Cours familier de Littérature - Volume 04
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Title: Cours familier de Littérature - Volume 04
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: January 10, 2010 [eBook #30917]
Language: French
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATUREUN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINETOME QUATRIÈME.
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.1857
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATUREREVUE MENSUELLE.
IV.
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATUREXIXe ENTRETIEN.
7e de la deuxième Année.
LITTÉRATURE LÉGÈRE.
ALFRED DE MUSSET.(Suite.)
I
Maintenant que nous avons vu l'homme et l'influence, voyons les œuvres. Notre tâche devient ici très-difficile.
Un jour que le poëte Hafiz, ce Musset voluptueux mais philosophe de la Perse, était mollement couché sur son tapis à l'ombre des platanes, au bord des sources de Chiraz, et qu'il s'enivrait à la fois des parfums écumants de sa coupe, des chants des courtisanes, des pas des danseuses, et des scintillements des yeux de sa jeune épouse Leïla, ces lueurs du ciel de l'âme, un de ses amis s'avisa de lui dire: «Hafiz! qu'est-ce que l'ivresse?»
Le poëte acheva de vider la coupe à demi-pleine que cette interrogation inattendue avait suspendue un moment entre la main et les lèvres; il regarda amoureusement le front rougissant de Leïla, il respira à longue haleine le bouquet de fleurs de jasmin et de citronniers qui jonchaient le tapis, puis, gardant un long silence comme un sage qui cherche une réponse et qui n'en trouve pas dans son esprit: «L'ivresse? dit-il, je ne sais pas, mais enivre-toi, c'est ma seule réponse.» Prenant alors sur le tapis un des bouquets des mille fleurs diverses dont ses esclaves avaient paré la table de nacre du festin et couronné les jarres, il le donna à respirer à son ami: «Réponds à ton tour, lui dit-il, et analyse si tu peux, dans l'odeur enivrante qu'exhale ce bouquet, chacun des mille parfums dont ce parfum innommé se compose; dis-moi ce qui est santé et ce qui est poison dans l'invisible haleine de toutes ces fleurs?»
L'ami respira et se tut longtemps comme Hafiz, après avoir respiré le bouquet de fleurs. «Je ne sais pas ce qui est sain; je ne sais pas ce qui est méphitique, dit-il au poëte, je ne puis pas décomposer ce qui échappe à mes yeux et à mes doigts, mais les couleurs sont ravissantes et le parfum est délicieux.»—«Laisse-moi donc vider ma coupe et regarder Leïla,» poursuivit Hafiz, et il acheva nonchalamment de savourer son double délire.
II
Quant à nous, en face de ces deux volumes de poésie d'Alfred de Musset, notre rôle de critique est bien différent du rôle d'Hafiz et de son ami en face du festin et des danseuses de Perse. Nous ne pouvons pas dire comme Hafiz: «Laissez-moi vider ma coupe» sans savoir quelle lie amère il peut y avoir au fond du verre, et quel déboire suivra l'ivresse? Nous ne pouvons pas dire comme le convive d'Hafiz: «Laissez-moi respirer le bouquet» sans savoir quelle salubrité ou quel poison contiennent les coupes colorées de ces fleurs. Nous écrivons pour la chaste jeunesse et pour les sages, nous n'écrivons pas pour les voluptueux. Laissez-nous donc analyser lourdement et péniblement cette double ivresse, l'une saine, l'autre malsaine qui sort des coupes et des fleurs de ce charmant poëte, et si nous sommes trop sévères, trop délicats, trop froissés par le mauvais pli d'une feuille de rose comme le Sybarite, ne vous y trompez pas, ce n'est pas mollesse, c'est conscience; rien de ce qui froisse l'âme ou de ce qui ternit la pudeur ne doit être pardonné à celui qui écrit pour la jeunesse, ce printemps de la pureté.
III
J'ouvre donc le premier et je lis; mais non, je ne lis pas Don Paez, première fantaisie poétique d'Alfred de Musset presque encore enfant. C'est une débauche de verve écumante, c'est une gaze sur laquelle étincellent déjà çà et là des paillettes de faux clinquant et quelques diamants, mais le tissu de gaze est trop clair. C'est du Pétrone en vers. On ne comprend guère comment ce jeune homme, au lieu de débuter, comme nous débutons tous, par un excès d'enthousiasme, débute par un excès de licence d'esprit. C'est une originalité à coup sûr, mais une triste originalité. Un poëte plus mûr et plus grand que Musset, venait de mettre l'Espagne à la mode par quelques fantaisies andalouses où l'on croyait entendre grincer les guitares sous les balcons aux lueurs de la lune de Séville. Tout était espagnol en ce temps-là dans le costume poétique. Byron lui-même avait popularisé dans Child-Harold les coquetteries de Cadix. La jeunesse de Londres et de Paris ne rêvait que Dulcinées d'Andalousie. Musset fait aussi son rêve: seulement au lieu de le composer d'amour et de larmes, il le compose de libertinage, de rire et de sang.
La dame dont ici j'ai dessein de parler
Était de ces beautés qu'on ne peut égaler;
Sourcils noirs, blanches mains, et pour la petitesse
De ses pieds, elle était Andalouse, et comtesse!Juana est son nom, elle aime don Paez, lansquenet de la garnison; la description de leur amour ne dissonnerait pas mal dans une page obscène de l'Aretin. La sensualité grossière y tue tout amour et par conséquent toute véritable poésie. Don Paez, en quittant la chambre de Juana, va au corps-de-garde. Dans une scène d'ivrognerie et de rixe qui rappelle trop un tableau flamand de Teniers, il apprend que don Étur, un de ses camarades, se vante de l'amour de Juana. Il lui donne un démenti en vers qui soulèvent le cœur de dégoût.
.......—Ta lèvre sûrement
N'a pas de ses baisers sitôt perdu la trace?
—Je vais te les cracher, si tu veux, à la face.Cette année-là, on admirait cela en France.
Le sensualisme obscène des tableaux produisait ce cynisme grossier de l'expression; il faut le pardonner à un enfant qui prenait l'engouement pour le goût; le temps prenait bien l'ordure du mot pour la force du style.
Les deux rivaux se battent en duel sur le rempart. On pressent déjà de grandes qualités de poésie épique dans la description du combat.
Comme on voit dans l'été, sur les herbes fauchées,
Deux louves, remuant les feuilles desséchées,
S'arrêter face à face, et se montrer la dent;
La rage les excite au combat; cependant
Elles tournent en rond lentement, et s'attendent;
Leurs mufles amaigris l'un vers l'autre se tendent.
Tels, et se renvoyant de plus sombres regards,
Les deux rivaux, penchés sur le bord des remparts
S'observent,—etc., etc.Don Paez est vainqueur. Étur est tué.
Amour! .........s'écrie le poëte, un moment ému involontairement lui-même par son propre récit,
Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu'un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d'autres nœuds tu tiens à la douleur,
Si jamais, par les yeux d'une femme sans cœur,
Tu peux m'entrer au ventre et m'empoisonner l'âme,
Ainsi que d'une plaie on arrache une lame,
(Plutôt que comme un lâche on me voie en souffrir)
Je t'en arracherai, quand j'en devrais mourir.Ces vers sont vigoureux. Mais voyez comme la matérialité de la sensation se révèle jusque dans ces élans par la brutalité des mots.
Tu peux m'entrer au ventre........
Un poëte spiritualiste, surtout un jeune poëte aurait dit: tu peux m'entrer au cœur, mais cela aurait ennobli l'amour en l'élevant du rang de sensation au rang de sentiment. Entre ces deux mots il y a la distance qui existe entre l'âme et la chair, entre don Juan et Platon. Alfred de Musset s'était fait le poëte de la chair et des nerfs, il devait dire: «tu peux m'entrer au ventre!» Ce n'était pas une affectation de style, c'était une conséquence de principes. Il y a plus de rapports qu'on ne le suppose entre la vie et le goût.
Don Paez, non content d'avoir immolé son rival à un caprice, veut venger froidement ce caprice trahi sur sa maîtresse. Il va chez une bohémienne vendeuse de crimes, il achète un poison et un poignard pour accomplir sa vengeance avec le raffinement d'un voluptueux qui veut trouver même la saveur de la débauche dans le dernier soupir de la vie, paradoxe qui se trouve dans toutes les compositions de ce temps et qui n'est jamais dans la nature; car entre deux passions extrêmes dans le cœur de l'homme, il n'y a jamais équilibre. Si c'est la vengeance qui remporte en lui, il ne caresse pas la victime qu'il va frapper, il la hait et il la déchire comme le tigre; si c'est l'amour qui l'emporte, il ne tue pas, il pleure et il pardonne.
Mais la description de la masure sordide habitée par la bohémienne vendeuse de philtres est neuve, pittoresque et gravée au noir dans la poésie qu'on pourrait appeler flamande de la France.
Connaîtriez-vous point, frère, dans une rue
Déserte, une maison sans porte, à moitié nue;
Près des barrières, triste;—on n'y voit jamais rien,
Sinon un pauvre enfant fouettant un maigre chien;
Des lucarnes sans vitre, et par le vent cognées.
Qui pendent, comme font des toiles d'araignées;
Des pignons délabrés, où glisse par moment
Un lézard au soleil;—d'ailleurs nul mouvement.
Ainsi qu'on voit souvent, sur le bord des marnières,
S'accroupir vers le soir de vieilles filandières,
Qui, d'une main calleuse agitant leur coton,
Faibles, sur leur genou laissent choir leur menton;
De même l'on dirait que, par l'âge lassée,
Cette pauvre maison, honteuse et fracassée,
S'est accroupie un jour au bord de ce chemin.
C'est là que don Paez, le lendemain matin,
Se rendait.—etc......... Sur la porte
Pendait un vieux tapis de laine rousse, en sorte
Que le jour en tout point trouait le canevas;
Pour l'écarter du mur, Paez leva le bras.Cette seule ébauche du paysage trahissait dans la jeune main un vrai poëte. Cela n'égale pas en grâce, mais cela surpasse en précision pittoresque le chef-d'œuvre de La Fontaine, la description de la maison de Philémon et de Beaucis.
Don Paez emporte le philtre qui donne à la fois le délire de l'amour et le délire de l'agonie. Juana attend avec impatience son amant. Ici le poëte se retrouve comme malgré lui amant et poëte. Lisez le portrait de Juana, vous le diriez tracé par la main de Byron ou d'Hugo, non du Byron de Don Juan, mais du Byron d'Haïdé.
Comme elle est belle au soir, aux rayons de la lune,
Peignant sur son cou blanc sa chevelure brune!
Sous la tresse d'ébène on dirait, à la voir,
Une jeune guerrière avec un casque noir!
Son voile déroulé plie et s'affaisse à terre.
Comme elle est belle et noble! et comme, avec mystère
L'attente du plaisir et le moment venu
Font sous son collier d'or frissonner son sein nu!
Elle écoute.—Déjà, dressant mille fantômes,
La nuit comme un serpent se roule autour des dômes;
Madrid, de ses mulets écoutant les grelots,
Sur son fleuve endormi promène ses falots.
—On croirait que, féconde en rumeurs étouffées,
La ville s'est changée en un palais de fées,
Et que tous ces granits dentelant les clochers
Sont aux cimes des toits des follets accrochés.
La señora pourtant, contre sa jalousie,
Collant son front rêveur à sa vitre noircie,
Tressaille chaque fois que l'écho d'un pilier
Répète derrière elle un pas dans l'escalier.
—Oh! comme à cet instant bondit un cœur de femme!
Quand l'unique pensée où s'abîme son âme
Fuit et grandit sans cesse, et devant son désir
Recule comme une onde, impossible à saisir!
Alors, le souvenir excitant l'espérance,
L'attente d'être heureux devient une souffrance;
Et l'œil ne sonde plus qu'un gouffre éblouissant,
Pareil à ceux qu'en songe Alighieri descend.
Silence!—Voyez-vous, le long de cette rampe,
Jusqu'au faîte en grimpant tournoyer une lampe?
.........Ici la mort les saisit dans l'affreux contre-sens de la passion et du meurtre. Le rideau tombe sur deux cadavres et la moralité est digne du drame.
...... Sous une nue obscure
La lune a dérobé sa clarté faible et pure.—
Nul flambeau, nul témoin que la profonde nuit
Qui ne raconte pas les secrets qu'on lui dit.
—Qui le saura?—Pour moi, j'estime qu'une tombe
Est un asile sûr où l'espérance tombe,
Où pour l'éternité l'on croise les deux bras,
Et dont les endormis ne se réveillent pas.À travers ces lueurs d'un talent néfaste mais énergique, on entrevoit nettement que si la poésie est vivante, l'âme est morte avant d'être née. Le vent du matérialisme l'a éteinte dans la poitrine de ce jeune homme. À l'absence complète de toute autre sensibilité que la sensibilité des sens et des instincts, correspond en lui la foi complète et avouée dans l'éternité du sommeil de la mort. Aussi, à dater de ce premier poëme applaudi avec frénésie par une jeunesse saturée d'idéal et ennuyée de platonisme, Alfred de Musset se déclara-t-il de plus en plus le poëte des sens contre les poëtes de l'âme. Il n'avait versé dans Don Paez qu'une goutte du philtre empoisonné de la bohémienne, Circé de faubourg: il le versa à pleines coupes dans ses poëmes suivants. Il s'était enivré lui-même du philtre qu'il avait composé pour endormir et pour tuer l'âme de Juana.
IV
Les Marrons du feu sont une débauche complète de poésie et de licence qui dépasse en talent et en scandale d'images Don Paez. C'est un poëme dialogué plus qu'un drame. Un certain Raphaël aime une danseuse, la Camargo. Le temps et la jouissance ont usé chez lui l'amour; cet amour est toujours jeune et brûlant dans le cœur de la danseuse. Il faut rendre justice au poëte, il fait comme la nature, il donne toujours le beau rôle à la femme. Parmi tous ses sacrilèges, il se refuse au moins celui-là.
.........La pensée
D'un homme est de plaisirs et d'oublis traversée;
Une femme ne vit et ne meurt que d'amour;
Elle songe une année à quoi lui pense un jour!Don Desiderio est le rival malheureux de Raphaël. Raphaël et don Desiderio se grisent ensemble pendant que la Camargo danse au théâtre. Raphaël propose à don Desiderio de lui fournir l'occasion de déclarer son amour. Il n'a pour cela qu'à prendre le manteau de Raphaël et à se présenter sous son nom pendant les ténèbres au logis de la danseuse. Ce tour de Scapin s'accomplit, la Camargo découvre la supercherie, elle jure de se venger du mépris que Raphaël a fait de sa passion pour lui. Elle promet à don Desiderio d'écouter ses soupirs, s'il tue Raphaël. Le meurtre, prix de l'amour est consommé, don Desiderio jette le cadavre à la mer, il triomphe et se promet le prix de son assassinat:
Va, ta mort est ma vie, insensé! Ton tombeau
Est le lit nuptial, où va ma fiancée
S'étendre sous le dais de cette nuit glacée!
Maintenant le hibou tourne autour des falots.
L'esturgeon monstrueux soulève de son dos
Le manteau bleu des mers, et regarde en silence
Passer l'astre des nuits sur leur miroir immense.
La sorcière accroupie et murmurant tout bas
Des paroles de sang, lave pour les sabbats
La jeune fille nue; Hécate aux trois visages
Froisse sa robe blanche aux joncs des marécages;
Écoutez.—L'heure sonne! et par elle est compté
Chaque pas que le temps fait vers l'éternité.
Va dormir dans la mer, cendre! et que ta mémoire
S'enfonce avec la vie au cœur de cette eau noire!
Vous, nuages, crevez! essuyez ce chemin!
Que le pied, sans glisser, puisse y passer demain.On ne sait pas pourquoi l'assassin burlesque don Desiderio déclame ces vers shakspeariens et fantastiques sur le corps de son rival. Mais les vers sont splendides comme un clair de lune entre deux nuages. L'assassin va demander à la danseuse la récompense de son forfait. Elle se moque de lui et le congédie.
C'est la moralité de cette comédie,
dit le poëte au dernier vers.
On ne conçoit pas bien pourquoi Alfred de Musset a rimé cette facétie tragique. Elle est pleine d'entrain et vide de sens; ou si elle a du sens, elle ne peut en avoir qu'un; une moquerie de l'amour, la dernière chose dont puisse se moquer un poëte.
V
Une petite nouvelle de Boccace en vers, intitulée Portia, vient après ce poëme. Ce n'est plus une débauche, c'est une ballade; mais cette ballade est écrite en style de poëte épique. Juliette et Roméo dans Shakspeare, Lara dans Byron n'ont pas d'accents à la fois plus fantastiques et plus étranges. La fantaisie ici touche à l'épopée, mais le sujet est toujours monotone: un crime d'amour puni par la jalousie ou par la satiété.
Un vieux seigneur a épousé la belle vénitienne Portia. Un jeune cavalier aime Portia, il en est aimé. Dalti, c'est le nom de l'amant, attend le signal des entretiens secrets dans une église. La sainteté du lieu répand ici sa solennité grave sur le style.
L'église était déserte, et les flambeaux funèbres
Croisaient en chancelant leurs feux dans les ténèbres.
Quand le jeune étranger s'arrêta sur le seuil.
Sa main n'écarta pas son long manteau de deuil
Pour puiser l'eau bénite au bord de l'urne sainte.
Il entra sans respect dans la divine enceinte,
Mais aussi sans mépris.—Quelques religieux
Priaient bas, et le chœur était silencieux.
Les orgues se taisaient, les lampes immobiles
Semblaient dormir en paix sous les voûtes tranquilles;
Un écho prolongé répétait chaque pas.
Solitudes de Dieu! qui ne vous connaît pas?
Dômes mystérieux, solennité sacrée,
Quelle âme, en vous voyant, est jamais demeurée
Sans doute ou sans terreur?—Toutefois devant vous
L'inconnu ne baissa le front ni les genoux.
Il restait en silence et comme dans l'attente.
—L'heure sonna.—Ce fut une femme tremblante
De vieillesse sans doute ou de froid (car la nuit
Était froide), qui vint à lui.—Le temps s'enfuit,
Dit-il, entendez-vous le coq chanter? La rue
Paraît déserte encor, mais l'ombre diminue.Ces vers attestent que le poëte ne restait terre à terre que par système, mais qu'il pouvait, s'il l'avait voulu, déployer des ailes dans une région plus haute de la pensée. Il le pouvait aussi dans la région des sentiments, témoin l'entretien de Dalti et de Portia dans les lassitudes du cœur:
Portia le vit pâlir: «Ô mes seules amours,
Dit-il, en toute chose il est une barrière
Où, pour grand qu'on se sente, on se jette en arrière;
De quelque fol amour qu'on ait empli son cœur,
Le désir est parfois moins grand que le bonheur;
Le ciel, ô ma beauté, ressemble à l'âme humaine:
Il s'y trouve une sphère où l'aigle perd haleine,
Où le vertige prend, où l'air devient le feu,
Et l'homme doit mourir où commence le Dieu!
.........L'époux caché derrière un pilier se découvre, les dagues se croisent, le mari tombe mort sur le pavé de l'église. Les amants s'évadent.
À quelque temps de là, on les retrouve ensemble à Venise, dans une de ces rêveries nocturnes qui sortent de la mer et de l'ombre des palais de cette capitale des songes. La description égale ici, si elle ne les surpasse pas, les notes les plus sonores du poëte de Venise, Byron. Écoutez:
Une heure est à Venise,—heure des sérénades;
Lorsqu'autour de Saint-Marc, sous les sombres arcades,
Les pieds dans la rosée, et son masque à la main,
Une nuit de printemps joue avec le matin.
Nul bruit ne trouble plus, dans les palais antiques.
La majesté des saints debout sous les portiques.
La ville est assoupie, et les flots prisonniers
S'endorment sur le bord de ses blancs escaliers.
C'est alors que de loin, au détour d'une allée,
Se détache en silence une barque isolée,
Sans voile, pour tout guide ayant son matelot,
Avec son pavillon flottant sous son falot.
Telle, au sein de la nuit, et par l'onde bercée,
Glissait, par le zéphir lentement balancée,
La légère chaloupe où le jeune Dalti...
Agitait en ramant le flot appesanti.
Longtemps, au double écho de la vague plaintive,
On le vit s'éloigner, en voguant, de la rive;
Mais lorsque la cité qui semblait s'abaisser,
Et lentement au loin dans les flots s'enfoncer,
Eut, en se dérobant, laissé l'horizon vide,
Semblable à l'alcyon qui, dans son cours rapide,
S'arrête tout à coup, la chaloupe écarta
Ses rames sur l'azur des mers, et s'arrêta.
—Portia, dit l'étranger, un vent plus doux commence
À se faire sentir.—Chante-moi ta romance.De tels vers font pleurer de regret de ce qu'un poète capable de les avoir sentis et écrits ait trempé sa plume si souvent dans le ruisseau trivial de Paris, au lieu de la tremper toujours dans la mer limpide et inspiratrice des lagunes. Mais il semble se complaire, comme un violoniste impatient, à briser la corde à laquelle il vient de faire rendre de si délicieux accords. Il n'y manque pas ici comme ailleurs. La romance est une tragédie, et pis qu'une tragédie, une dérision.
Quel homme fut jamais si grand, qu'il se pût croire
Certain, ayant vécu, d'avoir une mémoire
Où son souvenir, jeune et bravant le trépas,
Pût revivre une vie, et ne s'éteindre pas?
Les larmes d'ici-bas ne sont qu'une rosée
Dont un matin au plus la terre est arrosée,
Que la brise secoue, et que boit le soleil;
Puis l'oubli vient au cœur, comme aux yeux le sommeil.Le poëte prépare par cette réflexion de l'indifférence, la confidence cruelle que Dalti va faire à Portia dans la gondole.—«Vous repentez-vous, lui dit-il, de ce que vous avez, fait?»—«J'ai fait cela pour vous,» répond-elle.
Je ne m'en repens pas.—Ô nature, nature!
Murmura l'étranger, vois cette créature;
Sous les cieux les plus doux qui la pouvaient nourrir,
Cette fleur avait mis dix-huit ans à s'ouvrir.
A-t-elle pu tomber et se faner si vite,
Pour avoir une nuit touché ma main maudite?Après cette exclamation où le remords du séducteur prévaut sur la félicité même de l'amant, Dalti avoue à Portia qu'il n'est rien de ce qu'il paraît être; qu'il est le fils d'un pêcheur de Venise, corrompu de bonne heure par les vices de cette ville débauchée; qu'après avoir fréquenté les plus viles courtisanes et les maisons de jeu de Venise, il a trompé Portia sur son rang et sur sa fortune; que ce rang est dérobé; que cette fortune, acquise un moment au jeu, est perdue jusqu'à la dernière obole, et qu'il ne lui reste que cette barque achetée la veille pour gagne-pain. Cette confidence étonne, sans l'ébranler, le cœur intrépide de Portia. Ici encore le poëte laisse le rôle sublime du dévouement à la femme.
Portia, dès le berceau, d'amour environnée,
Avait vécu comtesse ainsi qu'elle était née,
Jeune, passant sa vie au milieu des plaisirs.
Elle avait de bonne heure épuisé les désirs,
Ignorant le besoin, et jamais, sur la terre,
Sinon pour l'adoucir, n'ayant vu de misère.
Son père, déjà vieux, riche et noble seigneur,
Quoique avare, l'aimait, et n'avait de bonheur
Qu'à la voir admirer, et quand on disait d'elle
Qu'étant la plus heureuse, elle était la plus belle.
Car tout lui souriait, et même son époux,
Onorio, n'avait plié les deux genoux
Que devant elle et Dieu. Cependant, en silence,
Comme Dalti parlait, sur l'océan immense
Longtemps elle sembla porter ses yeux errants.
L'horizon était vide, et les flots transparents
Ne reflétaient au loin, sur leur abîme sombre,
Que l'astre au pâle front qui s'y mirait dans l'ombre.
Dalti la regardait, mais sans dire un seul mot.—Avait-elle hésité?—Je ne sais;—mais bientôt,
Comme une tendre fleur que le vent déracine.
Faible, et qui lentement sur sa tige s'incline,
Telle, elle détourna la tête, et lentement
S'inclina tout en pleurs jusqu'à son jeune amant.
—Songez bien, dit Dalti, que je ne suis, comtesse,
Qu'un pêcheur; que demain, qu'après, et que sans cesse
Je serai ce pêcheur. Songez bien que tous deux
Avant qu'il soit longtemps nous allons être vieux.
Que je mourrai peut-être avant vous.—Dieu rassemble
Les amants, dit Portia; nous partirons ensemble.
Ton ange en t'emportant me prendra dans ses bras.Mais le pêcheur se tut, car il ne croyait pas.
Dans ces douze pages de ballade ou de poëme de Portia, il y a pour nous une révélation d'un poëte de première race. On sent que la richesse d'imagination et la jeunesse encore saine du cœur s'agitent en lui sous la froide ironie du sceptique. La nature prévaut un moment sur le paradoxe; mais, hélas! ce moment est court, le paradoxe littéraire, conséquence du paradoxe moral, l'emporte, et le poète retombe de l'amour dans l'ironie. Chute sans fond d'où l'on ne remonte que le cœur brisé et par un effort surhumain de vigueur morale.
Mais où est la vigueur morale quand toute foi dans sa propre nature manque à l'âme? Elle n'est plus que dans le repentir, car le repentir est la dernière force de l'âme; c'est celle qui se réveille quand toutes les autres sont assoupies. Neuf fois sur dix, l'homme qui va quitter ce monde expire en se frappant la poitrine et en implorant le divin pardon. Mais, ce jeune homme débordant de vie était loin du jour où l'on se demande: «Pourquoi et comment ai-je vécu?»
VI
Viennent ensuite quelques chansonnettes vêtues de mantilles espagnoles et la guitare à la main. Elles appartiennent à une littérature trop débraillée pour que nous les citions dans un catalogue de choses immortelles; cela se chante entre deux vins, cela ne se lit pas. Il faut reconnaître cependant que la gaieté franche a aussi ses chefs-d'œuvre d'inspiration et ses immortalités d'un soir, et que parmi ces chansonnettes de Musset, il y en a une, Mimi Pinson, dont chaque vers est un grelot de folie qui tinte joyeusement et décemment à l'oreille. La langue de la mansarde qui est une langue aussi, n'a rien de plus délicat et de plus svelte. C'est du grec et du gaulois fondus ensemble dans le même vers.
On est étonné du milieu de ces chansons moqueuses, d'entendre tout à coup une note triste dissonner par moment dans la voix du jeune Anacréon et trahir quelque chose qui ressemble au déboire après l'ivresse. Tels sont les vers adressés par Alfred de Musset à Ulric Guttinger, poëte jeune, tendre et pathétique alors comme Musset lui-même, mais déjà touché au cœur par cette pointe salutaire de la première douleur, qui guérit ceux qu'elle blesse. L'accent de ces vers à Guttinger a un pressentiment de gravité qui annonce un commencement d'amertume dans la joie. On sent que l'homme qui chante va bientôt pleurer.
Ulric, nul œil des mers n'a mesuré l'abîme,
Ni les hérons plongeurs, ni les vieux matelots.
Le soleil vient briser ses rayons sur leur cime,
Comme un soldat vaincu brise ses javelots.
........Mais laisse-moi du moins regarder dans ton âme,
Comme un enfant craintif se penche sur les eaux;
Toi si plein, front pâli sous des larmes de femme!
Moi si jeune, enviant ta tristesse et tes maux!La Ballade à la lune, grotesque parodie de l'école romantique et insolent défi à l'école classique, qui se disputaient en ce temps-là le goût français pour le laisser définitivement au bon sens, cette école éternelle, succède à ces vers à Ulric Guttinger.
C'était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
La lune
Comme un point sur un i.Ces strophes de Scarron prises au sérieux par les classiques, firent plus pour la célébrité précoce du poëte que les plus beaux vers. Mais malheur aux célébrités qui éclatent par un scandale d'esprit! Il ne faut pas plaisanter avec la gloire.
Le poëme de Mardoche vient après ces fantaisies dans le premier volume. Ce poëme n'est lui-même qu'une triste fantaisie écrite avec la plume fatiguée de Byron, quand il griffonnait un chant trivial et bouffon de Don Juan. Nous en dirions autant de la nouvelle en vers intitulée Suzon. L'analyse seule offenserait la décence.
Le poëte redevient homme et citoyen dans une magnifique apostrophe à la Grèce que la poésie essayait alors de ressusciter par reconnaissance. Il intitule cette aspiration: Les vœux stériles.
Grèce, ô mère des arts, terre d'idolâtrie,
De mes vœux insensés éternelle patrie,
J'étais né pour ces temps où les fleurs de ton front
Couronnaient dans les mers l'azur de l'Hellespont.
Je suis un citoyen de tes siècles antiques;
Mon âme avec l'abeille erre sous tes portiques.
La langue de ton peuple, ô Grèce! peut mourir.
Nous pouvons oublier le nom de tes montagnes;
Mais qu'en fouillant le sein de tes blondes campagnes,
Nos regards tout à coup viennent à découvrir
Quelque dieu de tes bois, quelque Vénus perdue...
La langue que parlait le cœur de Phidias
Sera toujours vivante et toujours entendue;
Les marbres l'ont apprise, et ne l'oublieront pas.Un secret remords de talent perdu semble par moment l'avertir qu'il ne faut pas ainsi répandre la poésie, cette huile des parfums, sur les pieds des courtisanes. Écoutez ce remords dans ces beaux vers:
Tu te frappais le front en lisant Lamartine,
Ami, tu pâlissais comme un joueur maudit;
Le frisson te prenait, et la foudre divine,
Tombant dans ta poitrine,
T'épouvantait toi-même en traversant ta nuit.Ah! frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie.
C'est là qu'est la pitié, la souffrance et l'amour;
C'est là qu'est le rocher du désert de la vie,
D'où les flots d'harmonie,
Quand Moïse viendra, jailliront quelque jour.Ne sent-on pas qu'il aurait pu être un de ces Moïses de la poésie? Et que disons-nous nous-même qu'il ne dise mieux que nous dans cette exclamation qui contient en un vers toute une littérature?
Ah! frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie!
C'est pour avoir trop souvent frappé son front au lieu de son cœur qu'il n'a été qu'une grande espérance, au lieu d'être un grand monument, et qu'il a créé cette école des poëtes actuels de l'esprit au lieu de créer l'école des prophètes du cœur.
VII
La note du cœur? il l'avait sous la main, il la laissait dormir. Quels accents de ce siècle dépassent en pathétique et en charme ce soupir adressé à l'astre des nuits qu'il a tout à l'heure terni de son ironie dans la Ballade à la lune?.
Étoile qui descends sur la verte colline,
Triste larme d'argent du manteau de la Nuit,
Toi qui regarde au loin le pâtre qui chemine,
Tandis que pas à pas son long troupeau le suit;
Étoile, où t'en vas-tu dans cette nuit immense?
Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux?
Ou t'en vas-tu si belle, à l'heure du silence,
Tomber comme une perle au sein profond des eaux?
Ah! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête
Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux,
Avant de nous quitter, un seul instant arrête;
Étoile de l'amour, ne descends pas des cieux!Quand on peut chanter si haut, comment peut-on descendre soi-même des cieux pour ricaner dans la fange avec un grossier vulgus?
Odi profanum vulgus et arceo!
Ce poëme du Saule est plein d'accents de cette solennité et de cette spiritualité sublimes. On n'est embarrassé que du choix des citations. Voulez-vous la prière, écoutez:
Comme avec majesté sur ces roches profondes
Que l'inconstante mer ronge éternellement,
Du sein des flots émus sort l'astre tout-puissant,
Jeune et victorieux,—seule âme des deux mondes!
L'Océan fatigué de suivre dans les cieux
Sa déesse voilée au pas silencieux,
Sous les rayons divins retombe et se balance.
Dans les ondes sans fin plonge le ciel immense.
La terre lui sourit.—C'est l'heure de prier:Être sublime! esprit de vie et de lumière,
Qui, reposant ta force au centre de la Terre,
Sous ta céleste chaîne y restes prisonnier!
Toi, dont le bras puissant, dans l'éternelle plaine,
Parmi les astres d'or la soulève et l'entraîne
Sur la route invisible où d'un regard de Dieu
Tomba dans l'infini l'hyperbole de feu!
Tu peux faire accourir ou chasser la tempête
Sur ce globe d'argile à l'espace jeté,
D'où vers son Créateur l'homme élevant sa tête,
Passe et tombe en rêvant une immortalité;
Mais comme toi son sein renferme une étincelle
De ce foyer de vie et de force éternelle,
Vers lequel en tremblant le monde étend les bras,
Prêt à s'anéantir, s'il ne l'animait pas!
Son essence à la tienne est égale et semblable.
Lorsque Dieu l'en tira pour lui donner le jour,
Il te fit immortel, et le fit périssable....
Il te fit solitaire, et lui donna l'amour.
Amour! Torrent divin de la source infinie!
Ô Dieu d'oubli, Dieu jeune, au front pâle et charmant!
Toi que tous ces bonheurs, tous ces biens qu'on envie
Font quelquefois de loin sourire tristement,
Qu'importe cette mer, son calme et ses tempêtes,
Et ces mondes sans nom qui roulent sur nos têtes,
Et le temps et la vie, au cœur qui t'a connu?La conception de ce poëme du Saule est indécise et obscure, mais dans l'exécution et dans l'inspiration de certaines scènes, la poésie moderne ne monte pas plus haut et ne plane pas plus vaporeusement dans l'éther; mais le poëte est insaisissable comme le caprice.
La Coupe et les lèvres, drame écrit après le poëme du Saule, est une profession de scepticisme dans son début, une imitation très-savante, mais trop servile du Manfred, de lord Byron, dans les scènes. C'est l'histoire d'un bandit tyrolien amoureux d'une autre Marguerite.
Il y a des détails ravissants, tels que cette première rencontre du bandit et de sa maîtresse.
C'est Frank qui parle:
Fatigué de la route et du bruit de la guerre,
Ce matin de mon camp je me suis écarté:
J'avais soif; mon cheval marchait dans la poussière;
Et sur le bord d'un puits je me suis arrêté.
J'ai trouvé sur un banc une femme endormie,
Une pauvre laitière, une enfant de quinze ans,
Que je connais, Gunther.—Sa mère est mon amie.
J'ai passé de beaux jours chez ces bons paysans.
Le cher ange dormait les lèvres demi-closes.—
(Les lèvres des enfants s'ouvrent, comme les roses,
Au souffle de la nuit).—Ses petits bras lassés
Avaient dans son panier roulé les mains ouvertes.
D'herbes et d'églantine elles étaient couvertes.
De quel rêve enfantin ses sens étaient bercés,
Je l'ignore.—On eût dit qu'en tombant sur sa couche
Elle avait à moitié laissé quelque chanson,
Qui revenait encor voltiger sur sa bouche,
Comme un oiseau léger sur la fleur d'un buisson.
Nous étions seuls.—J'ai pris ses deux mains dans les miennes.
Je me suis incliné,—sans l'éveiller pourtant,
Ô Gunther! J'ai posé mes lèvres sur les siennes,
Et puis je suis parti, pleurant comme un enfant.Gœthe n'a pas plus de naïveté, Byron plus de fraîcheur. Ajoutons qu'ils n'ont ni l'un ni l'autre plus de force et plus de désespoir de pensée que dans les vers suivants, imprécations de Frank qui se cramponne à la vie.
Et toi, morne tombeau, tu m'ouvres ta mâchoire.
Tu ris, spectre affamé. Je n'ai pas peur de toi.
Je renierai l'amour, la fortune et la gloire;
Mais je crois au néant, comme je crois en moi.
Le soleil le sait bien, qu'il n'est sous sa lumière
Qu'une immortalité, celle de la matière.
La poussière est à Dieu;—le reste est au hasard.
Qu'a fait le vent du nord des cendres de César?
Une herbe, un grain de blé, mon Dieu, voilà la vie.
Mais moi, fils du hasard, moi Frank, avoir été
Un petit monde, un tout, une forme pétrie.
Une lampe où brûlait l'ardente volonté,
Et que rien, après moi, ne reste sur le sable,
Où l'ombre de mon corps se promène ici-bas?
Rien! pas même un enfant, un être périssable!
Rien qui puisse y clouer la trace de mes pas!
Rien qui puisse crier d'une voix éternelle
À ceux qui téteront la commune mamelle:
Moi, votre frère aîné, je m'y suis suspendu!
Je l'ai tétée aussi, la vivace marâtre;
Elle m'a, comme à vous, livré son sein d'albâtre...
—Et pourtant, jour de Dieu, si je l'avais mordu?
Si je l'avais mordu, le sein de la nourrice;
Si je l'avais meurtri d'une telle façon
Qu'elle en puisse à jamais garder la cicatrice,
Et montrer sur son cœur les dents du nourrisson?
Qu'importe le moyen, pourvu qu'on s'en souvienne?
Le bien a pour tombeau l'ingratitude humaine.
Le mal est plus solide: Érostrate a raison.
Empédocle a vaincu les héros de l'histoire,
Le jour qu'en se lançant dans le cœur de l'Etna,
Du plat de sa sandale il souffleta la gloire,
Et la fit trébucher si bien qu'elle y tomba.
Que lui faisait le reste? Il a prouvé sa force.
Les siècles maintenant peuvent se remplacer;
Il a si bien gravé son chiffre sur l'écorce
Que l'arbre peut changer de peau sans l'effacer.
Les parchemins sacrés pourriront dans les livres;
Les marbres tomberont comme des hommes ivres,
Et la langue d'un peuple avec lui s'éteindra.
Mais le nom de cet homme est comme une momie,
Sous les baumes puissants pour toujours endormie,
Sur laquelle jamais l'herbe ne poussera.
Je ne veux pas mourir.—Regarde-moi, Nature!À quoi rêvent les jeunes filles n'est qu'une bouffonnerie en vers faciles, une scène de Don Quichotte rimée, un proverbe à jouer après souper entre deux paravents. L'esprit rapetisse tout, même le génie.
Le poëme burlesque de Namouna, imitation littérale d'un chant de Don Juan, n'est qu'une jolie mystification poétique où l'auteur vous mène jusqu'à la fin de ses trois chants sans sortir de l'exorde. On a fini sans avoir commencé. Le badinage est gai, mais il est trop long et trop usé. Cela rappelle ces espiègleries d'enfants qui promènent sur les lèvres fermées d'autres enfants comme eux, la barbe d'une plume pour les faire rire; la lèvre rit, mais l'âme ne rit pas; puérilité indigne d'un talent qui se respecte même dans ses jeux!
VIII
Rolla est selon nous l'apogée du talent d'Alfred de Musset. Mais quel usage du talent que ce poëme!
Un jeune homme a usé sa vie, son âme et sa fortune en quelques années de débauches. Corrompu jusqu'à la moelle, il veut corrompre toute innocence autour de lui; il veut que son dernier soupir soit un dernier crime. Il achète d'une mère infâme une pauvre victime innocente de la misère et du libertinage; il s'en fait aimer; puis quand il a dépensé sa dernière obole, il savoure un infâme suicide dans les bras de la courtisane involontaire dont il a tué l'âme avant de se tuer lui-même. Il lègue un cadavre à un lieu de débauche! Voilà le poëme.
Ce sujet plaisait tant à l'imagination dépravée de l'auteur qu'on le retrouve avec quelques variantes dans cinq ou six de ses œuvres en prose et en vers. C'est toujours le suicide réfléchi qui est le dénoûment d'un amour des sens, détestable image à offrir à l'imagination des jeunes hommes! La fumée d'un réchaud, la pointe d'un stylet, la goutte d'opium délayée dans un verre de vin de Champagne sont des issues plus faciles pour sortir d'embarras avec le sort, qu'un effort généreux pour reconquérir l'innocence et l'honneur, et qu'une vie d'honnête homme pour racheter une jeunesse de débauches. C'est là le danger de cette poésie ou de cette littérature du suicide après l'orgie. C'est la dernière tentation et en même temps la dernière impunité du libertinage. Werther se tuait, mais au moins c'était pour échapper au crime; Rolla et les héros de Musset se tuent, mais c'est pour échapper à la satiété ou à la punition de leurs fautes. Voyez quel progrès dans l'immoralité! Byron, Heine, Musset et tant d'autres ont fait faire un demi-siècle de chemin à la poésie sur la route du mal!
IX
On ne pourrait pas vous analyser ici le poëme de Rolla; il est plein de pages souillées de lie, de vin, de sang, de tout ce qui tache. C'est une nuit de l'Aretin écrite malheureusement par un grand poëte. Mais les pages qui méritent d'être conservées sont nombreuses aussi et étincelantes. Il y a plus, elles sont neuves dans notre langue. Jamais, avant ce jeune homme, la poésie n'avait volé avec autant de liberté et d'envergure du fond des égouts au fond des cieux. Musset, dans Rolla, donne véritablement à la chauve-souris les ailes du cygne ou de l'aigle. Lisez au début la comparaison sublime entre Rolla, qui n'a que trois ans à vivre avant son suicide calculé à jour fixe, et entre la cavale du désert qui n'a que trois jours à marcher sans eau dans le sable avant de mourir aussi de soif.
Lorsque dans le désert la cavale sauvage,
Après trois jours de marche, attend un jour d'orage,
Pour boire l'eau du ciel sur ses palmiers poudreux;
Le soleil est de plomb, les palmiers en silence
Sous leur ciel embrasé penchent leurs longs cheveux;
Elle cherche son puits dans le désert immense,
Le soleil l'a séché; sur le rocher brûlant
Les lions hérissés dorment en grommelant.
Elle se sent fléchir; ses narines qui saignent
S'enfoncent dans le sable, et le sable altéré
Vient boire avidement son sang décoloré.
Alors elle se couche, et ses grands yeux s'éteignent,
Et le pâle désert roule sur son enfant
Le flot silencieux de son linceul mouvant.Elle ne savait pas, lorsque les caravanes
Avec leurs chameliers passaient sous les platanes,
Qu'elle n'avait qu'à suivre et qu'à baisser le front,
Pour trouver à Bagdad de fraîches écuries,
Des râteliers dorés, des luzernes fleuries,
Et des puits dont le ciel n'a jamais vu le fond.Lisez à quelques vers de là la description du sommeil de l'innocence.
Est-ce sur de la neige, ou sur une statue,
Que cette lampe d'or, dans l'ombre suspendue,
Fait onduler l'azur de ce rideau tremblant?
Non, la neige est plus pâle, et le marbre est moins blanc.
C'est un enfant qui dort.—Sur ses lèvres ouvertes
Voltige par instants un faible et doux soupir;
Un soupir plus léger que ceux des algues vertes
Quand le soir sur les mers voltige le Zéphyr,
Et que, sentant fléchir ses ailes embaumées,
Sous les baisers ardents de ses fleurs bien-aimées,
Il boit sur ses bras nus les perles des roseaux.C'est une enfant qui dort sous ces épais rideaux,
Une enfant de quinze ans,—presque une jeune femme;
Rien n'est encor formé dans cet être charmant.
Le petit chérubin qui veille sur son âme
Doute s'il est son frère, ou s'il est son amant.
Ses longs cheveux épars la couvrent tout entière.
La croix de son collier repose dans sa main,
Comme pour témoigner qu'elle a fait sa prière,
Et qu'elle va la faire en s'éveillant demain.Elle dort, regardez:—quel front noble et candide!
Partout, comme un lait pur sur une onde limpide
Le ciel sur la beauté répandit la pudeur.
Elle dort toute nue et la main sur son cœur.Les pas silencieux du prêtre dans l'enceinte
Font tressaillir le cœur d'une terreur moins sainte,
Ô vierge! que le bruit de tes soupirs légers.
Regardez cette chambre et ces frais orangers,
Ces livres, ce métier, cette branche bénite
Qui se penche en pleurant sur ce vieux crucifix;
Ne chercherait-on pas le rouet de Marguerite
Dans ce mélancolique et chaste paradis?
N'est-ce pas qu'il est pur, le sommeil de l'enfance?
Que le ciel lui donna sa beauté pour défense?
Que l'amour d'une vierge est une piété
Comme l'amour céleste, et qu'en approchant d'elle
Dans l'air qu'elle respire on sent frissonner l'aile
Du séraphin jaloux qui veille à son côté?Y a-t-il rien dans la langue de si vrai, de si frais, de si pur, que ce coin de sainte famille de Raphaël à côté de l'infâme famille qui va spéculer tout à l'heure sur la chaste innocence de cette enfant?
Poursuivons, car le poëte ne se lasse pas lui-même de répandre les odeurs de l'Éden sur ce méphitisme du mauvais lieu.
Oh! sur quel océan, sur quelle grotte obscure,
Sur quel bois d'aloès et de frais oliviers,
Sur quelle neige intacte au sommet des glaciers.
Souffle-t-il à l'aurore une brise aussi pure,
Un vent d'est aussi plein des larmes du printemps,
Que celui qui passa sur ta tête blanchie,
Quand le ciel te donna de ressaisir la vie
Au manteau virginal d'un enfant de quinze ans!
Quinze ans?—Ô Roméo! l'âge de Juliette!
L'âge où vous vous aimiez! où le vent du matin,
Sur l'échelle de soie, au chant de l'alouette,
Berçait vos longs baisers et vos adieux sans fin!
Quinze ans!—l'âge céleste où l'arbre de la vie,
Sous la tiède oasis du désert embaumé,
Baigne ses fruits dorés de myrrhe et d'ambroisie,
Et pour féconder l'air, comme un palmier d'Asie,
N'a qu'à jeter au vent son voile parfumé!
Quinze ans!—l'âge où la femme, au jour de sa naissance,
Sortit des mains de Dieu si blanche d'innocence,
Si riche de beauté, que son père immortel
De ses phalanges d'or en fit l'âge éternel!Oh! la fleur de l'Éden, pourquoi l'as-tu fanée,
Insouciante enfant, belle Ève aux blonds cheveux?
Tout trahir et tout perdre était ta destinée;
Tu fis ton dieu mortel, et tu l'en aimas mieux.
Qu'on te rende le ciel, tu le perdras encore.
Tu sais trop bien qu'ailleurs, c'est toi que l'homme adore;
Avec lui de nouveau tu voudrais t'exiler,
Pour mourir sur son cœur, et pour l'en consoler!X
Rolla s'éveille après une nuit de délices contre nature, car l'amour et l'agonie s'excluent comme la vie et la mort. Quel contre-sens qu'un corps qui jouit pendant que l'esprit agonise? Or, Rolla savait que l'aurore pour lui était la mort; il mourait d'avance dans sa pensée. Tout sophisme de morale entraîne au sophisme de composition. C'est le vice fondamental de ce poëme. Il repose sur un mensonge de nature comme sur un mensonge de situation. Mais que la description de cette aurore funèbre contemplée de la fenêtre d'un lieu de débauche est poignante! Comme le poëte retrouve dans le détail, la vérité et le pathétique perdu dans l'ensemble!
Rolla s'écrie en regardant le ciel:
Vous qui volez là-bas, légères hirondelles,
Dites-moi, dites-moi, pourquoi vais-je mourir?
Oh! l'affreux suicide! oh! si j'avais des ailes,
Par ce beau ciel si pur je voudrais les ouvrir!
Dites-moi, terre et cieux, qu'est-ce donc que l'aurore?
Qu'importe un jour de plus à ce vieil univers?
Dites-moi, verts gazons, dites-moi, sombres mers,
Quand des feux du matin l'horizon se colore,
Si vous n'éprouvez rien, qu'avez-vous donc en vous
Qui fait bondir le cœur et fléchir les genoux?
Ô terre, à ton soleil qui donc t'a fiancée?
Que chantent tes oiseaux? Que pleure ta rosée?
Pourquoi de tes amours viens-tu m'entretenir?
Que me voulez-vous tous, à moi qui vais mourir?
.........
.........Et qu'y a-t-il de plus touchant que ce retour de la pensée au chaste amour, du sein de la débauche blasée et du suicide déjà consommé en esprit?
Rolla, pâle et tremblant, referma la croisée.
Il brisa sur sa tige un pauvre dahlia.
J'aime, lui dit la fleur, et je meurs embrasée
Des baisers du zéphyr, qui me relèvera.
—J'ai jeté loin de moi, quand je me suis parée,
Les éléments impurs qui souillaient ma fraîcheur.
Il m'a baisée au front dans ma robe dorée;
Tu peux m'épanouir, et me briser le cœur.J'aime!—voilà le mot que la nature entière
Crie au vent qui l'emporte, à l'oiseau qui le suit!
Sombre et dernier soupir que poussera la terre,
Quand elle tombera dans l'éternelle nuit!
Oh! vous le murmurez dans vos sphères sacrées,
Étoiles du matin, ce mot triste et charmant!
La plus faible de vous, quand Dieu vous a créées,
A voulu traverser les plaines éthérées,
Pour chercher le soleil, son immortel amant.
Elle s'est élancée au sein des nuits profondes.
Mais une autre l'aimait elle-même;—et les mondes
Se sont mis en voyage autour du firmament.Et ce retour amer et délicieux à l'âge de pureté et d'innocence par l'air oublié et retrouvé d'un orgue dans la rue, comme il est compris et rendu dans ces vers funèbres.
Quand Rolla sur les toits vit le soleil paraître,
Il alla s'appuyer au bord de la fenêtre.
De pesants chariots commençaient à rouler.
Il courba son front pâle, et resta sans parler.
En longs ruisseaux de sang se déchiraient les nues;
Tel, quand Jésus cria, des mains du ciel venues
Fendirent en lambeaux le voile aux plis sanglants.Un groupe délaissé de chanteurs ambulants
Murmuraient sur la place une ancienne romance.
Ah! comme les vieux airs qu'on chantait à douze ans
Frappent droit dans le cœur aux heures de souffrance!
Comme ils dévorent tout! comme on se sent loin d'eux!
Comme on baisse la tête en les trouvant si vieux!
Sont-ce là tes soupirs, noir Esprit des ruines?
Ange des souvenirs, sont-ce là tes sanglots?
Ah! comme ils voltigeaient, frais et légers oiseaux,
Sur le palais doré des amours enfantines!
Comme ils savent rouvrir les fleurs des temps passés,
Et nous ensevelir, eux qui nous ont bercés!En entendant de tels soupirs au milieu de tels blasphèmes, on ne sait en vérité s'il n'y a pas plus de vertu que de scepticisme dans une pareille âme, et si Musset n'est pas un esprit céleste, masqué en esprit satanique pendant ce triste carnaval de sa vie humaine?
Le poëme finit par un dévouement enfantin et tendre de la jeune fille et par un baiser du jeune homme sur la croix de son collier. Puis une goutte de poison endort pour jamais le cœur de Rolla qu'un amour inattendu allait vivifier peut-être! Hélas! tout finit par ce mot peut-être, pour le héros comme pour le poëte.
XI
À dater de ce jour, Alfred de Musset semble devenir un autre homme. Cette tristesse du lendemain, qui est l'expiation des voluptueux après le plaisir, se fait sentir à son âme. Cette tristesse qui n'est que le sentiment douloureux du vide pousse les uns au suicide, les autres à la religion; entre quelques rares éclats de gaieté on entend dans sa poésie je ne sais quels longs soupirs qui trahissent une salutaire souffrance sous ce masque de rieur.
Il y a, au salon de peinture de cette année, à Paris, un petit tableau de Gérôme, que j'ai admiré hier et qui me semble représenter parfaitement la disposition d'esprit d'Alfred de Musset à cette époque de sa vie. C'est une scène de mascarade à la porte d'un bal public pendant une nuit de carnaval. Un jeune homme encore vêtu de son costume bouffon, de Pierrot, vient de se battre en duel avec un de ses compagnons de fête, sans doute pour quelques querelles d'amour ou de table. Il est blessé à mort, il s'affaisse entre les bras de ses témoins; une tache de sang suinte à travers son habit blanc de Pierrot; les traits de son visage décoloré voudraient rire encore, mais ils agonisent malgré lui, et sous ce faux rire on sent que la pointe de l'épée a touché le cœur.
Tel se montre Alfred de Musset dans presque toutes les poésies qui ont suivi le poëme de Rolla. On voit la porte du bal masqué, on entend la musique folle de la danse, mais dans cette musique il y a un sanglot; le sanglot demande comme Desdemona un saule pleureur sur une tombe.
Mes chers amis, quand je mourrai
Plantez un saule au cimetière.
J'aime son feuillage éploré;
La pâleur m'en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
À la terre où je dormirai!XII
Il intitula ces poésies d'un nouvel accent les Nuits. C'est la corde grave de sa lyre muette jusque-là, aussi mélancolique et aussi pathétique que les plus graves mélodies de ses rivaux.
Ce sont des dialogues à voix basses entre le poëte et ce qu'il appelle encore la muse, c'est-à-dire entre le cœur de l'homme et son génie. Ce cœur et ce génie cherchaient à se mettre d'accord en lui comme en nous tous. Nous ne connaissons rien dans la poésie française, anglaise, allemande, de plus harmonieux, de plus sensible et de plus gémissant que les oratorios nocturnes de Musset. Lisez-en ici quelques strophes, puis lisez tout; vous serez saisi comme je le suis en ce moment moi-même d'un immense repentir de n'avoir pas lu plus tôt et de n'avoir pas apprécié assez un pareil musicien de l'âme. Ah! que la mort est un grand révélateur!
Poëte, prends ton luth, et me donne un baiser;
La fleur de l'églantier sent ses bourgeons éclore.
Le printemps naît ce soir; les vents vont s'embraser;
Et la bergeronnette, en attendant l'aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser.
Poëte, prends ton luth, et me donne un baiser.LE POËTE.
Comme il fait noir dans la vallée!
J'ai cru qu'une forme voilée
Flottait là-bas sur la forêt.
Elle sortait de la prairie;
Son pied rasait l'herbe fleurie;
C'est une étrange rêverie;
Elle s'efface et disparaît.LA MUSE.
Poëte, prends ton luth; la nuit, sur la pelouse,
Balance le zéphyr dans son voile odorant.
La rose, vierge encor, se referme jalouse
Sur le frelon nacré qu'elle enivre en mourant.
Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée
Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux.
Ce soir, tout va fleurir; l'immortelle nature
Se remplit de parfums, d'amour et de murmure,
Comme le lit joyeux de deux jeunes époux.Pourquoi mon cœur bat-il si vite?
Qu'ai-je donc en moi qui s'agite,
Dont je me sens épouvanté?
Ne frappe-t-on pas à ma porte?
Pourquoi ma lampe à demi morte
M'éblouit-elle de clarté?
Dieu puissant! tout mon corps frissonne.
Qui vient? qui m'appelle?—Personne.
Je suis seul; c'est l'heure qui sonne;
Ô solitude! ô pauvreté!LA MUSE.
Poëte, prends ton luth; le vin de la jeunesse
Fermente cette nuit dans les veines de Dieu.
Mon sein est inquiet, la volupté l'oppresse,
Et les vents altérés m'ont mis la lèvre en feu.
Ô paresseux enfant, regarde, je suis belle.
Notre premier baiser, ne t'en souviens-tu pas,
Quand je te vis si pâle au toucher de mon aile,
Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras?
Ah! je t'ai consolé d'une amère souffrance!
Hélas! bien jeune encor, tu te mourais d'amour.
Console-moi ce soir, je me meurs d'espérance;
J'ai besoin de prier pour vivre jusqu'au jour.De tels vers ne se font pas avec une plume et de l'encre, mais avec la moelle de son cœur et le doigt du dieu de l'inspiration!
Il continue et il s'interroge lui-même en vers ailés sur les différents sujets de chant qui s'offrent dans ce temps-ci à sa lyre? Cela rappelle un chant de moi, les Préludes, mais cela est mille fois plus vagabond et plus emporté d'imagination; le disciple dépassait de bien loin le maître. Gilbert lui-même, dans ses satires, n'a pas de morsures plus saignantes contre ses ennemis.
Clouerons-nous au poteau d'une satire altière
Le nom sept fois vendu d'un pâle pamphlétaire,
Qui, poussé par la faim, du fond de son oubli,
S'en vient tout grelottant d'envie et d'impuissance,
Sur le front du génie insulter l'espérance,
Et mordre le laurier que son souffle a sali?
Prends ton luth! prends ton luth! Je ne peux plus me taire.
Mon aile me soulève au souffle du printemps.
Le vent va m'emporter; je vais quitter la terre.
Une larme de toi! Dieu m'écoute; il est temps.Quels vers modernes, même ceux de Byron le premier des modernes, égalent ceux qui éclatent à la fin de cette nuit de mai?
Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne,
Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,
Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau?
Ô poëte! un baiser, c'est moi qui te le donne;
L'herbe que je voulais arracher de ce lieu,
C'est ton oisiveté: ta douleur est à Dieu.
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s'élargir cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du cœur;
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poëte,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie,
En secouant leurs becs sur leurs goîtres hideux.
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
De son aile pendante abrite sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux:
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte;
En vain il a des mers fouillé la profondeur;
L'Océan était vide, et la plage déserte;
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur;
Et regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle.
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
Il craint que ses enfants ne le laissent vivant;
Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
Et se frappant le cœur avec un cri sauvage,
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
Que les oiseaux des mers désertent le rivage
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.
Poëte, c'est ainsi que font les grands poëtes.
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps;
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater le cœur.
Leurs déclamations sont comme des épées;
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant;
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.XIII
Et ceux-ci de la Nuit d'août. Il répond à la muse qui lui reproche de ne plus chanter.
Puisque l'oiseau des bois voltige et chante encore
Sur la branche où ses œufs sont brisés dans le nid;
Puisque la fleur des champs entr'ouverte à l'aurore,
Voyant sur la pelouse une autre fleur éclore,
S'incline sans murmure et tombe avec la nuit;Puisque au fond des forêts, sous les toits de verdure,
On entend le bois mort craquer dans le sentier,
Et puisque en traversant l'immortelle nature,
L'homme n'a su trouver de science qui dure,
Que de marcher toujours, et toujours oublier;Puisque, jusqu'aux rochers, tout se change en poussière;
Puisque tout meurt ce soir pour revivre demain;
Puisque c'est un engrais que le meurtre et la guerre;
Puisque sur une tombe on voit sortir de terre
Le brin d'herbe sacré qui nous donne le pain;Ô muse! que m'importe ou la mort ou la vie?
J'aime, et je veux pâlir; j'aime, et je veux souffrir;
J'aime, et pour un baiser je donne mon génie;
J'aime, et je veux sentir sur ma joue amaigrie
Ruisseler une source impossible à tarir.Et ceux-là de la Nuit d'octobre où le poëte s'est souvenu trop amèrement de l'inconstance de la femme qu'il a aimée la première, et où la muse le félicite d'avoir enfin pleuré:
Poëte, c'est assez. Auprès d'une infidèle
Quand ton illusion n'aurait duré qu'un jour,
N'outrage pas ce jour lorsque tu parles d'elle;
Si tu veux être aimé, respecte ton amour.
Si l'effort est trop grand pour la faiblesse humaine
De pardonner les maux qui nous viennent d'autrui,
Épargne-toi du moins le tourment de la haine;
À défaut du pardon laisse venir l'oubli.
Les morts dorment en paix dans le sein de la terre;
Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints.
Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière;
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.
Pourquoi, dans ce récit d'une vive souffrance,
Ne veux-tu voir qu'un rêve et qu'un amour trompé?
Est-ce donc sans motif qu'agit la Providence,
Et crois-tu donc distrait le Dieu qui t'a frappé?
Le coup dont tu te plains t'a préservé peut-être,
Enfant; car c'est par là que ton cœur s'est ouvert.
L'homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît, tant qu'il n'a pas souffert.
C'est une dure loi, mais une loi suprême,
Vieille comme le monde et la fatalité,
Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême,
Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté.
Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée;
Pour vivre et pour sentir l'homme a besoin des pleurs.
La joie a pour symbole une plante brisée,
Humide encor de pluie et couverte de fleurs.
........
........Est-ce qu'il n'y a pas véritablement une poésie moderne, se demande-t-on après avoir lu ces pages délicieuses de mélancolie? Est-ce qu'Ovide, Anacréon, Tibulle, Properce, Bertin, Parny, ont de telles profondeurs dans le sentiment?
Ah! que je me reproche cruellement aujourd'hui de n'avoir pas connu le cœur d'où coulaient de pareils vers, moi vivant! je ne les lis qu'aujourd'hui, et le cœur d'où ils ont coulé ne bat plus. Il est trop tard pour l'aimer. Mais il n'est pas trop tard pour s'extasier de regret et d'admiration devant ces chefs-d'œuvre.
XIV
Ici se trouve dans le volume un magnifique fragment de poésie lyrique qui aurait pu, si je l'avais entendu à temps, rapprocher nos deux destinées et nos deux cœurs. C'est la lettre à Lamartine, une des plus fortes et des plus touchantes explosions de sa sensibilité souffrante.
Écoutez:
LETTRE
À M. DE LAMARTINE.Lorsque le grand Byron allait quitter Ravenne,
Et chercher sur les mers quelque plage lointaine
Où finir en héros son immortel ennui;
Comme il était assis aux pieds de sa maîtresse,
Pâle, et déjà tourné du côté de la Grèce,
Celle qu'il appelait alors sa Guiccioli
Ouvrit un soir un livre où l'on parlait de lui.Avez-vous de ce temps conservé la mémoire,
Lamartine, et ces vers au prince des proscrits,
Vous souvient-il encor qui les avait écrits?
Vous étiez jeune alors, vous, notre chère gloire.
Vous veniez d'essayer pour la première fois
Ce beau luth éploré qui vibre sous vos doigts.
La muse que le ciel vous avait fiancée
Sur votre front rêveur cherchait votre pensée,
Vierge craintive encore, amante des lauriers.
........Recevez-moi maintenant comme vous désiriez alors être accueilli par le chantre d'Harold, poursuit-il. Puis il me raconte les déboires de sa première passion trompée.
Lorsque le laboureur, regagnant sa chaumière,
Trouve le soir son champ rasé par le tonnerre,
Il croit d'abord qu'un rêve a fasciné ses yeux,
Et, doutant de lui-même, interroge les cieux.
Partout la nuit est sombre, et la terre enflammée.
Il cherche autour de lui la place accoutumée
Où sa femme l'attend sur le seuil entr'ouvert;
Il voit un peu de cendre au milieu d'un désert.
Ses enfants demi-nus sortent de la bruyère,
Et viennent lui conter comme leur pauvre mère
Est morte sous le chaume avec des cris affreux;
Mais maintenant au loin tout est silencieux;
Le misérable écoute, et comprend sa ruine.
Il serre, désolé, ses fils sur sa poitrine;
Il ne lui reste plus, s'il ne tend pas la main,
Que la faim pour ce soir, et la mort pour demain.
Pas un sanglot ne sort de sa bouche oppressée;
Muet et chancelant, sans force et sans pensée,
Il s'asseoit à l'écart, les yeux sur l'horizon,
Et regardant s'enfuir sa moisson consumée,
Dans les noirs tourbillons de l'épaisse fumée
L'ivresse du malheur emporte sa raison.Tel, lorsque abandonné d'une infidèle amante,
Pour la première fois j'ai connu la douleur,
Transpercé tout à coup d'une flèche sanglante,
Seul, je me suis assis, dans la nuit de mon cœur.
Ce n'était pas au bord d'un lac au flot limpide,
Ni sur l'herbe fleurie au penchant des coteaux;
Mes yeux noyés de pleurs ne voyaient que le vide,
Mes sanglots étouffés n'éveillaient point d'échos.
C'était dans une rue obscure et tortueuse
De cet immense égout qu'on appelle Paris.
Autour de moi criait cette foule railleuse
Qui des infortunés n'entend jamais les cris.
Sur le pavé noirci les blafardes lanternes
Versaient un jour douteux plus triste que la nuit,
Et, suivant au hasard ces feux vagues et ternes,
L'homme passait dans l'ombre, allant où va le bruit.
Partout retentissait comme une joie étrange;
C'était en février, au temps du carnaval.
Les masques avinés, se croisant dans la fange,
S'accostaient d'une injure ou d'un refrain banal.
Dans un carrosse ouvert une troupe entassée
Paraissait par moment sous le ciel pluvieux,
Puis se perdait au loin dans la ville insensée,
Hurlant un hymne impur sous la résine en feux.
Cependant des vieillards, des enfants et des femmes,
Se barbouillaient de lie au fond des cabarets,
Tandis que de la nuit les prêtresses infâmes
Promenaient ça et là leurs spectres inquiets.
On eût dit un portrait de la débauche antique,
Un de ces soirs fameux, chers au peuple romain,
Où, des temples secrets, la Vénus impudique
Sortait échevelée, une torche à la main.
Dieu juste! pleurer seul par une nuit pareille!
Ô mon unique amour, que vous avais-je fait?
Vous m'aviez pu quitter, vous qui juriez la veille
Que vous étiez ma vie, et que Dieu le savait!
Ah! toi, le savais-tu, froide et cruelle amie,
Qu'à travers cette honte et cette obscurité,
J'étais là, regardant de ta lampe chérie,
Comme une étoile au ciel, la tremblante clarté?
Non, tu n'en savais rien, je n'ai pas vu ton ombre;
Ta main n'est pas venue entr'ouvrir ton rideau.
Tu n'as pas regardé si le ciel était sombre;
Tu ne m'as pas cherché dans cet affreux tombeau!Lamartine, c'est là, dans cette rue obscure,
Assis sur une borne au fond d'un carrefour,
Les deux mains sur mon cœur, et serrant ma blessure,
Et sentant y saigner un invincible amour;
C'est là, dans cette nuit d'horreur et de détresse,
Au milieu des transports d'un peuple furieux
Qui semblait en passant crier à ma jeunesse:
«Toi qui pleures ce soir, n'as-tu pas ri comme eux?»
C'est là, devant ce mur où j'ai frappé ma tête,
Où j'ai passé deux fois le fer sur mon sein nu;
C'est là, le croiras tu, chaste et noble poëte,
Que de tes chants divins je me suis souvenu.
........Eh bien! bon ou mauvais, inflexible ou fragile,
Humble ou fier, triste ou gai, mais toujours gémissant,
Cet homme, tel qu'il est, cet être fait d'argile,
Tu l'as vu, Lamartine, et son sang est ton sang.
Son bonheur est le tien; sa douleur est la tienne;
Et des maux qu'ici-bas il lui faut endurer,
Pas un qui ne te touche et qui ne t'appartienne;
Puisque tu sais chanter, ami, tu sais pleurer.
Dis-moi, qu'en penses-tu dans tes jours de tristesse?
Que t'a dit le malheur, quand tu l'as consulté?
Trompé par tes amis, trahi par ta maîtresse,
Du ciel et de toi-même as-tu jamais douté?
Non, Alphonse, jamais. La triste expérience
Nous apporte la cendre, et n'éteint pas le feu.
Tu respectes le mal fait par la Providence,
Tu le laisses passer, et tu crois à ton Dieu.
Quel qu'il soit, c'est le mien; il n'est pas deux croyances
Je ne sais pas son nom, j'ai regardé les cieux.
Je sais qu'ils sont à lui, je sais qu'ils sont immenses,
Et que l'immensité ne peut pas être à deux.
J'ai connu, jeune encor, de sévères souffrances;
J'ai vu verdir les bois, et j'ai tenté d'aimer.
Je sais ce que la terre engloutit d'espérances,
Et, pour y recueillir, ce qu'il y faut semer.XV
L'épître finit par un hymne en strophes de piété et d'apaisement dignes de ce sublime récitatif.
Eh bien! croira-t-on que de tels vers restèrent sans réponse? Croira-t-on que ce frère en sensibilité et en poésie qui passait à côté de moi dans la foule du siècle ne fut ni aperçu, ni reconnu, ni entendu par moi dans le tumulte de ma vie d'alors? J'en pleure aujourd'hui; mais ce n'est plus le temps de se retourner et de lui dire: donne-moi la main, nous sommes de la même famille! Il ne donne la main maintenant qu'aux esprits immortels qui ont trébuché quelquefois sur cette poussière glissante de la vie, mais qui ont lavé les taches de leurs genoux dans les larmes de leurs yeux et dans les rosées du ciel. Voici par quel hasard je ne connus pas ces vers, je n'y répondis pas et je parus dur de cœur, quand je n'étais qu'emporté et distrait par le tourbillon des affaires.
Je vivais peu en France pendant les belles années de 1828 à 1840 que Musset remplissait de ses pages presque toujours détachées et jetées au vent. J'étais en Italie, en Angleterre, au fond de l'Orient, ou voguant d'une rive à l'autre de la mer d'Homère; plus tard, j'étais absorbé par la politique, passion sérieuse obstinée et malheureuse de ma vie, bien qu'elle ne fût en réalité, pour moi, que la passion d'un devoir civil (et plût à Dieu, pour mon bonheur, que je n'eusse jamais eu d'autres passions que celles des beaux vers, de l'ombre des bois, du silence des solitudes, des horizons de la mer et du désert! Plût à Dieu que je n'eusse jamais touché comme Musset à ce fer chaud de la politique qui brûle la main des orateurs et des hommes d'État! Omnia vanitas, dit le Sage; mais de toutes les vanités, la plus vaine, n'est-elle pas de vouloir semer sur le rocher, au vent d'un peuple qui ne laisse à rien le temps de germer et de mûrir!)
Bref, je lisais peu de vers alors, excepté ceux d'Hugo, de Vigny, des deux Deschamps, dont l'un avait le gazouillement des oiseaux chanteurs, dont l'autre avait, par fragments, la rauque voix du Dante; j'entendais bien de temps en temps parler de Musset par des jeunes gens de son humeur; mais ces vers badins, les seuls vers de lui qu'on me citait à cette époque, me paraissaient des jeux d'esprit, des jets d'eau de verve peu d'accord avec le sérieux de mes sentiments et avec la maturité de mon âge. J'écoutais, je souriais, mais je ne lisais pas. Une seule fois, je lus jusqu'au bout, parce que la page était politique et parce que j'avais chanté moi-même une ode patriotique sur le même sujet. Voici en quelle occasion:
XVI
C'était en 1840, au moment où la politique agitatrice et guerroyante du ministère français, qu'on appelait le ministère de la coalition, menaçait, sans vouloir frapper, tous les peuples de l'Europe, pour soutenir, sans aucun intérêt pour la France, un pacha d'Égypte, révolté contre son souverain, le plus étrange caprice de guerre universelle sur lequel on ait jamais soufflé pour incendier l'Europe. L'Allemagne, menacée comme le reste du continent, sentait raviver, non sans cause, ses vieilles animosités nationales contre nous. Un de ses poëtes, nommé Becker, venait de publier un chant populaire et patriotique qui retentissait dans tous les cœurs et dans toutes les bouches sur les deux rives du Rhin.
«Ils ne l'auront pas, notre Rhin allemand, tant que les ossements du dernier des Germains ne seront pas ensevelis dans ses vagues.»
Musset répondit à ces strophes brûlantes et fières par des strophes railleuses et prosaïques auxquelles l'esprit national (dirai-je esprit, dirai-je bêtise) répondit par un de ces immenses applaudissements, que l'engouement prodigue à ses favoris d'un jour, engouement qui ne prouve qu'une chose: c'est que le patriotisme n'était pas plus poétique qu'il n'était politique en France en ce temps-là.
Nous l'avons eu, votre Rhin Allemand.
Il a tenu dans notre verre.Nous l'avons eu, votre Rhin Allemand.
Si vous oubliez votre histoire,
Vos jeunes filles, sûrement,
Ont mieux gardé notre mémoire;
Elles nous ont versé votre petit vin blanc, etc.
..............
..............J'avoue que ces strophes me parurent au-dessous de la dignité comme du génie de la France.
Les ailes de l'aigle ne seyaient pas à ce rossignol. Je combattais alors de toutes mes forces à la tribune la coalition soi-disant parlementaire, et la guerre universelle pour la cause d'un pacha parvenu. J'écrivis dans une heure d'inspiration, la Marseillaise de la paix, seule réponse à faire, selon moi, à l'Allemagne justement offensée par nos menaces.
Roule libre et paisible entre tes larges rives,
Rhin, Nil de l'Occident, coupe des nations,
Et des peuples assis qui boivent tes eaux vives
Emporte les défis et les ambitions.Il ne tachera plus le cristal de ton onde
Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain;
Ils ne crouleront plus sous le caisson qui gronde,
Ces ponts qu'un peuple à l'autre étend comme une main;
Les bombes et l'obus, arc-en-ciel des batailles,
Ne viendront plus s'éteindre en sifflant sur tes bords;
L'enfant ne verra plus du haut de tes murailles
Flotter ces poitrails blonds qui perdent leurs entrailles
Ni sortir des flots ces bras morts.Ce ne sont plus des mers, des Alpes, des rivières
Qui bornent l'héritage entre l'humanité:
Les bornes des esprits sont leurs seules frontières:
Le monde en s'éclairant s'élève à l'unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où son génie éclate aux regards éblouis;
Chacun est du climat de son intelligence.
Je suis concitoyen de tout homme qui pense;
La vérité c'est mon pays.
..............Amis! voyez là-bas!—la terre est grande et plane,
L'Orient dépeuplé s'y déroule au soleil,
L'espace y lasse en vain la lente caravane
La solitude y dort son immense sommeil!
Là des peuples taris ont laissé leurs lits vides,
Là d'empires poudreux les sillons sont couverts,
Là, comme un stylet d'or, l'ombre des Pyramides
Mesure l'heure morte à des sables arides
Sur le cadran nu du désert!
Allez-y, etc...........
..............Ces vers que je relis aujourd'hui avec plus de satisfaction d'artiste qu'aucun des vers politiques que j'aie écrits, pâlirent complétement devant le petit verre et le petit vin blanc des strophes de Musset. Je fus déclaré un rêveur et lui un poëte national: la Marseillaise de la paix ne se releva qu'après la chute de la coalition parlementaire. On voulait un refrain de caserne, on bafoua la note de paix.
Ces vers de Musset, les seuls que je connusse de lui, me confirmèrent malheureusement dans le préjugé que j'avais de la médiocrité lyrique de ce jeune homme.
Ce fut quelques années après, qu'étant seul et de loisir, un soir d'été, sous un chêne de ma retraite champêtre de Saint-Point, un petit berger qui me cherchait dans les bois, pour m'apporter le courrier de Paris, me remit dans la main un numéro de Revue littéraire. Ce numéro contenait l'épître de Musset à Lamartine. Je la lus non-seulement avec ravissement, mais avec tendresse; je pris un crayon dans ma poche, j'écrivis, sans quitter l'ombre du chêne, les premiers vers de la réponse que je comptais adresser à cet aimable et sensible interlocuteur. Ces vers les voici:
Maintenant qu'abrité des monts de mon enfance
Je n'entends plus Paris, ni son murmure immense
Qui, semblable à la mer, sur un cap écumant
Répand loin de ses murs son retentissement;
Maintenant que mes jours et mes heures limpides
Résonnent sous la main comme des urnes vides,
Et que je puis en paix les combler à plaisir
De contemplations, de chants et de loisir;
Qu'entre le firmament et mon œil qui s'y lève
Aucun plafond jaloux n'intercepte mon rêve,
Et que j'y vois surgir ses feux sur les coteaux,
Comme de blanches nefs de l'horizon des eaux;
Rassasié de paix, de silence et d'extase,
Le limon de mon cœur descend au fond du vase;
J'entends chanter en moi les brises d'autrefois,
Et je me sens tenté d'essayer si mes doigts
Pourront, donnant au rhythme une âme cadencée,
Tendre cet arc sonore où vibrait ma pensée.
S'ils ne le peuvent plus, que ces vers oubliés
Aillent au moins frémir et tomber à tes pieds!Enfant aux blonds cheveux, jeune homme au cœur de cire,
Dont la lèvre a le pli des larmes ou du rire,
Selon que la beauté qui règne sur tes yeux
Eut un regard hier sévère ou gracieux;
Poétique jouet de molle poésie,
Qui prends pour passion ta vague fantaisie,
Bulle d'air coloré dans une bulle d'eau
Que l'enfant fait jaillir du bout d'un chalumeau,
Que la beauté rieuse avec sa folle haleine
Élève vers le ciel, y suspend, y promène,
Pour y voir un moment son image flotter,
Et qui, lorsqu'en vapeur elle vient d'éclater,
Ne sait pas si cette eau, dont elle est arrosée,
Est le sang de ton cœur ou l'eau de la rosée;
Émule de Byron, au sourire moqueur,
D'où vient ce cri plaintif arraché de ton cœur?
Quelle main, de ton luth en parcourant la gamme,
A changé tout à coup la clef de ta jeune âme,
Et fait rendre à l'esprit le son du cœur humain?
Est-ce qu'un pli de rose aurait froissé ta main?
Est-ce que ce poignard d'Alep ou de Grenade,
Poétique hochet des douleurs de parade,
Dont la lame au soleil ruisselle comme l'eau,
En effleurant ton sein t'aurait percé la peau.
Et, distillant ton sang de sa pointe rougie,
Mêlé la pourpre humaine au nectar de l'orgie?
Ou n'est-ce pas plutôt que cet ennui profond
Que contient chaque coupe et qu'on savoure au fond
Des ivresses du cœur, amère et fade lie,
Fit détourner ta lèvre avec mélancolie....J'en étais là, quand le son de la corne du pâtre qui rassemble les vaches pour les ramener à l'étable se fit entendre dans la prairie au bas des chênes, et me rappela moi-même au foyer où j'étais attendu. Je jetai ces vers ébauchés dans un tiroir de ma table pour les achever le lendemain; mais il n'y eut point de lendemain; un événement politique inattendu me rappela soudainement à Paris; le courant des affaires et des discussions de tribune emporta ces pensées avec mille autres; les beaux vers d'Alfred de Musset restèrent sans réponse et s'effacèrent de ma mémoire. Ce ne fut que cinq ou six ans après que, rouvrant par hasard à Saint-Point un tiroir longtemps fermé, je relus ce commencement de réponse, et que, me repentant de mon impolitesse involontaire, je résolus de la compléter; mais il y avait apparemment ce qu'on appelle un guignon entre Musset et moi, car un nouvel incident m'arracha encore la plume de la main, et dans mon impatience d'être ainsi interrompu, je me hâtai de coudre à ce commencement un mauvais lambeau de fin, sans qu'il y eût ni milieu, ni corps, ni âme à ces vers: aussi restèrent-ils ce qu'ils sont dans mes œuvres, aussi médiocres et aussi indignes de lui que de moi-même. Je rougis en les relisant de les avoir laissé publier.
XVII
Je me souviens parfaitement aujourd'hui de l'air poétique et tendre que je me proposais de chanter à demi-voix dans cette réponse à Alfred de Musset. Mon intention était de lui montrer, par mon propre exemple, la supériorité, même en jouissance, de l'amour spiritualiste sur l'amour sensuel.
Et moi aussi, voulais-je lui dire, j'ai aimé à l'âge de l'amour, et moi aussi j'ai cherché, dans l'enthousiasme qu'allume la beauté, l'étincelle qui allume tous les autres enthousiasmes de l'âme. Cet amour, bien qu'il aspire à la possession de la Béatrice visible à laquelle on a voué un culte pur, n'a pas besoin pour être heureux de ces plaisirs doux et amers dans lesquels tu cherchas jusqu'ici la sensualité plutôt que l'immortelle volupté des Pétrarques, des Tasses, des Dantes, seule aspiration digne de celui qui a une âme à satisfaire dans le plus divin sentiment de sa nature. Je lui racontais ici deux circonstances de ma vie, circonstances bien dégagées de toute sensualité et dans lesquelles cependant j'avais goûté plus de saveur du véritable amour que, ni lui, ni moi, nous ne pourrions en goûter jamais dans les possessions et dans les jouissances où il plaçait si faussement sa félicité de voluptueux.
Dans l'une de ces circonstances, je me rappelais trois longs mois d'hiver passés à Paris dans la première fleur de mes années. J'aimais avec la pure ferveur de l'innocence passionnée une personne angélique d'âme et de forme, qui me semblait descendue du ciel pour m'y faire lever à jamais les yeux quand elle y remonterait avant moi. Sa vie, atteinte par une maladie qui ne pardonne pas aux êtres trop parfaits pour respirer l'air de la terre, n'était qu'un souffle; son beau visage n'était qu'un tissu pâle et transparent que le premier coup d'aile de la mort allait déchirer comme le vent d'automne déchire ces fils lumineux qu'on appelle les fils de la Vierge. Sa famille habitait une sombre maison du bord de la Seine, dont l'ombre se réfléchissait au clair de lune dans le courant du fleuve. Les convenances m'empêchaient d'y être admis aussi souvent que mon cœur m'y portait et que le sien m'y appelait par son affection avouée de sœur. Pendant ces trois mois de la saison la plus rigoureuse, je ne manquai pas une seule soirée de sortir de ma chambre très-éloignée de là, à la nuit tombante, et d'aller me placer en contemplation, le front sous les frimas, les pieds dans la neige, sur le quai de la rive droite, en face de la noire maison où battait mon cœur plus qu'il ne battait dans ma poitrine.
La rivière large et trouble d'hiver roulait entre nous; j'entendais pour tout bruit gronder les flots de la Seine ou tinter les réverbères des deux quais aux rafales des nuits. Une petite lueur de lampe nocturne qui filtrait entre deux volets entr'ouverts m'indiquait seule la place où mon âme cherchait son étoile. Cette petite étoile de ma vie, je la confondais dans ma pensée avec une véritable étoile du firmament; je passais des heures délicieuses à la regarder poindre et scintiller dans les ténèbres, et ces heures, cruelles sans doute pour mes sens, étaient si enivrantes pour mon âme, qu'aucune des heures sensuelles de ma vie ne m'a jamais fait éprouver des félicités de présence comparables à ces félicités de la privation. Voilà, disais-je à Musset, les bonheurs de l'âme qui aime; préfère-leur, si tu l'oses, les bonheurs des sens qui jouissent!
Cette belle personne, poursuivais-je, mourut au printemps; je n'étais pas à Paris; j'y revins deux ans après, je parvins avec bien de la peine à me faire indiquer sa tombe sans nom dans un cimetière de village loin de Paris. J'allais seul à pied, inconnu au pays, m'agenouiller sur le gazon qui avait eu le temps déjà d'épaissir et de verdir sur sa dépouille mortelle. L'église était isolée sur un tertre au-dessus du hameau, le prêtre était absent, le sonneur de cloches était dans ses champs, les villageois fanaient leur foin dans les prairies: il n'y avait dans le cimetière que des chevreaux qui paissaient les ronces et des pigeons bleus qui roucoulaient au soleil comme des âmes découplées par la mort. J'étendis mes bras en croix sur le gazon, pleurant, appelant, rêvant, priant, invoquant, dans le sentiment d'une union surnaturelle qui ne laissait plus à mon âme la crainte de la séparation ou la douleur de l'absence. L'éternité me semblait avoir commencé pour nous deux, et quoique mes yeux fussent en larmes, la plénitude de mon amour, désormais éternel comme son repos, était tellement sensible en moi pendant cette demi-journée de prosternation sur une tombe qu'aucune heure de mon existence n'a coulé dans plus d'extase et dans plus de piété.
Voilà, lui disais-je, encore une fois ce que c'est que l'amour de l'âme en comparaison de tes amours des yeux; celui-là trouve plus de véritables délices sur un cercueil qui ne se rouvrira pas, que tes amours à toi n'en trouvent sur les roses et sur les myrtes d'Horace, d'Anacréon ou d'Hafiz.
XVIII
Mais je ne lui dis rien, en effet, de ce que je voulais ainsi lui dire dans mes vers; Musset mourut lui-même avant qu'un seul mot de moi à lui ou de lui à moi eût expliqué ce malentendu du hasard entre nous.
Le dirai-je? Ce n'est que depuis sa mort prématurée, ce n'est qu'en ce moment où j'écris, que j'ai ouvert ses volumes fermés pour moi et que j'ai lu enfin ses poésies. Ah! combien, en les lisant, ai-je accusé le sort qui m'a privé d'apprécier et d'aimer, pendant qu'il respirait, un homme pour lequel je me sens tant d'analogie, tant d'attrait, et, oserai-je le dire? tant de tendresse après sa mort! Oh! que ne l'ai-je connu plus tôt! Je me fais de cruels reproches à moi-même quand je me dis: il n'y a pas deux mois que j'ai coudoyé ce beau et triste jeune homme en entrant ensemble dans un lieu public; il n'y a pas deux mois que je me suis assis silencieux et froid à côté de lui dans une foule. Je l'ai regardé, il m'a regardé, et nous ne nous sommes rien dit, comme si nous étions deux étrangers parlant des langues diverses et n'ayant de commun que l'air qu'ils respirent.
Ô Musset! pardonne-moi du sein de ton Élysée actuel! Je ne t'avais pas lu alors. Ah! si je t'avais lu, je t'aurais adressé la parole, je t'aurais touché la main, je t'aurais demandé ton amitié, je me serais attaché à toi par cette chaîne sympathique qui relie entre elles les sensibilités isolées et maladives pour lesquelles la température d'ici-bas est trop froide, et qui ne peuvent vivre que de l'air tiède de l'idéal de la poésie et de l'amour, cette poésie du cœur! Les juvénilités de ta vie et de tes vers, les gracieuses mollesses de ta nature ne m'auraient pas écarté de toi, au contraire; il y a des faiblesses qui sont un attrait de plus, parce qu'elles mêlent quelque chose de tendre, de compatissant et d'indulgent à l'amitié, et qu'elles semblent inviter notre main à soutenir ce qui chancelle et à relever ce qui tombe. Je t'aurais compris, et je t'aurais compati à toi vivant, comme je te comprends et comme je te compatis dans la tombe. Et qu'as-tu donc fait de ta jeunesse et de ton talent, que nous n'ayons plus ou moins fait nous-même, quand nous commencions à trébucher comme des enfants sans lisière sur tous les achoppements de la jeunesse, de la beauté, de la sensibilité et du génie?
Tu t'es laissé prendre par les yeux aux apparences séduisantes du plaisir, au lieu de rechercher les saintes fidélités du sentiment; qui est-ce qui en a souffert, si ce n'est ton cœur? Il a poursuivi des feux follets dans la nuit putride des lagunes de Paris, au lieu de suivre dans le ciel l'étoile immortelle d'une Laure ou d'une Béatrice digne de toi. Et nous donc, si nous avons été plus heureux, avons-nous donc été plus sage?
Tu as chanté sur une guitare italienne ou espagnole les tarentelles enivrantes des nuits de Séville ou de Naples, au lieu de rejeter cet instrument aviné des orgies nocturnes, de saisir l'instrument sacré de Pétrarque, et de confondre, dans des hymnes rivaux des siens, les deux notes du cœur humain qui s'immortalisent l'une par l'autre, l'amour et la piété. Et nous donc, n'avons-nous pas brûlé au feu qui purifie tout deux volumes de poésies juvéniles que des amis mûrs et sévères nous conseillèrent d'anéantir, pour ne pas jeter derrière nous, sur la route de la vie, de ces pierres de scandale qu'on retrouve avec honte au retour, et qui font rougir le front sous ses rides. Que t'a-t-il manqué? un ami, pour t'arracher aussi d'une main impitoyable quelques pages qui sont du talent, mais qui ne sont pas de la gloire?
Tu as été trop indifférent aux causes publiques de ta patrie et du monde, et le choc des verres t'a empêché d'entendre le choc des idées, des opinions, des partis, qui germaient, combattaient, mouraient pour la cause du bonheur ou du progrès du peuple?—Hélas! puisque tu n'avais pas la foi politique, qui pourrait t'accuser de n'avoir pas eu le zèle? Et ce zèle qui nous a dévoré, nous, et qui nous dévore encore, à quoi, grand Dieu! nous a-t-il servi? et à quoi a-t-il servi à nos frères? Regarde d'en haut ce bas monde: qu'y a-t-il de changé ici que des noms?
Tu fus sceptique avant l'expérience, voilà tout ton crime! Ce scepticisme te porta à te détourner de la mêlée, comme tu t'étais, au premier déboire, détourné de l'amour; tu cherchas dans ta tristesse à savourer la vie sans la sentir, et à goûter dans un opium assoupissant les sommeils et les rêves d'un autre Orient?—Et nous donc, n'avons-nous pas cherché de même l'oubli de la terre dans les platonismes calmants des philosophies spiritualistes, et dans l'opium divin des espérances infinies, qui donnent, dès ici-bas, les songes éternels?
Enfin, tu as changé de temps en temps de corde et de note sur ton instrument de joie, tu lui as fait rendre, au soir de tes années assombries, des accents inattendus d'inspiration, de douleur, de piété, de pathétique, d'enthousiasme pour la nature, d'invocation à son auteur, qui ont fait frémir à l'unisson d'abord, puis taire d'admiration ensuite nos propres lyres étonnées que les musiciens du temple fussent tout à coup surpassés par un ménétrier du plaisir!
Puis, tu t'es endormi avec tes refrains moitié sacrés, moitié profanes sur les lèvres, et nous t'accuserions?—Non, je n'aurais eu le droit de t'accuser de rien dont je ne sois moi-même coupable; mais j'aurais eu le droit de t'aimer, de te consoler, de te dire d'avance le goût de tes larmes, d'entendre le premier les confidences de tes chants, et, puisque tu devais mourir avant moi, d'en recueillir peut-être pieusement le difficile héritage, afin d'augmenter ta gloire en diminuant tes œuvres de tes fautes!
Oui, si j'étais ton frère de sang, aussi bien que je me sens ton frère de cœur, je voudrais anéantir d'abord toutes tes juvénilités en prose, idylles de mansardes, pastorales de tabagies où la finesse et la grâce du style ne rachètent pas même la monotone trivialité du sujet commençant toujours par une orgie pour finir par un suicide. J'arracherais ensuite avec douleur, mais avec une douleur sans pitié, la moitié des pages de tes deux volumes en vers! Je ne ferais grâce qu'aux divins fragments enchâssés çà et là dans tes poëmes comme des tronçons de statues de marbre de Paros dans la muraille d'une taverne de Chio. J'encadrerais dans le vélin le plus pur et dans l'or tes Nuits, incomparables rivales de celles d'Hervey, de Novalis, de Young, et je composerais avec le tout deux petits volumes que j'intitulerais Sourires et Soupirs; l'un les plus frais sourires de la jeunesse, l'autre les plus pathétiques soupirs de l'humanité. Ce serait mon hommage et ton épitaphe, ô poëte endormi dans nos larmes!
Lamartine.
P. S. Après ces deux entretiens, purement épisodiques, nous allons reprendre l'examen critique et philosophique du Dante.
XXe ENTRETIEN.
8e de la deuxième Année.
DEUXIÈME PARTIE.
DANTE.I
Lisons maintenant ensemble la Divine Comédie dans l'ordre où Dante écrivit ce poëme: l'Enfer, le Purgatoire, le Paradis.
Si nous voulions le lire en vers, nous n'aurions que le choix entre les traductions de M. Antony Deschamps, esprit dantesque de notre âge; celle de M. Mongis, étude épique devant laquelle aucune obscurité n'a pu subsister dans le texte, et celle de M. Ratisbonne, achevée en ce moment. Si nous voulions le lire en prose, nous ouvririons la traduction à peine éditée de M. Ménard, dont la renommée se répand tout à coup dans la littérature savante.
Mais, d'abord, est-ce bien là un poëme épique? Examinons:
Qu'est-ce qu'un poëme épique? C'est un récit chanté.
Un récit suppose un fait. Où est le fait dans le poëme de Dante? Il n'y a là d'autre fait que le songe d'un homme éveillé, qui est enlevé au monde réel par sa vision et qui se transporte imaginairement dans les mondes surnaturels: voyage à travers l'infini.
Sous ce premier rapport, il n'y a donc point là de poëme véritablement épique.
En second lieu, un poëme épique suppose un héros, un dieu, un personnage quelconque, historique ou fabuleux, accomplissant le fait chanté par le poëte.
Ici il n'y a point de héros, point de personnage historique ou fabuleux accomplissant le fait épique; il y en a mille, groupés dans ces visions, sans fil qui les relie entre elles: les trois personnes de la Trinité, le Père, le Fils, l'Esprit-Saint, la Vierge, les saints, les anges, les divinités de l'Olympe, celles des enfers païens, les habitants de l'empyrée chrétien mêlés aux figures fabuleuses de l'empyrée antique. Ces personnages ne concourent à aucune action une ou collective; ils passent, comme une revue de fantômes, devant les yeux du poëte et du lecteur; c'est la procession des ombres dans la nuit des temps; c'est comme la Danse des Morts des peintres allemands du moyen âge. Cette foule n'agit pas; elle s'écoule, semblable à une cataracte de l'humanité, dans les abîmes. Cela n'attache pas; cela éblouit. Le vertige du poëte donne le vertige au lecteur.
En troisième lieu, un poëme épique suppose un récit continu, un commencement, un milieu, une fin, récit inspirant, par ses péripéties, un intérêt épique ou dramatique à celui qui lit ou qui écoute. Telles sont les grands poëmes épiques de l'Inde, de la Perse, de la Grèce, de Rome, de l'Europe moderne même. Les poëtes indiens chantent les aventures humaines ou divines de Rama ou de Chrisna; Ferdousi, celles de Rustem et des héros de la Perse; Homère, celles d'Achille; Virgile, celles d'Énée; le Tasse, celles des croisés; Milton, celles du premier homme et de la première femme; Klopstock, celles du Christ, revêtant la forme humaine pour subir la mort en satisfaction des crimes de la terre. Dans tous ces poëmes, la grande loi littéraire de l'unité de sujet, qui est en même temps la condition absolue de l'intérêt, est rigoureusement observée.
Dans la Divine Comédie, au contraire, il n'y a, comme on voit, ni unité de personnages, ni unité d'action; c'est une succession d'épisodes sans rapport les uns avec les autres, où l'intérêt se noue et se brise à chaque nouvelle apparition de personnages devant l'esprit, et où cet intérêt, sans cesse noué, sans cesse brisé, finit par se perdre dans la multiplicité même de personnages, et par donner au lecteur l'éblouissement d'une foule.
Sous ces trois rapports donc on ne peut donner légitimement à cette œuvre le nom de poëme épique. Qu'on l'appelle poëme métaphysique, poëme platonique, poëme théologique, poëme scolastique, poëme politique, ce sont ses vrais noms. Ce n'est pas l'épopée, c'est l'école. Le véritable héros, s'il y en avait un, ce serait saint Thomas d'Aquin, car ce sont ses pensées que chante le poëte.
Mais quel poëte divin! Nous allons vous l'exposer, non par l'ensemble: il n'en a pas, mais par tronçons. Il n'y en a point de plus gigantesques, de plus frustes, et cependant de plus beaux, dans aucune langue, depuis le sanscrit, la langue des révélations surnaturelles de l'Inde.
Les chants sont tronqués comme le sujet. La plupart n'ont que cent à deux cents vers, l'espace d'une rapide vision. Je vais les feuilleter pour vous.
II
Le premier chant de l'Enfer commence par une allégorie et une allusion. «Au milieu de la route de la vie,» chante le poëte dans le premier tercet (strophe de trois vers), «ayant perdu le droit chemin, je me trouvai égaré dans une obscure forêt.» Ézéchias avait dit avant lui: «Au milieu de ma vie j'irai aux portes des enfers!»
«Comment j'y pénétrai,» continue le poëte, «je ne saurais le dire, tant j'étais plein de sommeil quand je perdis la vraie voie!» Le soleil, qu'il aperçoit réverbéré sur les épaules d'une haute colline, le rassure un peu; il regarde avec moins d'effroi on ne sait quel passage étroit et terrible qui est sans doute la mort: il ne le dit pas; le sens est inintelligible; puis, sans dire s'il a franchi ou non ce passage, il commence à gravir la colline. Une panthère au poil tacheté (personnification de l'amour des sens) lui barre la route. Ici cinq ou six vers resplendissants de la douce sérénité du premier matin qui éclaira le premier homme quand le soleil monta escorté des étoiles qui l'accompagnèrent, grâce au mouvement imprimé par l'amour divin à ces beaux luminaires. Il se livrait à la douce impression de cette lumière matinale quand une seconde apparition de bête féroce, un lion, symbole de la violence, l'épouvante. Puis vient une louve maigre (symbole de l'inextinguible avidité de la Rome papale). La louve le fait reculer on ne sait où (allusion à son exil provoqué par le pape).
Ici l'obscurité redouble. «Pendant,» dit-il, «que je glissais dans un enfoncement du sol» (allusion sans doute à ses adversités), «s'offrit à mes yeux Celui qui par un long silence paraissait avoir perdu l'usage de la parole.» Cela désigne Virgile, par allusion à la longue ignorance de ces siècles qui avaient oublié la langue latine. Dante l'apostrophe et l'implore. Virgile lui répond et lui révèle son nom par ses œuvres. Virgile, touché des louanges filiales du poëte toscan, le remet dans le droit chemin, en lui faisant éviter une foule d'autres bêtes féroces qui s'accouplent avec la louve (ténébreuses allusions à Rome et à ses alliés). Virgile lui propose d'être son guide dans une des demeures de l'éternité, loco eterno. «Quand tu auras entendu ses hurlements désespérés et traversé ensuite le séjour où ceux qui brûlent sont encore heureux parce qu'ils espèrent,» lui dit-il, «une âme plus digne que moi d'entrer dans le ciel te guidera, parce que le Dieu qui gouverne là-haut ne veut pas que je pénètre dans son empire.»
Dante le remercie de vouloir bien le conduire à la porte de saint Pierre (allusion au paradis ouvert ou fermé, selon les croyances catholiques, par cet apôtre), et il suit son guide.
Tel est ce premier chant, qui laisse l'esprit dans le demi-jour des allusions. On marche à tâtons à la suite de ces deux poëtes, sans savoir si c'est dans la réalité ou dans la vision, dans le siècle ou dans l'éternité, qu'on avance.
III
«Le jour se retirait,» chante le poëte au commencement du second chant, «et l'air rembruni enlevait au sentiment de leur peine tous les êtres animés qui sont sur la terre, quand, seul éveillé, je me préparais à soutenir la double épreuve de la lassitude et de la compassion, épreuves que va retracer ma mémoire, qui ne défaillit jamais!»
Puis une invocation païenne à la muse ou à l'intelligence, puis une apostrophe nouvelle à Virgile, son guide. «Pour venir ici, je ne suis ni Énée, ni Paul,» lui dit-il.—«Pourquoi trembles-tu?» reprend Virgile. Alors le Romain raconte, en vers pathétiques, au Dante comment il fut appelé à son aide par une femme céleste, dans laquelle on entrevoit soudain Béatrice. «J'étais,» lui dit-il, «parmi ceux qui sont en suspens (entre l'enfer et le ciel), quand je fus appelé par une femme si entourée de béatitude et de beauté qu'à l'instant je la priai de m'imposer ses désirs.
«Ses yeux brillaient plus que l'étoile. Et, avec une physionomie de charme et de paix, et d'une voix d'ange, elle me dit dans sa langue d'en haut:
«Ô âme compatissante de Mantoue! dont la renommée dure encore dans ce bas monde et durera autant que ce monde lui-même;
«L'ami de mon cœur, et non de ma fortune, est là sur la plage déserte, tellement embarrassé de trouver sa voie que l'effroi lui fait rebrousser son chemin!
«Et je tremble de m'être élancée trop tard pour le secourir, en apprenant sur lui ce que j'en ai entendu dans le ciel, tant il est déjà enfoncé dans son égarement!
«Va donc! et, avec ta parole suave et avec tout ce qui est nécessaire à son salut, aide-le dans sa route, afin que j'en sois réjouie ici!
«Moi, qui t'en conjure, je suis Béatrice! Je viens d'un séjour où le désir me rappelle. L'amour qui m'attendrit me fait parler!
«Quand je retournerai en présence du Seigneur mon Dieu, je me louerai de toi devant lui!»
Alors s'engage entre Virgile et Béatrice une conversation métaphysique où la scolastique tient plus de place que l'amour, et où une certaine Lucia, vierge et martyre, personnifie, à ce qu'on croit, la grâce divine, et sollicite Béatrice à voler au secours de son premier amour.
Dante reprend courage à l'aspect et aux paroles de Béatrice, écarte la bête qui obstrue son chemin, remercie Virgile et se trouve aux portes de l'enfer.
IV
Le troisième chant s'ouvre par cette magnifique inscription devenue le proverbe du désespoir; Dante la lit en lettres noires sur la porte:
«C'est par moi qu'on va dans la cité des larmes; c'est par moi qu'on va dans l'éternité de douleur; c'est par moi qu'on va chez la race condamnée!
«Vous qui entrez, laissez à jamais toute espérance!»
Le bruit confus et strident des sanglots, des imprécations, des coups portés et reçus dans l'ombre, jette le poëte dans la stupeur. Il interroge son guide. «Ce sont, lui dit Virgile, les âmes médiocres et lâches qui vécurent sans mériter ni louange ni blâme. Ne parle pas d'elles, mais regarde seulement, et passe!»
Les supplices de ces misérables, qui ne vécurent jamais, étaient d'être piqués par des taons et des mouches faisant dégoutter de leur visage des larmes rougies de sang qui abreuvaient des vers immondes à leurs pieds!
L'Achéron, fleuve des ombres, et Caron, leur nautonier, apparaissent, on ne sait pourquoi, dans l'enfer chrétien. Caron frappe de sa rame des troupeaux d'âmes.
La descente dans les ténèbres commence au quatrième chant. Là sont les âmes qui vécurent avant le christianisme et qui vivent maintenant dans le supplice du désir sans espoir.
«Une grande tristesse me saisit le cœur à cet aspect, dit le Dante, car je reconnus là en suspens des âmes d'une grande nature et d'une haute vertu!»
Virgile, l'une d'entre ces âmes, est reconnu par ses pareils Gloire au souverain poëte! onorate l'altissimo poeta! s'écrie cette foule. Homère, Horace le Satirique, Ovide et Lucain l'accueillent et accueillent Dante avec lui. «En sorte,» dit-il, «que je fus le sixième parmi ces grands esprits.» Puis la confusion de l'imagination du poëte jette la confusion dans ses tableaux. Électre, Énée, Hector, César aux yeux d'oiseau de proie, Penthésilée, Lavinie, le premier Brutus, Lucrèce, Saladin, Aristote, Socrate, Platon et cent autres ombres apparaissent et disparaissent sans intérêt pour le drame.
Minos, qui personnifie la justice divine, juge et châtie au cinquième chant les âmes coupables d'avoir cédé aux passions sensuelles. Toutes les femmes célèbres par leurs faiblesses criminelles sont là; elles ne semblent y être que pour servir de cadre au plus délicieux et au plus pathétique épisode du poëme: Françoise de Rimini.
V
Ici ce n'est plus le poëte scolastique, c'est l'amant qui parle; il se souvient de son propre amour, et reconnaît que la séparation est le véritable enfer de ceux qui aiment.
Cette histoire était récente quand Dante y fit cette immortelle allusion. Françoise de Rimini, une des beautés les plus touchantes de l'Italie à l'époque où écrivait le Dante, était fille du seigneur de Ravenne. Guido di Polenta, son père, l'avait forcée à épouser Lanciotto, fils aîné du tyran de Rimini, Malatesta. Lanciotto, disgracié de la nature, était d'une laideur repoussante, difforme, boiteux, avare et féroce. Son frère, Paolo Malatesta, était, par sa jeunesse, par sa beauté et par son caractère, le contraste le plus dangereux pour le cœur de Francesca. Il plaignit sa belle-sœur, il l'aima, il en fut aimé. Surpris ensemble par l'époux soupçonneux, Lanciotto perça du même coup d'épée les deux amants. Ce drame avait rempli l'Italie de bruit, de pitié, de larmes. Dante ne pouvait manquer de retrouver dans l'autre monde ceux dont la triste aventure l'avait si fortement ému dans celui-ci.
VI
Écoutons le poëte.
Il décrit d'abord, en vers qui frissonnent, l'ouragan glacé par lequel sont éternellement fouettées et entraînées dans un océan tumultueux de frimas les ombres dont le feu de l'amour ici-bas consuma les sens et les âmes. Le Dante est ému et attendri; la pitié lui fait oublier le crime. Il se souvient d'avoir aimé, il aime encore.
«Ô poëte!» dit-il à son guide Virgile, «je serais curieux d'adresser la parole à ces deux âmes qui semblent inséparables et qui cèdent si légèrement à l'haleine du même vent qui les emporte à travers l'espace!» Et le poëte à moi: «Observe,» me répondit-il, «le moment où elles vont passer le plus près de toi, et alors prie-les au nom de cet amour qui les entraîne encore réunies l'une à l'autre; elles ne résisteront pas à un tel appel, elles viendront à toi!»
«Et aussitôt que le vent qui les chassait les eut rapprochées de moi: «Ô âmes en peine!» leur criai-je, «daignez venir nous parler, si cela vous est permis par le souverain maître de ce séjour!»
«Telles que deux colombes, attirées par le désir, fendent l'air qui porte leur vol, et viennent, les ailes ouvertes et sans mouvement, s'abattre ensemble sur le doux nid de leur amour, telles elles s'élancèrent du groupe des femmes punies pour avoir trop aimé; et ces deux âmes volèrent à moi à travers la tourmente, tant elles avaient senti de compassion et de tendresse pour elles dans l'accent du cri que j'avais jeté en les appelant!
«Ô douce et affectueuse créature!» me dirent-elles, «qui parcours ainsi cet air réprouvé et qui viens nous visiter dans notre supplice, nous qui avons teint le monde où tu vis de notre sang;
«S'il nous était permis d'invoquer pour un autre le maître de l'univers, qui nous afflige et nous punit, nous lui demanderions de te combler de sa paix, toi qui ressens une si tendre pitié pour nos peines sans remède!
«De ce que tu sembles désirer entendre nous sommes prêtes à parler avec toi, pendant que ce vent, un moment immobile, fait silence autour de nous comme à présent.
«La terre où je vis le jour,» dit alors Francesca, «s'étend sur la pente marine où l'Éridan, fatigué du tumulte des eaux qu'il roule, se perd dans la mer pour y trouver enfin le repos.
«L'amour, qui s'allume rapidement dans un cœur sensible et tendre, s'alluma dans le cœur de celui-ci pour le corps que j'avais alors, et qui me fut ravi par une mort dont l'horreur irrite encore ma mémoire.
«Ce même amour, qui ne permet à aucun être aimé de ne pas aimer à son tour, m'attira vers celui-ci d'un si invincible attrait que, comme tu le vois, cet attrait ne me laisse pas me séparer de lui, même dans ces tourments.
«Cet amour nous conduisit à une même mort. Le séjour de Caïn, premier meurtrier de son frère, attend ici celui qui nous arracha à tous deux du même coup la vie.»
«Telles furent les paroles qui arrivèrent jusqu'à nous.
«À la voix de ces âmes blessées, je baissai de pitié la tête et je tins mon visage incliné vers le sol. À la fin mon guide me dit: «À quoi penses-tu?»
«Quand je pus recouvrer la parole: «Hélas!» lui répondis-je, «combien de douces rêveries, combien d'ardents désirs ont dû mener ces deux âmes à leur dernier pas de douleur!»
«Ensuite je me tournai de leur côté et je leur parlai, et je commençai ainsi: «Ô Francesca! l'image des peines qui font couler tes larmes me remplit de mélancolie et d'attendrissement sur toi.
«Mais, dis-moi: au temps de tes doux soupirs, à quoi l'amour vous accorda-t-il de reconnaître que vous vous aimiez? Comment vous contraignit-il à vous avouer l'un à l'autre le mystère encore douteux de vos désirs?»
«Et elle à moi: «Il n'y a pas,» soupira-t-elle, de plus grande douleur pour l'âme que de se retracer, dans le jour de son désespoir, les jours de sa félicité. Ton maître, qui est là avec toi, le sait, lui!
«Mais, puisque tu as un si violent désir de connaître jusqu'à sa première racine l'amour qui nous perdit, je parlerai comme celui qui parle en pleurant.
«Nous lisions un jour par entraînement comment l'amour étreignit le cœur de Lancelot. Nous étions seuls et sans aucune défiance de nous-mêmes.
«À plusieurs pages cette lecture nous éclipsa le jour dans les yeux et nous décolora d'un frisson le visage; mais une seule image fut celle qui nous fit succomber et qui nous perdit.
«Quand nous lûmes que le sourire entr'ouvert sur les lèvres de l'amante avait été dérobé ainsi par le plus tendre des amants, alors celui qui ne sera jamais désuni de moi pendant l'éternité imprima tout tremblant un baiser sur ma bouche. Le livre et l'auteur qui l'écrivit furent les seuls complices de notre faute. Ce jour-là nous n'en lûmes pas davantage.»
«Pendant que l'une de ces âmes parlait ainsi, l'autre âme pleurait avec de tels sanglots que je m'évanouis de pitié, comme si j'allais mourir, et je tombai à terre comme un corps mort tombe!»
Nous nous servons, pour la traduction de cette élégie tragique, du travail de M. Artaud, retouché et modifié par notre propre travail.
VII
Sapho, dans sa strophe de feu, n'a rien de plus incendiaire que ces deux amants seuls avec ce livre complice qui interprète leur silence, que ce baiser involontaire qui les égare, et enfin que ce supplice changé en félicité amère par le souvenir de leur séparation sur la terre et par le sentiment de leur indivisibilité dans le châtiment. Si le Dante avait beaucoup de pages comme celle de Francesca, il surpasserait son maître Virgile et son compatriote Pétrarque. On voit, à sa tendre curiosité sur les secrets de cet amour, combien il avait aimé lui-même Béatrice, et combien il aimait encore cette image au delà de la vie. Peu de pages de poésie égalent en sublime et mélancolique beauté ces quelques vers. Le tableau est étroit, la peinture est sobre de couleurs, et l'impression est éternelle. Je me demande: Pourquoi cela est-il si beau?
C'est que l'émotion, par tout ce qui constitue le beau dans l'expression, y est complète et pour ainsi dire infinie: la jeunesse, la beauté, la naïve innocence de deux amants qui ne se défient ni d'eux-mêmes ni des autres; leurs deux fronts penchés sur le même livre, qui, semblable à un miroir à peine terni par leur haleine confondue, leur retrace et leur révèle tout à coup leur propre image, et les précipite, par la fatale répercussion du livre contre leur cœur et du cœur contre le cœur, dans le même délire et dans la même faute. Ravissante églogue qui commence comme Daphnis et Chloé.
Le tyran qui les épie à leur insu, et qui, les perçant à la fois du même glaive, confond dans un même ruisseau leur sang sur la terre et dans un même soupir leur première et leur dernière respiration d'amour;
Le ciel qui les châtie avec une sévérité morale, mais avec un reste de divine compassion, dans un autre monde, et qui leur laisse au moins, à travers leur expiation rigoureuse, l'éternelle consolation de ne faire qu'un dans la douleur, comme ils n'ont fait qu'un dans la faute;
La pitié du poëte ému qui les interroge et qui les envie (on le reconnaît à son accent) tout en les plaignant;
Le principal coupable, l'amant, qui se tait, qui sanglote de honte et de douleur d'avoir causé la mort et la damnation de celle qu'il a perdue par trop d'amour; la femme qui répond et qui raconte seule pour tous les deux, en prenant tout sur elle, par cette supériorité d'amour et de dévouement qui est l'héroïsme de la femme dans la passion;
Le récit lui-même, qui est simple, court, naïf comme la confession de deux enfants;
Le cri de vengeance qui éclate à la fin de ce cœur d'amante contre ce Caïn qui a frappé dans ses bras celui qu'elle aime;
Cette tendre délicatesse de sentiment avec laquelle Francesca s'abstient de prononcer directement le nom de son amant, de peur de le faire rougir devant ces deux étrangers, ou de peur que ce nom trop cher ne fasse éclater en sanglots son propre cœur à elle si elle le prononce, disant toujours lui, celui-ci, celui dont mon âme ne sera jamais «désunie»;
Enfin la nature du supplice lui-même, qui emporte dans un tourbillon glacé de vent les deux coupables, mais qui les emporte encore enlacés dans les bras l'un de l'autre, se faisant l'amère et éternelle confidence de leur repentir, buvant leurs larmes, mais y retrouvant au fond quelque arrière-goutte de leur joie ici-bas, flottant dans le froid et dans les ténèbres, mais se complaisant encore à parler de leur passé, et laissant le lecteur indécis si un tel enfer ne vaut pas le ciel...
Quoi de plus dans un récit d'amour? La poésie ou l'émotion par le beau, n'est-elle pas produite ici par le poëte en quelques vers plus complétement que par tout un poëme? Aussi c'est pour ces soixante vers surtout que le poëme a survécu. Le poëte de la théologie est mort, celui de l'amour est immortel.
VIII
Au sixième chant, nous retombons à froid dans les supplices de la pluie éternelle et glaciale où les noyés sont, pour comble d'ennui, poursuivis et mordus par le chien Cerbère. Le poëte y lance quelques imprécations, aujourd'hui aussi froides que ce marais du Styx, contre Florence et contre ses ennemis politiques, papes, cardinaux, magistrats souillés de différents vices, et contre les hérésiarques.
Les chants suivants sont pleins de définitions des sciences, des vertus, des orthodoxies de l'école. Ce sont des thèses en vers d'une philosophie ténébreuse. Tout cela est parsemé de vers qui grincent et qui hurlent comme des cloches d'airain dans les tours des cathédrales gothiques. Les centaures, les Harpies, les lacs de bitume d'où s'élèvent en mugissant de douleur des bustes à demi consumés, des âmes liées à des arbres morts, des chiennes affamées poursuivant des esprits en fuite, des damnés transformés en buisson, des pluies de feu sur des déserts de sable et qui l'allument comme l'amadou le briquet, tous les héros de la Fable confondus avec ceux de l'histoire et du temps, des rencontres inattendues du poëte avec les âmes de ses contemporains morts avant lui, et des signalements grotesques, tels que celui de Brunetto Latini, premier maître de Dante:
«Ces âmes clignaient les yeux en nous regardant, comme le vieux tailleur regarde le trou de l'aiguille;»
Des vers sublimes, tels que celui-ci du disciple au maître en le rencontrant:
«Tu m'enseignais là-haut comment l'homme s'éternise!»
Des voyages souterrains sur le dos d'une bête amphibie, en croupe derrière Virgile; des nuées d'allusions, d'images, de prophéties, d'énigmes aujourd'hui sans mots; des promenades de bastion en bastion sur les remparts de l'horrible enceinte; des damnés qui ont le cou tordu, dont le visage regarde les reins, et dont les larmes des yeux baignaient la croupe (encore ici n'employons-nous pas le mot cynique employé par le poëte); des démons qui mordent la langue tirée contre eux par le chef de leur bande; des damnés jouant au cheval fondu sur les épaules les uns des autres au-dessus d'un lac d'asphalte qui englue leurs ailes; des dialogues sans intérêt et sans fin entre le poëte florentin et les obscurs concitoyens de sa ville, qu'il cherche dans la foule et qu'il interpelle; des serpents qui lancent le feu, au lieu de venin, dans la blessure, et qui font flamboyer le damné plus vite que la plume n'écrit un o ou un i:
Ne o si tosto maï ne i si scrisse;
Des énigmes rebutantes d'obscurité, dégoûtantes de lasciveté, mais souvent merveilleuses de versification; des flammes qui parlent; des schismatiques le ventre troué par le glaive, et laissant, comme des tonneaux qui fuient par les douves, pendre leurs boyaux entre leurs jambes:
Rotto dal mento insin dove si trulla!
Vers que je rougirais de traduire, et que M. de Lamennais lui-même a été obligé d'envelopper d'une décente circonlocution; des bustes sans têtes portant dans leurs mains ces têtes en guise de lanterne:
Di se faceva a se stesso lucerna;
Des galeux qui se déchirent la peau en se grattant avec leurs ongles, comme le couteau qui enlève les écailles du poisson; Antée, qui prête son dos gigantesque au poëte pour lui faire franchir un fossé des enfers; des crânes de ses ennemis qu'il empoigne par la chevelure pour les sommer de parler; d'autres damnés qui se déchirent à coups de dents comme des tigres; des récits sans cesse brisés qui fuient derrière vous en laissant dans l'esprit l'impression de l'horreur succédant à l'horreur; puis tout à coup un récit qui dépasse tous les autres, au trente-troisième chant, mais celui-là horreur sublime, le supplice et la mort d'Ugolin!
C'est un coup de pinceau satanique enfoncé à travers le cœur par la griffe des démons. Je l'ai traduit, non pour ses hideux détails de supplice, mais pour quelques cris profondément humains que la torture arrache aux victimes. La poésie n'a jamais hurlé de tels cris.
Qu'on ne s'étonne pas de la crudité du style: c'est celui du siècle de Dante. Traduire, ce n'est pas mentir; il faut calquer, non-seulement l'image, mais le dégoût sur le dégoût.
IX
«Nous avions déjà quitté l'ombre de ce traître qui ouvrit aux ennemis les portes de Faënza pendant le sommeil de la ville, quand je vis au bord d'une fosse creusée dans l'étang de glace deux ombres. La tête de l'une semblait servir de coiffure à la tête de l'autre.
«Et de même qu'on mange le pain quand on a faim, de même celui qui était au-dessus mordait avec les dents la tête de celui qui était au-dessous, à l'endroit où la cervelle s'unit à la nuque.
«Ô toi qui montres un si bestial instinct de haine contre celui que tu manges ainsi, dis-moi pourquoi?» lui criai-je; et alors:
«Si tu as raison de te plaindre de lui, quand je saurai qui vous êtes l'un et l'autre et quelle est sa faute, je parlerai de vous dans le monde d'en haut, si toutefois cette langue avec laquelle je vous parle ne se dessèche pas d'horreur.»
«Le pécheur releva sa bouche de sa féroce pâture, et, l'essuyant aux cheveux de la tête qu'il avait rongée par derrière, il commença ainsi:
«Tu veux que je renouvelle la douleur désespérée qui me tenaille le cœur, rien qu'en pensant d'avance à ce que je vais te raconter.
«Mais, si mes paroles doivent être une semence qui fructifie à la honte du traître que je ronge, tu me verras parler et pleurer à la fois.
«J'ignore qui tu es et par quel privilége tu as pu descendre ici; mais, à ton accent, tu me parais véritablement né à Florence.
«Apprends d'abord que je suis le comte Ugolino, et que celui-ci est l'archevêque Ruggieri. Maintenant je te dirai pourquoi il est mon voisin ici.
«Comment, par l'effet de ses perfidies et de ma confiance en lui, je fus d'abord captif, puis mort: cela est oiseux à te dire.
«Mais ce que tu ne peux avoir appris de personne, c'est combien cette mort fut atroce. C'est ce que tu vas entendre, et tu jugeras après si ce monstre m'a assez torturé.
«Une étroite lucarne à travers les murailles de la tour de la Faim, qui a reçu son nom de moi, et qui se referma encore sur tant d'autres, m'avait déjà laissé entrevoir plusieurs fois la clarté du jour par ses fissures, quand je fis un rêve qui déchira pour moi le voile de l'avenir.»
Ugolino raconte ici son rêve, qui n'est qu'une allusion symbolique aux partis qui se combattaient entre Lucques, Pise et Florence.
«À mon réveil, au premier crépuscule du jour naissant, j'entendis mes petits enfants, qui étaient enfermés avec moi, pleurer en dormant et me demander du pain.
«Tu es bien cruel si déjà tu ne t'attristes pas en pensant à ce que ceci faisait pressentir à mon cœur; et si tu ne pleures pas de cela, de quoi pleureras-tu jamais?
«Déjà ils étaient éveillés et déjà s'approchait l'heure où l'on avait coutume de nous apporter la nourriture; mais, à cause des songes qu'il avait faits, chacun d'eux commençait à s'inquiéter dans son doute.
«Et moi j'entendis fermer et sceller pour jamais, à l'étage inférieur de la tour, la seule porte par laquelle on y pénétrait, d'où je regardai au visage mes pauvres petits enfants sans révéler d'un mot mon angoisse.
«Je ne pleurai pas, tant je me sentis au dedans pétrifié d'horreur; ils pleuraient, eux, et mon petit Ancelmino me dit: «Pour nous regarder de ce regard, mon père, qu'as-tu?»
«Mais ni je ne pleurai, ni je ne répondis pendant toute cette journée et pendant toute la nuit d'après, jusqu'au moment où l'autre soleil se leva de nouveau sur l'horizon.
«Quand un peu de clarté eut pénétré dans le cachot de douleur, je parcourus de l'œil les quatre visages de mes fils; j'y retrouvai avec horreur l'image du mien.
«Dans l'excès de ma douleur, je me mordis les deux mains, et eux, pensant que c'était la faim qui me faisait chercher à manger ma propre chair, se levèrent en sursaut et me dirent: «Père, ce sera moins affreux pour nous si tu te nourris de nos corps; c'est toi qui nous as revêtus de ces misérables chairs, c'est à toi à nous en dépouiller s'il le faut.»
«Je me calmai alors pour ne pas les attrister davantage. Tout ce jour et tout le jour suivant nous restâmes muets les uns devant les autres. Ô terre cruelle! pourquoi ne t'entr'ouvris-tu pas pour nous engloutir?
«Quand nous eûmes atteint ainsi le quatrième jour, Gaddo vint s'étendre à mes pieds en me disant: «Mon père, pourquoi ne viens-tu pas à mon secours?»
«Il mourut là, et, de même que tu me vois là devant toi, je vis tomber et mourir successivement les trois autres, un à un, entre le quatrième et le sixième jour.
«Moi-même, déjà presque aveuglé par la faim, je me traînai en chancelant de l'un à l'autre, et j'en appelai deux d'entre eux après qu'ils étaient morts. Ensuite, ce que la douleur n'avait pu faire, la faim l'acheva.»
X
En écartant les dégoûtantes images du commencement de ce récit, la poésie ou l'émotion par le beau ne peut aller plus loin. Quel beau? me dira-t-on. Le beau dans la douleur; le pathétique, le serrement de cœur par la pitié au spectacle de la douleur d'autrui; la consonnance sublime entre le sanglot d'autrui et notre propre sanglotement intérieur; la jouissance douloureuse, mais enfin la jouissance morale, de notre sympathie humaine pour la peine d'un être humain comme nous, l'homo sum, humani nihil a me alienum du poëte latin; cette sympathie désintéressée qui fait à la fois la nature, la vertu et la dignité de l'être humain, sont partout dans cette scène poétique.
Ils sont dans ce père infortuné, enfermé avec ses quatre fils dans les demi-ténèbres de cette tour.
Ils sont dans l'enfance et dans l'innocence de ces quatre fils punis pour le crime de leur père.
Ils sont dans l'angoisse muette qui saisit le père jusqu'à le pétrifier au bruit inusité des verrous de la porte basse qu'on scelle et qu'on rive pour jamais.
Ils sont dans ce regard effaré et énigmatique que le père attache sur ses pauvres enfants à ce bruit qui renferme cinq condamnations à une mort lente.
Ils sont dans l'étonnement du plus jeune de ses fils, qui, voyant ce regard et n'en comprenant pas encore la signification, demande à son père: Padre, che hai (qu'as-tu, ô père)?
Ils sont dans cette lueur du jour qui pénètre tous les matins par le soupirail dans le cachot pour marquer aux condamnés un espace de moins, un supplice de plus, et pour leur rappeler qu'un soleil de vie, de joie et de liberté, éclaire pendant leurs ténèbres le reste du monde.
Ils sont dans ce songe sanglotant des petits enfants endormis qui rêvent la faim avant de la sentir, et qui demandent en songe cette nourriture que la crainte de déchirer le cœur de leur père les empêche de demander éveillés.
Ils sont dans ce second regard du père, après la troisième nuit, qui interroge avec terreur le visage de ses fils, et qui reconnaît sur ces quatre suaires vivants de sa passion l'empreinte de son propre visage.
Ils sont dans ce silence des deux jours et des deux nuits suivantes, où les cinq victimes se taisent de peur que le son de leur voix ne porte un coup de plus au cœur les uns des autres.
Ils sont dans ce plus jeune et plus aimé des enfants qui se jette et s'étend pour mourir aux pieds de son père, et qui lui adresse dans le délire de l'agonie ce mot plus cruel que mille morts, ce reproche déchirant du mourant au mourant: «Mon père, pourquoi ne me secours-tu pas?»
Ils sont dans l'erreur des enfants qui, voyant le père se ronger les mains de rage, croient qu'il veut dévorer sa propre chair et lui offrent celle qu'il leur a donnée avec la vie;
Ils sont enfin dans ces quatre fils venant successivement se coucher et mourir aux pieds du père, un à un, dit le poëte, et le faisant mourir ainsi quatre fois en eux avant sa propre mort.
Le beau moral, le beau humain égale dans ce récit l'horreur pathétique. C'est ce qui en fait la poésie.
Placez là quatre scélérats mourant de faim dans les convulsions et les imprécations de rage: vous détournez les yeux avec dégoût; vous n'aurez qu'un gibet au lieu d'un calvaire.
Mais le père est beau quand il frémit au bruit de la clef, et qu'il pense non à lui, mais à ses fils;
Il est beau quand il interroge, le lendemain, leurs visages, pour y mesurer les progrès de la faim;
Il est beau quand il se tait, sous le remords et sous le désespoir d'avoir entraîné ses enfants innocents et adorés dans sa peine;
Il est beau quand il les voit, comme Niobé, former lentement à ses pieds le groupe de la famille morte avant le père.
Il ne manque là que la mère ou le souvenir de la mère absente; mais le poëte a senti avec un merveilleux instinct qu'il fallait écarter la mère de ce groupe; sans quoi on n'aurait pas pu achever la lecture: le cœur se serait brisé à son premier sanglot ou seulement à sa première mémoire. Ni le père ni les enfants ne la rappellent, de peur de s'entre-déchirer par ce souvenir. Divine réticence de ces cinq cœurs!
Enfin les enfants sont beaux dans leur innocence, beaux dans leur ignorance de la signification du bruit de la porte qu'on mure sur eux, beaux dans leur songe quand ils rêvent la nourriture, beaux dans leur silence pour ne rien reprocher à leur malheureux père, beaux dans leur cri pour lui offrir leur propre corps, qui lui appartient, à dévorer; beaux dans leur délire quand, s'adressant encore à lui comme à une Providence, ils lui demandent pourquoi il les laisse mourir ainsi sans secours; beaux enfin dans ce dernier mouvement filial de leur agonie qui les rapproche de lui et les pousse à se coucher sur ses pieds pour mourir à son ombre.
Si l'immense poëte n'est pas là, où est-il? Ni Homère, ni Virgile, ni Shakspeare n'ont en si peu de notes de pareils accents. N'eût-il eu que ces deux scènes, Dante mériterait d'être nommé à côté d'eux.
XI
Le reste du poëme de l'Enfer ne contient pas d'autres beautés de composition de ce genre; mais il éclate toujours en beautés et en horreurs alternatives de style.
Ici ce sont des damnés dans l'enfer du froid, dont les larmes se glacent en coulant des yeux; là des âmes déjà torturées dans l'enfer pendant que les corps de ceux qui portent leur apparence et leurs noms sur la terre continuent à y vivre; ailleurs le roi des démons broyant trois damnés à la fois dans ses mâchoires: ces trois damnés sont Judas, Brutus et Cassius. La partialité de Dante pour le césar d'Allemagne explique le supplice des meurtriers du césar romain. Puis Virgile et Dante remontent de l'abîme, en se servant, en guise d'échelle, des poils du corps de Lucifer, précipité du ciel la tête en bas!
«Nous montâmes ainsi, moi le premier, lui le second, jusqu'à une ouverture ronde par où nous aperçûmes les belles choses qu'enveloppe le ciel!»
Ainsi finit, par une grotesque ascension plus digne de Gulliver que de Virgile, le poëme de l'Enfer du Dante; poëme dont les conceptions sont au-dessous des Mille et une Nuits arabes, mais dont le style (aux cynismes près) est la plus robuste nudité de poésie qui ait jamais manifesté la force des muscles intellectuels sur les membres d'un Hercule de la pensée!
Passons aux deux autres poèmes de la Divine Comédie.
DEUXIÈME PARTIE.
LE PURGATOIRE.C'est une des idées philosophiques les plus naturelles à l'humanité que celle d'un lieu d'épreuve continuée après cette vie, et d'achèvement de la destinée des âmes dans un séjour de purification et d'initiation appelé Purgatoire.
On a toujours eu une peine, pour ne pas dire une impossibilité, d'esprit à admettre une éternité de supplices infinis et irrémédiables en punition de fautes temporaires, bornées dans leur durée, dans leur portée comme dans leur criminalité même; on n'a pu, sans une répugnance invincible de l'esprit et du cœur, associer à l'idée de la bonté divine du Rémunérateur suprême une continuité et une éternité de supplices qui excluraient de l'Être divin une partie essentielle et nécessaire de cet Être, la miséricorde. La plus douce vertu de la terre, la pitié, exclue ainsi du ciel, a révolté les cœurs tendres; les supplices indescriptibles de ses créatures faisant partie de la félicité du Créateur ont rendu le dogme des enfers à perpétuité un des textes de la foi moderne les plus difficiles à inculquer dans le cœur des chrétiens les plus orthodoxes. Beaucoup de commentateurs des dogmes chrétiens ont cherché par des définitions et par des distinctions atténuantes à réduire les enfers à une privation douloureuse de la présence et de la lumière de Dieu dans des climats éternels toujours chargés de nuages; beaucoup d'autres écrivains ou prédicateurs religieux ont déclaré ne comprendre le mot éternel appliqué à ce supplice que comme expression d'une longue durée; mais ils n'ont pas interdit au rayon de la miséricorde infinie de traverser une fois ces cachots des mondes surnaturels, et d'apporter aux crimes expiés le pardon divin. M. de Chateaubriand lui-même, dans son poëme chrétien des Martyrs, cite l'autorité des Pères de l'Église pour expliquer en ce sens l'éternité des peines et pour effacer de la porte de l'enfer ce vers infernal du Dante:
Abandonnez toute espérance, vous qui entrez!
XII
Cette répugnance de l'esprit humain à admettre l'irrémédiabilité et l'éternité des peines a tourné de préférence toutes les imaginations du côté de cet enfer à temps qu'on appelle le Purgatoire. Là entrent avec le coupable le crépuscule de la félicité future, l'espérance, le repentir, la prière, non-seulement la prière de celui qui expie, mais la prière des compagnons qu'il a laissés sur la terre, et dont l'amitié, prolongée au delà du tombeau, le suit d'un monde à l'autre et paye par ses vœux et par ses pénitences la rançon de son âme.
Ce divin commerce, cette touchante communauté, cette communion des vivants et des morts, cette violence faite à la clémente justice de Dieu par l'amour de ceux qui prient en faveur de ceux qui expient, cette parenté efficace enfin que la mort ne rompt pas entre les âmes de la terre et les âmes du Purgatoire, sont une des plus ravissantes conceptions de la poésie surnaturelle. Cette conception semble avoir attendri, amolli tout à coup l'âme du Dante, et avoir donné à son vers l'accent suave et quasi céleste de l'écho des âmes qu'il va visiter dans ce vestibule souterrain du paradis.
Pour qui a visité l'Italie, cela n'est pas étonnant; le Purgatoire est la grande popularité de la religion chrétienne chez ce peuple à grandes passions et à grands repentirs. La page du Purgatoire, poëme de toutes les âmes veuves et aimantes ici-bas, est écrite ou peinte sur toutes les murailles de ses églises, de ses chapelles, de ses monastères, de ses ermitages, et jusque dans les carrefours de ses grands chemins. Le premier monument qu'élève la piété italienne à son premier deuil, c'est une peinture murale en l'honneur ou au soulagement des âmes du Purgatoire; les rochers mêmes de ses Alpes, de ses Apennins ou de ses Abruzzes, en sont sanctifiés. Combien de fois, en voyageant à pied dans ces montagnes, n'ai-je pas été étonné et attendri par la rencontre inattendue d'un de ces monuments invocatoires dans des sites inaccessibles aux pas des voyageurs, mais non à la pieuse commémoration des veuves, des fiancées, des enfants, des frères, des amis! Le souvenir d'un de ces monuments de larmes, de ces pierres milliaires du pèlerinage de la vie au ciel, se représente avec tous ses accidents de lumière, d'ombre et de nature pittoresque à ma mémoire.
XIII
Le sentier rampe en serpentant sous de hautes falaises de rochers éblouissants, qui fument, comme la gueule d'un four, sous les rayons répercutés d'un soleil d'été. Des chênes verts, au tronc tortueux, aux branches bizarrement coudées, aux noirs feuillages, des pins-liéges et quelques pins-parasols au dôme aplati dentellent çà et là la corniche des escarpements. Quelques chèvres noires se posent sur les blocs détachés de la montagne comme des statues égyptiennes d'animaux symboliques sur des piédestaux de marbre. Elles regardent passer le voyageur en tournant leurs cous luisants et leurs cornes bronzées vers le vieux berger, qui les garde, comme pour l'avertir ou l'interroger du regard.
Le sentier, en s'élevant vers le sommet, s'enfonce tout à coup dans une fente de la montagne. Là chaque muraille forme une dent qui se perd en s'ébréchant dans le bleu sans fond du firmament. Cette fente ou ce ravin, tenu à l'ombre par ces deux pans de rochers, est tapissé de châtaigniers en taillis. La feuille lustrée ruisselle de l'humidité d'une cave.
Tout à coup le défilé s'ouvre entre deux remparts de rochers dont la surface, frappée par les rayons du soleil couchant, présente tantôt la blancheur du marbre qu'on vient d'extraire, tantôt les teintes roses de la joue d'une jeune fille rougissante. Le ciel d'abord, la grande mer ensuite apparaissent à perte de vue à l'ouverture du défilé. De grands aigles fauves secouent lourdement leurs ailes sur les corniches des deux murailles de marbre; des voiles latines tachent çà et là d'une tache triangulaire la vaste étendue de la mer. Les deux azurs de l'onde et du ciel se confondent tellement à l'horizon qu'on ne sait si ces voiles reposent sur la mer ou nagent dans le firmament.
Pendant que vous contemplez tout ébloui ce spectacle, vous croyant seul entre ciel et terre à mille pas au-dessus des séjours humains, une musique vague, ou plutôt une brise psalmodiée, entremêlée d'un bourdonnement de voix d'enfants et de femmes, vous arrive, à travers les myrtes et les pins, du fond d'une caverne qui s'ouvre à gauche dans les vastes échancrures du rocher taillé à main d'homme.
On s'approche en se glissant à travers les blocs d'une carrière de marbre abandonnée; on voit une chapelle grossièrement ébauchée sous la concavité du pan de la montagne.
Quelques âmes en peine, représentées sous des traits de femmes avec des mains suppliantes et de grosses larmes sous les paupières, se dégagent à demi des langues de flammes qui lèchent la muraille. Un ciel pur et bleu, où quelques ailes d'anges traversent l'éther, brille au-dessus.
Sur les marches de l'oratoire, une femme jeune et belle encore est agenouillée entre deux petites filles d'âge inégal. C'est la veuve et ce sont les deux derniers enfants d'un pauvre carrier de marbre de ces montagnes, écrasé trois ans avant par la chute d'un des blocs qu'il détachait de la carrière.
Derrière la veuve et ses filles, un jeune adolescent de douze à treize ans presse sous son bras gauche une grosse musette des Abruzzes. Les notes pastorales et prolongées accompagnent sous le rocher les litanies psalmodiées par sa mère en mémoire de son père. Une vieille femme, l'aïeule sans doute, se tient à quelques pas en arrière, accroupie la tête dans son tablier; ses cheveux blancs découverts remuent, légèrement agités par le vent de la musette, comme des duvets de chardon mort sous l'haleine du chameau qui broute à côté. Je m'arrête à quelque distance, sans être aperçu même du chien, attentif à l'instrument de son jeune maître. Je me découvre, par respect pour cet entretien de la vie avec la mort, et j'ai sous les yeux et dans le cœur toute la poésie du Purgatoire.
Ce sont ces images, si fréquentes en Italie, ce sont ces oratoires, ces peintures, ces musiques, ces larmes, ces offrandes, ces prières, dont l'air d'Italie est rempli, qui inspirèrent, je n'en doute pas, des images si suaves et des vers si féminins au Dante dans son poëme du Purgatoire. L'âme bucolique de Virgile, son maître, semble véritablement cette fois avoir passé en lui. Jugez-en par les citations que je puise, non au hasard, mais presque à toutes les pages de ce délicieux pèlerinage à travers les larmes, que la prière console et que l'espérance essuie. On ne peut prendre dans ce poëme du Purgatoire, comme dans celui du Paradis, que des citations. Il n'y a pas de sujet, pas d'unité, pas de composition; c'est une revue, c'est une épopée à tiroir, pour me servir d'une expression de la scène. Il y a des scènes et point de drame. Mais quels exordes ravissants à toutes ces scènes!
XIV
Et d'abord il faut renoncer à comprendre l'architecture fantastique de la montagne idéale sur laquelle le poëte place son Purgatoire et où il est accueilli par Caton d'Utique, qu'on s'attend peu à trouver là. Caton, qui n'a, dit-il, rien su refuser à Marcia, son épouse, pendant qu'il vivait, reçoit Dante en commémoration de cette Béatrice dont le poëte se réclame.
La lumineuse sérénité d'un jour semblable à une aurore frappe le Dante en abordant dans ce séjour d'attente:
Dolce color d'oriental zaffiro, etc.
«Une douce teinte de saphir oriental, qui se répercutait dans la sérénité d'un air transparent jusqu'au premier cercle, rendit la joie à mes regards, aussitôt que je sortis de l'air mort qui m'avait si longtemps contristé les yeux et le cœur.
«La belle planète qui invite à aimer faisait sourire l'Orient tout entier, etc., etc.»
Un ange à qui ses ailes servent de rames lui fait traverser la mer qui entoure l'île des âmes en suspens.
«Les âmes qui se préparaient à m'accueillir, s'apercevant à ma respiration que j'étais encore vivant,» dit le poëte, «pâlirent du prodige.
«Et, de même qu'un messager de paix qui porte la branche d'olivier à la main entraîne sur ses pas la multitude pressée d'apprendre les nouvelles sans que personne s'inquiète s'il foule autrui, de même, etc.»
Une de ces âmes le reconnaît et l'embrasse; sans la connaître il veut lui rendre son embrassement; mais, ô surprise! «Trois fois,» dit-il, «je passai mes bras derrière elle pour la serrer contre mon cœur, et trois fois mes bras vides revinrent frapper ma poitrine.» Cette âme est celle d'un musicien de ses amis qui lui chante un des vers amoureux de la jeunesse de Dante:
Amour, qui dans le cœur me parles!
Les âmes ravies écoutent. Caton les gourmande sur leur indolence.
«Telles que des colombes groupées autour du froment ou de l'ivraie qu'on leur jette, tranquilles et sans montrer leur turbulence accoutumée, si quelque chose apparaît qui les inquiète, laissent soudain là leur nourriture, parce qu'elles en sont distraites par un plus grand souci;—ainsi vis-je cette nouvelle foule d'âmes abandonner l'attention qu'elles donnaient à ce chant et s'enfuir sur la plage, semblables à quelqu'un qui va machinalement sans savoir où ses pas le mènent!»
Ce sont de pareilles peintures, véritablement homériques, qui éblouissent ou charment à chaque instant les yeux, presque à chaque page du Purgatoire. La fibre irritée du poëte de l'Enfer s'était détendue dans un plus long exil, et son talent avait évidemment grandi avec ses années.
XV
Plus loin Dante demande son chemin aux âmes pour escalader le rocher, et il représente encore ici par une naïve comparaison pastorale l'empressement des âmes à le lui indiquer.
«Telles que les brebis enfermées sortent de l'étable, d'abord une, puis deux, puis trois, pendant que les autres s'arrêtent tout intimidées sur le seuil, baissant l'œil et le museau à terre,—et ce que fait la première les autres le font, s'adossant à celle-ci si elle s'arrête, naïves et soumises, et ne sachant pas elles-mêmes le pourquoi; telles, etc.»
L'expression des choses métaphysiques, les définitions et les distinctions de la philosophie transcendante ne sont pas rendues par le poëte avec moins de vigueur et de clarté que les scènes de la nature visible. Il peint l'âme du même pinceau qu'il peint la matière. Écoutez ces quatre stances du quatrième chant. Aristote ou saint Thomas d'Aquin n'auraient pas plus rigoureusement défini ou distingué en prose; et cependant quelle poésie ajoutent la concision, la saillie, la couleur, la vibration, la vie, à cette métaphysique!
«Quand notre âme se recueille et se concentre fortement en elle-même sous une impression de plaisir ou de douleur qui s'empare tout entière d'une de ses facultés, il nous semble que toute autre faculté en nous est absorbée, et ce phénomène réfute l'erreur de ceux qui croient qu'au-dessus de notre âme unique une seconde âme nous anime!—Et aussi, quand on voit ou qu'on entend quelque chose qui tient puissamment notre âme tendue par l'attention vers un seul objet, la perception du temps nous échappe, et l'homme ne s'aperçoit pas de sa fuite;—parce que autre est la faculté qui regarde ou qui écoute, et autre est l'ensemble des facultés qui composent l'âme tout entière. La première est enchaînée, tandis que la seconde reste indépendante!»
XVI
Ailleurs il peint, avec l'énergie laconique de Pascal, la séparation de l'âme et du corps sous le fer d'un assassin:
«Et je tombai et ma chair demeura seule!»
«Caddi et rimase la mia carne sola.»
Des accents pathétiques interrompent çà et là, par un contre-coup donné au cœur humain, les visions surnaturelles et souvent apocalyptiques de ses chants. Six vers lui suffisent pour attendrir toute l'Italie sur le sort de la Pia, femme de Nello della Pietra, qui, sur un soupçon de son mari, avait été précipitée du balcon dans les fossés de son château. Dante la rencontre; elle le reconnaît.
«Ah! quand tu seras remonté dans le monde des vivants et reposé de ton long voyage,» lui dit-elle, «souviens-toi de moi, qui suis la Pia. Sienne m'enfanta, la Maremme me détruisit! Il le sait celui qui en m'épousant m'avait passé le premier son anneau nuptial au doigt.» Cette réticence accusatrice et vengeresse est plus sinistre que le récit tout entier de l'assassinat.
Une âpre et sublime imprécation à l'Italie, imprécation devenue immortelle dans la bouche de tous les patriotes, éclate tout à coup au sixième chant; mais c'est l'imprécation d'un Gibelin qui gourmande son peuple pour avoir rejeté son César.
«Ah! Italie esclave! hôtellerie de douleur, navire sans nocher dans la grande tempête, non reine des provinces, mais lieu infâme de prostitution!
«Et pas un de ceux qui vivent maintenant dans ton sein n'est en paix au milieu de tes guerres civiles! Et ceux qu'enferment dans la même ville un même rempart et un même fossé se mangent entre eux.
«Regarde, misérable! sur tous les rivages que baignent tes mers, et puis regarde dans l'intérieur de tes provinces s'il y a une seule parcelle de toi qui soit en paix!
«À quoi bon Justinien ressaisit-il les rênes, si la selle est vide? Sans cela, peut-être moins mérité serait ton opprobre!
«Ah! peuple qui devrais être plus dévoué à ton vrai maître et laisser ton César s'asseoir sur ta selle, si tu comprenais mieux ce que Dieu veut de toi!
«Regarde comme cette bête féroce est devenue indomptée depuis qu'elle n'est plus mutilée par l'éperon et que tu as porté la main à l'étrier!
«Ô Albert l'Allemand qui l'abandonnes à elle-même et qui la laisses devenir rétive et sauvage, tandis que tu devrais enfourcher l'arçon!
«Qu'un juste châtiment tombe des étoiles sur ta race, et que ce châtiment soit nouveau et évident, afin qu'il fasse trembler ton successeur!
«Viens! viens! Vois ta Rome qui pleure, veuve de toi, solitaire, et qui te crie la nuit et le jour: «Mon César, pourquoi t'éloignes-tu de moi!»
On ne peut invoquer plus clairement l'invasion de sa patrie par l'étranger. L'exil peut dénaturer jusqu'au patriotisme dans les âmes qui ont plus de vengeance que de vertu. Tel était Dante.
Il faudrait autant de pages de commentaires que de vers pour expliquer les innombrables allusions des chants qui suivent. Cependant le huitième chant s'ouvre par des stances aussi suaves que le soir d'été, aussi mélancoliques qu'un adieu sans retour. Traduisons-les.
«C'était l'heure qui reporte le regret des navigateurs vers le rivage et qui attendrit leurs cours à la fin du jour où ils ont dit l'adieu à ceux qu'ils aiment!—l'heure qui poigne d'amour le voyageur à peine parti, s'il entend résonner dans le lointain la cloche qui semble pleurer le jour mourant! etc.»
La description du matin, au neuvième chant, n'est pas moins vive, quoique moins connue.
«À l'heure où, près du matin, l'hirondelle commence à gazouiller ses tristes lais, peut-être en souvenir de ses premiers malheurs, heure pendant laquelle notre âme errante pleure dégagée du corps, et, plus reprise par la pensée pour ses visions, est presque élevée à sa nature divine,—je vis en songe un aigle aux ailes d'or, etc.»
On retombe bientôt dans les ténèbres d'un texte obscur et incohérent, où brillent, par moments, quelques vers de diamant comme ceux-ci:
«Orgueilleux chrétiens! déjà fatigués de vos misères, vous qui, à demi privés de la vue de l'intelligence, n'avez foi que dans les pas en arrière,—ne savez-vous donc pas que nous ne sommes que des vers de terre nés pour devenir l'angélique papillon qui vole invincible au-devant de l'éternelle justice?...»
XVII
Après plusieurs autres chants où le poëte, de plus en plus inintelligible, fatigue le lecteur de ses innombrables rencontres avec des personnages plus ou moins inconnus de la Bible, de la fable ou de l'histoire florentine, il se ressouvient enfin de Béatrice, qui semble représenter pour lui l'amour et la foi.
«Mon fils,» lui dit Virgile, «entre ta Béatrice et toi il n'y a plus de mur.»
«De même qu'au nom de sa chère Thisbé Pyrame prêt à mourir rouvrit sa paupière et la regarda à l'heure où le mûrier devint vermeil, ainsi, ma sécheresse s'amollissant tout à coup, je me tournai vers le sage guide en entendant le nom qui me reverdit éternellement dans la mémoire!»
Une scène, d'autant plus ravissante qu'elle est plus rare dans ce poëme, est décrite ici par le Dante en vers empruntés aux églogues de son maître.
«Les trois sages s'étendent pour dormir au coucher du soleil sur les gradins de la montagne.
«Telles que les chèvres, indociles et vagabondes avant d'avoir brouté sur les cimes, deviennent apprivoisées et paisibles en ruminant leur nourriture,—et se rangent silencieuses à l'ombre pendant que le soleil darde ses rayons, sous la garde du berger debout, qui s'accoude sur sa houlette, et qui veille à leur sûreté, et tel que le pasteur, qui couche en plein air, immobile, passe la nuit auprès de son troupeau, attentif à ce que la bête féroce ne vienne pas le disperser;—tels nous étions tous les trois en ce moment, moi comme la chèvre, eux comme les bergers rangés de ci et de là sous la caverne.—On voyait de là peu de chose du dehors; mais par ce peu d'espace je voyais les étoiles plus scintillantes et plus grandes qu'à l'ordinaire. Ainsi rêvant et regardant, le sommeil me prit, le sommeil qui souvent, avant que les choses soient, sait les choses qui vont être!»
Il s'endort, un songe le visite.
«Il me sembla, dit-il, voir en songe une femme jeune et belle aller et venir dans une lande en cueillant des fleurs et en chantant. Elle disait:
«Que ceux qui me demanderont mon nom sachent que je suis Lia, et j'égare çà et là mes belles mains dans l'herbe pour me faire une guirlande;—pour que mon miroir me présente une image qui me charme ici, je me pare.—Mais ma sœur Rachel, elle, ne s'éloigne jamais du miroir, et tout le jour elle y reste assise;—elle se complaît délicieusement à contempler ses beaux yeux, comme moi à m'embellir avec mes mains. Voir est son bonheur, agir est le mien.»
XVIII
«Et déjà, à travers les lueurs du crépuscule, d'autant plus douces aux voyageurs qu'ils sont plus près de leur demeure, les ténèbres s'enfuyaient de tous les côtés de l'horizon, et le sommeil s'enfuyait de mes yeux avec elles. Je me levai, et voyant les sages déjà debout, etc.»
Virgile lui annonce métaphoriquement qu'il touche au bonheur de revoir Béatrice; il brûle d'y atteindre.
«Tant de désir sur tant de désir,» dit-il, «me vint de m'élever plus haut qu'à chaque pas de plus je sentais des ailes sortir de moi pour voler.»
«Vois le soleil qui te frappe au front,» dit Virgile, «vois l'herbe tendre, et les fleurs, et les arbrisseaux que cette terre enfanta d'elle-même,—tandis que les beaux yeux (de Béatrice), dont les larmes m'attendrirent pour me prier de venir à toi, deviennent maintenant sereins et joyeux à ton approche.—Tu peux maintenant t'asseoir ou errer à ton gré dans ces bocages, etc.»
Cette délicieuse halte au milieu des plus fraîches et des plus amoureuses images rappelle le chantre de Francesca de Rimini, le disciple de Virgile, le précurseur de Pétrarque. C'est une oasis dans ce désert de scolastique; mais, hélas! l'oasis y est rare et ne s'étend jamais au delà de quelques vers. On retombe bientôt dans les aridités et dans les froideurs de l'allégorie.
Cependant, à mesure que le pressentiment de l'approche de Béatrice le réchauffe, ses vers reprennent de plus en plus l'accent de ses premières poésies amoureuses. À la fin, au sortir d'une forêt enchantée, peuplée des plus charmantes apparitions féminines,—Béatrice elle-même lui apparaît de l'autre côté d'un ruisseau.
«Regarde-moi bien, regarde-moi bien,» lui dit-elle; «oui, c'est bien moi, oui, c'est bien moi qui suis Béatrice. Tu as donc enfin daigné gravir cette montagne? Ne savais-tu point qu'ici l'homme est heureux?»
«Mes yeux,» continue le poëte, «tombèrent sur la claire fontaine; mais, en m'y reconnaissant, je les reportai sur l'herbe, tant la honte me chargea le front.—Telle qu'une mère paraît sévère à son fils, telle elle me paraissait alors, parce que la saveur d'une compassion supérieure est mêlée d'une certaine amertume;—comme la neige soufflée et amoncelée par les vents du nord se congèle sur les épaules de l'Italie,—puis, liquéfiée, se fond sous elle-même, lorsque la terre qu'elle ne recouvre plus l'amollit de sa respiration, comme la cire se fond à la flamme;—ainsi restai-je sans larmes ni soupirs avant d'avoir entendu le chant de ceux qui accompagnaient toujours de leur harmonie les évolutions des astres éternels. Mais, après que j'eus compris que ces esprits célestes me témoignaient par leur accent une plus tendre compassion que s'ils avaient dit: «Ô dame, pourquoi le gourmandes-tu ainsi?»—la glace qui s'était resserrée autour de mon cœur se fit à l'instant eau et souffle, et sortit avec angoisse de mes yeux et de mon sein!»
XIX
Béatrice parle d'abord dans une langue mystique, semblable à celle des anges, et avec un accent qui rappelle l'impassibilité des purs esprits; puis insensiblement la femme et l'amante se retrouvent dans l'immortelle, et elle reproche sévèrement à son amant les distractions amoureuses qu'il a laissées empiéter dans son cœur sur le souvenir sacré de leur premier amour.
«L'aspect de mon visage le soutint quelque temps,» dit-elle aux âmes attentives, «et, en laissant briller sur lui mes jeunes yeux, je le guidai dans le droit chemin.—Mais si tôt que je fus au seuil de mon second âge et que j'eus changé de vie en ces lieux,—celui-ci,» ajoute-t-elle avec un geste de reproche, «se détacha de moi pour se donner à d'autres.»—(Allusion poignante aux nombreux amours profanes que Boccace et les autres historiens reprochent au Dante après la mort de Béatrice.) Puis elle reprend:
«Quand de la chair je fus transfigurée en esprit pur, et que ma véritable beauté se fut accrue avec ma vertu, je lui devins moins chère et moins séduisante.—Il tourna ses pas vers de fausses voies, fausses images du vrai beau, qui ne tiennent rien de ce qu'elles promettent.—Et rien ne me servit de demander pour lui des inspirations, par lesquelles, et en songe et autrement, je le rappelais à moi, tant il en avait peu de mémoire.—Il tomba si bas que tous les moyens de le sauver étaient épuisés et qu'il ne restait qu'à l'épouvanter en lui montrant la race perdue des damnés.—C'est pour cela que je visitai la porte des morts, et que mes prières et mes larmes furent adressées à celui qui l'a conduit ici en haut!—Le décret suprême de Dieu serait vain si l'on passait ce fleuve de l'oubli, et si l'on goûtait la manne céleste en ces lieux sans avoir versé une larme de pénitence, en signe d'absolution!»
Ainsi finit le trentième chant du Purgatoire. Les olympes et les enfers d'Homère, de Virgile, de Milton, de Fénelon, n'ont ni une plus belle scène, ni une rencontre plus pathétique, ni un plus divin langage. La sainteté de l'âme béatifiée, le ressentiment amoureux de la femme, la honte silencieuse de l'amant infidèle, la foi du chrétien repentant, la joie du poëte qui retrouve sa jeunesse, son innocence et sa vertu dans la première créature qu'il a aimée, y sont fondus dans une telle harmonie de couleurs, de sentiments, de remords, de joie, de larmes, d'adoration, qu'ils rendent à la fois le drame aussi divin qu'humain dans l'âme des deux amants sur les confins des deux mondes. Il est impossible de ne pas reconnaître que Pétrarque s'est inspiré de ce platonisme précurseur de Dante dans ses amours avec Laure, et que Milton a imité, sans les surpasser, ces peintures et ces dialogues dans ces scènes d'Éden entre la première des femmes, et le premier des époux. Si Dante avait beaucoup de pareilles inspirations, il aurait réuni à la sauvage rudesse du pinceau de Michel-Ange la suave innocence de la palette du Corrége.
XX
Béatrice, au début du trente et unième chant, semble jouir un peu, comme d'une vengeance, du silence et de la confusion de son amant.
«Dis donc si cela est vrai,» poursuit-elle. «À une si grande accusation il faut que ton aveu se joigne!» Dante ne peut trouver de voix pour répondre. «Que penses-tu?» lui dit-elle encore. «Est-ce que tes honteux souvenirs n'ont pas déjà été effacés par l'eau de ton cœur?...» Le oui que balbutie le poëte fut si imperceptible à l'oreille qu'il ne put être entendu que par les yeux au mouvement de ses lèvres.
«Quels charmes, quelles chaînes t'ont donc lié?» continue l'amante, moitié femme, moitié allégorie de la foi.
«Hélas!» répond le coupable, «les choses présentes égarèrent mes pas par leurs faux attraits, aussitôt que votre visage me fut voilé!»
«Écoute!» reprend Béatrice encore impitoyable dans ses reproches, «jamais la nature ou l'art ne t'offrit un attrait comparable à l'attrait de cette forme mortelle dans laquelle je fus incarnée, et qui maintenant n'est que poussière; et si cet attrait te manqua lorsque je mourus, quelle autre forme mortelle devait désormais t'attirer par un tel désir?—Devais-tu appesantir tes ailes pour aller chercher si bas d'autres blessures ou de quelque autre jeune fille ou de quelque autre vanité d'une si courte jouissance?—Le petit oiseau à peine éclos se trompe deux ou trois fois avant de connaître le danger; mais à ceux qui sont déjà emplumés on présente en vain le piége ou on lance en vain la flèche.»
«Tels que de petits enfants, muets de honte et les yeux en terre, restent immobiles, se reconnaissant coupables et regrettant leur faute,—tel j'étais; et elle me dit alors: «Puisque tu éprouves une telle douleur à entendre, lève la barbe, et tu en sentiras bien plus en me regardant!»
«Je levai, à son ordre, le menton; et, quand elle avait désigné mon visage par la barbe, j'avais bien compris la malignité vénéneuse de l'intention.» (Elle voulait signifier par là qu'il n'était plus un enfant, mais un homme d'âge mûr, quand il avait commis ces fautes.)
«Elle m'apparut,» poursuit le poëte, «de l'autre côté du ruisseau verdi par l'ombre de ses bords; elle m'apparut à travers son voile, et elle effaçait sa beauté première par sa beauté présente autant que jadis elle effaçait toutes les autres beautés d'ici-bas.
«Et l'ortie du remords me piqua si cruellement au cœur que, plus j'avais aimé les autres choses qui m'avaient détourné d'elle, plus je les pris en dégoût.»
XXI
Ici l'allégorie toujours froide et confuse de la foi représentée par une femme et de la vertu représentée par l'amour recommence. Béatrice passe son bras d'amante autour du cou de son amant; elle lui plonge la tête dans les eaux purifiantes du ruisseau. Le ruisseau représente sans doute la grâce. Puis elle l'introduit dans la société de quatre belles femmes qui chantent: «Ici nous sommes nymphes, et dans le ciel nous sommes étoiles. Avant que Béatrice fût descendue du ciel, nous lui fûmes données pour suivantes.
«Tourne, ô Béatrice, tourne les yeux vers ton fidèle, qui, pour te revoir, a fait tant de pas! Accorde-nous, par grâce, de dévoiler devant ses yeux ta bouche, afin qu'il contemple la seconde beauté que tu lui dérobes encore!»
Un griffon, un char où montent avec le griffon ces nymphes, un arbre qui mue ses feuilles, un aigle qui sème ses plumes sur le char, un dragon qui en sort et qui y replonge sa queue, sept têtes qui sortent ensuite du timon et des quatre coins du char, un géant qui embrasse une courtisane impudique dont je n'ose traduire ici le nom obscène, un vaisseau brisé par un serpent, des naïades qui trouvent le mot des énigmes, les sept nymphes à l'extrémité d'une ombre pâle, des dialogues prophétiques et inintelligibles entre Béatrice et son amant, une eau salutaire bue à grands flots par le Dante et par Virgile et Stace, ces guides, sont les dernières visions du poëme.
«Mais parce que mon papier est plein,» dit le poëte, «que j'avais destiné à ce second cantique, le frein de l'art m'interdit de le continuer plus longtemps. Je me sens pur et disposé à monter jusqu'aux étoiles.»
Voilà le poëme du Purgatoire, plein d'allégories glaciales, d'allusions obscures, d'inventions étranges, de rencontres touchantes, de vers surhumains.
Montons avec le Dante au Paradis, où les fortes ailes de son génie étaient faites pour le porter sur des imaginations plus sensées.
TROISIÈME PARTIE.
LE PARADIS.Dès les premiers vers on reconnaît le même poëte, poëte des limbes, entre les fantômes du moyen âge et les crépuscules de la Renaissance.
«À la gloire,» commence-t-il, «de celui qui meut toute chose (mens agitat molem), qui pénètre de son essence l'univers entier, et qui resplendit avec plus d'évidence dans certaines parties de son œuvre, avec moins de clarté dans d'autres; je suis monté, moi, dans le ciel, et j'y ai vu des choses qu'on ne peut redire quand on est redescendu ici-bas!»
Puis il invoque, aussitôt après, le bon Apollon et le Parnasse au double sommet, afin que ce dieu de l'Olympe le tire, comme il tira Marsyas, de la gaîne de ses membres. Cette fois, c'est Béatrice qui vole devant lui; elle fixait la lumière des soleils, et lui regardait cette lumière en elle.
«Je m'absorbai tellement dans son essence,» dit-il, «que je devins semblable à Glaucus, qui, en se repaissant de l'herbe marine, devint de la nature des autres dieux.
«Amour qui gouvernes le ciel, tu le sais, toi qui me soulevas par ta lumière!»
Cette idée de s'ouvrir le ciel par l'amour et de voir Dieu par les yeux de la femme qu'il a tant aimée rappelle sans cesse l'amant dans le théologien. On pressent Pétrarque et Abailard dans le philosophe et dans le poëte toscan.
Il s'épouvante des océans de lumière qu'il traverse; il interroge Béatrice; elle rectifie ses idées. «Avec un soupir de tendre compassion,» dit-il, «elle abaissa ses regards sur moi avec ce visage d'une mère qui se penche sur son petit enfant en délire.» Elle lui explique, dans un admirable langage, les lois de l'ordre matériel et de l'ordre moral. C'est Aristote et Platon en vers.
«Ô vous,» s'écrie alors le poëte saisi d'enthousiasme, «vous qui, sur une trop petite nacelle, désirez suivre mon navire qui chante en voguant,—rebroussez chemin vers les bords, ne vous lancez point sur cette vaste mer; car, si vous veniez à me perdre de vue, vous resteriez égarés!—Les ondes sur lesquelles je m'aventure ne furent jamais parcourues. Minerve m'inspire, Apollon me conduit, des muses nouvelles me montrent l'étoile de l'Ourse!—Vous ne pouvez affronter la haute mer qu'en suivant le sillon que je trace dans ces vagues qui se referment derrière moi!»
Après ce second exorde lyrique il vogue.
«Béatrice,» dit-il de nouveau, «regardait en haut, et moi je regardais en elle!»
Il entre avec elle dans la première étoile. Écoutez le poëte.
«La perle éternelle nous reçut dans son sein, comme l'eau reçoit, sans se rider, le rayon de lumière!»
Ici une leçon d'astronomie scolastique et mystique qui reporte malheureusement dans la poésie toutes les subtilités de l'école.
Dante rencontre là une religieuse de Florence, nommée Piccarda; il lui demande si les âmes reléguées à ce dernier rang du ciel désirent monter plus haut pour mieux comprendre et mieux aimer. Elle lui répond que la conformité à la volonté divine est le vrai ciel, et que, si l'âme désirait s'élever plus ou aimer davantage, elle cesserait d'être en conformité avec celui qui lui assigne ces bornes de félicité et d'intelligence.
«Dans sa volonté est notre paix!»
On croit lire l'Imitation de Jésus-Christ, qui allait paraître bientôt après, poëme moral plus chrétien et plus pathétique que celui de Dante. C'est là que M. Ozanam et ses disciples devraient chercher les titres de la philosophie chrétienne du moyen âge.
XXII
Béatrice explique à son amant, à cette occasion, tant bien que mal, l'équilibre des deux désirs dans le cœur des bienheureux.
Les chants suivants sont une série de définitions de casuistes plus que de philosophes et de poëtes. Il y a là une charmante comparaison, à propos des controverses du chrétien discutant sa soumission à l'Église.
«Ne faites pas comme l'agneau qui abandonne la mamelle et le lait de sa mère, en s'amusant, simple et folâtre, à jouter lui-même avec elle!»
Un chant tout entier est consacré à un récit des destinées politiques de l'Italie et à la gloire de Justinien;
Un autre à expliquer le mystère de Dieu sacrifiant son fils innocent représentant d'une nature coupable. Le poëte s'y perd dans la métaphysique la plus subtile et la moins poétique. Cypris et Cupidon reparaissent dans la planète Vénus, qui inspire le fol amour. Béatrice y est revêtue par cette influence d'un surcroît de beauté. Des lueurs s'y meuvent en rond. Ce sont les esprits habitants du troisième ciel; il faudrait une clef historique à chaque nom pour comprendre ce que ces esprits disent au Dante. Des soleils y chantent, des roues y argumentent, les chefs des ordres monastiques y défilent devant le poëte; le pape et les cardinaux y sont injuriés comme des déserteurs de cette crèche de Nazareth où l'ange de Dieu replia ses ailes. Saint Thomas d'Aquin, saint François d'Assise, saint Dominique y sont exaltés en vers, pleins d'allusions toutes claustrales. On entre ensuite dans les véritables ténèbres palpables du poëme. On s'y éblouit de nuit en y regardant. Dante y fait parler tantôt saint Thomas, tantôt Béatrice. On ne croirait pas à ces fantasmagories du ciel scolastique si je les traduisais ici.
«Celui-ci,» dit une des lueurs, «est un, deux et trois, qui toujours vit et règne en trois et deux et un non circonscrit, mais tout circonscrivant.
«Bénis sois-tu, toi trin et un, qui dans ma semence fus si généreux!—Tu crois que ta pensée vient à moi de celui qui est le premier, comme de l'un, si on le sait, procède le cinq et le six!»
Voilà sur quoi s'extasient les fanatiques déchiffreurs de ces quinze chants d'hiéroglyphes!
XXIII
Un retour de l'esprit du poëte vers l'ingrate Florence, au dix-septième chant, ramène enfin à quelque chose d'humain et de réel l'esprit du lecteur. Ces vers seront l'éternelle complainte et l'éternelle consolation des exilés.
«Tel qu'Hippolyte sortit d'Athènes par le crime de sa perfide et impitoyable marâtre, tel il te faudra partir de Florence!—La rumeur publique, comme à l'ordinaire, s'acharnera sur l'innocent persécuté; mais la vérité, qui dispense la vengeance, s'élèvera un jour en témoignage!—Tu quitteras tout ce que tu aimes le plus tendrement, et ceci est le trait que l'arc de la proscription décoche le premier!—Tu éprouveras combien le pain de l'étranger est âpre à la bouche, et combien c'est un rude effort que de monter et de descendre l'escalier d'autrui!»
Béatrice interrompt son amant dans le récit de son infortune, de ses exils et de ses asiles.
«Change de pensée,» lui dit-elle, «et songe que je m'approche de celui qui soulage de toute iniquité et de toute injure.
«Et regarde au-dessus de toi, car le paradis n'est pas seulement dans mes yeux.»
«Et comme, à mesure que l'homme sent plus de satisfaction à bien faire, il s'aperçoit de jour en jour que sa vertu s'accroît en lui,—ainsi m'aperçus-je que la circonférence du ciel sous lequel je planais s'était élargie devant moi et m'offrait ses prodigieuses extases!»
XXIV
Après ces belles strophes Dante retombe dans les plus singulières trivialités de style, faisant figurer par les danses des âmes heureuses les lettres de l'alphabet.
Or d, or i, or l in sue figure.
Puis il décrit des contredanses des voyelles et des consonnes; puis des lueurs descendant comme des lampions pour couronner un m et s'y reposer en chantant; puis un bec qui parle et qui dit io et mio, je et moi, pendant que dans sa pensée il y avait noi et nostro, nous et notre; puis des images bénies, qui entr'ouvrent leurs cils et qui battent des ailes; puis des stances descriptives aussi neuves et aussi resplendissantes que celles-là sont opaques et grotesques, telles que ce début du vingtième chant:
«Quand l'astre qui allume de ses splendeurs le monde descend de notre hémisphère et qu'il éteint le jour sur tous nos horizons, le ciel, qui tout à l'heure ne s'embrasait que de ses reflets, redevient tout à coup transparent de plusieurs lumières, parmi lesquelles une seule resplendit entre toutes. Ainsi il me sembla entendre le murmure d'un fleuve dont l'écume étincelle en courant de rocher en rocher, en témoignant de l'inépuisable fécondité de sa source; et de même que le son prend sa forme et sa note dans le cou de la harpe, et de même que l'air sonore s'insinue par les trous du chalumeau attaché à la musette, ainsi ce murmure du fleuve monta par le cou de l'aigle comme s'il eût été creux; et là il devint voix, et de son bec sortirent des paroles telles que les attendait mon cœur, où je les écrivis!» etc., etc.
Le mysticisme ici submerge la poésie. Tout ce qu'on peut comprendre, c'est que tantôt le poëte exalte, tantôt il objurgue les ordres monastiques, dont «les membres,» dit-il grossièrement, «jadis maigres et les pieds nus,
«Couvrent maintenant leurs palefrois de leurs vastes manteaux fourrés, en sorte que sous une même peau cheminent deux bêtes:
«Si che due bestie van' sott' una pelle!»
Des perles qui parlent se présentent à lui, et il entend des paroles saintes dans l'intérieur de leurs écailles. Elles l'entretinrent des vices des moines. Il retrouve tout à coup sa palette d'amant en revoyant Béatrice.
«Comme l'oiseau parmi les feuilles dont il aime l'ombre, étendu sur le nid de ses deux nouveau-nés pendant la nuit qui nous voile toute chose, pour jouir de la vue de ses chers petits, et pour chercher la nourriture dont il les embecque, soins qui lui font trouver douces les plus dures fatigues, devance l'heure matinale sur la plus haute branche nue et attend avec une ardente impatience le soleil, regardant fixement le côté où l'aube se lève...»
C'est par ces vers qu'il prélude à l'apparition de la Vierge Marie, à laquelle il chante, dans le vingt-troisième chant, un Te Deum de l'amour. La maternité y est peinte dans un divin tercet:
«Comme un petit enfant qui tend encore ses bras vers sa mère après qu'il en a épuisé le lait, attiré vers elle par la puissance de l'amour qui émane du dedans jusqu'au dehors!»
Le mysticisme se change ensuite en véritable délire. Les feux conversent, les flammes chantent; le poëte lui-même, interrogé sur la foi, répond des choses plus dignes du pédantisme de l'école que des évidences célestes dans lesquelles il nage. «La foi,» dit-il, «est la substance des choses espérées et l'argument des choses invisibles, et cela en vérité me paraît la quidité, l'essence de la foi; et de cette foi il convient de syllogiser, sans en avoir d'autre vue, puisque l'intention y tient lieu de preuve. Et ce syllogisme-là conclut en moi avec tant de subtilité que toute autre démonstration me paraît stupide.» Il part de là pour chanter le Credo de la Trinité dans ces trois vers:
«Et je crois en trois personnes éternelles; et je les crois si triples et si une à la fois qu'elles admettent à la fois pour les nommer sunt et est (elles sont ou elle est).»
Ici un poétique orgueil s'empare pindariquement du Dante, et il commence son vingt-cinquième chant par un triomphe anticipé qu'il se décerne à lui-même.
«Si jamais il arrive,» s'écrie-t-il, «que ce poëme sacré, auquel ont mis la main le ciel et la terre, et qui pendant tant d'années m'a exténué de maigreur, triomphe de la cruauté de ma patrie, qui me relègue hors du beau bercail où je dormis petit agneau, ennemi des loups qui lui font la guerre; avec une autre voix alors, avec un autre vêtement reviendra le poëte, et sur les fonts de mon baptême je prendrai la couronne!»
Il décrit, pendant trois autres chants, l'indescriptible nature des Anges, des Trônes, des Séraphins; puis, tout à coup, comme lassé lui-même de ces anatomies de l'invisible, il se retourne contre les arguties de la théologie et les flagelle en vers acerbes.
«Le Christ n'a point dit à son premier cénacle: Allez, et prêchez au monde ces bavardages; mais: Donnez un fondement solide à ma doctrine. Maintenant avec des quolibets et des bouffonneries on s'en va prêcher, et, pourvu qu'on fasse rire, le capuchon s'enfle, et on n'en demande pas davantage! Mais sous le capuchon se niche un tel oiseau que, si le vulgaire le voyait, il verrait aussi la niaiserie de ceux qui s'y fient! C'est de cela que le cochon de saint Antoine s'engraisse, et bien d'autres qui sont pires que des porcs, payant le monde en fausse monnaie!»
Après cette burlesque imprécation il rentre dans les contemplations extatiques du paradis. «Mais,» dit-il, «à ce pas difficile je me sens vaincu plus que ne le fut jamais, à aucun tournant de son poëme, aucun poëte ou tragique ou comique!»
XXV
En effet, jusqu'à la fin du dernier chant, son poëme, sans action, sans drame, et par conséquent sans dénoûment, n'est plus qu'un éblouissement d'étincelles, de feux, de flammes, de lueurs, d'ailes, de fleurs volantes, de trinités lumineuses, resplendissantes dans une seule étoile, de visages rayonnants d'auréoles, de cercles inférieurs se fondant dans d'autres cercles supérieurs, comme les plans superposés de bienheureux échelonnés par tous les peintres d'apothéoses dans les dômes des cathédrales; saint Bernard, la Vierge Marie, Rachel, Sara, Rebecca, Judith, saint Jean, saint Benoît, saint Augustin, saint Pierre, sainte Anne, Ésaü, Jacob, Moïse, sainte Lucie, patronne de Palerme, y chantent des Hosanna éternels. La tête du poëte se trouble, les paroles lui manquent; il compare lui-même l'anéantissement de son esprit:
«À la neige qui fond et se distille au soleil, au vent qui expire dans les feuilles légères et immobiles, aux oracles de la sibylle qui se perdent dans leur obscurité. Je vis,» ajoute-t-il, «tout ce que l'univers renferme relié en un volume par l'amour.»
Enfin il discerne, dit-il: «Dans la profonde et lumineuse substance d'un haut foyer, trois cercles de trois nuances et d'une même surface. Et l'une par l'autre paraissait se réfléchir comme Iris dans une autre Iris, et le troisième ressemblait à un feu qui rayonne également d'ici et de là!
«Et je voulais voir, ajoute-t-il, comment l'image s'adapte au cercle et comment elle s'y incorpore. Mais déjà l'amour, qui donne le mouvement au soleil et aux étoiles, tournait mon désir et mon velle (ma volonté) comme une roue qui circule sous une impulsion universelle.»
XXVI
Et ainsi finit par ce dernier vers le triple poëme, comme le rêve d'un théologien qui s'est endormi dans un cloître aux fumées de l'encens et aux chants du chœur, et à qui son imagination représente en songe les images incohérentes des tableaux de sacristie qu'il regardait sur les murailles en s'endormant.
Que l'Italie et la France du dix-neuvième siècle s'extasient à froid sur ces peintures monacales d'un paradis du treizième siècle; que le fanatisme du moyen âge compare de telles conceptions et une telle langue aux conceptions élyséennes ou chrétiennes d'Homère, de Virgile, du Tasse, de Milton, de Fénelon, de Pétrarque, de Klopstock même dans sa Messiade, nous ne le comprenons que dans ceux qui jugent sur parole, et qui ne se sont pas donné, comme nous, la tâche rude de suivre vers à vers, pendant quatre-vingt-seize chants, ce rêveur immortel dans cet égarement mystique de son incontestable génie.
Quant à nous, lecteur de bonne foi et sans prévention, nous répétons hardiment en finissant ce que nous avons dit en commençant: sublime poëte, déplorable poëme, mais impérissable monument de l'esprit humain!
Ce monument, qu'il faudra compulser sans cesse toutes les fois qu'on voudra étudier, pour s'y modeler soi-même, l'empreinte d'un puissant génie d'expression dans une langue qui tient plus du Titan que de l'homme, n'est point un monument de conception, mais un monument de style. Le style, en effet, n'a été, ni avant, ni après, ni dans les vers, ni dans la prose, élevé par personne à une plus forte saillie sculpturale, à une plus éclatante couleur pittoresque, à une plus énergique concision lapidaire que dans les chants du Dante. Un mot est un bloc taillé en statue, d'un seul geste, par ce sculpteur de paroles; un coup de pinceau est un tableau vivant, où rien ne manque, parce que l'image frappe, vit et remue sur la toile de ce coloriste d'idées; chaque pensée tombe proverbe de chaque vers en sortant de cet esprit ou de ce cœur dont le contre-coup, aussi puissant que le coup du balancier sur le métal, frappe en monnaie ou en médaille tout ce qui passe par sa pensée d'airain. Pascal n'est pas plus profond, Bossuet n'est pas plus saillant, Platon n'est pas plus éthéré, Homère n'est pas plus resplendissant, Virgile n'est pas plus sonore, Théocrite n'est pas plus gracieux, Pétrarque n'est pas plus féminin, Eschyle n'est pas plus tragique; mais tout cela par moment, par pages, par demi-pages, par filons d'or ou de diamants, dans une mine de sable, de scories, et quelquefois de fange. Ce style me rappelle à chaque instant ce buste inachevé de Brutus, par Michel-Ange, compatriote du Dante, dans la galerie de Florence, bloc de marbre dont le ciseau effréné de l'artiste, en emportant à grandes déchirures le marbre, a fait un chef-d'œuvre, mais n'a pu faire un visage.
XXVII
Certes les Italiens ont raison de se glorifier d'avoir produit ce Titan de la poésie, qui, en jetant derrière lui les cailloux du patois toscan, en a fait la divine langue de l'Étrurie. Nous convenons même avec eux, et plus qu'eux, qu'il est malheureux pour leur littérature moderne que les poëtes qui sont venus après le Dante, tels que Tasse, Pétrarque, Arioste et leurs disciples, ne se soient pas collés davantage sur les traces du poëte de la Divine Comédie pour conserver à leur langue l'énergie un peu fruste, mais plus simple et plus latine, de sa diction.
Mais nous ne conviendrons jamais que la Divine Comédie soit une épopée comparable aux épopées antiques de l'Inde, de la Perse, de la Grèce, de Rome, de l'Italie elle-même, deux siècles après le Dante. Les antiquaires de style ont quelquefois les mêmes superstitions et les mêmes préventions que les antiquaires de monuments. Dante est une merveilleuse antiquité, mais il n'est pas à lui seul le génie italien.
Une nation qui a produit après lui, par la main du Tasse, un poëme épique moins irréprochable, mais plus enchanteur que l'Énéide; une nation qui a produit, par la main de l'Arioste, le plus immortel caprice de génie qui ait jamais déridé la muse sévère de l'épopée; une nation qui a produit, dans un homme plus grand qu'eux tous, dans Pétrarque, le Platon de l'amour céleste et de l'amour humain en un seul homme, pour faire parler à la fois à la piété, à l'imagination et au cœur, leurs trois idiomes surhumains, dans des vers qui ne furent et qui ne seront jamais chantés que dans le ciel; une telle nation est ingrate envers ses autres enfants en voulant être trop reconnaissante envers un seul. Dante fut l'aîné, mais il n'a pas emporté avec lui tout l'héritage. Nous le démontrerons bientôt en traitant de l'Arioste, de Machiavel, du Tasse, de Pétrarque et des grands écrivains italiens de notre siècle, et en cela nous croirons faire une œuvre de piété filiale envers cette Italie que nous reconnaissons comme la mère du génie moderne européen.
Elle a des Galilée pour philosophes, des Machiavel pour historiens, des Tasse pour poëtes épiques, des Arioste pour poëtes chevaleresques, des Pétrarque pour poëtes mystiques, des Dante pour poëtes créateurs de langue; mais, quoi qu'elle en dise, et quoi que redisent après elle les fanatiques engoués de la scolastique, elle n'a dans la Divine Comédie qu'une apocalypse de génie rêvée dans Patmos et écrite dans Florence, par le saint Jean du moyen âge, avec la plume de l'aigle toscan.
Lamartine.