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Cours familier de Littérature - Volume 04

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L'hiver, redoublant ses ravages,
Désole nos toits et nos champs;
Les oiseaux sur d'autres rivages
Portent leurs amours et leurs chants.
Mais le calme d'un autre asile
Ne les rendra pas inconstants;
Les oiseaux que l'hiver exile
Reviendront avec le printemps.

À l'exil le sort les condamne,
Et plus qu'eux nous en gémissons!
Du palais et de la cabane
L'écho redisait leurs chansons.
Qu'ils aillent d'un bord plus tranquille
Charmer les heureux habitants.
Les oiseaux que l'hiver exile
Reviendront avec le printemps.

Oiseaux fixés sur cette plage,
Nous portons envie à leur sort.
Déjà plus d'un sombre nuage
S'élève et gronde au fond du nord.
Heureux qui sur une aile agile
Peut s'éloigner quelques instants!
Les oiseaux que l'hiver exile
Reviendront avec le printemps.

Ils penseront à notre peine,
Et, l'orage enfin dissipé,
Ils reviendront sur le vieux chêne
Que tant de fois il a frappé.
Pour prédire au vallon fertile
De beaux jours alors plus constants,
Les oiseaux que l'hiver exile
Reviendront avec le printemps.

Le Marquis de Carabas et la Marquise de Pretintailles, deux petits pamphlets à double but, l'un de dérider la bourgeoisie, l'autre de désinféoder le paysan, sont restés des proverbes de gaieté et de comique dans l'oreille du peuple. Les prétentions surannées de la noblesse, exagérées par le pinceau d'un autre Molière, y sont livrées à la risée de la multitude comme des tartufes de vanité.

Le poëte s'élève dans la chanson du Dieu des bonnes gens jusqu'à des hauteurs lyriques; la patrie humiliée frémit dans ces vers:

Il est un Dieu: devant lui je m'incline,
Pauvre et content, sans lui demander rien.
De l'univers observant la machine,
J'y vois du mal, et n'aime que le bien.
Mais le plaisir à ma philosophie
Révèle assez des cieux intelligents.
Le verre en main, gaîment je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

Dans ma retraite, où l'on voit l'indigence,
Sans m'éveiller, assise à mon chevet,
Grâce aux amours, bercé par l'espérance,
D'un lit plus doux je rêve le duvet.
Aux dieux des cours qu'un autre sacrifie!
Moi, qui ne crois qu'à des dieux indulgents,
Le verre en main, gaîment je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

Un conquérant, dans sa fortune altière,
Se fit un jeu des sceptres et des lois,
Et de ses pieds on peut voir la poussière
Empreinte encor sur le bandeau des rois.
Vous rampiez tous, ô rois qu'on déifie!
Moi, pour braver des maîtres exigeants,
Le verre en main, gaîment je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

Dans nos palais, où, près de la Victoire,
Brillaient les arts, doux fruits des beaux climats,
J'ai vu du Nord les peuplades sans gloire
De leurs manteaux secouer les frimas.
Sur nos débris Albion nous défie;
Mais les destins et les flots sont changeants:
Le verre en main, gaîment je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

On regrette seulement dans ces beaux vers que le refrain, sans rapport avec la pensée, vienne terminer la strophe, qui serait une ode, et qui redevient ainsi malheureusement un couplet. Quelle logique y a-t-il entre l'Empire qu'on pleure en larmes épiques et le dieu des bonnes gens auquel on se confie gaîment? C'est le vice du genre, et c'est en même temps sa trop grande facilité; le refrain remplace le coup de massue que doit frapper l'ode à la fin de la strophe.

XI

Le Retour dans la patrie, élégie chantée par un soldat ou un proscrit, n'a pas ce vice. Le refrain y est le cri de l'amour de la patrie à l'aspect du rivage paternel:

Qu'il va lentement le navire
À qui j'ai confié mon sort!
Au rivage où mon cœur aspire
Qu'il est lent à trouver un port!
France adorée!
Douce contrée!
Mes yeux cent fois ont cru te découvrir.
Qu'un vent rapide
Soudain nous guide
Aux bords sacrés où je reviens mourir.
Mais enfin le matelot crie:
Terre! terre! là-bas, voyez!
Ah! tous mes maux sont oubliés.
Salut à ma patrie!

Oui, voilà les rives de France;
Oui, voilà le port vaste et sûr,
Voisin des champs où mon enfance
S'écoula sous un chaume obscur.
France adorée!
Douce contrée!
Après vingt ans enfin je te revois!
De mon village
Je vois la plage,
Je vois fumer la cime de nos toits.
Combien mon âme est attendrie!
Là furent mes premiers amours;
Là ma mère m'attend toujours.
Salut à ma patrie!

Au bruit des transports d'allégresse
Enfin le navire entre au port.
Dans cette barque où l'on se presse,
Hâtons-nous d'atteindre le bord.
France adorée!
Douce contrée!
Puissent tes fils te revoir ainsi tous!
Enfin j'arrive,
Et sur la rive
Je rends au Ciel, je rends grâce à genoux.
Je t'embrasse, ô terre chérie!
Dieu! qu'un exilé doit souffrir!
Moi, désormais je puis mourir.
Salut à ma patrie!

Il est impossible de ne pas remarquer combien l'art exquis du poëte sait contenir comme un paysagiste un grand horizon dans le petit cadre de ses couplets! La nécessité d'abréger le rend précis: il a peu de notes, mais il frappe toujours sur la note juste, et la brièveté ajoute à la force du sentiment.

XII

La chanson de la Sainte Alliance des peuples est moins une chanson qu'un chant; j'y trouve une grande analogie de principes politiques avec la Marseillaise de la paix, chant lyrique que je composai après lui sur le même thème, mais qui n'avait pas les ailes de la musique pour le porter aux oreilles des peuples. Il y a d'ailleurs dans cette chanson de Béranger un accent de bonhomie, et on dirait presque de vieillesse anticipée, qui donne bien plus de charme et bien plus de persuasion populaire à sa philosophie. Écoutez! vous croiriez entendre Platon politique devenu chansonnier pour apostoliser le peuple d'Athènes:

J'ai vu la Paix descendre sur la terre,
Semant de l'or, des fleurs et des épis;
L'air était calme, et du dieu de la guerre
Elle étouffait les foudres assoupis.
«Ah! disait-elle, égaux par la vaillance,
Français, Anglais, Belge, Russe ou Germain,
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.

«Pauvres mortels, tant de haine vous lasse;
Vous ne goûtez qu'un pénible sommeil.
D'un globe étroit divisez mieux l'espace:
Chacun de vous aura place au soleil.
Tous, attelés au char de la puissance,
Du vrai bonheur vous quittez le chemin.
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.

«Chez vos voisins vous portez l'incendie;
L'aquilon souffle, et vos toits sont brûlés;
Et, quand la terre est enfin refroidie,
Le soc languit sous des bras mutilés.
Près de la borne où chaque État commence
Aucun épi n'est pur de sang humain.
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.

«Des potentats, dans vos cités en flammes,
Osent, du bout de leur sceptre insolent,
Marquer, compter et recompter les âmes
Que leur adjuge un triomphe sanglant.
Faibles troupeaux, vous passez sans défense
D'un joug pesant sous un joug inhumain.
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.

«Que Mars en vain n'arrête point sa course:
Fondez les lois dans vos pays souffrants;
De votre sang ne livrez plus la source
Aux rois ingrats, aux vastes conquérants.
Des astres faux conjurez l'influence;
Effroi d'un jour, ils pâliront demain.
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.»

Les vers sont de cette correction classique et de cette sobriété vigoureuse qui caractérisent les chefs-d'œuvre du dix-septième siècle; la bonhomie y est sincère, mais elle y est habile: elle retourne contre la Restauration impuissante et contre les rois de l'Europe coalisés les calamités de la guerre dont son héros n'était certes pas innocent.

XIII

Les Enfants de la France, à peu près de la même date, sont un cri consolateur de patriotisme qui relève par la main de la poésie la patrie de sa prostration d'un jour.

Reine du monde, ô France! ô ma patrie!
Soulève enfin ton front cicatrisé;
Sans qu'à tes yeux leur gloire en soit flétrie,
De tes enfants l'étendard s'est brisé....

De tes grandeurs tu sus te faire absoudre,
France, et ton nom triomphe des revers.
Tu peux tomber, mais c'est comme la foudre,
Qui se relève et gronde au haut des airs....

Le Vieux Drapeau tricolore est la complainte héroïque du soldat désarmé de la République et de l'Empire.

Il est caché sous l'humble paille
Où je dors pauvre et mutilé,
Lui qui, sûr de vaincre, a volé
Vingt ans de bataille en bataille!
Chargé de lauriers et de fleurs,
Il brilla sur l'Europe entière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs?

Ce drapeau payait à la France
Tout le sang qu'il nous a coûté;
Sur le sein de la Liberté
Nos fils jouaient avec sa lance.
Qu'il prouve encore aux oppresseurs
Combien la gloire est roturière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs?

Son aigle est resté dans la poudre,
Fatigué de lointains exploits.
Rendons-lui le coq des Gaulois:
Il sut aussi lancer la foudre.
La France, oubliant ses douleurs,
Le rebénira, libre et fière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs?

Las d'errer avec la Victoire,
Des lois il deviendra l'appui.
Chaque soldat fut, grâce à lui,
Citoyen aux bords de la Loire.
Seul il peut voiler nos malheurs:
Déployons-le sur la frontière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs?

Mais il est là, près de mes armes:
Un instant osons l'entrevoir.
Viens, mon drapeau! viens, mon espoir!
C'est à toi d'essuyer mes larmes.
D'un guerrier qui verse des pleurs
Le Ciel entendra la prière.
Oui, je secouerai la poussière
Qui ternit tes nobles couleurs!

Ici le refrain n'a rien de banal ou de pastiche, comme dans tant d'autres de ses meilleures chansons. Il sort du sujet, il en fait partie; sa répétition même lui donne de la force; c'est le cri de guerre comprimé dans la poitrine du soldat, c'est le cri du peuple, c'est la clameur du chœur antique qui semble répondre aux larmes du vétéran. L'habileté du poëte d'opposition n'y est pas moins sensible que dans les chansons précédentes; car, en face du drapeau blanc qui règne par la paix, le cri de la gloire devient un cri séditieux. Derrière le rideau il y a un tribun dans le soldat, dans le peuple, dans le poëte.

XIV

L'audace de Béranger s'accroît avec le succès.

La chanson de Louis XI est plus qu'un cri séditieux, c'est une invective sanglante, disons-le, injuste contre le vieux roi libéral, Louis XVIII, à qui sa vieillesse et ses infirmités mêmes sont imputées à crime. Ce sont des villageois qui parlent:

Notre vieux roi, caché dans ces tourelles,
Louis, dont nous parlons tout bas,
Veut essayer, au temps des fleurs nouvelles,
S'il peut sourire à nos ébats.

Quand sur nos bords on rit, on chante, on aime,
Louis se retient prisonnier:
Il craint les grands, et le peuple, et Dieu même;
Surtout il craint son héritier.

Voyez d'ici briller cent hallebardes
Aux feux d'un soleil pur et doux.
N'entend-on pas le Qui vive des gardes
Qui se mêle au bruit des verrous?

Il vient! il vient! Ah! du plus humble chaume
Ce roi peut envier la paix.
Le voyez-vous, comme un pâle fantôme,
À travers ces barreaux épais?

Dans nos hameaux quelle image brillante
Nous nous faisions d'un souverain!
Quoi! pour le sceptre une main défaillante!
Pour la couronne un front chagrin!

Malgré nos chants il se trouble, il frissonne;
L'horloge a causé son effroi.
Ainsi toujours il prend l'heure qui sonne
Pour un signal de son beffroi.

Mais notre joie, hélas! le désespère:
Il fuit avec son favori.
Craignons sa haine, et disons qu'en bon père
À ses enfants il a souri.

Or le favori était le bourreau!

Qu'on se figure jusqu'à quelle ébullition de haine ou de mépris de pareils chants, insaisissables par la loi, trop saisissables par l'allusion, portaient l'opinion d'un peuple irritable et illettré, qui voyait un Louis XI dans son roi et un bourreau dans M. de Martignac. Aussi l'opinion personnifiée et incriminée dans Béranger, son organe et son provocateur, commençait-elle à être poursuivie dans les tribunaux. Mais les emprisonnements du poëte donnaient des ailes plus fortes à ses chants. La chanson devenait tragédie!

Plus le dénoûment approchait, plus Béranger ravivait le bonapartisme par la gloire; ses chansons sur Sainte-Hélène ont l'accent d'un remords national qui ronge la conscience d'un peuple découronné.

Peut-être il dort ce boulet invincible
Qui fracassa vingt trônes à la fois.
Ne peut-il pas, se relevant terrible,
Aller mourir sur la tête des rois?
Ah! ce rocher repousse l'espérance:
L'aigle n'est plus dans le secret des dieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France:
La main d'un fils me fermera les yeux.

Il fatiguait la Victoire à le suivre;
Elle était lasse: il ne l'attendit pas.
Trahi deux fois, ce grand homme a su vivre.
Mais quels serpents enveloppent ses pas!
De tout laurier un poison est l'essence;
La mort couronne un front victorieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France:
La main d'un fils me fermera les yeux.

Dès qu'on signale une nef vagabonde:
«Serait-ce lui? disent les potentats;
Vient-il encor redemander le monde?
Armons soudain deux millions de soldats.»
Et lui, peut-être accablé de souffrance,
À la patrie adresse ses adieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France:
La main d'un fils me fermera les yeux.

Grand de génie et grand de caractère,
Pourquoi du sceptre arma-t-il son orgueil?
Bien au-dessus des trônes de la terre
Il apparaît brillant sur cet écueil.
Sa gloire est là comme le phare immense
D'un nouveau monde et d'un monde trop vieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France!
La main d'un fils me fermera les yeux.

Bons Espagnols, que voit-on au rivage?
Un drapeau noir! Ah! grand Dieu, je frémis!
Quoi! lui mourir! Ô Gloire! quel veuvage!
Autour de moi pleurent ses ennemis.
Loin de ce roc nous fuyons en silence;
L'astre du jour abandonne les cieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France:
La main d'un fils me fermera les yeux.

Indépendamment de la magnificence du style, vous voyez avec quelle diplomatie d'instinct le poëte des oppositions combinées associe des regrets de république à des glorifications de conquête. Comment le peuple, mauvais historien, pouvait-il faire ce triage et séparer la République de l'Empire dans ses vœux contre la Restauration? Son poëte lui-même lui jetait la poussière dans les yeux. Il devait s'y tromper un jour.

Aussi 1830 ne tarda-t-il pas à emporter le trône des Bourbons. Certes les saccades de gouvernail données par Charles X à sa politique et le coup d'État des ordonnances contre la Charte furent l'occasion trop légitime offerte aux oppositions pour renverser ce trône dans le sang; mais on a dit avec raison que les chansons de Béranger ont été les cartouches du peuple pendant le combat des trois journées de Juillet.

XV

Ici le rôle du poëte change tout à coup: il devient homme d'État. Ajoutons, à la gloire de son caractère et de son génie, qu'il fut, d'après le témoignage universel, le seul homme d'État de ce coup de feu. Fut-il également inspiré le lendemain? C'est ce que nous allons voir.

Béranger avait renversé un trône; mais à peine ce trône était-il en poudre qu'il en reconstruit et en élève un autre. Ce trône d'expédient ne fut ni celui de Napoléon, son héros, ni celui de l'héritier naturel de la couronne, la victime des trois jours; ce fut le trône du duc d'Orléans. Ainsi, la république? il l'écarta après l'avoir appelée; l'empire? il le répudia après l'avoir provoqué; l'héritier naturel? l'orphelin? il le déshérita sans avoir aucun crime à reprocher à un berceau; la monarchie? il la rappela en toute hâte après l'avoir décréditée: trois inconséquences étranges dont nous lui avons souvent demandé compte dans nos conversations seul à seul aux pieds des chênes du bois de Boulogne.

Ici nous le laisserons parler lui-même avec autant de fidélité que notre mémoire, aidée de quelques notes prises au crayon sur le fait, peut donner d'exactitude et de littéralité à ses paroles.

XVI

Mais disons d'abord comment je l'ai connu.

On voit assez par ce qui précède que je n'étais nullement prédisposé, par mes antécédents si contraires aux siens, à le rechercher, encore moins à l'aimer. Personne peut-être en France n'avait déploré plus amèrement et plus prophétiquement que moi la révolution de 1830. Je n'avais pas moins déploré la construction illogique et inopinée d'un trône de rechange qui ne portait sur aucun principe, mais qui portait sur de justes mécontentements. Ce n'était pas un intérêt personnel qui me faisait répugner à ce trône de 1830; au contraire, j'aurais pu m'y faire de fête, comme on dit en langage vulgaire. Je n'avais pas trempé dans la congrégation, sorte de ligue sacrée et sourde qui se nouait derrière l'autel et qui s'assurait mutuellement les importances du gouvernement. Je m'étais absolument refusé à la confiance et à la faveur de M. de Polignac: j'aimais sa personne, je plaignais ses hallucinations, je voyais avec la certitude de l'évidence sa catastrophe. Je connaissais l'auguste famille d'Orléans, j'honorais ses vertus privées, je ne croyais pas à la conspiration; mais je voyais avec regret, comme je l'ai dit plus tard, que, si ce prince ne conspirait pas, sa situation conspirait. Or il n'était pas suffisamment innocent, selon moi, de laisser conspirer même sa situation. Il fallait s'abstenir, s'éloigner, se laver les mains des fautes; mais, aux jours des revers, il fallait être le plus fidèle sujet d'un roi d'autant plus roi qu'il était plus découronné; il fallait être le plus fidèle tuteur d'un pupille d'autant plus inviolable qu'il était plus orphelin et plus abandonné!

J'avais donc résisté inflexiblement, le lendemain de la révolution de Juillet, à toutes les avances du prince nouveau et à son gouvernement, qui m'offraient avec instance un rôle dans le drame. J'avais même cessé avec scrupule de voir le roi que je ne pouvais en conscience ni approuver ni servir. Je m'étais retiré de toutes fonctions diplomatiques; je m'étais fermé résolument, quoique à regret, toute carrière; j'avais voyagé, puis j'étais rentré dans mon pays: j'y avais été nommé député indépendant, pour débattre les intérêts de la nation. Sans lien avec le gouvernement, sans affiliation avec les oppositions dynastiques et antidynastiques, je m'étudiais à l'éloquence par les beaux exemples que j'avais sous mes yeux dans les Chambres; je cultivais la poésie dans les intervalles, ou j'écrivais l'histoire pour bien comprendre la politique dont elle est l'interprète.

XVII

Je venais de publier l'Histoire des Girondins. Accoutumé aux alternatives presque régulières de gloriole et de revers qui marquent la carrière des poëtes, des écrivains, des politiques, je doutais encore du succès de l'Histoire des Girondins. La publication datait à peine de trois jours quand je reçus une lettre très-inattendue de Béranger.

Cette lettre, la première que je décachetais depuis la publication du livre, respirait un enthousiasme grave et profond qui faisait encore vibrer le papier sous la main du patriote. Elle était longue; elle contenait des maximes et des considérations d'homme d'État; elle me prophétisait je ne sais quelles destinées grandioses trompées depuis. J'ai encore cette lettre; je la chercherai à loisir dans l'innombrable archive d'opinions diverses que trente ans de littérature, de tribune, de politique, ont accumulée dans mes portefeuilles, et je la donnerai aux éditeurs de la correspondance de Béranger.

J'avoue que cette lettre de l'oracle du passé, qui pouvait bien être aussi l'oracle de l'avenir, me fut une satisfaction de cœur et d'esprit supérieure à tout le retentissement de cette histoire. Les hommes de génie ont l'oreille fine, ils entendent de loin venir la postérité; on peut se fier à eux quand ils parlent pour elle.

Cette lettre de Béranger sur les Girondins me rappela tout à coup une lettre de M. de Talleyrand sur les Méditations poétiques, lettre plus étonnante encore et plus littérairement prophétique. Les Méditations avaient paru le soir du 13 mars 1820. Le lendemain matin, à mon réveil, on m'apporta une lettre du prince de Talleyrand à une femme de ses amies, qui lui avait prêté le livre la veille. Ce billet était daté de cinq heures du matin; le prince, que l'on aurait supposé si peu susceptible d'une impression poétique et d'une insomnie littéraire, disait à son amie «qu'il n'avait pas dormi avant d'avoir lu le volume, et qu'un poëte était né cette nuit.»

M. de Talleyrand et Béranger, deux hommes si semblables d'esprit, si divers de caractères, parrains de mon avenir!... Je fus frappé et je le suis encore; je fus même tenté de croire à leur don prophétique. Je n'y crois plus: toutes mes gloires ont menti, ainsi que toutes mes fortunes; mais je croirai toujours à leur amitié.

XVIII

Quelque temps après, je m'informai de la demeure de Béranger, et j'allai visiter l'oracle.

Béranger demeurait alors à Passy, dans une jolie maisonnette de faubourg, à l'extrémité de la rue Vineuse. Cette rue était attenante à ces vastes terres labourées et creusées d'ornières qui s'étendent entre le village de Passy et les lisières du bois de Boulogne. La demeure de Béranger n'avait rien d'indigent; au contraire, une élégante propreté d'appartements et de meubles; une femme âgée et gracieuse qu'on entrevoyait sous la tonnelle de lilas d'un petit jardin; une belle jeune fille, plus semblable à une pupille qu'à une servante, qui ouvrait la porte; un chien caressant sur l'escalier, des oiseaux en cage à la fenêtre, des fleurs sur la cheminée: tout respirait un air de Charmettes de J.-J. Rousseau plutôt que la sordidité d'une maison de faubourg. On voyait que c'était là une existence étroite, mais une existence qui s'était bornée elle-même par modération et non par dénûment, une indigence philosophique en un mot.

XIX

Je fus accueilli dans cette retraite avec une simplicité de cœur et avec un naturel de manières qui doublait le prix de l'accueil; aucun compliment, aucun embarras, aucune de ces cérémonies feintes et fastidieuses qui retardent la familiarité entre deux hommes décidés d'avance à s'aimer. Nous eûmes l'air de deux amis qui reprennent sans préambule le lendemain la conversation de la veille. Rien sur nos antécédents opposés, rien sur nos opinions, rien sur nos ouvrages: tout le passé resta sous-entendu entre nous.

Je me retirai ravi d'avoir trouvé un homme là où je ne m'attendais qu'à voir un génie. Je pouvais me figurer en sortant que je sortais d'un de ces presbytères de campagne où j'allais si souvent, dans mon enfance, visiter quelque aimable curé de village, voisin de mon père. Béranger, au costume près, rappelait complétement l'extérieur et la rondeur d'un de ces hommes noirs des champs, nichés comme l'hirondelle sous le clocher. Je m'aperçus que je lui avais plu aussi, et que la sincérité de mon attrait pour lui avait promptement prévalu, dans son esprit si scrutateur, sur les ombrages que la naissance, la fortune, les opinions, les prétentions supposées devaient lui avoir inspirés contre moi. À dater de ce jour, tantôt chez lui, tantôt chez moi, nous ne cessâmes pas de nous voir et nous commençâmes à nous aimer.

XX

Cette amitié devint plus étroite et ces visites plus fréquentes à mesure que les circonstances politiques devinrent plus menaçantes pour le gouvernement de Louis-Philippe, et que les crises, dont ce gouvernement et la France étaient agités par l'ambition des orateurs et des écrivains dont ce gouvernement était l'ouvrage, se rapprochèrent davantage d'un tragique et inévitable dénoûment.

On a vu que la royauté de 1830 était à son origine aussi antipathique à mon cœur qu'à ma raison; à tort ou à droit, je ne croyais ni à son titre, ni à son utilité, ni à sa durée; mais puisque la France, qui a tous les droits, l'avait adoptée, et puisque le pire des gouvernements est d'être sans gouvernement, je ne conspirais pas contre cette royauté; je la subissais en bon citoyen qui ne veut pas, pour des préférences ou pour des répugnances, précipiter son pays dans l'anarchie et l'Europe dans une mer de sang. Le roi m'avait fait appeler déjà deux fois pour vaincre ma résistance et pour me séduire. Il avait employé, avec l'habileté qui lui était naturelle, tout ce qui peut toucher le cœur, convaincre l'esprit, flatter l'amour-propre, griser l'ambition; tout, jusqu'aux confidences les plus abandonnées, jusqu'aux prières, et, le croira-t-on? jusqu'aux larmes de situation, en pressant mes deux mains dans les siennes.

J'étais resté respectueux, ému, mais inébranlable.

«Je ne juge pas votre conduite en 1830, lui avais-je répondu: votre conscience est votre seul juge. Vous pouvez avoir cru que votre royauté était nécessaire pour sauver votre patrie; mais il n'y a que vous en France qui ayez le droit de vous croire nécessaire; quant à nous, simples et obscurs citoyens, ces sacrifices de nous-mêmes et ces sacrifices de notre famille ne nous sont jamais commandés. Nous pouvons donc rester fidèles à nos sentiments et à nos convictions sans nuire au pays; mes sentiments et mes convictions sont également opposés à ce qui a été fait par votre parti et accepté par vous en juillet 1830. Je ne puis donc à aucun prix me rallier à votre gouvernement autrement qu'en votant et en parlant à la Chambre dans l'intérêt impartial de mon pays. C'est le rôle ingrat que j'y ai pris et que je suis résolu à y tenir. Vous m'avez touché par votre éloquence; vous seriez un orateur très-éminent et très-persuasif dans les conseils de votre pays, si vous n'étiez pas son roi; mais vous ne m'avez pas convaincu. Je vous admire comme homme et je vous plains comme roi. Restons chacun ce que nous sommes: vous sur ce trône auquel vous vous êtes condamné; moi dans l'obscurité, mon seul apanage et mon seul devoir. Je n'attaquerai pas votre gouvernement; je pourrai même avoir à le défendre comme volontaire de l'ordre, mais je ne m'y rallierai jamais par un intérêt.»

Ceci fut dit dans les formes indirectes et respectueuses commandées par l'usage à un simple député parlant à un roi.

XXI

Je n'avais pas tardé à défendre en effet presque seul ce gouvernement de raison si déloyalement et si impolitiquement attaqué par ce qu'on a appelé la coalition parlementaire; il n'y avait pas même besoin de l'intérêt évident de l'ordre en France et de la paix en Europe pour me décider à le défendre; il suffisait de l'indignation d'honnête homme.

Cette généreuse indignation était soulevée en moi par cette coalition malséante des hommes de 1815, des hommes de la République, des hommes de l'anarchie et des hommes sortis le plus récemment des conseils de Louis-Philippe, tout courbés sous ses faveurs et devenus tout à coup des Coriolans de ministères ameutant de la voix et du geste les ennemis les plus acharnés de leur prince, et menant la France à l'assaut de cette royauté dont ils étaient les fondateurs. Ce crime contre la bienséance a eu son expiation en 1848; leur gouvernement, miné par eux, est tombé sur eux, hélas! et il est tombé sur moi, innocent, plus que sur eux, coupables. Qu'ils disent ce qu'ils voudront! j'ai fait la république quand il n'y avait plus, grâce à eux, pierre sur pierre dans mon pays; mais ils ne diront pas du moins que j'ai fait la coalition de 1840! À chacun ses œuvres.

XXII

Béranger, en homme honnête et vraiment politique, bien qu'il fût comme moi partisan des grands développements de la liberté et de la charité populaire en France, ne trempa pas de cœur ou du doigt dans cette coalition des ministres de Louis-Philippe contre leur propre trône. Il fut vivement ému de quelques harangues prononcées par moi à la Chambre pour soutenir, au nom de la conscience publique, le ministère de M. Molé contre les assauts des anciens amis du roi, devenus ses plus implacables adversaires.

Il accourut chez moi. «Bravo! me dit-il; jusqu'ici je ne vous croyais qu'un poëte, plus tard je vous ai cru un orateur; à dater de ce jour je vous crois un homme politique. Ces hommes ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font. Ils sapent l'édifice que nous avons construit ensemble, et, quand ils auront réussi, il n'y aura plus de place pour personne. Jugez de leur conduite, puisqu'elle révolte même des républicains comme moi! car le cri de la conscience est au-dessus même des opinions! Continuez, et lavez-vous les mains de leurs coalitions! Ces hommes ne sont pas des Samsons! Ils ne soutiendront pas le toit quand ils auront ébranlé le pilier! Si jamais ils réussissent, vous nous aiderez à sauver le peuple qui est dessous!» Ce furent ses propres paroles; elles eurent des témoins qui parlent encore. Nos liens furent resserrés par cette approbation, et notre relation devint familiarité; plus tard encore elle devint tendresse.

C'est ainsi que j'avais connu Béranger. Revenons à son grand rôle dans la révolution de 1830 et à l'explication qu'il donnait volontiers de ce rôle tant reproché par les impatients de son parti.

«Les révolutions, me dit-il, sont toujours des surprises; voilà pourquoi elles sont si dangereuses. Nous fûmes surpris par les journées de Juillet; nous ne nous attendions pas à tant d'audace et à tant d'étourderie de la part de Charles X. La partie n'était pas liée entre nous; nous étions une (ligue) de mécontents, nous n'étions nullement une conjuration avec un but, un mot d'ordre, un chef nommé d'avance. Les uns étaient des soldats, comme les officiers de la Loire; les autres des républicains, comme Lafayette; ceux-ci des constitutionnels, ceux-là des anarchistes, le plus grand nombre des combattants sortis du pavé et animés par la poudre sans autre but que de verser leur sang pour quelque chose, peu importe quoi! Il y a des heures où le sang a besoin de se répandre généreusement en France: le peuple a plus de sang que d'idées; enfin il y avait les vaniteux, parti inconséquent, immense à Paris, dans l'industrie, le commerce, la banque. Ce parti qui voulait bien substituer son orgueil plébéien au vieil orgueil aristocratique, mais il ne voulait pas élever le peuple à sa hauteur par une égalité périlleuse. Dans cette Babel d'opinions qui se fusillaient dans les rues de Paris, nul n'entendait l'autre. Je sentis qu'une fusillade n'était pas une société, qu'une révolution n'était pas à elle-même son propre but, et qu'il fallait se hâter de lui imposer à elle-même un gouvernement pour qu'elle eût un terme et un nom.

«J'étais lié d'opinions avec tous les hommes principaux de l'opposition et d'amitié plus étroite avec Laffitte. Son hôtel était devenu le quartier général des meneurs et des menés: je m'y rendis pour souffler la paix dans les rues, une idée dans les têtes, une initiative dans les cœurs. J'y vis Thiers, Sébastiani, Mauguin, le duc de Choiseul, Lafayette, Mignet, Benjamin Constant et cent autres. Ils écoutaient les bruits de la rue et ils attendaient pour se décider l'heure du hasard. C'était le conseil de l'hésitation; nul n'osait dire ce qu'il voulait, le plus grand nombre ne le savait pas. Chaque flot du peuple qui pénétrait dans les vastes cours et dans les vestibules de l'hôtel faisait changer, par ses cris de victoire ou de colère, les paroles sur les lèvres des orateurs délibérants. Ma popularité libérale parmi la jeunesse lettrée, mon républicanisme présumé parmi les républicains, mon nom, mes chansons dans la mémoire du peuple, mon costume d'artisan aisé qui coudoie sans l'offusquer la multitude, me faisaient passer, entrer, sortir, acclamer partout. Je ne haranguais pas: ce n'est pas ma manière; chacun me prenant à part dans une embrasure de croisée ou dans une cour pour me demander: Que faut-il faire? Je ne le disais pas, je l'insinuais; je voyais que cette révolution allait se perdre si on ne lui creusait pas vite son lit. Les uns voulaient négocier avec Charles X et se contenter d'un changement de ministère; les autres étaient satisfaits d'une abdication et d'une régence; ceux-ci formaient un gouvernement municipal et provisoire à l'hôtel de ville avec Mauguin; ceux-là exhumaient l'honnête et intrépide Lafayette de ses quarante ans d'obscurité pour exhumer avec lui la république dont il était le symbole; le plus grand nombre flottait sans parti pris dans les rues et sur les places publiques, dans l'ivresse d'une victoire où Paris n'avait gagné qu'un champ de bataille.

«Laffitte, dont j'étais l'oracle et l'ami, était étendu sur un fauteuil, son pied foulé sur un tabouret, écoutant tout le monde, souriant à tous les avis, semant selon son habitude les mots spirituels à l'oreille de l'un et de l'autre, penchant secrètement pour la monarchie et pour le duc d'Orléans, mais n'osant le dire trop haut de peur d'avorter dans un cri de trahison poussé par le peuple.

«Il m'envoyait chercher à chaque instant dans ses jardins ou dans ses cours, pour avoir un conseil ou un appui dans ma personne; il ne craignait pas de se tromper s'il se trompait avec moi: n'étais-je pas la popularité vivante?

«Dépêchez-vous de proclamer la royauté du duc d'Orléans, lui dis-je à l'oreille, accoudé sur le dossier de son fauteuil, sans quoi la révolution ne sera qu'une émeute.

«Je me retirai.

«Dans la nuit, les négociations avec le duc d'Orléans aboutirent à ce que vous savez.

«Le lendemain matin j'étais chez Laffitte quand on commença à jeter le nom du roi futur dans le peuple. Il y eut un frémissement de mauvais augure dans la multitude qui remplissait les cours. Mes amis m'interpellèrent quand je sortis.—Eh quoi! vous aussi, Béranger, vous, républicain, vous nous créez un roi?—Je pris à part les plus échauffés.—Non, leur dis-je, comprenez-moi bien, je ne crée pas un roi, je jette une planche sur le ruisseau! Et je m'en allai.

«Ce ruisseau était de sang, ne l'oubliez pas! Lafayette ne fit-il pas comme moi quelques heures après? Cependant Lafayette était plus engagé que moi avec la république; moi je n'étais engagé qu'avec le peuple.

«On m'aborda de tous côtés dans les rues pour me demander compte de ce qu'ils appelaient mon revirement et mon imprudence.—N'était-ce pas le moment, me disaient-ils, d'abolir la royauté, qui s'était abolie elle-même?—Patience, mes amis, disais-je avec impatience: on n'abolit pas la royauté, on l'use. Allez par degrés à la liberté, si vous ne voulez pas que votre triomphe soit une chute. Cette royauté sera usée avant peu d'années. Quant à moi, je l'ai prise comme un expédient qui vous est utile aujourd'hui, mais je n'en prends pas la responsabilité, et j'en sors avant d'y être entré, pour me conserver libre de la combattre si elle s'arrête ou si elle recule!

«Voilà, mon ami, ajouta-t-il, tout mon rôle dans les journées de 1830: j'ai été le souffleur de l'événement, j'ai laissé la responsabilité aux ambitieux et aux dupes: qu'en pensez-vous?

«—Je pense sincèrement que vous avez eu tort à cette époque, lui dis-je, tort non pas de refaire une monarchie constitutionnelle pour terminer vite la guerre civile par une transaction prompte et souveraine entre tous les partis, mais tort d'avoir pris votre monarchie ailleurs qu'où elle était.

«Rappeler Charles X, vous ne le pouviez pas: c'était vous déclarer vaincus; relever une dynastie napoléonienne, vous ne le pouviez pas: vous n'aviez pas sous la main le rejeton, et l'Europe à ce moment aurait vu dans le rétablissement d'un Napoléon une déclaration de guerre au genre humain à peine pacifié. La République! Elle s'appelait alors terreur; elle n'avait pas montré alors, comme en 1848, qu'elle pouvait être innocente contre les têtes et les propriétés, et qu'elle pouvait se défendre contre les utopies et les démagogismes avec le bras de la France. Le duc d'Orléans! vous ne le deviez pas: pour faire respecter une monarchie vous commenciez par abaisser le monarque, car vous ne lui offriez un trône qu'à la condition de répudier son devoir de prince, de proscrire sa famille et d'éloigner les royalistes. Une telle contradiction entre le nom d'un prince du sang et son rôle de roi révolutionnaire faisait du duc d'Orléans un instrument de parti, votre complice, mais n'en faisait pas un vrai roi. Quelle force vouliez-vous qu'il eût contre les républicains qu'il avait écartés, contre les royalistes qu'il avait offensés, et contre vous-même de qui il avait reçu la couronne par une mauvaise complaisance? Vous vouliez user la royauté en sa personne, vous n'aviez pas besoin de temps pour cela: en un jour vous l'aviez descendue de sa base! Vous n'aviez donc, vous et vos amis, puisque vous reculiez d'effroi, vous n'aviez qu'à couronner l'héritier légitime dans la personne d'un enfant sorti du trône et innocent du règne. Cet enfant était roi de l'ancien régime, vous l'auriez fait roi du nouveau siècle. Une régence, dont vous étiez les conseillers, des Chambres, dont vous étiez les élus, vous garantissaient le gouvernement. L'Europe vous admirait, les royalistes se ralliaient à vous, les constitutionnels vous livraient la Constitution comme à ceux qui avaient su la défendre et la sauver! Vous auriez été vous-même moins populaire pendant trois jours, mais plus approuvé pendant un siècle. Ah! si j'avais cru comme vous, en 1848, qu'il fallait rétablir une royauté, et si j'avais eu dans la main un enfant-roi, héritier légal d'un trône séculaire, un berceau aurait pu être à cette époque une politique! Mais je ne l'ai pas cru.

«—Peut-être avez-vous raison, me dit-il en penchant sa lourde tête, mais moi je n'avais pas tort: vous étiez Lamartine, j'étais Béranger.»

XXIII

Quoi qu'il en soit, Béranger se tint parole à lui-même et se retira stoïquement dans l'ombre et dans la médiocrité volontaire. Aussitôt que son œuvre de 1830 fut accomplie, il souffla ce ballon, coupa la corde et l'abandonna aux vents.

Mais il reprit avec son opposition sa popularité et ses chansons, contre tous les hommes de la royauté de juillet, excepté contre Laffitte et Dupont de l'Eure: il aimait l'un et respectait l'autre. Je n'ai pas connu Laffitte et je ne crois pas que j'eusse jamais aimé un homme dans lequel l'inconséquence et la gloriole se mêlaient, dit-on, à des qualités réelles; mais j'ai vu de près Dupont de l'Eure dans les épreuves les plus périlleuses de 1848, et j'ai gardé de son intrépidité civique et de son patriotisme dévoué une vénération que je reporte tous les jours à sa tombe.

Peu de temps après, Béranger se déclare franchement en opposition contre ses amis; il prend congé d'eux. Il se déclare nettement républicain dans sa chanson du Déluge, épitaphe de tous les trônes; enfin, il caresse de nouveau l'Empire dans son sublime Chant du Cosaque, hymne de vengeance où le patriotisme prend la forme de l'ironie. Lisons ces strophes du Pindare gaulois:

Viens, mon coursier, noble ami du Cosaque!
Vole au signal des trompettes du Nord;
Prompt au pillage, intrépide à l'attaque,
Prête sous moi des ailes à la Mort.
L'or n'enrichit ni ton frein ni ta selle;
Mais attends tout du prix de mes exploits.
Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle!
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

La Paix, qui fuit, m'abandonne tes guides;
La vieille Europe a perdu ses remparts.
Viens de trésors combler mes mains avides;
Viens reposer dans l'asile des arts.
Retourne boire à la Seine rebelle,
Où, tout sanglant, tu t'es lavé deux fois.
Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle!
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

Comme en un fort, princes, nobles et prêtres,
Tous assiégés par des sujets souffrants.
Nous ont crié: Venez, soyez nos maîtres!
Nous serons serfs pour demeurer tyrans.
J'ai pris ma lance, et tous vont devant elle
Humilier et le sceptre et la croix.
Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle!
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

J'ai d'un géant vu le fantôme immense
Sur nos bivacs fixer un œil ardent.
Il s'écriait: Mon règne recommence!
Et de sa hache il montrait l'Occident.
Du roi des Huns c'était l'ombre immortelle:
Fils d'Attila, j'obéis à sa voix.
Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle!
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

Tout cet éclat dont l'Europe est si fière,
Tout ce savoir qui ne la défend pas,
S'engloutira dans les flots de poussière
Qu'autour de moi vont soulever tes pas.
Efface, efface, en ta course nouvelle,
Temples, palais, mœurs, souvenirs et lois.
Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle!
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

Dans le vieux Sergent, le républicain et le bonapartiste se confondent:

De quel éclat brillaient dans la bataille
Ces habits bleus par la victoire usés!
La Liberté mêlait à la mitraille
Des fers rompus et des sceptres brisés.
Les nations, reines par nos conquêtes,
Ceignaient de fleurs le front de nos soldats.
Heureux celui qui mourut dans ces fêtes!
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas!

Dans les Souvenirs du peuple il saisit mieux que jamais l'accent populaire pour enfoncer l'enthousiasme et le remords de voir abandonner son héros dans le cœur des enfants et des femmes.

LES SOUVENIRS DU PEUPLE.

On parlera de sa gloire
Sous le chaume bien longtemps;
L'humble toit, dans cinquante ans,
Ne connaîtra plus d'autre histoire.
Là viendront les villageois
Dire alors à quelque vieille:
Par des récits d'autrefois,
Mère, abrégez notre veille.
Bien, dit-on, qu'il nous ait nui,
Le peuple encor le révère,
Oui, le révère.
Parlez-nous de lui, grand'mère,
Parlez-nous de lui.

Mes enfants, dans ce village,
Suivi de rois il passa;
Voilà bien longtemps de ça:
Je venais d'entrer en ménage.
À pied grimpant le coteau
Où pour voir je m'étais mise,
Il avait petit chapeau
Avec redingote grise.
Près de lui je me troublai.
Il me dit: Bonjour, ma chère,
Bonjour, ma chère.
—Il vous a parlé, grand'mère!
Il vous a parlé!

L'an d'après, moi, pauvre femme,
À Paris étant un jour,
Je le vis avec sa cour:
Il se rendait à Notre-Dame.
Tous les cœurs étaient contents;
On admirait son cortége.
Chacun disait: Quel beau temps!
Le Ciel toujours le protége.
Son sourire était bien doux;
D'un fils Dieu le rendait père,
Le rendait père.
—Quel beau jour pour vous, grand'mère!
Quel beau jour pour vous!

Mais quand la pauvre Champagne
Fut en proie aux étrangers,
Lui, bravant tous les dangers,
Semblait seul tenir la campagne.
Un soir, tout comme aujourd'hui.
J'entends frapper à la porte;
J'ouvre: bon Dieu! c'était lui.
Suivi d'une faible escorte.
Il s'assoit où me voilà,
S'écriant: Oh! quelle guerre!
Oh! quelle guerre!
—Il s'est assis là, grand'mère!
Il s'est assis là!

J'ai faim, dit-il; et bien vite
Je sers piquette et pain bis;
Puis il sèche ses habits,
Même à dormir le feu l'invite.
Au réveil, voyant mes pleurs,
Il me dit: Bonne espérance;
Je cours, de tous ses malheurs,
Sous Paris venger la France.
Il part; et, comme un trésor,
J'ai depuis gardé son verre,
Gardé son verre.
—Vous l'avez encor, grand'mère!
Vous l'avez encor!

Le voici. Mais à sa perte
Le héros fut entraîné.
Lui, qu'un pape a couronné,
Est mort dans une île déserte.
Longtemps aucun ne l'a cru;
On disait: Il va paraître;
Par mer il est accouru,
L'étranger va voir son maître.
Quand d'erreur on nous tira,
Ma douleur fut bien amère!
Fut bien amère!
—Dieu vous bénira, grand'mère;
Dieu vous bénira.

La gloire devient douce de sanglante qu'elle est, quand elle est éternisée ainsi dans les veillées de chaumières, arrosée des larmes des mères; mais ces larmes avaient coulé sur les cadavres de tant de fils!

Dans la chanson la Comète de 1832, il s'impatiente sans pitié contre les amis qu'il a lancés au trône et au pouvoir, et contre un monde qui s'agite, mais qui ne se transforme pas.

N'est-on pas las d'ambitions vulgaires,
De sots parés de pompeux sobriquets,
D'abus, d'erreurs, de rapines, de guerres,
De laquais-rois, de peuples de laquais?
N'est-on pas las de tous nos dieux de plâtre;
Vers l'avenir las de tourner les yeux?
Ah! c'en est trop pour si petit théâtre;
Finissons-en: le monde est assez vieux,
Le monde est assez vieux.

Les jeunes gens me disent: Tout chemine:
À petit bruit chacun lime ses fers;
La presse éclaire, et le gaz illumine,
Et la vapeur vole aplanir les mers.
Vingt ans au plus, bonhomme, attends encore;
L'œuf éclôra sous un rayon des cieux.
Trente ans, amis, j'ai cru le voir éclore;
Finissons-en: le monde est assez vieux,
Le monde est assez vieux.

Dans la touchante ballade de Jeanne la Rousse, il descend par sa pitié jusqu'aux haillons de la misère. Il y a du Shakspeare dans ce chansonnier: écoutez!

JEANNE LA ROUSSE
OU LA FEMME DU BRACONNIER.

Un enfant dort à sa mamelle;
Elle en porte un autre à son dos.
L'aîné, qu'elle traîne après elle,
Gèle pieds nus dans ses sabots.
Hélas! des gardes qu'il courrouce
Au loin le père est prisonnier.
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse!
On a surpris le braconnier.

Je l'ai vue heureuse et parée;
Elle cousait, chantait, lisait.
Du magister fille adorée,
Par son bon cœur elle plaisait.
J'ai pressé sa main blanche et douce
En dansant sous le marronnier.
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse!
On a surpris le braconnier.

Un fermier riche et de son âge,
Qu'elle espérait voir son époux,
La quitta, parce qu'au village
On riait de ses cheveux roux.
Puis deux, puis trois; chacun repousse
Jeanne, qui n'a pas un denier.
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse!
On a surpris le braconnier.

Mais un vaurien dit: «Rousse ou blonde,
Moi, pour femme, je te choisis.
En vain les gardes font la ronde;
J'ai bon repaire et trois fusils.
Faut-il bénir mon lit de mousse:
Du château payons l'aumônier.»
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse!
On a surpris le braconnier.

Doux besoin d'être épouse et mère
Fit céder Jeanne, qui, trois fois
Depuis, dans une joie amère,
Accoucha seule au fond des bois.
Pauvres enfants! chacun d'eux pousse
Frais comme un bouton printanier.
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse!
On a surpris le braconnier.

Quel miracle un bon cœur opère!
Jeanne, fidèle à ses devoirs,
Sourit encor; car de leur père
Ses fils auront les cheveux noirs.
Elle sourit, car sa voix douce
Rend l'espoir à son prisonnier.
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse!
On a surpris le braconnier.

XXIV

Le Vieux Vagabond va plus loin encore; il y a des grincements de dents de la faim et des imprécations de désespoir contre la société et contre la nature. On y pressent le souffle de feu des premières chimères antisociales. Ces chimères, excusables quand elles sont les cauchemars de la faim, sont déplorables quand elles sont les aberrations de l'esprit, criminelles quand elles sont la solde en fausse monnaie du radicalisme. Ces chimères étaient nées après 1830; elles agitaient convulsivement les dernières années du gouvernement de Juillet. La République, que l'on accuse à tort de leur avoir donné naissance, les étouffa vigoureusement au contraire entre les bras du peuple tout entier aux journées de juin.

On remarque avec peine la même aigreur, trop consonnante avec l'aigreur croissante du peuple et avec les récits subversifs des rénovateurs de fond en comble de l'édifice social, dans la Chanson philosophique des Fous. Béranger n'était rien moins que sectaire, encore moins radical, pas même systématique. Il y avait contradiction ici entre ses couplets et ses idées. Il ne faut chanter au peuple que des vérités utiles ou des passions pratiques, telles que la patrie, la liberté, la charité fraternelle entre les classes et entre les citoyens. C'est de la force, et non du délire, qu'il faut donner au peuple pour qu'il grandisse. Il y a de la force dans l'enthousiasme, il n'y en a point dans l'ivresse.

La chanson des Fous, en glorifiant toutes les sectes, même les plus téméraires, n'était propre qu'à devenir la Marseillaise des chimères contre les frontières sacrées de la société connue. Si cette Marseillaise avait été sincère sous la plume du poëte, il aurait fallu plaindre son esprit; si elle n'avait été qu'une complaisance, il aurait fallu la reprocher à sa conscience. Elle n'était ni tout à fait sincère, ni tout à fait complaisante; elle n'était qu'une boutade philosophique à travers l'infini des idées, un coup de plume qui cherche aventure dans l'inconnu. Mais la société, sur qui tout repose, ne doit point chercher aventure comme l'imagination qui ne répond de rien, elle doit chercher progrès et raison. Elle n'a pas pour guide la conjecture, elle a pour guide l'expérience. Nul ne le disait mieux, dans les dernières années, que Béranger.

Après cette chanson, Béranger se tut et s'enveloppa de plus en plus dans son manteau, attendant les orages.

Le 24 février 1848 le réveilla, comme tout le monde, en sursaut. La royauté de Juillet, expression confuse des trois oppositions incompatibles, mal conciliées par Béranger en 1830, bonapartisme, républicanisme, orléanisme, ne pouvait aboutir, un jour ou l'autre, qu'à un avortement. Cette royauté, mal conçue elle-même, avorta en effet, le 24 février, sous une secousse qui n'aurait pas déraciné un hysope. Par un hasard que j'étais loin de prévoir la veille, c'est moi qui reçus l'enfant sur mes bras; mais l'enfant était mort! La France, selon l'expression de Béranger, n'avait pas eu le temps de le concevoir encore et de le porter à maturité.

XXV

Je ne fis qu'entrevoir Béranger pendant les trois mois de modération et de périls, toujours sauvés par le civisme inespéré de ce grand peuple, mois qui précédèrent l'avénement de l'Assemblée constituante, seule souveraineté que nous pussions retrouver sous ces débris.

Je le vis cependant un soir, après la mémorable journée du 16 avril 1848; journée inconnue et mystérieuse, où tout fut sauvé par ma confiance dans le peuple seul contre ce qu'on appelait faussement le peuple.

—Où en sommes-nous? me dit-il à l'oreille, le visage tout ému et tout transfiguré d'anxiété pour la patrie.—Au port, lui répondis-je tout bas; cette journée est le neuf thermidor des terroristes et des communistes. J'ai osé tâter le pouls à la France; tranquillisez-vous, elle est immortelle.

—Il me serra dans ses bras, ses yeux se mouillèrent de larmes.

—«Encore un mot, lui dis-je, puisque vous voilà, et que vous êtes un des oracles de ce peuple.—Qu'auriez-vous fait à ma place le 24 février, dans ce grand sauvetage d'une nation sous laquelle sombrait votre royauté de Juillet?—Belle demande! me répondit-il; j'aurais fait ce que vous avez fait; et d'ailleurs pouviez-vous faire autre chose?—C'est bien, lui dis-je, je suis satisfait; ce mot de vous me donne confiance. Voici la France qui va arriver dans sa représentation impartiale et souveraine: à dater de ce matin je suis sûr de la faire entrer sans résistance dans Paris. Au nom de la France et du salut du peuple, laissez-vous élire parmi les représentants qui vont la personnifier. Il est si rare de rencontrer dans un même homme la popularité, la résistance et la politique: donnez ce spectacle au monde et cette consolation aux bons citoyens. La république a cent fois plus de force qu'il ne lui en faut; tout son danger est dans l'excès: en voyant voter Béranger pour la sagesse, qui donc osera être fou? il y a une heure dans la vie où il faut savoir dépenser et perdre toute la popularité acquise en soixante et dix ans de désintéressement; autrement c'est un trésor d'avare, un trésor perdu, qui ne profite ni à vous ni aux autres. Voyez! ajoutai-je: je me dépense, je me perds, en résistant aux folies des uns, aux dictatures prématurées des autres; je ne sortirai pas de là bon à gouverner un village, mais la représentation nationale en sortira toute-puissante et invincible. Souvenez-vous du mot de Danton, appliqué à un crime; appliquons-le à une vertu: Périsse notre nom et que la France soit sauvée!»

XXVI

Sa modestie combattait son dévouement; mais le dévouement l'emporta, il se laissa nommer à un million de voix à l'Assemblée constituante. Une immense popularité y entra avec lui: c'était le seul service qu'il consentit à rendre sous cette forme à la patrie.

Une fois l'Assemblée nationale assise et consolidée dans Paris, il se dit: «Que ferai-je là? Je suis philosophe et je ne suis point politique; je suis chansonnier et je ne suis point orateur; je suis républicain et je ne suis point démagogue; je suis peuple et je ne suis point bourgeoisie; je suis vieux et je n'ai plus la main assez ferme pour résister à une multitude qui tendra longtemps à emporter les rênes et à ronger le frein de la république. De grandes questions vont se poser, de gros orages s'accumulent; il faudra me dessiner par mes votes et par mes actes pour ou contre le peuple accoutumé à voir en moi sa personnification: si je me dessine pour lui, je donnerai de la force à ses excès et je contribuerai à le perdre; si je me dessine contre lui, je me trouverai groupé avec les royalistes et les réactionnaires qu'il regarde comme ses ennemis, et je ne conserverai plus dans le peuple que le renom d'un traître ou d'un apostat. Retirons-nous; réfugions-nous dans ma vieillesse et dans mon obscurité: c'est plus sage; ne nous séparons plus de ce peuple où est ma force: je serai plus véritablement utile là que dans le gouvernement. Le peuple, en me voyant rentrer dans son sein, ne se défiera pas de moi, et j'aurai plus d'empire sur lui dans ses propres rangs que je n'aurais d'ascendant sur les bancs de ses maîtres.»

Ce furent évidemment là ses pensées; je ne les approuve pas, je les explique.

Béranger donna sa démission. L'Assemblée nationale, qui sentait unanimement comme moi l'utilité et l'honneur de ce grand nom d'honnête homme populaire dans son sein, se leva tout entière de douleur et de respect à la lecture de cette démission; elle la refusa et fit supplier le simple citoyen de ne pas faire une lacune dans la représentation de la France en remettant son mandat au peuple.

Béranger fut touché, mais inflexible. Il demanda indulgence pour sa vieillesse. Moi-même je ne pus le vaincre.—«Vous êtes de ceux qui ne sont jamais vieux, lui dis-je, parce qu'ils vivent après leur mort bien plus que pendant leur vie, et que leur temps à eux est la postérité; mais, d'ailleurs, fussiez-vous vieux et n'eussiez-vous plus de sang dans les veines, dans des crises comme celle-ci il n'y a ni jeunes gens ni vieillards: on doit autant à sa patrie la dernière goutte de son sang que la première.»

«—Non, me dit-il tristement, je me suis bien interrogé, je sens que mon devoir n'est pas là, et qu'il est ici, ajouta-t-il en me montrant du geste sa petite chambre, sa petite table et sa petite écritoire. J'ai encore la force de penser, je ne me sens pas la force d'agir. Je tiendrais la place d'un homme utile à la patrie; m'effacer pour qu'elle soit mieux servie c'est encore la servir.»

XXVII

Je ne tardai pas moi-même, non pas à me retirer du service de mon pays, mais à être écarté par mes concitoyens. L'obscurité m'abrita salutairement sans que j'eusse la peine et peut-être la faiblesse de la chercher. L'adversité ne m'y laissa pas le repos, cet otium cum dignitate qui est l'oreiller des disgrâces, loisir et silence que Béranger, plus sage que moi, avait eu la prévoyance et la modération de désirs de préparer à sa retraite. Cette adversité, qui attirait Béranger comme la bonne fortune attire le commun des hommes, le rapprocha plus assidûment et plus intimement de moi. Dès que j'eus besoin d'un consolateur il me prodigua sa présence, son intérêt, sa tendresse. La reconnaissance lui ouvrit mon cœur tout entier. Il se forma insensiblement entre nous une de ces amitiés tardives qui n'ont pas les primeurs d'âme et les soudainetés d'attrait de celles de la jeunesse, mais qui ont les souvenirs, les recueillements, les retours en arrière, les sérénités et les mélancolies des jours avancés. Les expériences, les confidences, les repentirs y tombent de plus haut de l'âme de l'un dans l'âme de l'autre, comme les grandes ombres des montagnes dont parle Virgile tombent sur leurs pieds à mesure que le soleil baisse:

Majoresque cadunt altis de montibus umbræ.

Ce fut alors que j'appris à connaître le vrai caractère de ce grand homme de cœur et les vraies opinions de ce grand homme de sens.

XXVIII

Ce grand homme avait peut-être le caractère un peu vert d'un homme de parti; dans les premières périodes de sa vie, il avait pu prendre quelquefois la popularité pour la vertu et l'opposition pour la politique; il avait pu verser à trop pleine coupe le souvenir de ses victoires comme consolation à un peuple affaissé par ses revers; il avait pu badiner un peu trop vivement avec le vin et l'amour pour se faire rechercher en bon convive et en indulgent moraliste à la table et dans les rondes suburbaines du peuple. Socrate gaulois déguisé chez Aspasie en Anacréon, il avait pu faire une révolution plébéienne qui s'était transformée en trois jours en royauté oligarchique.

Voilà ses fautes: il ne se les déguisait pas à lui-même. Mais la réflexion, l'expérience, le temps avaient complètement tué en lui le vieil homme et enfanté l'homme nouveau. Jamais peut-être, dans aucun esprit supérieur de nos jours, ce travail intérieur du temps, qui tue les illusions, qui convertit les faiblesses, qui fait éclore les vérités du sein de l'expérience et qui régénère les vertus naturelles dans les résipiscences d'esprit; jamais, disons-nous, ce travail de vivre pour s'améliorer ne fut aussi sensible et aussi réussi que dans Béranger. C'était lui qui était son poëme; il le revoyait, il le retouchait, il le raturait tous les jours, et il avait fini par en faire ce chef-d'œuvre de génie, de bonté, de raison que nous avons connu. Qui aurait osé seulement se souvenir du chansonnier quand on avait comme moi le bonheur de voir agir et d'entendre parler l'homme qui avait été Béranger, mais qui savait être Tacite ou Montaigne selon l'heure?

«Mon ami, me disait-il un jour, il faut aimer le peuple malgré le peuple, comme on aime un enfant malgré ses légèretés, ses ignorances et ses inconstances. Et pourquoi faut-il aimer le peuple? Parce que c'est la partie la plus nombreuse de l'humanité, et parce que, notre devoir étant d'aimer nos semblables (puisque c'est là encore nous aimer nous-même), c'est dans le plus grand nombre que nous devons aimer l'homme ou nous aimer véritablement nous-même. Si je n'ai pas le bonheur d'avoir la religion du Dieu de la paroisse, j'ai toujours eu et j'ai de jour en jour davantage la religion du Dieu de l'univers.

«Eh bien! l'amour du peuple est ma religion à moi! Je me suis dit de bonne heure: l'homme sensé ne peut pas vivre sans Dieu et sans religion: ce serait un effet qui voudrait subsister sans relation avec sa cause; mais la foi en Dieu suppose un culte qui l'adore, une morale qui se conforme à ses perfections, une action qui concourt à sa divine et souveraine volonté. Ce culte qui l'adore, je le pratique dans mon intelligence, qui s'élève à lui comme l'encens de l'âme, qui le glorifie en s'humiliant dans mon néant. Cette morale qui se modèle de si loin sur ses perfections ineffables, je la trouve écrite par lui-même dans ma conscience. Cette action qui concourt à ses desseins et à sa bonté, je tâche de m'y conformer le plus que je peux par ma charité d'esprit et de main (quand, hélas! ma main n'est pas vide) envers les hommes, et surtout envers cette classe des hommes, mes semblables, qu'on appelle le peuple.

«Si tout le monde faisait cela dans la proportion de son amour et de ses forces, tout le monde serait heureux, ou du moins tout le monde serait consolé; donc ma religion, au moins pour moi, est bonne; donc mon devoir religieux est d'aimer et de servir le peuple.

«Ne concluez pas, ajouta-t-il, que je croie que la politique, qui est la science du gouvernement, soit un vain mot, et qu'il faille s'en rapporter à la liberté, à la fraternité, à la charité pour laisser le peuple se gouverner lui-même par ses seuls instincts et par ses seules vertus; non! Je n'ai jamais donné dans ces utopies de libertés illimitées et de vertus infaillibles qui sont les paradoxes de la nature humaine, et qui seraient en huit jours la perte de tous par tous. Je suis plus politique qu'on ne pense. Vous m'avez comparé, dans un de vos écrits, à M. de Talleyrand: on a ri de vous et de moi; mais ce mot prouve que vous m'avez mieux regardé que bien d'autres.

«M. de Talleyrand, que j'ai beaucoup connu, qu'on a fait bien pire qu'il n'était, et à qui vous avez rendu justice, était un très-profond politique sous son apparente nonchalance, un politique inné, un politique d'instinct, ce qui veut dire un politique de génie, car on ne sait bien que ce qu'on n'a pas appris; mais, dans sa politique, il avait principalement pour but son intérêt propre; quant à moi, je n'ai jamais eu dans ma politique d'autre intérêt que ce que j'ai cru l'intérêt du peuple.

«Toute saine politique, selon moi, se compose de deux éléments indivisibles: une philosophie et une action. La philosophie imprime à l'action sa tendance divine à l'amélioration du sort de toutes les classes, sans exception, de la société humaine; l'action donne à cette philosophie politique son efficacité, sa force, sa mesure, son opportunité, sa modération. Selon moi, ajouta-t-il, il faut donc d'abord une vertu, puis une force dans toute politique. Voilà pourquoi, bien que je paraisse un révolutionnaire dans mes rimes, je suis très-gouvernemental dans mes instincts. La république elle-même, qui paraît à quelques-uns la dissémination des forces du peuple, doit en être, à mon avis, la plus puissante concentration. Quand le droit de tous est représenté, quand la volonté de tous est exprimée, cette volonté doit être irrésistible. Qu'a-t-il manqué à votre république de 1848? Un gouvernement, que l'Assemblée nationale n'a pas su ou n'a pas voulu lui faire. Vous ne pouviez pas le lui faire, vous, le lendemain de l'écroulement du trône: une dictature proclamée par vous ce jour-là aurait paru, avec raison, un outrage à la France, une mise hors la loi de la nation, une tyrannie insolemment prise au nom de la liberté sur un peuple à terre! La république même eût été à l'instant dépopularisée par un pareil acte dans la main des républicains. Je ne suis pas de ceux qui vous accusent de ne l'avoir pas fait alors; aucune faute du peuple, aucun péril évident de la liberté ne motivait une telle violence de ceux qui s'étaient jetés entre les ruines du trône et l'anarchie; mais, une fois la France interrogée, une fois l'Assemblée nationale assise dans Paris, une fois la bataille de la république gagnée contre les démagogues et les communistes dans les rues de Paris, mon avis est qu'il fallait donner à la république un gouvernement plus concentré et plus dictatorial encore que vos gouvernements parlementaires, meilleurs pour saccader des trônes que pour fonder des pouvoirs forts.

«Et croyez-moi, poursuivait-il en plaisantant, si jamais vous ressuscitez sur cette pauvre terre et que la Providence vous rende, dans une révolution de votre pays, un rôle semblable à celui qu'elle vous a donné en 1848 en France, demandez pour vous, ou pour tout autre, une dictature de dix ans ou une dictature à vie, avec faculté de désigner votre successeur, pour donner à la liberté le temps de devenir une habitude, pour refréner vigoureusement les factions et pour modérer sévèrement les sectes qui perdent la liberté. La liberté a tout autant besoin de gouvernement que la monarchie; le peuple est un beau nom, mais il lui faut une forme: le chef-d'œuvre de l'humanité, c'est un gouvernement.»

XXIX

Ces pensées étaient précisément les miennes. On comprend que je me gardais bien de les réfuter.

Elles expliquent la profonde tristesse civique qui saisit Béranger quand, à la place de l'unanime et patriotique enthousiasme qui soulevait le peuple et l'Assemblée nationale au-dessus de terre en 1848, il vit l'Assemblée législative jouer, comme une assemblée d'enfants en cheveux blancs, à l'utopie, à la Terreur, à la Montagne, à la réaction, à l'orléanisme, au militarisme, à l'anarchie, à tous les jeux où l'on perd la liberté, la dignité, l'ordre social et la patrie.

Il s'efforçait, dans sa sphère privée, comme moi dans la mienne, d'inspirer un peu de raison à ces sectes imprudentes: il n'y réussit pas. Il avait, comme moi aussi, prévu le dénoûment. Il ne fallait pas être grand prophète pour prophétiser la ruine d'une assemblée souveraine qui portait tous les jours des défis sans force à des armes hors du fourreau et à des intérêts sans sécurité.

C'est peut-être à ce sentiment de secret mépris pour l'Assemblée législative qu'il faut attribuer le peu d'étonnement que Béranger eut de la catastrophe et le peu de ressentiment qu'il manifesta contre le nouveau gouvernement napoléonien. «Ceci, lui dis-je un jour après l'élection qui ressuscita l'Empire, est une chanson de Béranger!»

Il détourna la tête, secoua ses cheveux gris, rougit, se pinça les lèvres et ne répondit pas. Je vis que ce souvenir de l'immense influence de ses chansons impériales sur les suffrages de la multitude lui était importun devant moi. Je n'y fis plus la moindre allusion pendant tout le reste de sa vie.

Il était affligé sans aucun doute de l'avortement de la république, mais peut-être, sous cette affliction sincère, y avait-il une secrète consolation d'amour-propre. Peut-être pensait-il qu'il avait bien eu le premier le sens de ce peuple plus soldat que citoyen. Ceci, du reste, n'est qu'une supposition de ma part; jamais un seul mot de lui ne m'a donné le droit d'une conjecture à cet égard. Mais, pourvu que la nationalité fût sauvée, il était très-patient pour la démocratie. Ceci, il me le disait tous les jours: les ambitions ou les factions sont pressées, la philosophie est patiente; Béranger était avant tout philosophe.

XXX

Dans ces dernières années il s'était tellement rapproché de moi que nous passions rarement deux jours sans nous voir; c'était tantôt chez moi, au milieu du jour, lorsque les affaires, les travaux ou les tristesses me retenaient forcément dans ma chambre d'angoisse; tantôt chez lui, à l'heure où le tumulte des rues de Paris rend plus intime et plus recueilli l'entretien deux à deux au coin du feu d'un solitaire; tantôt dans les allées désertes alors du bois de Boulogne, où les paroles tombaient çà et là et à demi-voix de sa bouche comme les feuilles jaunies sous le vent d'automne.

Ah! que ces arbres de la longue avenue de marronniers qui mène de la porte Maillot au château de Madrid, que j'habitais alors, ont entendu de belles choses! Quand Béranger, s'arrêtant tout à coup comme saisi au pan de sa redingote par quelque main invisible, et prenant à deux mains son gros bâton de bois blanc à pommeau d'ivoire, il dessinait sur le sable des figures inintelligibles, tout en dissertant avec une éloquence rude, mais fine, sur les plus hautes questions de religion, de philosophie ou de politique!

Ces dissertations étaient en général mêlées d'anecdotes qui les rendaient vivantes. «Voilà, me disait-il, ce que je conseillais à mon ami Laffitte; voilà ce que je confiais à Manuel, l'homme que j'ai le plus aimé parce qu'il a été, selon moi, le plus désintéressé, le plus calomnié et le plus salarié d'ingratitude; voilà ce que j'essayais de faire comprendre à Chateaubriand, que j'aimais par admiration littéraire et dont j'avais eu la niaiserie de prendre l'amitié au sérieux, lui qui n'aimait de moi que son plaisir et ma popularité; voilà ce que je répétais vainement à ce grand enfant de Lamennais, qui voyait partout des trappes et des traîtres de mélodrame!»

XXXI

Souvent il était interrompu par quelques noces de paysans ou d'ouvriers qui venaient passer leur journée de miel dans les guinguettes de Neuilly et qui le reconnaissaient sous son chapeau de feutre gris et sous sa redingote couleur de muraille.

Ils se rangeaient respectueusement et se chuchotaient l'un à l'autre le nom du Père la joie, comme disent les Arabes; ils levaient leur chapeau et criaient, quand il avait passé: Vive Béranger!

Béranger se retournait, leur souriait d'un sourire moitié attendri, moitié jovial. «Merci, mes enfants! merci, leur disait-il; amusez-vous bien aujourd'hui, mais songez à demain. Chantez une de mes chansons puisqu'elles vous consolent, mais surtout suivez ma morale: le bon Dieu, le travail et les honnêtes gens!»

Ces scènes se renouvelaient pour lui à chaque promenade que nous faisions ensemble. Il y avait autant de couplets de Béranger chantés que de verres de vin versés dans les jours de fête de ce pauvre peuple. Combien de fois moi-même, dans des réunions d'un ordre moins plébéien, à la campagne, avec le riche cultivateur, le curé, le notaire, le médecin, l'officier en retraite groupés autour d'une table rustique à la fin du jour, combien de fois n'ai-je pas entendu le coryphée libéral du canton entonner au dessert, d'une voix chevrotante, la chanson du Dieu des bonnes gens, du Vieux Sergent, de la Bonne Vieille, tandis que la table tout entière répétait en chœur, excepté moi, le refrain aviné, et qu'une larme d'enthousiasme mal essuyée sur la manche du vieil uniforme tombait entre la poire et la noix dans le verre du vétéran!... Béranger, pour ces ouvriers, pour ces soldats, pour cette bourgeoisie française, n'était réellement plus un homme; c'était un ménétrier national dont chaque coup d'archet avait pour cordes les cœurs de trente millions d'hommes exaltés ou attendris.

XXXII

Il en était reconnaissant, et il aimait véritablement sa patrie dans sa gloire et sa gloire dans sa patrie. Il aimait surtout les plus malheureux. Depuis que la politique avait tour à tour accompli ou trompé ses espérances, il avait replié son âme, pour ainsi dire, dans la bienfaisance. Il avait trouvé plus facile et plus sûr de faire tout le bien qu'il pouvait faire, homme par homme, dans un cercle privé autour de soi, que de faire un bien abstrait, incertain et problématique aux nations et à l'humanité dans l'ordre social ou politique. Il avait, si j'ose dire toute ma pensée, rétréci son devoir, afin de l'accomplir toujours et d'être plus sûr de l'accomplir.

Car il ne faut pas croire qu'il n'y eût un coin de scepticisme, de découragement triste, de laisser-faire et de laisser-aller dans cette belle âme, quand il considérait le monde en masse dans ses éternelles aspirations et dans ses éternelles rechutes. Il désirait l'amélioration de l'humanité en masse plus qu'il n'y croyait. L'histoire, qui se répète avec tant de monotonie de siècle en siècle, lui faisait peur. «Si elle allait se répéter encore après nous?» me disait-il quelquefois...

Mais ces courts moments de doute ne prévalaient pas sur sa charité active pour le genre humain. Le misereor super turbam, ce mot de l'Évangile, était devenu le sien. Il se consolait de moins espérer en agissant de jour en jour davantage pour le soulagement des misères humaines. De poëte de fête qu'il avait été jadis il s'était fait poëte de douleurs, sœur de charité de tout ce qui recourait à lui, soit pour une misère de corps, soit pour une misère d'esprit; ses journées entières appartenaient à la foule.

Il faut avoir assisté cent fois comme moi à ces consultations de ce médecin des âmes, dans son antichambre, pour se faire une idée du bien qu'il avait fait à la fin de sa journée, avant de reposer sa tête sur son oreiller de bonnes œuvres.

On sonnait, il allait ouvrir. C'était un pauvre ouvrier qui venait de perdre sa femme dans la nuit et qui n'avait pas de quoi lui acheter un linceul ou une bière! Béranger le faisait asseoir, pleurait avec lui, lui donnait un verre de vin pour relever ses forces, ouvrait son tiroir, comptait en petites pièces de monnaie la somme strictement nécessaire pour le pieux devoir, l'enveloppait dans une page déchirée de ses vieilles éditions pour la glisser dans les doigts du pauvre veuf, afin de ménager sa pudeur en ne laissant ni briller ni sonner le métal de l'éclat ou du bruit de l'aumône. Il accompagnait l'ouvrier jusque sur l'escalier; je l'entendais embrasser l'inconnu et lui adresser de marche en marche, avec sa grosse voix voilée, un adieu aussi ému et aussi prolongé que si cet inconnu avait été son frère.

Puis venait une belle jeune fille dont le père, mécanicien ou typographe, avait parlé de Béranger à sa pauvre famille; elle entrait en rougissant et demandait à parler en particulier au vieux poëte. Il l'emmenait dans une embrasure de croisée au fond de la chambre, et j'entendais de ma place des sanglots mal étouffés, interrompus de délicates confidences: c'était une consultation de l'amour indécis pour savoir si elle devait accueillir ou repousser des propositions de mariage d'un jeune ouvrier sans fortune, dont la demande n'agréait pas à ses parents. Il fallait que Béranger se chargeât de la négociation sans connaître ni le père, ni la mère, ni le prétendant.

Il s'en chargeait, après une enquête scrupuleuse sur la situation, sur le caractère et jusque sur le cœur des deux amants. Il prenait son crayon, il écrivait les noms, les adresses, les heures. «—J'irai, mon enfant, j'irai demain, disait-il; je tâcherai d'arranger cela pour le mieux. Votre mère me dira ses raisons, votre fiancé ses ressources. Je le recommanderai à nos bons amis les Pereire, qui font du travail le ministre de l'opulence.»

La jeune fille, dans sa joie, jetait naïvement ses bras autour du cou du poëte. «—Allons, allons! pourquoi m'embrasser ainsi avant le succès?» lui disait, en se refusant à ses étreintes, le vieillard; «je n'ai pas encore mérité ma récompense.» Mais les larmes de la belle enfant mouillaient déjà ses mains.

Puis deux vieux concierges infirmes, l'un soutenant l'autre, sonnaient timidement à la porte de ce cinquième étage. Béranger les conduisait lui-même à son canapé de paille; il écoutait patiemment le récit de leur détresse et les vœux de leur vieillesse: c'étaient deux lits dans le même hospice, pour ne pas mourir séparés après une longue vie de bonheur, de travail et de souffrance en commun. Béranger écrivait à l'instant pour eux une lettre à quelques-unes des administrations de la charité publique; son nom était une clef qui ouvrait les cœurs comme les ministères. On savait assez qu'il ne demandait jamais que pour les autres et qu'il se dépensait lui-même jusqu'au nu avant de demander une obole de la pitié d'autrui. Les pauvres infirmes s'en allaient consolés; on entendait leurs bénédictions monter à mesure qu'ils descendaient, du fond de l'escalier: «Ah! quelle bonne pensée nous avons eue de monter à lui en voyant son portrait dans notre loge!»

XXXIII

Puis c'étaient de jeunes ouvriers en grand nombre qui se trompaient de vocation en prenant leur travail manuel en dégoût et qui s'admiraient eux-mêmes dans des vers incultes qu'ils prenaient pour des promesses de génie, parce qu'ils ignoraient les conditions rares et providentielles du vrai génie. Ils venaient, leur rouleau crasseux sous le bras, solliciter un encouragement du maître. Béranger avait la patience de les lire ou de les écouter, mais il avait la conscience de les décourager rudement. «Allez, allez, cela ne vaut rien; faites des souliers, faites des chapeaux, faites des habits, et ne faites jamais de vers. Vous me voulez du mal aujourd'hui de contrister votre amour-propre déplacé, vous m'en voudriez bien davantage dans dix ans de l'avoir encouragé. Laissez chanter les rossignols pour les heureux oisifs de la terre qui se lèvent tard; quant à vous, mes amis, n'écoutez chanter que le coq, qui est le réveille-matin du bon ouvrier!»

XXXIV

Ainsi se passait toute sa matinée jusqu'à l'heure où ce courtier des misères prenait sa canne et son chapeau pour sortir.

Il s'en allait à pied, dans la poussière ou dans la boue, d'une extrémité de Paris à l'autre: il présentait ses requêtes à toutes les administrations, il quêtait pour le pauvre chez tous les riches, il visitait dans tous les hôpitaux les malades pour lesquels il avait obtenu un lit; puis, quand il lui restait un peu de marge de sa journée, après ces sacrés devoirs accomplis, il venait s'asseoir et causer au coin de mon foyer ou au chevet de mon lit avec la quiétude d'une conscience qui a la satisfaction de sa journée sur le cœur.

Et cette vie il ne la dévouait plus à aucune vaine et secrète popularité; il la dévouait véritablement et uniquement à Dieu et aux hommes: on le voyait au recueillement respectueux de sa physionomie et au timbre ému de sa voix quand la conversation déviait vers les choses éternelles. Sa piété philosophique croissait en lui avec les années sérieuses de la vie. Ses œuvres n'étaient pas seulement des instincts satisfaits, ses œuvres étaient ses prières. Une des femmes qui le servaient dans ses derniers mois raconte qu'elle le surprit quelquefois agenouillé dans sa chambre, les mains jointes sur le bord du lit, comme l'enfant qui se souvient des attitudes de sa mère. Il avait trop de goût pour être impie; il avait trop d'âme pour être sans conversation dans la langue des soupirs avec le pays des âmes.

XXXV

La mort récente de la compagne de sa vie jeta une ombre visiblement plus grave sur sa physionomie. Je le vis le lendemain de cette perte: il n'affecta point un de ces deuils qui refusent d'être consolés. Il sentait que l'heure naturelle des départs était arrivée pour tous les deux, et que les douleurs qui finissent la vie ne peuvent pas être déplorées comme celles qui les commencent. «Cette pauvre Judith,» me disait-il en essuyant ses yeux encore humides de la matinée des funérailles, «cette pauvre Judith me précède de peu dans le voyage. J'aurais regretté qu'elle m'eût survécu, infirme et isolée comme elle était! Je serais mort avec des angoisses sur son sort, et tout est pour le mieux. Je vais faire mes préparatifs afin que le peu que je laisserai en m'en allant ne soit pas perdu pour ma pauvre famille.

«Vous ne le croiriez pas, mon ami,» ajouta-t-il avec un accent de tendresse qui vibre encore dans mon oreille, «vous ne croiriez pas que ce qui m'inquiète le plus maintenant, c'est vous! Où en êtes-vous de vos lourdes affaires? J'en suis plus tourmenté que de mon propre sort! Je songe à vous le jour et la nuit.» Je le remerciai et je le rassurai en lui affirmant que, si la Providence me laissait encore quelques heures de travail avant le soir, j'étais sûr de suffire à tout et de ne laisser personne dans la peine ou dans l'embarras après moi, et j'entrai avec lui dans quelques détails de coin du feu. «Ah! que vous me faites de bien!» reprit-il en me serrant la main dans ses deux mains. «Je m'en irai plus content si je vous laisse, vous et ce qui vous appartient, dans le repos et dans la sérénité des derniers jours.»

XXXVI

La femme âgée qu'il venait d'ensevelir s'était appelée Lisette dans sa folle jeunesse, elle s'était appelée madame Judith dans son âge mûr; on a cru qu'on pouvait l'appeler tout bas du nom du poëte dans sa vieillesse: je l'ignore; c'était une femme de quatre-vingts ans passés, d'un port d'impératrice déchue, d'une conversation contenue, mais très-distinguée et très-fine, à la hauteur de tout esprit et de toute âme. «Je ne suis pas la rose, mais j'ai habité avec elle.»

On voyait que Béranger, Manuel, Chateaubriand, Lamennais, Hugo, Michelet, Benjamin Constant, Thiers, Mignet et cent autres, Lebrun, Havin, homme d'élite, avaient passé par cette chambre qui précédait celle du solitaire, salle d'attente de cette royauté de l'esprit et de la bonté qu'on venait saluer dans Béranger.

Je m'y arrêtais souvent pour attendre le poëte quand par hasard il n'était pas rentré à l'heure de mes visites. Cette femme était si belle, si gracieuse, si intelligente à demi-mot, d'une sagesse si souriante et cependant si sérieuse sous son poids d'années, que je ne trouvais jamais l'heure longue dans son entretien. J'aurais aimé à connaître son histoire; d'autres la raconteront sans doute.

En traversant la chambre vide de Judith, quelques jours après sa mort, je fus étonné et attendri de voir un chapelet encore suspendu à un clou contre la muraille, à la place où avait été son lit; tout auprès, un petit portrait de Béranger jeune était suspendu à un autre clou. Tout se rencontre dans ces longues vies qui traversent mille hasards, qui passent par tous les caprices du sort et par toutes les aventures du cœur, depuis l'amour jusqu'à la célébrité et depuis la célébrité jusqu'à la solitude. Nous sommes tous un poëme ou une chanson: il ne faut que savoir y lire!

XXXVII

Cette mort, que je ne croyais qu'un accident, fut un signal; depuis ce jour Béranger s'affaiblit, non de la tête ni du cœur, mais des jambes. Il regretta vivement de ne plus avoir la force de traverser à pied la ville pour venir, comme l'année dernière, s'asseoir quelques heures au foyer de ses amis éloignés et souvent au mien. Je multipliai mes visites à la rue de Vendôme: rien n'était changé, ni dans ses entretiens, ni dans son visage, ni dans la gracieuse nonchalance de ses habitudes dans sa chambre. Il entrevoyait bien la pente, mais nullement la mort; nous en parlions quelquefois, mais comme d'une éventualité générale qui ne menaçait aucune vie en particulier. «Du reste, me dit-il avec un ton d'indifférence la dernière fois que je causai assis avec lui, j'en ai assez; j'approche de quatre-vingts ans, je n'ai rien de nouveau à voir et peu de choses à aimer devant moi: à quoi bon traîner dans le vestibule quand les paquets sont faits et qu'on n'attend plus personne? Il y aura cette différence entre ma naissance et ma mort que je suis arrivé malgré moi et que je partirai de mon plein gré! Que Dieu fasse donc pour le mieux,» ajouta-t-il. Puis il se reprit à rouler une boulette de mie de pain dans ses doigts, comme Danton en roulait devant le tribunal où l'on délibérait sa mort.

Il était à table, ce jour-là, en manches de chemise, accoudé le bras droit sur la nappe devant un morceau de pain et un morceau de fromage, et une bouteille de vin; il avait essayé d'en boire une goutte pour se rendre un peu de force en rentrant de son jardin, où il était descendu prendre un dernier rayon de soleil. Un homme de bon cœur et de bon esprit, M. Havin, assistait, hélas! à cette agape. Je vis de l'humidité dans ses yeux.

XXXVIII

Je commençais à m'alarmer de cet affaiblissement sans cause, mais j'espérais qu'il descendrait très-lentement ces années qui sont les dernières marches de la vie et qui touchent au plain-pied de la tombe. Les circonstances me forçant à m'éloigner de Paris, j'allai lui dire adieu la veille de mon départ.

C'était le 1er juillet de cette année, à cinq heures de l'après-midi. Je trouvai le visage du concierge consterné: on venait de rapporter le malade presque évanoui de son jardin. Je montai; les deux servantes presque en larmes me chuchotèrent à voix basse dans la première chambre les inquiétudes des médecins et l'affaiblissement progressif. Il veut vous voir, me disaient-elles, mais il ne faut pas le faire parler. Elles m'introduisirent: il était entre les bras de M. et de Mme Antier, ses pieux amis, qui demeuraient dans la même maison pour être plus à portée de son cœur et de sa voix.

Le mari et la femme l'étendaient avec des soins de mère et de père sur son canapé; ses pieds sans force touchaient encore à terre; son visage était pâle, mais serein.

Son regard reprit en me voyant toute sa lumière intérieure, et sa bouche même un doux sourire.—«C'est un adieu,» me dit-il en me tendant sa grosse main et en serrant fortement la mienne.—«Oui,» lui dis-je, «mais ce n'est pas un long adieu: je reviendrai plusieurs fois à Paris dans le cours de l'automne; en attendant, ne m'écrivez pas, mais faites-moi souvent donner de vos nouvelles par M. Antier, qui sera votre main et votre cœur.»«—Eh bien! adieu! me répéta-t-il plus tendrement; que Dieu vous ramène, et je vous en prie, ajouta-t-il à plusieurs reprises, parlez bien de moi, de mes regrets, de mon attachement à Mme de Lamartine et à votre charmante nièce. Dites-leur de prier pour votre ami! Je ne souffre pas, je ne me sens pas bien malade encore. J'ai bon appétit, mais vous voyez comme je suis faible. Adieu encore! et adieu à votre maison!»

Je m'éloignai, je descendis cet escalier que je ne remonterai plus. Quelques jours après, je reçus plusieurs lettres successives de M. Antier, qui m'écrivait les phases de la maladie, tantôt alarmantes, tantôt rassurantes. Les journaux du 16 juillet m'apprirent à la fois la mort et les funérailles. La France avait perdu beaucoup, moi davantage.

Si je sondais mon cœur, j'y découvrirais un vide immense d'affection, d'habitudes, de consonnances d'esprit, d'heures nonchalantes, mais nécessaires à la journée, creusé en moi par cette seule chambre vide maintenant dans une maison de la rue de Vendôme! Ah! les dernières amitiés!... Il n'y a plus rien devant que des indifférences, il n'y a plus rien derrière que des tombes! Il faut mourir!

XXXIX

Mais il y a une vraie consolation cependant pour l'homme qui aime son pays: c'est que, celui que vous regrettez comme un ami, tout un peuple le regrette avec vous comme un citoyen irréparable; c'est que le peuple a été digne de soi-même le jour où il a porté en terre ce grand plébéien!

Ô peuple! qui t'es montré si sensible, si reconnaissant et si pieux ce jour-là, autour d'un cercueil, que ce jour te soit compté devant l'histoire, devant les hommes et devant Dieu comme une victoire! Garde dans ta mémoire et transmets à celle de tes enfants ce beau mouvement de ton cœur national. Il atteste que, si tu aimas trop la gloire, cette héroïque faiblesse des soldats, des poëtes et des peuples, tu aimas du moins du même amour la probité, le désintéressement, le patriotisme, la liberté personnifiée dans un cercueil qui n'emporte pas tout avec lui dans la terre, puisqu'il reste tant de millions d'hommes pour l'honorer!

Et quand on te reprochera, comme je l'ai fait quelquefois moi-même, ton goût excessif pour le bruit et la fumée des champs de bataille, tes distractions de la liberté par le clairon, le tambour, le refrain de caserne ou de cantine, tes étourderies d'enfant, tes inconstances, tes versatilités, tes oublis, tes ébullitions et tes prostrations alternatives, baisse la tête et rougis devant tes fils et devant tes pères; mais relève-la aussitôt avec un fier repentir, et dis-leur pour toute réponse: «Tout cela est vrai peut-être, mais, tel que je suis, j'étais au convoi de Béranger. Savez-vous ce que cela veut dire? Cela veut dire: Je suis encore le peuple français.»

XL

Élevons un mausolée à cet homme de notre chair et de notre sang, à cet homme qui personnifie si bien nos faiblesses dans son âge de faiblesse, nos vertus dans son âge de vertu! Il n'a fait que des chansons! direz-vous. Il a fait plus, il a fait exemple; il a fait plus encore, il a fait l'âme d'un peuple! Et Solon, donc, qui avait rétabli un moment la liberté d'Athènes, sa patrie, n'avait-il pas fait des chansons pendant toute sa jeunesse? n'était-il pas le Béranger de la Grèce?

Construisons ce mausolée ære publico, sou par sou, avec le denier du pauvre et du riche, afin que ce sépulcre impartial, voté par les uns, adopté par les autres, soit l'autel de la concorde et devienne la propriété commune de tous ceux qui aiment la patrie jusque dans ses égarements, la liberté jusque dans ses éclipses, la probité jusque dans ses haillons! Appelons nos plus illustres sculpteurs pour tailler dans le marbre penthélique de ce tombeau du pauvre grand homme les bas-reliefs d'une immense frise commémoratoire de ses chants, de sa vie, et surtout de sa vieillesse, la vraie gloire pure de sa vie. Que les sujets de ces bas-reliefs soient choisis avec scrupule pour l'édification et non pour la corruption du peuple. Les tombeaux ne doivent chanter que l'immortalité! Ils ne doivent parler que de vertu! Nous n'y représenterons ni la démocratie en goguette, ni la jeunesse en orgie, ni l'armée de 1815 venant imposer les lois de la baïonnette à une nation libre et pacifiée, ni le trône tombé sous les chansons de 1830.

Non, mais nous y graverons en reliefs de marbre: ici, la victoire défensive remportée, non pour la gloire d'un homme, mais pour les frontières de la patrie; là, le drapeau tricolore ralliant trois fois en soixante ans le peuple invincible, deux fois contre l'étranger, une fois contre lui-même et contre l'anarchie!—Ailleurs, la sainte alliance des peuples se garantissant dans une équité fraternelle la mutuelle indépendance par le respect des nationalités.—Plus loin, la tolérance religieuse affranchissant les consciences de la loi des États pour laisser à la croyance sa seule conviction pour règle, et à la piété sa seule sincérité pour honneur. Chaque médaillon de ce monument sera une page de la vie intime, plus belle encore que la vie publique du grand homme.

Dans le premier de ces bas-reliefs, on le verra, dans la maison de sa pauvre tante, à Péronne, écoutant les leçons de la Providence par la bouche de cette seconde mère, leçons qui devaient lui remonter un jour au cœur comme ces séves d'automne qui donnent les fruits à l'homme après que les fleurs folles sont tombées.

Dans le second, on le verra, dans l'atelier d'imprimerie de M. Laisney, prenant dans le casier et maniant d'une main novice ces lettres qui contiennent toute l'âme de l'humanité et auxquelles il devra un jour son immortalité.

Dans le troisième, il sera représenté dans son costume populaire, entr'ouvrant la porte d'une mansarde où un ouvrier malade repose sur son grabat, au milieu d'une famille sans pain, apportant à ces misères, qu'il a connues lui-même, l'assistance dans la main, la charité dans le cœur, le sourire de l'espérance sur les lèvres.

Dans le quatrième, on le verra dans sa chambre d'artisan au repos, recevant la visite des puissants du monde qui viennent le tenter par des honneurs et des richesses, et refusant tout de tout le monde pour rester salarié de Dieu seul et pour demeurer plus semblable à ce peuple qui ne le comprendrait plus si bien s'il était plus haut que sa condition.

Dans le cinquième, on le verra s'entretenir des plus hautes questions de diplomatie avec M. de Talleyrand, de politique avec Manuel, de gloire avec le général Foy, d'économie publique avec Laffitte ou Pereire, d'éloquence civile avec Royer-Collard, de république avec Lafayette, d'histoire avec Mignet, Thiers, Michelet; de monarchie avec Chateaubriand, de poésie avec Hugo, de Dieu avec Lamennais, d'amitié avec Antier.

On passera ainsi successivement dans une revue immobilisée par le ciseau de nos grands statuaires toutes les heures ressuscitées de cette vie étrange d'homme d'élite et d'homme de foule, qui, par un privilége unique, a touché aux faîtes et aux profondeurs de sa nation et de son siècle.

Et puisse un de ces statuaires amis m'ébaucher moi-même, dans le dernier et dans le plus obscur de ces médaillons, agenouillé au pied de cette tombe, et pleurant dans l'ombre, non des larmes politiques, mais des larmes cordiales sur l'ami que je ne reverrai plus que là où il n'y a plus de larmes!

Lamartine.

Adam Salomon, auteur de la naïve et sublime statuette en bas-relief de Béranger, à Fontainebleau.

XXIIIe ENTRETIEN.

11e de la deuxième Année.

I.—UNE PAGE DE MÉMOIRES.
COMMENT JE SUIS DEVENU POËTE.

I

Rompons la monotonie de ces études nécessaires sur la littérature antique ou récente par un retour sur nos propres temps et sur nous-même. Je vais vous dire comment je devins poëte, ou plutôt comment je conçus ce goût pour la poésie qui fit de moi, non pas un véritable et grand poëte, mais un de ces hommes qu'on appelle en italien un dilettante, en français 24 un amateur de poésie et de littérature; car je ne me fais aucune illusion, et je ne me suis jamais donné à moi-même, en poésie, une autre importance et un autre nom.

Un poëte véritable, selon moi, est un homme qui, né avec une puissante sensibilité pour sentir, une puissante imagination pour concevoir, et une puissante raison pour régler sa sensibilité et son imagination, se séquestre complétement lui-même de toutes les autres occupations de la vie courante, s'enferme dans la solitude de son cœur, de la nature et de ses livres, comme le prêtre dans son sanctuaire, et compose, pour son temps et pour l'avenir, un de ces poëmes vastes, parfaits, immortels, qui sont à la fois l'œuvre et le tombeau de son nom.

Je ne fus point cet homme et je ne fis pas cette œuvre.

II

Je ne veux cependant ni m'exalter ni m'abaisser outre mesure sous le rapport poétique. Il me semble que je me juge bien en convenant, avec une juste modestie, que je ne fus pas un grand poëte, mais en croyant, peut-être avec trop d'orgueil, que dans d'autres circonstances et dans d'autres temps j'aurais pu l'être.

Il aurait fallu pour cela que la destinée m'eût fermé plus hermétiquement et plus obstinément toutes les carrières de la vie active. Ma sensibilité et mon imagination, qui me poussaient violemment à l'action sous toutes les formes, auraient été refoulées en moi, et elles auraient fait explosion par quelque grande œuvre poétique.

Si j'avais concentré toutes les forces de ma sensibilité, de mon imagination, de ma raison, dans la seule faculté poétique; si j'avais conçu lentement, écrit paisiblement, retouché sévèrement mon épopée sur un de ces grands et éternels sujets qui touchent à la fois à la terre et au ciel; si j'avais semé à travers les dogmes et les hymnes de la philosophie religieuse ces épisodes d'héroïsme, de martyres et d'amour qui font couler autant de larmes que de vers dans les épopées du Tasse, de Camoëns ou du Dante; si j'avais encadré mes drames épiques dans ces grandioses descriptions du ciel astronomique ou dans ces descriptions de la nature pastorale et maritime, de la terre et de la mer; si j'avais emprunté les pinceaux et les couleurs tour à tour des grands poëtes épiques de l'Inde, d'Homère, de Virgile, de Théocrite, et si j'avais répandu à grandes effusions toute la tendresse et toute la mélancolie de l'âme moderne d'Ossian, de Byron ou de Chateaubriand, dans ces sujets; je me flatte, sans doute, mais je crois, de bonne foi, que j'aurais pu accomplir quelque œuvre, non égale, mais parallèle aux beaux monuments poétiques de nos littératures.

Il en a été autrement; il est trop tard pour revenir sur ses pas: sic voluere fata! J'y pense souvent, je le regrette quelquefois; cependant, faut-il tout dire? je regrette bien davantage encore de n'avoir pas suffisamment agi que de n'avoir pas suffisamment chanté. Une grande destinée militaire, une grande destinée civique, une grande destinée oratoire, ou plutôt toutes ces destinées actives et littéraires à la fois, comme à Rome, auraient été bien plus selon ma nature. Ces regrets mêmes de l'action perdue sont une preuve pour moi que j'étais né bien plutôt pour l'action que pour la poésie. Qu'est-ce que l'action, en effet, si ce n'est une poésie réalisée?

III

À l'époque où j'entrai dans la vie, Bonaparte était déjà consul. Ma famille m'interdisait de le servir; mes traditions paternelles m'auraient porté à la carrière des armes; il n'y fallait plus penser.

On se borna à me faire poursuivre ces études classiques, sans but déterminé, qui sont le premier aliment de nos intelligences et l'exercice de nos jeunes facultés. Le mécanisme des langues n'eut ni attrait ni difficulté pour moi jusqu'aux classes véritablement lettrées où l'on traduit et où l'on compose. Là, ce n'est plus la mémoire seulement, c'est l'intelligence, l'imagination et le goût qui entrent en jeu. Je commençai à trouver du charme dans ces leçons, parce que j'y trouvais l'exercice de ma propre imagination et de mon propre discernement. La poésie d'Homère, de Virgile, d'Horace, de Racine, de Boileau, de J.-B. Rousseau, entrait à petite dose choisie et épurée dans ces études. Cette langue antique, toute composée de syllabes sonores et d'images rayonnantes, m'étonnait et me ravissait; il me semblait n'avoir entendu jusque-là que des mots; mais ici c'était de la musique dans l'oreille, de la peinture dans les yeux, de l'enivrement dans tous les sens. J'étais comme un musicien inné à qui l'on ferait entendre pour la première fois un instrument à vent ou à cordes, où ses mélodies intérieures prennent tout à coup une voix réelle. J'étais comme un peintre encore sans palette, devant qui on découvrirait lentement la Transfiguration de Raphaël.

C'était surtout la partie descriptive et pastorale de ces poésies et de ces images qui m'enivrait; c'est tout simple: j'étais né dans les champs; mes premiers spectacles avaient été les ombres des bois, les lits des ruisseaux, les grincements de la charrue faisant fumer les gras sillons au lever du soleil dans le brouillard d'automne, les génisses dans l'herbe, les chevreaux sur les rochers, les bergers et les bergères accroupis sur les gazons au pied des blocs de grès, à l'entrée des cavernes, autour des feux de broussailles dont la fumée bleue léchait la colline et se fondait dans le firmament. Je devais retrouver avec délices, dans les descriptions de Théocrite, de Virgile, de Gessner, les images connues et embellies par l'imagination de ces poëtes.

Et, à ce sujet, je ne puis m'empêcher de vous faire observer, en passant, que l'enfant, l'adolescent, le jeune homme, l'homme fait prendraient bien plus de goût à la littérature et à la poésie si les maîtres qui la leur enseignent proportionnaient davantage leurs leçons et leurs exemples aux différents âges de leurs disciples; ainsi, aux enfants de dix ou douze ans, chez lesquels les passions ne sont pas encore nées, des descriptions champêtres, des images pastorales, des scènes à peine animées de la nature rurale, que les enfants de cet âge sont admirablement aptes à sentir et à retenir; aux adolescents, des poésies pieuses ou sacrées, qui transportent leur âme dans la contemplation rêveuse de la Divinité, et qui ajournent leurs passions précoces en occupant leur intelligence à l'innocente et religieuse passion de l'infini; aux jeunes gens, les scènes dramatiques, héroïques, épiques, tragiques des nobles passions de la guerre, de la patrie, de la vertu, qui bouillonnent déjà dans leur cœur; aux hommes faits, l'éloquence, qui fait déjà partie de l'action, l'histoire, la philosophie, la comédie, la littérature froide, qui pense, qui raisonne, qui juge; la satire, jamais! littérature de haine et de combat, qu'il faut plaindre l'homme d'avoir inventée!

Un enseignement littéraire ainsi gradué sur l'âge, sur le goût, sur les forces, sur la température des années de notre vie auxquelles elle s'adapte rationnellement, donnerait à l'enfance, à l'adolescence, à la jeunesse, à l'âge mûr, un attrait bien plus naturel et bien plus universel pour les belles choses de l'esprit en harmonie avec l'âge et le sexe des disciples.

Mais revenons aux circonstances qui me prédisposèrent moi-même à la poésie.

IV

Le collége des jésuites où je faisais mes premières études était le collége de Belley. Les sites sont pour moi, comme pour toutes les natures impressionnables, la moitié des choses. Les lieux nous entrent dans l'âme par les yeux et s'incorporent à nos sensations, et ces sensations deviennent des caractères.

La petite ville de Belley, à l'extrémité de la Bresse qui touche à la Savoie, a déjà la physionomie alpestre et recueillie des profondes et noires vallées qui s'engouffrent, vers Chambéry, dans la Maurienne.

En quittant, pour se rendre à Belley, les plaines grasses et monotones de la Bresse, cette Lombardie française, on traverse la rivière d'Ain. Cette rivière, qui participe du fleuve et du torrent par sa largeur, par sa limpidité et par sa course effarée à travers les rochers, coule sur un lit de cailloux de toutes couleurs. Quoique son eau soit aussi bleue que si les laveuses de ses bords les avaient teintes de leur azur, leur prodigieuse transparence laisse voir jusqu'au fond les veines blanchâtres ou rosées de la mosaïque de pierres roulées qu'elle lave et qu'elle polit sans fin. On y voit même glisser, comme des ombres indécises et fuyantes, les innombrables truites qui remontent le courant, et qui frissonnent, sous le rayon du soleil, au bruit du filet du pêcheur. Tantôt cette rivière s'épand en circulant gracieusement dans les larges bassins du Dauphiné, tantôt elle se resserre et se contracte entre les rochers gris du Jura où elle prend sa source.

V

Après l'avoir traversée dans un bac, on roule rapidement dans une plaine aride et rocailleuse, sous les coteaux chargés de vignobles et de maisons blanches du beau village d'Ambérieux; puis la plaine s'étrangle et s'assombrit entre deux hautes chaînes de montagnes, et on pénètre avec une secrète terreur dans les gorges célèbres de Saint-Rambert. C'est la frontière de la petite province du Bugey, dont Belley était la capitale.

Là, tout prend un caractère sauvage, âpre et presque sinistre. Les deux chaînes de montagnes se rapprochent comme si elles voulaient se confondre et fermer hermétiquement la route au voyageur. Leurs ombres noires et humides, assombries encore par le reflet des sapins qui les couvrent, impriment une imposante mélancolie à l'âme. Ces montagnes ne sont bientôt plus séparées que par un petit torrent étroit et encaissé entre les murailles du rocher. Cette rivière s'appelle l'Albarine; elle écumait déjà ainsi du temps des Romains, qui lui ont donné ce nom emprunté à la blancheur de cette écume. Elle remplit la gorge d'un bruit tantôt caverneux, tantôt gai comme le gazouillement de milliers d'oiseaux invisibles qui empêche le voyageur de s'entendre.

Elle s'enfonce et disparaît en petites cascades dans les cavités invisibles de son lit, puis elle reparaît en nappe scintillante où tremblent les rayons brisés du soleil à travers les larges feuilles des aunes. Elle semble jouer avec le passant, causer avec lui et l'égayer par mille caprices, comme pour l'empêcher de sentir la longueur du chemin.

La petite ville de Saint-Rambert, noire comme une usine, est bâtie si à l'étroit sur ses deux bords que, dans certains endroits, l'Albarine, traversée et retraversée par de petits ponts de bois, lui sert de rue.

VI

En remontant toujours le cours de la même rivière, les rochers s'écartent un peu pour faire place aux ruines d'un vieux château fort où fut retenu longtemps prisonnier l'infortuné sultan Djem, frère du sultan Bajazet. Cette sinistre ruine est pleine encore des souvenirs des malheurs et des amours de ce prince ottoman avec la belle fille de son geôlier.

La route ensuite se poursuit à travers le Bugey montagneux, pays très-aride et très-pittoresque, qui rappelle les paysages de Calabre peints par Salvator Rosa. Du sommet d'une dernière colline on aperçoit à ses pieds la ville de Belley; elle répand confusément ses maisons, bâties en pierres grises, dans une plaine ondulée aboutissant au Rhône. Un faubourg à toits de chaume ou d'ardoises ébréchées, une place irrégulière où sont les halles et les auberges, une large rue presque toujours déserte, un lourd et noir clocher de cathédrale, à l'extrémité de la rue une porte gothique ouvrant sur la campagne; à gauche de la place, une plate-forme entourée d'un parapet, plantée de tilleuls séculaires et servant de promenoirs aux oisifs et aux enfants, complète la capitale de province. On n'y entend d'autre bruit que le marteau du forgeron matinal et le pas de la mule ferrée sur le pavé; le paysan, aux longs cheveux et au large chapeau sans forme du Bugey, la chasse devant lui, chargée de sacs de farine de son moulin ou de charbon de sa forêt.

VII

Bien que le collége soit adhérent à la ville, il n'a ni la tristesse morne, ni l'enceinte obscure d'un édifice borné par d'autres édifices ou par des rues. Bâti sur la pente de la colline qui conduit à Belley, il est la première maison du faubourg. Grâce à cette situation suburbaine, il participe de trois côtés à la vue, à l'air libre, à la solitude de la campagne. De toutes ses fenêtres le regard tombe ou sur des jardins plantés de bouquets de charmille, ou sur un coteau où les vignes hautes d'Italie sont entrecoupés de larges sillons de culture et d'arbres fruitiers, amandiers, pêchers, aux fleurs précoces, aux feuilles sans ombre, ou sur de vertes prairies fuyantes à l'horizon, dans lesquelles paissent de blanches génisses.

Les longs corridors, les hauts dortoirs, la vaste église attenant à l'édifice, les portiques et les cours espacées sur lesquelles s'ouvrent les salles d'étude, donnent à tout l'ensemble de ce bâtiment l'aspect d'une magnifique abbaye de cénobites épris des champs, plutôt que la physionomie murale d'une prison d'enfants, physionomie trop habituelle à ces monuments d'étude.

À l'exception des heures où nous étions penchés, le livre ou la plume à la main, sur nos tables, nous pouvions plonger librement nos regards et nos pensées sur le ciel, sur la campagne, sur les spectacles agrestes, si délicieux à l'enfance. Nous pouvions nous croire encore dans la liberté des champs et des demeures paternelles. Les jésuites qui gouvernaient cette maison d'éducation n'épargnaient rien, il faut le reconnaître, pour donner à leur enseignement et à leur discipline l'agrément et même la grâce du foyer tant regretté où l'enfant avait laissé sa mère, ses sœurs, ses vergers, ses horizons du premier âge.

VIII

Je sortais d'une autre maison d'éducation toute vénale, dans un sombre et sordide faubourg de Lyon. Les maîtres y étaient froids comme des geôliers, les enfants aigris et méchants comme des captifs. Tout y était contrainte ou terreur, violence ou révolte. J'y avais pris l'horreur de ces bercails d'enfants. Le mal du pays ou plutôt le mal du foyer natal me dévorait. Je m'attendais, hélas! à retrouver les mêmes chaînes et les mêmes supplices au collége de Belley. Je fus agréablement surpris d'y trouver dans les maîtres et dans les disciples une physionomie toute différente. Les maîtres me reçurent des mains de ma mère avec une bonté indulgente qui me prédisposa moi-même au respect; les écoliers, au lieu d'abuser de leur nombre et de leur supériorité contre les nouveaux venus, m'accueillirent avec toute la prévenance et toute la délicatesse qu'on doit à un hôte étranger et triste de son isolement parmi eux; ils m'abordèrent timidement et cordialement; ils m'initièrent doucement aux règles, aux habitudes, aux plaisirs de la maison; ils semblèrent partager, pour les adoucir, les regrets et les larmes que me coûtait la séparation d'avec ma mère. En peu de jours j'eus le choix des consolateurs et des amis. À cet accueil des maîtres et des élèves mon cœur aigri ne résista pas; je sentis ma fibre irritée se détendre et s'assouplir avec une heureuse émulation. La discipline volontaire et toute paternelle de la maison, un autre régime firent de moi un autre enfant. Je ne puis pas dire que j'aimai jamais cette captivité du collége: né et élevé dans la sauvage liberté des champs, les murs me furent toujours odieux; ils pèsent sur mon âme encore aujourd'hui: je vis dans l'horizon plus que dans moi-même.

IX

Mais, s'il y avait encore des murs entre la nature et moi, au moins il y avait au delà de ces murs l'horizon champêtre et pittoresque dont j'ai parlé tout à l'heure. Mes pensées l'habitaient avec mes regards. Mon lit, dans le dortoir élevé, était à l'angle de la vaste salle, auprès d'une fenêtre ouvrant sur le coteau et sur les prairies en pente à demi voilées de saules et de frênes; au printemps, les senteurs des fleurs de pêchers, de vignes, d'amandiers, y montaient pour m'enivrer des suaves réminiscences de mon pays. J'y entendais le rossignol darder dans la nuit taciturne ces notes tantôt éclatantes, tantôt plaintives, qui semblent avoir, dans une seule voix, toutes les consonnances de la joie et de la tristesse de la nature. Ces notes plongent si avant dans le cœur que l'oiseau-poëte de l'amour est aussi l'oiseau-poëte de l'infini. Comment un si petit cœur peut-il contenir, exprimer, remuer de telles ondes de sensations dans l'air qu'il remplit de ses gémissements ou de ses hymnes?

Les vents sonores qui sortent des forêts, et qui semblent conserver les bruissements de leurs feuilles, tintaient par bouffées contre les vitres et me faisaient frissonner de délices et de souvenirs dans ma couche. Quand la lune se répandait comme une silencieuse inondation de la lueur du ciel sur les prairies, je me soulevais sur le coude pour m'égarer en idée d'arbre en arbre et de ruisseau en ruisseau dans ces vallées; des flots de pensées, ou plutôt d'ombres de pensées, montaient de ces horizons à mon âme. Je ne pouvais plus m'endormir; je plaignais ceux qui dormaient à côté de moi, et j'écoutais avec une secrète pitié la respiration régulière de toutes ces poitrines assoupies, qui répondaient du dedans aux mélodies des oiseaux, des moissons, des feuillages, des cascades du dehors. Il y avait alors en moi des océans de choses vagues dont je ne savais ni la nature ni le nom, et qui étaient déjà poésie.

J'ai conservé par hasard et j'ai retrouvé récemment, au fond d'une vieille malle pleine de papiers à demi rongés des rats dans le grenier de mon père, quelques vers au Rossignol de ces nuits d'été à Belley, que je ne me souvenais pas d'avoir composés; mais l'écriture à peine formée, le papier jaune et raboteux du collége attestent bien que ces vers furent un des premiers jeux de mon imagination. Je vous demande indulgence pour les rimes et pour les césures; mais j'y découvre déjà le germe de la mélancolie, cet infini du cœur, qui, ne pouvant pas s'assouvir, s'attriste.

Que dis-tu donc à la lune,
Pauvre oiseau qui ne dors pas?
Cesse ta plainte importune;
Silence, ou gémis plus bas.

Tu vois bien qu'elle n'écoute
Ni la cascade, ni toi,
Et qu'elle poursuit sa route
Sans te répondre; mais moi,

De la fenêtre où je veille,
Tout pensif, à tes accords,
Pendant qu'ici tout sommeille,
Mon âme s'enfuit dehors.

Ah! si j'avais donc tes ailes,
Ô mon cher petit oiseau!
Je sais bien où tu m'appelles,
Mais regarde ces barreaux!...

Je crois que mes sœurs absentes
T'ont dit là-bas leur secret,
Et que les airs que tu chantes
Sont tristes de leurs regrets.

Ah! dis-moi de leurs nouvelles,
Gris messager de la nuit;
Sous l'églantier rose ont-elles,
Au printemps, trouvé ton nid?

Ont-elles penché leur tête
Et jeté leurs cris joyeux
En voyant, tout inquiète,
Ta femelle sur ses œufs?...

Ont-elles épié l'heure
Où tes petits sont éclos,
Tout près de notre demeure,
Pour jouir de tes sanglots?

Dis-moi si tu les vois toutes
Folâtrer, comme jadis,
Dans l'herbe où tu bois les gouttes
Qui tombent du paradis.

Dis-moi si le sycomore
Prend ses feuilles de printemps;
Si ma mère y vient encore
Garder ses jolis enfants;

Si sa voix, qui les appelle,
A des accents aussi doux;
Si la plus petite épelle
Le livre sur ses genoux;

Si sa harpe dans la salle
Fait toujours, à l'unisson,
Tinter, comme une cigale,
Les vitres de la maison;

Si la source où tu te penches,
Pour boire avant le matin
Dans le bassin des pervenches,
Jette un sanglot argentin;

Si ma mère, qui l'écoute,
En retenant mal ses pleurs,
De ses yeux mêle une goutte
À l'eau qui pleut sur ses fleurs;

Et si ma sœur la plus chère,
En regardant le ruisseau,
Voit l'image de son frère
Passer en rêve avec l'eau.

Je ne lus ces vers qu'à mes deux amis, Aymon de V.... et Louis de V..... Ils se récrièrent sur mon prétendu talent; ils copièrent mon chef-d'œuvre pour le montrer à leurs parents; mais nous nous gardâmes bien de le laisser voir à nos maîtres, car on nous interdisait avec raison de composer des vers français avant d'avoir des idées ou des sentiments à exprimer dans cette langue. L'amusement oiseux de la césure et de la rime nous aurait dégoûté des études élémentaires et sérieuses auxquelles on appliquait nos mémoires et notre intelligence. Cependant l'encouragement de mes deux amis plus âgés que moi suffisait pour me confirmer dans le goût prématuré des vers.

X

Après la nature, ce fut la religion qui me fit un peu poëte. J'en retrouve les traces dans ce passage des Confidences qui peint vaguement ces premières sensations de l'infini dans un cœur d'enfant.

Ces sensations de la nature se mêlaient de jour en jour davantage dans mon âme avec les pensées et les visions du ciel. Depuis que l'adolescence, en troublant mes sens, avait inquiété, attendri et attristé mon imagination, une mélancolie un peu sauvage avait jeté comme un voile sur ma gaieté naturelle et donné un accent plus grave à mes pensées comme au son de ma voix. Mes impressions étaient devenues si fortes qu'elles en étaient douloureuses. Cette tristesse vague que toutes les choses de la terre me faisaient éprouver m'avait tourné vers l'infini. L'éducation éminemment religieuse qu'on nous donnait chez les jésuites, les prières fréquentes, les méditations, les sacrements, les cérémonies pieuses répétées, prolongées, rendues plus attrayantes par la parure des autels, la magnificence des costumes, les chants, l'encens, les fleurs, la musique, exerçaient sur des imaginations d'enfants ou d'adolescents de vives séductions. Les ecclésiastiques qui nous les prodiguaient s'y abandonnaient les premiers eux-mêmes avec la sincérité et la ferveur de leur foi. J'y avais résisté quelque temps sous l'impression des préventions et de l'antipathie que mon premier séjour dans le collége de Lyon m'avait laissées contre mes premiers maîtres; mais la douceur, la tendresse d'âme et la persuasion insinuante d'un régime plus sain, sous mes maîtres nouveaux, ne tardèrent pas à agir avec la toute-puissance de leur enseignement sur une imagination de quinze ans. Je retrouvai insensiblement auprès d'eux la piété naturelle que ma mère m'avait fait sucer avec son lait. En retrouvant la piété je retrouvai le calme dans mon esprit, l'ordre et la résignation dans mon âme, la règle dans ma vie, le goût de l'étude, le sentiment de mes devoirs, la sensation de la communication avec Dieu, les voluptés de la méditation et de la prière, l'amour du recueillement intérieur, et ces extases de l'adoration, en présence de l'Éternel, auxquelles rien ne peut être comparé sur la terre, excepté les extases d'un premier et pur amour. Mais l'amour divin, s'il a des ivresses et des voluptés de moins, a de plus l'infini et l'éternité de l'être qu'on adore! Il a, de plus encore, sa présence perpétuelle devant les yeux et dans l'âme de l'adorateur. Je le savourai dans toute son ardeur et dans toute son immensité.

Il m'en resta plus tard ce qui reste d'un incendie qu'on a traversé: un éblouissement dans les yeux et une tache de brûlure sur le cœur. Ma physionomie en fut modifiée; la légèreté un peu évaporée de l'enfance y fit place à une gravité tendre et douce, à cette concentration méditative du regard et des traits qui donne l'unité et le sens moral au visage. Je ressemblais à une statue de l'Adolescence enlevée un moment de l'abri des autels pour être offerte en modèle aux jeunes hommes. Le recueillement du sanctuaire m'enveloppait jusque dans mes jeux et dans mes amitiés avec mes camarades. Ils m'approchaient avec une certaine déférence, ils m'aimaient avec réserve.

J'ai peint dans Jocelyn, sous le nom d'un personnage imaginaire, ce que j'ai éprouvé moi-même de chaleur d'âme contenue, d'enthousiasme saint répandu en élancements de pensées, en épanchements et en larmes d'adoration devant Dieu, pendant ces brûlantes années d'adolescence, dans une maison religieuse. Toutes mes passions futures encore en pressentiments, toutes mes facultés de comprendre, de sentir et d'aimer encore en germe, toutes les voluptés et toutes les douleurs de ma vie encore en songe, s'étaient, pour ainsi dire, concentrées, recueillies et condensées dans cette passion de Dieu, comme pour offrir au Créateur de mon être, au printemps de mes jours, les prémices, les flammes et les parfums d'une existence que rien n'avait encore profanée, éteinte ou évaporée avant lui.

Je vivrais mille ans que je n'oublierais pas certaines heures du soir où, m'échappant pendant la récréation des élèves jouant dans la cour, j'entrais par une petite porte secrète dans l'église déjà assombrie par la nuit et à peine éclairée au fond du chœur par la lampe suspendue du sanctuaire; je me cachais sous l'ombre plus épaisse d'un pilier; je m'enveloppais tout entier de mon manteau comme dans un linceul; j'appuyais mon front contre le marbre froid d'une balustrade, et, plongé, pendant des minutes que je ne comptais plus, dans une muette, mais intarissable adoration, je ne sentais plus la terre sous mes genoux ou sous mes pieds, et je m'abîmais en Dieu, comme l'atome flottant dans la chaleur d'un jour d'été s'élève, se noie, se perd dans l'atmosphère, et, devenu transparent comme l'éther, paraît aussi aérien que l'air lui-même et aussi lumineux que la lumière.

Voici comment, sous le nom de Jocelyn, j'exprimais plus tard en vers moins novices ces inexprimables extases qui s'élèvent de l'âme jeune à Dieu. On y sent l'ivresse du mysticisme. Le mysticisme est le crépuscule de cette communion future de toute créature avec son Créateur; on n'y voit que des ombres à demi lumineuses, mais ce sont des ombres d'une autre vie.

Souvent lorsque des nuits l'ombre, que l'on voit croître,
De piliers en piliers s'étend le long du cloître;
Quand, après l'Angélus et le repas du soir,
Les lévites épars sur les bancs vont s'asseoir,
Et que, chacun cherchant son ami dans le nombre,
On épanche son cœur à voix basse et dans l'ombre,
Moi, qui n'ai pas encore entre eux trouvé d'ami,
Parce qu'un cœur trop plein n'aime rien à demi,
Je m'échappe; et, cherchant ce confident suprême
Dont l'amour est toujours égal à ce qu'il aime,
Par la porte secrète en son temple introduit,
Je répands à ses pieds mon âme dans la nuit.
Ossian, Ossian! Lorsque, plus jeune encore,
Je rêvais des brouillards et des monts d'Inistore;
Quand, tes vers dans le cœur et ta harpe à la main,
Je m'enfonçais l'hiver dans des bois sans chemin,
Que j'écoutais siffler dans la bruyère grise,
Comme l'âme des morts, le souffle de la bise,
Que mes cheveux fouettaient mon front, que les torrents,
Hurlant d'horreur aux bords des gouffres dévorants,
Précipités du ciel sur le rocher qui fume,
Jetaient jusqu'à mon front leurs cris et leur écume;
Quand les troncs des sapins tremblaient comme un roseau
Et secouaient leur neige où planait le corbeau,
Et qu'un brouillard glacé, rasant ses pics sauvages,
Comme un fils de Morven me revêtait d'orages;
Si, quelque éclair soudain déchirant le brouillard,
Le soleil ravivé me lançait un regard,
Et d'un rayon mouillé, qui lutte et qui s'efface,
Éclairait sous mes pieds l'abîme de l'espace,
Tous mes sens, exaltés par l'air pur des hauts lieux,
Par cette solitude et cette nuit des cieux,
Par ces sourds roulements des pins sous la tempête,
Par ces frimas glacés qui blanchissaient ma tête,
Montaient mon âme au ton d'un sonore instrument
Qui ne rendait qu'extase et que ravissement.
Et mon cœur à l'étroit battait dans ma poitrine,
Et mes larmes tombaient d'une source divine,
Et je prêtais l'oreille, et je tendais les bras,
Et comme un insensé je marchais à grands pas,
Et je croyais saisir dans l'ombre du nuage
L'ombre de Jéhovah qui passait dans l'orage,
Et je croyais dans l'air entendre en longs échos
Sa voix, que la tempête emportait au chaos;
Et de joie et d'amour noyé par chaque pore,
Pour mieux voir la nature et mieux m'y fondre encore,
J'aurais voulu trouver une âme et des accents,
Et pour d'autres transports me créer d'autres sens.

Ce sont de ces moments d'ineffables délices
Dont Dieu ne laisse pas épuiser les calices;
Des éclairs de lumière et de félicité
Qui confondent la vie avec l'éternité;
Notre âme s'en souvient comme d'une pensée
Rapide dont en songe elle fut traversée.
Ah! quand je les goûtais, je ne me doutais pas
Qu'une source éternelle en coulait ici-bas!
Eh bien! quand j'ai franchi le seuil du temple sombre,
Dont la seconde nuit m'ensevelit dans l'ombre;
Quand je vois s'élever entre la foule et moi
Ces larges murs pétris de siècles et de foi;
Quand j'erre à pas muets dans ce profond asile,
Solitude de pierre, immuable, immobile,
Image du séjour par Dieu même habité,
Où tout est profondeur, mystère, éternité;
Quand les rayons du soir, que l'Occident rappelle,
Éteignent aux vitraux leur dernière étincelle,
Qu'au fond du sanctuaire un feu flottant qui luit
Scintille comme un œil ouvert sur cette nuit;
Que la voix du clocher en sons doux s'évapore;
Que, le front appuyé contre un pilier sonore,
Je la sens, tout ému du retentissement,
Vibrer comme une clef d'un céleste instrument,
Et que du faîte au sol l'immense cathédrale,
Avec ses murs, ses tours, sa cave sépulcrale,
Tel qu'un être animé, semble, à la voix qui sort,
Tressaillir et répondre en un commun transport;
Et quand, portant mes yeux des pavés à la voûte,
Je sens que dans ce vide une oreille m'écoute,
Qu'un invisible ami, dans la nef répandu,
M'attire à lui, me parle un langage entendu,
Se communique à moi dans un silence intime,
Et dans son vaste sein m'enveloppe et m'abîme;
Alors, mes deux genoux pliés sur le carreau,
Ramenant sur mes yeux un pan de mon manteau,
Comme un homme surpris par l'orage de l'âme,
Les yeux tout éblouis de mille éclairs de flamme,
Je m'abrite muet dans le sein du Seigneur,
Et l'écoute et l'entends, voix à voix, cœur à cœur.

Ce qui se passe alors dans ce pieux délire,
Les langues d'ici-bas n'ont plus rien pour le dire;
L'âme éprouve un instant ce qu'éprouve notre œil
Quand, plongeant sur les bords des mers près d'un écueil,
Il s'essaye à compter les lames dont l'écume
Étincelle au soleil, croule, jaillit et fume,
Et qu'aveuglé d'éclairs et de bouillonnement,
Il ne voit plus que flots, lumière et mouvement;
Ou bien ce que l'oreille éprouve auprès d'une onde
Qui des pics du Mont-Blanc s'épanche, roule et gronde,
Quand, s'efforçant en vain, dans cet immense bruit,
De distinguer un son d'avec le son qui suit,
Dans les chocs successifs qui font trembler la terre,
Elle n'entend vibrer qu'un éternel tonnerre.

Et puis ce bruit s'apaise, et l'âme qui s'endort
Nage dans l'infini, sans aile, sans effort,
Sans soutenir son vol sur aucune pensée,
Mais immobile et morte, et vaguement bercée,
Avec ce sentiment qu'on éprouve en rêvant
Qu'un tourbillon d'été vous porte, et que, le vent
Vous prêtant un moment ses impalpables ailes,
Vous planez dans l'éther tout semé d'étincelles,
Et vous vous réchauffez, sous des rayons plus doux,
Au foyer des soleils qui s'approchent de vous:
Ainsi la nuit en vain sonne l'heure après l'heure,
Et, quand on vient fermer la divine demeure,
Quand sur les gonds sacrés les lourds battants d'airain
Tournent en ébranlant le caveau souterrain,
Je m'éloigne à pas lents, et ma main froide essuie
La goutte tiède encor de la céleste pluie!...

XI

De telles extases que je goûtai alors sans songer à les exprimer sont la puberté de l'âme; elles sont aussi la poésie elle-même dans sa substance la plus éthérée. Du jour où je les eus savourées dans la coupe enivrante de mon mysticisme d'adolescent, je sentis en moi comme une confuse révélation de poésie nouvelle. La mythologie classique de l'Olympe ne me donnait pas de tels enivrements; je sentais que ces fables étaient mortes et qu'on nous faisait jouer aux osselets avec les os d'une poésie sans moelle, sans réalité et sans cœur. Je m'ennuyais de ce néant de mensonges; le vrai m'attirait: je le pressentais dans la nature et dans son Auteur. Une circonstance accidentelle contribua, à la même époque, à développer davantage en moi ces pressentiments de poëte.

Une croissance rapide et une imagination qui croissait en proportion plus accélérée encore que mes années m'avaient jeté dans des langueurs et dans des pâleurs qui alarmaient mes maîtres. Ils avaient, je dois le reconnaître, une prédilection vraiment maternelle pour leur élève favori. Le médecin du collége, consulté par eux, leur dit qu'il fallait me fortifier par quelques gouttes d'un vin généreux, de qualité supérieure à la fade boisson de mes condisciples, par un air moins renfermé que celui des cours et des salles, et par quelques heures d'un vigoureux exercice dans la campagne. Un des pères jésuites, professeur de belles-lettres, d'une santé délicate aussi, fut chargé par ses supérieurs de me conduire deux ou trois fois par semaine dans ces lointaines excursions à travers les montagnes du Bugey.

Ce professeur de belles-lettres s'appelait le père Varlet. Il était du pays de Calvin, de cette Picardie, pays âpre, où la terre froide, la culture uniforme, l'horizon bas, triste et sans autre borne que l'éternel sillon succédant à un sillon semblable, semblent refouler l'imagination de l'homme en lui-même et lui faire creuser l'infini, cet horizon intérieur de l'âme. La religion, qui est extérieure et sensuelle dans le Midi, est morne et contemplative dans ces climats. Le père Varlet avait l'austérité de foi et de physionomie de l'homme de son pays.

C'était un prêtre de quarante-cinq ans, d'une taille grêle et un peu courbée par l'habitude de lire en marchant ou de rester courbé longtemps sur l'autel en adoration fervente et tremblante devant l'hostie qu'il venait de consacrer.

Cette ferveur ascétique était le caractère dominant de son visage; ses yeux bleus et vifs étant presque toujours perdus dans des regards qui ne voyaient de l'horizon que le ciel; quelquefois ils étaient si visiblement retournés en sens inverse de la vision ordinaire qu'ils semblaient regarder en dedans plus qu'en dehors. Sa conscience, sans cesse et scrupuleusement examinée, était son seul horizon; le monde extérieur n'existait pas pour lui; sa piété toute littérale n'avait ni épanchement, ni onction, ni jouissance. C'était par obéissance qu'il s'égarait avec moi presque sans rien voir sous les allées des bois, aux bords des torrents et sur les montagnes de ce beau pays pendant ce printemps. On lui traçait le matin son itinéraire, ici ou là, et il allait parce qu'on lui avait dit d'aller. Il ne m'adressait pas deux paroles pendant les demi-journées que devaient durer nos promenades. Je marchais à quelque distance derrière lui, cueillant les fleurs, découvrant les nids, écoutant les merles, regardant l'écume des ruisseaux floconner sur les roches de leurs lits profonds, sans m'occuper davantage de lui que je ne m'occupais de l'ombre de mon corps, qui marchait devant moi quand je tournais le dos au soleil couchant.

Il tenait toujours un livre ouvert à la main; ce n'était pas un livre profane: c'était bien assez pour lui de les lire et de les expliquer par devoir aux élèves de sa classe à l'heure des leçons. Toute cette littérature païenne et mythologique n'avait aucun charme pour lui; ce livre était son bréviaire, son psautier, ou l'Imitation de Jésus-Christ, ou quelque livre latin de dévotion à l'usage de son ordre et recommandé par ses supérieurs. Il s'arrêtait de temps en temps, sans même s'en apercevoir, pour faire le signe de la croix, après l'antienne, avec une telle componction de visage qu'on voyait sa tête découverte, prématurément chauve, fumer de zèle plus que de sueur au soleil. Il ne vivait réellement pas sur la terre; sa conversation, comme disent les mystiques, était toute avec les anges; mais c'étaient des anges sévères, qui ne souriaient jamais aux charmes terrestres de la création.

XII

Tel était l'homme à qui ses supérieurs avaient assigné le rôle, importun sans doute, de me conduire, pour ma santé et pour la sienne, à travers les plus beaux sites de cette pittoresque contrée. Il n'y avait pas de guide plus mal choisi pour faire voir la belle nature, car lui-même ne voyait que son livre. Cette prodigieuse contention d'une pensée unique, dans un homme qui n'a certainement pas eu une heure de détente ou de délassement dans sa vie, ne devait cependant pas abréger ses jours, car il y a très-peu de temps que j'ai reçu une lettre d'un de ses neveux qui me recommandait quelque chose ou quelqu'un en son nom. Cette lettre me disait que le saint vieillard ne m'écrivait pas lui-même, parce qu'il pensait que les opinions et les événements avaient élevé trop de barrières entre lui et moi. Il se trompait bien: les opinions et les événements ne prescrivent pas contre les devoirs du cœur. Quelques mois après, son neveu m'écrivit de nouveau pour m'apprendre la mort de son oncle; il avait vécu, ou plutôt il avait pensé et prié jusqu'au delà de quatre-vingts ans; pur esprit qui ne laissait pas une pensée à la terre: elle n'avait été pour lui qu'un marche-pied de son autel. La seule dépouille qu'il y laissa était son manteau de prêtre et sa pincée de cendres.

Revenons à nos courses silencieuses dans les gorges du Bugey.

XIII

Le père Varlet, tout absorbé dans ses méditations sur les psaumes et dans ses prières, balbutiées à demi-voix, ne m'adressait pas quatre paroles pendant les quatre ou cinq heures que durait notre promenade. Il me gardait seulement à vue comme le chevrier garde le chevreau qu'on lui a confié et qu'il doit ramener au bercail.

Quelquefois il s'arrêtait au bord d'un ruisseau, à l'ombre d'un bois ou sur un tertre de gazon, pour essuyer sa sueur et pour respirer entre deux psaumes.

Pendant ces haltes, je m'asseyais moi-même à quelque distance de mon guide, ou bien je m'égarais dans les prés et dans les clairières pour cueillir les muguets et les violettes qui embaumaient le printemps. Mais, le plus souvent, le long et obstiné silence de mon guide, la componction de son visage et de son attitude, le livre qu'il feuilletait, le mouvement imperceptible de ses lèvres qui prononçaient à demi-voix ses hymnes, les ténèbres de la forêt, le bruit des feuilles sous mes pieds, la fuite de l'eau gazouillant entre ses rives, le chant des oiseaux, les senteurs vives et enivrantes des simples de ces collines me portaient aussi à la contemplation. À défaut d'autres passions que mon cœur ne pressentait pas encore, je concevais une sourde et fervente passion de la nature, et, à l'exemple de mon surveillant muet, au fond de la nature j'adorais Dieu.

Je me souviens que je composais des prières fleuries, toutes formées, comme d'autant de grains de chapelet, des plus jolies fleurs champêtres cueillies çà et là sur ma route, et enfilées, en alternant les couleurs, par un fil arraché à mes bas. Les violettes y représentaient les saintes tristesses du repentir, les muguets l'encens qui s'élève de l'autel, l'aubépine la miséricorde qui pardonne et sourit après les sévérités divines, l'églantine la joie pieuse qui rentre dans le cœur et qui l'enivre, l'œillet rouge de poëte y représentait le cantique, les marguerites et les boutons d'or les voluptés et les passions méprisables du monde, qu'il faut fouler aux pieds, sans les voir ou sans les compter, en marchant au ciel. Je m'amusais et je m'édifiais moi-même ainsi. En revenant vers la ville, je roulais entre mes doigts et entre mes pensées les dizaines de ce chapelet végétal, et je le jetais sur la route, à moitié fané, en repassant la grande grille du collége, pour en recommencer un autre le lendemain.

XIV

Quelquefois aussi je composais en silence des psaumes enfantins, à l'imitation de ceux de David que j'entendais sans cesse murmurer par le père Varlet récitant son bréviaire. J'en ai conservé quelques strophes incomplètes que j'avais données à mes sœurs en revenant à la maison aux vacances, et que j'ai retrouvées, il n'y a pas longtemps, en feuilletant les modèles d'écriture et de dessin livrés aux rats dans un cabinet noir de notre maison paternelle. Les voici: on y verra la pente et la première goutte de ce ruisseau de poésie qui devint plus tard des Harmonies. L'enfant est le germe d'un homme.

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