommes printaniers, si l'on peut se servir de cette expression, âmes à doubles fleurs et sans fruits, qui accomplissent toute leur destinée en fleurissant, en coloriant, en embaumant leur vie et celle de leurs contemporains, mais dont on fixe cependant l'éclat et le parfum dans la mémoire en volumes de vers ou de prose immortels, œuvres qu'on ne compulse pas, mais qu'on respire, qui ne nourrissent pas, mais qui enivrent! Ce sont les œuvres et les hommes de la littérature légère.»

De ces hommes et de ces livres il y en a eu dans tous les siècles et dans tous les pays, depuis Salomon en Judée, Anacréon en Grèce, Horace à Rome, Hafiz en Perse, Saint-Évremond, Chaulieu, Voltaire en France, Byron et Moore en Angleterre, Heine, plus amer que suave en Allemagne, jusqu'à Alfred de Musset, fleur sans épine, abeille sans dard, dont nous remuons avec délicatesse la cendre toute tiède encore aujourd'hui! Ces hommes sont l'éternelle jeunesse de la littérature.

II

Nous avons dit tout à l'heure: «Vive la jeunesse, à condition qu'elle ne dure pas toute la vie!» Expliquons cette exclamation involontaire, mais qui a cependant un sens profond quand la réflexion l'analyse.

La jeunesse de tout est la grâce de l'être. Tout le monde l'aime, tout le monde lui pardonne, tout le monde lui sourit. Mais pourquoi l'aime-t-on? pourquoi lui sourit-on? C'est que la jeunesse est une grâce, c'est qu'elle est une espérance, disons plus, c'est qu'elle est une promesse. Si la jeunesse reste éternellement grâce, elle ne sera jamais force; si elle reste éternellement espérance, elle ne sera jamais réalité; si elle reste éternellement promesse, elle ne sera jamais fructification. Il faut que la nature même la plus féconde tienne enfin un jour ce qu'elle a promis.

Sans doute il est beau d'être jeune, de n'avoir que des songes gais du matin dans le cœur, des éblouissements de réveil dans les yeux, des éclats de rire ou des tendresses de sourire sur les lèvres; il est beau, comme le charmant génie du matin, dans le tableau de l'Aurore, de s'élancer sans toucher terre devant le char du jour, la torche de l'amour dans une main, des roses dans l'autre, dont on sème, pour ne pas voir les tombeaux, le sentier de la vie.

Mais s'il est beau de fleurir, il est plus beau de mûrir, il est plus beau de transformer sa mâle adolescence en forte virilité; il est plus beau de découvrir des horizons plus sévères, plus tristes, mais plus vrais, sans pâlir et sans se détourner en arrière à mesure qu'on avance dans la route; il est plus beau de voir, sans reculer et sans pleurer, les roses de l'aurore pâlir et sécher aux feux, et à la sueur du milieu du jour; il est plus beau d'avancer toujours courageusement en teignant du sang de ses pieds les rudes aspérités du chemin. S'il est beau d'être enfant, il est beau d'être homme, fils, époux, père penché gravement sur les devoirs pénibles de l'existence, artiste sérieux, citoyen utile, philosophe pensif, soldat de la patrie, martyr au besoin d'une raison développée par la réflexion et par le temps. Quand les anciens, nos maîtres en tout, parce qu'ils ont marché les premiers, voulurent exprimer dans une seule figure la suprême beauté physique de l'homme, ils ne sculptèrent pas un enfant, ils sculptèrent Apollon, le dieu de la beauté à trente ans; ils sculptèrent Hercule, le dieu de la force à quarante. Et quand ils voulurent exprimer dans une seule figure la suprême beauté intellectuelle et morale, ils sculptèrent la figure d'un vieillard, le vieil Homère, visage presque sépulcral sur lequel la cécité même, infirmité des sens, ajoute à la beauté intellectuelle, morale et recueillie en dedans du vieillard; car s'il est beau d'être jeune, s'il est beau d'être mûr, il est peut-être plus beau encore de vieillir avec les fruits amers, mais sains de la vie dans l'esprit, dans le cœur et dans la main.

Que de beauté, en effet, dans le vieillard digne de porter le poids et l'honneur des longues années qu'il a plu à la Providence d'accumuler sur ses épaules courbées?

Les sens usés au service d'une intelligence immortelle, qui tombent comme l'écorce vermoulue de l'arbre, pour laisser cette intelligence, dégagée de la matière, prendre plus librement les larges proportions de son immatérialité; les cheveux blancs, ce symbole d'hiver après tant d'étés traversés sans regret sous les cheveux bruns; les rides, sillons des années, pleines de mystères, de souvenirs, d'expérience, sentiers creusés sur le front par les innombrables impressions qui ont labouré le visage humain; le front élargi qui contient en science tout ce que les fronts plus jeunes contiennent en illusions; les tempes creusées par la tension forte de l'organe de la pensée sous les doigts du temps; les yeux caves, les paupières lourdes qui se referment sur un monde de souvenirs; les lèvres plissées par la longue habitude de dédaigner ce qui passionne le monde, ou de plaindre avec indulgence ce qui le trompe; le rire à jamais envolé avec les légèretés et les malignités de la vie qui l'excitent sur les bouches neuves; les sourires de mélancolie, de bonté ou de tendre pitié qui le remplacent; le fond de tristesse sereine, mais inconsolée, que les hommes qui ont perdu beaucoup de compagnons sur la longue route rapportent de tant de sépultures et de tant de deuils; la résignation, cette prière désintéressée qui ne porte au ciel ni espérance, ni désirs, ni vœux, mais qui glorifie dans la douleur une volonté supérieure à notre volonté subalterne, sang de la victime qui monte en fumée et qui plaît au ciel; la mort prochaine qui jette déjà la gravité et la sainteté de son ombre sur l'espérance immortelle, cette seconde espérance qui se lève déjà derrière les sommets ténébreux de la vie sur tant de jours éteints, comme une pleine lune sur la montagne au commencement d'une claire nuit; enfin, la seconde vie dont cette première existence accomplie est le gage et qu'on croit voir déjà transpercer à travers la pâleur morbide d'un visage qui n'est plus éclairé que par en haut: voilà la beauté de vieillir, voilà les beautés des trois âges de l'homme! On voit que ces beautés sont diverses, mais non inférieures les unes aux autres; on voit que le Créateur, qui n'a rien fait que de beau, quand on considère ses ouvrages de ce point de vue supérieur et général où la raison se place pour tout adorer et tout comprendre, a distribué par doses au moins égales leur beauté propre à toutes les années de l'existence humaine. Soyez donc heureux de votre jeunesse, mais n'en soyez pas si tiers, et ne vous obstinez pas à rester verts quand vous aurez dû devenir mûrs, ni à rester étourdis quand vous devez être sérieux. Le faux rire est la plus lugubre des tristesses.

III

Que résulte-t-il littérairement de ce coup d'œil sur la jeunesse, sur la maturité, sur la vieillesse de l'homme? Il en résulte qu'il y a et qu'il doit y avoir eu toujours des écrivains correspondants à ces trois phases de la vie humaine. La littérature légère dont nous nous occupons en ce moment, à propos d'Alfred de Musset, appartient particulièrement à la jeunesse: rire, sourire, badiner, aimer, délirer, chanter, folâtrer avec les primeurs de la vie qui ne vivent qu'un jour, sont choses jeunes de leur nature. Il y a une strophe d'un poëte persan adressée aux sources de Chiraz qui m'a frappé dès mon enfance, en la lisant dans une traduction anglaise. Je ne me rappelle pas littéralement les paroles, mais voici le sens:

«Charmant ruisseau dont le gazouillement m'assoupit pendant la chaleur du jour et où je fais rafraîchir le vin de Chiraz, tu ne murmureras plus ainsi, quand l'hiver sera venu et qu'il aura congelé et solidifié tes ondes babillardes.—Oui, me répondait la petite onde fugitive, mais Allah m'étendra et me polira dans mon bassin en miroir de cristal, et j'y refléterai son soleil et les étoiles du ciel!»

Image aussi naïve et aussi philosophique, selon moi, qu'aucune image d'Horace pour assigner leur rôle différent au printemps et à l'hiver des poëtes!

IV

Mais indépendamment de cette littérature badine de la jeunesse et de cette littérature sérieuse de l'âge mûr ou de l'âge avancé, il y a une sorte de littérature mixte participant des deux autres et inventée par les Italiens, ces inventeurs de tout ce qui amuse ou charme en Europe. Ils appellent ce genre de littérature, le genre semi-sérieux, genre éminemment propre aussi au génie français qui aime à faire badiner même la raison, et qui ne flotte ni trop haut ni trop bas entre le ciel et la terre. Voici ce que nous écrivions l'année dernière sur ce genre si fin et si indéfinissable de littérature, à propos de l'aimable vieillard Xavier de Maistre, l'auteur du Voyage autour de ma chambre.

«Le caractère de Xavier de Maistre se lit dans son style, dès la première page de son livre. C'était un caractère semi-sérieux; c'est ainsi que les Italiens désignent cette espèce d'œuvre et cette espèce d'homme dont le divin Arioste est dans leur langue le type le plus original et le plus achevé, comme Sterne l'est pour l'Angleterre.

«L'écrivain semi-sérieux est un homme chez lequel la sensibilité douce et l'enjouement tendre sont, par le don d'une nature modérée, dans un si parfait équilibre, qu'en étant sensible, l'écrivain ne cesse jamais d'être enjoué, et qu'en étant enjoué il ne cesse jamais d'être sensible; en sorte qu'en le lisant ou en l'écoutant on passe à son gré, du sourire aux larmes, et des larmes au sourire sans jamais arriver ni jusqu'au sanglot qui déchire le cœur, ni jusqu'à l'éclat de rire, cette grossièreté de la joie. Phénomène rare et admirable d'une nature parfaitement pondérée qui semble toujours prête à glisser ou dans la mélancolie ou dans le cynisme, mais qui n'y glisse en réalité jamais, et qui, par la merveilleuse élasticité de son ressort, se relève toujours de la douleur ou de la plaisanterie dans la sérieuse sérénité d'une philosophie supérieure à ses propres impressions.»

V

La raison d'être de cette littérature est dans la nature même du cœur humain. Il y a, en effet, une littérature qui n'a pour objet que le beau, l'utile, le grand, le vrai, le saint. C'est la littérature de la raison, du sentiment, de l'émotion par l'art, de la vérité, de la vertu, la littérature de l'âme. Il y a une autre littérature qui a surtout pour objet l'agrément, le délassement, le plaisir, la littérature de l'esprit et, faut-il tout dire? la littérature des sens.

Ces deux littératures sont très-différentes l'une de l'autre, et cependant elles sont également fondées sur la nature de notre être.

Le plaisir est, en effet, aussi une des fonctions de l'homme; par une divine indulgence de la Providence, la vie de tous les êtres a été partagée en travail et en repos, en veille et en sommeil, en effort et en détente du corps et de l'esprit. C'est cette détente agréable du corps et de l'esprit qu'on appelle le plaisir. Dieu a traité ainsi paternellement l'homme en enfant à qui on accorde un délassement après le travail. Sans cette alternative de la peine et du plaisir dans notre existence, l'homme succomberait comme le trappiste à l'obsession et à la fixité d'une seule pensée, toujours en haut, jamais en bas; la démence ou la mort puniraient bientôt le contre-sens aux lois intermittentes de notre nature.

La vie est lourde, il faut la soulever quelquefois avec des ailes, fût-ce avec des ailes de papillon; le temps si court dans sa durée est souvent bien long dans son passage, bien lent dans le cours inégal des heures; il faut l'aider à passer plus vite et plus agréablement d'un lever du jour à un coucher de soleil. L'esprit se lasse aisément, il faut le détendre, le distraire, l'amuser pour lui rendre, après ces courbatures de la vie, l'élasticité, la souplesse et même la gaieté de son ressort. C'est le plaisir en tout genre (et puisque nous ne parlons ici que de littérature), c'est le plaisir littéraire qui est chargé de rendre à l'esprit cette élasticité, cette gaieté de notre ressort moral, nécessaire à l'homme de toute condition pour faire, comme disait Mirabeau, son métier gaiement.

L'oisiveté rêveuse, l'amitié épanchée, l'amour heureux, la causerie familière avec des esprits inattendus et étincelants de verve, la plaisanterie douce, l'ironie légère, le badinage décent, la chanson rieuse, le vin même versé à petites coupes dans les festins sont les muses sans ceintures (discinctæ, comme disent les Latins), quelquefois même un peu débraillées de cette littérature du plaisir ou du passe-temps. Le vin aussi est chanteur de sa nature. Il y a une poésie comprimée sous le liége qui bouche la bouteille au long col du vin de Champagne, comme sous la feuille de figuier qui ferme la jarre au large ventre des vins de Chypre ou de Samos. C'est de cette poésie dont Horace, le poëte sobre de la treille, disait:

Nardi parvus onyx eliciet cadum.

VI

Rien n'est donc de plus légitime quand on est jeune, spirituel, oisif, amoureux, libre de soucis et de deuils, délicatement voluptueux, légèrement grisé de la séve du cœur ou de la séve du raisin; rien n'est si naturel du moins que de chanter nonchalamment couché à l'ombre du pin qui chante sur votre tête, au bord du ruisseau qui court et qui chante à vos pieds, au coucher du soleil, au lever de la lune, heure où chante le rossignol, sur l'herbe où chante la cigale, tenant à la main la coupe où chante d'avance dans la mousse qui pétille la demi-ivresse du buveur insoucieux; cette poésie du passe-temps et du plaisir, quelque futile qu'elle soit, a eu des échos tellement conformes à notre nature et tellement sympathiques aux légèretés de notre pauvre cœur humain, que ces échos se sont prolongés depuis Anacréon jusqu'à Béranger, et depuis Hafiz jusqu'à Alfred de Musset, cet Hafiz de nos jours.

La France a été la terre de prédilection de cette littérature du plaisir et du passe-temps. La France, ou, selon l'expression du Tasse, qui venait de visiter la Touraine:

... La terra dolce e ieve
Simile a se gli habitator produce!

«La France où un sol léger et superficiel produit des habitants du même caractère que son sol!»

VII

Nous ne parlons pas ici de Rabelais, le génie ordurier du cynisme, le scandale de l'oreille, de l'esprit, du cœur et du goût, le champignon vénéneux et fétide, né du fumier du cloître du moyen âge, le pourceau grognant de la Gaule, non le pourceau du troupeau d'Épicure comme dit Horace:

... Epicuri de grege porcum!

mais le pourceau des moines défroqués, se délectant dans sa bauge immonde et faisant rejaillir avec délices les éclaboussures de sa lie sur le visage, sur les mœurs et sur la langue de son siècle. Rabelais, selon nous, ne représente pas le plaisir, mais l'ordure; il enivre, mais en infectant. La jeune école littéraire du réalisme qui s'évertue aujourd'hui à le réhabiliter, ne parviendra qu'à se salir l'imagination sans parvenir à le laver. Toute l'eau de rose du Bosphore ou de Fontenay-aux-Roses ne suffirait pas à parfumer ce léviathan de la crapule. Rabelais a quelquefois une folle ivresse qui fait qu'on se récrie d'admiration sur la sordide fécondité de la langue, j'en conviens, mais c'est un ivrogne de verve.—Aux égouts le festin!

Deux écrivains du XVIIe siècle ont laissé à la France, en l'amusant, la délicatesse de ses plaisirs et de son goût. Ces deux écrivains sont: Hamilton, l'auteur des Mémoires du comte de Grammont, et Saint-Évremond, le premier importateur du véritable sel attique en France.

Saint-Évremond est le patriarche de cette tribu des voluptueux et des rieurs en prose et en vers. Il enfanta dans sa vieillesse Mme de Sévigné, puis Chaulieu, Lafare, l'abbé Courtin, l'école des gracieux débauchés du temple, puis le Voltaire des poésies légères, des facéties, de la correspondance, puis Beaumarchais, puis Alfred de Musset, le dernier des petits-fils de Saint-Évremond, non pas plus voluptueux, mais mille fois plus poëte que cet aïeul de ses vers.

Il y a un air de famille incontestable entre Hamilton, Saint-Évremond et Alfred de Musset; cœurs de même grâce, esprits de même séve, philosophes de même insouciance, si on peut appliquer à l'insouciance le nom de philosophie. C'est du moins la philosophie de l'agrément.

VIII

Nous venons de relire, pour les comparer aux œuvres d'Alfred de Musset, les Mémoires du comte de Grammont. Nous ne connaissons dans aucune langue une si charmante débauche d'esprit, de déraison et de style. Pourquoi? C'est que le comte de Grammont ne songeait pas le moins du monde, en écrivant ou en dictant son livre, à faire de l'esprit, de la folie ou du style; il ne songeait qu'à se raconter lui-même, et, comme la nature avait fait de lui, en le créant, le plus fin et le plus spirituel badinage vivant qui soit jamais sorti des sources de l'héroïque et facétieuse Garonne, en se racontant lui-même, il faisait un chef-d'œuvre de bonne plaisanterie. Son livre n'est pas un livre, c'est un homme, et cet homme n'est pas un homme, c'est un esprit follet.

On ne sait pas bien au juste dans quelle proportion exacte le comte de Grammont, son beau-frère l'anglais Hamilton, et Saint-Évremond, l'ami des deux et vivant à Londres avec eux, concourent à cet inimitable livre. Il y a vingt romans de mœurs, trente comédies et cinquante mariages de Figaro dans cet opuscule. À coup sûr, Voltaire le savait par cœur et Beaumarchais l'avait beaucoup lu. Le comte de Grammont fut l'original de ces esprits fins, légers, futiles, inconsistants, mais cependant justes, sensés, exquis, dont notre littérature de passe-temps a eu depuis cette époque tant de copies. Mais ces esprits-là ne se copient pas, ils jaillissent du caractère et de la verve de l'écrivain; il faut que le livre naisse avec l'homme.

IX

Saint-Évremond, l'ami du comte de Grammont et d'Hamilton, était un de ces hommes qui ne se font pas avec de la volonté, du travail et du talent, mais qui naissent tout faits des mains capricieuses de la nature. Son histoire ressemble elle-même à un caprice du hasard.

Élevé dans les lettres pour le parlement, emporté par l'ardeur du sang et de la jeunesse vers la guerre, il entra dans les camps et dans les cours à une de ces époques toujours fertiles en talents neufs, où les esprits secoués par de longues guerres civiles se détendent et se reposent dans le loisir de la paix. La société comme la terre, n'est jamais plus féconde que quand elle a été bien remuée par le soc des révolutions: elle produit alors des plantes inattendues. L'époque de la Fronde, où les partis, déjà à demi-désarmés se combattaient avec la plume autant qu'avec l'épée, fournit à l'esprit aiguisé plus que malin de Saint-Évremond l'occasion de railler spirituellement et gracieusement ses adversaires. Son bon sens l'avait rangé de bonne heure dans le parti du jeune roi Louis XIV, de la reine-mère et de l'habile ministre Mazarin. Il ne voyait, avec raison, dans les partis opposés que des queues de factions, d'intrigues et d'ambitions sans tête, propres à perpétuer les désastres de la France, mais nullement à y constituer la liberté pratique et morale. Mazarin, aussi spirituel que lui, se délectait jusque sur son lit de mort à entendre la lecture de ses facétieuses ripostes au parti des princes et du parlement. Le jeune roi l'aimait comme il aima plus tard Molière et Boileau. Mais un badinage épistolaire un peu trop hardi contre le cardinal, à propos de la paix des Pyrénées, fut envenimé aux yeux du roi par Colbert, infiniment moins spirituel et par conséquent infiniment moins tolérant que le cardinal italien; ce badinage fut travesti en crime d'État. Menacé de la Bastille après l'emprisonnement de Fouquet, son ami, Saint-Évremond se réfugia d'abord en Hollande; il y connut Spinosa dont la fréquentation ajouta une teinte de philosophie sceptique, mais non athée, à la voluptueuse licence de sa vie.

De là il passa en Angleterre. C'était le règne de l'esprit, de la débauche, de la beauté, sous le spirituel et voluptueux Charles II. Charles II était une sorte de Louis XV anglais, avec plus de gaieté, plus de liberté et plus d'élégance dans ses scandales de cour.

Saint-Évremond se lia d'une amitié passionnée, quoique mûre, avec la belle duchesse de Mazarin, nièce du cardinal, errante comme lui de cour en cour, et fixée enfin en Angleterre. Il se fit de cette Cléopâtre italienne, digne d'être adorée dans tous les pays, une divinité terrestre. Il attira autour d'elle, dans un centre de société cosmopolite, le comte de Grammont, l'abbé de Saint-Réal, historien superficiel, mais entraînant, précurseur de Voltaire dans l'art de donner de la couleur et du mouvement au récit, Hamilton, le Saint-Évremond anglais, Waller enfin, l'Anacréon de la Grande-Bretagne.

L'amitié solide, l'amour respectueux, la liberté d'esprit, la grâce de l'entretien, l'oisiveté d'habitude, le travail par amusement, la plaisanterie sans malice, la poésie sans prétention, la recherche du plaisir décent comme but d'une vie où rien n'est certain que la mort, le doute nonchalant sur les vérités morales, la philosophie des sens en un mot assaisonnée seulement des délicatesses du bon goût, prolongèrent jusqu'à quatre-vingt-dix ans les années toujours saines et l'esprit toujours productif du philosophe français.

La mort de la duchesse de Mazarin, son amie, attrista sans le briser le cœur de Saint-Évremond. Elle emportait en mourant tout son bonheur et toute sa fortune qu'il lui avait généreusement prêtée. Il refusa de rentrer en France, voulant mourir où il avait aimé.

La médiocrité de ses ressources n'altéra ni son désintéressement ni sa paix: «Je me contente de mon indolence, écrit-il à ses amis. J'avais encore cinq ou six ans à aimer le théâtre, la musique, la table; il faut vivre de privations et d'économies; je saurai me passer de ce que je ne puis avoir sans m'enchaîner, je suis un philosophe également éloigné de la superstition et de l'impiété, un voluptueux qui n'a pas moins d'aversion pour la débauche que de goût pour le plaisir. J'ai mis mon bonheur dans moi-même pour qu'il ne dépendît que de ma raison: jeune, j'ai évité la dissipation, persuadé qu'un peu de bien était nécessaire aux commodités d'une vie avancée; vieux, j'ai cessé d'être économe, pensant que la nécessité est peu à craindre quand on a peu de temps à en souffrir. Je me loue de la nature et ne me plains point de la fortune. J'aime le commerce des belles personnes autant que jamais, mais je les trouve aimables sans le dessein de m'en faire aimer. Je ne compte que sur mes propres sentiments, et ce que je cherche avec elles, c'est moins la tendresse de leur cœur que celle du mien.»

X

Quinze jours avant sa fin, il écrivit encore des vers pleins des souvenirs de son amoureuse jeunesse. Il la faisait revivre cette jeunesse entre la mort et lui pour se retenir encore à la vie par les perspectives en arrière du bonheur passé.

Saint-Évremond avait naturalisé la légèreté et la grâce françaises en Angleterre. Il lui avait appris à badiner et à sourire; la littérature anglaise lui doit quelque chose de cette qualité de style qu'on appelle en anglais humour; cette qualité du style ou de la conversation, qui n'a pas de nom en français, pourrait s'appeler l'étonnement. C'est quelque chose de neuf dans l'idée, de contrastant dans l'esprit, d'heureux dans l'expression, d'inespéré dans le mot, qui tient au caractère plus encore qu'au génie de l'écrivain. Ce don de l'esprit appartient plus généralement aux amateurs de littérature qu'aux auteurs de profession, parce qu'il est inséparable d'une certaine légèreté; les hommes du monde possèdent plus souvent cette légèreté que les hommes d'études, parce que la conversation rend la phrase légère et que la plume rend quelquefois la main lourde.

L'Angleterre reconnaissante du plaisir qu'elle avait eu de la conversation de Saint-Évremond, réclama sa cendre et l'ensevelit avec honneur parmi ses rois, ses orateurs, ses hommes illustres, dans l'abbaye de Westminster. Quoiqu'il eût vécu presque autant qu'un siècle, il n'y avait eu rien de sérieux dans sa longue vie, que son honneur et son amour pour la belle Hortense Mancini, duchesse de Mazarin.

XI

Saint-Évremond n'avait jamais ni imprimé, ni recueilli, ni vendu ses légers ouvrages; il ne travaillait pas, il s'amusait; il s'en rapportait au vent pour disséminer çà et là ou pour laisser tomber à terre ses feuilles éparses, simples badinages, la destinée de son talent n'étant, selon lui, que de faire sourire ses amis.

Mais aussitôt qu'il fut mort, l'Angleterre et la France recueillirent avec un engouement passionné ses moindres reliques en vers et en prose. «Donnez-nous du Saint-Évremond, disaient les éditeurs aux auteurs, nous vous payerons ces grâces sans poids au poids de l'or.»

Cinq volumes multipliés par d'innombrables éditions suffirent à peine à l'empressement de son siècle. Ils sont rares et négligés aujourd'hui dans les bibliothèques; c'est un malheur pour l'esprit français. Les grâces indéfinissables de ce style sont ensevelies dans ces pages, mais elles n'y sont pas évaporées. Mes mains tombèrent par hasard sur ces cinq volumes poudreux de Saint-Évremond, dans une vieille bibliothèque de famille, chez un de mes oncles, curieux de reliques d'esprit. Je les feuilletai avec complaisance et avec assiduité dans ma première jeunesse. J'en ai conservé la saveur que laissent aux doigts des roses séchées retrouvées sur la pierre d'un vieux sépulcre: vers, prose, correspondance, épanchement du cœur, enjouement d'esprit, fines railleries, plaisanteries d'autant plus rieuses qu'elles sont plus inoffensives, voilà le patrimoine héréditaire de cet ancêtre de Voltaire et d'Alfred de Musset.

Il y a surtout dans ces volumes une conversation réelle ou imaginaire sur les plus graves sujets de la philosophie traduits en comique et assaisonnés du rire inextinguible d'Homère. Elle est intitulée Conversation du père Canaye avec le maréchal d'Hocquincourt. C'est certainement le chef-d'œuvre sans rival de l'enjouement et de la fine ironie. Molière n'a pas plus de verve dans ses bouffonneries grotesques, Voltaire n'a pas plus d'éclat de fou-rire dans ses facéties. Saint-Évremond a été évidemment leur modèle. C'est un Rabelais de cour et de bon goût qui n'a du français que la séve, mais qui a du grec l'atticisme. Il y soulève les idées métaphysiques avec la grâce d'un enfant d'Athènes jouant sous les portiques aux osselets, pendant que Platon y pérore ou qu'Alcibiade y promène ses grâces pour séduire les Athéniens.

En recherchant bien dans la littérature française le type original et l'ancêtre direct d'Alfred de Musset, nous ne trouvons pour cette généalogie lointaine que Saint-Évremond qui soit digne de cette parenté. Nous allons, en feuilletant avec vous ses œuvres et en faisant glisser sous le pouce bien des pages, lui trouver des ancêtres moins purs et plus rapprochés de nous.

Mais d'abord un mot de l'homme lui-même. Dans ces écrivains sans marque dont l'inspiration est le caprice et dont la nonchalance est la seule muse, l'homme et le livre se confondent tellement, que si vous n'aviez pas le caractère, vous n'auriez pas le livre. Car la grâce est un don gratuit de la nature. Les poëtes de cette école sont des favoris de talent; ils se sont seulement donné, comme on dit, la peine de naître. Ils n'ont rien acquis, ils ont tout reçu. Ne leur demandez pas compte de leurs efforts, mais de leur bonheur. Ce sont des prédestinés.

XII

Alfred de Musset appartenait à une ancienne famille noble de la Touraine. Son père, administrateur par état, était homme de lettres par goût; il avait profondément étudié J.-J. Rousseau. Un excellent livre de lui, intitulé Vie et ouvrage de J.-J. Rousseau, atteste à la fois son enthousiasme et sa saine critique. C'est un supplément des Confessions. Sa conduite, dans toutes les circonstances difficiles de ces temps de contrastes et de revirements de fortune, fut aussi noble que ses sentiments. La mère d'Alfred de Musset survit, hélas! à son fils, mais consolée et honorée au moins par un autre fils, aussi lettré, aussi aimable, aussi éminent, mais plus sérieux. Elle est fille d'un membre du Conseil des Anciens, nommé Des Herbiers. Des Herbiers était ami de Cabanis, qui reçut le dernier soupir de Mirabeau. Cet aïeul d'Alfred de Musset cultivait la poésie. Il imprimait déjà à ses vers ce tour spirituel, original, capricieux, caractère des drames légers de son petit-fils. Il est rare qu'on soit sans aïeux dans le génie comme dans la fortune. En remontant avec attention le cours des générations dans les plus humbles familles, on retrouve presque toujours dans la première goutte du sang la source de la dernière. Il y a une révélation dans la généalogie; on ne doit pas trop s'étonner que les hommes de tous les siècles y aient attaché, sinon une gloire, du moins une signification. Ceci ne contredit point la démocratie, cela peut l'honorer au contraire, car il y a une noblesse de sentiments et de mœurs dans toutes les conditions, et toutes les familles ont des ancêtres sous le chaume comme dans le palais.

XIII

Alfred de Musset fut le premier couronné dans toutes ses études. L'enfance est ainsi bien souvent la promesse de la vie. En 1827, il remporta le grand prix de philosophie au concours général de l'élite des étudiants de Paris; il n'avait que dix-sept ans. On voit que si la philosophie manqua plus tard à sa vie, ce ne fut pas par ignorance, mais par cette indolence qui n'est une grâce que parce qu'elle plie.

Ce succès éclatant à la fin de ses études l'introduisit presque encore enfant chez Nodier, dans cette société de l'Arsenal dont la gloire était Hugo, dont l'agrément était Charles Nodier. Il apprit de l'un l'art des vers; il apprit trop peut-être de l'autre l'art de dépenser sa jeunesse en loisirs infructueux, en nonchalances d'imagination, en voluptés paresseuses d'esprit. Nodier était le plus délicieux des causeurs et le plus dangereux des modèles. Il aurait dû naître curé de village, vicaire de Wakefield, uniquement occupé à sarcler les herbes de son jardin l'été, à regarder l'hiver les pieds sur ses chenets, la bûche jaillir en étincelles sous les coups distraits, de ses pincettes, et à prolonger le souper avec quelques voisins sans affaires jusqu'à l'aurore dans les entretiens sans suite et intarissables de son foyer. Nous l'avons beaucoup connu et beaucoup aimé nous-même. Nous ne l'avons jamais vu remplacé; c'était une de ces grâces dont on ne peut se passer, une de ces inutilités nécessaires au cœur et qui manquent au bonheur comme elles manquent au temps. Cette molle incurie de l'âme et du talent qui faisait la faiblesse de son caractère, faisait le charme de son esprit. Molle atque facetum!

XIV

Cette faiblesse, cette grâce, cette adolescence perpétuelle de caractère étaient empreintes à l'œil sur les traits d'Alfred de Musset comme sur son style. Nous l'aperçûmes à cette époque une ou deux fois nonchalamment étendu dans l'ombre, le coude sur un coussin, la tête supportée par sa main sur un divan du salon obscur de Nodier. C'était un beau jeune homme aux cheveux huilés et flottants sur le cou, le visage régulièrement encadré dans un ovale un peu allongé et déjà aussi un peu pâli par les insomnies de la muse. Un front distrait plutôt que pensif, des yeux rêveurs plutôt qu'éclatants (deux étoiles plutôt que deux flammes), une bouche très-fine, indécise entre le sourire et la tristesse, une taille élevée et souple, qui semblait porter, eu fléchissant déjà le poids encore si léger de sa jeunesse; un silence modeste et habituel au milieu du tumulte confus d'une société jaseuse de femmes et de poëtes complétaient sa figure.

Il n'était point célèbre encore. Je n'habitais Paris qu'en passant; Hugo et Nodier me le firent seulement remarquer comme une ombre qui aurait un jour un nom d'homme.

Plus tard je me trouvai une ou deux fois assis à côté de lui aux séances d'élection de l'Académie française; je reconnus la même figure, mais allanguie par la souffrance et un peu assombrie par les années; elles comptent doubles pour les hommes de plaisir.

Le trait marquant de cette physionomie alors était la bonté: on se sentait porté à l'aimer involontairement. S'il avait eu quelques défaillances de nerfs et non de cœur, elles n'avaient jamais fait tort qu'à lui-même. Il était innocent de tout ce qui diffame une vie; il n'avait pas besoin de pardon; il n'avait besoin que d'amitié; on aurait été heureux de la lui offrir. Voilà le sentiment que sa physionomie inspirait.

Nous n'échangeâmes que quelques-unes de ces questions et de ces réponses insignifiantes que s'adressent deux inconnus quand le hasard les rapproche dans une assemblée publique. Il me prenait pour un rigoriste qui n'aurait pas daigné s'humaniser avec un enfant du siècle; il se trompait bien. C'est alors qu'il écrivait dans son dernier sonnet ce vers équivoque où l'on ne devine pas bien s'il me reproche mon âge ou s'il s'accuse du sien:

Lamartine vieilli qui me traite en enfant.

Hélas! nous avons tous été jeunes! et je voudrais bien qu'Alfred de Musset eût reçu du ciel ce complément de la journée humaine qu'on appelle le soir. J'aurais été heureux de rajeunir d'esprit et de cœur avec un poëte qui prenait, comme lui, des années sans vieillir.

XV

C'était un temps très-indécis que 1829 et 1830, une halte au milieu d'un siècle, semblable à un plateau de montagne à deux versants; on s'y arrête un moment pour délibérer si l'on doit monter encore ou redescendre. On y embrasse d'un coup d'œil mille horizons et mille sentiers sans savoir lequel il faut prendre. Alfred de Musset, bien qu'entraîné par une puissante impulsion de nature, dut éprouver un moment cette hésitation. Bien des places étaient prises en poésie à cette époque; l'instinct de son génie naissant, comme aussi l'instinct de son doux caractère, lui dirent qu'il ne fallait déplacer personne, mais qu'il fallait se faire à lui-même, à côté et au niveau de tout le monde, une place neuve qui n'eût pas encore été occupée, et qui, par cela même, n'excitât ni colère ni envie parmi ses rivaux.

Le badinage poétique était vacant, il prit le badinage comme autrefois Hamilton, Saint-Évremond, Chaulieu, Voltaire, l'avaient pris en commençant. Il se dit: je suis jeune, je suis nonchalant, je suis enjoué, je ne crois qu'à mon plaisir, je serai le poëte de la jeunesse. La jeunesse s'ennuie, elle m'accueillera comme son image.

Soit raisonnement, soit instinct, il y avait, en 1829 et en 1830, un véritable génie des circonstances dans ce parti pris.

De 1789 à 1800 il y avait eu une solution complète de continuité dans la littérature française. La littérature spirituelle et légère, celle qu'on peut appeler la littérature de paix, avait disparu pour faire place à la littérature de guerre. Il ne s'agissait plus de loisir et de plaisir, mais d'opinions et de combats dans les ouvrages d'esprit. Un interrègne tragique de révolution, d'échafaud, de patrie en danger, d'éloquence tribunitienne, avait occupé l'espace entre 1789 et 1800. Après cette époque et pendant le Consulat et l'Empire, il y avait eu une lourde et froide littérature de collége qui semblait vouloir faire de nouveau épeler à un peuple adulte l'alphabet classique de sa première enfance. À l'exception de Mme de Staël et de M. de Chateaubriand qui, malgré leur génie, avaient bien conservé dans leur style quelques oripeaux, clinquant de la déclamation et de la rhétorique natale, tout était imitation servile de l'antique dans les poëtes lauréats de la guerre, de la gloire, de la caserne, de l'académie et du palais.

De 1815 à 1830 la liberté de tribune, la liberté de penser et la liberté d'écrire avaient relevé la nation de ces champs de bataille où elle avait trébuché à son tour et où elle gisait toute mutilée dans sa gloire et dans son sang. La respiration des âmes, suspendue par les proscriptions de 1793, par la guerre et par le gouvernement militaire, avait été rendue à la France, on peut même dire à l'Europe: une nouvelle génération d'esprits élevés dans le silence et dans l'ombre était apparue sur toutes les scènes littéraires, à la fois monarchique avec M. de Chateaubriand, libérale avec Mme de Staël, théocratique avec M. de Bonald, féodale avec M. de Montlosier, sacerdotale avec M. de Maistre, classique avec Casimir Delavigne et Soumet, historique avec M. Thiers, épique avec M. Philippe de Ségur, attique avec Béranger, platonique avec M. Cousin, académique avec M. Villemain, pindarique sur les ailes neuves et dans les régions inexplorées avec Victor Hugo, élégiaque avec moi, oratoire avec Royer-Collard, de Serre, Foy, Lainé, Berryer naissant, et leurs émules de tribune, néo-grecque avec Vigny, romanesque avec Balzac, humoristique avec Charles Nodier, satirique avec Méry, Barthélemy, Barbier, intime avec Sainte-Beuve, guerroyante et universelle avec cette légion de journalistes survivants au jour, avant-postes des idées ou des passions libres de leurs partis qui, de Genoude à Carrel, de Lourdoueix à Marrast, de Girardin à Thiers, combattaient aux applaudissements de la foule entre les dix camps de l'opinion lettrée.

Si on met les noms propres, tous éclatants au moins de jeunesse, sur chacune de ces innombrables catégories d'esprits alors en séve ou en fleur, si on y ajoute, dans l'ordre des sciences exactes (où le génie consiste à se passer d'imagination,) La Place, qui sondait le firmament avec le calcul; Cuvier, qui sondait le noyau de la terre et qui lui demandait son âge par ses ossements; Arago, qui rédigeait en langue vulgaire les annales occultes de la science; Humboldt, qui décrivait déjà l'architecture cosmogonique de l'univers, et tant d'autres leurs rivaux, leurs égaux peut-être, qui négligèrent d'inscrire leurs noms sur leurs découvertes; si on rend à tout cela le souffle, la vie, le mouvement, le tourbillonnement de la grande mêlée religieuse, politique, philosophique, littéraire, classique, romantique de la restauration, on aura une faible idée de cette renaissance, de cet accès de seconde jeunesse, de cette énergie de séve et de fécondité de l'esprit français à cette date. Cette renaissance de 1815 à 1830 et au delà, ne sera peut-être pas regardée un jour comme trop inégale à la renaissance des lettres sous les Médicis et sous Louis XIV. J'en parlerais avec plus d'orgueil si moi-même je n'en avais pas été, quoique bien loin des autres, une faible partie:

Et quorum pars parva fui.

Et si on y ajoute enfin les grands esprits littéraires de l'Angleterre qui semblaient avoir fleuri de la même floraison sous les rayons de la paix européenne, esprits qui subissaient le contre-coup intellectuel de la France, et dont la France à son tour subissait l'influence; si on y ajoute les Canning, les Byron, les Walter Scott les Moore, les Wordsworth, les Coledridge, les poëtes des lacs, ces thébaïdes anglaises de la poésie de l'âme, on aura une idée approximative vraie de la situation de la littérature au moment où Alfred de Musset naissait aux vers.

XVI

Ses premiers vers publiés datent de 1828, ce sont les fantaisies intitulées: Don Paez, Madrid, Portia, Mardoche, les Marrons du feu, la Ballade à la lune, tout un volume enfin dont le plus grand mérite était de ne ressembler à rien dans la langue française.

Si ce jeune poëte n'eût pas été doué par la nature d'une originalité forte et inventive, il aurait certainement commencé comme tout le monde par l'imitation des modèles morts ou vivants qu'il avait à côté de lui. Sa nature le lui défendit, et peut-être aussi un calcul habile. Bernardin de Saint-Pierre, Mme de Staël, M. de Chateaubriand, André Chénier, Hugo, Vigny, Sainte-Beuve, moi-même nous avions touché trop fort et trop longtemps la note grave, solennelle, religieuse, mélancolique, quelquefois larmoyante, quelquefois trop éthérée, du cœur humain. Ainsi le voulait le temps qui sortait, le front couvert de cendres, des décombres d'une société; ainsi le voulaient nos propres cœurs, que nos mères avaient allaités de tristesse ou que l'amour malheureux avait enivrés de son dernier charme, la mélancolie des regrets.

Mais la même note, touchée par tant de mains pendant dix années, avait fatigué la France. La France a l'oreille nerveuse et délicate, prompte à saisir, prompte à délaisser même ce qui l'a charmée un moment. Il ne lui faut pas longtemps le même diapason. Elle était lasse de rêver, de prier, de pleurer, de chanter, elle voulait se détendre. Alfred de Musset, soit qu'il éprouvât lui-même cette fastidiosité du sublime et du sérieux, soit qu'il comprît que la France demandait une autre musique de l'âme ou des sens à ses jeunes poëtes, ne songea pas un seul instant à nous imiter. Il toucha du premier coup sur son instrument des cordes de jeunesse, de sensibilité d'esprit, d'ironie de cœur, qui se moquaient hardiment de nous et du monde. Ces vers faisaient, dans le concert poétique de 1828, le même effet que l'oiseau moqueur fait à la complainte du rossignol dans les forêts vierges d'Amérique, ou que les castagnettes font à l'orgue dans une cathédrale vibrante des soupirs pieux d'une multitude agenouillée devant des autels.

Ce fut d'abord un grand scandale, puis ce fut un grand éclat de rire; puis, quand on se rendit compte du talent prodigieux de cette parodie du sublime, ce fut, dans la jeunesse surtout, un grand engouement. Tout le monde demanda du Musset comme tout le monde avait demandé autrefois du Saint-Évremond. Puis enfin ce fut une grande estime pour l'artiste, même parmi les hommes sérieux, quand ils eurent le sang-froid et l'impartialité nécessaires pour reconnaître l'admirable doigté de cet instrumentiste, de ce guitariste si l'on veut, sur les touches neuves et capricieuses de son fragile instrument.

XVII

Soyons justes dans nos indulgences cependant: il n'est pas exact de dire que tout fut neuf dans l'âme de l'artiste, dans la musique et dans l'instrument. Hélas! malheureusement non: tout n'était pas original dans cette poésie charmante et bouffonne du nouveau poëte. Il ne nous imitait pas, cela est vrai, mais la nature humaine, dans la première jeunesse, est tellement imitatrice qu'à son insu Alfred de Musset en imitait d'autres que nous. Si nous avions fondé l'école des larmes, deux écrivains d'un immense génie, mais d'une dépravation de cœur aussi prodigieuse que leur génie, avaient fondé l'école du rire. Mais de quel rire? du faux rire! Car rire du sérieux, rire du triste, rire des sentiments les plus délicats et les plus saints du cœur de l'homme, rire de soi-même, rire du bien, rire du beau, rire de l'amour, rire de la femme, rire de Dieu, ce n'est plus rire: c'est grimacer le blasphème, c'est grincer des dents en proférant le sacrilége, c'est profaner la poésie, c'est se griser à l'autel dans le calice de l'enthousiasme et des larmes.

Ces deux hommes étaient alors lord Byron en Angleterre, Henri Heine en Allemagne, et ensuite à Paris.

Lord Byron, après avoir écrit les plus pathétiques et les plus orientales poésies qui aient jamais attendri ou enchanté l'Occident, écrivait maintenant son poëme burlesque de Don Juan, apostasie quelquefois ravissante, quelquefois grossière et plate de son âme et de son génie. Don Juan, précisément parce que c'était un scandale, avait un succès immense et très-disproportionné à son mérite. On passait sur des chants interminables de divagations, d'obscénités et de platitudes, pour s'extasier avec raison sur des chants inouïs de passion naïve, de jeunesse, d'innocence et de félicité, tels que les amours de Don Juan et d'Haïdé, cette Chloé et ce Daphnis de l'Archipel. Tout le monde se croyait capable d'écrire des Haïdé, parce qu'on se sentait très-capable de rimer en français les prosaïques obscénités et les grossières plaisanteries de cette longue et mauvaise rapsodie du poëte anglais.

Le sujet de Don Juan a été et sera mille fois encore l'éternelle tentation des imaginations poétiques. Don Juan est Espagnol d'origine, puis Allemand de conception, puis Anglais d'exécution; il sera certainement Français tôt ou tard d'imitation, quand le poëte sera né assez enthousiaste pour s'élever au sublime, assez corrompu pour se moquer de son enthousiasme, assez souple pour se précipiter de l'empirée dans l'égout sans se casser les reins dans ce tour de force. Dieu préserve le plus longtemps possible la littérature française de ce casse-cou! Voltaire l'a essayé dans un poëme plus ordurier que plaisant; où Voltaire a échoué qui osera se flatter de réussir?

XVIII

Le type véritablement original de Don Juan est né le jour où la chevalerie est morte en Europe. La chevalerie était la noble folie de la vertu; les don Juan sont la folie du vice. C'est Don Quichotte qui est le véritable père de Don Juan; le jour où l'on a commencé à railler l'héroïsme et l'amour, on a ouvert la carrière aux héros du scepticisme et du libertinage. Don Juan, fils de Don Quichotte, après avoir amusé sous différentes incarnations l'amoureuse Espagne, a fait son apparition dans la fantastique Allemagne sous le nom de Faust. Les vieux poëtes allemands s'en sont emparés et lui ont donné un degré de dépravation de plus. Ils ont ajouté l'impiété à la débauche dans ce caractère. Ils en ont fait un Lucifer déguisé en amant pour séduire et pour délaisser les jeunes filles éblouies à sa lueur infernale. Gœthe l'a rajeuni dans son Faust, tragédie épique et merveilleuse, où l'innocente coupable Marguerite attendrit Dieu lui-même après avoir attendri Satan.

Don Juan, dans lord Byron comme dans les poëtes espagnols, n'est plus Satan, mais c'est un jeune homme satanique, une personnification de la jeunesse corrompue dans sa fleur, corrompant tout autour d'elle, mais ayant conservé, dans sa corruption précoce et malfaisante, quelque chose de la grâce et du parfum de sou innocence. Don Juan, en un mot, c'est l'étourdi blasé de l'univers, c'est le mauvais sujet de l'espèce humaine, c'est le vice séduit et séduisant, éprouvant quelquefois la passion, la jouant plus souvent par caprice et la finissant toujours par un éclat de rire.

Voilà le modèle que Don Quichotte de Cervantès, le Faust de Gœthe et le Don Juan de Byron offraient à Alfred de Musset.

Henri Heine, pour qui on commençait à s'engouer en France, lui en offrait un bien plus dépravé.

Nous avons beaucoup lu Henri Heine dans ses vers et dans sa prose. Ce Voltaire de Hambourg, ce Camille Desmoulins de la mer Baltique, ce Figaro d'outre-Rhin, était le fils d'une honorable et opulente maison de banquiers d'Allemagne. Proscrit de son pays pour quelques peccadilles de satiriste, il était venu à Paris; il s'y était fait le Coriolan de plume de sa patrie.

Son prodigieux talent comme pamphlétaire, bien supérieur, selon nous, à son très-médiocre talent comme poëte, l'avait bien vite naturalisé Français. Nous lui rendons justice sous ce rapport: ni Aristophane, ni Arioste, ni Voltaire, ni Beaumarchais, ni Camille Desmoulins, ces dieux rieurs de la facétie, n'ont surpassé ce jeune Allemand dans cet art méchant d'assaisonner le sérieux de ridicule et de mêler une poésie véritable à la plus cynique raillerie des choses sacrées. Du reste, il ne fallait lui demander aucune raison d'aimer ou de haïr ce qu'il exaltait ou ce qu'il brisait avec la même verve d'esprit.

Heine n'avait pour raison que son caprice. Tour à tour libéral, monarchiste, allemand, français, radical, napoléoniste, orléaniste, républicain, communiste, blasphémant la société quand elle règne, sapant le trône quand il est debout, impréquant la république quand elle sort pour un jour de ses propres vœux, cynique d'impiété quand il s'amuse, dévot quand il souffre, ambigu quand il meurt, indéchiffrable partout, ce n'est pas un homme, c'est une plume, ou plutôt c'est une griffe, mais c'est la griffe d'un aigle de ténèbres, d'un singe de l'enfer amuseur des mauvais esprits: cette griffe égratigne jusqu'au sang tout ce qu'elle touche et elle brûle tout ce qu'elle a égratigné. En conscience nous ne croyons pas que la nature humaine ait jamais réuni dans un seul homme, tant de talent, tant de légèreté, tant de poésie, tant de grâce à tant d'innocente perversité. Nous disons innocente, car un enfant n'est jamais coupable, et sous les premiers cheveux blancs Henri Heine est mort enfant!

Tel était le second modèle que l'esprit tentateur offrait à l'adolescence inexpérimentée d'Alfred de Musset quand il entra dans le monde. Mais s'il fut malheureux dans ses premiers modèles, il fut également malheureux dans ses premières tendresses de cœur.

Un jeune écrivain aussi délicat de touche qu'il est accompli d'intelligence et qu'il est viril de caractère, M. Laurent Pichat, poëte et politique de la même main, fait aujourd'hui même dans la Revue de Paris, une allusion par réticence à cette infortune de cœur d'Alfred de Musset, hélas! et peut-être la plus irrémédiable de ses infortunes!—«Les biographes» écrit M. Laurent Pichat, «chercheront à rendre publique l'anecdote de cette douleur qui le fît pleurer comme un enfant: déjà même les indiscrétions personnelles en ont trop dit peut-être. Ne nous arrêtons pas à ces légendes du sentiment. Quand nous dévorions ses plaintes, et quand des voix vagues voulaient nous révéler cette mystérieuse histoire, nous nous refusions à entendre, et aujourd'hui même nous ne voulons rien savoir et rien répéter de ce qu'on a murmuré. Lisons les vers et respectons les secrets de l'âme.»

Nous ne déchirerons pas le voile, et cela avec d'autant plus de raison, que nous n'avons recueilli, comme M. Laurent Pichat, que les commérages à demi-mot de l'ignorance et de la malveillance contre deux natures de génie. Il paraît résulter de ces balbutiements de vagues sur les lagunes de Venise, que le premier amour de ce jeune homme ne fut pas heureux, et que né d'un caprice, il fut abrégé et puni par un abandon. De là ces gouttes de larmes amères qui tombèrent pendant toute la vie de Musset sur ces feuilles de rose de ses vers, et qui en sont peut-être les perles les plus précieuses, comme dans un tableau de fleurs de Saint-Jean les gouttes de rosée que transperce un rayon de soleil. Mais de là aussi une incrédulité impie à l'amour vertueux, une ironie habituelle contre l'amour fidèle, une moquerie de l'amour de l'âme, un culte à l'amour des yeux, et enfin un abandon sans résistance à l'amour capricieux et volage de l'instinct qui est à la fois la profanation et la vengeance de ce qu'il y a de plus divin dans le calice où l'homme boit ses délices et ses larmes.

Ce fut un grand malheur que cette rencontre au printemps de leur vie, entre deux grandes imaginations et entre deux belles jeunesses qui n'étaient pas nées pour se refléter l'une à l'autre des clartés, mais des ombres. Elles se ternirent ainsi au lieu de s'illuminer mutuellement. Il y eut éclipse dans leur ciel, elles en souffrirent, et tout le monde en souffrit avec elles.

Il y a deux éducations pour tout homme jeune qui entre bien doué des dons de Dieu dans la vie: l'éducation de sa mère et l'éducation de la première femme qu'il aime après sa mère. Heureux celui qui aime plus haut que lui à son premier soupir de tendresse! Malheureux celui qui n'aime pas à son niveau! L'un ne cessera pas de monter, l'autre ne cessera pas de descendre. La Destinée est femme.

Ce n'était pas un caprice de jeunesse qu'il fallait à Musset, c'était une religion du cœur, notre premier maître de philosophie, c'est un chaste amour. C'est Béatrice qui fît Dante, c'est Laure qui fît Pétrarque, c'est Léonore qui fît le Tasse, c'est Vittoria Colonna qui fit Michel-Ange, aussi poëte de cœur qu'il fut artiste du ciseau; dans la Grèce, c'est Sapho qui fît Alcée; les femmes olympiques de la Grèce ne firent que des Anacréons, les belles Délies de Rome ne firent que des Tibulles, les Éléonores de Paris ne firent que des Parnys. L'amour est un holocauste dans les cœurs purs, mais c'est à condition de ne brûler que des parfums.

XIX

Cependant Alfred de Musset paraît avoir rencontré plus tard (hélas, trop tard!) une de ces créatures au-dessus de tout pinceau, fût-ce celui de Raphaël pour la Fornarina; elle semblait digne d'exhausser le génie d'un jeune poëte jusqu'à la hauteur idéale et sereine où l'amour des Béatrice, des Laure et des Léonore avait transfiguré le Tasse, le Dante et Pétrarque.

Cette femme aurait suffi pour les transfigurer tous les trois. C'était la musique, ou plutôt c'était la poésie sous figure de femme. On l'appelait sur la terre la Malibran; on l'appelle sans doute au ciel la sainte Cécile du dix-neuvième siècle.

Quelques vers tristes, et pour ainsi dire rétrospectifs, d'Alfred de Musset, écrits sur le tombeau de cette incarnation de la mélodie quinze jours après sa mort, semblent révéler dans le poëte un regret qui recèle presque un amour. «Que reste-t-il de toi aujourd'hui, dit le poëte, de toi morte hier, de toi, pauvre Marie! Au fond d'une chapelle il nous reste une croix!»

Une croix et l'oubli, la nuit et le silence!
Écoutez! c'est le vent, c'est l'océan immense,
C'est un pêcheur qui chante au bord du grand chemin,
Et de tant de beauté, de gloire, d'espérance,
De tant d'accords si doux, d'un instrument divin,
Pas un faible soupir, pas un écho lointain!

N'était-ce pas hier, qu'à la fleur de ton âge,
Tu traversais l'Europe, une lyre à la main,
Dans la mer, en riant, te jetant à la nage,
Chantant la tarentelle au ciel napolitain,
Cœur d'ange et de lion, libre oiseau de passage,
Naïve enfant ce soir, sainte artiste demain?

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........

Hélas! Marietta, tu nous restais encore;
Lorsque sur le sillon l'oiseau chante l'aurore,
Le laboureur s'arrête, et, le front en sueur,
Aspire dans l'air pur un souffle de bonheur:
Ainsi nous consolait ta voix fraîche et sonore,
Et tes chants dans les airs emportaient la douleur!

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........

Meurs donc: la mort est douce et ta tâche est remplie!
Ce que l'homme ici-bas appelle le génie,
C'est le besoin d'aimer, hors de là tout est vain.
Et puisque tôt ou tard l'amour humain s'oublie,
Il est d'une grande âme et d'un heureux destin
D'expirer comme toi pour un amour divin!

XX

Ces vers nous ramènent malgré nous à un amer souvenir.

Nous l'avons connue et admirée aussi, cette apparition transparente du génie dans la beauté. Nous avons entrevu dans tous les climats bien des femmes dont les traits éblouissaient les yeux, dont le timbre de l'âme dans la voix ébranlait le cœur, dont les regards répandaient plus de lueurs qu'il n'y en a dans l'aube et dans les étoiles d'un ciel d'Orient; mais nous n'avons jamais vu et nous craignons qu'on ne revoie jamais (car la nature s'égale mais ne se répète pas) une créature innomée comparable à cette bayadère du ciel ici-bas. Nous disons bayadère dans le sens pur et pieux du mot, une cariatide vivante des temples de la divinité dans les Indes, l'ivresse de l'oreille et des yeux dévoilée aux hommes pour enlever l'âme au ciel par les regards et par la voix!

Un mystère qu'elle nous a à demi révélé un jour à nous-même planait sur sa vie comme un nuage sur la source d'un fleuve. Ce nuage assombrissait sa beauté. Il répandait sur ses traits éclatants de jeunesse et d'inspiration une arrière-pensée de tristesse. Cette mélancolie s'éclairait, mais ne se dissipait jamais entièrement. Elle avait trop souffert pour que le sourire ne conservât pas une certaine langueur et une certaine amertume irréfléchie sur ses lèvres.

Cette beauté de madame Malibran existait par elle-même sans avoir besoin de formes, de contours, de couleurs pour se révéler. C'était la beauté métaphysique n'empruntant à la matière que juste assez de forme pour être perceptible aux yeux d'ici-bas. Son corps charmant ne la parait pas, il la voilait à peine. Cependant cette beauté, qui transperçait à travers ce frêle tissu comme la lueur à travers l'albâtre, fascinait tous les sens autant qu'elle divinisait l'âme. On se sentait en présence d'un être dont le feu sacré de l'art avait dévoré le tissu. Ce feu de l'enthousiasme était si ardent et si pur en elle, qu'à chaque instant on croyait voir cette enveloppe consumée tomber en une pincée de cendre et tenir dans une urne ou dans la main. On connaît les prodigieux engouements qu'elle excitait d'un bout de l'Europe à l'autre par son chant. Mais ce n'était ni son chant, ni son geste, ni son drame que j'admirais le plus en elle, c'était sa personne. Elle n'avait pas besoin de baguette pour ses enchantements, le charme était dans son âme. Ce charme ne tombait pas avec ses parures ou ses couronnes de théâtre, il s'endormait et se réveillait avec elle.

Un hasard nous rapprocha; elle me tendit la main comme à un frère. Toute son âme était dans ce geste. Je la vis assidûment pendant un court printemps, le dernier de ses beaux printemps; c'était tantôt dans des nuits musicales sous les arbres illuminés des jardins de Paris, où elle faisait taire et mourir de mélodie les rossignols; tantôt dans son salon familier de la rue de Provence, où les instruments de musique et les guitares de la veille jonchaient les meubles et les tapis. La conversation y prenait bien plus souvent le ton mélancolique de l'enthousiasme qui est le mal du pays des grandes âmes, que le ton de l'enjouement qui n'était chez elle que l'ivresse d'une soirée.

Elle me traitait en ami supérieur en âge à qui l'on se plaît à se confier, parce qu'on sent l'affection désintéressée dans le conseil. Il dépendit plusieurs fois de moi d'avoir une influence heureuse sur sa destinée. Cependant je ne la détournai pas assez du chemin de la mort. Elle partit. Elle épousa un homme supérieur dans l'art qu'elle aimait. Elle fut heureuse quelques jours, puis elle mourut dans le bonheur et dans le triomphe. Ses bienfaits incalculables l'avaient devancée dans le ciel et l'attendaient sur le seuil des miséricordes. Je venais de recevoir d'elle peu de jours avant sa mort une lettre badine de trente pages, qui dort encore quelque part parmi mes papiers. «Je voudrais, m'y disait-elle, avoir sous la main une feuille de papier longue et large comme le firmament pour la remplir de mon bavardage et de mes épanchements avec vous.» Jeunesse, beauté, bonté, génie, âme de prédilection parmi les âmes expressives, la petite croix dont parle Alfred de Musset couvrit tout.

Voilà la vision à la fois charmante et surnaturelle que le hasard aurait dû placer à temps sur la route du poëte dont nous parlons! voilà le Sursum corda qu'il fallait à ce jeune homme pour l'empêcher de regarder jamais ailleurs. Ils étaient jeunes, ils étaient libres, ils étaient beaux, ils étaient poëtes au moins autant l'un que l'autre, ils pouvaient s'attacher saintement dans la vie l'un à l'autre aussi indissolublement que la musique s'attache aux paroles dans une mélodie de Cimarosa!

Il ne devait pas en être ainsi, nous dit M. de Sainte-Beuve dans un tendre reproche à la destinée de cet ami mort. «La passion vint, ajoute-t-il; elle éclaira un instant ce génie si bien fait pour elle; mais elle le ravagea. On connaît trop bien cette histoire pour que ce soit une indiscrétion de la rappeler.»

M. de Sainte-Beuve a raison; du jour, en effet, où ce jeune poëte cessa de croire à la sainteté de l'amour et à la durée de l'enthousiasme, il fit plus que de tomber dans l'incrédulité, il tomba dans la dérision de l'amour, il devint un sceptique du sentiment, un athée de l'enthousiasme, un blasphémateur du feu sacré; de là au cynisme il n'y a qu'un pas; sa nature élégante et attique lui défendait de s'y livrer, mais il glissa trop souvent dans des libertinages de style qui ne se dégradent pas jusqu'à l'Arétin, mais qui rappellent Boccace, le Musset immortel d'Italie.

XXI

Trois conditions, selon nous, sont nécessaires pour former un grand poëte sérieux dans tous les siècles. Ces trois conditions sont: un amour, une foi, un caractère.

Nous venons de voir que la première de ces conditions, un saint amour, un amour de Béatrice ou de Laure, avait malheureusement manqué à M. de Musset.

Ses œuvres, à dater de ce jour, nous prouvent assez qu'une foi quelconque, soit religieuse, soit philosophique, soit même politique, lui manqua aussi; nous n'en voudrions d'autre preuve que ses vers. Ils badinent presque sans cesse avec les choses sérieuses, ils font de la poésie la flamme bleue d'un bol de punch, au lieu d'en faire la flamme inextinguible d'un autel. Musset fait plus que de badiner avec les grands sentiments, il les raille, soit que ces grands sentiments s'appellent amour, soit qu'ils s'appellent religion, soit qu'ils s'appellent patriotisme: lisez, sur les matières religieuses et politiques, sa profession ironique adressée à un ami.

«Vous me demandez si j'aime ma patrie?
Oui, j'aime fort aussi l'Espagne et la Turquie.

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«Vous me demandez si je suis catholique?
Oui, j'aime fort aussi les dieux....

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«Vous me demandez si j'aime la sagesse?
Oui, j'aime fort aussi le tabac à fumer.

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«J'estime le Bordeaux, surtout dans sa vieillesse.
J'aime tous les vins francs parce qu'ils font aimer!»

Lisez, dans les vers sur la naissance d'un prince, l'apostrophe à la nation pour la désintéresser de tout ce qui n'est pas jouissance matérielle.

«As-tu vendu ton blé, ton bétail et ton vin?»

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Enfin lisez dans la dernière page dont il a scellé ses œuvres, son sonnet d'adieu à ce bas monde:

Jusqu'à présent, lecteur, suivant l'antique usage,
Je te disais bonjour à la première page.
Mon livre cette fois se ferme moins gaiement;
En vérité, ce siècle est un mauvais moment.

Tout s'en va, les plaisirs et les mœurs d'un autre âge.
Les rois, les dieux vaincus, le hasard triomphant,
Rosalinde et Suzon qui me trouvent trop sage,
Lamartine vieilli qui me traite en enfant.

La politique, hélas! voilà notre misère.
Mes meilleurs ennemis me conseillent d'en faire.
Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non.

Je veux, quand on m'a lu, qu'on puisse me relire.
Si deux noms, par hasard, s'embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon.

Charmante plaisanterie, triste symbole d'une foi absente qui ne donne aucune unité, aucune spiritualité, aucun but grandiose, aucune tendance même perceptible au génie; ces mœurs délicieuses, mais toujours légères, sont des osselets avec lesquels un enfant joue sur les deux seuils de la vie. Une philosophie manque donc à ce poëte pour être un homme fait de la littérature.

La troisième condition, un caractère, ne lui a pas moins manqué. Si l'on entend par ce mot une nature saine, bonne, honnête, tendre même et capable de tous les excellents sentiments du cœur et de l'esprit dans la vie privée; non, ce caractère-là n'a pas manqué au poëte, c'est pour cela même qu'il fut aimé, et qu'il sera pleuré: sa physionomie seule révélait un homme de bien. Mais si l'on entend par caractère cette solidité de membres, cet aplomb de stature, cette énergie de pose qui font qu'un homme se tient debout contre les vents de la vie et qu'il marche droit à pas réguliers dans les sentiers difficiles, vers un but humain ou divin placé au bout de notre courte carrière humaine; non, Alfred de Musset ne reçut pas de la nature et ne conquit pas par l'éducation ce caractère, seul lest qui empêche le navire de chavirer dans le roulis des vagues. Son âme, qui n'était que grâce, flexibilité et souplesse comme son talent, s'inclinait à tout vent de l'imagination. Il n'y avait en lui de solide que ce qu'on entend par l'honnête homme: tout le reste était d'un enfant; ses fautes même dont on a trop parlé n'étaient que des enfantillages. C'étaient des fautes de tempérament, ce ne furent jamais des vices de cœur.

Mais enfin pour être vrai il faut reconnaître que l'absence de ces trois conditions qui font seules la grande poésie: l'amour, la foi, le caractère, lui manquent comme elles manquèrent à un homme du dix-septième siècle avec lequel il a une lointaine ressemblance, la Fontaine. Il faut reconnaître de plus que l'absence de ces trois conditions qui n'ont pas empêché la Fontaine d'être ce qu'on appelle immortel, mais qui l'ont empêché d'être moral, il faut reconnaître, disons-nous, que l'absence totale de ces trois conditions de l'homme a porté un préjudice immense au poëte; il faut reconnaître que l'absence de ces trois qualités donne à l'ensemble des œuvres de Musset quelque chose de vide, de creux, de léger dans la main, d'incohérent, de sardonique, d'éternellement jeune, et par conséquent de souvent puéril et de quelquefois licencieux qui ne satisfait pas la raison, qui ne vivifie pas le cœur autant que ses œuvres séduisent et caressent l'esprit.

Enfin il faut reconnaître qu'il y a dans ces éternels enjouements, dans cette folle ironie des choses graves: amour, beauté, religion, chasteté des mœurs, dévouement à ses opinions, quelque chose qui fait une impression pénible même à l'imagination. Cette impression est tout à fait semblable à celle que fait, dans un bain d'Orient, le baigneur qui vous verse une pluie d'eau froide sur la poitrine, après vous avoir plongé dans l'eau tiède et parfumée du bassin de marbre. On a froid et chaud tout ensemble, on ne sait si l'on doit s'épanouir ou frissonner.

Pour moi j'avoue (mais c'est sans doute un tort de ma nature un peu trop sensible aux impressions de l'air ambiant), j'avoue que c'est surtout cette ironie moqueuse, cette caresse à rebrousse-poil, ce chaud et froid de ses vers, cette profanation du sentiment qui m'ont rendu moins sensible que je ne devais l'être au mérite incomparable des ouvrages légers de cet émule en poésie.

Dirai-je ici toute ma pensée? Il m'est arrivé souvent, en fermant avec humeur le volume de Don Juan de Byron, les facéties presque toujours sacriléges de Heine, et quelquefois les poésies trop juvéniles et trop rabelaisiennes de Musset, il m'est arrivé, dis-je, de comparer l'impression que j'avais reçue dans ces volumes léthifères à une Morgue de la pensée où l'on va, pour les reconnaître, contempler avec répugnance et dégoût les choses mortes et décomposées du cœur humain! Il me semblait que j'entendais la voix ricaneuse de don Juan, ou la voix plus grinçante de Heine le poëte réprouvé de cette école, nous dire, en se faisant une joie de notre horreur: Tenez, regardez votre idéal: Ici la jeunesse, ici la beauté, ici l'innocence, ici l'amour, ici la pudeur, ici la vertu, ici la piété, ici la poésie, cette fleur de l'âme! ici l'héroïsme trompé par la fortune! Les voilà, mais les voilà tués! les voilà trouvés dans la rue après une nuit de carnaval! les voilà tout salis de boue et de lie! les voilà honteux, même après leur mort, de leur nudité! Et, pour que le spectacle soit plus funèbre et que l'ironie des poëtes soit plus sanglante: Regardez! voilà, sous le vestibule de cette Morgue de l'âme, une statue du rire qui grimace la volupté en face de la mort et qui vous encourage du doigt à vous moquer des plus belles et des plus tristes choses de la vie!

Pardon de cette image, mais il ne s'en présente pas d'autre sous ma main pour peindre cet attrait mêlé de répulsion qui me saisit en lisant ces poésies renversées qui placent l'idéal en bas au lieu de le laisser où Dieu l'a placé, dans les hauteurs de l'âme et dans les horizons du ciel. Est-ce là ce qu'on éprouve en lisant l'Arioste? Non! le franc rire n'est pas le ricanement.

XXII

Alfred de Musset ne devait pas persister toujours dans ce faux genre. La tristesse venait avec les années, et avec la tristesse venait la véritable poésie, celle de son second volume, celle surtout de ses Nuits que nous vous ferons admirer tout à l'heure sans réserve. Depuis quinze ans il s'était retiré de tout, du monde, de l'amour, de la poésie même, de tout excepté de la famille et des amitiés qui lui étaient restées pieusement fidèles.

La maladie du désenchantement, vengeance de ceux qui n'ont pas placé leur perspective et leur espérance assez haut, explique les silences et les défaillances qu'on a reprochés à ses dernières années. La philosophie du plaisir ne laisse dans la bouche que cendre amère, elle ne survit pas à la jeunesse: il faut mourir quand les feuilles tombent, à l'approche de l'hiver, de l'arbre de vie. Musset désirait mourir; il disait à son excellent frère, homme d'une grâce aussi tendre, mais d'une raison plus saine que lui: «Je suis le poëte de la jeunesse, je dois m'en aller jeune avec le printemps. Je ne voudrais pas passer l'âge de Raphaël, de Mozart, de Weber, de la divine Malibran!»

Une maladie de cœur l'avertissait depuis longtemps que ses vœux seraient exaucés. Le premier mai de cette année il s'alita comme pour une indisposition légère; rien de funeste en apparence n'alarmait sa mère, son frère, ses amis, la gouvernante dévouée qui le servait depuis vingt ans avec une affection maternelle. Lui cependant avait les vagues pressentiments d'un adieu prochain, il s'entretenait souvent avec une tendre sollicitude de la douleur des siens, du sort de la pauvre femme qui le veillait, providence domestique de son foyer.

Une légère crise les alarma un instant dans la soirée; elle fut suivie d'un bien-être et d'un calme perfides; il témoigna le désir de dormir; il s'endormit et ne se réveilla pas. Il avait passé sans secousse d'un monde à l'autre; son dernier souffle n'avait pas été entendu. Mort douce et nonchalante, désirée de ceux qui ne craignent ici-bas que la douleur! De sourds sanglots éclatèrent autour de sa couche, et des prières suivirent son âme légère et repentante au séjour des bons et des miséricordieux; il avait été l'un et l'autre. Dante l'aurait placé dans les limbes, comme les enfants dont ses faiblesses mêmes avaient l'innocence.

XXIII

Et maintenant on recueille ses vers. Mais quelle influence ce poëte de la jeunesse a-t-il eue sur cette jeunesse de la France, qui s'est enivrée pendant vingt-cinq ans à cette coupe? Une influence maladive et funeste, nous le disons hautement. Cette poésie est un perpétuel lendemain de fête, après lequel on éprouve cette lourdeur de tête et cet allanguissement de vie qu'on éprouve le matin à son réveil après une nuit de festin, de danse et d'étourdissement des liqueurs malsaines qu'on a savourées. Poésie de la paresse qui ne laisse, en retombant comme une couronne de convive, que des feuilles de roses séchées et foulées aux pieds. Philosophie du plaisir qui n'a pour moralité que le déboire et le dégoût.

Pendant vingt-cinq ans, cette jeunesse épicurienne de ses disciples ne s'est nourrie malheureusement que de cette fumée des vers qui s'exhalait avec une séduction, enivrante des poésies de son favori. Musset a fait une école, l'école de ceux qui ne croient à rien qu'aux beaux vers et aux belles ivresses.

Ô Jeunesse d'aujourd'hui! Jeunesse dorée de Musset, toi qui le pleures, mais qui ne t'es pas même donné la fatigue d'aller jeter une feuille de rose sur son cercueil ou de l'accompagner jusqu'au seuil creux de l'éternité, de peur de déranger une de tes paresses ou d'attrister une de tes joies! Ô Jeunesse d'aujourd'hui! Jeunesse qu'il a faite, il est mort, ton poëte! Mais toi, interroge-toi bien: est-ce que tu vis?

Est-ce que tu vis par l'intelligence? Est-ce que tu vis par le cœur? Est-ce que tu vis même par aucune de ces illusions généreuses et juvéniles qui poussent l'homme en avant sur les routes de l'idéal, de la passion, de l'activité, de l'étude, et qui sont les mirages de la liberté et de la vertu? Non! tu ne vis, comme le vieillard blasé, que de la vie sénile des sens. Le ricanement de l'indifférence sur les lèvres, du plaisir pour de l'or et de l'or pour le plaisir dans la main: voilà ta poésie!

Tu as été élevée sous ce règne terre à terre où la France de 1830, antichevaleresque et antilibérale tout à la fois, s'était fondu un trône à son image avec des rognures d'écus entassées dans ses coffres-forts, et où le matérialisme de la jouissance ne prêchait pour toute morale aux enfants de tels pères que le mépris de toute noble intellectualité! Le savoir-faire dans une petite faction gouvernante et le savoir-vivre dans les fils de cette oligarchie dorée, étaient les seuls mérites appréciés dans les gymnases de cette époque en possession du sceptre et du comptoir. Enrichis-toi et jouis était le catéchisme du temps.

Tu sortais de ces gymnases déjà toute corrompue par cette prétendue sagesse de la vie sans rêves. Il te fallait un poëte à l'image de ta politique; car enfin les poëtes sortent de terre comme en France sortent les soldats, quel que soit le parti qui frappe du pied cette terre féconde. Alfred de Musset naquit; il volait plus haut que toi, car il avait des ailes pour s'élancer, quand il était dégoûté, au-dessus de son siècle; il avait un génie pour mépriser même sa propre trivialité. Il badinait avec le vice, et ton vice à toi était sincère. Il t'a chanté ce que tu demandais qu'on te chantât, les seules choses que tu voulais entendre: la beauté de chair et de sang, le plaisir sans choix, le vin sans mesure,

Qu'importe le flacon, pourvu qu'il ait l'ivresse!

les sérénades espagnoles, les aventures risquées, les strophes titubantes, le dédain de Platon, les assouvissements d'Épicure, le mépris de la politique, le rire de la sainteté, le doute sur les immortels lendemains de cette courte vie! Tu l'as applaudi, et vous vous êtes pervertis l'un et l'autre. Il est remonté de cette perversion par le ressort vainement comprimé de son génie. Mais toi, Jeunesse, tu y es restée et tu t'y complais, et tu répètes ses vers, après tes orgies, pour te justifier à toi-même ta mollesse par un élégant exemple!

Aussi regarde: qu'es-tu devenue depuis que cette moralité du plaisir a été aspirée par toi dans ces vers ivres de verve, mais malsains de substance. Ton trône de 1830 est tombé, et tu n'as pas levé un bras seulement pour le défendre. La république a surgi sous tes pieds, et tu n'as pas fait un geste pour la modérer et pour l'asseoir sur ta propre souveraineté, comme si tu t'étais sentie indigne de ce règne de la raison et de l'énergie civiles que le hasard t'offrait pour te relever à tes propres yeux et aux yeux du monde. Souverain fatigué avant le travail, tu as abdiqué avec insouciance, comme un roi de la race des Sardanapale, une dignité qui t'aurait coûté une heure de ton sommeil ou une coupe de tes festins! Mille tribunes se sont élevées, et tu n'es montée à aucune pour défendre ou réfuter des opinions. Des opinions? Ton poëte t'avait bien recommandé de ne pas te compromettre à en avoir une.

Qui? moi? noir ou blanc? Ma foi non!

La dictature est venue et tu as regardé passer, les bras croisés, la fortune comme un spectacle! Que t'importe à toi ce qui passe dans la rue, pourvu que l'or roule, que le verre écume, que la courtisane chante, et que la baïonnette étincelle au soleil? car, il faut te rendre justice, la bravoure est la seule incorruptibilité de ta race!

En littérature tu n'as pas cessé de railler depuis dix ans toutes ces vieilleries de religiosités, de philosophie, de spiritualisme, d'éloquence, de lyrisme, de philanthropie, de politique, bulles de savon colorées, selon toi, tantôt des rayons de nos vaines imaginations, tantôt du sang de nos veines! Tu n'as pas cessé de reléguer dans le pays des songes creux et des chimères tous ces poëtes, tous ces publicistes, tous ces historiens, tous ces orateurs qui avaient le malheur de dater de plus haut que toi dans la vie, d'être nés à des époques où l'âme se rattachait à l'antiquité par l'étude des grands exemples, et où l'on croyait bêtement à autre chose qu'à Ninette ou Ninon! Tu te vautrais dans ton prosaïsme, tu te pâmais d'aise pour ton Rabelais, tu te châtrais le cœur avec ton Don Juan, tu te pervertissais l'esprit avec ton Heine! Tu ne reconnaissais pour philosophe que Stendal et pour maître que Musset, et tu te targuais d'avance tous les matins des œuvres inouïes que tu couvais sur ton oreiller inspirateur entre une nuit d'orgie et une aurore de paresse!

Moi-même, je l'avoue, étonné de tes forfanteries de cœur et d'esprit, j'attendais, avec une admiration toute prête à t'applaudir, ces chefs-d'œuvre de nouveauté, promis par tes présomptueux pressentiments.

Nous avons attendu dix ans, et qu'avons-nous vu sortir de ces écoles de Byron, de Heine, de Musset? Une foule d'imitateurs grimaçant des grâces, naturelles chez ces grands artistes, affectées chez vous! la platitude systématique ou innée se masquant pompeusement sous le nom prétentieux de réalisme! la poésie se dégradant au tour de force comme une danseuse de corde! les poëtes oubliant le sens pour ne s'occuper que des mètres ou des rimes de leurs compositions, et finissant par se glorifier eux-mêmes du nom de funambules de la poësie! un jeu, en un mot, au lieu d'un talent! un effort, au lieu d'une grâce! un caprice, au lieu d'une âme! une profanation, au lieu d'un culte! un sacrilége, au lieu d'une adoration du bien et du beau dans l'art? Y a-t-il là de quoi tant se vanter de sa jeunesse, et de quoi tant mépriser ses pères? Royer-Collard s'écriait que ce qui manquait à la jeunesse de son temps, c'était le respect des supériorités: ne pourrait-on pas vous dire à vous que ce qui vous manque aujourd'hui, c'est le respect de vous-mêmes?

Et nous qui vieillissons aujourd'hui, sommes-nous fondés à vieillir du moins avec espérance?

Et comment bien espérer encore de ce réveil de ton âme, ô Jeunesse dorée de Musset, Jeunesse à qui tes poëtes eux-mêmes, tes poëtes épicuriens, chantres jadis des nobles passions, baladins de paroles aujourd'hui, prêchent l'indifférence, le boudoir et la coupe pour toute vérité? Comment bien espérer de ton âme, quand la législation de ton enseignement national décrète elle-même la suppression facultative de l'étude des lettres humaines qui font l'homme moral, au profit exclusif de l'enseignement mathématique qui fait l'homme machine? Crois-tu fonder ainsi une civilisation pensante sur le chiffre qui ne pense pas? Ne sens-tu pas qu'un pareil système n'est propre qu'à dégrader d'autant la pensée dans le monde? Ne sais-tu pas ce que c'est que l'âme d'un peuple? L'âme d'un peuple n'est pas ce chiffre muet et mort à l'aide duquel il compte des quantités et mesure des étendues; un calcul n'est pas une idée: la toise et le compas en font autant! L'âme d'un peuple, c'est sa littérature sous toutes ses formes: religion, philosophie, langue, morale, législation, histoire, sentiment, poésie! Si tu laisses diminuer dans ton enseignement la part immense et principale qui doit appartenir à la pensée dans l'homme, c'est ton âme elle-même que tu diminues pour toi et pour les générations qui naîtront de toi; et quand on aura diminué ainsi l'âme de cette grande nation intellectuelle, c'est sa place dans le monde et dans les siècles que vous aurez faite plus petite avec votre propre compas! Ce n'est pas en chiffres morts, c'est en lettres vivantes et immortelles que le nom français a été écrit sur la face du globe!

Voilà pourtant à quoi tu applaudis, Jeunesse atteinte jusque dans ta moelle! Voilà de quoi tu te rends complice: tu désertes les lettres pour les chiffres, tu affectes, à l'exemple de tes corrupteurs en prose et en vers, le dédain du beau, l'estime exclusive de l'utile, l'insouciance des institutions qui font l'avenir, le mépris pour ces noms littéraires et politiques qui te restent encore comme des reproches vivants de ta mollesse, écrivains, orateurs, philosophes, poëtes, qui n'ont de vieux que leurs services, leur expérience et leurs gloires! Ces gloires t'offusquent, tu aimes mieux les insulter que les atteindre! Prends garde! cela porte malheur de déshonorer ses pères!

Il en fut exactement ainsi à Rome du temps de César. Tu pourrais le lire dans Cicéron, si tu n'aimais mieux lire la ballade à la Lune ou les facéties de tes pamphlétaires que le Songe de Scipion; toute la jeunesse romaine, après les longues guerres civiles, séduite par l'éclat des armes et par les robes flottantes de César, d'Antoine, de Dolabella, fut prise d'un épicuréisme insolent, d'une insouciance pour les lettres, et d'un mépris pour les choses cultivées et honorées jusque-là, qui devaient précipiter vite la ruine morale de l'Italie; il ne resta du parti des patriciens de la vieille liberté et de la vieille austérité romaines, que des têtes chauves abandonnées par les idolâtres de la gloire militaire et raillées par les poëtes lascifs du plaisir et de la jeunesse, tels que le lâche Horace qui avait jeté son bouclier. Mais ces têtes chauves étaient les Scipion, les Caton, les Cicéron, les noms par qui Rome vivait et vivra dans les lettres, dans le cœur et dans la mémoire des hommes de bien de tous les âges futurs.

Prends garde, encore une fois, ô présomptueuse et folle Jeunesse de l'école des sens, qu'il n'en soit ainsi de toi-même! Prends garde que les têtes mûres, sur lesquelles tu jettes la poussière de tes mépris, ne dominent encore de toute la hauteur d'un autre temps les cheveux couronnés de roses; ce serait là le symptôme fatal de l'abaissement du niveau de l'intelligence nationale et de la diminution des proportions de l'âme parmi nous; car ce qu'il y a de plus déplorable et de plus irrémédiable dans un peuple, c'est quand la jeunesse du cœur se réfugie sous les cheveux blancs!

Lamartine.

P. S. Lis avec moi maintenant ces pages de ton poëte favori, pour apprendre de lui comment on délire avec grâce, et déchires-en ensuite plus de la moitié, pour apprendre qu'on ne doit chanter que ce qui est digne d'être pensé, et que la littérature de l'âme est plus impérissable que la littérature des sens.

Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, 56, rue Jacob.

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