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Cours familier de Littérature - Volume 07

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FAUST.

Ma belle demoiselle, oserais-je vous offrir mon bras et ma protection pour vous conduire où vous allez?

MARGUERITE.

Je ne suis ni demoiselle ni belle, et je n'ai besoin de personne pour me conduire à la maison.

FAUST.

Par le ciel! cette enfant est la beauté accomplie! Je ne vis de ma vie rien de pareil. Si convenable, si modeste, et cependant si entraînante. Le rose de ses lèvres, l'éclat de ses joues! non, jamais je ne saurais l'oublier. La manière dont elle baisse les yeux s'est incrustée à fond dans mon cœur. Et cette robe courte qui laisse entrevoir ses pieds fugitifs! D'honneur, c'est à ravir les yeux et la pensée. (Survient Méphistophélès.) Il faut que tu me procures cette charmante jeune fille.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Laquelle?

FAUST.

Celle qui vient de passer à l'instant.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Celle-là? Bon! Elle vient de chez son prêtre, qui lui a donné à bon droit l'absolution; je m'étais glissé derrière le confessionnal. Mais c'est l'innocence même que cette enfant: je n'ai aucun pouvoir sur elle!

Faust insiste avec l'autorité et la véhémence de la passion qui veut être servie et non conseillée: «Quelque chose seulement d'elle, un fichu de son cou, une chose qui l'ait touchée!—Eh bien! dit Méphistophélès, je ferai plus: elle est maintenant sortie de sa demeure, je vais t'introduire dans sa chambre; là tu pourras tout seul te repaître dans l'atmosphère qu'elle habite en paix, atmosphère d'espérance et d'illusion.»

XXXII

La scène change; c'est le soir du même jour. Marguerite, rentrée, est seule dans sa chambre, tresse ses nattes de cheveux et les relève de ses mains enfantines autour de sa tête. Elle rêve à haute voix en se parant. «Je voudrais bien savoir, murmure-t-elle, quel était ce jeune seigneur d'aujourd'hui. Il est bien beau et il doit être de noble race; cela se lit sur son visage; autrement il n'aurait pas été si familier.» (Elle sort de nouveau.)

Méphistophélès et Faust paraissent sur le pas de la porte; c'est là une des plus charmantes scènes inventées par le génie divin ou satanique de l'amour, et dont on ne trouve de trace ni dans le drame antique ni dans le moderne. Shakspeare même dans son chef-d'œuvre, Roméo et Juliette, n'a pas cette délicieuse invention: la respiration de l'atmosphère aimée dans laquelle respire la personne qu'on aime! la visite au vide animé qui a contenu l'idole de ses yeux. Écoutez:

MÉPHISTOPHÉLÈS, à Faust intimidé par ce sanctuaire.

Entre tout doucement; allons! entre!

FAUST, après un moment de silence.

Je t'en supplie, laisse-moi tout seul.

MÉPHISTOPHÉLÈS, furetant dans toute la chambre.

Toute jeune fille n'a pas cette élégante propreté dans son pauvre asile.

FAUST, parcourant la chambre d'un regard avide et enthousiasmé, sent son libertinage se changer en respect de l'innocence dans son cœur.

Oh! salut, doux demi-jour qui règnes dans ce sanctuaire! Empare-toi de mon cœur, douce peine du désir d'amour qui vis altéré de la rosée de l'espérance! Comme tout respire ici la paix, l'ordre et le contentement! Dans cette pauvreté que de richesse! Dans ce réduit sombre, que de félicité! (En s'approchant du fauteuil de famille:)

Ô toi qui, dans leur joie ou dans leur douleur, as reçu les aïeux sur tes bras ouverts! combien de fois des groupes d'enfants, les mains tendues, ont dû se suspendre autour de ce trône patriarcal! Ici même, peut-être, ma bien-aimée, reconnaissante envers son divin Christ, enfant aux joues fraîches et saines, est venue pieusement baiser la main amaigrie de l'aïeul. Je sens, jeune fille, ton esprit d'ordre et d'économie murmurer autour de moi; cet esprit d'arrangement nature là ton sexe, qui te souffle comment on étend proprement le tapis sur la table cirée, comment on saupoudre le parquet de sable! Ô douce main, semblable à la main d'une créature céleste, tu fais de cet asile un paradis! (L'aspect de cette chambre lui inspire des pensées délicieuses, mais toujours pures. Il ne se reconnaît plus; l'air saint qu'il respire le sanctifie à son insu.) Quelle atmosphère surnaturelle m'enveloppe? Je venais ici pour précipiter par la violence le moment de la possession, et je me perds en songes de respectueux amour. Sommes-nous donc le jouet de chaque impression de l'air? Et si tout à coup elle venait à entrer, comme tu expierais vite l'audace d'avoir profané son asile! comme il serait petit devant toi, comme il rentrerait en terre sous tes pieds, le grand homme!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Vite! je l'aperçois en bas qui monte!

FAUST.

Éloignons-nous; je ne reviendrai jamais!

Mais, avant qu'il s'éloigne, Méphistophélès, habile à préparer de loin la séduction, présente une cassette à Faust.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Voici une cassette passablement lourde; je suis allé la prendre quelque part; glisse-la toujours dans cette armoire, et je te jure que la tête lui tournera. J'ai mis dedans bien des petites choses pour en gagner une autre. Tu sais, un enfant est enfant, un jeu est un jeu.

FAUST, retenu maintenant par un scrupule, hésite.

Je ne sais si je dois!...

Poussé par Méphistophélès, il finit par glisser la cassette dans l'armoire.—Ils s'évadent sans être vus.

XXXIII

Marguerite entre, sa lampe à la main. Elle est toute troublée; elle chante pour se rassurer la ballade du roi de Thulé, comme Desdémona chante la romance du Saule: le chant est un compagnon de l'âme peureuse. «J'étouffe ici!» dit-elle. Elle ouvre machinalement l'armoire pour serrer ses habits de fête; la cassette se rencontre sous sa main. Elle s'étonne, elle se demande comment cette cassette a été déposée là, elle l'ouvre en tremblant: les bijoux la frappent et l'éblouissent. «Je voudrais voir comment ce collier siérait à mon cou.»

Elle s'en pare et va se regarder au petit miroir.

—«Si seulement les boucles d'oreilles étaient à moi? Je suis tout autre ainsi. À quoi te sert donc la beauté, ô jeunesse? Personne ne fait attention à nous; tout va à l'or, tout dépend de l'or! Ah! pauvres, pauvres que nous sommes!...»

XXXIV

La toile tombe sur l'éblouissement et l'hésitation de la pauvre enfant. La toile se relève sur Faust et Méphistophélès qui causent ensemble.

—«Pensez donc, dit Méphistophélès avec humeur; la parure que je m'étais procurée pour Gretchen, un prêtre l'a escamotée.» La mère vient à découvrir la chose; aussitôt un frisson la prend, la pauvre femme. Elle a toujours son front plongé dans son livre de prières; elle flaire un à un tous les meubles pour s'assurer si l'objet est saint ou profane; elle sentit donc clairement que l'objet n'apportait pas grande bénédiction dans sa maison. «Mon enfant, s'écria-t-elle, bien mal acquis pèse sur l'âme et brûle le sang. Consacrons ceci à la Mère de Dieu, et la manne du ciel descendra sur nous.» La petite Marguerite fit un peu la moue. «Il ne peut être impie, dit-elle, celui qui a si galamment apporté cette cassette ici.» La mère fait venir un prêtre: il leur promet toutes les joies du paradis et les laisse tout édifiées.—«Et Gretchen? demande Faust.—«Elle est maintenant inquiète, agitée, ne sait ni ce qu'elle veut ni ce qu'elle doit, rêve nuit et jour aux bijoux, et bien plus à celui qui les a apportés!»—Faust supplie Méphistophélès de lui procurer un autre écrin plus riche pour remplacer celui que la mère de Gretchen a enlevé à sa bien-aimée.

XXXV

Le lieu change; on est dans la maison d'une voisine pauvre, à laquelle Marguerite vient raconter naïvement qu'elle a trouvé une seconde cassette pleine de merveilles dans son armoire.

—«Ne va pas le dire cette fois à ta mère,» lui recommande la voisine; «elle la porterait encore en présent à l'église.»

La voisine ajuste la parure au front, au cou, aux doigts de Marguerite.—«Quel dommage, dit la belle enfant, de ne pouvoir ainsi me montrer ni dans la rue ni dans l'église!—Viens me voir souvent, lui dit la voisine; là tu pourras t'en parer en cachette et te promener une petite heure devant le miroir.»

La scène est délicieuse d'enfantillage d'un côté, de bavardage de l'autre.

Méphistophélès l'interrompt en paraissant. Il semble frappé de respect à la vue de Marguerite étincelante de bijoux; il raconte à la voisine que son mari absent est mort à Padoue, laissant un trésor, et comment il peut lui amener un témoin de sa mort, le soir, dans son petit jardin derrière la maison, pourvu que la charmante Marguerite s'y trouve aussi à la nuit tombante. Il obtient ainsi par astuce une entrevue de Marguerite et de Faust. L'innocente jeune fille y consent par obligeance pour la voisine, sans prévoir le piége.

Faust, prévenu par Méphistophélès du rendez-vous promis, s'y rend avec son guide satanique. La scène dans le jardin de la veuve est une délicieuse pastorale de l'Éden, dont Méphistophélès, qui converse avec la veuve, est le serpent sous l'herbe.

XXXVI

Faust se plaint à Marguerite de sa triste condition de voyageur, qui le condamne à ne rien aimer de permanent; il touche de pitié le cœur naïf de la belle enfant.

MARGUERITE.

Oh! moi!.... songez à moi quelquefois un petit moment; j'aurai assez de temps pour me souvenir de vous!

FAUST.

Vous êtes donc beaucoup seule?

MARGUERITE.

Hélas! oui. Notre ménage est petit, encore faut-il s'en occuper; il faut faire le feu, préparer les aliments, balayer, tricoter et coudre, et courir ici et le soir et le matin. Cependant nous pourrions, ma mère et moi, nous donner moins de tracas; mon père a laissé en mourant un joli petit avoir, une maisonnette et un jardin hors de la ville. Mon frère est soldat; ma petite sœur est morte. La pauvre enfant m'a causé bien des peines; pourtant je ne regretterais pas de les reprendre pour elle: la pauvre enfant m'était si chère!

FAUST.

Un ange! si elle te ressemblait.

MARGUERITE.

C'était moi qui l'élevais, et elle m'aimait de tout son cœur. Elle était née après la mort de mon père; le chagrin avait tari le sein de ma mère; vous comprenez qu'elle ne pouvait penser à allaiter le pauvre petit vermisseau. Je l'élevai toute seule avec du lait et de l'eau, au point que c'était mon enfant; dans mes bras, sur mes genoux, elle me souriait, jouait, grandissait.

FAUST.

N'as-tu pas senti alors le bonheur le plus pur?

MARGUERITE.

Oh! oui! Mais il y avait aussi bien des heures pénibles: le berceau était placé la nuit auprès de mon lit; son moindre mouvement me réveillait; il fallait lui donner à boire, la coucher à côté de moi, et, si elle ne se taisait pas vite, se lever du lit et marcher pieds nus à travers la chambre en la berçant; ce qui n'empêchait pas, sitôt le jour venu, d'être au lavoir, au marché, et ainsi de suite, comme je serai demain. Dame! Monsieur, on n'a pas le cœur bien à l'aise, mais on en goûte mieux son repas et son repos.

Ce charmant babillage de jeune fille, qui paraît oiseux peut-être ici au lecteur, a un triple but caché dans l'esprit de l'auteur, qui prépare ainsi son pathétique dans le drame. D'abord il prouve l'innocente et naïve confiance de la jeune fille; puis il annonce au spectateur qu'elle a un frère chéri au service, frère dont la mort accidentelle sera bientôt un crime de son amour pour Faust; puis enfin cette tendresse pour sa petite sœur, qu'elle élève si maternellement au berceau, prépare un contraste terrible avec le crime de délire qui lui fera plus tard sacrifier à la fièvre le propre fruit de ses entrailles. Ce sont les trois coups de pinceau qui paraissent flotter au hasard sur la toile et qui sont trois merveilleuses combinaisons calculées du grand peintre de caractère et de situation!

Pendant cet entretien des deux amants, Méphistophélès s'entretient à l'écart avec la voisine. Il lui fait astucieusement entendre à demi mot que son cœur est tendre et libre, et qu'il pourrait bien, s'il l'osait, se présenter à elle pour finir son dur veuvage. La voisine va au-devant de ces galanteries de Méphistophélès, et sa ruse diabolique a un complice tout stylé dans la vanité de la voisine veuve, intéressée à la séduction de Marguerite pour mieux séduire elle-même le cœur de Méphistophélès. (Ils passent.)

Faust et la jeune fille passent à leur tour devant le spectateur en se promenant dans le jardin.

FAUST.

Ainsi tu m'as reconnu, petit ange, dès que j'ai mis le pied dans le jardin?

MARGUERITE.

Ne l'avez-vous pas vu? Je baissais les yeux.

FAUST.

Et tu me pardonnes la liberté que j'ai prise de t'aborder et de te parler l'autre jour, au moment où tu sortais de l'église?

MARGUERITE.

Je me sentais toute troublée; jamais rien de pareil ne m'était arrivé, et personne n'avait rien à dire sur mon compte. Ô mon Dieu! me disais-je, il faut qu'il ait trouvé dans ton air quelque chose de bien hardi et de bien immodeste pour se croire en droit d'aborder ainsi sans inconvenance une jeune fille! Je l'avouerai, cependant, je ne sais quoi s'est remué là (sur son cœur) pour vous. Toujours est-il que j'étais mécontente de moi de n'être pas assez indignée contre vous!

FAUST, voulant la serrer contre son cœur.

Chère âme!

MARGUERITE.

Laissez un peu! (Elle cueille une marguerite du jardin et elle l'effeuille en rêvant.)—Il m'aime!—Il ne m'aime pas!—Il m'aime! (Elle jette un cri de joie.)

FAUST.

Oui, céleste enfant; laisse la voix d'une fleur être pour nous l'oracle de Dieu! Il t'aime! Comprends-tu ce que ce mot veut dire: il t'aime!

(Il lui prend les deux mains dans les siennes.)

MARGUERITE.

Je me sens toute tressaillir.

FAUST, avec un sincère et ardent enthousiasme.

Oh! ne tremble pas! Que ce regard, que cette étreinte te disent l'inexprimable par les paroles! Se livrer sans réserve l'un à l'autre, s'enivrer d'une félicité qui doit être éternelle, oui, éternelle! car la fin d'un tel bonheur serait le désespoir! Oh! non, non! point de fin! point de fin!

Marguerite serre sa main, se dégage et s'échappe.

Méphistophélès et la veuve repassent en causant tout bas par l'allée du jardin rapprochée du spectateur.

MARTHE (c'est le nom de la voisine).

Voici la nuit.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Oui, nous nous retirons.

MARTHE.

Je vous engagerais bien à rester plus longtemps, mais on est si méchant ici! Et notre jeune couple?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Enfuis là-bas dans l'allée, les joyeux papillons!

MARTHE.

Il en paraît bien épris.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Et elle aussi éprise de lui; c'est le cours du monde.

Ils sortent du jardin. Pendant qu'ils s'éloignent, une scène de badinage amoureux, naïve et tendre, se laisse entrevoir et entendre dans un petit pavillon du fond du jardin entre les deux amants heureux de leurs aveux, affligés de leur séparation. C'est de l'Albane à côté d'un Rembrandt, la lumière et l'ombre.

XXXVII

La scène suivante se passe quelque temps après sur les plus hautes cimes du Tyrol. Faust, non rassasié, mais ennuyé de son bonheur, est allé se reposer de sa félicité dans la solitude et dans la contemplation extatique de la nature.

Méphistophélès l'y a suivi, comme le doute suit la foi, pour l'empêcher de s'enraciner dans l'âme pieuse.

Ici Goethe s'étend dans ses pensées aussi loin que l'espace et s'élève aussi haut que les étoiles. Sa vraie nature intellectuelle, son panthéisme véritablement indien, c'est-à-dire une divinisation vague de l'œuvre au lieu de l'ouvrier; une immersion les yeux fermés, à tout risque de l'âme, dans le sein de la nature matérielle et intellectuelle, éclatent dans les monologues de Faust comme dans son dialogue avec le génie du doute et du mal. Nous ne vous en donnerons ici que les principales éjaculations. Elles sont les plus beaux éclairs de paroles qui entr'ouvrent aux regards l'âme mystérieuse du grand poëte.

«Esprit sublime!» s'écrie-t-il en s'adressant à je ne sais quelle toute-puissance occulte, qui est peut-être la science, peut-être la foi, peut-être le génie infernal auquel il s'est donné pour disciple, «esprit sublime! tu m'as donné tout ce que je demandais. Ce n'est pas en vain que tu as tourné vers moi ton visage à travers le feu! Tu m'as donné la puissante nature pour royaume, la force de la sentir, la volupté d'en jouir! Tu fais passer en revue devant moi la foule de tout ce qui a vie; tu m'apprends à reconnaître mes frères dans le buisson silencieux, dans l'air, dans les eaux; et lorsque la tempête mugit et gronde dans la forêt, roulant les pins gigantesques, secouant avec fracas leurs branches et déracinant leurs souches; lorsque le bruit de leur chute fait retentir de coups sourds l'écho des montagnes, alors tu me conduis dans l'asile paisible des grottes, et les merveilles de ma propre conscience se révèlent par la réflexion à moi; et la lune pure et sereine monte à mes yeux, apaisant sous ses rayons toutes choses...

«Oh! combien je sens cependant que rien de parfait n'est la part de l'homme! Tu m'as imposé, au milieu de ces délices qui me confondent avec la Divinité, un compagnon dont je ne saurais déjà plus me passer. Froid et superbe, d'un souffle de sa parole il réduit tous tes dons à néant! Il nourrit dans ma poitrine une ardeur insatiable qui me pousse sans cesse vers cette douce image (Marguerite). Ainsi je vais, comme un homme ivre, des désirs à la jouissance, et dans la jouissance je regrette le désir!»

Méphistophélès le raille sur cet enthousiasme vide. «Tu appelles cela,» lui dit-il, «un plaisir surnaturel? S'étendre sur les montagnes dans la nuit et la rosée, embrasser dans ses extases le ciel et la terre, se gonfler jusqu'à se croire un dieu, creuser avec la perplexité du pressentiment la moelle de la terre, sentir se résumer dans sa poitrine l'œuvre entière des six jours, jouir je ne sais de quoi, et conclure l'extase sublime (en ricanant) je n'ose dire comment!»

—«Fi sur toi!» s'écrie avec dégoût Faust indigné de voir profaner par cette ironie Dieu, la nature, la pensée, l'amour.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Ta bien-aimée, en attendant, est dans la sombre ville, et tout lui pèse, tout la chagrine; elle t'aime au delà de sa puissance de sentir; le temps lui paraît lamentablement long; elle s'accoude à sa fenêtre, regarde passer les nuages au-dessus des vieux murs gris de la ville. Que ne suis-je un petit oiseau? Ainsi chante-t-elle en elle tout le long du jour, la moitié des nuits!

FAUST.

Serpent, vil serpent!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Peu m'importe, pourvu que je t'enlace.

FAUST.

Sors d'ici, misérable, et ne prononce pas le nom de l'angélique créature, et ne viens pas présenter à ma passion sainte un profane désir!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Qu'en résulterait-il? Elle croit que tu t'es enfui!

FAUST.

Non, je suis de cœur et d'esprit auprès d'elle; je ne puis jamais l'oublier, jamais la perdre. Oui, j'envie le corps du Seigneur quand ses lèvres pieuses y touchent!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Bravo! mon cher. Je vous ai souvent enviés, moi, couple de jumeaux couché parmi les roses!

Faust, qui se sent dominé et entraîné à perdre ce qu'il aime, s'invective lui-même et pleure sur sa victime. Méphistophélès rit et raille.

XXXVIII

La scène se transforme: on voit Marguerite seule dans sa petite chambre, filant au rouet; elle chante une complainte délicieuse et mélancolique sur son propre sort:

Adieu mes jours de paix!
Mon âme est navrée! etc.

Où il n'est pas,
Là est ma tombe! etc.

C'est lui qu'à ma fenêtre
Je cherche à l'horizon! etc.

Et son air noble!
Et sa parole pénétrante!
Et sa main qui presse la mienne!
Ô ciel! Et son baiser! etc.

Adieu mes jours de paix!
Mon âme est navrée! etc.

Après cette apparition et cette complainte mélancolique qui fait lire dans le cœur muet de Marguerite, la scène est transportée de nouveau au jardin de Marthe, la voisine veuve, entremetteuse des entrevues. Écoutez ce dialogue que Goethe a surpris mot à mot entre les lèvres de l'amant et l'oreille de l'amante. Qui ne l'a pas entendu une fois au moins dans sa vie? L'âme pieuse de la femme, être plus divin que nous dans ses aspirations, parce qu'il est moins distrait et plus sensible, s'y retrouve tout entière. Dans quel drame antique, dans quel drame français trouverez-vous une telle scène? Racine lui-même, qu'on appelle tendre, a-t-il soupiré ainsi dans Esther? Il y a aussi loin de ces tragédies d'apparat à cette tragédie de l'âme qu'il y a loin de la déclamation théâtrale au sang chaud qui crie en suintant de la blessure secrète du cœur.

MARGUERITE, FAUST, seuls au jardin.

MARGUERITE.

Promets-moi, Henri!

FAUST.

Tout ce qui est en ma puissance.

MARGUERITE.

Eh bien! dis-moi, comment te comportes-tu avec la religion? Tu es un bon, un excellent cœur; mais je crois que tu n'en as pas beaucoup.

FAUST.

Laissons cela, mon enfant! Tu sens ma tendresse envers toi; pour ceux que j'aime je donnerais mon sang et ma vie; je ne veux troubler personne dans ses sentiments et sa foi.

MARGUERITE.

Ce n'est pas tout; il faut y croire.

FAUST.

Faut-il?

MARGUERITE.

Ah! si je pouvais quelque chose sur toi! Tu ne respectes pas non plus les saints sacrements.

FAUST.

Je les respecte.

MARGUERITE.

Mais sans les désirer. Depuis longtemps tu n'es pas allé à la messe, à confesse. Crois-tu en Dieu?

FAUST.

Ma douce amie, qui oserait dire: Je crois en Dieu? Interroge les prêtres ou les sages, et leur réponse ne te semblera qu'une raillerie à l'adresse de celui qui leur aura fait cette question.

MARGUERITE.

Ainsi tu n'y crois pas?

FAUST.

Tu me mésentends, ô gracieux visage! Qui oserait nommer Dieu et faire cette profession: Je crois en lui? Quel être sentant pourrait prendre sur lui de dire: Je ne crois pas en lui? Celui qui contient tout, soutient tout, ne contient-il et ne soutient-il pas toi, moi, lui-même? La voûte du firmament ne s'arrondit-elle pas là-haut? Ici-bas, la terre ferme ne s'étend-elle pas? Et les étoiles éternelles ne se montrent-elles pas en nous regardant avec amour? Mon œil ne se plonge-t-il pas dans ton œil, et alors tout n'afflue-t-il pas vers ton cerveau et vers ton cœur? Tout ne flotte-t-il pas dans un éternel mystère, invisible, visible, autour de toi? Remplis-en ton cœur aussi grand qu'il est, et, quand tu nageras dans la plénitude de l'extase, nomme ce sentiment comme tu le voudras: nomme le bonheur! foi! amour! Dieu! je n'ai point de nom pour cela! Le sentiment est tout; le nom n'est que bruit et fumée, obscurcissant la céleste flamme.

MARGUERITE.

Tout cela est bel et bon; le prêtre dit bien à peu près la même chose, mais avec des mots un peu différents.

FAUST.

En tous lieux tous les cœurs que la clarté des cieux illumine parlent ainsi chacun dans sa langue; pourquoi ne le ferais-je pas, moi, dans la mienne?

MARGUERITE.

À l'entendre ainsi, la chose peut paraître raisonnable; cependant j'y trouve encore du louche, car tu n'as point de christianisme.

FAUST.

Chère enfant!

MARGUERITE.

Déjà depuis longtemps je souffre de te voir dans la compagnie....

FAUST.

Que veux-tu dire?

MARGUERITE.

Cet homme que tu as avec toi m'est, au fond de l'âme, odieux. Rien dans ma vie ne m'a enfoncé le trait plus avant que le repoussant visage de cet homme.

FAUST.

Chère mignonne, ne le crains pas.

MARGUERITE.

Son approche me tourne le sang. Je suis cependant bienveillante pour les autres hommes; mais autant je brûle du désir de te regarder, autant l'aspect de cet homme m'inspire une secrète horreur; et c'est ce qui fait que je le tiens pour un coquin! Dieu me pardonne si je lui fais injure!

FAUST.

Il faut bien qu'il y ait aussi de ces oiseaux-là.

MARGUERITE.

Je ne voudrais pas vivre avec son pareil. S'il se montre à la porte, il a toujours l'air si ricaneur et presque fâché. On voit qu'il ne prend aucune part à rien. Il porte écrit sur son front qu'il ne peut aimer personne. Je suis si bien dans tes bras, si libre, si à l'aise! et sa présence me serre le cœur.

FAUST.

Ange plein de pressentiments!

MARGUERITE.

Cela me domine à tel point que, dès qu'il s'approche de nous, je crois en vérité que je ne t'aime plus. Aussi, lorsqu'il est là, je ne saurais prier et j'ai le cœur rongé intérieurement. Il en doit être, Henri, de même pour toi.

FAUST.

C'est de l'antipathie!

MARGUERITE.

Il faut que je te quitte.

FAUST.

Ah! ne pourrai-je jamais passer tranquillement une heure sur ton sein, serrer mon cœur contre ton cœur et confondre mon âme dans la tienne!

MARGUERITE.

Encore si je dormais seule, je laisserais bien volontiers pour toi les verrous ouverts ce soir; mais ma mère a le sommeil léger, et, si elle nous surprenait, j'en mourrais sur la place.

FAUST.

Chère ange, sois sans inquiétude. Tiens! ce flacon: trois gouttes de ce breuvage suffiront pour que la nature s'endorme doucement en un sommeil profond.

MARGUERITE.

Que ne ferais-je point pour toi! J'espère qu'il ne lui en peut résulter aucun mal?

FAUST.

Autrement, cher amour, est-ce que je te le conseillerais?

MARGUERITE.

Quand je te vois, je ne sais quoi me force à vouloir tout ce que tu veux, et j'ai déjà tant fait pour toi qu'il ne me reste plus rien à faire.

(Entre Méphistophélès.)

MÉPHISTOPHÉLÈS.

La brebis est-elle partie?

FAUST.

Viens-tu encore d'espionner?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Non, mais j'ai tout saisi fort scrupuleusement. Maître docteur, on vous a fait la leçon, et j'espère que vous en profiterez. Les filles trouvent toutes leur compte à ce qu'on soit pieux et simple, à la vieille mode. «S'il cède sur ce point, pensent-elles, nous en aurons bon marché à notre tour.»

FAUST.

Monstre, ne vois-tu pas combien cette âme fidèle et sincère, toute remplie de sa foi, qui suffit à la rendre heureuse, souffre saintement de se sentir forcée à croire perdu l'homme qu'elle chérit entre tous?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Amoureux insensé et sensible, une petite fille te mène par le nez!

FAUST.

Grotesque ébauche de boue et de feu!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Et la physionomie, comme elle s'y entend à ravir! En ma présence elle se sent toute je ne sais comment; mon masque lui révèle un esprit caché; elle sent, à n'en pas douter, que je suis un génie, peut-être bien aussi le diable. Eh! eh! cette nuit...

FAUST.

Que t'importe?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

C'est que j'en ai aussi ma part de joie.

XXXIX

Après cette scène, où l'on pressent deux crimes involontaires dans une imprudence soufflée aux deux amants par le génie qui corrompt tout, jusqu'à l'amour, beaucoup de mois se passent sans qu'on sache ce qui est advenu de Marguerite et de Faust. Une scène biblique d'une simplicité patriarcale ou helvétique révèle au spectateur le fatal secret de la séduction accomplie de Marguerite: la pauvre coupable porte dans son sein une accusation cachée de sa faute.

Voici la scène.

Marguerite est allée, sa cruche à la main, chercher l'eau du ménage à la fontaine; elle y rencontre une jeune fille du voisinage, jaseuse et médisante comme les commères désœuvrées des petites villes. On va voir comment un simple accident de conversation plonge le poignard jusqu'au sang dans le sein de la pauvre séduite.

Le théâtre représente un puits dans une rue déserte. Marguerite, sa cruche posée sur la margelle du puits, la tête basse et les deux mains croisées avec langueur sur sa robe, cause avec Lieichen, jeune fille à la langue affilée.

LIEICHEN, à Marguerite.

N'as-tu rien entendu dire de la petite Barbe?

MARGUERITE.

Pas un mot; je vois si peu de monde!

Lieichen alors raconte à Marguerite la chute enfin ébruitée de la petite Barbe, abandonnée par son séducteur, qui s'est enfui sans l'épouser, après avoir abusé de sa tendresse. Marguerite l'écoute les yeux baissés, la rougeur sur les joues, comme si la honte de Barbe était déjà sur son propre front. Elle revient atterrée à la maison, rentre dans sa chambre et arrose machinalement un pot de fleurs placé pieusement par elle devant une image de la sainte Vierge dans une niche au-dessus de son lit.

Oh! daigne, ô toi dont le cœur a saigné,
Incliner ton front vers ma douleur! etc.

Ce Stabat Mater dolorosa en vers naïfs, dont le contre-coup frappe à chaque verset le cœur de la pauvre fille, produit ici une déchirante impression dans la bouche de cette enfant qui sera bientôt mère d'un fils repoussé par le monde!

Autrefois, à l'aube naissante,
En allant cueillir ces bouquets,
J'arrosais de mes pleurs de déité
Les pots de fleurs sur ma fenêtre!
Et maintenant le premier rayon du soleil
M'a surprise encore éveillée,
Assise sur mon séant
Dans ma couche de tristesse!

XL

La scène est transportée dans la rue, la nuit, sous la fenêtre de Marguerite. Un soldat, à demi ivre de douleur plus que de vin, revient de l'armée; il a appris en approchant de la ville la honte de sa sœur chérie, qu'il célébrait partout comme la gloire et la beauté de la famille. Il a noyé son humiliation et sa douleur dans quelques verres de vin; il vient à tâtons chercher le seuil de son enfance et s'assurer si sa sœur n'a pas été calomniée par la malignité des voisins.

En s'approchant de la maison il chante en s'accompagnant d'une mandoline quelques couplets grivois sur les filles qui se laissent séduire. Faust et Méphistophélès se rencontrent au même instant dans la rue, rapportant un écrin plein de bijoux des montagnes à Marguerite. Une querelle s'engage entre le soldat et le séducteur. Le soldat tombe frappé à mort sur le seuil de la maison par l'épée de Faust. Méphistophélès et Faust s'évadent; le peuple s'attroupe. Marguerite descend cependant pour recevoir le dernier soupir de son frère adoré; il la reconnaît avec horreur, l'appelle des noms les plus infâmes en présence de toute la ville, et meurt intrépide en la maudissant.

Arrêtons-nous là pour aujourd'hui, là où le pathétique commence, et réservons pour le prochain entretien les développements d'un drame qui se joue dans l'âme plus encore que sur la scène, et dont on ne peut omettre un détail, parce que chaque détail est un coup de sympathie mille fois plus acéré qu'un coup de poignard.

Il y a assez à réfléchir et à admirer sur cette première moitié de l'œuvre du poëte, qui, en créant Faust et Marguerite, a créé non plus la tragédie des cours, des dieux ou des rois, mais la véritable tragédie du cœur humain!

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

XXXIXe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE DRAMATIQUE DE L'ALLEMAGNE.
LE DRAME DE FAUST
PAR GOETHE.
(2e PARTIE.)

I

Nous avons interrompu le dernier entretien au moment où l'expiation de l'amour commence pour le cœur de l'infortunée Marguerite, déjà trois fois involontairement coupable, mais restée toujours intéressante comme une victime tombée au piége de l'esprit infernal de Méphistophélès: une fois coupable de faiblesse contre l'amour surnaturel que lui inspirait Faust; une autre fois coupable d'avoir endormi sa mère du sommeil éternel en ne croyant lui donner qu'une goutte de pavot pour assoupir sa surveillance; une troisième fois coupable accidentellement du meurtre de son frère chéri par son amant, par suite de la mauvaise renommée que sa liaison fatale avec un séducteur étranger avait portée jusqu'aux oreilles de ce brave soldat, son frère.

Entrons à fond maintenant dans la pathétique horreur de ce drame, et voyons comment le poëte allemand, qui a joué jusqu'ici avec la riante et naïve imagination, va torturer de la même main les fibres les plus sanglantes du cœur! Théocrite devient Sophocle au besoin; mais nous nous trompons, ni Théocrite n'a de telles puretés virginales au commencement, ni Sophocle n'a de telles mélancolies à la fin. Goethe est Goethe: ne le rabaissons pas ici en le comparant. L'Allemagne lui doit de n'avoir rien à envier à la Grèce ou à Rome. Cet homme olympique montait de la terre au ciel et descendait du ciel à la terre avec la souplesse et la prestance d'un demi-dieu. D'une main il portait le monde antique, de l'autre le monde chrétien. Assistons à la dernière partie de son œuvre, et laissons son divin génie le louer mieux que nous.

II

Quelque temps sans doute après le meurtre de son frère, dont le dernier soupir a été une malédiction, la pauvre Marguerite, déshonorée, mais toujours pieuse, éprouve le besoin de prier, brebis égarée et souillée, au milieu du troupeau du peuple. La scène représente la cathédrale de la petite ville, pendant une solennité à l'église. Belle, humble, inclinée vers le pavé du temple, loin derrière la foule de ses compagnes, elle prie à voix basse. On voit derrière elle l'esprit méphitique et implacable de Méphistophélès, qui, jaloux de ce moment d'oubli et de paix, souffle à la dévote enfant ces infernales inspirations, ces hontes homicides plus fortes que la nature.

«Pauvre Marguerite, lui murmure-t-il à voix basse et en vers mordants comme une poésie corrosive du cœur, où est-il le temps où, l'âme encore parfumée d'innocence, tu osais t'approcher de l'autel? lorsque, dans ce missel aujourd'hui accusateur, tu balbutiais, toute petite, d'une voix tremblante, quelque sainte oraison? Les joies de l'enfance et les joies de Dieu dans un même cœur!

(Une voix tonnante, quoique sourde comme un remords, se fait entendre.)

Marguerite! Marguerite!
Où donc la tête? où donc le cœur?
Viens-tu prier ici pour l'âme de ta mère,
Que ta faute a mise au cercueil?
Et quel est ce sang sur le seuil de ta porte?
Et là, là, plus bas que ton cœur,
Ne sens-tu pas déjà dans ton sein
Remuer quelque chose qui en s'agitant
T'agite aussi toi-même? Fatal pressentiment!

«Hélas! hélas! soupire la pauvre jeune fille, que ne suis-je délivrée des horribles pensées qui m'obsèdent et qui de toutes parts s'élèvent contre moi!»

Le chœur des chantres de la cathédrale, accompagné du mugissement des orgues, entonne le premier verset du chœur du sépulcre:

Dies iræ, dies illa,
Solvet sectum in favilla!

L'infortunée Marguerite prend cet écho du jugement dernier pour l'arrêt de son jugement personnel.

Méphistophélès, agenouillé derrière elle, murmure lui-même à son oreille des menaces directes en vers de la même mesure.

La colère du Ciel fond sur moi;
Les trompettes retentissent,
Les sépulcres se meuvent,
Et ton cœur, comme un mort dans son cercueil,
Tressaille dans ton sein.

MARGUERITE, épouvantée.

Oh! que ne fuis-je d'ici?
Cet orgue m'étouffe et me déchire,
Ce chant m'écrase le cœur
Dans le creux secret de mon sein.

Le chœur des orgues, des chantres et des enfants de chœur, chante le verset suivant, qui annonce aux coupables que rien ne restera sans éclater et sans vengeance au dernier jugement.

Ciel! ô ciel! s'écrie Marguerite,
Tout s'écroule sur moi.
Je suis dans un cercle de fer;
La voûte de l'église s'abîme!
De l'air! de l'air! de l'air!

MÉPHISTOPHÉLÈS, à voix basse.

Cache-toi!—Le péché, la honte, la faute ne peuvent se couvrir d'un voile éternel!

MARGUERITE, presque folle.

Oh! de l'air! de l'air! de la lumière! Malheur à moi!

Le chœur redouble, par un troisième verset, sa terreur; Méphistophélès y ajoute par les menaces infernales qu'il murmure à son oreille; il épouvante sa victime jusqu'au désespoir, cette impénitente finale de ceux qui ne croient plus être pardonnés.

«Oh! voisine, voisine!» s'écrie-t-elle, «un flacon à respirer ou je tombe!»

Elle tombe en effet, évanouie, sur les dalles de l'église.

La toile s'abaisse, au moment de sa chute, sur cette scène, une des plus fantastiques et des plus contondantes que le génie du drame ait jamais conçues.

III

L'acte qui suit est une puérilité savante et poétique intercalée hors de propos par le poëte comme un ballet infernal et vertigineux dans le drame humain.

Méphistophélès soulève un des coins du voile de la nature; il met Faust en communication avec les sorciers, les monstres, les feux follets, les esprits secondaires qui peuplent, invisibles, tous les éléments, et il leur fait chanter des rondes bizarres et sataniques sur les vanités et sur les misères de l'humanité. C'est une superbe débauche d'imagination, de philosophie et de poésie; mais c'est une débauche. Elle interrompt le récit, elle glace le cœur, et elle n'amuse pas l'esprit: temps et talent perdus dans les espaces imaginaires.

Revenons au drame humain.

IV

Il se rouvre dans une vaste plaine sans horizon, sous un ciel gris comme le soir d'automne d'un jour qui va bientôt rentrer dans l'éternité mystérieuse. Méphistophélès cause avec Faust. Le visage décomposé de Faust contraste avec le sourire mal déguisé, mais triomphant, du génie du mal.

FAUST.

Dans le dénûment! elle! dans le désespoir! misérable sur la terre! un moment insensée et maintenant en prison! L'infortunée! la douce créature! en être tombée là! là!

(Se tournant vers Méphistophélès.)

Esprit de trahison, esprit de néant! tu me l'as caché... En prison!... en prison! elle! dans une irréparable honte! abandonnée au jugement humain qui juge et qui n'a point d'âme!... Et pendant ce temps tu m'éloignais, tu me retenais par d'insipides distractions, tu me dérobais son angoisse croissante, et tu la laissais périr sans secours!

MÉPHISTOPHÉLÈS, froidement.

Est-elle donc la première?

FAUST.

Chien! exécrable monstre! que ne reprends-tu ta forme de ver de terre pour que je puisse t'écraser du pied! etc., etc.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Qui donc l'a poussée dans l'abîme, moi ou toi?

(Faust l'accable de mépris et d'imprécations.)

MÉPHISTOPHÉLÈS, en ricanant.

De quoi te plains-tu? Tu veux voler et tu n'es pas prémuni contre le vertige! As-tu fini?

FAUST.

Sauve-la, ou malheur à toi!... La plus affreuse imprécation sur toi pendant des milliers d'années!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Sauve-la!...—Le puis-je? Encore une fois, qui donc l'a poussée dans cette prison, moi ou toi?

FAUST.

Conduis-moi où elle est; il faut que je la délivre.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Penses-y bien! Pense qu'un meurtre commis par ta main sur ce brave soldat, son frère, est encore là tout présent à l'esprit de la ville où son cadavre est tombé sous tes coups, et, au-dessus de la place où son sang a coulé, plane la vengeance publique qui attend son assassin!

FAUST, en l'injuriant avec plus de colère.

Conduis-moi où elle est, te dis-je; il faut qu'elle soit libre!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Cela, je le puis. Je peux assoupir les sens du geôlier; empare-toi de la clef de la prison pendant sa léthargie. Entraîne-la de ta main seule dehors! Je veille, les chevaux sont prêts, je vous enlève! Cela, je le puis.

FAUST.

Promptement, et partons!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Allons! En avant! en avant!

Ils disparaissent et rencontrent en courant dans la nuit vers la ville une horde de sorciers qui s'agitent autour d'un gibet dressé dans l'ombre.

Passons sur ces sorcelleries déplacées dans le sérieux d'un tel drame.

V

Ici la scène est dans le cachot de Marguerite; nous la mutilerions en l'abrégeant. C'est une de ces scènes où l'imagination et le cœur de l'homme ont recréé la nature dans tout son honneur et dans toute sa pitié.—Lisez!

FAUST, avec un trousseau de clefs et une lampe, devant une petite porte de fer.

Je suis pénétré d'une épouvante désaccoutumée dès longtemps, pénétré du sentiment de toutes les calamités humaines. C'est ici qu'elle habite, derrière cette muraille humide; et son crime fut une douce illusion! Tu trembles d'aller à elle! tu crains de la revoir! Avance! ton irrésolution hâte sa mort. (Ouvrant la porte.) Elle ne se doute pas que son amant épie, qu'il entend gronder les chaînes, la paille qui frémit.

MARGUERITE, sur son grabat, s'efforçant de se cacher.

Ah! ah! ils viennent! Affreuse mort!

FAUST, bas.

Chut! chut! je viens te délivrer!

MARGUERITE, se traînant jusqu'à lui.

Si tu es un homme, alors compatis à ma misère.

FAUST.

Tes cris vont éveiller les gardiens qui dorment!

(Il saisit les chaînes pour les détacher.)

MARGUERITE, à genoux.

Qui t'a donné, bourreau, cette puissance sur moi? Tu viens déjà me chercher, à minuit! Aie pitié, et laisse-moi vivre. Demain, au point du jour, n'est-ce pas assez tôt? (Elle se lève.) Je suis pourtant encore si jeune, si jeune! et déjà mourir! J'étais belle aussi, et ce fut ma perte. Le bien-aimé était près de moi; maintenant il est loin; ma couronne est arrachée, les fleurs dispersées. Ne me saisis pas si violemment! Épargne-moi! Que t'ai-je fait? Ne me laisse pas implorer en vain: je ne t'ai jamais vu de ma vie.

FAUST.

Comment résister à tant de douleur?

MARGUERITE.

Je suis maintenant tout entière en ta puissance. Laisse seulement que j'allaite mon enfant. Je l'ai bercé sur mon cœur toute cette nuit; ils me l'ont pris pour me tourmenter, et ils disent maintenant que je l'ai tué! Jamais plus je ne serai joyeuse. Ils chantent des chansons sur moi: c'est méchant de leur part. Un vieux conte finit ainsi; mais qui leur a dit d'y faire allusion?

FAUST, se jetant à ses pieds.

Un amant est à tes genoux; il vient ouvrir la porte à ta captivité lamentable.

MARGUERITE, faisant de même.

Oui, oui, à genoux pour invoquer les saints! Vois sous ces marches, sous le seuil, l'enfer bout; le malin, avec des grincements terribles, mène un train!

FAUST, à voix haute.

Gretchen! Gretchen!

MARGUERITE, d'un air attentif.

C'était la voix du bien-aimé. (Elle bondit. Les chaînes tombent.) Où est-il? Je l'ai entendu appeler. Je suis libre! Personne ne me retiendra! Je veux voler à son cou, me reposer sur son sein. Il a appelé Gretchen; il se tenait sur le pas de la porte. Au milieu des hurlements horribles et du fracas de l'enfer, au milieu des éclats de rire des démons, j'ai reconnu sa voix si douce, si aimante.

FAUST.

C'est moi!

MARGUERITE.

C'est toi! Oh! dis-le encore. (Elle le saisit.) Lui! lui! Où sont toutes les tortures? où sont les angoisses des cachots, des fers? C'est toi! tu viens me sauver! Je suis sauvée! Oui, voilà bien la rue où je te vis pour la première fois, et le jardin charmant où Marthe et moi nous t'attendions.

FAUST, l'entraînant.

Suis-moi! Viens!

MARGUERITE.

Oh! reste! J'aime tant à rester où tu es! (Elle le caresse.)

FAUST.

Hâte-toi! Si tu ne te hâtes pas, nous le payerons cher.

MARGUERITE.

Hé quoi! tu ne peux plus m'embrasser? Mon ami, éloigné de moi si peu de temps, et tu as désappris à m'embrasser! D'où me viennent ces angoisses dans tes bras, lorsque, autrefois, tes paroles, tes regards me mettaient tout un ciel dans l'âme et que tu m'embrassais à m'étouffer! Embrasse-moi, autrement je t'embrasse. (Elle se pend à son cou.) Oh! Dieu! tes lèvres sont froides; elles sont muettes. Où ton amour est-il resté? Qui me l'a ravi? (Elle se détourne de lui.)

FAUST.

Viens, suis-moi, douce amie, prends courage! Je t'aime d'une ardeur infinie! Suis-moi seulement; je ne demande que ça.

MARGUERITE, les yeux attachés sur lui.

Est-ce donc bien toi? en es-tu bien sûr?

FAUST.

Oh! oui; mais viens!

MARGUERITE.

Tu brises mes chaînes, tu me reprends dans ton sein! D'où vient que tu n'as pas horreur de moi? et sais-tu, mon ami, qui tu délivres?

FAUST.

Viens, viens! déjà la nuit se fait moins sombre.

MARGUERITE.

J'ai tué ma mère; mon enfant, je l'ai noyé: ne t'était-il pas donné à toi comme à moi? Oui, à toi. C'est toi! je le crois à peine. Donne ta main! Ce n'est pas un songe! Ta main chérie! Ah! mais elle est humide; essuie-la. Il me semble qu'il y a du sang après. Ah! Dieu! qu'as-tu fait? Rengaine cette épée, je t'en conjure.

FAUST.

Ce qui est fait est fait, n'y pensons plus. Veux-tu donc que je meure?

MARGUERITE.

Non; il faut que tu vives, toi! Je veux te nommer les tombes dont je te recommande le soin dès demain. Tu donneras la meilleure à ma mère; mon frère tout auprès d'elle; moi un peu de côté, seulement pas trop loin, et le petit sur mon sein droit. Personne autre ne voudra reposer près de moi. Me serrer à ton côté, c'était un doux, un charmant bonheur, mais je ne le ressentirai plus; il me semble que j'ai besoin de me faire violence pour aller à toi, que tu me repousses loin de toi. Cependant c'est toi, et tu me regardes avec tant de douceur, de tendresse!

FAUST.

Si tu sens que c'est moi, viens donc!

MARGUERITE.

Par là?

FAUST.

À la liberté!

MARGUERITE.

Dehors, c'est le tombeau; la mort guette. Allons! viens d'ici dans le lit de repos éternel, et pas un pas de plus. Tu pars maintenant, Henri? Si je pouvais t'accompagner!

FAUST.

Tu peux; ah! veuille seulement! La porte est ouverte.

MARGUERITE.

Je n'ose sortir. Pour moi il n'y a rien à espérer. Que sert de fuir? Ils sont à nos trousses. C'est si misérable d'être réduit à mendier, et encore avec une mauvaise conscience! si misérable d'errer à l'étranger! Et d'ailleurs je ne leur échapperai pas.

FAUST.

Je reste auprès de toi.

MARGUERITE.

Vite! vite! sauve ton pauvre enfant! Va, suis le chemin le long du ruisseau, au delà du petit pont, dans le bois, à gauche, à l'endroit de la planche, dans l'étang. Prends-le vite! Il cherche à sortir de l'eau; il se débat encore. Sauve! sauve!

FAUST.

Reviens à toi! Un seul pas, et tu es libre.

MARGUERITE.

Si nous avions seulement passé la montagne! Là ma mère est assise sur une pierre. Le froid me saisit à la nuque... Là ma mère est assise sur une pierre et branle la tête; elle ne hoche plus, elle ne cligne plus; la tête lui est lourde; elle a dormi si longtemps! Elle ne veille plus. Elle dormait à souhait pour nos plaisirs. C'étaient d'heureux temps!

FAUST.

Puisque ni mes paroles ni mes instances ne peuvent rien, il faut que je t'emporte d'ici!

MARGUERITE.

Laisse-moi; non, pas de violence! Ne me saisis pas si brutalement! Autrefois n'ai-je pas tout fait pour toi par amour?

FAUST.

Le jour commence à poindre! Ma mie, ma bien-aimée!

MARGUERITE.

Le jour! oui, il fait jour! Le dernier jour pénètre ici! Ce devait être mon jour de noces! Ne dis à personne que tu as été déjà auprès de Gretchen. Oh! ma couronne, c'en est fait! Nous nous reverrons, mais pas à la danse. La foule se presse, on ne l'entend pas. La place, les rues ne la peuvent contenir. La cloche appelle, la baguette est rompue! Comme ils me garrottent et me saisissent! Me voilà déjà enlevée vers l'échafaud. Déjà palpite sur le cou de chacun le tranchant du couteau qui palpite au-dessus du mien. Le monde est muet comme la tombe.

FAUST.

Oh! pourquoi suis-je né?

MÉPHISTOPHÉLÈS, paraissant à la porte.

Alerte! ou vous êtes perdus! Désespoir inutile, irrésolution et bavardage! Mes chevaux frémissent! L'aube blanchit l'horizon.

MARGUERITE.

Qu'est-ce qui s'élève de terre? Lui! lui! Chasse-le! Que veut-il dans le saint lieu? Il me veut!

FAUST.

Il faut que tu vives!

MARGUERITE.

Justice de Dieu, je m'abandonne à toi!

MÉPHISTOPHÉLÈS, à Faust.

Viens! viens! ou je te plante là avec elle.

MARGUERITE.

Je suis à toi, Père, sauve-moi! Vous, anges, saintes armées, déployez vos bataillons pour me protéger! Henri, tu me fais horreur!

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Elle est jugée!

VOIX D'EN HAUT.

Elle est sauvée!

MÉPHISTOPHÉLÈS, à Faust.

Viens à moi! (Il disparaît avec Faust.)

VOIX DU FOND, s'affaiblissant.

Henri! Henri!

VI

Une telle œuvre était plus qu'un homme; c'était tout à la fois l'épopée, le drame, la raison et le surnaturel de l'esprit et du cœur humain. Goethe ne la laissa transpirer que page à page de son portefeuille poétique. Les premières communications qu'il en fit aux grands esprits dont l'Allemagne était si riche alors arrachèrent un cri d'admiration même à ses rivaux, s'il pouvait en avoir.

Je lis dans une des premières lettres de Schiller, qui devint plus tard l'ami de Goethe, ce mot qui exprime son impression à l'aspect d'un seul fragment de cette œuvre: «Je désire passionnément lire ce qui n'est pas encore publié de Faust, car je vous confesse que ce que j'en ai vu est pour moi le torse d'Hercule.»

Schiller n'avait lu encore, selon toute apparence, que les grandes contemplations métaphysiques de Faust et de Méphistophélès dans les montagnes; s'il avait lu les scènes pastorales, naïves, déchirantes, de la séduction de Marguerite et de ses amours à la fenêtre devant la lune, Schiller aurait ajouté au torse d'Hercule le torse de Vénus. La comparaison était caractéristique; car, après Phidias, aussi divin dans l'expression de la force que dans l'expression de la grâce, il n'y avait eu que Goethe pour créer de la même main, du même ciseau et du même bloc, Faust et Marguerite!

VII

Goethe, par la haute sérénité de son caractère, n'était nullement pressé de jouir. Après avoir terminé Faust dans la paisible solitude de son séjour à Rome et en avoir envoyé seulement quelques fragments à ses amis d'Allemagne, il revint à la pure épopée, son premier amour poétique. On peut remarquer, dans ses Mémoires et dans ses correspondances, qu'Homère était à ses yeux le premier et le dernier mot du génie humain, la Bible de l'histoire et de l'imagination. Nous partageons entièrement cette opinion de Goethe sur Homère; il nous paraît non pas plus grand, mais aussi grand que nature, c'est-à-dire un demi-dieu.

On voit dans ces épanchements confidentiels de Goethe qu'il était ramené sans cesse vers les peintures de la vie domestique, si simplement et cependant si poétiquement décrites et chantées dans l'Odyssée. L'épisode de Nausicaa l'obsède visiblement; il y revient malgré lui dans beaucoup de ses notes de voyage; il rêve de reproduire cette idylle épique dans sa langue moderne et en appliquant aux mœurs bourgeoises de son pays allemand les chastes couleurs de la poésie homérique. C'était un rêve de génie. Ce qui dépopularisait, en effet, la poésie épique dans nos siècles nouveaux, c'était l'absence de réalité dans l'épopée. Des dieux auxquels on a cessé de croire, des héros dont les exploits et les amours sont des fables, des mœurs dont les descriptions nous semblent des inventions étranges du poëte au lieu du portrait ressemblant de la civilisation que nous avons sous les yeux, tout cela intéresse peu le vulgaire des lecteurs; le savant seul s'y plaît, mais la foule se détourne et court aux légendes et aux complaintes des chanteurs de rues; de là un triste abaissement du niveau de l'imagination du peuple. Il est privé de poésie parce que les poëtes lettrés lui chantent des choses au-dessus de sa portée et parce que ses poëtes populaires lui chantent des platitudes ou des cynismes. Cette lacune dans la poésie populaire avait vivement frappé le grand esprit à la fois métaphysique et réaliste de Goethe, comme elle nous frappa vivement nous-même, il y a quelques années, quand nous écrivîmes le poëme domestique et familier de Jocelyn. Nous eûmes, sans nous être entendus, et à la différence près du talent, la même pensée née du même temps: faire descendre la poésie des nuages, et l'introduire comme un hôte de tous les jours et de toutes les conditions au foyer domestique de famille, chez le savant comme chez l'ignorant, chez le riche comme chez le pauvre; changer en pain quotidien de toutes les âmes pensantes ou aimantes cette ambroisie poétique jusque-là réservée aux dieux de ce monde.

VIII
HERMAN ET DOROTHÉE.

Goethe ébaucha à Rome la première conception de ce poëme bourgeois, de cette idylle de la petite ville allemande, dans le poëme d'Herman et Dorothée, un de ses plus délicieux ouvrages. Il ne le termina que plus tard, et il ajouta alors les principaux détails pathétiques empruntés à l'émigration française des bords du Rhin; ces scènes de déroute dont il avait été témoin pendant la retraite des Prussiens devant Dumouriez, en 1792, avaient fait sur son esprit une forte impression de pitié qu'il reproduisit dans son poëme.

IX

Rien n'est plus simple que le plan de ce poëme épique. Comme tout ce qui est réellement beau, le drame ne comporte aucun artifice de composition. C'est la nature bien peinte, le cœur humain bien compris, la poésie, c'est-à-dire la beauté latente de la vie domestique bien chantée. Cela n'a point pour but d'étonner, mais de charmer et surtout d'édifier l'âme par la reproduction émue des plus doux et des meilleurs sentiments de famille. Qu'il y a loin de là à Werther! Il y a aussi loin que du bon sens au délire, que de la maladie mentale à la santé du cœur et de l'esprit.

Lisons ensemble quelques scènes de ce tableau aussi homérique par la forme qu'il est flamand ou allemand par le fond.

Écoutez!

X

L'hôtelier du Lion d'or, dans une petite ville d'Allemagne, cause avec sa femme, assis sur un banc de bois au seuil de son auberge. La rue est déserte; la ville entière s'est portée en masse hors des murs, au-devant d'une colonne fugitive d'émigrés des bords du Rhin, qui se sauvent avec leurs femmes, leurs enfants, leurs vieillards, leurs malades, leurs troupeaux, leurs meubles, devant l'armée envahissante des Français. Le fils unique de l'aubergiste, Herman lui-même, a attelé ses beaux chevaux favoris au chariot de poste de son père, et il est allé porter des vivres, des couvertures, des vêtements, à ces infortunés surpris par l'irruption dans la nuit.

«Je ne donne pas volontiers mon vieux linge,» dit la femme de ménage au mari économe, «car on a mainte occasion de l'employer utilement, et, quand on en a besoin, on n'en trouve pas à prix d'argent; mais aujourd'hui j'ai rassemblé avec plaisir ce que j'avais de meilleur en fait de chemises et de couvertures, car j'ai entendu dire qu'il y avait dans cette foule des enfants et des vieillards demi-nus. Et, dis-moi, veux-tu me pardonner? j'ai aussi mis à contribution ton armoire: j'ai pris ta belle robe de chambre en fine cotonnade, cette indienne à fleurs si chaudement doublée de flanelle; je l'ai donnée; mais tu sais qu'elle est vieille et tout à fait hors de mode.»

L'hôte regrette sa vieille robe de chambre, mais il pardonne en pensant au bien-être des infirmes qui s'envelopperont de sa dépouille.

L'heure du soir allonge l'ombre des maisons sur la rue; la foule rentre escortant la colonne fugitive.

«Regarde, dit l'hôtesse, voici déjà les curieux qui rentrent après avoir vu les pauvres émigrés. Probablement tout a traversé la ville maintenant. Vois comme leurs souliers sont couverts de poussière, comme ils ont le visage enflammé; chacun a son mouchoir à la main, pour essuyer la sueur de son front. Je ne voudrais pas m'en aller ainsi, par la chaleur d'un pareil jour, courir après un si navrant spectacle; c'est bien assez d'entendre le récit qu'on nous en fera.

«Oui, répond l'aubergiste-cultivateur, c'est là un temps de moisson comme nous en avons rarement; nous avons déjà rentré le foin bien séché dans le fenil, et nous rentrerons de même le blé dans la grange. Le ciel est clair, on n'y distingue pas le plus léger nuage, et depuis le matin il s'est levé un vent frais et agréable. Voilà un temps frais qui durera. Le blé est mur; demain on commencera à faucher la riche moisson!»

Pendant que l'hôte et l'hôtesse s'entretiennent ainsi, on voit rentrer, dans une élégante calèche fabriquée à Landau, le riche marchand, avec ses filles, qui habite la maison nouvellement restaurée à neuf en face de l'hôtellerie, de l'autre côté de la place. «Voici, dit de nouveau la bonne hôtesse, voici le pasteur et notre voisin le pharmacien! Ils vont nous dire ce qu'ils ont vu là-bas.»

Le pasteur et le pharmacien entrent; ils s'attablent autour d'un pot à bière écumant dans l'arrière-salle de l'auberge. Ils causent, chacun selon son caractère, de l'événement de la journée.

Le pharmacien décrit en termes pathétiques le douloureux convoi. «Rien ne ressemble à ce spectacle, dit-il, si ce n'est le jour funèbre où l'incendie dévora notre pauvre petite ville, il y a vingt ans.»

Le pasteur, jeune et modeste ecclésiastique, l'honneur de la ville, recommande à ses amis la confiance en Dieu et la charité.

Un bruit de fer des chevaux qui font retentir le pavé sous la voûte de l'auberge interrompt l'entretien et lui fait prendre un autre tour. Le second chant commence.

XI

C'est le chariot d'Herman, le fils de l'aubergiste, qui revient à vide de sa course au-devant des proscrits.

Le jeune homme, ordinairement si réservé et recueilli en lui-même, entre tout rayonnant d'une splendeur intérieure dans la salle. Le pasteur s'en aperçoit. «On voit, dit-il au jeune homme, que vous revenez tout changé et tout satisfait; jamais il n'y eut tant d'animation dans vos yeux; on voit que vous avez répandu vos dons parmi les affligés et que de bénédictions sont descendues sur vous!»

Herman raconte à sa mère l'épisode le plus touchant de son voyage. «En suivant, dit-il, la route qui mène au village où la colonne fugitive va passer la nuit, j'aperçus une lourde charrette traînée par deux bœufs, les plus gros et les plus vigoureux de ce pays des étrangers. À côté de la voiture marchait d'un pas ferme et souple une jeune fille tenant à la main une longue baguette armée de l'aiguillon et conduisant en le pressant l'attelage. Quand elle me vit, elle s'approcha timidement, mais avec confiance, de moi, et me dit: «Nous n'avons pas été toujours dans cette humiliante situation où nous sommes aujourd'hui; je ne suis pas encore habituée à demander à l'étranger cette aumône qu'il donne souvent à regret et seulement pour se délivrer de l'importunité du pauvre; mais le besoin me force à parler. Là, sur la paille, languit la femme d'un homme riche de notre village; elle vient d'accoucher, et j'ai eu bien de la peine à la sauver avec les bœufs de cette charrette. Nous ne pourrons arriver que bien tard après les autres; à peine si cette pauvre femme garde un souffle de vie, et son nouveau-né repose tout nu entre ses bras. Si vous êtes de ces environs et si vous avez du linge qui vous soit inutile, donnez-le à cette malheureuse mère!»

«Ainsi parla la belle jeune fille, et sur la paille où elle était étendue la pauvre femme, toute faible et toute pâle, se lève et me regarde. Moi je répondis à la jeune fille: «Il y a souvent un bon génie qui nous conseille et qui nous fait deviner les plus pressants besoins de nos frères. Ma mère, comme si elle avait pressenti vos besoins, m'a donné, pour ceux qui n'auraient pas de quoi se couvrir, ce paquet de hardes et de linge.» Et aussitôt, dénouant les cordes par lesquelles il était lié, je remis à la jeune fille la robe de chambre de mon père, les chemises et les draps. Elle me remercia avec des transports de joie et s'écria: «Celui qui est heureux ne croit pas qu'il puisse y avoir encore des miracles, mais c'est dans l'angoisse du malheur qu'on reconnaît comment le doigt de Dieu conduit les bons cœurs à une bonne action. Puisse-t-il vous rendre à vous-même le bien qui nous arrive par vous!»

«La pauvre femme en couches prit en souriant ce linge que la jeune fille lui tendait, et se réjouit surtout en sentant la douce flanelle tiède qui doublait la robe de chambre. «Hâtons-nous d'arriver au prochain village, où nos compatriotes doivent faire halte pour la nuit; là je coudrai le linge pour la layette de l'enfant, et j'arrangerai avec soin tout ce qui sera nécessaire.» Elle me remercia encore et toucha les bœufs; le char s'éloigna. Pour moi, j'arrêtai les chevaux et je restai. Un combat s'élevait en moi; je ne savais ce qu'il y avait de mieux à faire, de courir rapidement au village de la halte et de partager entre les émigrés les provisions de bouche que j'avais apportées, ou de les remettre toutes à la belle et charitable jeune fille, afin qu'elle les distribuât elle-même entre les nécessiteux. Mon cœur décida: je courus après elle, je la rejoignis bientôt et je lui dis:

«Ma mère n'a pas seulement mis dans mon chariot du linge pour ceux qui en manquent, elle y a joint aussi diverses provisions qui sont là dans les coffres; je veux remettre tout cela entre tes mains; je suis plus sûr que, de cette manière, ses intentions seront bien accomplies; car tu partageras ces provisions avec discernement, au lieu que moi je serais obligé de m'en rapporter au hasard.—Je les partagerai avec conscience, répondit-elle; elles réjouiront celui qui est dans le besoin.»

«J'ouvris les coffres de la voiture, j'en tirai les lourds jambons, le pain, les bouteilles de vin et de bière; je lui donnai tout, et j'aurais voulu lui donner encore plus, mais les coffres étaient vidés. Elle déposa tout cela aux pieds de la malade; puis elle s'éloigna, et je repris avec mes chevaux le chemin de la ville!»

Y a-t-il dans Homère ou dans Virgile une scène plus antique et plus naïvement racontée? Et cependant la scène est d'hier, les mœurs sont du jour et du pays, et le sentiment en est de tous les temps. On respire néanmoins le christianisme jusque dans l'amour.

XII

Le père, le pasteur, le pharmacien, la mère reprennent, chacun dans son caractère, l'entretien sur l'événement du jour, après le récit d'Herman.

La mère, qui commence à se douter du sentiment né de la pitié et du malheur dans le cœur de son fils, prévient les objections qu'elle pressent dans l'esprit du père par les souvenirs de leur ménage, contracté sous les auspices de la Providence seule, au jour de la ruine, le lendemain du grand incendie de la ville.

«C'était un dimanche, dit-elle: le feu consumait tout. J'avais passé la nuit d'angoisse hors de la ville, gardant les lits et les caisses; enfin je m'endormis. Quand la fraîcheur du matin me réveilla, je vis la fumée et les charbons ardents et les murailles toutes noires et toutes nues de la ville. J'avais le cœur lourd, mais le soleil parut plus beau que jamais et le courage me revint. Je me levai à la hâte, je voulais revoir la place où avait été notre maison, et regarder si les poules que j'aimais tant avaient pu se sauver; car j'avais encore le caractère simple et naïf d'un enfant.

«Quand j'eus monté sur les décombres de la maison et de la cour qui fumaient encore, pendant que je contemplais cette demeure ainsi dévastée, toi tu arrivais de l'autre côté; tu cherchais la place occupée par l'étable: un cheval y était resté; les débris jonchaient le sol, mais le cheval avait disparu. Ainsi nous restions l'un en face de l'autre tristes et pensifs, car le mur qui séparait notre cour de la vôtre était tombé. Tu me pris la main et tu me dis: «Lise! comment fais-tu pour venir ici? Va-t-en! va-t-en! sur ces décombres encore enflammés tu brûleras tes souliers.» Tu me pris dans tes bras et tu m'emportas à travers la cour. Le porche de la maison était encore debout avec sa voûte, comme nous le voyons aujourd'hui: c'était tout ce qui restait! Tu m'assis par terre, tu m'embrassas; moi je me défendais, et tu me dis avec douceur: «Regarde, notre maison est renversée; reste avec nous, aide-moi à la reconstruire; j'aiderai ton père à rebâtir la sienne.» Mais je ne te comprenais pas jusqu'à ce que tu eusses envoyé ta mère parler à mon père, jusqu'à ce que notre mariage fût conclu. Je me souviens encore de ces poutres à demi brûlées et de ce soleil levant pourtant si beau, car ce jour-là m'a donné un mari, et à cette désolation m'est venu un fils! Voilà pourquoi, mon Herman, j'aime à te voir ainsi penser enfin au mariage avec une douce confiance dans ce jour de calamité; j'aime à te voir décidé à prendre la jeune fille de ton choix dans le tumulte de la guerre et au milieu des ruines.»

Le père éloigne, par des propos d'aubergiste économe, l'idée de prendre une fille pauvre.—«Heureux, dit-il, celui à qui ses parents donnent une maison en bon état et qui réussit à la meubler plus richement! Aussi j'espère, Herman, que tu amèneras bientôt ici une fiancée avec une belle dot.» (Il fait allusion à une des filles du riche marchand, roulant en calèche et recrépissant à neuf sa haute maison de l'autre côté de la place, en face de l'auberge.)

«Ce n'est pas en vain, poursuit-il, que la mère de famille prépare, pendant de longues années, pour sa fille, la toile d'un tissu solide et fin, ce n'est pas en vain que les parrains lui conservent leur belle argenterie, et que le père enferme dans son armoire la belle pièce d'or devenue rare; car, avec tous ces dons, la fiancée doit réjouir le jeune homme qu'elle aura préféré. Oui, je sais comme une femme se délecte dans la maison de son mari en retrouvant les meubles qu'elle y a apportés, et le lit et la table dont elle a fourni elle-même les draps et les nappes.»

Enfin le père s'explique plus clairement et mentionne à son fils une des filles du riche marchand à la maison verte en face de la sienne. Herman répond avec embarras «qu'il a songé longtemps, en effet, à la plus jeune de ces trois filles, mais que, sa timidité naturelle l'ayant fait railler dans cette maison sur son silence et sur la coupe trop rustique de ses habits, il a laissé échapper, par confusion, son chapeau de sa main, et il est sorti pour jamais de cette maison moqueuse.»

Le père s'irrite à ces paroles contre la gaucherie et l'obstination de son fils; Herman, humilié et contristé de ce reproche, se lève, pose doucement le doigt sur le loquet de la porte et sort.

La mère, après une douce réprimande à son mari, sort à son tour pour aller consoler son fils.

XIII

Pendant que l'aubergiste, le pharmacien et le pasteur continuent l'entretien à table, la mère cherche Herman dans les cours et dans l'écurie de ses chers chevaux favoris; elle le découvre enfin au fond d'un jardin reculé qui touche d'un côté aux basses-cours, de l'autre aux murs ruinés de la ville. Il était assis, le dos tourné à la maison, le visage dans ses mains, sous un débris de treille dont les grappes et les feuilles jaunies penchaient de la charpente vermoulue de la treille sur son front.

L'entretien de la mère et du fils est aussi familier et aussi pathétique que celui d'Ulysse dans les cours de son palais d'Ithaque. Herman, désespéré, veut s'engager comme soldat dans l'armée de l'Allemagne; sa mère l'en détourne avec des paroles emmiellées d'amour de femme et de tendresse de mère.

«Mon fils, si tu désires tant conduire dans ta demeure une fiancée afin que la nuit soit aussi pour toi une douce moitié de la vie, et que le jour tu trouves le travail plus agréable et plus récompensé, tu ne peux pas le désirer plus vivement que ton père et que ta mère!—Mais je crois maintenant que tu as fait un choix! C'est cette jeune fille fugitive, n'est-ce pas, que tu as choisie?»

Herman avoue son amour.—«Laisse-moi faire, lui dit sa mère attendrie; les hommes se posent en face l'un de l'autre comme des rochers; ton père est prompt, mais il est bon et tendre. Une fois le soir venu, quand le feu de ses paroles avec ses amis est évaporé, il devient doux et maniable, et il sent ses torts envers les autres. Allons ensemble lui parler; nous mettrons dans nos intérêts nos deux voisins qui sont à table avec lui, et le digne pasteur nous secondera.» Elle dit, et ils rentrent en silence à la maison.

XIV

Le pasteur faisait en ce moment un admirable discours dont toutes les allusions indirectes tendaient à excuser auprès de l'aubergiste le caractère modeste, timide et sédentaire du pauvre Herman. Ce discours est aussi plein de sagesse que la moelle des Proverbes de Salomon; c'est l'éloge de la vie rustique opposée aux hasards de la vie agitée et ambitieuse des habitants des villes.

Le père est déjà préparé ainsi à apprécier mieux le caractère pacifique et laborieux d'Herman. La mère, qui entre tenant son fils par la main, parle pour lui à son mari avec une adresse inspirée par la plus habile tendresse. Elle déclare le choix fait irrévocablement par Herman. Le père s'étonne et se tait; le pasteur prend avec une douce éloquence le parti de la mère et du fils.

«Ne méconnaissez pas la jeune fille qui, la première, a touché l'âme muette de votre fils. Heureux celui qui épouse sa première bien-aimée, car alors les plus doux désirs ne languissent pas au fond de son cœur! Un amour vrai transforme en un moment l'adolescent en homme. Herman n'a pas le caractère léger ou variable; si vous repoussez sa demande, j'ai peur que ses plus belles années ne se consument dans la douleur.»

Le pharmacien disserte longuement, en homme qui veut masquer sa sensibilité sous un certain pédantisme de diplomatie bourgeoise. Il propose d'aller préalablement lui-même avec le pasteur prendre et peser les renseignements sur la jeune fille dans le village où les émigrés campés avec leurs familles et leurs bagages ont fait halte pour la nuit. Ce parti, qui concilie la prudence du père avec la tendresse pressée de la mère et l'amour impatient d'Herman, est accepté d'un consentement commun. Les deux négociateurs se proposent de partir dans le chariot de poste d'Herman.

Ici la poésie allemande redevient homérique sous la plume de Goethe. Toutes les fois qu'on se rapproche de la nature et de la vie du peuple, on redevient antique.

Lisez.

«Herman court a l'écurie, où les chevaux vigoureux repuisent leur force en mangeant l'avoine choisie et le foin des meilleures prairies. Il leur glisse entre les lèvres le mors luisant, il passe les courroies dans les boucles argentées, il attache les longues et larges rênes et conduit ses limoniers dans la cour. Le serviteur empressé, prenant le chariot par le timon, le fait avancer lourdement dans la cour. Herman et lui mesurent la longueur des rênes et attellent les chevaux qui traînent avec rapidité le char. Herman saisit son fouet, s'asseoit sur le siége et conduit la voiture sous la voûte de la grande porte; les deux amis, le pasteur et le pharmacien, prennent place au fond du chariot. Il roule rapidement, laissant derrière les roues le pavé des rues, les murs de la ville et les tours reblanchies à neuf des remparts. Herman ne ralentit la course de ses chevaux qu'au moment où il aperçoit tout près devant lui le clocher du village et les premières maisons entourées de jardins.

«Descendez maintenant, dit-il à ses compagnons de route, et allez vous informer si la jeune exilée est vraiment digne de la main que je lui présente. Si je n'avais que moi à consulter, je courrais au village, et elle déciderait d'un mot de mon sort. Allez! vous la distinguerez aisément entre toutes ses compagnes, car il serait difficile de trouver une figure semblable à la sienne. Mais je vais vous indiquer seulement comment sont ses vêtements: un corset rouge, lacé avec souplesse, serre sa poitrine légèrement arrondie; un jupon noir lui emboîte étroitement la taille; le rebord plissé de sa chemise entoure son doux visage et son gracieux menton. Sa figure ovale porte l'empreinte de la paix, de son âme et de la franchise de son caractère; ses longs cheveux se reploient sur ses tempes en nattes épaisses, retenues au sommet de sa tête par de grosses épingles d'argent; à son corset est suspendue une robe bleue qui, dans ses plis multipliés, enserre son beau corps. Mais, je vous en prie, ne lui parlez pas, à elle; ne laissez pas soupçonner vos intentions; interrogez les anciens, et voyez ce qu'ils raconteront d'elle. Voilà ce que j'ai pensé en route.»

XV

Les renseignements, comme on le pense, sont ceux de l'estime et de l'affection générales pour cette jeune fille, la providence visible de ses compagnons de fuite. Le pasteur et le pharmacien retrouvent le jeune homme auprès de ses chevaux, sur la place du village. Ils lui rapportent ces bonnes nouvelles; mais Herman, maintenant, commence à trembler de voir sa main refusée par la jeune fille, dont le cœur est peut-être engagé ailleurs. «Je crains, leur dit-il, qu'elle n'ait déjà frappé dans la main d'un heureux jeune homme de son pays, et je me vois tout honteux devant elle de mes propositions rejetées.»

Les deux négociateurs le rassurent en vain; ils lui proposent de sonder le cœur de la jeune étrangère.

«Herman a à peine écouté ces paroles. Sa résolution est prise.—Arrive ce qui pourra, dit-il, je veux aller moi-même apprendre mon sort de sa bouche. J'ai en elle une confiance comme jamais homme n'en a eu pour aucune femme. Ses paroles seront sages, raisonnables, j'en suis sûr. Dussé-je la voir pour la dernière fois, je veux du moins rencontrer encore le regard plein de franchise de cet œil noir. Dussé-je ne jamais la presser sur mon cœur, je veux contempler encore cette poitrine et ces épaules que je voudrais enlacer dans mes bras. Je veux voir cette bouche dont un baiser et un oui me rendront heureux à tout jamais, et dont un non peut me perdre aussi à tout jamais. Mais laissez-moi aller seul, et ne m'attendez pas. Retournez auprès de mon père et de ma mère, pour leur dire que leur fils ne s'était pas trompé et que l'étrangère est digne d'être aimée. Laissez-moi seul. Je m'en retournerai par le sentier qui passe auprès du poirier, en bas de la colline. Oh! si j'avais le bonheur de la ramener avec moi! Peut-être aussi reprendrai-je seul ce sentier, pour ne plus jamais le revoir avec joie.

«En disant ces mots, il remit les rênes entre les mains du pasteur, qui, maîtrisant les chevaux, monta dans la voiture et prit la place du conducteur.

«Mais toi, tu t'arrêtes, ô prudent pharmacien! et tu dis au pasteur: Mon ami, je vous confierais volontiers mon cœur, mon âme, mon esprit; mais mes jambes et mon corps ne semblent pas trop en sûreté si les rênes sont remises entre les mains d'un ecclésiastique.

«—Asseyez-vous, répond le pasteur en souriant, et confiez-moi sans crainte votre corps ainsi que votre âme. Ma main est depuis longtemps exercée à tenir des rênes, et mon œil à prévoir les détours du chemin. Quand j'accompagnais à Strasbourg le jeune baron, nous étions habitués à sortir en voiture, et tous les jours le char conduit par moi passait sous la porte sonore, et courait au loin dans la plaine, sous les tilleuls, à travers les chemins poudreux et la foule animée des promeneurs.

«À demi rassuré, le pharmacien prit place dans la voiture, et s'assit comme un homme prêt à s'élancer prudemment dehors. Les chevaux galopent, impatients de regagner l'écurie. La poussière vole en tourbillons sous leurs pieds rapides. Le jeune homme regarde encore longtemps cette poussière, puis il disparaît et reste là comme privé de sentiment.

«Comme le voyageur qui, le soir, fixant encore ses regards sur les derniers rayons du soleil, voit flotter son image dans un bosquet obscur, puis auprès d'un rocher, et, de quelque côté qu'il se tourne ensuite, croit toujours la voir courir devant lui et se reproduire en couleurs étincelantes, ainsi la suave image de la jeune fille se montre aux yeux d'Herman et paraît suivre le sentier qui s'en va à travers les champs de blé... Mais, ce n'est pas une illusion, c'est elle-même! Elle porte une grande cruche et une plus petite à anse, et se dirige vers la fontaine.»

Leur entrevue et leur conversation à la fontaine est biblique. «Leur image penchée sur l'eau limpide se réfléchit sur le ciel bleu peint dans le bassin; ils s'y voient en puisant l'eau, ils s'y sourient, et s'y inclinent amicalement l'un devant l'autre.—«Laisse-moi boire,» lui dit Herman en badinant. Elle lui tend sa cruche; puis tous deux se reposent avec une confiance mutuelle, appuyés sur les cruches. Mais ils ne se parlent pas d'amour.—«Je suis ici pour toi, dit simplement Herman. Ma mère désirait depuis longtemps avoir dans sa maison une jeune fille qui lui devînt utile, non-seulement par son travail, mais aussi par son affection, et qui remplaçât auprès d'elle la fille qu'elle a malheureusement perdue!»

«L'orpheline comprend ce qu'il semble hésiter à lui dire; elle accepte le titre de servante dans la maison de la mère d'Herman. Herman cache son secret et sa joie dans son cœur. Il veut porter, au retour de la fontaine, une des cruches de Dorothée; elle refuse. «Laissez-moi, dit-elle; celui qui désormais doit me commander dans la maison de sa mère ne doit pas paraître me servir. Ne me plaignez pas; toute femme apprend de bonne heure à servir selon la vocation qui lui est assignée par sa condition. Voyez, la jeune fille sert un frère, elle sert ses parents; toute sa vie se passe à aller et à venir, à porter maint fardeau, à préparer ceci ou cela pour les autres.» À son retour elle soigne la pauvre femme accouchée et distribue l'eau et le pain entre tous les autres petits enfants de la pauvre femme.» Greuze n'a pas de plus touchant tableau de famille sous son pinceau.

Le traducteur est poëte ici comme le modèle.

XVI

Dorothée suit Herman vers la ville. «Ils s'en vont tous les deux à pied aux rayons du soleil couchant; ils causent de la pluie et du beau temps; ils se plaisent à voir les hautes tiges des blés que le vent incline, et qui, le long du sentier où ils passent, s'élèvent à la hauteur de leurs fronts.»

Cependant Dorothée interroge prudemment son nouvel ami sur le caractère de ses parents qu'elle va servir, afin de leur complaire en toute chose. «Et toi, maintenant,» lui dit-elle après avoir reçu toutes ses instructions, «dis-moi comment je dois en agir avec toi, fils unique de mes maîtres, qui seras mon maître aussi.»

XVII

Au moment où elle parlait ainsi, ils arrivaient tous deux auprès du poirier. La lune brillait dans toute sa splendeur; le dernier rayon du soleil avait disparu, et dans l'espace leur regard découvrait à la fois une clarté brillante comme celle du jour et les ténèbres de la nuit. Herman avait entendu avec joie la dernière question que lui avait adressée la jeune fille. Ils s'assirent tous deux sous le poirier pour se reposer un instant, et il allait lui ouvrir son cœur en lui prenant la main; mais, en sentant au doigt de la jeune fille l'anneau d'or, signe fatal, il craignit d'entendre un refus, et ils restèrent ainsi l'un près de l'autre assis en silence. Puis Dorothée dit: «Que j'aime cette douce lumière de la lune! C'est une clarté presque aussi vive que celle du jour. Je vois distinctement les maisons, les tours de la ville, et j'aperçois une fenêtre au-dessous du toit; il me semble que je pourrais en compter les vitres.

«—Cette maison que tu aperçois, dit le jeune homme, est notre demeure; c'est là que je te conduis, et cette fenêtre est celle de ma chambre, qui deviendra la tienne peut-être, car nous ferons des changements dans notre maison. Ces blés qui sont mûrs pour la moisson de demain sont à nous; nous viendrons nous asseoir à l'ombre de ce poirier et prendre ici notre repas. Mais, viens, descendons par le sentier de la vigne et du jardin; car, vois, l'orage approche, et le nuage enveloppera bientôt la clarté de la lune.»

Tous deux se lèvent et descendent dans le champ couvert de blonds épis, heureux de voir la lueur nocturne qui les éclaire encore; ils avancent ensuite dans la vigne et cheminent dans l'obscurité.

Herman conduit la jeune étrangère le long des escaliers aux degrés rustiques et informes placés sous la treille qui les obscurcit; elle s'avance à pas tremblants en appuyant sa main sur l'épaule d'Herman.

La lune projetait à travers les pampres quelques lueurs vacillantes; mais, bientôt voilée entièrement de nuages, elle laisse le jeune couple dans une complète obscurité.

«Herman soutient d'un bras robuste et avec précaution la jeune fille penchée sur lui; mais, comme elle ne connaît ni le chemin ni ses sentiers difficiles, elle fait un faux pas; le pied lui manque et craque légèrement. Elle est près de tomber; mais elle glisse sur lui; il étend à la hâte le bras et soutient sa bien-aimée. Elle s'incline doucement sur son épaule; leurs poitrines, leurs joues se touchent, et lui reste là, immobile comme le marbre, enchaîné par son austère volonté. Il n'ose l'étreindre plus fortement, mais il se raffermit pour lui servir d'appui. Chargé de son doux fardeau, il sent les battements du cœur de la jeune fille, il respire le parfum de son haleine et supporte avec un mâle sentiment cette femme qui fait l'honneur de son sexe.

«Cependant elle cache la douleur qu'elle éprouve au pied et lui dit en riant: «S'il faut en croire les gens bien avisés, quand notre pied craque non loin du seuil de la maison où l'on se dispose à entrer, c'est un signe de malheur. J'aurais pourtant voulu recevoir un meilleur présage. Mais arrêtons-nous un moment, afin que tes parents ne te reprochent pas de leur amener une fille boiteuse et d'être un hôte peu intelligent.»

XVIII

Cependant le père, la mère, le pharmacien et le pasteur, après avoir donné et reçu les renseignements les plus touchants sur la perfection de cœur de la belle étrangère, abrégeaient l'heure à table dans les entretiens les plus émus et les plus édifiants. Nous regrettons vivement de ne pouvoir les donner ici au lecteur: c'est Homère et la Bible fondus dans la familière sagesse des vieux jours.

Mais la porte s'ouvre: «Les parents d'Herman et leurs deux amis s'étonnent de la taille et de la beauté de la jeune étrangère, qui s'accorde si bien avec celle d'Herman; et, quand ils se présentent tous deux sur le seuil, la porte semble trop petite pour eux!

«Des exclamations un peu légères du père sur la beauté séduisante de l'étrangère amenée par son fils blessent le pudique orgueil de la jeune fille; ne sachant pas le sens que le père donne à ses paroles, et croyant qu'on offense ainsi en elle la domesticité chaste à laquelle elle se croit encore destinée, elle se tient immobile et triste; une rougeur subite colore son cou et son visage; elle reproche doucement au vieillard de n'avoir pas assez de pitié envers celle qui franchit le seuil de la porte d'une maison étrangère pour y servir. Le pasteur s'interpose, sans s'expliquer encore complétement. Le malentendu gonfle le cœur et fait déborder les larmes de fierté des yeux de Dorothée; elle veut partir à l'instant d'une maison où l'on ne la respecte pas assez. Elle avoue son penchant pour Herman et sa joie secrète quand elle l'a vu revenir près d'elle à la fontaine. «J'avais conçu peut-être, dit-elle, l'idée de devenir un jour digne de son choix; mais vous me faites sentir ma folie, la différence irrémédiable de nos deux conditions, et la distance qui existe entre le jeune homme riche et la jeune fille pauvre. Laissez-moi m'en aller avant d'avoir éprouvé plus douloureusement cette humiliation; ni la nuit qui enveloppe la terre, ni l'orage que j'entends gronder, ni la pluie d'averse qui tombe, ni le vent qui mugit dans les arbres, rien ne m'arrêtera ici.»

«À ces mots elle s'avance résolument vers la porte, portant sous son bras le petit paquet avec lequel elle était venue; mais la mère la saisit des deux mains et lui dit avec étonnement:

«Que signifient cette résolution et ces larmes sans cause? Non, je ne veux pas te laisser partir; tu es la fiancée de mon fils.»

«Le père, toujours un peu aigri par la déception de ses vues ambitieuses, veut aller se coucher pour éviter cette scène d'attendrissement, de reproches et de larmes. Herman, soutenu par sa mère et par les voisins, s'avance vers Dorothée et lui dit d'une voix tremblante d'émotion et d'amour:

«Ne regrette pas ces larmes et cette douleur passagère, car elles ont assuré mon bonheur et le tien aussi. Non, je ne suis pas allé à la fontaine du village voisin pour y chercher en toi une servante, mais pour t'amener ici comme ma fiancée; mais, hélas! mon regard timide ne pouvait discerner le penchant de ton cœur; quand tu me saluas dans le miroir de la source, je n'aperçus que de l'amitié dans tes yeux!»

«Le pasteur explique tout à la jeune fille et restitue le véritable sens aux propos mal compris du père. Les amants s'embrassent. Dorothée tombe aux genoux de l'aubergiste et lui demande pardon de sa fierté. «Les devoirs, dit-elle, que la servante s'engageait à remplir, c'est la fille qui les remplira désormais avec amour!»

Tous se donnent le baiser de paix et pleurent en silence des larmes de joie. Le pasteur échange les anneaux et bénit les amants. Le délicieux poëme finit par une allusion patriotique et héroïque aux devoirs sévères que l'orage du continent et l'invasion française imposent à tous ceux qui peuvent porter les armes et sacrifier même la plus tendre épouse à la mort acceptée pour défendre son pays.

Nous ne connaissons rien dans les langues modernes d'analogue à ce charmant et sévère morceau d'antiquité transporté dans notre âge. On croit, en achevant de le lire, sortir d'une tente des patriarches où l'on s'est entretenu avec Jacob ou avec Lia. Un parfum de piété et d'amour sort de tous les vers; le cœur est doucement ému, mais jouit de son émotion comme d'une vertu. C'est la poésie édifiante, c'est la sainteté de l'amour portées par un grand poëte à sa plus simple et à sa plus épique expression. Oh! si tous les peuples avaient de pareils poëmes à feuilleter les jours de loisir entre leurs mains au lieu des saletés cyniques de leurs corrupteurs populaires, combien la poésie prendrait un rôle nouveau et saint dans les mœurs! et combien le génie des Goethes futurs deviendrait un puissant auxiliaire de la liberté et de la vertu!

XIX

Si nous étions gouvernement, nous ferions imprimer à des millions d'exemplaires Herman et Dorothée, et nous les répandrions gratuitement dans les villes et dans les campagnes pour édifier en les charmant les veillées des ateliers ou des étables. Après avoir appliqué si longtemps la littérature au vice, il serait bien temps de l'appliquer à la morale. La morale pour le peuple n'est que dans le sentiment; le plus populaire des véhicules pour le sentiment c'est un beau poëme. Laprade, Legouvé et Autran, parmi nous, seraient dignes de prendre la plume de Goethe et de donner à leur patrie ces chefs-d'œuvre de la chaumière que le peuple placerait, à côté d'Herman et Dorothée ou de Paul et Virginie, au chevet du lit de ses fils et de ses filles. Pendant qu'Heyne et autres sèment de fleurs charmantes, mais malséantes, l'imagination de la jeunesse lettrée, ces poëtes sèmeraient des lis purs et des roses virginales dans le pot de fleurs de la mansarde, sur la fenêtre de la jeune fille et du jeune homme de nos ateliers ou de nos villages. Je l'avais tenté autrefois dans le poëme des Pêcheurs, à moitié fini et perdu sans retour dans un voyage aux Pyrénées. Je n'ai plus ni assez de liberté d'esprit ni assez de fraîcheur de palette pour recommencer cette œuvre d'épopée professionnelle; mais Victor Hugo, ce Goethe de la France, pourrait, dans les loisirs de l'exil et de la mer, surpasser Herman et Dorothée de toute la hauteur de son génie épique. Le lyrisme est fait pour les salons, l'épopée pour les chaumières; la popularité durable et honnête est là: le récit est plus inépuisable que le chant, parce que l'homme a plus de mémoire que d'enthousiasme.

XX

Goethe quitta enfin l'Italie après avoir ou achevé ou ébauché ces chefs-d'œuvre. Il était dans toute la jeunesse et dans toute l'avant-gloire de sa vie. Il rentra en Allemagne comme un triomphateur futur, capable à lui seul de restaurer ou de fonder un empire littéraire nouveau pour la Germanie. L'Allemagne était pleine d'hommes à sa hauteur en philosophie, en histoire, en science, en politique, en roman, en critique, en poésie; il suffit de nommer les Herder, les Kant, les Jacobi, les Schlegel, les Winkelman, les Klopstock, les Wieland, les Schiller, pour assigner au dix-huitième siècle allemand la même fécondité intellectuelle qu'au dix-huitième siècle français. Le mouvement imprimé à l'esprit européen par Voltaire, J.-J. Rousseau, Montesquieu et leurs disciples s'était communiqué au delà du Rhin. Tout fermentait d'idées, tout éclatait de génie, tout rivalisait d'émulation. Jamais l'Allemagne n'avait présenté dans toutes ses parties du nord ou du midi de pareils groupes d'hommes supérieurs. Le grand Frédéric avait secoué la torche à Berlin, elle illuminait partout. La nature, qui a ses saisons de fécondité morale comme la terre a ses saisons de séve et de fertilité matérielles, semblait avoir enfanté en peu d'années une race de géants pour l'Allemagne. Les princes eux-mêmes, plus entraînés qu'alarmés par ce mouvement vertigineux des esprits en ébullition dans leurs contrées, participaient à ces enivrements de gloire littéraire. Ils se disputaient à l'envi le patronage des hommes éminents propres à illustrer leur nom et leur règne dans l'avenir. Il y avait vingt Périclès dans ces vingt républiques athéniennes dont l'Allemagne de 1780 était composée. Berlin, Dresde, Vienne, Hambourg, Kœnigsberg, Iéna, Gœttingue, Leipsick, tous les centres d'universités, toutes les cours étaient autant de foyers où se concentrait l'influence d'un de ces nombreux génies qui rayonnaient de là sur le reste de la Germanie. L'ambition de chacun de ces rois, de ces princes souverains, de ces villes capitales, était de conquérir et de posséder un de ces hommes supérieurs qui portaient avec eux la renommée d'un royaume ou d'une ville. Chacune de ces cités voulait être une Athènes. Berlin l'était pour les sciences, Dresde l'était pour les arts, Leipsick pour la critique, Kœnigsberg pour la philosophie; Weymar désirait l'être pour la poésie.

Cette capitale véritablement arcadienne, située dans la verte Thuringe, entre Iéna, Berlin et Dresde, était la résidence d'une cour athénienne. Goethe, très-jeune encore à l'époque où son nom avait éclaté tout à coup par Werther en Europe, avait eu la bonne fortune de rencontrer sur les bords du Rhin le jeune prince héréditaire de Weymar, le duc Charles-Auguste. Deux jeunes amis de Goethe, avec lesquels il voyageait alors, les deux comtes de Stolberg, célèbres eux-mêmes depuis, avaient présenté leur compagnon de voyage au jeune duc de Weymar. Ce coup d'œil décida de la vie entière de Goethe.

L'irrésistible attrait qui attacha pour jamais le prince et le poëte ressembla à un de ces coups foudroyants de sympathie dont Goethe fit plus tard une théorie physiologique et morale dans son roman des Affinités électives. Ils oublièrent les distances qui les séparaient, ils se jurèrent une amitié indissoluble, ils se promirent de se rejoindre un jour à Weymar pour vivre tous deux de la même vie aussitôt que les circonstances leur laisseraient la liberté de leurs sentiments l'un pour l'autre.

Cet instinct, qui faisait ainsi reconnaître au duc de Weymar le plus grand homme de l'Allemagne dans un jeune écrivain à peine entrevu par une première ébauche de génie, témoigne d'une sorte de divination dans le prince. Par une étrange et heureuse coïncidence, la duchesse Amélie de Weymar, jeune encore et qui voyageait avec son fils, parut partager dès la première rencontre l'attrait de ce prince pour le poëte. De cette rencontre naquit une triple amitié qui ne se refroidit plus jamais entre la princesse, le prince et le poëte. La beauté morale du jeune favori transperçait à cette époque à travers la beauté matérielle de ses traits. C'était Adrien et Antinoüs, moins la divinisation suspecte du favori par l'empereur païen. De ce jour Goethe dévoua sa vie à la princesse Amélie et au duc Charles-Auguste; l'une parut être sa Léonore d'Est à la cour de Ferrare, l'autre rappela à cette cour le Tasse aimé de la mère, favori du fils. Mais le Tasse était insensé de génie et d'amour, Goethe faisait prédominer dans toute sa vie la raison sur la passion. Il savait conserver son heureuse étoile en la voilant.

XXI

Le prince, la princesse Amélie et le poëte s'étaient séparés à regret à Francfort, en se promettant une éternelle réunion à Weymar quand l'heure du règne du jeune duc serait sonnée. Ce sont ces années d'attente que Goethe était allé passer en Italie. Il revint s'établir à son retour, à Weymar. Il y retrouva sa même place dans la confiance sans bornes du duc Charles-Auguste et dans la prédilection de la duchesse Amélie. Le prince lui avait préparé une charmante maison, retraite silencieuse et poétique propre à l'entretien du philosophe avec ses idées et du poëte avec ses rêves. Un jardin l'entourait, un ruisseau en bordait les pelouses; un banc de bois sur le seuil ombragé d'arbustes permettait au solitaire de venir assister le soir aux adieux resplendissants du soleil et aux concerts des oiseaux, dont il interprétait si bien les gazouillements dans ses vers. Mais le prince, tout en préparant ainsi le bien-être rural de son ami, s'était réservé d'employer plus utilement son rare génie et sa sagacité politique au bonheur de ses peuples et à l'éclat littéraire de sa cour. C'est ainsi que la colonne corinthienne qui porte le fronton de l'édifice en est en même temps l'ornement. Il faut lire dans les lettres de Goethe à mademoiselle Auguste de Stolberg, sœur de ses deux premiers amis, les comtes de Stolberg, l'épanchement de cœur du poëte entré en jouissance de sa nouvelle vie. Sans passer, comme tant d'autres hommes de renommée, par les transes du travail et de l'infortune, il avait conquis du premier coup la plénitude du bien-être, du loisir, des honneurs, de la liberté et de l'influence sur son siècle. Il avait trouvé tout cela à la fois dans une haute amitié et peut-être dans un respectueux amour. C'était le Tasse allemand, mais c'était le Tasse heureux. Il jouait avec l'amour, dans sa correspondance avec Bettida d'Arnim, jeune fille de dix-neuf ans, à laquelle il permettait de l'adorer sur son déclin; il voulait mourir dans l'ivresse calme des illusions. Ne rien perdre de la vie, c'était sa sagesse.

Le duc de Weymar lui avait donné, indépendamment du ministère de l'instruction publique dans ses États, la direction absolue des théâtres et des nobles plaisirs de sa cour. Il lui avait donné de plus une place innomée, mais qui l'élevait au-dessus de toute rivalité dans la confiance du prince et dans les affaires d'État, la place de favori avoué et immuable dans son cœur. Il en avait fait un autre lui-même, un vizir familier, incontesté, irresponsable, qui régnait à Weymar sans autre investiture que celle du génie et de la faveur. La cour et le peuple avaient accepté sans discussion cette espèce de partage de l'empire entre le souverain légal et le souverain intellectuel du nord de l'Allemagne.

XXII

On peut dire qu'à dater de ce jour la vie de Goethe ne fut pas une vie, mais un règne. Il eut la place que Denys de Sicile offrit à Platon, que Frédéric donna à Voltaire, mais sans la tyrannie de Denys et sans l'inconstance de Frédéric. L'histoire n'offre pas d'exemple d'un ascendant aussi continu et aussi paisible d'un grand poëte sur un souverain et sur un peuple. Le duc Charles-Auguste ne s'était réservé que les fatigues et les difficultés du pouvoir, pour n'en laisser à son ami que les loisirs, les douceurs et les ornements. La cour de Weymar, sous les auspices de ces deux amis, dont l'un prêtait sa gloire, l'autre sa puissance à une pensée commune, devint en peu d'années le foyer de l'art, du théâtre, de la renommée en Allemagne. Tout se groupait autour du nom de Goethe.

Son caractère était éminemment propre à rallier l'Allemagne intellectuelle autour de lui. La révolution française secouait déjà le monde de ses pressentiments; Goethe, au fond plus philosophe et aussi incrédule aux théories populaires du christianisme que Voltaire, dominait du haut d'une indifférence superbe les querelles religieuses et politiques du temps. Il pensait et parlait librement sur ces matières, mais il ne proscrivait ni n'insultait personne pour sa foi ou pour son incrédulité. Il respectait tout ce qui était sincère dans les croyances humaines; il considérait la foi religieuse en artiste et non en apôtre ou en martyr. Les cultes, selon lui, étaient un droit de l'imagination, qui divinisait à son gré les superstitions de l'ignorance ou les symboles les plus transcendants de la raison et de la piété humaine.

Chaque siècle, chaque peuple, chaque homme, selon Goethe, avait une croyance à la hauteur de son intelligence ou à la mesure de son horizon. La lumière dans laquelle plongeaient les têtes culminantes comme la sienne ne descendait pas jusqu'aux masses populaires, capables de croire, incapables de raisonner leur croyance. Quant à lui, il était ce qu'on est convenu d'appeler très-improprement panthéiste, c'est-à-dire ne séparant pas en deux la création et la créature, et adorant la nature entière comme la divinité des choses sans s'élever à la divinité de l'esprit; philosophes pour ainsi dire brutaux et fatalistes dans leur croyance, qui reconnaissent bien en Dieu la force latente de tous les phénomènes visibles ou invisibles, mais qui n'y reconnaissent pas l'individualité et la suprême intelligence, c'est-à-dire ce qui constitue l'être, refusant ainsi à l'Être des êtres ce qu'ils sont forcés d'accorder au dernier insecte de la nature.

Le panthéisme de Goethe ne tombait point dans cette absurdité si injustement attribuée aux doctrines primitives de l'Inde, source de toutes les théogonies antiques et modernes. Sa foi se serait plus justement appelée polythéisme que panthéisme, c'est-à-dire qu'il reconnaissait et qu'il adorait la Divinité dans toutes ses œuvres sans la confondre avec ses œuvres: sorte de paganisme sans idolâtrie, qui adorait la puissance divine dans la puissance matérielle des éléments, mais qui dans l'élément adorait l'impulsion divine et non l'élément lui-même. Complétement incrédule à telle ou telle révélation historique par des miracles, Goethe admettait seulement cette révélation naturelle et progressive par la raison humaine, comme miroir de l'intelligence divine, successivement frappé de plus de clarté à mesure qu'il se dégage davantage des ignorances et des superstitions qui le ternissent. Mais Goethe semblait croire à une première grande révélation primitive, faite à l'homme nouvellement créé par Dieu ou apportée par des messagers demi-dieux, qui avait enseigné directement à la créature raisonnable les premières notions de la Divinité, de la vertu, des langues, notions que la terre seule était impuissante dans son silence à donner.

Selon Goethe, comme selon les philosophes indiens, comme selon les philosophes chrétiens transcendants, comme selon les philosophes grecs et romains eux-mêmes (voyez le mot de Cicéron antiquissimum purissimum!), le monde physique comme le monde moral avait commencé par un état plus parfait, plus pur et plus lumineux, par un Éden dans lequel l'homme naissant avait entendu les confidences de Dieu par des révélateurs divins. Ces confidences et ces révélations de la science suprême avaient longtemps éclairé et régi le monde oriental; puis elles s'étaient égarées, troublées, taries dans les sables, et, pour leur rendre leur pureté, il fallait, par des révélations purement humaines, les passer de siècle en siècle au filtre de la science et de la raison.

Voilà les véritables croyances religieuses de Goethe.

XXIII

Quant à sa politique, elle participait de cet éclectisme calme et de cette superbe indifférence pour le fanatisme de tels ou tels partis monarchiques ou populaires, aristocratiques ou démocratiques.

Sa véritable théorie, c'était son mépris des hommes et surtout des masses, incapables, selon lui, de se donner ou de se conserver des institutions supérieures à leur nature essentiellement versatile. Goethe, en cela, participait beaucoup du génie de Machiavel, de Bacon, de Voltaire, de M. de Talleyrand, hommes très-supérieurs en intelligence, très-inférieurs en conscience, mais professant tout haut ou tout bas, à l'égard des formes sociales, la politique du mépris; politique selon nous coupable, parce qu'elle désespère, mais politique bien explicable par le spectacle des impuissances éternelles des sages à améliorer la condition des insensés.

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

XLe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE VILLAGEOISE.
APPARITION D'UN POËME ÉPIQUE EN PROVENCE.

I

Je vais vous raconter aujourd'hui une bonne nouvelle! Un grand poëte épique est né. La nature occidentale n'en fait plus, mais la nature méridionale en fait toujours: il y a une vertu dans le soleil.

Un vrai poëte homérique en ce temps-ci; un poëte né, comme les hommes de Deucalion, d'un caillou de la Crau; un poëte primitif dans notre âge de décadence; un poëte grec à Avignon; un poëte qui crée une langue d'un idiome comme Pétrarque a créé l'italien; un poëte qui d'un patois vulgaire fait un langage classique d'images et d'harmonie ravissant l'imagination et l'oreille; un poëte qui joue sur la guimbarde de son village des symphonies de Mozart et de Beethoven; un poëte de vingt-cinq ans qui, du premier jet, laisse couler de sa veine, à flots purs et mélodieux, une épopée agreste où les scènes descriptives de l'Odyssée d'Homère et les scènes innocemment passionnées du Daphnis et Chloé de Longus, mêlées aux saintetés et aux tristesses du christianisme, sont chantées avec la grâce de Longus et avec la majestueuse simplicité de l'aveugle de Chio, est-ce là un miracle? Eh bien! ce miracle est dans ma main; que dis-je? il est déjà dans ma mémoire, il sera bientôt sur les lèvres de toute la Provence. J'ai reçu le volume il y a deux jours, et les pages en sont aussi froissées par mes doigts, avides de fermer et de rouvrir le volume, que les blonds cheveux d'un enfant sont froissés par la main d'une mère, qui ne se lasse pas de passer et de repasser ses doigts dans les boucles pour en palper le soyeux duvet et pour les voir dorés au rayon du soleil.

Or voici comment j'eus, par hasard, connaissance de la bonne nouvelle.

II

Adolphe Dumas, non pas le Dumas encyclopédique dont chaque pas fait retentir la terre de bruit sous son pied; non pas le jeune Dumas son fils, silencieux et méditatif, qui se recueille autant que son père se répand, et qui ne sort, après trois cent soixante-cinq jours, de son repos, qu'avec un chef-d'œuvre de nouveauté, d'invention et de goût dans la main; mais le Dumas poétique, le Dumas prophétique, le Dumas de la Durance, celui qui jette de temps en temps des cris d'aigle sur les rochers de Provence, comme Isaïe en jetait aux flots du Jourdain, sur les rochers du Carmel, Adolphe Dumas enfin, que je respecte à cause de son éternelle inspiration, et que j'aime à cause de sa rigoureuse sincérité, vint un soir du printemps dernier frapper à la porte de ma retraite, dans un coin de Paris.

Sa tête hébraïque fumait plus qu'à l'ordinaire de ce feu d'enthousiasme qui s'évapore perpétuellement du foyer sacré de son front. «Qu'avez-vous?» lui dis-je.—Ce que j'ai? répondit-il; j'ai un secret, un secret qui sera bientôt un prodige. Un enfant de mon pays, un jeune homme qui boit comme moi les eaux de la Durance et du Rhône, est ici, chez moi, en ce moment. Depuis huit jours qu'il a pris gîte sous mon humble toit, il m'a enivré de poésie natale, mais tellement enivré que j'en trébuche en marchant, comme un buveur, et que j'ai senti le besoin de décharger mon cœur avec vous. Ce jeune homme repart demain soir pour son champ d'oliviers, à Maillane, village des environs d'Avignon. Avant de partir il désire vous voir, parce que la Saône se jette dans le Rhône, et qu'il a reconnu, en buvant dans le creux de sa main l'eau de nos grands fleuves, quelques-unes des gouttes que vous avez laissées tomber de votre coupe dans votre Saône.

«Bien, lui dis-je; amenez-le demain à la fin du jour; je lui souhaiterai bon voyage au pays de Pétrarque, de l'amour et de la gloire, maintenant que les vers, l'amour et la gloire sont devenus une pincée de cendre trempée d'eau amère entre mes doigts.»

Merci, dit-il; et il me serra la main dans sa main nerveuse, qui tremble, qui étreint et qui brise les doigts de ses amis comme une serre d'aigle concasse et broie les barreaux de sa cage.

III

Le lendemain, au soleil couchant, je vis entrer Adolphe Dumas, suivi d'un beau et modeste jeune homme, vêtu avec une sobre élégance, comme l'amant de Laure, quand il brossait sa tunique noire et qu'il peignait sa lisse chevelure dans les rues d'Avignon. C'était Frédéric Mistral, le jeune poëte villageois destiné à devenir, comme Burns, le laboureur écossais, l'Homère de Provence.

Sa physionomie, simple, modeste et douce, n'avait rien de cette tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui caractérise trop souvent ces hommes de vanité, plus que de génie, qu'on appelle les poëtes populaires: ce que la nature a donné, on le possède sans prétention et sans jactance. Le jeune Provençal était à l'aise dans son talent comme dans ses habits; rien ne le gênait, parce qu'il ne cherchait ni à s'enfler, ni à s'élever plus haut que nature. La parfaite convenance, cet instinct de justesse dans toutes les conditions, qui donne aux bergers, comme aux rois, la même dignité et la même grâce d'attitude ou d'accent, gouvernait toute sa personne. Il avait la bienséance de la vérité; il plaisait, il intéressait, il émouvait; on sentait dans sa mâle beauté le fils d'une de ces belles Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi.

Mistral s'assit sans façon à ma table d'acajou de Paris, selon les lois de l'hospitalité antique, comme je me serais assis à la table de noyer de sa mère, dans son mas de Maillane. Le dîner fut sobre, l'entretien à cœur ouvert, la soirée courte et causeuse, à la fraîcheur du soir et au gazouillement des merles, dans mon petit jardin grand comme le mouchoir de Mireille.

Le jeune homme nous récita quelques vers, dans ce doux et nerveux idiome provençal qui rappelle tantôt l'accent latin, tantôt la grâce attique, tantôt l'âpreté toscane. Mon habitude des patois latins parlés uniquement par moi jusqu'à l'âge de douze ans, dans les montagnes de mon pays, me rendait ce bel idiome intelligible. C'étaient quelques vers lyriques; ils me plurent, mais sans m'enivrer: le génie du jeune homme n'était pas là; le cadre était trop étroit pour son âme; il lui fallait, comme à Jasmin, cet autre chanteur sans langue, son épopée pour se répandre. Il retournait dans son village pour y recueillir, auprès de sa mère et à côté de ses troupeaux, ses dernières inspirations. Il me promit de m'envoyer un des premiers exemplaires de son poëme; il sortit.

IV

Quand il fut dans la rue, je demandai à Adolphe Dumas quelques détails sur ce jeune homme; Dumas pouvait d'autant mieux les donner qu'il est lui-même un enfant d'Eyragues (Eyragues est un village à deux pas de Maillane, patrie de Frédéric Mistral). Mais Dumas est un déserteur de la langue de ses pères, qui a préféré l'idiome châtré et léché de la Seine à l'idiome sauvage et libre du Rhône. Il en a des remords cuisants dans le cœur, et il pleure quand il entend un écho provençal à travers les oliviers de son hameau.

Cet enfant, me dit-il, est né à Maillane, village situé à trois lieues d'Avignon, entre le lit de la Durance, ce torrent de Provence, et la chaîne de montagnes qu'on appelle les Alpines; la grande route romaine qui menait à Arles courait au pied des Alpines et traversait Maillane. Cette vallée est d'un aspect à la fois grec et romain; c'est un cirque comme celui d'Arles, dont les monticules dégradés des Alpines sont les gradins. Le ciel azuré du Midi est coupé crûment par ces rochers; ce firmament a ces tristesses splendides qui sont le caractère de la Sabine ou des Abruzzes. Cet horizon trempe les hommes dans la lumière et dans la rêverie. L'inspiration plane comme les aigles au-dessus des rochers dans le ciel.

La maison paternelle de ce jeune homme, maison de paysan riche, entourée d'étables pleines, de vignes, de figuiers, d'oliviers, de champs de courges et de maïs, est adossée au village, et regarde par ses fenêtres basses les grises montagnes des Alpines, où paissent ses chèvres et ses moutons. Son père, comme tous les riches cultivateurs de campagne qui rêvent follement pour leur fils une condition supérieure, selon leur vanité, à la vie rurale, fit étudier son fils à Aix et à Avignon pour en faire un avocat de village. C'était une idée fausse, quoique paternelle; heureusement la Providence la trompa: le jeune homme étudiait le grec, le latin, le grimoire de jurisprudence par obéissance; mais la veste de velours du paysan provençal et ses guêtres de cuir tanné lui paraissaient aussi nobles que la toge râpée du trafiquant de paroles, et, de plus, le souvenir mordant de sa jeune mère, qui l'adorait et qui pleurait son absence, le rappelait sans cesse à ses oliviers de Maillane.

Son père mourut avant l'âge; le jeune homme se hâta de revenir à la maison pour aider sa mère et son frère à gouverner les étables, à faire les huiles et à cultiver les champs. Il se hâta aussi d'oublier les langues savantes et importunes dont on avait obsédé sa mémoire et la chicane dont on avait sophistiqué son esprit. Comme un jeune olivier sauvage dont les enfants ont barbouillé en passant le tronc d'ocre et de chaux, Mistral rejeta cette mauvaise écorce; il reprit sa teinte naturelle, et il éclata dans son tronc et dans ses branches de toute sa séve et de toute sa liberté, en pleine terre, en plein soleil, en pleine nature. Il se sentait poëte sans savoir ce que c'était que la poésie; il avait une langue harmonieuse sur les lèvres sans savoir si c'était un patois; cette langue de sa mère était, à son gré, la plus délicieuse, car c'était celle où il avait été béni, bercé, aimé, caressé par cette mère. Il avait le loisir du poëte dans les longues soirées de l'étable, après les bœufs rattachés à la crèche ou sous l'ombre des maigres buissons de chênes verts, en gardant de l'œil les taureaux et les chèvres; il était de plus encouragé à chanter je ne sais quoi, dans cette langue adorée de Provence, par quelques amis plus lettrés que lui, qui l'avaient connu et pressenti à Aix ou à Avignon pendant ses études, et qui venaient quelquefois le visiter chez sa mère pendant la vendange des raisins ou des olives. De ce nombre était Romanille, d'Avignon, poëte provençal d'un haut atticisme dans sa langue; de ce nombre aussi était Adolphe Dumas, qui était né dans les ruines d'un couvent de chartreux, sous un rocher de la Durance, et qui en avait respiré l'ascétisme d'anachorète chrétien du temps de saint Jérôme.

«La mère de Mistral, me racontait hier Adolphe Dumas, nous servait à table, son fils et moi, debout, comme c'est la coutume des riches matrones de Provence en présence de leurs maris et de leurs fils. Je vois encore d'ici ses belles longues mains blanches, sortant d'une manche de toile fine retroussée jusqu'aux coudes, pour nous tendre les mets qu'elle avait elle-même préparés ou pour remplacer les cruches de vin quand elles étaient vides.

—Asseyez-vous donc avec nous, Madame Mistral, lui disais-je, tout honteux d'être servi par cette belle veuve arlésienne, semblable à une reine de la Bible ou de l'Odyssée. «Oh! non, Monsieur, répondait-elle en rougissant, ce n'est pas la coutume à Maillane; nous savons que nous sommes les femmes de nos maris et les mères de nos fils, mais aussi les servantes de la maison. Ne prenez pas garde!»

Et elle s'en allait modestement manger debout un morceau de pain et d'agneau sur le coin du dressoir, où brillaient, comme de l'acier fin, ses grands plats d'étain, polis chaque samedi par ses servantes.

Cette mère vit encore; elle n'a que quelques rares cheveux blancs comme une frange de fil de la Vierge rapportée du verger sous sa coiffe; elle n'aspire qu'à trouver bientôt une Rébecca au puits pour son cher enfant.

Voilà toute l'histoire du jeune villageois de Maillane; cette histoire était nécessaire pour comprendre son poëme. Son poëme, c'est lui, c'est son pays, c'est la Provence aride et rocheuse, c'est le Rhône jaune, c'est la Durance bleue, c'est cette plaine basse, moitié cailloux, moitié fange, qui surmonte à peine de quelques pouces de glaise et de quelques arbres aquatiques les sept embouchures marécageuses par lesquelles le Rhône, frère du Danube, serpente, troublé et silencieux, vers la mer, comme un reptile dont les écailles se sont recouvertes de boue en traversant un marais; c'est son soleil d'une splendeur d'étain calcinant les herbes de la Camargue; ce sont ses grands troupeaux de chevaux sauvages et de bœufs maigres, dont les têtes curieuses apparaissent au-dessus des roseaux du fleuve, et dont les mugissements et les hennissements de chaleur interrompent seuls les mornes silences de l'été. C'est ce pays qui a fait le poëme: on peint mal ce qu'on imagine, on ne chante bien que ce que l'on respire. La Provence a passé tout entière dans l'âme de son poëte; Mireille, c'est la transfiguration de la nature et du cœur humain en poésie dans toute cette partie de la basse Provence comprise entre les Alpines, Avignon, Arles, Salon et la mer de Marseille. Cette lagune est désormais impérissable: un Homère champêtre a passé par là. Un pays est devenu un livre; ouvrons le livre, et suivez-moi.

V

Donc, il y a six jours que la poste du soir m'apporta un gros et fort volume intitulé Mireïo: c'est le nom provençal de Mireille. Ce livre était le tribut de souvenir que le poëte découvert par Adolphe Dumas m'avait promis l'été dernier. J'ouvris nonchalamment le volume, je vis des vers. J'ai l'âme peu poétique en ce moment; je lutte dans une fièvre continuelle avec une catastrophe domestique qui, si elle s'achève, entraînera malheureusement bien d'autres que moi. Mon devoir consciencieux est de lutter à mort contre les iniquités, les humiliations, les calomnies, les avanies de toute nature dont la France me déshonore et me travestit en retour de quelques erreurs peut-être, mais d'un dévouement, corps, âme et fortune, qui ne lui a pas manqué dans ses jours de crise, à elle. Chaque soir je me couche en désirant que ce jour honteux soit le dernier; chaque matin je me réveille en me disant à moi-même: Reprends cœur, bois ton amertume; lutte encore, car, si tu faiblis un moment ou si tu quittes ta patrie en abandonnant à tes créanciers des terres que nul n'ose acheter, ta lâcheté perdra ceux que tu dois sauver; tu es leur otage, ne t'enfuis pas; sois le Régulus de leur salut. La France, qui te raille et qui t'outrage aujourd'hui, t'entendra peut-être demain. Encore un jour!

Voilà mes jours.

VI

Je rejetai donc le volume sur la cheminée, et je me dis: Je n'ai pas le cœur aux vers: à un autre temps!

Cependant, quand l'heure du sommeil ou de l'insomnie fut venue, je pris, par distraction, le volume sur la tablette de la cheminée, et je l'emportai sous le bras dans ma chambre. Je le jetai sur mon lit, j'allumai ma lampe, et, comme je n'arrive plus jamais à quelques heures de sommeil que par la fatigue des yeux sur un livre, je rouvris le livre et je lus.

Cette nuit-là je ne dormis pas une minute.

Je lus les douze chants d'une haleine, comme un homme essoufflé que ses jambes fatiguées emportent malgré lui d'une pierre milliaire à l'autre, qui voudrait se reposer, mais qui ne peut s'asseoir. Je pourrais retourner le vers célèbre de Dante dans l'épisode de Françoise de Rimini, et dire, comme Francesca: «À ce passage nous fermâmes le livre et nous ne lûmes pas plus avant!» Moi j'en lus jusqu'à l'aurore, je relus encore le lendemain et les jours suivants! Et maintenant relisons, si vous voulez, une troisième fois ensemble; je vais feuilleter page à page ce divin poëme épique du cœur de la Chloé moderne avec vous; vous jugerez si le charme qui m'a saisi à cette lecture vient de mon imagination ou du génie de ce jeune Provençal. Écoutez!

Mais d'abord sachez que tout le récit est écrit, à peu près comme les chants du Tasse, en stances rimées de sept vers inégaux dans leur régularité. Ces stances sonnent mélodieusement à l'oreille, comme les grelots d'argent aux pieds des danseuses de l'Orient. Les vers varient leurs hémistiches et leur repos pour laisser respirer le lecteur; ils se relèvent aux derniers vers de la stance pour remettre l'oreille en route et pour dire, comme le coursier de Job: Allons!

Ces vers sont mâles comme le latin, femelles comme l'italien, transparents pour le français, comme des mots de famille qui se reconnaissent à travers quelque différence d'accent. Je pourrais vous les donner ici dans leur belle langue originale, mais j'aime mieux vous les traduire en m'aidant de la naïve traduction en pur français classique faite par le poëte lui-même. Nul ne sait mieux ce qu'il a voulu dire; notre français à nous serait un miroir terne de son œuvre: le sien à lui est un miroir vivant. À nous deux, nous répondrons mieux aux nécessités des deux langues. Lisons donc: c'est moi qui parle, mais c'est lui qui chante. Ne vous étonnez pas de la simplicité antique et presque triviale du début: il chante pour le village, avec accompagnement de la flûte au lieu de la lyre. Arrière la trompette de l'épopée héroïque! C'est l'épopée des villageois, c'est la muse de la veillée qu'il invoque.

«Je chante une fille de Provence et les amours de jeune âge à travers la Crau, vers le bord de la mer, dans les grands champs de blé... Bien que son front ne resplendît que de sa fraîcheur, bien qu'elle n'eût ni diadème d'or, ni mantelet de soie tissé à Damas, je veux qu'elle soit élevée en honneur comme une reine et célébrée avec amour par notre pauvre langue dédaignée; car ce n'est que pour vous que je chante, ô pâtres des collines de Provence, et pour vous autres, habitants rustiques de nos mas.» (Les mas sont les fermes isolées des plaines d'Arles et de la Crau.)

L'invocation au Christ né parmi les pasteurs continue pendant trois strophes; le poëte, dans une comparaison ingénieuse et simple, demande à Dieu d'atteindre au sommet de l'olivier la branche haute où gazouillent le mieux les chantres de l'air, la branche des oiseaux. Puis il décrit ainsi le lieu de la scène, description fidèle comme si elle était reflétée dans les eaux du Rhône qui coule sous la berge du pauvre vannier parmi les osiers.

«Au bord du Rhône, entre les grands peupliers et les saules touffus de la rive, dans une pauvre cabane rongée par l'eau, un vannier demeurait avec son fils unique; ils s'en allaient après l'hiver, de ferme en ferme, raccommoder les corbeilles rompues et les paniers troués.»

Le père et le fils, s'en allant ainsi de compagnie au printemps offrir leur service de mas en mas, voient venir un orage et s'entretiennent des granges les plus hospitalières où ils pourraient trouver sous les meules de paille un abri contre la pluie et la nuit. «Père, dit Vincent, c'est le nom du fils, apprenti de son père, combien fait-on de charrues au mas des Micocoules, que je vois là-bas blanchir entre les mûriers?—Six, répond le père.—Ah! c'est donc là, reprend l'adolescent, un des plus forts domaines de la Crau?

—«Je le crois bien, continue le vannier; ne vois-tu pas leur verger d'oliviers, entre lesquels serpentent des rubans de vignes traînantes et de pâles amandiers? Il y a, dit-on, autant d'avenues d'oliviers dans le domaine qu'il y a de jours dans l'année, et chacune de ces avenues compte autant de pieds d'arbres qu'il y a d'avenues.

—«Par ma foi! dit le fils, que d'oliveuses il faut avoir dans la saison pour cueillir tant d'olives!—Ne t'inquiète pas, répond le vieux vannier; quand viendra la Toussaint, les filles des beaux villages de Provence qui se louent pour la vendange des oliviers, tout en chantant sur les branches, te rempliront jusqu'à la gorge les sacs et les linceux d'olives roses et amygdalines!

«Et le vannier, qu'on appelait maître Ambroise, continuait de discourir avec son enfant; et le soleil, qui sombrait derrière les collines, teignait des plus belles couleurs les légères nuées; et les laboureurs, assis sur leurs bœufs accouplés par le joug et tenant leurs aiguillons la pointe en l'air, revenaient lentement pour souper; et la nuit sombrissait là-bas sur les marécages.

—«Allons! allons! dit encore Vincent, déjà j'entrevois dans l'aire le faîte arrondi de la meule de paille. Nous voici à l'abri; c'est là que foisonnent les brebis.—Ah! dit le père, pour l'été elles ont le petit bois de pins, pour l'hiver, la plaine caillouteuse. Oh! oh! tout y est, dans ce domaine!

—«Et toutes ces grandes touffes d'arbres qui font ombre sur les tuiles, et cette belle fontaine qui coule en un vivier, et ces nombreuses ruches d'abeilles que chaque automne dépouille de leur miel et de leur cire, et qui, au renouveau du mois de mai, suspendent cent essaims aux grands micocouliers!

—«Et puis, en toute la terre, père, ce qui me paraît encore le plus beau, interrompit Vincent, c'est la fille du mas, celle qui, s'il vous en souvient, mon père, nous fit, l'été dernier, faire pour la maison deux corbeilles de cueilleur d'olives et remettre deux anses à son petit panier.»

VII

Ils arrivent. La jeune fille venait de donner les feuilles de mûrier à ses vers à soie, et, sur le seuil de la grange, elle allait, à la rosée du soir, tordre un écheveau de fil. La fille Mireille et les étrangers se saluent dans les termes de cette simple et modeste familiarité, politesse du cœur de ceux qui n'ont pas de temps à perdre en vains discours. Ils demandent l'hospitalité, non du toit, mais des bords de la meule de paille, pour passer la nuit.

«Et avec son fils, chante le poëte, le vannier alla s'asseoir sur un rouleau de pierre qui sert à aplanir le sillon après le labour; et ils se mirent, sans plus de paroles, à tresser à eux deux une manne commencée, et à tordre et à entre-croiser vigoureusement les fils flexibles arrachés de leur faisceau dénoué de forts osiers.»

Vincent touchait à ses seize ans. Le poëte trace rapidement en traits proverbiaux du pays le portrait du beau villageois ambulant et son caractère. Pendant que le poëte décrit, le soir tombe; les ouvriers rentrent des champs; la belle Mireille (la fille du mas) apporte, pour faire souper au frais ses travailleurs, «sur la table de pierre, la salade de légumes, et, du large plat chavirant sous le poids, chaque valet de la ferme tirait déjà à pleine cuillère de buis les fèves; et le vieillard et son fils continuaient à tresser l'osier à l'écart.»

—«Eh bien! voyons, leur dit un peu brusquement Ramon, le riche maître du domaine et l'heureux père de Mireille, allons! laissez là la corbeille. Ne voyez-vous pas naître les étoiles? Mireille, apporte les écuelles. Allons! à table! car vous devez être las.

—«Eh bien! allons! dit le vannier; et ils s'avancèrent vers un bout de la table de pierre et se coupèrent du pain. Mireille, leste et accorte, assaisonna pour eux un plat de féverolles avec l'huile des oliviers, et vint ensuite en courant l'avancer vers eux de sa belle main.»

Le portrait de Mireille, tracé en courant par le poëte, en cinq ou six traits empruntés à la nature rurale, rappelle la Sulamite, dans le cantique amoureux de Salomon.

«Son visage à fleur de joues avait deux fossettes; sa poitrine, qui commençait à se soulever, était une pêche double et pas mûre encore. Gaie, folâtre et un peu sauvage, ah! si dans un verre d'eau vous aviez vu cette gentillesse et cette grâce reflétées, d'un trait vous l'auriez bue!»

Quelle expression neuve, naïve et passionnée, qu'aucune langue n'avait encore ou trouvée ou osée!

Après le repas, les ouvriers et Mireille prient le vieux vannier de leur chanter un des chants célèbres dans la contrée, dont il charmait autrefois les veillées.—«Ah! répond-il, de mon temps j'étais un chanteur, c'est vrai, mais les miroirs aujourd'hui sont brisés!» Mireille insiste.—«Belle enfant, lui dit-il, ma voix n'est plus qu'un épi égrené, mais pour vous complaire je chanterai.» Après avoir vidé son verre plein de vin, le vannier chante.

VIII

Que chante-t-il? Un chant militaire, une campagne navale du héros de la Provence, le bailli de Suffren, dans l'Inde. La chanson est un véritable poëme héroïque, écrit avec la poudre et le sang sur le pont d'un vaisseau démâté par le canon. C'est la patrie et la gloire au point de vue du peuple marin des côtes provençales: le poëte n'embouche pas moins bien le clairon que la flûte. L'auditoire enthousiasmé oublie d'abreuver les six paires de bœufs dans la rigole d'eau courante. À la fin tout le monde se retire en répétant la cantate du vannier, autrefois matelot sur le vaisseau de Suffren. Mireille et Vincent, le fils du chanteur, restent seuls, attardés et jaseurs, sur le seuil de la maison. Leur conversation est une églogue de Provence, et non de Mantoue. Tout est original dans le poëme, parce que tout est né de la nature dans le poëte.

«Ah! çà, Vincent, disait Mireille, quand tu as pris ta bourrée d'osier sur tes épaules pour aller çà et là raccommoder les corbeilles, en dois-tu voir, dans tes voyages, des vieux châteaux, des déserts sauvages, des villages, des fêtes, des pèlerinages! Nous, nous ne sortons jamais de notre pigeonnier.

—«C'est bien vrai, Mademoiselle, dit le jeune apprenti; mais la soif s'étanche aussi bien par l'agacement d'une groseille aux dents que par l'eau de toute la cruche; et si, pour trouver de l'ouvrage, il faut essuyer les injures du temps, tout de même le voyage a ses moments de plaisir, et l'ombre sur la route fait oublier le chaud.»

Le récit que Vincent fait de ses voyages à la jeune fille est incomparable en grâce, en vérité, en nouveauté et cependant en poésie. Quelques notes mal étouffées d'amour qui s'ignore commencent à tinter à son insu dans la voix de l'enfant. Nous regrettons de tronquer ce long et délicieux gazouillement de l'innocence et de l'amour; mais il faudrait tout copier: le poëte a douze chants, nous n'avons qu'une heure.

«Devant le mas des Micocoules, ainsi Vincent déployait tous les replis de sa mémoire; la rougeur montait à ses joues, et son œil noir jetait de douces lueurs dans la nuit. Ce qu'il disait des lèvres, il le gesticulait avec ses bras, et sa parole coulait abondante comme une ondée soudaine sur un regain du mois de mai.

«Les grillons chantant dans les mottes de terre plus d'une fois se turent comme pour écouter; souvent les rossignols, souvent l'oiseau de nuit, dans le bois de pins, firent silence. Attentive et émue jusqu'au fond de son âme, Mireille, assise sur un fagot de feuilles coupées, n'aurait pas fermé les yeux jusqu'à la première aube du jour.

«—Il me semble, dit-elle en se retirant à pas lents vers sa mère, que, pour l'enfant d'un vannier, il parle merveilleusement bien! Ô mère! c'est un plaisir d'aller dormir l'hiver, mais à présent, pour dormir, la nuit est trop claire. Écoutons-le, écoutons encore; je passerais à l'entendre ainsi mes veillées et ma vie.»

Et là finit le premier chant de Mireille. On sent que l'amour couve dans ces deux cœurs: on va le voir éclore au deuxième chant.

IX

Que ne puis-je vous le transcrire tout entier! Les fils poétiques sont si délicats et si indissolublement ajustés dans la trame qu'en enlever un c'est faire écheveler la trame entière; citons-en plutôt quelques passages au hasard, et par induction jugez de l'ensemble du chant.

LA CUEILLETTE DES OLIVES.

«Chantez, chantez, magnanarelles (filles qui cueillent les olives)! car la cueillette veut et inspire les chants.—Beaux sont les vers à soie quand ils s'endorment de leur troisième somme; les mûriers sont pleins de jeunes filles que le beau temps rend alertes et gaies, telles qu'un essaim de blondes abeilles qui dérobent leur miel aux romarins des champs pierreux.

«En défeuillant vos rameaux, chantez, chantez, magnanarelles! Mireille est à la feuille un beau matin de mai; cette matinée-là, pour pendeloques, à ses oreilles, la folâtre avait pendu deux cerises... Vincent, cette matinée-là, passa par là de nouveau.

«À son bonnet écarlate, comme en ont les riverains des mers latines, il avait gentiment une plume de coq; et en foulant les sentiers il faisait fuir les couleuvres vagabondes, et des sonores tas de pierre avec son bâton il chassait les cailloux.

—«Ô Vincent! lui cria Mireille du milieu des vertes allées, pourquoi passes-tu si vite? Vincent aussitôt se retourna vers la plantation, et sur un mûrier, perchée comme une gaie coquillade, il découvrit la fillette, et vers elle vola joyeux.

«Eh bien! Mireille, vient-elle bien, la feuille?—Eh! peu à peu tout rameau se dépouille.—Voulez-vous que je vous aide?—Oui!» Pendant qu'elle riait là haut en jetant de folâtres cris de joie, Vincent, frappant du pied le trèfle, grimpa sur l'arbre comme un loir. «Mireille, il n'a que vous, le vieux maître Ramon?

«Faites les branches basses; j'atteindrai les cimes, moi, allez!» Et, de sa main légère, celle-ci, trayant la ramée: «Cela garde d'ennui de travailler (avec) un peu de compagnie! Seule, il vous vient un nonchaloir!» dit-elle. «Moi de même; ce qui m'irrite, répondit le gars, c'est justement cela.

«Quand nous sommes là-bas, dans notre hutte, où nous n'entendons que le bruissement du Rhône impétueux qui mange les graviers, oh! parfois, quelles heures d'ennui! Pas autant l'été; car, d'habitude, nous faisons nos courses l'été, avec mon père, de métairie en métairie.

«Mais quand le petit houx devient rouge (de baies), que les journées se font hivernales et longues les veillées, autour de la braise à demi éteinte, pendant qu'au loquet siffle ou miaule quelque lutin, sans lumière et sans grandes paroles, il faut attendre le sommeil, moi tout seul avec lui!...

—«La jeune fille lui dit vivement: Mais la mère, où demeure-t-elle donc?—Elle est morte!... Le garçon se tut un petit moment, puis reprit: Quand Vincenette était avec nous, et que, toute jeune, elle gardait encore la cabane, pour lors c'était un plaisir!—Mais quoi? Vincent,

«Tu as une sœur?—Elle est servante du côté de Beaucaire, répond-il. Elle n'est pas laide non plus, poursuit-il, ma sœur, mais combien êtes-vous plus belle encore!» À ce mot Mireille laissa échapper la branche à moitié cueillie. «Oh! dit-elle à Vincent...

«Chantez, chantez, magnanarelles! Il est beau le feuillage des mûriers; beaux sont les vers à soie quand ils s'endorment de leur troisième sommeil! Les mûriers sont pleins de jeunes filles que le beau temps rend gaies et rieuses, telles qu'un essaim de blondes abeilles qui dérobent leur miel dans les champs pierreux.»

X

Ici Vincent, dans des stances timides et indirectes, compare la beauté de sa sœur à celle de Mireille, et, à chaque compliment qui l'étonne et la flatte, laissant de nouveau échapper la branche de l'olivier: «Oh! voyez-vous ce Vincent!» dit en rougissant Mireille.

Et cependant le jour grandissait, et le soleil que les jeunes filles avaient devancé faisait fumer les brumes du matin sur les roches nues des Alpines. «Oh! nous n'avons rien fait! Quelle honte! dit Mireille en regardant les mûriers encore touffus de feuilles. Cet enfant dit qu'il est monté pour m'aider, et tout son travail ensuite est de me faire rire.

—«Eh bien! à qui cueillera plus vite, Mademoiselle. Nous allons le voir.» Et vite, de deux mains passionnées, ardentes à l'ouvrage, ils tordent les branches, ils descendent les grands et petits rameaux. Plus de paroles, plus de repos (brebis qui bêle perd sa dentée d'herbe); le mûrier qui les porte est à l'instant dépouillé tout nu!

Ils reprirent cependant bientôt haleine. (Dieu que la jeunesse est une belle chose!) En foulant ensemble la feuille dans le même sac, une fois il arriva que les jolis doigts effilés de la jeune magnanarelle se rencontrèrent par hasard emmêlés avec des doigts brûlants, les doigts de Vincent.

«Elle et lui tressaillirent; leurs joues se colorèrent de la fleur vermeille d'amour, et tous deux à la fois, d'un feu inconnu, sentirent l'étincelle ardente s'échapper; mais, comme celle-ci avec effroi retirait sa main de la feuille, lui par le trouble encore tout ému:

—«Qu'avez-vous? dit-il; une guêpe cachée vous aurait-elle piquée?—Je ne sais, répondit-elle à voix basse et en baissant le front. Et sans plus en dire chacun se met à cueillir de nouveau quelque brindille; pourtant, avec des yeux malins en dessous, ils s'épiaient à qui rirait le premier..........»

Mais lisez tout entier le passage qui suit cette rencontre involontaire des deux mains dans les feuilles. Le voilà:

XI

«Leur poitrine battait!... La feuille tomba, puis de nouveau, comme pluie; et puis, venu l'instant où ils la mettaient au sac, la main blanche et la main brune, soit à dessein ou par bonheur, toujours venaient l'une vers l'autre, mêmement qu'au travail ils prenaient grande joie.

«Chantez, chantez, magnanarelles, en défeuillant vos rameaux!... Vois! vois! tout à coup Mireille crie, Vois!—Qu'est-ce?» Le doigt sur la bouche, vive comme une locustelle sur un cep, vis-à-vis de la branche où elle juche, elle indiquait du bras... «Un nid... que nous allons voir!

—«Attends!...» Et, retenant son souffle haletant, tel qu'un passereau le long des tuiles, Vincent, de branche en branche, a bondi vers le nid. Au fond d'un trou qui, naturellement, entre la dure écorce, s'était formé, par l'ouverture les petits se voyaient, déjà pourvus de plumes et remuant.

«Mais Vincent, qui, à la branche tortue, vient de nouer ses jambes vigoureuses, suspendu d'une main, dans le tronc caverneux fouille de l'autre main. Un peu plus élevée, Mireille alors, la flamme aux joues: Qu'est-ce? demande-t-elle avec prudence. «Des pimparrins!» De belles mésanges bleues!

Mireille éclata de rire. «Écoute, dit-elle, ne l'as-tu jamais ouï dire? Lorsqu'on trouve à deux un nid au faîte d'un mûrier ou de tout arbre pareil, l'année ne passe pas qu'ensemble la sainte Église ne vous unisse... Proverbe, dit mon père, est toujours véridique.

«Oui, réplique Vincent; mais il faut ajouter que cet espoir ne peut se fondre si, avant d'être en cage, s'échappent les petits.—Jésus, mon Dieu! prends garde! cria la jeune fille, et, sans retard, serre-les avec soin, car cela nous regarde!» Ma foi! répond ainsi le jouvenceau,

«Le meilleur endroit pour les serrer serait peut-être votre corsage...—Tiens! oui, donne! c'est vrai!...» Le garçon aussitôt plonge sa main dans la cavité de l'arbre; et sa main, qui retourne pleine, en tire quatre du creux. «Bon Dieu! dit Mireille en tendant la main, oh! combien?...

—«La gentille nichée! Tiens! tiens! pauvres petits, un bon baiser!» Et, folle de plaisir, de mille doux baisers elle les dévore et les caresse. Puis avec amour doucement les coule sous son corsage qui enfle.—«Tiens! tiens! tends la main derechef,» cria Vincent.

—«Oh! les jolis petits! Leurs têtes bleues ont de petits yeux fins comme des aiguilles!» Et vite encore dans la blanche et lisse prison elle cache trois mésanges; et chaudement, dans le sein de la jeune fille, la petite couvée, qui se blottit, croit qu'on l'a remise au fond de son nid.

—«Mais tout de bon, Vincent, y en a-t-il encore?—Oui! sainte Vierge! Vois! tout à l'heure je dirai que tu as la main fée!—Eh! bonne fille que vous êtes! les mésanges, quand vient la Saint-Georges, elles font dix, douze œufs et même quatorze, maintes fois!... Mais tiens! tiens! tends la main, les derniers éclos! Et vous, beau creux, adieu!»

XII

À peine le jeune homme se décroche, à peine celle-ci arrange les oiseaux bien délicatement dans son fichu fleuri... Aie! aie! aie! d'une voix chatouilleuse fait soudain la pauvrette. Et, pudique, sur la poitrine elle se presse les deux mains. Aie! aie! aie! je vais mourir!»

«Ho! pleurait-elle, ils m'égratignent! Aie! m'égratignent et me piquent! Cours vite, Vincent, vite!...» C'est que, depuis un moment, vous le dirai-je? dans la cachette grand et vif était l'émoi. Depuis un moment, dans la bande ailée avaient, les derniers éclos, mis le bouleversement.

«Et, dans l'étroit vallon, la folâtre multitude, qui ne peut librement se caser, se démenant des griffes et des ailes, faisait, dans les ondulations, culbutes sans pareilles: faisait, le long des talus, mille belles roulades.

«Aie! aie! viens les recevoir! vole!» lui soupirait-elle. Et, comme le pampre que le vent fait frissonner, comme une génisse qui se sent piquée par les frelons, ainsi gémit, bondit et se ploie l'adolescente des Micocoules.... Lui pourtant a volé vers elle... Chantez en défeuillant;

«En défeuillant vos rameaux, chantez, magnanarelles! Sur la branche où Mireille pleure, lui pourtant a volé. «Vous le craignez donc bien le chatouillement? lui dit-il de sa bouche amie. Eh! comme moi, dans les orties, si, nu pieds, maintes fois il vous fallait vaguer!

«Comment feriez-vous?» Et, pour déposer les oisillons qu'elle a dans son corsage, il lui offre en riant son bonnet de marin. Déjà Mireille, sous l'étoffe que la nichée rendait bouffante, envoie la main, et dans la coiffe déjà, une à une, rapporte les mésanges.

«Déjà, le front baissé, pauvrette! et détournée un peu de côté, déjà le sourire se mêlait à ses larmes; semblablement à la rosée qui, le matin, des liserons mouille les clochettes lourdes, et roule en perles, et s'évapore aux premières clartés...

«Et sous eux voilà que la branche tout à coup éclate et se rompt!... Au cou du vannier la jeune fille effrayée, avec un cri perçant, se précipite et enlace ses bras; et du grand arbre qui se déchire, en une rapide virevolte, ils tombent, serrés comme deux jumeaux sur la souple ivraie...

«Frais zéphirs (vent), largue et (vent) grec, qui des bois remuez le dais, sur le jeune couple que votre murmure un petit moment mollisse et se taise! Folles brises, respirez doucement! Donnez le temps que l'on rêve, le temps qu'à tout le moins ils rêvent le bonheur!

«Toi qui gazouilles dans ton lit, va lentement, va lentement, petit ruisseau parmi tes galets sonores; ne fais pas tant de bruit, car leurs deux âmes sont dans le même rayon de feu, parties comme une ruche qui essaime... Laissez-les se perdre dans les airs pleins d'étoiles!

«Mais elle, au bout d'un instant, se délivra du danger. Moins pâles sont les fleurs du cognassier. Puis ils s'assirent sur le talus, l'un près de l'autre se mirent, un petit moment se regardèrent, et voici comment parla le jeune homme aux paniers:

XIII

«Vous êtes-vous point fait de mal, Mireille!... Ô honte de l'allée! arbre du diable! arbre funeste qu'on a planté un vendredi! que le marasme s'empare de toi! que l'artison te dévore, et que ton maître te prenne en horreur!—Mais elle, avec un tremblement qu'elle ne peut arrêter:

«Je ne me suis pas, dit-elle, fait de mal, nenni! Mais, telle qu'un enfant dans ses langes qui parfois pleure et ne sait pourquoi, j'ai quelque chose, dit-elle, qui me tourmente; cela m'ôte le voir et l'ouïr; mon cœur en bout, mon front en rêve, et le sang de mon corps ne peut rester calme.»

«Peut-être, dit le vannier, est-ce la peur que votre mère ne vous gronde pour avoir mis trop de temps à la feuille? Comme moi, quand je m'en venais à l'heure indue, déchiré, barbouillé comme un Maure, pour être allé chercher des mûres.—Oh! non, dit Mireille; autre peine me tient.»

Mireille, enfin, après un naïf interrogatoire, finit par avouer à Vincent qu'elle l'aime! «Oh! dit l'humble enfant du vannier, ne vous jouez pas ainsi de moi, Mademoiselle! Vous la reine des Micocoules! moi le fils vagabond du vannier!»

L'aveu n'est pas moins involontaire et pas moins franc sur les deux bouches. «Eh bien! je le dirai une fois aussi, Mireille, je t'aime!

«Je t'aime tellement que si tu disais: Je veux une étoile, il n'est ni traversée de mers, ni forêts, ni torrents en fureur, ni bourreau, ni feu, ni fer qui m'arrêtent. Au sommet des pics des montagnes, là où la terre touche le ciel, j'irais la cueillir, et dimanche tu l'aurais pendue à ton cou.

«Mais, ô la plus belle de toutes! plus j'y pense, plus, hélas! je sens que je me fais illusion. J'ai vu une fois un figuier dans mon chemin, cramponné à la roche nue, contre la grotte de Vaucluse, si maigre, hélas! qu'à peine aux lézards gris il donnait autant d'ombre qu'une touffe de jasmin. Jusqu'à ses racines une seule fois par an vient clapoter l'onde d'une source voisine, et l'arbuste avide se penche pour boire autant qu'il peut au flot abondant qui monte à ses pieds pour le désaltérer. Cela lui suffit toute une année pour vivre. Cela s'applique à moi, ô Mireille! aussi juste que la pierre à la bague!

«Car je suis le figuier, Mireille, toi la fontaine!...»

L'entretien s'attendrit entre les deux enfants; au moment où il va s'exalter jusqu'au délire, on entend la voix grondeuse d'une vieille femme. «Les vers à soie, à midi, n'auront donc point de feuilles à manger?» dit-elle.

«Au sommet touffu d'un pin tout retentissant d'un joyeux tumulte d'oiseaux, une volée de passereaux qui s'abat remplit quelquefois l'air d'un gai ramage à l'heure où fraîchit le soir; mais si tout à coup d'un glaneur qui les guette la pierre lancée tombe sur la cime de l'arbre, de toute part, effarouchés dans leurs ébats, la volée s'enfuit dans le bois.»

Ainsi, troublé dans son bonheur, le couple innocent s'enfuit dans la lande, elle vers la maison, son faisceau de feuilles sur la tête, lui immobile, la regardant de loin courir dans le blé.

Et ainsi finit ce second chant, une des plus suaves idylles à laquelle on ne peut rien comparer que les gémissements les plus chastes du Cantique des Cantiques. Il y respire une pureté d'images, une verve de bonheur, une jeunesse de cœur et de génie qui ne peuvent avoir été écrites que par un poëte de vingt ans. La terre y tourne sous les pas, le cœur y bondit dans la poitrine comme dans une ronde de villageois sous les mûriers de la Crau ou sous les châtaigniers de Sicile. Ô poésie d'un vrai poëte! tu es le rajeunissement éternel des imaginations, la Jouvence du cœur.

XIV

Le troisième chant s'ouvre par une description à la fois biblique, homérique et virgilienne d'une assemblée de matrones arlésiennes dans une magnanerie, occupées, tout en jasant, à faire monter les vers à soie réveillés sur les brindilles de mûriers pour y filer leurs berceaux transparents.

Mireille va et vient dans la foule, semblable à la jeune âme de la maison et de la saison. Elle rougit de quelques propos de jeunes filles, ses compagnes, qui parlent de leurs fiancés sans se douter qu'elle a choisi le sien; elle va cacher sa rougeur subite à la cave sous prétexte d'aller chercher la flasque de vin des Micocoules. Les jeunes filles, animées par la goutte de vin, jasent comme des colombes roucoulent; une, entre autres, en supposant par badinage qu'elle a épousé un fils de roi de la contrée, fait, en contemplant son pays du haut de sa tour, une géographie splendide de la belle Provence. Écoutez:

«Je verrais, disait-elle, mon gai royaume de Provence, tel qu'un clos d'orangers, devant moi s'épanouir, avec sa mer bleue mollement étendue sous ses collines et ses plaines, et les grandes barques pavoisées cinglant à pleine voile au pied du château d'If.

«Et le mont Ventoux que laboure la foudre, le Ventoux, qui, vénérable, élève sur les montagnes blotties au-dessous de lui sa blanche tête jusqu'aux astres, tel qu'un grand et vieux chef de pasteurs qui, entre les hêtres et les pins sauvages, accoté de son bâton, contemple son troupeau.

«Et le Rhône, où tant de cités, pour boire, viennent à la file, en riant et chantant, plonger leurs lèvres tout le long; le Rhône, si fier dans ses bords, et qui, dès qu'il arrive à Avignon, consent pourtant à s'infléchir pour venir saluer Notre-Dame des Doms.

«Et la Durance, cette chèvre ardente à la course, farouche, vorace, qui ronge en passant et cades et argousiers; la Durance, cette fille sémillante qui vient du puits avec sa cruche, et qui répand son onde en jouant avec les gars qu'elle trouve par la route, etc.»

XV

L'une des compagnes de Mireille découvre que la jeune fille des Micocoules a causé en secret avec Vincent, l'enfant aux pieds nus; on raille Mireille. Une matrone prend sa défense et raconte, pour les faire taire, aux médisantes une légende provençale qui fait rentrer la raillerie dans leurs bouches. Lisez cela.

«Il était un vieux pâtre, dit-elle; il avait passé toute sa vie seul et sauvage dans l'âpre Lubéron, gardant son troupeau. Enfin, sentant son corps de fer ployer vers le cimetière, il voulut, comme c'était son devoir, se confesser à l'ermite de Saint-Eucher.»

Il avait tout oublié dans son isolement, depuis ses premières Pâques jusqu'à ses prières. De sa cabane il monta donc à l'ermitage, et, devant l'ermite, il s'agenouilla, courbant le front à terre.

«De quoi vous accusez-vous, mon frère?» dit le chapelain. «Hélas! répondit le vieillard, voici ce dont je m'accuse: Une fois, dans mon troupeau, une bergeronnette, qui est un oiseau ami des bergers, voletait... Par malheur je tuai avec un caillou la pauvre hoche-queue!»

«S'il ne le fait à dessein cet homme doit être idiot, pensa l'ermite... Et aussitôt, brisant la confession»: Allez suspendre à cette perche, lui dit-il en étudiant son visage, votre manteau; car je vais maintenant, mon frère, vous donner la sainte absolution.»

«La perche que le prêtre, afin de l'éprouver, lui montrait, était un rayon de soleil qui tombait obliquement dans la chapelle. De son manteau le bon vieux pâtre se décharge, et, crédule, en l'air le jette... Et le manteau resta suspendu au rayon éclatant.»

—«Homme de Dieu! s'écria l'ermite... Et aussitôt de se précipiter aux genoux du saint pâtre, en pleurant à chaudes larmes. Moi! se peut-il que je vous absolve? Ah! que l'eau pleuve de mes yeux! et sur moi que votre main s'étende, car c'est vous qui êtes un grand saint, et moi le pécheur.»

Et cela vous fait voir, jeune langue, qu'il ne faut jamais se moquer de l'habit. Comme un grain de raisin (je l'ai vu), notre jeune maîtresse est devenue vermeille dès que le nom de Vincent a été prononcé. Voyons, belle enfant, là est quelque mystère.—«Je veux, dit Mireille, me cacher en un couvent de nonnes à la fleur de mes ans plutôt que de me laisser unir à un époux.» On rit, on se moque de son serment. Cela amène la belle Nore à chanter la ballade provençale de Magali.

Et telles, comme, quand une cigale grince dans un sillon son chant d'été, toutes les autres cigales en chœur reprennent son même chant, telles les jeunes filles en chœur répétaient toutes ensemble le refrain de la ballade de Nore.

Voici la ballade:

XVI

«Ô Magali, ma tant aimée, mets la tête à la fenêtre; écoute un peu cette sérénade de violon et de tambourin! Le ciel est là-haut, plein d'étoiles; le vent tombe, mais les étoiles en te voyant pâliront.»

—«Pas plus que du murmure des branches de ton aubade je me soucie. Mais je m'en vais dans la mer blonde me faire anguille de rocher.»

«Ô Magali, si tu te fais le poisson de l'onde, moi, pêcheur je me ferai; je te pêcherai.»

—«Oh! mais si tu te fais pêcheur, quand tu jetteras tes filets je me ferai l'oiseau qui vole, je m'envolerai dans les landes.»

«Ô Magali, si tu te fais l'oiseau de l'air, je me ferai, moi, le chasseur; je te chasserai.»

—«Aux perdreaux, aux becs-fins, si tu viens tendre tes lacets, je me ferai, moi, l'herbe fleurie, et me cacherai dans les prés vastes.»

«Ô Magali, si tu te fais la marguerite, je me ferai, moi, l'eau limpide; je t'arroserai.»

—«Si tu te fais l'onde limpide, je me ferai, moi, le grand nuage, et promptement m'en irai ainsi en Amérique, là-bas, bien loin!»

«Ô Magali, si tu t'en vas aux lointaines Indes, je me ferai, moi, le vent de mer; je te porterai.»

—«Si tu te fais le vent marin, je fuirai d'un autre côté; je me ferai l'ardeur du grand soleil qui fond la glace.»

«Ô Magali, si tu te fais l'ardeur du soleil, je me ferai, moi, le vert lézard, et te boirai.»

—«Si tu te fais la salamandre qui se cache sous le hallier, je serai, moi, la lune pleine, qui éclaire les sorciers la nuit.»

—«Ô Magali, si tu te fais lune sereine, je me ferai, moi, belle brume; je t'envelopperai.»

—«Mais si la belle brume m'enveloppe, pour cela tu ne me tiendras pas; moi, belle rose virginale, je m'épanouirai dans le buisson.»

«Ô Magali, si tu le fais la rose belle, je me ferai, moi, le papillon; je m'enivrerai de toi.»

—«Va, poursuivant, cours, cours! jamais, jamais tu ne m'atteindras. Moi, de l'écorce d'un grand chêne je me vêtirai dans la forêt sombre.»

«Ô Magali, si tu te fais l'arbre des mornes, je me ferai, moi, la touffe de lierre; je t'embrasserai.»

—«Si tu veux me prendre à bras le corps, tu ne saisiras qu'un vieux chêne... je me ferai blanche nonnette du monastère du grand saint Blaise.»

«Ô Magali, si tu te fais nonnette blanche, moi, prêtre, je te confesserai et je t'entendrai.»

«Là les femmes tressaillirent, les cocons roux tombèrent des mains, et elles criaient à Nore: Oh! dis ensuite ce que fit, étant nonnain, Magali, qui déjà, pauvrette, s'est faite chêne et fleur aussi, lune, soleil et nuage, herbe, oiseau et poisson.»

«De la chanson, reprit Nore, je vais vous chanter ce qui reste. Nous en étions, s'il m'en souvient, à l'endroit où elle dit que dans le cloître elle va se jeter, et où l'ardent chasseur répond qu'il y entrera comme confesseur.... Mais de nouveau voyez l'obstacle qu'elle oppose.»

—«Si du couvent tu passes les portes, tu trouveras toutes les nonnes autour de moi errantes, car en suaire tu me verras.»

«Ô Magali, si tu te fais la pauvre morte, adoncques je me ferai la terre; là je t'aurai.»

—«Maintenant je commence enfin à croire que tu ne me parles pas en riant. Voilà mon annelet de verre pour souvenir, beau jouvenceau.»

«Ô Magali, tu me fais du bien!... Mais, dès qu'elles t'ont vue, ô Magali, vois les étoiles, comme elles ont pâli!»

XVII

«Nore se tait; nul ne disait mot. Tellement bien Nore chantait que les autres, en même temps, d'un penchement de front l'accompagnaient, sympathiques, comme les touffes de souchet qui, pendantes et dociles, se laissent aller ensemble au courant d'une fontaine.»

Et vous, lecteur, que dites-vous de ce chant de Nore? Y a-t-il dans les ballades de Schiller ou de Goethe une parabole d'amour comparable par sa candeur et sa gaieté tendre à cette parabole villageoise du berger et du poëte de Maillane? Cette ballade finit le troisième chant; elle vous laisse dans le cœur et dans l'oreille un écho de musette prolongé à travers les myrtes de la Calabre. Et vous êtes tout surpris, avec le sourire sur les lèvres, de trouver une larme sur votre main. Chantons-nous ainsi dans nos villes?

XVIII

Les demandes de la main de Mireille à son père par ses prétendants remplissent le quatrième chant. C'est la situation de Pénélope transportée du palais au village, c'est Ithaque au mas des Micocoules. Mais, si la situation est analogue, les détails sont tous originaux; la nature forme des ressemblances, jamais de copies.

«Quand vient la saison, dit le poëte, où les violettes éclosent par touffes dans les vertes pelouses, les couples amoureux ne manquent pas pour aller les cueillir à l'ombre; quand vient le temps où la mer agitée apaise sa fière poitrine et respire lentement de toutes ses mamelles, les prames et les barques ne manquent pas pour aller sur l'aile des rames s'éparpiller sur la mer tranquille; quand vient le temps où l'essaim des jeunes vierges fleurit parmi les femmes, les poursuivants ne manquent ni dans la Crau, ni dans les manoirs des châtelains, ni au mas des Micocoules. Il en vint trois: un gardien de cavales, un pasteur de génisses, un berger de brebis, tous les trois jeunes et beaux.»

Le cortége d'ânes, de boucs, de béliers, de chèvres, de chevrettes et de petits chevreaux, descendant des montagnes du Dauphiné dans la Crau aux sons des clochettes appendues au cou des béliers conducteurs et suivi du pâtre enveloppé de son lourd manteau, est une de ces scènes calquées sur les flancs des montagnes, aux rayons d'un soleil d'automne. Le pasteur, environné de ses chiens blancs et énormes, passe avec orgueil cette revue de ses richesses au défilé des monts dans la plaine.

Alari, ce riche possesseur des troupeaux ambulants, aborde Mireille sur le seuil du mas, sous prétexte de lui demander le chemin, mais, en réalité, pour sonder son cœur. Il lui fait présent d'une coupe taillée dans le buis, ciselée de ses mains pendant les longs loisirs solitaires du pâturage. Le bouclier d'Achille, dans l'Iliade, n'est pas mieux décrit que cette coupe avec ses bas-reliefs sculptés au couteau. Mireille admire, raille, refuse, et s'enfuit.

XIX

Un gardien des cavales de la Crau, présomptueux et superbe, est refusé de même. Pourtant les mille cavales sauvages qu'il possède sont peintes par le poëte avec des couleurs de Salvator Rosa. «Elles flairent le vent et se souviennent, après dix ans d'esclavage, de l'exhalation salée et enivrante de la mer, échappées sans doute de l'attelage de Neptune, leur premier ancêtre, semblent encore teintes d'écume, et, quand la mer souffle et s'assombrit, quand les vaisseaux rompent leurs câbles, les étalons de la Camargue hennissent de joie; ils font claquer, comme une mèche de fouet, leur longue queue traînante; ils creusent le sol avec leur sabot, ils sentent pénétrer dans leur chair le trident du dieu terrible qui fait bondir les flots.»

Le maître de ces escadrons de cavales demande Mireille à son père. Raymond l'agrée, fait venir Mireille; mais Mireille demande du temps, pleure et se sauve. «Père, dit le cavalier, il suffit; je retire ma demande, car un gardien des cavales de la Camargue connaît la piqûre du cousin!» «Il a deviné que le cœur de l'enfant n'est plus à elle. Triste et résigné, il reprend au repas le sentier pierreux du désert.»

XX

Un troisième, féroce gardeur de taureaux et de vaches, arrive avec la confiance de sa richesse et la dureté de son métier.

«Combien de fois, dit le poëte, n'avait-il pas, dans les ferrades (jour de l'année où l'on marque les animaux sauvages dans la Camargue), combien de fois n'avait-il pas renversé à terre ses taureaux par leurs cornes? Combien de fois, rude sevreur des veaux, ne les avait-il pas sevrés, et sur le dos de la mère irritée rompu des brassées de gourdins, jusqu'à ce qu'elle fuie la grêle des coups, hurlante et retournant la tête vers son nourrisson entre les jeunes pins?»

Où avez-vous vu dans les épopées pastorales, depuis les tentes de Jacob, de pareilles images?

Un magnifique combat de taureaux dans la plaine d'Arles diversifie le poëme. Le toucheur de bœufs triomphe, mais, jeté en l'air par les cornes de l'animal, il reste marqué d'une cicatrice au front. Les couronnes qu'il a reçues des filles d'Arles lui donnent la certitude d'honorer Mireille en la demandant pour épouse.

Monté sur la jument blanche, il vient, plein de confiance, au mas des Micocoules; il rencontre Mireille lavant, comme Nausicaa, à la fontaine. «Dieu! qu'elle était belle, trempant dans l'argent de l'écoulement de la source ses pieds au gué!»

Le dialogue entre le fier toucheur de bœufs et la jeune laveuse est à lui seul une idylle accomplie; combien nous regrettons de ne pas le reproduire en entier! Enfin l'amoureux propose à Mireille de le suivre au pays de la Camargue, où l'on entend la mer à travers les rameaux sonores des pins. «Ils sont trop loin, vos pins, répond-elle.—Prêtres et filles, réplique le bouvier, ne peuvent savoir jamais la patrie où ils iront manger leur pain un jour.» Il me suffit de le manger avec celui que j'aime. Je ne demande rien de plus pour me sevrer de mon nid.—Belle, alors, dit le bouvier, donnez-moi votre amour!

«Je vous le donnerai, jeune homme, réplique Mireille; mais, avant, ces orties porteront des grappes de raisins vermeils, votre bâton à trident de fer fleurira, ces collines de rocher s'amolliront comme de la cire, et l'on ira par mer au village des Beaux sur la roche au milieu des terres!»

XXI

Humilié et irrité de ce refus, le bouvier remonte sur sa jument blanche et s'éloigne en ruminant sa vengeance.

Il rencontre malheureusement le pauvre fils du vannier, Vincent. «Droit comme un roseau de la Durance, Vincent cheminait seul vers le mas des Micocoules; son visage éblouissait de bonheur, de paix et d'amour, en rêvant aux douces paroles que Mireille lui avait dites un matin parmi les mûriers. La brise molle de la mer lointaine s'engouffrait dans sa chemise enflée sur sa poitrine; il marchait dans les galets pieds nus, léger et gai comme un lézard.»

Il venait aussi de temps en temps aux Micocoules, faisait, en imitant le chant d'un oiseau, le signal de son arrivée à son amante. Le récit de leurs douces entrevues et de leurs chastes entretiens à travers le buisson, au clair de la lune, dépasse en naïveté et en fraîcheur tout ce que vous avez lu de Daphnis et de Chloé auprès de la fontaine. Longus est licencieux, Mistral est virginal dans son amour. Du paganisme au christianisme se mesure la distance entre les deux poëmes.

XXII

Le toucheur de bœufs soupçonne Vincent d'être la cause cachée de l'affront de Mireille; il insulte grossièrement le beau vannier. Le combat remplit le cinquième chant. Vincent est laissé inanimé sur le sol. La vengeance divine, sous la forme d'une croyance populaire du pays, s'attache au meurtrier: il se noie dans le Rhône en traversant le fleuve avec son cheval pour repasser dans la Camargue. Les ballades allemandes n'ont rien de plus fantastique et de plus lugubre que ce passage du Rhône pendant une nuit d'orage. Ce sont des stances de Lenora. Ce poëte du Midi a, quand il veut, les cordes surnaturelles et frissonnantes du Nord.

Au sixième chant, Vincent inanimé est rencontré par trois garçons de ferme, qui le portent au mas des Micocoules.

«Oh! quel spectacle! Abandonné dans le désert des champs avec les étoiles pour compagnes, là le pauvre adolescent avait passé la nuit, et l'aube humide et claire, en frappant sur ses paupières, lui avait rouvert les yeux et ranimé la vie dans ses veines froides.»

Ici le poëte, pour peindre le déchirement de cœur de Mireille à l'aspect de son amoureux baigné de sang, invoque toute la pléiade fraternelle des Provençaux vivants, «Romanille le premier, Aubanel, Anselme, et toi, Ravan, qui confonds ton humble chanson avec celle des grillons bruns qui examinent ton hoyau quand il fend la glèbe; et toi aussi, Adolphe Dumas, qui trempes ta noble lyre dans l'écume de notre Durance débordée!»

Les chants d'Herminie et de Clorinde, dans la Jérusalem délivrée, n'ont pas de scènes plus pathétiques que ce retour du pauvre vannier entre les bras de sa fiancée en larmes. Par respect pour le père de Mireille et pour la réputation de la jeune fille, Vincent ne veut pas avouer la cause de sa blessure; il l'attribue à un coup de son outil à lame acérée, qui, en coupant un fagot d'osier, est venue percer la poitrine. Mireille elle-même ne soupçonne pas le pieux mensonge.

Ici la scène amoureuse devient une scène des traditions superstitieuses du peuple de Provence. On porte l'infortuné vannier à la grotte des Fées, dans le vallon d'enfer, pour qu'il soit guéri par les sorcières. Les poëtes du pays s'extasient, selon nous, outre mesure sur ces légendes superstitieuses de Provence et sur les sorcelleries de la grotte des Fées. Quant à nous, nous déchirerions ce chant tout entier sans rien regretter dans le poëme. Les vers sont beaux et pittoresques, mais toutes ces fantasmagories sont refroidissantes pour le sentiment, fussent-elles dans Shakspeare ou dans Goethe: les fantômes n'ont pas de cœur. Mistral gagnerait à les supprimer. Il n'y a pas de sortilége qui vaille une touchante réalité.

XXIII

Au septième chant Vincent est guéri: il travaille tout pensif à côté de son vieux père, sur la porte de leur cabane, au bord du Rhône. Il avouait son amour timide au vieillard, qui refusait de croire à tant d'audace: «Pendant que le vent de mer, courbeur puissant des peupliers, hurlait sur leurs têtes au-dessus de la voix du jeune homme;

«Le Rhône, irrité par le vent, faisait, comme un troupeau de vaches, courir ses vagues troublées à la mer; mais ici, entre les cépées d'osier qui faisaient abri et ombrage, une mare d'eau azurée, loin des ondes, mollement venait s'alentir.

«Des bièvres, le long de la grève, rongeaient de la saulaie l'écorce amère; là-bas, à travers le cristal du calme continuel, vous apercevez les brunes loutres, errantes dans les profondeurs bleues, à la pêche des beaux poissons argentés.

«Au long balancement du vent berceur, le long de cette rive, les pendulines avaient suspendu leurs nids, et leurs petits nids blancs, tissus comme une molle robe, avec l'ouate qu'aux peupliers blancs l'oiseau, lorsqu'ils sont en fleur, dérobe, s'agitaient aux rameaux d'aune et aux roseaux.

«Rousse comme une tortillade, une alerte jeune fille d'un large filet étendait les plis, trempés d'eau, sur un figuier. Les animaux de la rivière et les pendulines des oseraies n'avaient pas plus peur d'elle que des joncs tremblants.

«C'était Vincenette, sœur de Vincent, qui, cette jeune fille, revenait du pays d'Arles à la hutte de son père.

«Pauvrette! c'était la fille de maître Ambroise, Vincenette. Ses oreilles, personne encore ne les lui avait percées; elle avait des yeux bleus comme des prunes de buisson et le sein à peine enflé; épineuse fleur de câpre que le Rhône amoureux aimait à éclabousser.

«Avec sa barbe blanche et rude qui lui tombait jusqu'aux hanches, maître Ambroise à son fils répondit: «Écervelé, assurément tu dois l'être, car tu n'es plus maître de ta bouche!—Pour que l'âne se délicote, père, il faut que le pré soit rudement beau!

«Mais à quoi bon tant de paroles? Vous savez comme elle est! Si elle était à Arles, les filles de son âge se cacheraient en pleurant, car après elle on a brisé le moule!... Que répondrez-vous à votre fils quand vous saurez qu'elle m'a dit: Je te veux!»

—«Richesse et pauvreté, insensé, te répondront.»

Le père, supplié d'aller demander Mireille à sa famille, combat cette pensée comme un ridicule orgueil. «Les cinq doigts de la main, dit-il, mon enfant, ne sont pas tous égaux. Le maître t'a fait lézard gris; tiens-toi à ta place dans ta crevasse nue, bois ton rayon de soleil et rends grâce!»

XXIV

Rien n'y fait. Vincent insiste tellement que le père part pour aller sonder le cœur du père de Mireille. Il arrive un beau soir de moisson au domaine des Micocoules. Il y a ici un demi-chant descriptif de la moisson, cette bénédiction de l'homme des champs, cette fructification de la terre par la charrue, qu'il faudrait copier en lettres d'or comme un catéchisme des chaumières. Nous renonçons à l'abréger; chaque trait contribue au tableau; c'est un tissu d'images dont on ne peut arracher un brin sans dégrader l'œuvre.

«Et les six mules, belles et luisantes, suivaient, sans détourner ni s'arrêter, le sillon; elles semblaient, en tirant, comprendre elles-mêmes pourquoi il faut labourer la terre sans marcher trop lentement et sans courir, vers le sol baissant le museau, patientes, attentives à l'ouvrage, et le cou tendu comme un arc!»

Ce demi-chant est rempli de stances semblables sur tous les phénomènes de la culture, de la lune, des saisons; ce sont les Géorgiques de la France méridionale, mais les Géorgiques animées par la joie de l'amour et de la récolte, les Géorgiques passionnées au lieu des Géorgiques purement descriptives du Virgile de Mantoue. Ô Delille, ô Saint-Lambert, ô Roucher! qu'êtes-vous devant les stances de ce septième chant de Mireille?

Raymond refuse sa fille au vannier, à table, dans une scène de caractère digne de la plus haute comédie; scène où le pathétique se mêle au comique, dans un entretien qu'avouerait Molière. L'insolence de l'aristocratie descend du palais à la chaumière, comme une passion inhérente au cœur humain, dont la forme change, mais dont le fond est immuable. Nul homme ne veut descendre, et tout homme veut monter: c'est la nature; les institutions n'y font rien; l'Américain, qui ne reconnaît pas la noblesse du sang, adore la vile noblesse de l'or et s'insurge contre l'égalité de la couleur; sa philosophie ne s'étend pas du blanc au noir. Le riche laboureur, dans Mireille, ne descend pas jusqu'au pauvre raccommodeur de corbeilles; le père de Vincent est rudement congédié.

Mireille, qui entend tout, dit à son père: «Vous me tuerez donc, car c'est moi qui l'aime!—Eh bien! vas-y, répond l'impitoyable père à sa fille; vas-y, avec ton mendiant, courir les champs. Tu t'appartiens, pars! Bohémienne errante; sur trois cailloux, avec la Chienne (nom d'une bohémienne de la contrée), va cuire ta gamelle sous la voûte d'un pont! Souviens-toi de ma parole: tu ne le verras plus, ton vilain amoureux.»

Le vannier se revenge à ces insultes en termes d'une dignité modeste, mais virile; il rappelle ses campagnes en mer et sa probité intacte. Le laboureur lui répond qu'il a servi aussi sa patrie dans les camps, et qu'il a conquis après sa richesse à force de travail au soleil et à la pluie; car la terre est telle, dit-il, qu'un arbre d'avelines (le noisetier): «À qui ne la frappe pas à grands coups elle ne donne rien! Dans ma richesse on compterait les gouttes de sueur qui ont coulé de mes membres! Garde ton chien, je garde mon cygne!»

À ces mots le vannier reprit son sac et son bâton derrière la porte. Irus, dans Homère, n'est pas un mendiant plus noble ni plus touchant qu'Ambroise. Le cœur de Mireille rugit dans son sein.

XXV

«Qui tiendra la forte lionne quand, de retour à son antre, elle n'y retrouve plus son lionceau? Soudain, hurlante, légère et efflanquée, elle court sur les montagnes d'Afrique; elle court pendant qu'un chasseur maure lui emporte son petit à travers les broussailles épineuses.»

«Qui vous tiendra, filles amoureuses? Dans sa chambrette sombre, où la lune qui brille allonge sur le plancher son rayon, Mireille est dans son lit, couchée, qui pleure toute la nuitée avec son front dans ses mains jointes. Notre Dame d'amour, dites-moi ce que je dois faire!

«Ô sort cruel, qui m'accables d'ennuis! Ô père dur, qui me foules aux pieds, si tu voyais de mon cœur le déchirement et le trouble, tu aurais pitié de ton enfant! Moi, que tu nommes ta mignonne, tu me courbes aujourd'hui sous le joug comme si j'étais un poulain qu'on peut dresser au labour!

«Ah! que la mer ne déborde-t-elle, et dans la Crau que ne lâche-t-elle ses vagues! Joyeuse je verrais s'engloutir ce bien au soleil, seule cause de mes larmes! Ou pourquoi, d'une pauvre femme, pourquoi ne suis-je pas née moi-même, dans quelque trou de serpent!... Alors, alors, peut-être...

«Si un pauvre garçon me plaisait, si Vincent demandait (ma main), vite, vite on me marierait!... Ô mon beau Vincent! pourvu qu'avec toi je pusse vivre et t'embrasser comme fait le lierre, dans les ornières j'irais boire. Le manger de ma faim serait tes doux baisers!

«Et pendant qu'ainsi dans sa couchette la belle enfant se désole, le sein brûlant de fièvre et frémissant d'amour, des premiers temps de ses amours pendant qu'elle repasse les charmantes heures et les moments si clairs, lui revient tout à coup un conseil de Vincent.

«Oui, s'écrie-t-elle, un jour que tu vins au mas, c'est bien toi qui me dis: «Si jamais un chien enragé, un lézard, un loup ou un serpent énorme, ou toute autre bête errante, vous fait sentir sa dent aiguë, si le malheur vous abat, courez, courez aux Saintes; vous aurez tôt du soulagement.»

«Aujourd'hui le malheur m'abat; partons! Nous en reviendrons contente.»

Cela dit, elle saute, légère, de son petit drap blanc; elle ouvre, avec la clef luisante, la garde-robe qui recouvre son trousseau, meuble superbe de noyer, tout fleuri sous le ciselet.

«Ses petits trésors de jeune fille étaient là: sa couronne, de la première fois qu'elle fit son bon jour (sa communion); un brin de lavande flétrie, un petit cierge usé, presque en entier, et bénit pour dissiper les foudres dans le sombre éloignement.

«Elle, avec un lacet blanc, d'abord se noue autour des hanches un rouge cotillon, qu'elle-même a piqué d'une fine broderie carrelée, petit chef-d'œuvre de couture; sur celui-là, d'un autre bien plus beau lestement elle s'attife encore.

«Puis dans une casaque noire elle presse légèrement sa petite taille, qu'une épingle d'or suffit à resserrer; par tresses longues et brunes ses cheveux pendent et revêtent comme d'un manteau ses deux épaules blanches; mais elle en saisit les boucles éparses,

«Vite les rassemble et les retrousse à pleine main, les enveloppe d'une dentelle fine et transparente; et, une fois les belles touffes ainsi étreintes, trois fois gracieusement elle les ceint d'un ruban à teinte bleue, diadème arlésien de son front jeune et frais.

«Elle attacha son tablier; sur le sein, de son fichu de mousseline elle se croise à petits plis le virginal tissu. Mais son chapeau de Provençale, son petit chapeau à grandes ailes pour défendre des mortelles chaleurs, elle oublia, par malheur, de s'en couvrir la tête...

«Cela fini, l'ardente fille prend à la main sa chaussure; par l'escalier de bois, sans faire de bruit, descend en cachette, enlève la barre pesante de la porte, se recommande aux bonnes Saintes, et part, comme le vent, dans la nuit qui transit le cœur.

«C'était l'heure où les constellations aux nautonniers font beau signe. De l'Aigle de saint Jean, qui vient de se jucher aux pieds de son évangéliste, sur les trois astres où il réside, on voyait clignoter le regard. Le temps était serein et calme et resplendissant d'étoiles.

«Et dans les plaines étoilées, précipitant ses roues ailées, le grand Char des âmes, dans les profondeurs célestes du Paradis prenait la montée brillante, avec sa charge bienheureuse; et les montagnes sombres regardaient passer le Char volant.

«Mireille allait devant elle, comme jadis Maguelonne, celle qui chercha si longtemps, éplorée, dans les bois, son ami Pierre de Provence, qui, emporté par la fureur des flots, l'avait laissée abandonnée.

«Cependant, aux limites du terroir cultivé, et dans le parc où se rassemblent les brebis, les pâtres de son père allaient traire déjà, et les uns, avec la main, tenant les brebis par le museau, immobiles devant les abris-vent, faisaient téter les agneaux bruns. Et sans cesse on entendait quelque brebis bêlant...

«D'autres chassaient les mères qui n'ont plus d'agneau vers le trayeur. Dans l'obscurité, assis sur une pierre, et muet comme la nuit, des mamelles gonflées celui-ci exprimait le bon lait chaud; le lait, jaillissant à longs traits, s'élevait dans les bords écumeux de la seille, à vue d'œil.

«Les chiens étaient couchés, tranquilles; les beaux et grands chiens, blancs comme des lis, gisaient le long de l'enclos, le museau allongé dans les thyms. Silence tout à l'entour, et sommeil, et repos dans la lande embaumée; le temps était serein et calme et resplendissant d'étoiles.

«Et, comme un éclair, à ras des claies Mireille passe; pâtres et brebis, comme lorsque leur courbe la tête un soudain tourbillon, s'agglomèrent. Mais la jeune fille: «Avec moi aux Saintes-Maries nul ne veut venir d'entre les bergers?» Et devant eux elle fila comme un esprit.

«Les chiens du mas la reconnurent, et du repos ne bougèrent. Mais elle, des chênes nains frôlant les têtes, est déjà loin, et sur les touffes des panicauts, des camphrées, ce perdreau de fille vole, vole! Ses pieds ne touchent pas le sol!»

XXVI

Tout le commencement de ce chant est de l'Arioste dans ses plus beaux moments, tout le reste est du Tasse; la fuite d'Herminie dans la nuit n'est pas si furtive et si accentuée de beaux détails.

Ô jeune homme de Maillane, tu seras l'Arioste et le Tasse quand tu voudras, comme tu as été homérique et virgilien quand tu l'as voulu, sans y penser!

XXVII

Mais n'allons pas plus avant; nous enlèverions aux lecteurs futurs de ce poëte des chaumières l'intérêt qui s'attache à tout dénoûment. Laissons-leur la curiosité, ce viatique des longues routes dans la lecture comme dans le drame. Ce dénoûment est triste comme deux lis couchés dans la même vase après un débordement du Rhône dans les jardins de la Crau.

En ceci le poëte nous semble manquer de cette habileté manuelle de composition qui a manqué à Virgile dans l'Énéide, et qui n'a manqué jamais ni au Tasse ni à l'Arioste. Mais, si la composition pouvait être plus riche de combinaisons dramatiques, la poésie ne pouvait pas être plus neuve, plus pathétique, plus colorée, plus saisissante de détails. Cela est écrit dans le cœur avec des larmes, comme dans l'oreille avec des sons, comme dans les yeux avec des images. À chaque stance le souffle s'arrête dans la poitrine et l'esprit se repose par un point d'admiration! l'écho de ces stances est un perpétuel applaudissement de l'âme et de l'imagination qui vous suit de la première jusqu'à la dernière stance, comme, en marchant dans la grotte sonore de Vaucluse, chaque pas est renvoyé par un écho, chaque goutte d'eau qui tombe est une mélodie.

Ah! nous avons lu, depuis que nos cheveux blanchissent sur des pages, bien des poëtes de toutes les langues et de tous les siècles. Bien des génies littéraires morts ou vivants ont évoqué dans leurs œuvres leur âme ou leur imagination devant nos yeux pendant des nuits de pensive insomnie sur leurs livres; nous avons ressenti, en les lisant, des voluptés inénarrables, bien des fêtes solitaires de l'imagination. Parmi ces grands esprits, morts ou vivants, il y en a dont le génie est aussi élevé que la voûte du ciel, aussi profond que l'abîme du cœur humain, aussi étendu que la pensée humaine; mais, nous l'avouons hautement, à l'exception d'Homère, nous n'en avons lu aucun qui ait eu pour nous un charme plus inattendu, plus naïf, plus émané de la pure nature, que le poëte villageois de Maillane.

Nous ne sommes pas fanatique cependant de la soi-disant démocratie dans l'art; nous ne croyons à la nature que quand elle est cultivée par l'éducation; nous n'avons jamais goûté avec un faux enthousiasme ces médiocrités rimées sur lesquelles des artisans dépaysés dans les lettres tentent trop souvent, sans génie ou sans outils, de faire extasier leur siècle; excepté Jasmin, un grand épique, mais qui a trop bu l'eau de la Garonne au lieu de l'eau du Mélès; excepté Reboul, de Nîmes, qui est né classique et qui semble avoir été baptisé dans l'eau du Jourdain, le fleuve des prophètes, au lieu du Rhône, le fleuve des trouvères, nous n'avons vu, en général, que des avortements dans cette poésie des ateliers. Que chantent-ils, ceux qui ne voient la nature que dans la guinguette? Il pourrait en sortir des Béranger; mais des Homère et des Théocrite, non! Ces génies ne poussent qu'en plein air, ou en plein champ, ou en pleine mer. Vénus était fille de l'onde. La grande poésie est de même race que la grande beauté: elle sort de la mer.

XXVIII

Or pourquoi aucune des œuvres achevées cependant de nos poëtes européens actuels (y compris, bien entendu, mes faibles essais), pourquoi ces œuvres du travail et de la méditation n'ont-elles pas pour moi autant de charme que cette œuvre spontanée d'un jeune laboureur de Provence? Pourquoi chez nous (et je comprends dans ce mot nous les plus grands poëtes métaphysiques français, anglais ou allemands du siècle, Byron, Goethe, Klopstock, Schiller, et leurs émules), pourquoi, dans les œuvres de ces grands écrivains consommés, la séve est-elle moins limpide, le style moins naïf, les images moins primitives, les couleurs moins printanières, les clartés moins sereines, les impressions enfin qu'on reçoit à la lecture de leurs œuvres méditées moins inattendues, moins fraîches, moins originales, moins personnelles, que les impressions qui jaillissent des pages incultes de ces poëtes des veillées de la Provence? Ah! c'est que nous sommes l'art et qu'ils sont la nature; c'est que nous sommes métaphysiciens et qu'ils sont sensitifs; c'est que notre poésie est retournée en dedans et que la leur est déployée en dehors; c'est que nous nous contemplons nous-mêmes et qu'ils ne contemplent que Dieu dans son œuvre; c'est que nous pensons entre des murs et qu'ils pensent dans la campagne; c'est que nous procédons de la lampe et qu'ils procèdent du soleil. Oui, il faut finir cet Entretien par le mot qui l'a commencé: Il y a une vertu dans le soleil! Sur chaque page de ce livre de lumière il y a une goutte de rosée de l'aube qui se lève, il y a une haleine du matin qui souffle, il y a une jeunesse de l'année qui respire, il y a un rayon qui jaillit, qui échauffe, qui égaye jusque dans la tristesse de quelques parties du récit. Ces poëtes du soleil ne pleurent même pas comme nous; leurs larmes brillent comme des ondées pleines de lumière, pleines d'espérance, parce qu'elles sont pleines de religion. Voyez Reboul, dans son Enfant mort au berceau! Voyez Jasmin dans son Fils de maçon tué à l'ouvrage ou dans son Aveugle! Voyez Mistral dans sa mort des deux amants!

«Et, pendant qu'aux lieux où Mireille vivait ils se frapperont leurs fronts sur la terre de regrets et de remords, elle et moi, enveloppés d'un serein azur sous les eaux tremblotantes; oui, moi et toi, ma toute belle, dans une étreinte enivrée, à jamais et sans fin nous confondrons, dans un éternel embrassement, nos deux pauvres âmes!

«Et le cantique de la mort résonnait là-bas dans la vieille église, etc., etc.»

XXIX

Voilà la littérature villageoise trouvée, grâce et gloire à la Provence! Voilà des livres tels qu'il en faudrait au peuple de nos campagnes pour lire à la veillée après les sueurs du jour, au bruit du rouet qui dévide la soie du Midi ou du peigne à dents de fer qui démêle le chanvre ou la laine du Nord! voilà de ces livres qui bénissent et qui édifient l'humble foyer où ils entrent! voilà de ces épopées sur lesquelles les grossières imaginations du peuple inculte se façonnent, se modèlent, se polissent, et font passer avec des récits enchanteurs, de l'aïeul à l'enfant, de la mère à la fille, du fiancé à l'amante, toutes les bontés de l'âme, toutes les beautés de la pensée, toutes les saintetés de tous les amours qui font un sanctuaire du foyer du pauvre! Ah! qu'il y a loin d'un peuple nourri par de telles épopées villageoises à ce pauvre peuple suburbain de nos villes, assis les coudes sur la table avinée des guinguettes, et répétant à voix fausse ou un refrain grivois de Béranger (digne d'un meilleur sort), ou un couplet équivoque de Musset (digne de meilleure œuvre), ou un gros rire cynique d'Heyne, ce Diogène de la lyre, ricaneur et corrupteur de ce qui mérite le plus de respect ici-bas, le travail et la misère!

Quant à nous, si nous étions riche, si nous étions ministre de l'instruction publique, ou si nous étions seulement membre influent d'une de ces associations qui se donnent charitablement la mission de répandre ce qu'on appelle les bons livres dans les mansardes et dans les chaumières, nous ferions imprimer à six millions d'exemplaires le petit poëme épique dont nous venons de donner dans cet Entretien une si brève et si imparfaite analyse, et nous l'enverrions gratuitement, par une nuée de facteurs ruraux, à toutes les portes où il y a une mère de famille, un fils, un vieillard, un enfant capable d'épeler ce catéchisme de sentiment, de poésie et de vertu, que le paysan de Maillane vient de donner à la Provence, à la France et bientôt à l'Europe. Les Hébreux recevaient la manne d'en haut, cette manne nous vient d'en bas; c'est le peuple qui doit sauver le peuple.

XXX

Quant à toi, ô poëte de Maillane, inconnu il y a quelques jours aux autres et peut-être inconnu à toi-même, rentre humble et oublié dans la maison de ta mère; attelle tes quatre taureaux blancs ou tes six mules luisantes à la charrue comme tu faisais hier; bêche avec ta houe le pied de tes oliviers; rapporte pour tes vers à soie, à leur réveil, les brassées de feuilles de tes mûriers; lave tes moutons au printemps dans la Durance ou dans la Sorgue; jette là la plume et ne la reprends que l'hiver, à de rares intervalles de loisir, pendant que la Mireille que le Ciel te destine sans doute étendra la nappe blanche et coupera les tranches du pain blond sur la table où tu as choqué ton verre avec Adolphe Dumas, ton voisin et ton précurseur. On ne fait pas deux chefs-d'œuvre dans une vie; tu en as fait un: rends grâce au Ciel et ne reste pas parmi nous: tu manquerais le chef-d'œuvre de la vie, le bonheur dans la simplicité. Vivre de peu! Est-ce donc peu que le nécessaire, la paix, la poésie et l'amour? Oui, ton poëme épique est un chef-d'œuvre; je dirai plus, il n'est pas de l'Occident, il est de l'Orient; on dirait que, pendant la nuit, une île de l'Archipel, une flottante Délos s'est détachée de son groupe d'îles grecques ou ioniennes, et qu'elle est venue sans bruit s'annexer au continent de la Provence embaumée, apportant avec elle un de ces chantres divins de la famille des Mélésigènes. Sois le bienvenu parmi les chantres de nos climats! Tu es d'un autre ciel et d'une autre langue, mais tu as apporté avec toi ton climat, ta langue et ton ciel! Nous ne te demandons pas d'où tu viens ni qui tu es: Tu Marcellus eris!

Un été j'étais à Hyères, cette langue de terre de ta Provence que la mer et le soleil caressent de leurs flots et de leurs rayons, comme un cap avancé de Chio ou de Rhodes; là les palmiers et les aloès d'Idumée se trompent de ciel et de terre: ils se croient, pour fleurir, dans leur oasis natale. Le soir, mon ami M. Messonnier, poëte, écrivain et philosophe retiré sous sa treille et sous son figuier dans la petite maison de Massillon, un des prophètes de Louis XIV, me fit faire le tour de la ville. Il me conduisit au soleil couchant dans un jardin bien exposé au midi et à la brise de mer; les aloès et les palmiers y germent et y fructifient en pleine terre. Je me crus transporté dans une oasis de Libye. On sait que l'aloès ne fleurit que tous les vingt-cinq ans et qu'il meurt après avoir répandu dans un effort suprême son âme embaumée dans les airs; il y en avait un dans ce petit jardin dont on attendait la floraison d'un moment à l'autre.

Or, par une heureuse coïncidence, ce rare phénomène végétal semblait nous avoir attendus pour s'accomplir sous nos yeux. Au moment où le soleil touchait la mer, la tige de l'arbre, dont la séve est de l'encens, sortit tout à coup de ses nœuds gonflés de vie comme un glaive qu'une main robuste tire du fourreau pour le faire reluire au soleil, et la fleur d'un quart de siècle éclata au sommet de la tige dans un bruyant épanouissement semblable à l'explosion végétale d'un obus qui sort du mortier. Les oiseaux couchés sur les arbustes voisins s'envolèrent d'épouvante, et le parfum, cette âme de la fleur, embauma longtemps tout le golfe.

Ô poëte de Maillane, tu es l'aloès de la Provence! Tu as grandi de trois coudées en un jour, tu as fleuri à vingt-cinq ans; ton âme poétique parfume Avignon, Arles, Marseille, Toulon, Hyères et bientôt la France; mais, plus heureux que l'arbre d'Hyères, le parfum de ton livre ne s'évaporera pas en mille ans.

J'espère que mes lecteurs me pardonneront cette digression. Nous allons revenir à l'Allemagne.

Lamartine.

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