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Cours familier de Littérature - Volume 07

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XLIe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE DRAMATIQUE DE L'ALLEMAGNE.
TROISIÈME PARTIE DE GOETHE.
SCHILLER.

I

Revenons à l'Allemagne.

Au commencement, Goethe avait respiré, comme toute l'Allemagne, avec quelque ivresse les idées démocratiques de la France; il se flattait que la raison, triomphant du même coup de la monarchie absolue, de l'Église dominante et de la féodalité arriérée, allait créer un exemplaire d'institutions et de gouvernement qui servirait de modèle au monde moderne. Le fanatisme d'espérance qui avait saisi Klopstock, le chantre épique de la Messiade, et que ce grand et saint poëte exhalait dans des odes enflammées et tonnantes comme des bombes d'enthousiasme allemand, ce fanatisme ne s'était pas entièrement communiqué à Goethe, mais il en ressentait quelques reflets.

Les premières scènes populaires et tragiques de la révolution de Paris et de Versailles, les hiérarchies sociales qui s'écroulaient, les anarchies qui s'entre-déchiraient, et enfin la guerre de 1792, dans laquelle sa chère Allemagne commençait sa carrière de gloire par de mornes déroutes en Champagne et dans les Ardennes; enfin, l'affection passionnée que Goethe portait à son prince et à son ami, le duc de Weimar, tout cela avait promptement refroidi le goût, plus littéraire que politique, du grand poëte pour la Révolution.

Le roi de Prusse avait entraîné avec lui le duc de Weimar et son armée dans la campagne d'invasion en France, de 1792. Goethe, quoique étranger à l'art militaire, avait suivi courageusement son cher duc jusque sur les champs de bataille. Aussi calme au feu que dans le silence de ses études à Weimar, il avait assisté de plus près que les bataillons prussiens à la canonnade de Valmy. Bien supérieur à Horace, qui jetait son bouclier pour mieux fuir la mort des héros, et qui se vantait de sa lâcheté pour mieux flatter Auguste, le poëte allemand bravait pendant deux mois la mort pour son prince, et ne s'en vantait pas; il était héros comme il était poëte, sans mérite et sans effort. Son âme, comme les choses hautes, était au niveau de tout.

Le récit de cette campagne contre Dumouriez, et des désastres de cette retraite de 1792, est écrit dans les Mémoires de Goethe avec cette placide impartialité qui prouve une âme supérieure à ses propres impressions. Il rentra à Weimar avec son souverain, et reprit, comme après une distraction légère, le cours de ses travaux d'esprit et de ses fonctions politiques, au bruit à peine entendu de la monarchie qui croulait en France et des têtes qui tombaient par milliers sur les échafauds de la Terreur. Son retour à Weimar fut une fête pour ses amis.

«J'arrivai chez moi, dit-il, à minuit; la scène de famille qui m'attendait était très-propre à répandre une illumination joyeuse au milieu de quelque roman fantastique. La maison que mon souverain m'avait destinée dans la ville était presque habitable: cependant il m'avait réservé le plaisir de la faire achever et distribuer à ma guise. Bientôt j'eus le plaisir d'y recevoir, en qualité de commensal, Henri Mayer, ce digne artiste dont j'avais fait la connaissance à Rome. Son secours me fut d'une grande utilité dans les établissements que mes amis et moi (le duc et la duchesse Amélie) nous nous proposions de créer à Weimar, pour le progrès de la peinture et de la sculpture. Mes premiers regards cependant se tournèrent vers le théâtre... Ce théâtre, en effet, grâce au grand acteur et auteur Ifland, à Kotsbue, à Cimarosa, à Mozart, était devenu, pour la tragédie, la comédie et la musique, l'école du cœur, des yeux et des oreilles de toute l'Allemagne.» Goethe s'effaçait généreusement lui-même pour y faire jouer, chanter et briller les chefs-d'œuvre de tous ses rivaux. «Peut-être, me dira-t-on, écrit-il quelque part, que, pour seconder plus efficacement les progrès du théâtre de Weimar, j'aurais dû y travailler moi-même, non en qualité de ministre, mais en qualité d'auteur. Il me serait difficile d'expliquer les motifs qui m'en ont empêché... Mes premiers essais dramatiques, ajoute-t-il, l'expliquent peut-être. Ces essais, embrassant l'histoire morale du monde, se trouvaient être trop larges pour la scène toujours étroite d'un théâtre, et, de plus, mes dernières compositions en ce genre sondaient si profondément et si hardiment les plaies secrètes du cœur et de l'esprit humain que presque tout le monde se sentait blessé par mon audace.»

Cette époque de sa vie fut celle de sa liaison avec le seul rival qu'on sut lui susciter en Allemagne, le poëte dramatique Schiller. Ces deux existences désormais n'en font qu'une, tellement qu'il est impossible d'écrire l'histoire du génie de l'un sans toucher au génie de l'autre. Cette fraternité complète, entre deux gloires dont l'une pouvait offusquer ou éclipser l'autre, est, après l'amitié de Virgile et d'Horace, un des plus beaux exemples de cette supériorité de caractères préférable mille fois à la supériorité de l'esprit. Disons donc un mot de Schiller. Ces deux noms inséparables sont à eux seuls toute une littérature pour leur pays.

II

La vie de Schiller, homme plus sympathique au cœur que Goethe, mais génie, selon moi, très-inférieur, est devenu, pour ainsi dire, légendaire en Allemagne. Un écrivain français, explorateur pittoresque des littératures du Nord, M. Marmier, a résumé cette vie dans une préface de sa traduction de ce grand homme. Mais, depuis la publication de cette notice, les correspondances intimes de Goethe et de Schiller, publiées par notre Revue germanique, excellent écho d'un bord du Rhin à l'autre bord, a jeté une lumière bien plus domestique jusque dans le cœur de Schiller. On ne sait rien d'un homme tant qu'on n'a pas lu sa correspondance. L'homme extérieur se peint dans ses œuvres, l'homme intérieur se peint dans ses lettres. Et pourquoi le portrait est-il plus fidèle ainsi? C'est que dans ses œuvres l'écrivain se peint tel qu'il désire paraître et que dans sa correspondance il se peint tel qu'il est: les œuvres, c'est la volonté; les lettres, c'est la nature. On n'est jamais plus ressemblant que quand on se peint à son insu au lieu de façonner sa physionomie devant un miroir. Nous avons ces lettres sous nos yeux.

Schiller était né, comme notre cher poëte de Nîmes, Reboul, dans la boutique d'un boulanger, son oncle, dans une jolie bourgade des bords arcadiens du Necker, en Wurtemberg. Son père servait dans l'armée du duc de Wurtemberg en qualité de chirurgien subalterne, barbier du régiment. C'était un homme tendre, pieux et un peu mystique, qui s'occupait de l'âme de ses malades autant que de leur corps. Le premier de ses remèdes était la prière; il tournait leur pensée vers le Médecin suprême, et priait volontiers avec eux au pied de leur lit. Ses vertus le firent distinguer par le duc de Wurtemberg, un de ces petits princes qui connaissaient tous leurs sujets par leurs noms. Le duc créait alors ces charmants jardins pittoresques dont son palais de campagne, près de Stuttgart, était enveloppé. Il confia à ce brave homme, las de la guerre, la surveillance de ces délicieux jardins. À la naissance de son fils, le père de Schiller éleva l'enfant dans ses bras et l'offrit à Dieu comme le patriarche. À la mort de son père, le jeune poëte s'écria devant sa mère éplorée: «Que ne puis-je finir ma vie dans l'innocence et dans la piété où il a passé la sienne!»

La mère du poëte, naïve et rêveuse comme les filles de l'Allemagne, était poëte elle-même sans avoir cultivé jamais la poésie comme un art. Elle adorait son mari, et elle célébrait chaque anniversaire de leur mariage par des vers où l'on sentait la vibration prolongée de l'amour de la jeune fille dans le cœur de la femme. Le poëte de Stuttgart, Schwab, que nous avons visité nous-mêmes dans sa demeure philosophique, auprès du toit paternel de Schiller, attribuait comme nous à l'influence tendre et rêveuse de cette mère le germe de la sensibilité poétique dans le génie de Schiller. Les mères sont la prédestination des fils; elle nourrissait son enfant des lectures de la Bible et des chants de Klopstock, dans son épopée du Christ; l'enfant suçait de ses lèvres la piété et la foi. Plus tard la philosophie de Goethe devint son symbole; mais il conserva jusqu'à la mort sa piété, parce que sa foi venait des hommes, mais que sa piété venait de sa mère.

III

La description vivante que Schwab et M. Marmier font des collines où Schiller reçut sa première éducation, dans la demeure d'un pasteur nommé Mozer, explique de même sa passion pour la nature. L'âme est le miroir de la création; la nature commence par s'y refléter, puis elle s'y anime, et le poëte est créé dans l'enfant.

Entré dans une espèce d'université militaire à Stuttgart, Schiller, d'un extérieur alors grêle, pâle, maladif, commença sa vie par la tristesse, et conçut une révolte secrète contre la servitude disciplinaire à laquelle les élèves de cette école étaient assujettis. «Ô Charles! écrivait-il à cette époque à son premier ami, le monde réel où je suis jeté est tout autre que le monde que nous portions dans notre cœur.»

La contrainte qu'il éprouvait dans cette université allait jusqu'à lui faire un crime de la lecture de Goethe, de Shakspeare et de Klopstock. On le força à étudier la médecine, pour l'exercer à la pratiquer ensuite, à l'exemple de son père, dans quelque régiment du prince de Wurtemberg; mais sa nature, quoique souple, échappait par l'imagination à cette tyrannie de l'école. Lié d'inclination littéraire avec quelques-uns de ses compagnons de captivité, il composait déjà, à l'envi de ses émules, des ébauches de poésie et de drame. C'est à cette époque qu'il écrivit son premier ouvrage pour la scène, les Brigands.

Les Brigands furent pour Schiller ce que Werther avait été pour Goethe, une débauche d'imagination prise au sérieux par la naïveté du peuple allemand. Il y avait dans cette œuvre informe beaucoup de passion et peu de sens; c'était une page de J.-J. Rousseau ou de Proudhon contre l'ordre social, un rêve de liberté absolue se faisant à elle-même sa propre législation par l'énergie du cœur et par la force du bras.

«La passion pour la poésie, écrivait-il plus tard en parlant de cette ébauche, est ardente et indomptable comme l'amour; on comprimait ma pensée: elle fit explosion par la création d'un monstre (le chef de ses brigands) qui n'a jamais existé dans le monde. Ma seule excuse, c'est que j'ai voulu peindre les hommes deux ans avant de les connaître!» N'est-ce pas ce que Rousseau et Proudhon, et tous les utopistes inexpérimentés de la plume, pouvaient dire de la société humaine? Ils la façonnaient dans leur imagination avant d'en connaître les éléments. Malheur à l'imagination, qui se sépare de la nature! Elle crée l'impossible, et, après avoir enfanté la chimère, elle s'abîme à grand bruit dans le néant.

Schiller, homme de bonne foi plus que d'orgueil, reconnut bientôt son erreur. Mais ce drame, soulevé, comme Werther, par les applaudissements frénétiques de la jeunesse, éclatait déjà sur tous les théâtres. Scandale pour les uns, augure de génie pour les autres, bruit immense pour tous.

IV

Ce succès ne fut, en effet, pour le jeune Schiller que du bruit; la fortune et la gloire ne le suivirent pas. Il entra à vingt ans comme chirurgien militaire dans un régiment. Il s'éprit d'une veuve charmante et légère, à laquelle il donna dans ses poésies lyriques le nom de Laure: Pétrarque allemand dont l'amour s'évaporait en métaphysique. Bientôt disgracié du prince pour avoir fait diversion à ses fonctions subalternes de chirurgien par un drame et par des odes, il s'évade de Stuttgart et va chercher plus d'indulgence à Manheim. On refuse d'y représenter sa tragédie, un peu froide, en effet, de Fiesque; on le pourchasse au nom de son prince mécontent. Il se réfugie sous un nom supposé dans un château désert appartenant à la mère d'un de ses amis. Il y devient platoniquement amoureux de la sœur de cet ami, fiancée à un autre. La jeune fille ne se doute pas des sentiments du poëte, se marie, et meurt dans la fleur de son printemps.

Des lettres du directeur des théâtres de Manheim le rappellent dans cette ville avec un traitement de cinquante louis par an, salaire exigu de ses travaux pour la scène.

Ses drames de Fiesque et de l'Amour et l'Intrigue n'y eurent aucun succès. Il se noya de tristesse et se consola par des amours indignes de lui. On lui retira jusqu'à son traitement de poëte du théâtre, et on lui conseilla amicalement de reprendre son métier de chirurgien militaire. Il chercha fortune dans le journalisme littéraire; ses critiques offensèrent des acteurs favoris du public; il fut menacé; il quitta Manheim et se réfugia à Leipsick. On voit par une de ses lettres à un de ses amis, qui habitait Leipsick, combien il lui fallait peu pour vivre et pour se croire heureux. «Une chambre à coucher qui fait en même temps mon cabinet de travail, une armoire, un lit, une table et quelques chaises, pourvu que cela ne soit ni sous le toit ni au rez-de-chaussée. Je ne voudrais pas non plus avoir sous les yeux l'aspect du cimetière; j'aime les hommes, le mouvement et le bruit d'une foule.»

V

Mécontent bientôt de cette résidence à la ville, il alla habiter un petit village à la lisière de la forêt du Rosenthal, non loin de Leipsick. Il y écrivit sa tragédie de Don Carlos, œuvre estimable, réfléchie, mais tiède, où la politique tient la place de l'émotion. Schiller s'abîmait en même temps dans la philosophie nuageuse et apocalyptique de Kant, ce mathématicien de la philosophie. Arraché bientôt après à cet asile studieux par la versatilité de son âme et de sa fortune, il alla à Dresde; il s'y laissa prendre à un amour plus vénal que sincère pour une jeune Saxonne d'une grande beauté. Ses amis l'enlevèrent au piége et le conduisirent à Weimar. Herder, Wieland l'accueillirent en frère plus jeune, mais du même sang. Il y épousa, sans autre dot que sa gloire future, Charlotte de Lengefeld, jeune fille d'un rang distingué et d'une vertu accomplie. Il connut Goethe chez sa belle-mère. Ces deux hommes différaient trop l'un de l'autre pour se convenir au premier coup d'œil: Schiller avait toutes les illusions de l'imagination, Goethe n'en avait que les forces.

«J'ai vu hier Goethe, écrivait Schiller à cette date; la grande idée que j'avais de cet homme n'a pas été amoindrie par son aspect, mais je doute qu'il puisse y avoir jamais une liaison bien intime entre lui et moi. Beaucoup des choses qui passionnent mon imagination et mon cœur sont déjà épuisées pour lui; sa nature n'est pas la mienne, son monde n'est pas le mien.»

Cette différence des deux natures se révélait au premier coup d'œil entre ces deux hommes. Schiller, le visage allongé et mince, le cou long, les membres grêles, la physionomie maladive, le regard timide et indécis, le costume étriqué et presque ridicule de l'étudiant en médecine, dépaysé dans une cour, n'avait rien de l'homme de génie que la souffrance. Goethe, véritable Apollon dans sa maturité forte et sereine, régnait par droit de nature encore plus que par droit d'aînesse et de rang sur son jeune émule; mais Goethe était sans jalousie comme la toute-puissance; au lieu d'éloigner ou d'éclipser son rival de célébrité, il songea généreusement à l'élever jusqu'à lui et à l'attacher par des liens de reconnaissance à la cour de Weimar. Il décida le duc à donner à Schiller l'emploi honorable et lucratif de professeur d'histoire à l'Université d'Iéna, capitale de l'instruction publique dans ses États.

Schiller, quoique étranger au professorat et à l'histoire, ouvrit son cours en 1789 avec un succès qui prouvait son aptitude universelle. Goethe, aussi fier de ce succès que Schiller lui-même, ne manqua pas une occasion de faire valoir son nouvel ami à la cour de Weimar. Frappé des beautés frustes, mais dramatiques, de la pièce des Brigands, et des beautés littéraires de Fiesque et de la tragédie de Don Carlos, il songeait déjà à appeler Schiller d'Iéna à Weimar, pour y faire écrire et représenter ses chefs-d'œuvres sur la scène du palais. Le grand acteur Ifland, le Garrick et le Talma de l'Allemagne, avait été fixé par Goethe à Weimar. Les rôles qu'Ifland représentait devenaient classiques en sortant de ses lèvres.

C'est à cette époque, et pendant les années qui suivirent 1789, que Goethe et Schiller, désormais amis, entretinrent cette correspondance intime qui les dévoile tous les deux. La Revue germanique, rédigée récemment à Paris, en a traduit et publié des fragments pleins d'intérêt pour ceux qui, comme nous, cherchent l'homme sous le poëte. Il y a dans ces fragments une bonhomie de grands hommes qui caractérise l'Allemagne, cette terre de la naïveté dans la grandeur. Écoutez quelques mots de ce dialogue à portes closes entre deux amis sur leurs ouvrages, et même sur leurs ébauches les plus secrètes. Ils se conseillent au lieu de se critiquer; la gloire de l'un et la gloire de l'autre ne semblent être qu'une même gloire. On ne sait, en vérité, quel est le maître, quel est le disciple.

VI

La liaison littéraire avait commencé entre ces deux hommes par la publication en commun d'un recueil littéraire intitulé les Heures. Goethe, provoqué par Schiller, avait consenti à ce rôle de collaborateur, qui semblait incompatible avec son rang, mais qui pouvait être utile à la fortune de son ami.

«Mon esprit, écrit Schiller à Goethe, le 23 août 1794, est absorbé dans la contemplation de l'ensemble de votre génie. Votre regard observateur, qui repose si calme et si limpide sur toutes choses, ne vous égare jamais dans le vague des pures spéculations imaginaires; vous suivez droit la marche de la nature. Si vous étiez né Grec ou seulement Italien, ayant sous les yeux, dès le berceau, une nature merveilleuse et un art idéal, vous auriez atteint le but dès le point de départ, et le grand style se serait formé en vous sur le modèle éternel; mais vous êtes né Allemand avec une âme grecque, et il vous a fallu vous refaire Grec à force de contemplation et d'intuition.»

—«Je vous ai attendu longtemps, répond Goethe; j'ai marché jusqu'ici seul dans ma voie, non compris, non encouragé! Combien je me réjouis qu'après une rencontre d'intelligence entre vous et moi si tardive, si peu prévue, nous devions désormais marcher deux! Tout ce qui est moi et en moi je vous en ferai part avec joie; car, sentant bien que mon entreprise (d'arriver à la vérité et à l'art suprême) est au-dessus de la force d'un seul et de notre durée ici-bas, j'aimerais à déposer bien des choses dans votre sein, non-seulement pour les conserver ainsi au monde, mais pour les vivifier.»

N'est-ce pas ainsi que Socrate pouvait parler au jeune Platon pour se continuer et se grandir après lui dans son disciple?

—«N'espérez pas, réplique Schiller, de rencontrer en moi une grande richesse d'idées; c'est là ce que je trouverai en vous. Vous gouvernez un monde obéissant à vos intuitions, moi je flotte timidement entre le métier et le génie. Mais, hélas! la maladie énerve mes forces physiques; j'aurais difficilement le temps d'accomplir en moi une grande œuvre intellectuelle.»

VII

«Je vais avoir quinze jours de liberté, écrit Goethe à son nouvel ami, pendant un voyage de ma cour; venez me voir pendant ce loisir, nous causerons de nos Heures; nous ne verrons que quelques rares amis qui pensent comme nous. Vous vivrez entièrement à votre guise; de nouveaux points de contact s'établiront ainsi entre nous.»

—«J'irai,» écrit à l'instant Schiller.

Les amis se rencontrent, s'entretiennent et se séparent.

—«Me voilà revenu, écrit Schiller, mais mon esprit est toujours avec vous à Weimar.»

Goethe lui envoie à Iéna les premiers volumes de son roman philosophique, William Meister, œuvre énigmatique que les initiés seuls peuvent bien comprendre, et que nous-même nous avouons ne pas comprendre suffisamment pour en parler. Schiller en est ravi; M. Guillaume de Humboldt, le frère aîné du savant célèbre, partage le plaisir de Schiller. Nous avons connu à Rome, en 1811, Guillaume de Humboldt, diplomate, homme d'État, philosophe curieux du beau et du bon sous toutes les formes. Nous avons visité à sa suite les antiquités romaines et le cratère du Vésuve. La sérénité de son esprit, la noble gravité de sa parole, la profondeur de ses connaissances historiques et la chaleur tempérée de son enthousiasme nous ont donné une idée du caractère de Goethe, son ami. Jamais son image ne s'est effacée de notre souvenir:

placuisse viris!

La correspondance de Schiller et de Goethe est pleine du nom de Guillaume de Humboldt. On voit qu'il était pour eux un de ces hommes qui, semblables aux dieux cachés, font peu d'œuvres, mais rendent beaucoup d'oracles. «Guillaume de Humboldt, dit Schiller à Goethe, trouve, comme moi, que l'âge vous mûrit sans vous affaiblir, et que votre esprit est dans toute sa mâle jeunesse et dans toute sa plénitude créatrice.»—«Puisque j'ai, outre votre suffrage, celui de Guillaume de Humboldt, je continue avec confiance. Combien n'est-il pas plus utile et plus délicieux de se mirer dans les autres qu'en soi-même! J'irai bientôt vous voir à Iéna.»

VIII

Schiller travaillait alors à son vaste drame historique de Wallenstein, sans cesse interrompu par la souffrance, sans cesse repris par l'obstination de la volonté. C'est, selon nous, son véritable chef-d'œuvre; mais ce chef-d'œuvre est en histoire ce que le Faust de Goethe est en philosophie poétique, trop vaste et trop débordant pour la scène; c'est une épopée du moyen âge dialoguée avec génie par un poëte moderne. La patience allemande, qui ne dispute pas le temps à son plaisir, pouvait seule s'accommoder de ces développements démesurés du drame réfléchi. Schiller avait divisé sa pièce en trois pièces, ce qu'on appelle une trilogie en littérature. L'esprit français ne s'accommode pas de cette suspension d'une action qui s'arrête à un soleil et reprend à l'autre. Le plaisir, en France, court plus vite que le temps; il n'attend personne, pas même le génie. Schiller envoyait acte par acte son drame de Wallenstein à Goethe; Goethe l'appréciait et le corrigeait avec le même amour qui si cette œuvre eût été la sienne.

—«Qu'il me paraît étrange, écrivait Schiller à son ami, ministre et favori d'un souverain, de vous voir lancé au plus haut et au plus épais de ce monde, tandis que je suis assis entre mes pauvres fenêtres de papier huilé, n'ayant aussi que papiers devant moi, et que cependant, malgré cette différence dans nos destinées, nous puissions nous comprendre si parfaitement l'un l'autre!»

Schiller venait d'être père; Goethe, le 28 octobre 1795, le félicitait sur ce bonheur de famille: «Dieu bénisse le nouvel hôte. Je serai bientôt près de vous; j'ai besoin de ces entretiens que vous seul vous pouvez me donner.»

Goethe lui-même venait d'avoir un fils. «Un de mes soucis, écrivait-il, repose maintenant dans le berceau!»

L'union de la jeune mère de ce fils avec le grand homme n'était pas encore consacrée par le mariage légal; elle le fut depuis.

Les idées de Goethe sur les femmes étaient des idées tout à fait orientales. Il considérait, en patriarche de Canaan ou en brahmine de l'Inde, la femme comme une créature inférieure en force et en dignité à l'homme; elle n'était à ses yeux que la plus charmante décoration de la nature, un appât à la perpétuation de l'espèce humaine, une source de plaisir sacré, et surtout une esclave chargée de régner sur son maître par ses charmes supérieurs à ses droits, une servante antique de la tente arabe ou du gynécée grec, dont les fonctions consistaient à gouverner dans un bel ordre intérieur les autres agents inférieurs de la domesticité.

Ces idées étaient conformes en lui à ce culte pour le fait grossier de la nature qui a donné la force à l'homme, la faiblesse et l'attrait à la femme. Le fatalisme s'accommode très-bien de la servitude; l'homme, aux yeux de Goethe, était roi par droit de nature; ce roi pouvait aimer ses sujettes, mais il n'était pas tenu de les respecter.

La conduite de Goethe à l'égard des femmes, surtout depuis son âge avancé, avait été le commentaire de ces doctrines: s'il aimait, il ne s'enchaînait pas par l'amour.

IX

Cependant les années de Goethe, qui s'accumulaient, quoique saines et vertes, commençaient à lui faire sentir la nécessité de remettre le soin de sa maison et le dépôt de son cœur à une femme qui fût à la fois l'ordre et le charme de sa maison. Comme le patriarche, il était assis au bord du puits pour examiner les Sara qui venaient puiser l'eau à la fontaine. Un hasard lui offrit ce qu'il cherchait vaguement encore. Il faut se souvenir, pour bien comprendre ce mariage précédé d'un long noviciat domestique, que Goethe, aux yeux de la ville de Weimar, n'était pas seulement un poëte, un ministre, un favori du souverain, mais une sorte de dieu antique au-dessus des mœurs et des lois, un être d'exception qui avait ses mœurs et ses lois à part du reste de l'humanité.

Or le copiste et l'imprimeur du théâtre de Weimar, nommé Vulpius, avait des rapports de service fréquents et habituels avec Goethe, à la fois ministre, auteur et directeur de la scène. Un jour que ce Vulpius avait à porter à Goethe les épreuves à corriger d'une de ses pièces, un surcroît d'affaires l'empêcha inopinément de remplir ce devoir lui-même; il chargea une de ses filles de porter à sa place le manuscrit et l'épreuve d'imprimerie à l'auteur de Faust et de lui rapporter les corrections.

La jeune fille, à peine entrée dans son printemps, avait la candeur et la fleur de beauté de Marguerite dans le jardin de la voisine. Elle aborde en tremblant et en rougissant le majestueux vieillard; Goethe, frappé de son innocence et de ses charmes, éprouva pour elle ce que Faust avait éprouvé à l'aspect de Marguerite sur les marches de l'église; il voulut non séduire, mais plaire. Sa mâle beauté, sa tendre déférence, le prestige de son nom, plus grand que nature dans l'esprit de la jeune fille, enlevèrent le cœur et le consentement de la jeune messagère. Elle accepta avec ivresse le gouvernement de la maison du grand homme et le rôle d'épouse équivoque auquel il conviendrait au poëte d'élever sa belle gouvernante. De ce jour elle régna, servante et reine, dans l'intérieur de la maison de Goethe. Nul à Weimar n'aurait osé se scandaliser d'une hardiesse de la vie privée ou publique du roi de l'intelligence en Allemagne; il était, comme Louis XIV, au-dessus de l'humanité: il avait le droit divin du scandale.

L'union de Goethe et de la belle jeune fille qu'il avait installée reine subalterne de sa maison fut heureuse. Ce fils en naquit; la mort l'enleva dans son berceau. On voit que Goethe le pleura comme un homme vulgaire. «Il faut, dit-il à son ami Schiller, laisser ses droits à la nature et pleurer quand elle vous envoie des larmes; autrement elles s'accumulent et vous noient le cœur, d'autant plus abondantes que vous les avez plus ajournées; ensuite il faut reprendre le travail, ce consolateur infaillible qui guérit tout en déplaçant tout.»

Un autre fils survint et vécut âge d'homme. Mais, pendant que nous touchons à la vie privée du grand homme, disons ce qui l'honore après avoir dit ce qui l'inculpe. Il épousa légalement plus tard la jeune et charmante compagne qu'il s'était donnée, et il l'épousa dans des circonstances qui donnent un grand prix d'honnêteté et de désintéressement à son amour.

C'était le lendemain de la bataille d'Iéna; les Français, vainqueurs, s'avançaient sur Weimar. Le duc, vaincu avec les Prussiens, ses alliés, avait abandonné son palais et fuyait vers Berlin. On s'attendait au massacre des habitants et à l'incendie de la ville; Goethe envisagea d'un regard calme le péril. «Je ne dois pas, dit-il, laisser après moi une femme tendre et fidèle, mère de mon fils, sans nom et sans asile. Elle aura du moins un titre au bénéfice et à l'honneur de ma mémoire.» Et il épousa mademoiselle Vulpius la veille du jour qu'il croyait être le jour suprême de sa patrie et de sa vie. Philosophe dans la région de la pensée, homme de bien dans la région des réalités, il consacra son amour au moment peut-être où il ne l'éprouvait plus. Madame Goethe mourut avant lui, et il ne parut la regretter que comme un maître regrette une fidèle servante, colonne de sa maison. Il ne laissa jamais de prise sur lui aux douleurs violentes ou éternelles; il voulait conserver à tout prix le calme olympien de son intelligence. Vivre, pour lui, c'était oublier.

Madame Goethe, depuis longtemps souffrante, expira en voiture, pendant une des promenades que le poëte-ministre faisait autour de Weimar. «Ils vont être bien surpris à la maison!» dit-il à son cocher qui étendait le corps inanimé de sa maîtresse sur le gazon du bord de la route. Ce mot du stoïcisme ou de l'indifférence resta le proverbe du superbe égoïsme du grand homme en Allemagne. Mais reprenons la correspondance des deux amis.

X

On avait pris souvent en Allemagne des poésies de Schiller pour des poésies de Goethe et des odes de Goethe pour des odes de Schiller. Goethe ne s'offensait pas, comme on va le voir, de cette promiscuité de gloire entre son ami et lui. «Que l'on nous confonde dans nos talents, écrivait-il à Schiller, ce m'est chose agréable; cela montre que nous nous élevons toujours davantage ensemble au-dessus de l'affectation de notre siècle, c'est-à-dire au beau simple, pour arriver à ce qui est universellement bon. Il faut convenir aussi qu'à nous deux nous tenons un large espace dans le monde de l'intelligence en nous donnant la main et en faisant la chaîne.»

Cependant à cette époque, 1795, ils dérogèrent tous deux à la noblesse et à la dignité de leur génie en publiant des livres d'épigrammes anonymes, mais mordantes, contre les écrivains et les poëtes leurs contemporains et leurs compatriotes. Badinages grecs peu dignes d'eux; Aristophane et Sophocle dans le même homme. Cela n'agrandit pas, cela jure et cela rapetisse: jeux d'écoliers qu'on s'afflige d'avoir à leur reprocher. Les aigles plongent du haut du firmament sur la tête de leurs ennemis et ne les mordent pas au talon. Glissons sur ces misères.

XI

Goethe et Schiller continuent à s'entretenir de la tragédie de Wallenstein, à laquelle Schiller travaille pendant trois ans. «Je vous salue de mon jardin d'Iéna (c'est le 1er mai 1797), écrit Schiller à son ami et à son maître; je m'y suis installé ce matin. Un doux paysage m'entoure; le soleil se couche en souriant, et les rossignols chantent. Tout m'enveloppe d'accueil et de joie autour de moi, et ma première soirée sur mon propre domaine est du plus heureux présage.»

—«Avant-hier, répond Goethe, j'ai fait visite à Wieland (le Voltaire érudit et gracieux de l'Allemagne); il habite une jolie et vaste maison dans la plus laide contrée du monde. Triste chose que le monde, continue-t-il ailleurs; on y apprend bien des choses, mais qui au fond ne nous apprennent rien; mais quant à ce qui nous importe davantage, à la seule chose même qui nous importe véritablement, l'inspiration intérieure, le monde, au lieu de nous la donner, nous la prend.»

—«Je lis madame de Staël, répond Schiller; elle oublie son sexe sans s'élever au-dessus de lui; c'est une nature raisonneuse, mais très-peu poétique (c'est-à-dire créatrice).»

Dans les lettres suivantes, la tragédie de Schiller, Wallenstein, est enfin terminée. Ils concertent ensemble les moyens de la faire dignement représenter sur la scène de Weimar. Goethe préside en l'absence de son ami aux répétitions. Il appelle Schiller à Weimar, le présente au duc, le loge au château, le traite en frère. Ses anxiétés sur le sort du drame à la représentation sont fiévreuses d'amitié.

La pièce réussit et devient la gloire immortelle de Schiller. Goethe la goûte comme sa propre gloire. Ou ne sait lequel admirer le plus, ou du maître sans ombrage ou du disciple sans rivalité. Une plus tendre étreinte resserre le cœur des deux rivaux après ce succès monumental de Wallenstein; les lettres deviennent plus pressées et plus confidentielles; ils pensent, ils sentent, ils vivent à deux. Schiller s'établit à Weimar pour jouir plus habituellement de l'intimité de Goethe. Les lettres s'abrégent sans se refroidir; on n'a plus que des billets.

Madame de Staël, fuyant la tyrannie de Napoléon, qui l'avait reléguée hors de France, s'arrête quelques semaines à Weimar, et cherche à répandre autour d'elle, sur Goethe et Schiller, l'éblouissement de son esprit. Les deux amis, en Allemands un peu ombrageux, parce qu'ils sont timides, évitent, autant que possible, les rencontres prolongées avec la fille de M. Necker, et se confient l'un à l'autre leurs impressions sur cette Sapho de tribune. Ils la jugent sévèrement.

XII

C'est pendant cette longue intimité des deux écrivains, intimité favorable à leur fécondité littéraire, que Schiller écrivit Wallenstein, Marie Stuart, Jeanne d'Arc, Guillaume Tell, drames dont fut constitué son théâtre allemand. C'est alors aussi qu'il écrivit ces odes et ces ballades germaniques, enthousiastes par la forme, populaires par le fond, qui rivalisèrent avec les œuvres lyriques de Goethe. Dans tous ces genres il approcha Goethe, il ne l'atteignit et ne le dépassa jamais. Pour un observateur expérimenté du génie humain, il fut toujours le disciple, jamais le maître. Il calqua son œuvre sur l'œuvre de Goethe, sans pouvoir calquer l'incommensurable génie de son modèle. On sent dans sa vie l'imitation puissante et habile, mais enfin l'imitation partout. Goethe écrit Goltz de Berlichengen, Schiller écrit Wallenstein; Goethe chante les ballades nationales de la Germanie, Schiller soupire les ballades du moyen âge et les légendes de la tradition des chaumières; Goethe exhale avec dédain sa mauvaise humeur de géant dans des épigrammes contre la médiocrité de ses rivaux, Schiller rime des sarcasmes contre les engouements ignares de son pays. Enfin Goethe abjure, dans son omnipotence, toutes les crédulités du vulgaire, et cherche sa divinité universelle dans la divinité individuelle de tout ce qui vit dans la nature; son dieu, c'est la vie; la vie, c'est son dieu. Schiller, d'abord chrétien et pieux, suit son maître, et chante comme lui ses hymnes au Dieu inconnu. Mais Goethe accomplit toutes ces phases de sa poésie et de sa philosophie indienne avec la majesté d'un dieu de l'Inde, Schiller avec la faiblesse et l'embarras d'un homme qui marche sur les pas d'un dieu. Aussi les traces de Goethe dans l'histoire littéraire de l'Allemagne et du monde ne seront jamais effacées; les traces de Schiller, quoique chères aux âmes tendres, s'effaceront à l'apparition du premier grand poëte qui naîtra en Allemagne. L'un fut le génie, l'autre ne fut que le talent; je n'ai jamais pu les comparer.

Cependant Schiller égala et dépassa un jour son maître dans un poëme lyrique presque sans égal dans la poésie de toutes les langues modernes, intitulé la Cloche. Ce dithyrambe, réfléchi et vociféré tout à la fois sur l'instrument aérien qui sonne à la fois les prières, les douleurs, les glas funèbres, les naissances, les effrois de l'homme, est digne de rester dans la mémoire de la postérité. Schiller ne le composa pas comme l'ode se compose, c'est-à-dire par une rapide et involontaire explosion de l'âme, qui n'éclate qu'un instant et qui se répercute à jamais de l'âme du poëte dans l'oreille des siècles. On voit, par sa correspondance avec Goethe, qu'il le conçut un jour d'inspiration, mais qu'il l'exécuta en trois ans d'étude et de retouches. Le lecteur va juger, sur une traduction toujours atténuante de l'œuvre originale, combien Schiller dépassa Pindare et Horace dans ce dithyrambe didactique du poëte qui se souvenait d'avoir été chrétien. Nous empruntons cette traduction à M. Marmier, l'importateur des poésies du Nord dans notre langue, poëte lui-même par l'imagination et le sentiment.

Écoutez!

XIII
LA CLOCHE.

«Le moule d'argile est encore plongé et scellé dans la terre; aujourd'hui la cloche doit être faite. À l'œuvre, compagnons! courage! La sueur doit ruisseler du front brûlant; l'œuvre doit honorer le maître, mais il faut que la bénédiction vienne d'en haut.

«Il convient de mêler des paroles sérieuses à l'œuvre sérieuse que nous préparons: le travail que de sages paroles accompagnent s'exécute gaiement. Considérons gravement ce que produira notre faible pouvoir; car il faut mépriser l'homme sans intelligence qui ne réfléchit pas aux entreprises qu'il veut accomplir. C'est pour méditer dans son cœur sur le travail que sa main exécute que la pensée a été donnée à l'homme: c'est là ce qui l'honore.

«Prenez du bois de sapin, choisissez des branches sèches, afin que la flamme, plus vive, se précipite dans le conduit. Quand le cuivre bouillonnera, mêlez-y promptement l'étain pour opérer un sûr et habile alliage.

«La cloche que nous formons à l'aide du feu dans le sein de la terre attestera notre travail au sommet de la tour élevée. Elle sonnera pendant de longues années; bien des hommes l'entendront retentir à leurs oreilles, pleurer avec les affligés et s'unir aux prières des fidèles. Tout ce que le sort changeant jette parmi les enfants de la terre montera vers cette couronne de métal et la fera vibrer au loin.

«Je vois jaillir des bulles blanches. Bien! la masse est en fusion. Laissons-la se pénétrer du sel de la cendre qui hâtera sa fluidité. Que le mélange soit pur d'écume, afin que la voix du métal poli retentisse pleine et sonore; car la cloche salue avec l'accent solennel de la joie l'enfant bien-aimé à son entrée dans la vie, lorsqu'il arrive plongé dans le sommeil. Les heures joyeuses et sombres de sa destinée sont encore cachées pour lui dans les voiles du temps; l'amour de sa mère veille avec de tendres soins sur son matin doré; mais les années fuient rapides comme une flèche. L'enfant se sépare fièrement de la jeune fille; il se précipite avec impétuosité dans le courant de la vie; il parcourt le monde avec le bâton de voyage et rentre étranger au foyer paternel, et il voit devant lui la jeune fille charmante dans l'éclat de sa fraîcheur, avec son regard pudique. Un vague désir, un désir sans nom, saisit l'âme du jeune homme; il erre dans la solitude, fuyant les réunions tumultueuses de ses frères et pleurant à l'écart. Il suit, en rougissant, les traces de celle qui lui est apparue, heureux de son sourire, cherchant, pour la parer, les plus belles fleurs du vallon. Oh! tendre désir! heureux espoir! jour doré du premier amour! Les yeux alors voient le ciel ouvert, le cœur nage dans la félicité. Oh! que ne fleurit-il à tout jamais, l'heureux temps du jeune amour!

«Comme les tubes brunissent déjà! J'y plonge cette baguette: si nous la voyons se vitrifier, il sera temps de couler le métal. Maintenant, compagnons, alerte! Examinez le mélange, et voyez si, pour former un alliage parfait, le métal doux est uni au métal fort.

«Car de l'alliance de la douceur avec la force, de la sévérité avec la tendresse, résulte la bonne harmonie. C'est pourquoi ceux qui s'unissent à tout jamais doivent s'assurer que le cœur répond au cœur. Courte est l'illusion, long est le repentir. La couronne virginale se marie avec grâce aux cheveux de la fiancée quand les cloches argentines de l'église invitent aux fêtes nuptiales. Hélas! la plus belle solennité de la vie marque le terme du printemps de la vie. La douce illusion s'en va avec le voile et la ceinture; la passion disparaît; puisse l'amour rester! La fleur se fane, puisse le fruit mûrir! Il faut que l'homme entre dans la vie orageuse; il faut qu'il agisse, combatte, plante, crée, et, par l'adresse, par l'effort, par le hasard et la hardiesse, subjugue la fortune. Alors les biens affluent autour de lui, ses magasins se remplissent de dons précieux; ses domaines s'élargissent, sa maison s'agrandit, et, dans cette maison, règne la femme sage, la mère des enfants. Elle gouverne avec prudence le cercle de la famille, donne des leçons aux jeunes filles, réprimande les garçons. Ses mains actives sont sans cesse à l'œuvre; elle augmente par son esprit d'ordre le bien-être du ménage; elle remplit de trésors les armoires odorantes, tourne le fil sur le fuseau, amasse dans des buffets soigneusement nettoyés la laine éblouissante, le lin blanc comme la neige; elle joint l'élégant au solide et jamais ne se repose.

«Du haut de sa demeure, d'où le regard s'étend au loin, le père contemple d'un œil joyeux ses propriétés florissantes. Il voit ses arbres qui grandissent, ses granges bien remplies, ses greniers qui plient sous le poids de leurs richesses, et ses moissons pareilles à des vagues ondoyantes; et alors il s'écrie avec orgueil: La splendeur de ma maison, ferme comme les fondements de la terre, brave la puissance du malheur. Mais, hélas! avec les rigueurs du destin il n'est point de pacte éternel, et le malheur arrive d'un pas rapide.

«Allons! nous pouvons commencer à couler le métal à travers l'ouverture; il apparaît bien dentelé. Mais, avant de le laisser sortir, répétez comme une prière une pieuse sentence. Ouvrez les conduits, et que Dieu garde l'édifice. Voilà que les vagues, rouges comme du feu, courent en fumant dans l'enceinte du moule!

«Heureuse est la puissance du feu, quand l'homme la dirige, la domine. Ce qu'il fait, ce qu'il crée, il le doit à cette force céleste. Mais terrible est cette même force quand elle échappe à ses chaînes, quand elle suit sa violente impulsion, fille libre de la nature. Malheur! lorsque, affranchie de tout obstacle, elle se répand à travers les rues populeuses et allume l'effroyable incendie; car les éléments sont hostiles à l'œuvre des hommes. Du sein des nuages descend la pluie qui est une bénédiction, et du sein des nuages descend la foudre. Entendez-vous, au sommet de la tour, gémir le tocsin? Le ciel est rouge comme du sang, et cette lueur de pourpre n'est pas celle du jour. Quel tumulte à travers les rues! quelle vapeur dans les airs! La colonne de feu roule en pétillant de distance en distance, et grandit avec la rapidité du vent. L'atmosphère est brûlante comme dans la gueule d'un four; les solives tremblent, les poutres tombent, les fenêtres éclatent, les enfants pleurent, les mères courent égarées, et les animaux mugissent sous les débris. Chacun se hâte, prend la fuite, cherche un moyen de salut. La nuit est brillante comme le jour; le seau circule de main en main sur une longue ligne, et les pompes lancent des gerbes d'eau; l'aquilon arrive en mugissant et fouette la flamme pétillante; le feu éclate dans la moisson sèche, dans les parois du grenier, atteint les combles et s'élance vers le ciel, comme s'il voulait, terrible et puissant, entraîner la terre dans son essor impétueux. Privé d'espoir, l'homme cède à la force des dieux, et regarde, frappé de stupeur, son œuvre s'abîmer. Consumé, dévasté, le lieu qu'il occupait est le domaine des aquilons, la terreur habite dans les ouvertures désertes des fenêtres, et les nuages du ciel planent sur les décombres.

«L'homme jette encore un regard sur le tombeau de sa fortune, puis il prend le bâton de voyage. Quels que soient les désastres de l'incendie, une douce consolation lui est restée; il compte les têtes qui lui sont chères: ô bonheur! il ne lui en manque pas une.

«La terre a reçu le métal, le moule est heureusement rempli; la cloche en sortira-t-elle assez parfaite pour récompenser notre art et notre labeur? Si la fonte n'avait pas réussi! si le moule s'était brisé! Hélas! pendant que nous espérons, peut-être le mal est-il déjà fait!

«Nous confions l'œuvre de nos mains aux entrailles du sol. Le laboureur leur confie ses semences, espérant qu'elles germeront pour son bien, selon les desseins du Ciel. Nous ensevelissons dans le sein de la terre des semences encore plus précieuses, espérant qu'elles se lèveront du cercueil pour une meilleure vie.

«Dans la tour de l'église retentissent les sons de la cloche, les sons lugubres qui accompagnent le chant du tombeau, qui annoncent le passage du voyageur que l'on conduit à son dernier asile. Hélas! c'est une épouse chérie, c'est une mère fidèle que le démon des ténèbres arrache aux bras de son époux, aux tendres enfants qu'elle mit au monde avec bonheur, qu'elle nourrit sur son sein avec amour. Hélas! les doux liens sont à jamais brisés, car elle habite désormais la terre des ombres, celle qui fut la mère de famille. C'en est fait de sa direction assidue, de sa vigilante sollicitude, et désormais l'étrangère régnera sans amour à son foyer désert.

«Pendant que la cloche se refroidit, reposons-nous de notre rude travail; que chacun de nous s'égaye comme l'oiseau sous la feuillée. Quand la lumière des étoiles brille, le jeune ouvrier, libre de tout souci, entend sonner l'heure de la joie; mais le maître n'a pas de repos.

«À travers la forêt sauvage le voyageur presse gaiement le pas pour arriver à sa chère demeure. Les brebis bêlantes, les bœufs au large front, les génisses au poil luisant se dirigent en mugissant vers leur étable. Le chariot chargé de blé s'avance en vacillant. Sur les gerbes brille la guirlande de diverses couleurs, et les jeunes gens de la moisson courent à la danse. Le silence règne sur la place et dans les rues, les habitants de la maison se rassemblent autour de la lumière, et la porte de la ville roule sur ses gonds. La terre est couverte d'un voile sombre; mais la nuit, qui tient éveillé le méchant, n'effraye pas le paisible bourgeois; car l'œil de la justice est ouvert.

«Ordre saint, enfant béni du Ciel, c'est toi qui formes de douces et libres unions; c'est toi qui as jeté les fondements des villes; c'est toi qui as fait sortir le sauvage farouche de ses forêts; c'est toi qui, pénétrant dans la demeure des hommes, leur donnes des mœurs paisibles et le bien le plus précieux, l'amour de la patrie.

«Mille mains actives travaillent et se soutiennent dans un commun accord, et toutes les forces se déploient dans ce mouvement empressé. Le maître et le compagnon poursuivent leur œuvre sous la sainte protection de la liberté. Chacun se réjouit de la place qu'il occupe et brave le dédain. Le travail est l'honneur du citoyen, la prospérité est la récompense du travail. Si le roi s'honore de sa dignité, nous nous honorons de notre travail.

«Douce paix, heureuse union! restez, restez dans cette ville! Qu'il ne vienne jamais le jour où des hordes cruelles traverseraient cette vallée, où le ciel, que colore la riante pourpre du soir, refléterait les lueurs terribles de l'incendie des villes et des villages!

«À présent, brisez le moule; il a rempli sa destination. Que le regard et le cœur se réjouissent à l'aspect de notre œuvre heureusement achevée! Frappez! frappez avec le marteau jusqu'à ce que l'enveloppe éclate; pour que nous voyions notre cloche, il faut que le moule soit brisé en morceaux.

«Le maître sait d'une main prudente et en temps opportun rompre l'enveloppe; mais malheur! quand le bronze embrasé éclate de lui-même et se répand en torrents de feu. Dans son aveugle fureur il s'élance avec le bruit de la foudre, déchire la terre qui l'entoure, et, pareil aux gueules de l'enfer, vomit la flamme dévorante. Là où règnent les forces inintelligentes et brutales, là l'œuvre pure ne peut s'accomplir. Quand les peuples s'affranchissent d'eux-mêmes, le bien-être ne peut subsister.

«Malheur! lorsqu'au milieu des villes l'étincelle a longtemps couvé; lorsque la foule, brisant ses chaînes, cherche pour elle-même un secours terrible! Alors la révolte, suspendue aux cordes de la cloche, la fait gémir dans l'air et change en instrument de violence un instrument de paix.

«Liberté! égalité! voilà les mots qui retentissent. Le bourgeois paisible saisit ses armes; la multitude inonde les rues et les places, des bandes d'assassins errent de côté et d'autre. Les femmes deviennent des hyènes et se font un jeu de la terreur. De leurs dents de panthères elles déchirent le cœur palpitant d'un ennemi. Plus rien de sacré; tous les liens d'une réserve pudique sont rompus. Le bon cède la place au méchant, et les vices marchent en liberté. Le réveil du lion est dangereux, la dent du tigre est effrayante; mais ce qu'il y a de plus effrayant c'est l'homme dans son délire. Malheur à ceux qui prêtent à cet aveugle éternel la torche, la lumière du ciel! Elle ne l'éclaire pas, mais elle peut, entre ses mains, incendier les villes, ravager les campagnes.

«Dieu a béni mon travail. Voyez! du milieu de l'enveloppe s'élève le métal, pur comme une étoile d'or. De son sommet jusqu'à sa base il reluit comme le soleil, et les armoiries bien dessinées attestent l'expérience du mouleur. Venez! venez, mes compagnons! formez le cercle! baptisons la cloche, donnons lui le nom de Concorde. Qu'elle ne rassemble la communauté que pour des réunions de paix et d'affection!

«Qu'elle soit, par le maître qui l'a formée, consacrée à cette œuvre pacifique. Élevée au-dessus de la vie terrestre, elle planera sous la voûte du ciel azuré. Elle se balancera près du tonnerre et près des astres. Sa voix sera une voix suprême, comme cette des planètes, qui, dans leur marche, louent le Créateur et règlent le cours de l'année. Que sa bouche d'airain ne soit occupée qu'aux choses graves et éternelles! Que le temps la touche à chaque heure dans son vol rapide! Que, sans cœur et sans compassion, elle prête sa voix au destin et annonce les vicissitudes de la vie! Qu'elle nous répète que rien ne dure en ce monde, que toute chose terrestre s'évanouit comme le son qu'elle fait entendre et qui bientôt expire!

«Maintenant, arrachez avec les câbles la cloche de la fosse; qu'elle s'élève dans les airs, dans l'empire du son! Tirez! tirez! Elle s'émeut, elle s'ébranle; elle annonce la joie à cette ville. Que ses premiers accents soient des accents de paix.»

XIV

Le seul défaut d'un pareil poëme c'est d'être à la fois pensé, décrit et chanté. Le véritable enthousiasme ne pense pas, ne décrit pas; il chante. Mais, ce genre mixte une fois admis, le poëme de Schiller est digne de tinter éternellement dans l'oreille des hommes. Nous n'avons rien de pareil en France.

Ce fut une de ses dernières œuvres; il n'avait que quarante-sept ans, et il se laissait déjà atteindre par la mort. C'était une de ces organisations frêles et maladives qui ne résistent pas, comme celle de Goethe ou de Voltaire, organisations de chêne robuste, aux secousses de leur âme et aux secousses de la vie. Il écrivit sa profession de foi désormais philosophique en ces termes:

«Heureux temps, jours célestes où, les yeux fermés, je suivais avec abandon le cours de la vie! Je me nourrissais de mes songes, et j'étais heureux; j'ai appris à penser, et je suis tenté de pleurer d'avoir vu le jour. On m'a enlevé la foi qui me donnait le calme; on m'a enseigné à dédaigner ce que j'adorais. Quand je voyais le peuple se rendre en foule à l'église, quand j'entendais les membres d'une nombreuse communion de croyants confondre leurs voix dans une même prière: Oui, me disais-je, elle est divine cette loi que les meilleurs des hommes professent, qui dompte l'esprit et console le cœur. La froide raison a éteint cet enthousiasme; il n'y a rien de véritablement sacré que la vérité et ce que la raison reconnaît comme vérité. Ma raison maintenant est le seul guide qui me reste pour me porter à Dieu, à la vertu, à l'éternité..... Toutes les perfections de la nature sont réunies en Dieu. La nature est Dieu divisé à l'infini (profession de foi de son maître Goethe). Là où je découvre un corps, je pressens une intelligence; là où je remarque un mouvement, je devine une pensée motrice. Ce que nous nommons amour est le désir d'un bonheur hors de nous; l'amour est la boussole aimantée du monde intellectuel; c'est l'amour qui nous attire à Dieu. Si chaque homme aimait tous les hommes, il posséderait le monde entier!»

C'est dans ces pensées qu'il expira peu de temps après, en serrant la main de sa femme, en bénissant son enfant, et regardant, comme J.-J. Rousseau, le soleil du soir jouer comme un crépuscule du jour éternel sur les rideaux de son lit.

XV

Goethe, ferme comme un bloc de marbre jusqu'à ses derniers moments, jouait encore comme un jeune homme avec les illusions et avec l'amour. Ses liaisons littéraires avec Bettina d'Arnim ressemblent à une de ces aurores boréales de l'amour que les vieillards, dont l'imagination survit à l'âge, aiment à voir briller sur leur horizon quand le soleil de l'amour juvénile est déjà couché depuis longtemps dans leur ciel. Les amours de l'homme d'État célèbre allemand, M. de Gentz, pour la jeune et célèbre Fanny Elssler, sont comme une répétition, à peu de distance, des amours de Goethe et de Bettina: seulement M. de Gentz aimait du cœur, et Goethe n'aima jamais que de l'imagination. Il se plaisait à jouer le rôle d'un Anacréon allemand couronné de roses, et voulant mourir la coupe des illusions encore pleine à la main.

Un mot sur cet épisode très-curieux de la vieillesse du grand homme.

Nous n'avons pas connu nous-mêmes Bettina d'Arnim, mais nous avons connu sa fille, et, si l'on doit juger des charmes de physionomie, d'âme et d'esprit de la mère, par la figure de la fille, Bettina fut bien digne d'être l'Hébé de ce Jupiter mourant.

Son nom de fille était Bettina Brentano; sa famille était italienne. Sa beauté portait l'empreinte du climat, son esprit avait la flamme de son ciel. Goethe, dans sa première adolescence, avait été épris de sa grand'mère, Sophie Laroche, femme illustre par ses talents littéraires en Allemagne.

Cette jeune fille avait dans son imagination précoce un foyer d'enthousiasme qui demandait un aliment réel ou imaginaire; elle entendait souvent accuser la froideur et l'égoïsme de Goethe dans sa famille; elle se figura que Goethe n'était resté insensible que faute d'avoir rencontré dans sa longue vie une âme à la proportion de la sienne. Elle voulut le venger de l'injustice des hommes pour un homme plus grand que l'humanité. Elle ne connaissait de Goethe que ses œuvres; elle s'en fit une image selon son cœur, et de cette image elle se fit une idole: l'adoration naquit dans son cœur de l'enthousiasme. Ces phénomènes de jeunes filles, répandant, comme Madeleine, leur urne de parfum sur les cheveux blancs d'un homme illustre, sont plus fréquents qu'on ne pense. Qui de nous ignore combien de jeunes cœurs se prodiguaient en pensée et jusqu'en amour à l'auteur de René et d'Atala, descendant déjà l'autre côté de la vie? La beauté est la tentation de l'homme, la gloire est la séduction de la femme. À force de rêver de Goethe, la jeune Bettina finit par l'aimer. Il y a un âge où les songes ne s'évanouissent pas avec la nuit.

XVI

Une ombre tragique jetée tout à coup sur la jeunesse de Bettina accrut son amour en nourrissant sa mélancolie. Elle avait pour amie une femme poëte, Caroline de Gunderode, chanoinesse d'un des chapitres d'Allemagne.

Caroline de Gunderode, ce Werther féminin, s'exalta jusqu'à la folie, et finit par se tuer par dégoût d'une vie prosaïque en contraste avec une âme de feu.

Bettina resta seule, et se réfugia d'autant plus dans le sein de ce fantôme adoré qui portait pour elle le nom de Goethe. Elle alla à Weimar pour l'adorer de plus près; elle enivra le poëte, elle ne le fléchit pas. Goethe se souvint de son âge, et se contenta du feu et de l'encens, sans toucher au vase fragile d'où cet enivrement montait à lui.

Cette réserve augmenta et fit durer l'amour dans l'âme de la jeune Italienne. Goethe plus sensible lui aurait paru un homme; il ne se montra qu'en divinité. Cet amour dura sept ans. Une correspondance assidue entre la jeune fille et le majestueux poëte nourrit ces deux imaginations de rêves brûlants d'un côté, tièdes de l'autre. Pendant ces délicieuses années, Bettina, après sept ans de culte, finit par se marier au comte d'Arnim, gentilhomme d'une illustre maison de la Prusse et poëte d'un nom déjà distingué dans son pays. Les rapports épistolaires entre Bettina d'Arnim et Goethe se détendirent et s'interrompirent même complétement de 1814 à 1833; mais, peu de mois avant la mort de Goethe, Bettina vint se réconcilier avec son idole négligée et recevoir ses derniers regards et son dernier soupir.

Quelque temps avant sa propre mort, Bettina publia elle-même cette correspondance amoureuse entre la jeune fille et le vieillard. Nous la possédons tout entière en deux volumes; cette correspondance étincelle plus qu'elle ne touche; c'est un feu éblouissant, mais c'est un feu d'artifice; une lettre d'Héloïse à Abélard contient plus de chaleur de passion que ces deux volumes de lettres entre Bettina et l'auteur de Werther. Une palpitation du cœur a plus de passion que mille élans d'imagination. Malheur aux amours chimériques! on les regarde, on ne les ressent pas. Une des lettres de M. de Gentz à Fanny Elssler attendrit plus que toute la correspondance de Goethe avec Bettina. On sent que l'homme d'État, quoique sénile, souffre et adore; sa sénilité même fait compatir à sa passion. Quant à Goethe, il joue; il charme, il n'émeut pas.

Voici deux ou trois de ces lettres devenues un monument de l'Allemagne littéraire, un bas-relief du tombeau de Goethe.

«Vous vous imaginez facilement, écrit Bettina à la mère de Goethe, dont elle avait fait sa confidente et son amie à Francfort pendant que son fils vivait et trônait à Weimar; vous vous imaginez facilement ce que je pense à l'heure solitaire où le crépuscule cède à la nuit, maintenant je l'ai vu!... (C'était après son voyage pour voir son idole à Weimar.) Maintenant je l'ai vu, je connais son sourire et le son de sa voix calme et pourtant vibrant d'amour, et ses exclamations qui résonnent comme un chant! Je sais comme il approuve ou comme il blâme ce qu'on dit dans le tumulte de la passion. L'année passée, quand je me trouvai inopinément avec lui, j'étais hors de moi; je voulus parler, mais la voix me manqua; il posa la main sur ma bouche et il me dit: «Parle des yeux, je comprends tout!» Et quand il s'aperçut que mes yeux étaient remplis de larmes, il les ferma et il ajouta: «Du calme! du calme! C'est ce qui vous convient a tous deux.» Oui, chère mère, ce fut comme si la paix descendait sur moi! N'avais-je pas tout ce que j'avais uniquement désiré depuis plusieurs années? Ô vous, sa mère, je vous remercierai éternellement d'avoir mis au monde celui que j'aime!...

«Il m'est impossible ici, sur les bords du Rhin, continue-t-elle, de ne pas vous écrire sur mon amie, la jeune Caroline Gunderode. Hier j'ai été visiter l'endroit où elle s'est tuée; les saules ont tellement grandi qu'ils couvrent la place. C'est ici, pensai-je, qu'elle erra désespérée et qu'elle enfonça le terrible fer dans sa poitrine. Ce projet l'avait occupée pendant bien des jours, et moi, qui lui étais si près du cœur, moi qui suis maintenant seule ici dans ce lieu fatal, je parcours ce même rivage, ne pensant qu'à mon bonheur!... Je lui fais des reproches d'avoir quitté cette belle terre. Elle s'est mal conduite à mon égard; elle s'est enfouie loin de moi, au moment où j'allais la faire participer à mon bonheur.

«Elle était pleine de timidité, cette belle chanoinesse; elle s'effrayait d'avoir à réciter tout haut le bénédicité; elle me disait souvent qu'elle avait peur parce que son tour approchait de le prononcer devant les chanoinesses assemblées. Notre vie commune était belle; c'était l'époque à laquelle je commençais à avoir la conscience de moi-même. Ce fut elle qui vint me chercher à Offenbach; elle me prit par la main et me pria de venir la trouver à la ville. Plus tard nous nous voyions tous les jours; elle m'apprit à lire avec réflexion; elle voulait aussi m'enseigner l'histoire, mais elle s'aperçut bientôt que j'étais beaucoup trop occupée du présent pour que le passé eût le pouvoir de m'enchaîner pendant longtemps. Que j'aimais à aller la trouver! Je finis par ne plus pouvoir me passer d'elle pendant un seul jour. Je courais la voir tous les après-midi. Quand j'arrivais à la porte du chapitre, je regardais à travers le trou de la serrure jusqu'à ce qu'on m'eût ouvert. Son petit appartement était au rez-de-chaussée, donnant sur le jardin; un peuplier blanc était devant sa fenêtre; je grimpais dessus en lui faisant la lecture; à chaque chapitre je montais sur une branche plus élevée. Elle m'écoutait, appuyée à la fenêtre, et me disait de temps en temps: «Bettina, ne tombe pas!» Maintenant je vois combien j'étais heureuse alors, car tout, la moindre des choses même, s'est empreint en moi comme une jouissance. Ses traits étaient doux et mous comme ceux d'une blonde; pourtant elle avait des cheveux bruns, mais des yeux bleus abrités par de longs cils. Elle ne riait pas haut; c'était plutôt un doux roucoulement sourd, dans lequel la joie et la sérénité s'exprimaient parfaitement. Elle ne marchait pas, elle glissait; vous comprendrez ce que j'entends par ce mot. Sa robe semblait l'entourer de plis caressants; cela venait de la douceur de ses mouvements. Sa taille était élevée et pour ainsi dire trop coulante pour l'appeler élancée. Elle était timidement gracieuse et trop dépourvue de volonté pour avoir jamais cherché à se faire remarquer en société. Un jour qu'elle était chez le prince primat avec toutes les chanoinesses, portant le costume de son ordre, une robe à queue, un col blanc avec la croix d'ordonnance, quelqu'un fit la remarque qu'elle ressemblait à une apparition au milieu des autres dames, à un esprit qui allait s'évanouir dans l'air.

«Elle me lisait ses poésies, et se réjouissait de mon approbation comme si j'avais été un grand public; c'est qu'aussi je témoignais un vif désir de les entendre: non pas que je comprisse ce que j'entendais; c'était plutôt pour moi un élément inconnu, et ses doux vers agissaient sur moi comme l'harmonie d'une langue étrangère qui vous flatte sans qu'on puisse la traduire. Nous lisions Werther, et nous discutions beaucoup sur le suicide. Elle disait toujours: «Beaucoup apprendre, beaucoup comprendre par l'esprit, et mourir jeune! Je ne veux pas voir la jeunesse m'abandonner.»

Puis enfin s'adressant, après ce récit funèbre, à Goethe qui se refusait à nourrir sa passion d'un retour complet, Bettina s'écrie:

«Ô toi qui lis ceci, tu n'as pas de manteau assez doux pour envelopper mon âme blessée! Tu ne me récompenseras jamais, tu ne m'attireras jamais sur ton cœur! Je le sais, je serai seule avec moi-même comme je me suis trouvée seule aujourd'hui sur le rivage où mourut Gunderode; seule sous les tristes saules où la mort frissonne encore, sur cette place où l'herbe ne croît plus; c'est là qu'elle a meurtri son beau corps! ô Jésus! Marie!!!

«Toi, mon seigneur vivant! toi, génie flamboyant qui es au-dessus de moi, j'ai pleuré, non pas sur celle que j'ai perdue, non, j'ai pleuré sur moi avec moi-même. Il faut que je devienne froide et dure comme l'acier; je dois être impitoyable pour ce cœur passionné qui n'a pas, hélas! le droit de rien demander. Mais tu es doux, ô Goethe! tu me souris, et ta main fraîche me caresse et tempère l'ardeur de mes joues; cela doit me suffire!»

XVII

Bettina revient ici à la pensée de son amie Gunderode.

«Lorsque je revins visiter sa tombe, j'y trouvai de pauvres gens qui cherchaient leurs vaches; je les suivis; ils devinèrent que je venais du tombeau de la dame; ils me dirent que Gunderode leur avait souvent parlé et fait l'aumône, et que chaque fois qu'ils passaient près de l'endroit fatal ils récitaient un Pater. Moi aussi j'ai prié son âme et pour son âme; je me suis fait purifier par la lumière de la lune, et je lui ai dit tout haut que je la désirais, que je regrettais ces heures où nous échangions ici-bas nos pensées, nos sentiments.

«Un jour elle vint joyeusement à ma rencontre, et elle me dit: «Hier j'ai causé avec un médecin, et il m'a appris qu'il était très-facile de se tuer.» Elle entr'ouvrit sa robe et me montra une place sur son beau sein; ses yeux resplendissaient de joie. Je la regardai fixement; pour la première fois je me sentis mal à l'aise; je lui demandai: «Eh bien! que ferai-je quand tu seras morte?—Oh! répondit-elle, alors je te serai devenue indifférente; nous ne serons plus aussi liées; je me brouillerai d'abord avec toi!» Je me dirigeai vers la fenêtre pour cacher mes larmes et contenir les battements de mon cœur irrité; elle s'était mise à l'autre fenêtre et ne disait mot. Je la regardais de côté; ses yeux étaient levés vers le ciel, mais le regard en était brisé comme si tout leur feu s'était concentré à l'intérieur. Après l'avoir considérée pendant quelque temps, je ne pus me contenir: j'éclatai en sanglots, je me jetai à son cou, je la forçai à s'asseoir, je m'assis sur ses genoux, je répandis bien des larmes, je l'embrassai pour la première fois, j'ouvris sa robe et je baisai la place où elle avait appris à atteindre le cœur. Je la suppliai en pleurant amèrement d'avoir pitié de moi; je me jetai de nouveau à son cou, et je baisai ses mains froides et frissonnantes. Ses lèvres tremblaient; elle était roide et pâle comme la mort, et ne pouvait élever la voix; elle me dit tout bas: «Bettina, ne me brise pas le cœur!» Afin de ne pas lui faire de mal, je cherchai à surmonter ma douleur. Je me mis à sourire, à pleurer, à sangloter tout à la fois; mais sa frayeur augmenta; elle se coucha sur le canapé. Je m'efforçai alors de lui prouver que j'avais pris tout cela pour une plaisanterie.»

XVIII

Toute cette longue passion de la chanoinesse Gunderode est décrit par son amie Bettina en pages de Werther; on sent que le génie de Goethe a déteint sur ces jeunes amies.

Goethe parut sensible à cet amour moitié naïf, moitié fantastique de la belle enthousiaste. Un sonnet de lui fait foi de cette émotion contenue, mais forte.

«La date du vendredi-saint, dit-il dans ce sonnet, était gravée en lettres de feu dans le cœur de Pétrarque; dans mon cœur à moi c'est la date d'avril mil huit cent sept qu'on trouvera en traces profondes de feu, gravée par le jour où je t'ai connue!

«Ce jour-là je commençai, non, je continuai à aimer celle qu'enfant je portais déjà dans mon cœur, etc.»

La passion idéale de Bettina prend chaque jour des teintes plus chaudes dans sa correspondance.

«J'ai dû partir après un dernier embrassement, moi qui croyais rester éternellement suspendue à ton cou. La maison que tu habites avait disparu déjà dans le lointain; je me rappelais tout alors: comment, la nuit, tu t'étais promené avec moi dans le jardin; comment tu souriais quand je t'expliquais les formes fantastiques des nuages et mes beaux rêves; comment tu écoutais avec moi le murmure des feuilles au vent de la nuit.»

On croit véritablement entendre les confidences de Daïamanti au dieu son amant, dans une scène des drames indiens; l'imagination allemande est teinte des eaux du Gange.

«Tu m'as aimée, je le sais; quand tu me conduisais par la main, je l'ai senti à ton haleine, au son de ta voix; oui, j'ai senti à quelque chose, comment dirai-je? qui m'enveloppait, qui respirait autour de moi, que tu me recevais dans l'intimité de la pensée. Qui m'enlèvera ce souvenir? J'ai éprouvé un grand calme. Qu'est-ce que cela veut dire: s'endormir dans le Seigneur? Je sais maintenant ce que c'est... Il a fait cette nuit un terrible ouragan; je suis sortie pour voir le soleil qui réparait tout. Ô cher ami! quelle joie de savourer la brume du matin, de respirer le frais du vent qui s'apaise, le parfum des plantes qui pénètre la poitrine et monte à la tête, de sentir battre ses tempes et rougir ses joues, et de secouer les gouttes de rosée de ses cheveux!... Je me reposai sur le tronc d'un arbre à demi renversé pendant la nuit. Sous ses branches touffues je découvris une multitude de nids d'oiseaux; il y avait une famille de petites mésanges à tête noire et à gorge blanche; elles étaient sept dans le même nid; puis des pinsons et des chardonnerets; les pères et les mères volaient sur ma tête, cherchant à donner la becquée à leurs petits. Ah! pourvu qu'ils parviennent à les élever dans cette situation critique! Si un de ces petits oiseaux, précipités du nid par terre, et suspendus au-dessus d'un ruisseau rapide, allait y tomber, il se noierait infailliblement à l'instant même! Pour comble de malheur, tous les nids pendent de travers. Puis, si tu avais vu la vie, le mouvement de ces milliers d'abeilles et de mouches qui bourdonnaient autour de moi! En vérité, il n'y a pas de marché si populeux et si animé; tout le monde semblait fort bien s'y reconnaître; chacun allait chercher sous les fleurs une petite auberge où se retirer, puis on en ressortait; on rencontrait le voisin; on passait les uns à côté des autres en bourdonnant, comme si on eût voulu se dire où se trouve la bonne bière. Mais voilà longtemps que je bavarde sur ce tilleul, et pourtant je n'ai pas encore fini. Le tronc tient encore à la racine. Je considérai la partie de l'arbre qui est restée, condamnée maintenant à traîner l'autre moitié de sa vie par terre, et je pensais qu'elle mourrait cet automne. Cher Goethe! je suis enfermée dans mon amour pour toi comme dans une cabane solitaire; ma vie se passe à t'attendre!...»

Goethe répond par des sonnets froids et compassés comme des politesses allemandes à ces rêves de jeune cœur. Le rêve se poursuit aussi coloré et aussi tendre pendant deux volumes. Les billets de Goethe en réponse à ce torrent de passion idéale sont de la neige sur des fleurs d'avril.

XIX

C'est dans cette naïve et amusante correspondance avec Bettina et avec d'autres jeunes enthousiastes de son génie que Goethe laissait décliner son heureuse vie. La vie se retirait peu à peu de lui comme le rayon du soir, dans la galerie du Vatican, se retire d'abord des pieds, puis du buste, puis de la tête de l'Apollon de marbre, rougi par les roses des plus hautes clartés du soleil couchant.

Impassible jusqu'au dernier moment comme un dieu de marbre, il expira en contemplant avec ravissement le soleil, et en demandant de la lumière, plus de lumière encore! Weimar ne le pleura pas comme un mortel, mais lui fit une apothéose comme à un immortel.

On lui a beaucoup reproché, faute de le comprendre, de n'avoir pas été assez homme par la sensibilité qui fait aimer davantage Schiller. Il est beau d'être un homme, il est plus beau peut-être d'être plus qu'un homme. La prétendue impassibilité de Goethe n'est que sa supériorité; certes, on ne peut soupçonner l'auteur de Werther, de Charlotte, de Mignon, de Marguerite, de n'avoir pas eu dans l'âme toutes les puissances, et même les plus délicates, de sentir, d'aimer, de souffrir; celui qui fait pleurer ne fait que prêter ses propres larmes à ceux qui le lisent; il en a donc lui-même une source chaude, amère et abondante dans son propre cœur.

Mais la faculté de sentir, d'aimer, de souffrir, qui est la plus belle des facultés du cœur, n'est pas la plus forte des qualités de l'esprit: la preuve en est que la plus simple des femmes sent, aime et pleure; mais le génie seul pense et plane au-dessus de ses propres impressions pour les contempler et pour les juger avec la sublime impassibilité d'un dieu. Cette divine impassibilité du grand artiste, qui se sépare pour ainsi dire en deux êtres, l'être sentant et l'être impassible, est supérieure à la sensibilité vulgaire, car elle l'élève au-dessus de la région des sensations jusqu'à la région de la pure intellectualité.

C'est à cette hauteur que l'homme cesse pour ainsi dire d'être homme pour devenir artiste. L'homme souffre encore en lui, mais l'artiste ne souffre plus, semblable au martyr qui jouit dans sa foi pendant qu'il gémit dans son corps.

Le grand artiste se dissèque intrépidement lui-même pour peindre, pour sculpter ou chanter les palpitations les plus douloureuses de ses fibres sans les sentir pendant qu'il les dénude à tous les yeux. C'est ce qui constitue précisément le beau dans l'art, c'est ce qui fait que le pathétique le plus tragique ne dégénère jamais en torture ou en grimace dans l'œuvre des véritables artistes souverains. C'est ce qui fait que, dans les ouvrages en marbre ou en vers qui nous restent de l'antiquité, la statue ou le personnage dramatique reste toujours beau, même sous les tortures de la douleur physique ou de la douleur morale. C'est ce qui fait que le Laocoon expire avec beauté sous les nœuds et sous les morsures du serpent; que Niobé meurt belle sur les cadavres de ses enfants percés par les traits du dieu de l'arc; que le Christ de Michel-Ange rayonne sur la croix d'une divinité morale pendant que les clous transpercent ses mains et ses pieds; son sang ruisselle de ses blessures, mais son âme ne sent que la sainte beauté de son sacrifice.

Conserver la beauté dans la douleur, ne dégrader jamais l'homme intellectuel par le déchirement de ses sensations, montrer toujours l'intelligence impassible survivant au cœur torturé, voilà le comble de l'art antique, voilà la loi du beau; c'est cette loi du beau dans l'art que quelques grands artistes de notre époque ont voulu nier et renverser en cherchant l'expression dans la seule vérité imitative, en peignant le laid avec autant de recherche que le beau, et en inventant ce paradoxe artistique et littéraire qu'ils ont appelé l'art pour l'art! Notre théorie, à nous, comme la théorie des anciens, c'est l'art pour le beau; c'était la théorie d'Homère, la théorie de Platon, la théorie de Virgile, de Cicéron, celle de Milton, de Corneille, de Racine, de Voltaire, du Tasse, de Pétrarque, de Byron, de Chateaubriand, d'Hugo, dans les premières splendeurs matinales de leurs beaux génies. La théorie du laid est la parodie de la nature; la théorie de l'art pour l'art ravale l'art en ne lui donnant pour objet que lui-même. Qu'est-ce que l'art si vous le séparez du bon et du beau? C'est un jeu d'esprit au lieu de la plus sainte aspiration de l'âme, un matérialisme de mots au lieu du divin spiritualisme des pensées.

Telle était aussi la pensée de Goethe: c'était l'idolâtrie du beau. Élever l'homme au beau, c'était, selon lui, élever l'homme à la vertu.

Voilà pourquoi il se tenait soigneusement lui-même très-haut, loin de terre, au-dessus de sa propre sensibilité, comme sur un isoloir de toute chose humaine, dans la région supérieure de la sublime indifférence. Voilà pourquoi il fut accusé d'insensibilité et de personnalité dans sa vie. Mais voilà pourquoi aussi il se soutint toujours, pendant sa longue et heureuse vie, dans cette philosophie de calme et de lucidité qui caractérise son génie.

XX

S'il est permis de comparer la littérature et la politique, Goethe rappela à ce point de vue un homme supérieur auquel les moralistes peuvent refuser leur estime, mais auquel les historiens observateurs et philosophes ne pourraient contester l'admiration: le prince de Talleyrand. Le prince de Talleyrand fut en France dans ces derniers temps le Goethe de la politique; Goethe fut le prince de Talleyrand de l'Allemagne en littérature; tous les deux très-supérieurs au vulgaire, très-dédaigneux des événements, peu soucieux de ces doctrines soi-disant immuables que les partis appellent des principes et que l'histoire appelle des circonstances. Ils n'avaient foi l'un qu'à la nature, l'autre qu'aux faits. Tous les deux aussi, voyant les idées et les hommes du haut de leurs dédains pour les engouements passagers, pour les erreurs et pour les passions de la foule, ils dominaient d'autant plus l'humanité qu'ils la méprisaient davantage. Le mépris est une mauvaise puissance, mais c'est une puissance réelle sur les hommes; cela prouve qu'on ne partage pas leurs petitesses, leurs enthousiasmes et leurs versatilités. Ce mépris est la base de l'indifférence philosophique ou politique; cette indifférence laisse à la sensibilité son calme, à l'esprit son sang-froid et sa clarté. Ce mépris même est une grandeur de l'intelligence. Ces hommes ne sont jamais dévoués, mais ils sont habiles. Si c'est dans l'ordre philosophique et littéraire, comme Goethe ils conservent leur indépendance de pensée et leur originalité de conception à travers toutes les vagues passagères de la médiocrité subalterne et toutes les aberrations du mauvais goût; si c'est dans l'ordre politique, comme le prince Talleyrand ils conservent et grandissent leur haute influence à travers tous les événements secondaires et tous les écroulements du siècle; ils se servent des vagues pour exhausser, pour gouverner leur navire au lieu de s'y noyer avec l'équipage. Hommes dont le temps se moque quelquefois faute de les comprendre, mais qui se moquent du temps; ils vivent à part des sottises et des vertus vulgaires; solitaires de l'esprit, l'avenir les remarque d'autant plus qu'ils lui apparaissent plus isolés dans leur majestueux égoïsme.

Tel fut Goethe, homme aussi peu compris en Allemagne que M. de Talleyrand est encore peu compris en France: grands par leur souverain mépris pour les axiomes de la politique populaire ou pour les médiocrités de l'esprit humain. Cela ne veut pas dire que ces hommes fussent pervers, cela veut dire qu'ils étaient supérieurs. Hélas! quand on a beaucoup vécu, beaucoup pratiqué les idées, les passions, les rois, les peuples, le dédain superbe et tranquille n'est-il pas la dernière forme de la sagesse humaine? Remarquez que nous ne disons pas de la vertu.

XXI

La mort de Schiller, de Goethe, du grand Frédéric, de Klopstock, de Herder, de Wieland, de Kant et de leurs contemporains les plus rapprochés par l'âge, tels que les Stolberg, les Guillaume de Humboldt, les Schlegel, les Jacob, etc., etc., laissa l'Allemagne littéraire et philosophique vide, froide et inanimée comme une terre épuisée qui a perdu sa vigueur et qui a besoin de renouveler sa séve par le temps avant de produire de nouvelles moissons de grands hommes. Le génie a ses saisons comme la nature; après la récolte, la stérilité.

Ce phénomène d'une stérilité relative après des époques de merveilleuse fécondité n'est pas seulement spécial à l'Allemagne après la clôture du dix-huitième siècle, il est remarquable dans toute l'Europe. Voyez l'Angleterre; après que Chatham, le second Pitt, Gibbon, Fox, Canning, Byron, Walter Scott, eurent disparu, sa littérature, à l'exception du roman, de l'histoire et de l'éloquence, languit; sa tribune même, cette littérature de la liberté, s'affaisse. L'Angleterre a oublié sa grande parole, l'Italie a perdu sa grande poésie, l'Espagne sa grande gaieté comique; la France elle-même se sent, malgré les jactances de sa jeunesse littéraire, dans une sorte de décadence orgueilleuse qui l'attriste elle-même. Son printemps ne vaut pas les hivers que nous avons traversés et qui ont blanchi nos fronts. Nous avons vu les Staël, les de Maistre, les Chateaubriand, les Villemain, les Cousin, les Bonald, les Lamennais, les Hugo, les Balzac, et leurs égaux et leurs émules dans tous les genres. Les grands écrivains, les grands orateurs, les grands philosophes, les grands poëtes, les grands critiques, où sont-ils? Dans la tombe ou dans le silence. Les dieux s'en vont, mais les moqueurs restent; la littérature du sarcasme remplace la littérature du génie. C'est un mauvais signe quand l'esprit humain se moque de lui-même; la dérision est le sacrilége de l'enthousiasme. Dieu frappe de stérilité ceux qui rient de ses dons.

C'est un Anglais, lord Byron, qui a commencé cette décadence morale par Don Juan; c'est un Allemand, le poëte satirique Heyne, mort récemment à Paris, qui a aggravé le sacrilége par une série de facéties en vers et en prose qui sont les libelles du génie contre le génie; c'est le charmant fantaisiste de la poésie en France, A. de Musset, qui a tantôt raillé, tantôt adoré l'enthousiasme et l'amour, tantôt mené à la bacchanale ces deux chastes divinités des vrais adorateurs du vrai beau. Ces trois hommes ont eu des imitateurs trop tentés par les succès faciles du ricanement spirituel; ils règnent aujourd'hui sur la jeunesse au cœur léger; ils la mènent en chantant et en titubant, comme des ménétriers ivres dès le matin, aux fêtes d'un carnaval éternel de l'esprit. Je ne veux pas les nommer, leurs œuvres les nomment; ils s'annonçaient, avec la jactance de l'orgueil, comme les régénérateurs de la littérature française; le monde intellectuel semblait n'avoir pas existé avant eux; ils ne se reconnaissaient ni antécédents, ni modèles, ni ancêtres, ni égaux dans le monde de l'esprit. Cette impertinence envers le génie des siècles passés leur a porté malheur, la nature a répondu à leur défi par l'impuissance; qu'ont-ils produit et que produisent-ils, depuis dix ans, que des sarcasmes et des bulles de savon? Ils sont à l'art divin de la pensée ce que les parodistes de nos petits théâtres sont aux chefs-d'œuvre de la scène, ce que les grotesques des ballets italiens sont aux statues de Phidias ou aux grâces chastes de la Vénus antique. Nous tournons au grotesque; c'est le symptôme le plus certain de la décadence de l'art. Il n'y a plus de jeunesse, comment y aurait-il une maturité féconde? Il n'y a plus de printemps, comment y aurait-il un été?

XXII

Cette lacune actuelle de génie en Allemagne est-elle définitive? Cette grande époque des Goethe, des Klopstock, des Schiller, est-elle l'apogée de la grande littérature allemande? Nous sommes loin de le penser, sans doute; nous ne pensons pas non plus que la nature produise souvent, et même produise deux fois un homme supérieur en puissance de tête à Goethe. On ne monte pas plus haut que certaines pages extatiques de Faust: plus haut, l'air raréfié ne porte plus l'homme; mais il y a de grandes raisons de penser que, si la nature n'enfante pas souvent une individualité poétique de la force de Goethe, la littérature allemande dans son ensemble retrouvera une période de splendeur égale à la période qui porte le nom de Goethe. Nos motifs pour penser ainsi son ceux-ci:

L'Allemagne est encore en grande partie une terre vierge, et, par conséquent, susceptible d'une culture littéraire qui produira des fruits inconnus. Le caractère éminemment pensif de cette race germanique lui donne le temps de mûrir ses idées; elle est lente comme les siècles et patiente comme le temps; jamais cette race pensive et même rêveuse n'a été assimilée aux idées et aux langues de ces races grecques et latines comme l'Italie, l'Espagne, le Portugal et nous, qui dérivons d'Athènes ou de Rome; l'Allemagne dérive de l'Inde et du Gange; elle parle une langue consommée, savante, circonlocutoire, mais d'une construction et d'une richesse qui la rendent propre à exprimer toutes les images et toutes les idéalités de la poésie ou de la métaphysique. La philosophie du monde futur couve là dans son berceau; il en sortira quelque Platon.

Quant à l'histoire, à l'éloquence, au drame, qui demandent un langage clair comme le fait, évident comme le regard, rapide et foudroyant comme le coup du verbe humain sur l'âme, la France, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne, le Portugal paraissent plus aptes à ces trois fonctions de la parole que l'Allemagne. Mais la poésie méditative, la poésie épique, la poésie lyrique, la théologie mystique ont un instrument mieux façonné à leurs usages dans l'allemand. Novalis, Goethe, Klopstock, l'ont déjà merveilleusement démontré, d'autres viendront qui le démontreront mieux encore.

La primauté littéraire fait lentement le tour du monde comme la primauté politique. Le génie des lettres a ses vicissitudes comme l'épée. Cette primauté passe des Indes en Égypte, de l'Égypte en Grèce, de la Grèce en Arabie, de Bagdad en Perse, de la Perse et de l'Orient des califes dans la grande Grèce d'Italie; de la grande Grèce d'Italie, illuminée par Pythagore, à Rome; de Rome à Florence et à Ferrare, de Florence et de Ferrare en Espagne, en France, en Angleterre, où elle fleurit aujourd'hui. Il ne manque à cet avénement de la langue allemande qu'une chose, l'unité nationale de ces quarante millions d'hommes qui parlent et qui écrivent la langue de Goethe et de Kant. L'absence de cette unité politique, qui rend l'Italie impropre jusqu'à présent à conquérir et à garder la possession d'elle-même, rend l'Allemagne impropre à conquérir une primauté littéraire. Le génie allemand est individuel et non national. Il n'y a pas une Allemagne, il y en a dix. La gloire littéraire, ce stimulant du génie, y est démembrée comme le territoire; chaque capitale y a son foyer, ses talents, mais il n'y existe pas un foyer commun.

On déclame beaucoup en France depuis quelques années contre la centralisation. Je ne voudrais que deux exemples sous nos yeux pour combattre par les faits ce paradoxe en vogue de nos jours. Ces deux exemples sont l'Italie en politique, l'Allemagne en littérature. Que manque-t-il à l'Italie pour devenir indépendante et pour rester libre? Une seule capitale souveraine au lieu des sept ou huit capitales secondaires qui se disputent le rang de centre italien. Que manque-t-il à l'Allemagne pour régner à son tour par les lettres sur l'esprit européen? Une seule capitale où viennent briller et rayonner les grands talents épars dont ses diverses capitales sont pleines. Malheur aux peuples à plusieurs têtes! Il y a du feu, il n'y a point de foyer.

Cependant cette décentralisation, fatale jusqu'ici à l'Italie, nuisible à l'Allemagne, n'empêche pas le génie germanique d'influer puissamment depuis quelques années sur la littérature nouvelle de l'Europe dans ce que l'on appelle romantisme, c'est-à-dire dans cette tendance heureusement novatrice du génie français, italien, britannique, à sortir de la servile imitation des anciens; à émanciper nos langues en tutelle, et à les rendre enfin originales et libres comme la pensée spontanée du monde moderne; dans le romantisme il y a une propension évidente à germaniser la littérature moderne. Plus nous nous éloignons des Grecs et des Latins, plus nous nous rapprochons de l'Allemagne, fille de l'Inde; on dirait que le génie littéraire veut aussi faire le tour du monde comme le fil électrique, et revenir à cet Orient d'où tout est parti. La science des langues orientales, dans lesquelles les Allemands ont été nos précurseurs et nos maîtres, développe de plus en plus chez nous cet attrait vers l'Orient; que sera-ce quand nos communications qui s'ouvrent seulement avec la Chine, cette école lettrée de quatre cents millions d'hommes, nous auront initiés dans la philosophie et dans la littérature de ce mystérieux sanctuaire du dernier Orient? L'histoire est le grand révélateur du monde pensant; les révélations d'idées vont sortir en foule des langues primitives que nous allons lire et écouter dans ces régions de la première civilisation humaine. Ce sera la gloire de l'Allemagne de nous y avoir introduits par sa langue toute pleine des témoignages étymologiques de sa filiation orientale. De cette reconnaissance de l'Occident avec l'Orient par l'Allemagne, un grand prodige s'opérera dans l'univers intellectuel: l'identité des idées retrouvée par l'identité des langues. Les fils dépaysés reconnaîtront leurs ancêtres; les philosophies, dépouillées des vêtements divers qui les déguisent, s'embrasseront au grand jour de la science dans l'unité des langues, témoignage de l'unité des idées.

Les fils de nos fils verront ces merveilles; il n'y aura plus ni Orient ni Occident intellectuels; il n'y aura qu'une littérature, comme il n'y a qu'une humanité. L'homme est sorti par l'ignorance d'un état plus parfait qu'on a appelé un Éden, il y rentrera par la science. L'Allemagne aura été un de ses guides vers cette glorieuse rapatriation des esprits.

Lamartine.

XLIIe ENTRETIEN.

VIE ET ŒUVRES
DU COMTE DE MAISTRE.

I

Virgilium vidi tantum; ce qui veut dire ici: J'ai connu personnellement ce grand écrivain qu'on nomme le comte de Maistre; je l'ai connu homme, et je l'ai vu passer prophète. C'est un grand avantage pour parler d'un écrivain que d'avoir vécu dans sa familiarité, car il y a toujours beaucoup de l'homme dans l'auteur. Vos portraits du comte de Maistre sont des portraits d'imagination; le mien est un portrait d'après nature.

Je vous disais donc que je l'avais connu homme, et que je l'avais vu avec le temps passer prophète. C'est un étrange phénomène que cette transformation, avec l'aide du temps, d'un homme de style, d'un homme d'esprit ou d'un homme de génie, en prophète, par les enfants de ceux qui l'ont connu simple mortel comme vous et moi.

Voici comment ce phénomène s'opère.

Un écrivain remarquable, original, téméraire de vérité et de paradoxe, surgit dans un coin du monde. Il faut que ce soit loin de Paris, à cause du prestige de la distance, du major e longinquo reverentia: le lointain donne à tout de la majesté. Et puis, si cet écrivain surgissait à Paris, l'envie le dénigrerait à sa naissance et l'étoufferait longtemps dans son berceau; il aurait à subir, comme nous tous, la comparaison avec d'autres hommes égaux ou supérieurs à lui; il serait mesuré à la toise de la jalouse médiocrité; on ne lui rendrait sa véritable taille qu'à sa mort, quand il faudrait mesurer son cercueil à sa stature. Il faut donc que cet écrivain prédestiné à devenir prophète naisse et vive dans l'éloignement; il faut de plus qu'il naisse et qu'il vive dans un temps de grande dissension de l'esprit humain, époque où chaque parti a besoin de champions éclatants pour embrasser, fortifier, diviniser sa cause.

Ces deux conditions admises, c'est-à-dire la distance et l'esprit de parti, qu'arrive-t-il?

Le grand homme inconnu écrit ou pérore dans son coin du monde; pendant qu'il vit on fait peu d'attention à lui; on ne le regarde que comme une curiosité littéraire; ses volumes s'entassent sans beaucoup de bruit les uns sur les autres; quelques esprits éminents et cosmopolites s'aperçoivent seuls qu'il y a quelque part on ne sait quelle voix qui rend des oracles dans la solitude. Ces oracles sont d'autant plus recueillis dans l'élite qu'ils se répandent moins dans la foule. L'auteur de ces oracles meurt sans avoir atteint la grande célébrité européenne; un silence de quelques années se fait sur sa tombe; mais tout à coup un des deux partis d'idées en lutte dans le monde intellectuel, religieux, politique, éprouve le besoin de confondre, d'éblouir, de foudroyer le parti contraire par l'éclat d'un génie solidaire qui lui prête un style, des armes, des idées et de l'audace contre ses adversaires. On exhume les livres du mort récent de la poussière où ils dormaient, on les réimprime, on les exalte, on fait un bruit immense autour de son nom.

Le parti opposé crie au scandale, lit ces livres, y cherche et y trouve des excès d'esprit et des paradoxes qui vont jusqu'aux défis du bon sens et jusqu'à la justification du supplice comme argument de controverse. Le parti du grand inconnu s'irrite de cette contradiction; il s'acharne à l'admiration, il adopte jusqu'aux excentricités de son auteur favori, il prend à la lettre jusqu'à ses plaisanteries et à ses sarcasmes pour en faire des articles de foi, il divinise sa nouvelle école, il en fait un saint. Le parti adverse en fait un fou ou un scélérat. Le nom longtemps inconnu est lancé et relancé à la tête des combattants; criblé tour à tour d'auréoles ou d'invectives, ce nom se répand dans le combat; les livres se popularisent dans la dispute; l'un y cherche des ridicules, l'autre des oracles; tout le monde y découvre un prodigieux style et une forte vertu.

La génération suivante croit que cet homme dont on parle avec tant de haine ou tant d'amour était quelque géant d'un autre âge dépassant la taille humaine. Un grand respect la saisit, un grand prestige la subjugue; les phrases de l'écrivain font texte, ses opinions font loi, ses rêveries mêmes font miracle pour ses fidèles; et voilà l'homme prophète.

II

C'est ainsi que le comte de Maistre nous apparaît aujourd'hui, à trente-sept ans de distance du temps où nous nous promenions ensemble sous les châtaigniers de la vallée de Chambéry, lui me récitant ses vers sur le Caucase et sur le Phâse, deux excellentes rimes pour un vieux poëte revenant de Russie, moi lui récitant les premières stances des Méditations, sans penser qu'un jour il serait divinisé et moi lapidé pour de la prose ou pour des vers. Ô plaisante vicissitude des choses humaines qui s'amuse à faire jouer aux hommes les rôles les plus inattendus de tous et d'eux-mêmes! Voilà un jeune homme et un vieillard qui se donnent la main en jouant du bout du pied avec les cailloux polis du torrent desséché de l'Aisse dans le bassin de Chambéry, et qui causent nonchalamment après dîner de choses et d'autres, comme deux voyageurs en attendant le départ sur le banc de l'hôtellerie; et à trente-sept ans de là le vieillard sera devenu prophète, et le jeune homme, après avoir été arbitre momentané presque du monde, jugera le vieillard pour gagner sa vie, en intéressant ses lecteurs dans un entretien littéraire! Étonnez-vous donc des volte-faces de la destinée, et respectez donc quelque chose après cela!

Eh bien! dès cette époque je respectais beaucoup l'éloquent et le majestueux vieillard avec lequel je m'entretenais au bord du ruisseau ou à table, sans soupçonner cependant que je causais avec un demi-dieu. Je vous ferai son portrait physique comme s'il était là sous ma plume, mais laissez-moi vous transcrire avant le cadre de ce portrait, aussi original et aussi pittoresque que la figure. Ce que je vous peins là, je l'ai vu.

III

On a fait un grand seigneur féodal du comte de Maistre. Ce n'est pas cela; c'était un simple gentilhomme savoyard de peu de fortune et sans illustration jusqu'à lui.

C'est une existence bien naïve et bien pastorale que celle du gentilhomme campagnard des vallées de Savoie, et surtout de la vallée véritablement arcadienne de Chambéry. Qui peut, après Jean-Jacques Rousseau et Chateaubriand, essayer de décrire cette oasis de lumière, d'ombre, de prairies en pente, de châtaigniers en groupes, de chaumières éparses, de lacs encaissés et dormants dans le demi-jour, sous l'abri majestueux des montagnes dentelées de sapins et de neige? Mais on peut décrire la vie du gentilhomme savoyard de ces vallées quand on a eu, comme moi, le hasard et le bonheur de vivre avec eux et de leur vie dans sa jeunesse.

Sur le penchant le plus incliné vers le torrent ou vers le lac qui forme le lit de ces vallées; sur quelque colline arrondie et grasse de gazon; au sommet d'un petit promontoire avancé vers les eaux et qui y laisse pendre et tremper les branches de ses châtaigniers; au bord d'une grève exposée au soleil du levant ou du midi et où brille de loin une marge de sable fin lavé d'écume; dans le creux d'une anse, au sommet d'un monticule boisé, semblable à une île sur un océan de roseaux, on voit luire au soleil un petit nombre de maisons à toits aigus et bleuâtres, couverts d'ardoises, sur lesquels des nuées de pigeons blancs en repos sèchent leurs plumes et becquettent le grain volé dans la cour.

Ces maisons, en général carrées et basses, n'ont rien qui les distingue trop des maisons de la petite bourgeoisie, qu'une ou deux tourelles qui flanquent les angles, et qui ressemblent plus à des colombiers qu'à des bastions. Elles sont bordées d'un côté de quelques petites terrasses en étages qui dominent la plaine ou les eaux; de larges figuiers y étendent leurs branches, qui ont la contorsion et la couleur de grosses couleuvres endormies. De l'autre côté, une basse-cour entourée de métairies et d'étables couvertes en chaume sert de portique à la maison. Au-dessus et au-dessous, un bois de châtaigniers, des groupes de noyers, une vigne presque inculte rampant sur le grès, un champ de maïs aux régimes d'or, un autre de froment, de blé noir ou de raves, enfin une prairie marécageuse tachetée de la verdure suspecte des joncs, forment tout le domaine, et avec le domaine tout le patrimoine de la famille. Il faut y ajouter une maison noire de vétusté et d'abandon, meublée de meubles antiques, dans quelque rue sombre et serpentante de Chambéry, à l'ombre des rampes aristocratiques qui montent au château du gouverneur de Savoie.

IV

Là vivent, de leurs récoltes en nature, que leurs bœufs et leurs mules transportent pendant les derniers jours d'automne à la ville, un certain nombre de familles qu'on appelle, les unes par authenticité, les autres par courtoisie, la noblesse de Savoie. Leurs titres sont leur uniforme et leur épée consacrée héréditairement au service militaire de la maison de Savoie. Ces familles ont, en général, cinq ou six enfants par génération. Les fils entrent, les uns dans la magistrature de Chambéry et deviennent sénateurs du sénat de Savoie, comme fit le comte de Maistre; les autres entrent dans l'Église, et ils deviennent évêques de quelque diocèse plus ou moins éloigné, de Sardaigne, de Piémont, de Maurienne ou de Tarantaise; les autres entrent dans l'armée, et ils deviennent de valeureux officiers, et quelquefois des lieutenants-colonels ou des colonels dans la brigade de Savoie, composée de trois à quatre mille braves paysans de leurs montagnes; quelques-uns, les plus opulents ou les plus ambitieux, entrent à la cour de Turin, deviennent écuyers ou chambellans, et s'élèvent, si la faveur ou le mérite les secondent, jusqu'au rang de gouverneur de province.

Parmi les filles, un très-petit nombre se marient, parce que la loi ne leur accorde qu'une parcelle du patrimoine de la famille; les unes entrent dans des couvents, ces sépulcres de la jeunesse et de la beauté qui étouffent souvent les gémissements secrets de la nature; les autres restent dans la maison, y vieillissent avec une inclination cachée dans leur cœur, contractent une physionomie de résignation et de mélancolie douce qui fait monter les larmes aux yeux quand on les regarde, puis s'accoutument à leur sort, se font les providences de la maison, reprennent leur gaieté et deviennent tantes, cette seconde maternité de la famille, plus touchante encore que l'autre, parce qu'elle est plus désintéressée et plus adoptive. Ces tantes font le charme de ces intérieurs; ce sont les cariatides gracieuses et vivantes de la maison: elles ne la supportent pas, mais elles la décorent.

V

Les mœurs de ces familles de gentilshommes sont, d'un côté, simples et rurales comme les paysans au milieu desquels ils vivent; de l'autre, chevaleresques et militaires comme la cour et l'armée, qu'ils fréquentent pendant leur jeunesse. Le contact avec l'Italie, où ils ont leur gouvernement, leur donne l'élégance et l'urbanité des cours d'au delà des Alpes; leur séjour à la campagne leur laisse la cordiale bonhomie des champs; le voisinage de la France, la communauté de langue laissent infiltrer chez eux nos livres, nos journaux, nos doctrines et nos controverses d'esprit. Cette superficie de littérature française donne aux plus lettrés d'entre eux le goût et quelquefois l'émulation d'écrire. Mais l'esprit de nation, l'esprit de corps, l'esprit d'Église et l'esprit d'aristocratie, héréditaires et obligés dans leur caste, leur défendent la liberté de penser autrement qu'on ne pense à la cour de Turin, dans le palais de l'évêque ou dans le château du gouverneur de Savoie.

Ceux qui veulent écrire ne peuvent, sous peine de faillir à leur ordre, à leur Église ou à leur trône, écrire qu'une de ces deux choses: des badinages d'esprit ou des traditions du moyen âge. C'est ce qui explique peut-être pourquoi les deux écrivains les plus charmants et les plus éloquents de Savoie, le comte de Maistre et Xavier de Maistre, son frère, ont écrit, l'un de si sublimes platonismes mêlés de contre-vérités, l'autre de si légers et de si pathétiques opuscules de pur sentiment et opuscules neutres comme le sentiment.

VI

Le hasard me les a fait connaître familièrement l'un et l'autre; mais, avant de parler de l'un et de l'autre, on ne peut s'empêcher de remarquer que, par un phénomène littéraire qui doit avoir sa raison cachée dans les choses, c'est la même petite vallée de Savoie qui a donné au dix-huitième et au dix-neuvième siècle les deux plus magnifiques écrivains de paradoxes du monde moderne: Jean-Jacques Rousseau et le comte de Maistre; l'un, le paradoxe de la nature et de la liberté poussé jusqu'à l'abrutissement de l'esprit et à la malédiction de la société et de la civilisation; l'autre, le paradoxe de l'autorité et de la foi sur parole, poussé jusqu'à l'anéantissement de la liberté personnelle, jusqu'à la glorification du bourreau, et jusqu'à l'invocation du glaive du souverain et des foudres de Dieu contre la faculté de penser.

Un hasard m'a fait connaître familièrement, à la fleur de mes jours, les trois frères de Xavier de Maistre, l'auteur du Lépreux et du Voyage autour de ma chambre, et, plus tard, Joseph de Maistre lui-même. En voyageant en Savoie, et en visitant un ami d'enfance qui était le neveu des de Maistre, alors justement estimés, mais encore ignorés de la gloire, je tombai par accident dans le nid champêtre qui avait vu naître cette couvée d'hommes extraordinaires.

C'était une maisonnette toute semblable à celles que j'ai décrites plus haut comme la demeure ordinaire des gentilshommes peu opulents de la Savoie. On l'appelait Bissy. Je l'ai célébrée dans mes premiers vers par une épître familière insérée sous le titre de Méditation poétique, et adressée au colonel de Maistre, propriétaire de cet ermitage. La maison est située sur le flanc septentrional de la vallée qui court, à travers des prairies et des bocages, de Chambéry au lac du Bourget. La haute muraille noire du Mont-du-Chat étend et gonfle ses fondements jusque dans cette vallée; ses ruisseaux, ses cascades, ses longues ombres s'y versent dans le torrent large et rocailleux de l'Aisse. Tout y est retentissant de leurs murmures et de leur fraîcheur. C'est sur un de ces renflements des racines du Mont-du-Chat qu'est assise la maison de Bissy. Un petit bois de châtaigniers sauvages toujours jeunes, parce qu'on les coupe toujours pour le chauffage de la métairie, la domine et la protége du vent du nord; une petite cour pavée de cailloux de deux couleurs roulés par l'Aisse et arrosée d'une fontaine, comme dans les cours de village en Suisse ou dans le Jura, y coule, à petits filets, d'un tronc d'arbre creusé et verdi de mousse. Un corridor, une cuisine, une salle à manger, quelques chambres basses pour les provisions, les lingeries, les domestiques, composent le rez-de-chaussée. On monte par un escalier de pierres grises au premier étage, où l'on trouve un petit salon et cinq ou six chambres de maîtres ou d'hôtes.

Le sapin, lavé et poli par le sable fin des servantes, y répand, comme en Suisse, sa saine odeur de résine. Des fenêtres du salon le regard descend d'abord sur un petit parterre entouré d'un mur à hauteur d'appui, planté de légumes domestiques et d'arbres fruitiers, plus animé, selon moi, que des pelouses monotones et des fleurs stériles; de là le regard s'étend sur une prairie en pente bordée d'immenses noyers, ces oliviers gigantesques du Nord, qui distillent une huile moins limpide, mais plus parfumée que celle de l'Attique. Le torrent de l'Aisse, avec ses cailloux roulés, coupe la plaine par une ligne blanchâtre que ses eaux, souvent débordées, laissent à sec pendant l'été. Au delà se relève un plateau verdoyant et boisé, sur lequel blanchissent les tourelles du petit manoir de Servolex, qui appartient aujourd'hui à mes neveux, et qui appartenait alors aux neveux des de Maistre. Puis la vallée se ferme et s'accidente par les murailles à pic et semblables à des falaises de la montagne de Nivolet.

VII

C'est là que vivait, à cette époque, l'aimable et respectable famille. Elle se composait du comte de Maistre, ambassadeur de Sardaigne à Pétersbourg, rentrant après une longue absence dans sa patrie, et prêt à publier ses grands et étranges livres qui gonflaient son portefeuille, et qui sont devenus la controverse d'aujourd'hui; de sa femme et de ses filles, retrouvées à cette halte après une longue séparation. Elle se composait du colonel de Maistre, propriétaire du domaine de Bissy; de sa femme, toujours souriante, et de quelques nièces aussi enjouées et aussi avenantes que cette tante. Elle se composait enfin de l'abbé de Maistre, autre frère qui devait bientôt devenir évêque d'Aoste; et enfin de Xavier de Maistre, dont on regrettait l'absence, et qu'on attendait aussi de Pétersbourg, où un heureux et riche mariage avait fixé son sort errant.

L'abbé de Maistre était à la fois très-pieux, très-enjoué, très-semblable par son originalité inattendue à un Sterne savoyard ou à un doyen de Saint-Patrick. Il était au moins l'égal de ses deux frères par l'esprit, par l'étrangeté, par la séve locale. Il écrivait des sermons, pour la cathédrale de Chambéry ou de Turin, du style élégant, succulent et onctueux de nos grands prédicateurs. Il nous en lisait, à son neveu et à moi, des passages le matin; le soir il écrivait, sur un gros livre blanc qu'on appelait le livre du fou rire, les anecdotes les plus niaises et les plus bouffonnes recueillies de la vie ou de la bouche de tous les sots d'Italie ou de Savoie pour dérider innocemment les plus austères soirées. Il va sans dire que le cynisme et l'indécence étaient soigneusement écartés de ce recueil. Il y avait un abîme de vices et un abîme de vertus entre Rabelais et l'abbé de Maistre; la bêtise seule, la bêtise pure, la bêtise qui s'ignore, qui s'enfle et qui jouit naïvement d'elle-même, était enregistrée dans ces pages; le rire qui en sortait était franc, mais point méchant: l'abbé de Maistre mettait de la charité même dans le ridicule. Sa personne répondait à son caractère: il était d'un âge déjà mûr, de taille moyenne, d'épaisse corpulence, à figure fine d'expression, quoique un peu lourde de joues. La prière et la méditation, auxquelles il consacrait ses matinées, répandaient une ombre de recueillement et de concentration d'esprit sur ses traits; mais le sérieux et l'enjouement étaient fondus à doses si égales dans sa nature que l'on voyait toujours le rire éclatant prêt à trahir la gravité sur ses lèvres. Il retenait longtemps le mot gai avant de le laisser échapper. Ce sont toujours les visages graves qui décochent mieux le rire communicatif, parce qu'il est plus inattendu.

VIII

Quant au colonel de Maistre, il n'écrivait pas, mais il jouissait de ses trois frères, ses aînés, comme un père aurait joui de la supériorité de ses fils. Il avait passé sa jeunesse dans les camps; il passait son âge mûr dans sa douce retraite, qui servait de halte et d'asile à tous les parents, et là il savourait l'amour d'une cousine adorée et adorable qu'il avait épousée tard et qu'il possédait avec délices, comme les bonheurs longtemps suspendus. Ce bonheur se lisait sur son visage épanoui sous ses cheveux blancs comme un soleil d'automne sur la neige; il était gai, content, reposé sans prétention et nullement sans charme, toujours prêt à fournir l'occasion de la réplique à ses frères pour les faire briller en s'éclipsant, parlant du comte comme d'un ancien, de l'abbé comme d'un saint, de Xavier comme du Benjamin absent et regretté de la tribu. Le colonel n'en était pas lui-même la moindre grâce ni le moindre mérite, car il en était par excellence la bonté.

Ce Benjamin de la tribu, ce Xavier de Maistre, l'auteur du Lépreux de la cité d'Aoste, je ne le connaissais pas alors; je l'ai connu depuis. Le connaître, c'était l'aimer.

L'homme délicat et sensible qui a écrit ce livre du Lépreux passe pour le second dans sa famille! Erreur et préjugé que le temps rectifiera. Cet homme n'est le second de personne; il est le premier des naïfs, et la naïveté dans le sublime est le plus naturel des génies, car c'est le génie qui s'ignore, l'innocence baptismale du talent.

Sans doute son frère est un merveilleux jouteur de plume; nous avons nous-même subi l'éblouissement de son style dans la première jeunesse, à cet âge où l'on reçoit sur parole les admirations et les cultes de famille, et où l'audace du paradoxe passe pour l'intrépidité de la raison. L'écrivain en lui est sans modèle et sera peut-être sans imitateur; mais le philosophe savoyard ressemble trop à un sophiste grec de la décadence. Ce qu'il y a de plus majestueux en lui c'est l'attitude et de plus miraculeux c'est l'écrivain.

Mais tant qu'une larme chaude demandera à couler délicieusement du cœur de l'homme sensible, ému des souffrances de ses semblables, on relira le Lépreux de Xavier de Maistre, et l'on appellera l'auteur son ami. C'est lui alors qui sera grand, car il n'y a de grand dans le talent que l'émotion. Gloire aux larmes!

IX

Voilà le charmant cadre de famille dans lequel éclatait alors la figure du comte Joseph de Maistre. Il portait gravement, mais légèrement, son âge de soixante à soixante-dix ans. Sa stature, sans être élevée, paraissait grandiose par la dignité un peu exagérée avec laquelle il portait la tête en arrière. Un certain air de représentation caractérisait son attitude: après avoir représenté devant les cours il représentait encore dans sa famille. Sa taille était forte sans embonpoint. Ses pieds posaient à terre avec le poids et la fermeté d'une statue de bronze. Ses gestes pittoresques rappelaient l'homme semi-italien qui avait beaucoup causé avec les Piémontais et les Sardes. Son costume, très-soigné dès le matin, tenait de l'homme de cour: cravate blanche, décoration au cou, grande croix pendante sur la poitrine, plaque sur le cœur, habit de cérémonie, chapeau toujours à la main; il ne voulait pas être surpris en déshabillé par le plus humble paysan en sabots de la montagne qui apportait sur sa mule les fagots de bois du Mont-du-Chat à la maison de ses frères.

Ses cheveux, d'un blanc de neige et d'une finesse de soie, étaient accommodés sur sa tête comme ceux de nos pères, en deux ailes rebroussées sur les tempes, enduits de pommade et saupoudrés de poudre; puis, divisés sur le derrière de la tête en une troisième natte, ils allaient se resserrer dans une queue flottante sur l'habit. La tête, quoique naturellement forte, paraissait ainsi plus grosse encore que nature; son front large et haut sortait plus ample de ce nuage de frisure et de poudre. De grands beaux yeux bleus pleins de lumière, encadrés dans des sourcils encore noirs, un nez carré, des joues fermes, une bouche large et façonnée à plaisir par la nature pour l'éloquence, un menton solide, relevé, presque provoquant, une expression hardie, un demi-sourire moitié de bienveillance, moitié de sarcasme, complétaient cette figure.

L'ensemble était d'un homme qui sent sa valeur et qui, sans l'imposer par trop d'orgueil, veut la faire sentir aux autres par quelque emphase dans l'attitude. Sa politesse, quoique parfaite, retenait à distance plus qu'elle ne familiarisait avec lui. Il aimait à se laisser contempler plus qu'à se laisser approcher. Le dialogue n'allait pas à son caractère; sa conversation était un inépuisable monologue. Il causait avec abondance sans jamais s'épuiser d'idées; il jouissait d'être bien écouté; pendant la réplique il s'endormait, puis se réveillait trente fois par heure, reprenant le fil de l'entretien comme si ses courts sommeils avaient seulement reposé ses yeux sans endormir sa pensée.

Sa vie était régulière comme un cadran dont les chiffres romains divisent en minutes égales les heures. Il se levait avant le jour. Il commençait par la prière et par la lecture des psaumes le cours nouveau du temps. Souvent il allait à la messe à l'heure où les servantes pieuses y vont avant que les maîtres soient levés; il écrivait ensuite jusqu'au dîner. On dînait alors au milieu du jour. Après le dîner, seul ou en compagnie de l'un ou l'autre d'entre nous, il prenait en main sa canne à pommeau d'or cueillie parmi les joncs dans quelque marais du Caucase, et il faisait de longues promenades sur les collines ou dans la vallée de ses pères. Il s'arrêtait à chaque pas pour faire une remarque ou pour conter une anecdote de sa vie de Sardaigne ou de Russie. Il aimait passionnément les beaux vers; il en avait composé beaucoup dans ses loisirs, il nous en récitait des strophes dont les lambeaux sont restés dans ma mémoire. Après ces longues promenades, où l'esprit et les pas s'égaraient délicieusement à sa suite, il rentrait à la maison; quelquefois il s'arrêtait encore un moment à l'église du faubourg ou du village; puis la conversation reprenait jusqu'au souper, aussi diverse, aussi enjouée et quelquefois aussi étincelante qu'en plein soleil.

X

Cette conversation, ravivée par ses frères et par ses neveux, hommes d'un esprit au niveau de ce génie de famille, roulait en général sur ses ouvrages. Ces ouvrages étaient presque tous encore en portefeuille. Il consultait tout le monde, et même moi, malgré le disparate de mon extrême jeunesse avec ses années. Il me donnait rendez-vous le matin dans sa chambre pour me lire ses volumes et pour écouter les observations très-inexpérimentées que j'aurais à lui faire sur son style. Il craignait beaucoup Paris, cette Athènes de l'Europe, dangereuse, disait-il, pour un Scythe comme lui. «Que diraient-ils de cela à Paris?» me répétait-il à chaque instant avec un sourire moitié triomphant, moitié défiant, qui attestait à la fois sa confiance dans le succès et son appréhension du ridicule.

Je lui répondais avec une affectueuse liberté: il l'autorisait par son indulgence. Que de phrases malsonnantes, que d'expressions risquées jusqu'au grotesque napolitain, que de constructions russes ou savoyardes ne lui ai-je pas fait effacer avec la docilité du génie!

Quelquefois il résistait avec une obstination impénitente à raturer un mot ou une image. «Non, non, disait-il en persistant, cela les amusera à Paris; il faut scandaliser un peu cette pruderie de leur langue!»

Je cédais, quoique à regret, à ce petit désir d'effet par l'audace de la phrase. Ce que je lui conseillais alors d'effacer, je l'effacerais encore aujourd'hui de ses pages: toutes les excentricités de style ne sont pas des bonheurs d'expression. Ses sauvageries de style étaient des appâts tendus à la curiosité. Il n'avait pas besoin de ces artifices.

Quelque temps après je fus chargé d'apporter moi-même à Paris un de ses principaux ouvrages en manuscrit pour le faire imprimer. Le manuscrit était adressé à M. Martainville, rédacteur en chef du Drapeau blanc, journal en sympathie de doctrine et d'exagération avec le comte de Maistre. C'est ainsi que je connus accidentellement Martainville, homme provoquant et intrépide. J'avais eu occasion de le voir un an avant dans un duel où il avait été héroïque; il ne me connaissait que de visage; il ne savait pas mon nom, quoique j'eusse pris parti pour lui dans sa querelle.

Il craignait en ce moment d'être assassiné par les nombreux ennemis que lui suscitaient ses invectives mordantes contre les adversaires des Bourbons. Il me fallut insister longtemps, donner le nom du comte de Maistre, être reconnu comme par des sentinelles à travers des guichets pratiqués dans des couloirs, pour parvenir avec mon dépôt jusqu'à lui.

Une fois cette glace rompue, je trouvai dans Martainville un brave et jovial combattant de l'épée et de la plume, qui adorait dans le comte de Maistre un étranger de la même religion politique que lui. Chateaubriand, Bonald, Lamennais (intolérant au nom du Ciel et absolutiste au nom des hommes alors), étaient à Paris, à cette époque, avec Martainville, les correspondants et les patrons de ce grand écrivain, dont on veut faire aujourd'hui, à Turin et à Paris, un agitateur de l'Italie, précurseur de M. de Cavour, et, qui sait? peut-être un destructeur du pouvoir temporel des papes. Ô pauvre imagination humaine! tu ne vas jamais si loin que la bouffonnerie des partis! Si les ombres rient dans l'éternité, l'âme beaucoup trop rieuse de celui qui fut ici-bas le comte de Maistre doit bien rire en voyant son nom servir d'autorité à une révolution.

Mais maintenant que nous avons le portrait de cet homme devenu l'entretien du monde, voyons en peu de mots sa vie, et mêlons-y ses œuvres; car l'homme, la vie et l'œuvre se tiennent indissolublement dans le philosophe, dans le politique et dans l'écrivain.

Nous avons une excellente abréviation de la vie du comte de Maistre écrite par son fils. C'est le fils qui connaît le mieux le père; la piété filiale est le génie d'un biographe. Nous ne jugerions pas les œuvres du père sur les paroles du fils, mais, quant aux circonstances de la vie domestique, il n'y a pas de plus sûrs et de plus honnêtes témoins que les enfants.

Nous faisons toutefois nos réserves sur deux ou trois actes de la vie publique du comte de Maistre, actes que nous caractériserons tout autrement que ne les caractérise son fils. Si la piété filiale a son culte, elle a aussi son fanatisme; nous nous en défendrons: c'est le droit de la postérité.

XI

Le comte Joseph de Maistre était né à Chambéry en 1754. Son père, président de ce qu'on appelait le sénat de Savoie, eut dix enfants. Joseph de Maistre était le premier-né. Élevé à Chambéry et à Turin, sa naissance le prédestinait à la magistrature provinciale dans son pays. D'abord substitut, puis sénateur (c'est-à-dire juge) à Chambéry, il y épousa mademoiselle de Morand, fille d'une condition égale à la sienne.

Trois enfants qui vivent encore, portés tous les trois à de hautes fortunes en France par la renommée paternelle dans l'aristocratie européenne, furent le fruit de ce mariage. Ces fortunes attestent la vigueur des opinions aristocratiques et religieuses, solidaires depuis Chambéry jusqu'à Paris et à Pétersbourg. Les opinions ennoblissent, les orthodoxies deviennent parentés entre les petites et les grandes noblesses. Une des filles du modeste gentilhomme de Chambéry se nomme la duchesse de Montmorency en France.

M. de Maistre exerçait honorablement ses fonctions de magistrature provinciale dans sa petite ville au moment où la Révolution française éclata. Son fils prétend qu'il était libéral; peut-être?

En 1793, après l'invasion de la Savoie par M. de Montesquiou, le comte de Maistre se retira à Turin avec ses frères, qui servaient dans l'armée sarde. Revenu peu de jours après à Chambéry, il y vit naître, dans les angoisses de l'invasion française, sa troisième fille, Constance de Maistre, qu'il ne devait pas revoir avant vingt-cinq ans. Il laissa sa femme à Chambéry, pour y préserver leur petite fortune, et il émigra à Lausanne. Ses biens paternels, très-modiques, furent séquestrés, mais il portait avec lui une meilleure fortune; ce fut à Lausanne qu'il écrivit, comme un pamphlet de guerre contre la Révolution française, l'ouvrage qui commença sa réputation parmi les émigrés de toute date dont la Suisse, l'Allemagne et l'Angleterre se remplissaient alors. C'était une captivité de Babylone pour toutes les aristocraties de l'Europe, un peuple dans un peuple, qui avait ses doctrines, ses passions, sa langue à part.

M. de Maistre parla dès les premiers jours cette langue de l'émigration avec une habileté magistrale, une vigueur et une originalité qui créèrent son nom. Ses Considérations sur la France éclatèrent de Lausanne à Turin, à Rome, à Londres, à Vienne, à Coblentz, à Pétersbourg, comme un cri d'Isaïe au peuple de Dieu. Le style de Bossuet était retrouvé au fond de la Suisse. Le début seul annonce un philosophe dans le publiciste. Quelle théorie de la monarchie!

«Nous sommes tous attachés au trône de l'Être suprême par une chaîne souple qui nous retient sans nous asservir.

«Ce qu'il y a de plus admirable dans l'ordre universel des choses, c'est l'action libre des êtres libres sous la main divine. Librement esclaves, ils agissent tout à la fois volontairement et fatalement. Ils font réellement ce qu'ils veulent, mais sans déranger les plans généraux. Chacun de ces êtres occupe le centre d'une sphère d'activité dont le diamètre varie au gré de l'éternel Géomètre qui sait étendre, restreindre ou diriger sans contraindre la nature.

«Dans les ouvrages de l'homme, tout est pauvre comme l'ouvrier; les vues sont bornées, les moyens roides, les ressorts inflexibles, les résultats monotones. Dans les ouvrages de Dieu, les richesses de l'infini se montrent à découvert jusque dans le moindre élément. Sa puissance opère en se jouant; entre ses mains tout est souple, rien ne lui résiste; pour lui tout est moyen, même l'obstacle, et les irrégularités produites par l'opération des êtres libres viennent se ranger dans l'ordre général.»

Cela continue ainsi pendant plusieurs pages, pages plus semblables à une ode d'Orphée célébrant la Divinité dans ses lois qu'à un pamphlet de publiciste dépaysé contre la révolution qui l'exile. Les pages de l'Histoire universelle de Bossuet n'ont pas plus de cette moelle de grand sens dans les choses. C'est un Bossuet laïque.

XII

À l'instant le monde de l'émigration et des cours fut attentif et saisi; tout le monde lettré se dit: «Écoutons! Voilà un prophète de consolation qui nous vient des montagnes.»

Il continue, il console ses coexilés par une magnifique théorie de l'irrésistible puissance de la Révolution qui broie tout devant elle, ses amis comme ses ennemis. Il y voit un de ces fléaux divins auxquels il est presque impie de résister, tant ils sont divins dans leur force. C'est une pierre qui roule d'en haut; sa loi est d'écraser ce qui l'arrête. Il disait plus vrai qu'il ne croyait dire. La Révolution avait une mission qu'elle ignorait elle-même; mais cette mission n'était pas tant de renverser le passé que de courir vers un avenir nouveau de la pensée et des choses. C'était une marée équinoxiale de l'océan humain; de Maistre n'y voyait qu'un accès de fureur et de crime. Fureur et crime y prévalurent, en effet, trop inhumainement de 1791 à 1794; la Révolution en a été punie par la stérilité. La fureur et le crime ne sèment pas, ils ravagent; mais, une fois le sang-froid revenu à l'esprit révolutionnaire, il reprenait un grand sens humain que le philosophe du passé ne pouvait ni ne voulait comprendre.

«La Révolution, ajoute-t-il, mène les hommes plus que les hommes ne la mènent.» Quelle admirable intuition! et quelle preuve plus sensible qu'elle est menée elle-même par une force occulte vers un but inaperçu encore par ses amis et par ses ennemis!

«Les révolutionnaires, dit-il, réussissent en tout contre nous parce qu'ils sont les instruments d'une force qui en sait plus qu'eux.» Quelle était donc cette force omnisciente? pouvait-on répondre au publiciste. Si ce n'était pas la fatalité, que vous répudiez avec raison comme un blasphème, c'était donc un dessein supérieur à l'intelligence humaine; une force supérieure à l'intelligence humaine, qu'est-ce autre chose que Dieu?

«Votre Mirabeau, ajoute-t-il, n'est au fond que le roi des halles. Il a prétendu en mourant qu'il allait refaire, avec ses débris, la monarchie, et, quand il a voulu seulement s'emparer du ministère, il en a été écarté par ses rivaux comme un enfant.»

Cela était vrai de Mirabeau vicieux, factieux et populaire; mais combien faux de Mirabeau philosophe, orateur et législateur, quand il avait dépouillé ses vices avec son habit de tribun! Il était alors le prophète inspiré de la vraie Révolution, comme le comte de Maistre était le prophète inspiré de la contre-révolution. Aussi, ce qu'il y a à admirer dans ce premier ouvrage de Joseph de Maistre, ce ne sont pas les vérités, ce sont les vues. Du haut de ses rochers il a le regard de l'aigle; il voit plus loin que le vulgaire, mais il ne voit pas toujours vrai. Il commence sa vie par un magnifique sophisme, comme Jean-Jacques Rousseau, son compatriote. Le sophisme de de Maistre devait aboutir à la servitude, mensonge à la dignité morale de l'homme, comme le sophisme de liberté de Jean-Jacques Rousseau devait aboutir à l'anarchie, mensonge de la société politique.

Ce fut un malheur pour Joseph de Maistre d'avoir commencé sa course au milieu de l'émigration et sur son terrain; il ne voulut plus revenir sur ses pas. Il mourut le plus honnête et le plus éloquent des hommes de parti, au lieu de vivre et de mourir le plus honnête et le plus éloquent des philosophes chrétiens. La vérité pure ne lui plaisait pas assez; il lui fallait le sel de l'exagération pour l'assaisonner au goût de sa caste. Inde labes!

XIII

Le livre, à partir de là, devient foudroyant contre les révolutionnaires quels qu'ils soient, savants, lettrés, modérés, régicides, justement enveloppés, s'écrie-t-il, dans le nuage de la vengeance céleste contre ceux qui attentent à la souveraineté. C'est un dithyrambe à la Némésis révolutionnaire, la hache excusée de tout pourvu qu'elle frappe! «Il y a eu, dit-il, des nations condamnées à mort, comme des individus coupables, et nous savons pourquoi

Tout à coup il se tourne inopinément contre les royalistes qui demandent la contre-révolution, la conquête de la France, sa division, son anéantissement politique. Il fulmine contre cette idée à son tour. «Si la Providence efface, c'est pour écrire,» dit-il. Il veut que la réaction de la France contre la France vienne d'elle-même, de la France; et en cela il se montre à la hauteur des pensées d'en haut. Il finit par une prophétie qui n'était que de la logique en comptant sur la versatilité des peuples et surtout des Gaulois, en annonçant la restauration des Bourbons sur le trône. Seulement, s'il était prophète pour l'événement, il n'était pas prophète pour le temps; car ce qu'il annonçait pour demain est arrivé à vingt-cinq ans de distance, et, avant de restaurer les Bourbons, la France a relevé un trône militaire et absolu pour un des généraux qui l'aidèrent à vaincre l'Europe.

Tel est le livre, nul comme prophétie, violent comme philosophie, désordonné comme politique (relisez le chapitre sur la glorieuse fatalité et sur la vertu divine de la guerre; cela est pensé par un esprit exterminateur et écrit avec du sang). Mais ce livre est un éclair de foudre parti des montagnes des Alpes pour illuminer d'un jour nouveau et sinistre tout l'horizon contre-révolutionnaire de l'Europe encore dans la stupeur. Ni Vergniaud, ni Mirabeau lui-même n'avaient eu de pareils éclairs dans la parole ni de pareilles vigueurs dans l'esprit. M. de Maistre regardait le premier face à face l'écroulement du monde religieux et politique avec le sang-froid d'un esprit partial, sans doute, mais surhumain. Le style, nouveau aussi par sa sculpture lapidaire, était à la hauteur de l'esprit. Ce style bref, nerveux, lucide, nu de phrases, robuste de membres, ne se ressentait en rien de la mollesse du dix-huitième siècle, ni de la déclamation des derniers livres français; il était né et trempé au souffle des Alpes; il était vierge, il était jeune, il était âpre et sauvage; il n'avait point de respect humain, il sentait la solitude, il improvisait le fond et la forme du même jet; il était, pour tout dire en un mot, une nouveauté. La nouveauté, c'est le symptôme des gloires futures. Cet homme était nouveau parmi les enfants du siècle.

XIV

Ce fut le sentiment de l'Europe en le lisant. Un vengeur nous est né! s'écrièrent l'ancien régime, l'ancienne politique, l'ancienne aristocratie, l'ancienne foi. Mais ce vengeur rajeunissait par la jeunesse de son style la vieillesse des choses.

Ce livre, répandu comme un secret parmi l'émigration, fit du gentilhomme savoyard le favori sérieux de la contre-révolution, des camps et des cours. On dit au roi de Sardaigne: «Comment négligez-vous ce prodige que Dieu vous envoie pour vous illustrer et pour vous sauver? Les grandes puissances seraient jalouses de ce don du Ciel. Hâtez-vous d'en décorer vos conseils.» On l'appela, en 1797, à Turin. La faible monarchie sarde fut écrasée dans les guerres de 1799 entre la France et l'Autriche. Le roi de Sardaigne se réfugia dans son île, sur un débris de trône. Le comte de Maistre, qui n'avait rien à espérer de l'Autriche que l'abandon et de la France que la proscription, suivit le roi en Sardaigne. On lui donna, sous le titre de régent de la chancellerie, la direction très-insignifiante des tribunaux de cette petite île.

Bientôt l'homme parut trop grand pour l'emploi. Cet écrivain qui embrassait le monde d'un regard ne pouvait se résigner à l'étroitesse d'horizon d'une petite cour insulaire sur un écueil de la Méditerranée, peuplé d'habitants presque sauvages. Il fatiguait la cour et les ministres des secousses de son imagination. Son génie oratoire et inquiet froissait la routine et la médiocrité de la cour de Cagliari. On le voit clairement dans sa correspondance, il importunait les Sardes et les Piémontais favoris de la cour. Ne pouvant nier son mérite, on l'envoya pérorer ailleurs. Lui-même étouffait dans cette bourgade décorée du nom de capitale. La Sardaigne anéantie et ruinée ne pouvait avoir une diplomatie sérieuse en Europe; un peu d'intrigue et quelques supplications aux grandes cours étaient sa seule politique. Le roi, évidemment importuné lui-même des imaginations trop grandioses du comte de Maistre, le nomma son ministre plénipotentiaire à Pétersbourg.

C'était un honneur dans la forme, au fond c'était un exil. Son fils présente comme un sacrifice douloureux à la monarchie l'acceptation du comte de Maistre de ce poste; on peut croire cependant que l'ambition très-haute du comte de Maistre fut heureuse de cette mission à une telle cour. Il lui fallait les grandes scènes, les grands auditoires; il avait besoin d'espace comme tout ce qui veut rayonner de loin. Les appointements (vingt mille francs), conformes à la pénurie de cette pauvre cour de Cagliari, étaient insuffisants sans doute, mais ils étaient cependant bien au-dessus du traitement d'un sénateur de Chambéry.

XV

Le comte arriva à Pétersbourg plein de pensées vagues pour son roi, pour la Russie, pour lui-même. Sa tête fermentait de restauration; il voulait relever la maison de Savoie par les Russes, peut-être même par les Français. On va voir bientôt dans sa correspondance qu'il savait au besoin s'accommoder avec la Révolution pourvu qu'elle rétablît et qu'elle agrandît le trône de son monarque.

L'empereur Alexandre et l'aristocratie russe l'accueillirent, non pour son titre, mais pour son nom. Les Considérations sur la France avaient popularisé ce nom jusqu'à la cour de Russie. Il devint en peu de temps le favori des salons de Pétersbourg. Il y était gracieux, enjoué, souple, éloquent, étrange et sérieux à la fois. Son éloquence à chaînons rompus et à brillantes fusées de génie était surtout, comme celle de madame de Staël, une éloquence confidentielle de coin du feu; il n'avait pas assez de gravité et de solidité pour une tribune, il avait assez d'inspiration, de grâce et de décousu pour un tête-à-tête. De plus, son rôle à Pétersbourg était de plaire et de flatter. Les Savoyards naissent courtisans par la situation subalterne de leur province à Turin. Le grand Savoyard plaisait généralement et flattait à merveille. Les ministres étrangers, même les ministres de France en Russie, ne voyaient en lui qu'un représentant du malheur et du détrônement. On ne craignait pas l'ascendant de Cagliari sur le monde; on admirait l'esprit de son représentant. Son existence, un peu amère sous le rapport de la fortune, était très-douce sous le rapport de la société. De plus, quoi qu'il en dise çà et là dans ses lettres à sa cour et dans ses lettres familières, il était loin d'être insensible aux rangs, aux titres, aux décorations, aux faveurs de cour. Le titre d'ambassadeur d'un roi à la cour de Russie, bien que ce roi ne fût plus qu'un naufragé du trône sur un îlot d'Italie, caressait agréablement son orgueil. Je l'ai assez vu pour ne pas croire à ce désintéressement d'amour-propre. Cet amour-propre n'enlevait rien à sa vertu, mais il transpirait souvent dans sa correspondance.

J'en eus un jour une preuve bizarre qui ne s'effacera jamais de mon souvenir. Les petites circonstances sont quelquefois les meilleures révélations du caractère.

À l'époque de mon mariage, qui fut célébré à Chambéry, le comte Joseph de Maistre fut choisi par mon père absent pour le représenter au contrat et pour me servir ce jour-là de père. Le contrat se signait dans une maison de plaisance nommée Caramagne, à quelque distance de la ville, chez la marquise de la Pierre, centre de la société aristocratique de Savoie. Le comte d'Andezenne, général piémontais, gouverneur de Savoie, servait de père à ma fiancée. Une nombreuse réunion de parents et d'amis remplissait le salon. On lut le contrat, et on appela les témoins à la signature. Le gouverneur de la Savoie fut appelé le premier par sa qualité de père de la fiancée et par son rang de représentant du souverain dans la province. Il signa et chercha à passer la plume à la main du comte de Maistre.

Le comte, que nous venions de voir dans le salon, tout couvert de son habit de cour et de ses décorations diplomatiques, avait disparu. On le chercha en vain dans le château et dans les jardins; nul ne savait par où il s'était éclipsé. On fut obligé de laisser en blanc la place de sa signature; mais, une fois le contrat signé, il reparut, sortant d'un massif de charmille où il s'était dérobé pendant la cérémonie. Nous lui demandâmes confidentiellement la raison de cette disparition, qui avait contristé un moment la scène.

«C'est, dit-il, qu'en qualité d'ambassadeur du roi et de ministre d'État je ne voulais pas inscrire mon nom au-dessous du nom d'un gouverneur de Savoie. Demain j'irai signer seul et à la place qui convient à ma dignité.» Et il alla, en effet, le lendemain signer le registre. Les uns admirèrent cette grandeur de respect pour soi-même, les autres cette politesse. Quant à moi, j'admirai cette force du naturel qui place l'étiquette plus haut que le cœur.

XVI

Sa correspondance avec sa famille et ses amis, à dater de son arrivée à Pétersbourg, ne laisse rien dans l'ombre de son âme et de son esprit, de sa vie publique et de sa vie domestique. Le comte de Maistre, qui était autant homme de conversation qu'homme de plume, était par conséquent un correspondant exquis, car les lettres ne sont au fond que la conversation écrite. Ces deux volumes de correspondance, tantôt intime comme les soupirs d'un exilé vers sa patrie, sa femme, ses enfants, ses frères, tantôt politique, sont une des meilleures parties de ses œuvres. Elles ont été complétées récemment par la publication indiscrète de ses dépêches à la cour de Sardaigne. L'homme se trahit quelquefois dans ces trois volumes. On a dit qu'il n'y avait point de grand homme pour son valet de chambre; on peut dire, après avoir lu ces innombrables lettres, qu'il n'y a point de secret pour la postérité. Le comte de Maistre s'y met à nu tout entier à son insu, et, bien que l'homme y soit toujours brillant et charmant dans sa nature, il disparaît souvent sous le diplomate de peu de scrupule. L'adorateur inflexible de l'ancien régime n'y disparaît pas moins sous l'adorateur de la victoire révolutionnaire, quand la victoire révolutionnaire donne une chance à la fortune de son parti. Il est toujours honnête homme, sans doute, mais il n'est rien moins que l'homme d'une seule pièce qu'on a voulu nous faire de lui. Il sait très-bien se retourner quand la roue tourne. Il sait très-bien aussi donner à la fortune le nom majestueux et divin de Providence. Quand la Providence tourne la page du livre du destin, lui aussi il tourne la page, comme un traducteur obéissant du texte sacré. Il continue à prophétiser, sans se troubler des contradictions qu'une si haute prétention de confident et de commentateur de la Providence fait encourir à son don de prévision. Dangereux métier que celui d'augure! Malgré sa piété très-sincère, il y a une certaine impiété à se mettre au niveau de l'Infini et à parler sans cesse au nom de Dieu. Il avait trop lu la Bible; le ton d'oracle avait vicié en lui l'accent modeste de ce grain de poussière pensant qu'on appelle un homme de génie.

Nous en trouvons une preuve étonnante dès les premières pages de sa correspondance. Il vient de fulminer, ainsi qu'on l'a vu, contre la Révolution, ses œuvres, ses hommes. La légitimité est son principe, l'ancien régime est son dogme; les Bourbons, solidaires, selon lui, de la maison de Savoie, sont ses dieux terrestres; il a un culte pour leurs malheurs, il a une correspondance avec leur chef Louis XVIII. Il croit et il espère en eux comme dans la Providence des trônes et des peuples; il est l'ami de leurs représentants ou de leurs favoris, le comte d'Avaray et le comte de Blacas. Une pensée contraire à la restauration du principe de la légitimité serait une trahison de sa religion politique, une apostasie de son cœur.

Tout à coup Bonaparte s'assied sur un trône de victoires; les puissances européennes le reconnaissent, l'usurpation se fait dynastie, l'avenir paraît s'aplanir et s'étendre sans limites devant la fortune d'un soldat heureux. Les royalistes sont consternés. Écoutez M. de Maistre dans ses lettres à Madame de Pont, émigrée désespérée à Vienne.

«Tout le monde sait qu'il y a des révolutions heureuses et des usurpations auxquelles il plaît à la Providence d'apposer le sceau de la légitimité par une longue possession. Qui peut douter qu'en Angleterre Guillaume d'Orange ne fut un très-coupable usurpateur? et qui peut douter cependant que Georges III, son successeur, ne soit un très-légitime souverain?» (Quelle doctrine que celle en vertu de laquelle l'usurpation de la veille est la légitimité du lendemain! Quelle morale que celle où le temps transforme le crime en vertu!)

Il continue:

«Si la maison de Bourbon est décidément proscrite, il est bon que le gouvernement se consolide en France. J'aime bien mieux Bonaparte roi que simple conquérant. Cela tue la Révolution française, puisque le plus puissant souverain de l'Europe (Bonaparte) aura autant d'intérêt à étouffer cet esprit révolutionnaire qu'il en avait besoin pour parvenir à son but. Le titre légitime, même seulement en apparence, en impose à un certain point à celui qui le porte. N'avez-vous pas observé, Madame, que dans la noblesse, qui n'est, par parenthèse, qu'un prolongement de la souveraineté, il y a des familles usées au pied de la lettre? La même chose peut arriver dans une famille royale. Il n'y a certainement qu'un usurpateur de génie qui ait la main assez ferme et même assez dure pour rétablir... Laissez faire Napoléon... Ou la maison de Bourbon est usée et condamnée par un de ces jugements de la Providence dont il est impossible de se rendre raison, et, dans ce cas, il est bon qu'une race nouvelle commence une succession légitime, etc.»

On voit avec quelle souplesse de logique le fidèle de l'ancien régime se convertit aux volontés de la Providence et les justifie même contre son propre dogme. «Il n'y a, écrit-il quelques lignes plus bas, qu'une bonne politique comme une bonne physique: c'est la politique expérimentale!» Quelle amnistie à toutes les infidélités!

XVII

À quelques jours de là on trouve dans une lettre à son frère ces délicieuses mélancolies du regret des temps passés:

«Moi qui mettais jadis des bottes pour aller à Sonaz (château près de Chambéry), si je trouvais du temps, de l'argent et des compagnons, je me sens tout prêt à faire une course à Tobolsk, voire au Kamtschatka. Peu à peu je me suis mis à mépriser la terre; elle n'a que neuf mille lieues de tour.—Fi donc! c'est une orange. Quelquefois, dans mes moments de solitude, que je multiplie autant qu'il est possible, je jette ma tête sur le dossier de mon fauteuil, et là, seul au milieu de mes quatre murs, loin de tout ce qui m'est cher, en face d'un avenir sombre et impénétrable, je me rappelle ces temps où, dans une petite ville de ta connaissance (Chambéry), la tête appuyée sur un autre dossier, et ne voyant autour de notre cercle étroit (quelle impertinence, juste ciel!) que de petits hommes et de petites choses, je me disais: «Suis-je donc condamné à vivre et à mourir ici comme une huître attachée à son rocher?» Alors je souffrais beaucoup; j'avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l'énorme poids du rien. Mais aussi quelle compensation! je n'avais qu'à sortir de ma chambre pour vous trouver, mes bons amis. Ici tout est grand, mais je suis seul; et, à mesure que mes enfants se forment, je sens plus vivement la peine d'en être séparé. Au reste, je ne sais pas trop pourquoi ma plume, presque à mon insu, s'amuse à te griffonner ces lignes mélancoliques, car il y a bien quelque chose de mieux à t'apprendre.

«Je ne puis écrire autant que je le voudrais, mais jamais je ne vous perds de vue. Vous êtes tous dans mon cœur; vous ne pouvez en sortir que lorsqu'il cessera de battre. À six cents lieues de distance, les idées de famille, les souvenirs de l'enfance me ravissent de tristesse. Je vois ma mère qui se promène dans ma chambre avec sa figure sainte, et en t'écrivant ceci je pleure comme un enfant.» Délicieux!

XVIII

Ces sensibilités de cœur contrastent toujours en lui avec les duretés de l'esprit. L'écrivain était acerbe, l'homme était bon; c'est le contraire de tant d'autres, tels que Jean-Jacques Rousseau, hommes très-humanitaires dans leurs écrits, très-personnels dans leur conduite. M. de Maistre n'aurait pas jeté un chien de sa chienne à cette voirie vivante où Jean-Jacques Rousseau jetait ses enfants.

Ses lettres suivent pas à pas les événements et les commentent à sa manière.

«Après la bataille d'Iéna, dit-il, j'avais écrit à notre ami, M. de Blacas: Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse. J'ai eu, depuis que je raisonne, une aversion particulière pour le grand Frédéric, qu'un siècle frénétique s'est hâté de proclamer grand homme, mais qui n'était au fond qu'un grand Prussien. L'histoire notera ce prince comme un des plus grands ennemis du genre humain qui aient jamais existé. Sa monarchie était un argument contre la Providence. Aujourd'hui cet argument s'est tourné en preuve palpable de la justice éternelle. Cet édifice fameux, construit avec du sang et de la boue, de la fausse monnaie et des feuilles de brochures, a croulé en un clin d'œil, et c'en est fait pour toujours

Voyez le danger des oracles! un demi-siècle après cet anathème la Prusse balançait l'empire en Allemagne et prospérait insolemment malgré les vices très-réels de son origine, et malgré, qui sait? peut-être à cause du machiavélisme de son fondateur et de ses cabinets.

Ceci s'adressait au comte d'Avaray, favori de Louis XVIII, alors réfugié à Milan sous la protection de la Russie.

Tournez la page; vous lirez sur Bonaparte les lignes suivantes pour justifier la paix conclue par la Russie avec l'usurpateur du royaume de Louis XVIII.

«Je sais tout ce qu'on peut dire contre Bonaparte: il est usurpateur, il est meurtrier; mais, faites-y bien attention, il est usurpateur moins que Guillaume d'Orange, meurtrier moins qu'Élisabeth d'Angleterre. Il faut savoir ce que décidera le temps, que j'appelle le premier ministre de la Divinité au département des souverainetés; mais, en attendant, Monsieur le Chevalier, nous ne sommes pas plus forts que Dieu. Il faut traiter avec celui à qui il lui a plu de donner la puissance.»

Allez plus loin, vous lirez des lettres à Louis XVIII lui-même, roi bien digne par son esprit d'un tel correspondant.

Allez encore, vous arrivez bien inopinément à une des plus étranges péripéties de caractère et d'imagination qui puissent confondre le don de prophétie dans un homme assez hardi pour se l'arroger. Nous voulons parler de la tentative d'un rapprochement personnel du comte de Maistre avec Bonaparte.—Pour quel but? Il est facile de le conjecturer quand on a lu ses lettres familières et les lettres officielles plus récentes destinées à excuser sa démarche auprès de la cour de Sardaigne; et enfin par quel intermédiaire? par l'amitié du duc de Rovigo (Savary), accusé alors, à tort ou à droit, de l'exécution sanglante du duc d'Enghien. Le comte de Maistre, qui venait, deux lettres plus haut, d'anathématiser le meurtre du duc d'Enghien, se rapprochant avec déférence de Savary qui venait d'assister à l'exécution de la victime! Et le ministre du roi de Sardaigne se concertant, à l'insu de son maître, avec le ministre de Bonaparte pour opérer un rapprochement intime et secret entre l'homme de Vincennes et le roi de Cagliari!

La plume tombe des doigts. Laissons le comte de Maistre faire lui-même cette étonnante confession. «Ne vous fiez pas aux princes,» dit l'Écriture. Ne vous fiez pas aux prophètes politiques, dit cette correspondance. Lisez, car, si vous ne lisiez pas, vous ne croiriez pas.

XIX

On a vu, par les lettres précédentes, que l'envoyé oisif du roi de Sardaigne à Pétersbourg flottait entre la résistance et l'acquiescement à la fortune de Napoléon, et qu'il commençait à prendre au sérieux cette fortune qu'il avait d'abord prise en moquerie ou en haine.

On a vu de plus que l'envoyé du roi de Sardaigne s'ennuyait de son oisiveté. Qu'avait-il à faire en effet à Pétersbourg qu'à recevoir de loin les rumeurs des champs de bataille, des négociations, des congrès, des entrevues d'Erfurt ou de Tilsitt entre les princes, et à transmettre à sa cour les mille et mille commérages politiques des salons de Pétersbourg, commérages vagues, souvent faux, sur lesquels il échafaudait des dépêches, des plans, des combinaisons plus propres à amuser sa cour de Cagliari qu'à la servir?

L'envoyé de Sardaigne n'avait en réalité là qu'un seul rôle: écouter aux portes et faire de l'esprit sur ce qu'il avait entendu par le trou de la serrure. Le métier n'allait pas à une tête si forte et si active. Il rêvait un rôle plus conforme à sa stature; il n'aspirait à rien moins qu'à rendre à son ombre de gouvernement un trône réel sur le continent, per fas et nefas. On va le voir. Il voulait imposer son nom à la reconnaissance de la maison de Savoie par un de ces services officieux, éclatants, qui font d'un sujet le restaurateur de son prince; ou plutôt il ne savait pas bien précisément encore ce qu'il voulait à cet égard, car la résurrection du Piémont lui paraissait radicalement impossible tant que Napoléon serait sur le trône, et cependant c'était désormais à Napoléon qu'il allait s'adresser pour relever la monarchie de Sardaigne sur le continent. Il s'agissait donc dans sa pensée d'un de ces desseins confus, chimériques, équivoques, qui ont besoin du succès pour être avoués. Or, puisqu'à ses propres yeux il était impossible, Napoléon vivant, de rendre Turin, le Piémont et la Savoie au roi de Sardaigne, c'était donc un autre royaume qu'il fallait obtenir de Napoléon en indemnité pour cette cour. Mais, pour que cette indemnité d'un royaume détaché par Napoléon lui-même de ses conquêtes pût être donné au roi de Sardaigne, il fallait deux choses: d'abord consentir à être l'obligé et pour ainsi dire le complice du conquérant distributeur d'empires. Que devenait l'honneur de la maison de Savoie?

Il fallait de plus accepter, après l'avoir sollicité, un de ces royaumes arrachés par le conquérant à une autre maison régnante pour en gratifier la maison de Savoie devenue usurpatrice à son tour. Que devenait la légitimité?

On voit que tout cela n'était ni très-digne, ni très-logique, ni très-moral. Les politiques n'ont pas de scrupules, mais les prophètes, qui parlent sans cesse au nom de la morale divine, sont tenus d'en avoir. M. de Maistre en manquait ici.

Quoi qu'il en soit, le comte de Maistre inventa dans sa féconde imagination, une belle nuit, un plan de restauration, ici ou là, de la cour de Sardaigne. Ce plan, il se garda bien de l'avouer à personne, de peur qu'on ne soufflât sur sa chimère: les aventureux craignent les conseils.

Ce plan consistait à séduire Savary, l'envoyé de Napoléon en Russie, par les empressements de sa politesse et par les agréments de son esprit; puis, après avoir séduit l'envoyé, de séduire le maître, de convertir Napoléon à la contre-révolution par la puissance d'un entretien tête à tête avec le vainqueur du monde, de l'éblouir, de le fasciner, de le magnétiser, de le dompter à force d'audace et d'éloquence, de le convaincre de la nécessité de rétablir la maison de Savoie dans quelque grand établissement monarchique sur le continent; puis, après ce triomphe du génie sur Napoléon, de revenir à la cour de Cagliari en apportant à son souverain un royaume ou un autre.

XX

On comprend, sans qu'il soit besoin de le dire, que l'envoyé du roi de Sardaigne en Russie se garda bien de consulter sa cour sur une si étrange hallucination de sa propre politique; la cour proscrite, mais scrupuleuse, de Cagliari aurait, au premier mot, désavoué et rappelé son ministre. Comment, en effet, la maison proscrite de Savoie aurait-elle avec dignité mendié un trône à son proscripteur? et comment cette maison royale, représentant dans son île la fidélité malheureuse à la légitimité des trônes, aurait-elle pu se démentir en expulsant elle-même une autre maison royale de ses possessions, par la main de Napoléon, pour se déshonorer en acceptant ses dépouilles?

Or, nous l'avons dit, on ne pouvait prendre cette indemnité de la maison dépouillée de Savoie que sur d'autres dépouilles. Et, de plus, comment le roi de Sardaigne, allié et protégé de la Russie, de l'Angleterre, de l'Espagne, de l'Autriche, de la Prusse, parent enfin de la maison de Bourbon, aurait-il justifié aux yeux de ces alliés naturels ses relations secrètes avec Napoléon, le jour où cette négociation ou cette intrigue viendrait à transpirer du cabinet de M. de Maistre dans le monde?

C'était là une de ces manœuvres équivoques qui perdent plus que la fortune d'une cour, qui perdent son caractère. Le comte de Maistre en eut le pressentiment sans doute, car il garda un profond silence, silence très-répréhensible, envers sa cour sur ces aventures de diplomatie très-compromettantes pour ceux dont il était censé être le diplomate. Quand un homme représente son souverain, l'homme disparaît sous le ministre. Il ne lui est pas permis de dire: J'agis, comme homme privé, dans un sens inverse de mon rôle et de mon devoir comme ministre de ma cour. Si l'on veut agir comme homme privé et d'après ses propres inspirations au lieu d'agir selon ses instructions, il faut commencer par donner sa démission de son titre d'envoyé de sa cour. Alors on est libre, on n'engage que soi; mais en restant ministre, et en agissant comme homme, on engage sa cour et on forfait à sa mission. Voilà les principes.

Le comte de Maistre les faussait en prétendant agir comme homme et rester revêtu de son caractère d'envoyé de son roi.

On conçoit l'étonnement et la juste colère qui saisirent les ministres et le roi à Cagliari quand les ministres et le roi apprirent avec stupeur cette incartade de zèle et cette folie de fidélité dans leur ministre à Pétersbourg. De ce jour data, pour M. de Maistre, réprimandé et mal pardonné, une défiance et un éloignement de sa cour à son égard qui ne lui permirent jamais de monter jusqu'où son génie pouvait prétendre en Piémont.

Lisons de sa propre main le récit de cette incroyable échauffourée de zèle.

XXI

«Au moment ou je m'occupais de ces idées, écrit-il plus tard au ministre des affaires étrangères à Cagliari pour s'excuser, il arrive ici un favori de Napoléon (Savary). Cet homme se prend de quelque intérêt pour moi. Il est présenté dans une maison où je suis fort lié, M. de Laval, Français résidant à Pétersbourg et chambellan de l'empereur Alexandre. Je me demande s'il n'y aurait pas moyen de tirer parti des circonstances en faveur du roi. Les hommes extraordinaires (Napoléon) ont tous des moments extraordinaires; il ne s'agit que de savoir les saisir.

«Les raisons les plus fortes m'engagent à croire que, si je pouvais aborder Napoléon, j'aurais des moyens d'adoucir le lion et de le rendre plus traitable à l'égard de la maison de Savoie. Je laisse mûrir cette idée, et plus je l'examine, plus elle me paraît plausible. Je commence par les moyens de l'exécuter, et à cet égard il n'y a ni doute ni difficulté. Le chambellan, M. de Laval, dont il est inutile que je parle longuement, était, comme je vous le disais tout à l'heure, fait exprès. Il s'agissait donc uniquement d'écarter de cette entreprise tous les inconvénients possibles, et de prendre garde avant tout de ne pas choquer Napoléon. Pour cela je commence par dresser un Mémoire écrit avec cette espèce de coquetterie qui est nécessaire toutes les fois qu'on aborde l'autorité, surtout l'autorité nouvelle et ombrageuse, sans bassesse cependant, et même, si je ne me trompe, avec quelque dignité. Vous en jugerez vous-même, puisque je vous ai envoyé la pièce. Au surplus, Monsieur le Chevalier, j'avais peu de craintes sur Bonaparte. La première qualité de l'homme né pour mener et asservir les hommes, c'est de connaître les hommes. Sans cette qualité il ne serait pas ce qu'il est. Je serais bien heureux si l'empereur me déchiffrait comme lui. L'empereur Alexandre a vu, dans la tentative que j'ai faite, un élan de zèle, et, comme la fidélité lui plaît depuis qu'il règne, en refusant de m'écouter il ne m'a fait cependant aucun mal. Le souverain légitime intéressé dans l'affaire (le roi de Sardaigne) peut se tromper sur ce point; mais l'usurpateur est infaillible.

«Tout paraissant sûr de ce côté, et m'étant assuré d'ailleurs de l'approbation de la cour de Russie, et même de la protection que les circonstances permettaient, il fallait penser à l'Angleterre.» Il confie son idée à l'ambassadeur d'Angleterre en Russie; celui-ci, évidemment embarrassé de la confidence, la lui déconseille aussi poliment qu'il peut.

«Je comptais commencer la conversation avec Bonaparte, continue-t-il, à peu près de cette manière: Ce que j'ai à vous demander, avant tout, c'est que vous ne cherchiez point à m'effrayer, car vous pourriez me faire perdre le fil de mes idées, et fort inutilement, puisque je suis entre vos mains. Vous m'avez appelé, je suis venu; j'ai votre parole. Faites-moi fusiller demain, si vous voulez, mais écoutez-moi aujourd'hui.

«Quant à l'épilogue que j'avais également projeté, je puis aussi vous le faire connaître. Je comptais dire à peu près: Il me reste, Sire, une chose à vous déclarer: c'est que jamais homme vivant ne saura un mot de ce que j'ai eu l'honneur de vous dire, pas même le roi mon maître; et je ne dis point ceci pour vous; car que vous importe? Vous avez un bon moyen de me faire taire, puisque vous me tenez. Je le dis à cause de moi, afin que vous ne me croyiez pas capable de publier cette conversation. Pas du tout, Sire! Regardez tout ce que j'ai eu l'honneur de vous dire comme des pensées qui se sont élevées d'elles-mêmes dans votre cœur. Maintenant, je suis en règle; si vous ne voulez pas me croire, vous êtes bien le maître de faire tout ce qu'il vous plaira de ma personne; elle est ici.

«Comment donc cette idée a-t-elle été si mal accueillie à Cagliari? Je crois que vous m'en dites la raison, sans le savoir, dans la première ligne chiffrée de votre lettre du 15 février, où vous me dites que la mienne est un monument de la plus grande surprise. Voilà le mot, Monsieur le Chevalier; le cabinet est surpris. Tout est perdu. En vain le monde croule, Dieu nous garde d'une idée imprévue! et c'est ce qui me persuade encore davantage que je ne suis pas votre homme; car je puis bien vous promettre de faire les affaires de S. M. aussi bien qu'un autre, mais je ne puis vous promettre de ne jamais vous surprendre. C'est un inconvénient de caractère auquel je ne vois pas trop de remède. Depuis six mortelles années, mon infatigable plume n'a cessé d'écrire chaque semaine que S. M., comptant absolument sur la puissance ainsi que sur la loyauté de son grand ami l'empereur d'Autriche, et ne voulant pas faire un pas sans son approbation, etc. C'est cela qui ne surprend pas! Dieu veuille bénir les armes de M. de Front plus que les miennes! Quand j'ai vu qu'elles se brisaient dans mes mains, j'ai fait un effort pour voir si je pourrais rompre la carte. Bonaparte n'a pas voulu m'entendre; si vous y songez bien, vous verrez que c'est une preuve certaine que j'avais bien pensé. Il a jugé à propos, au reste, de garder un silence absolu sur cette démarche; car je n'ai nulle preuve qu'il en ait écrit à son ambassadeur ici, et je suis sûr qu'il n'en a pas parlé au comte Tolstoï à Paris.

«Je n'ai demandé, ajoute-t-il, qu'une simple conversation avec Napoléon comme simple particulier. (Nous avons montré que le simple particulier n'existait pas dans le ministre, à moins qu'il n'eût donné sa démission.) Il n'y avait que moi de compromis, dit-il encore, car on était maître de m'emprisonner ou de m'étrangler à Paris.»

XXII

Nous venons de retrouver dans les Dépêches publiées récemment à Turin des traces plus explicites de cette affaire. Elle fut la grande faute de la vie publique du comte de Maistre. Écoutez son entretien secret avec Savary, et lisez quelques phrases du Mémoire que le comte de Maistre adresse à cet aide de camp de Napoléon pour être communiqué à Napoléon lui-même. On ne croirait pas, avant d'avoir lu, que la confiance dans la toute-puissance de son propre génie eût porté si loin un homme de tant de sens. Il faut croire en soi quand on est une intelligence supérieure, mais il ne faut pas y croire jusqu'à la folie, sous peine de tenter des choses folles.

«2 octobre 1807.

«Mardi je vis le général Savary chez M. de Laval. Après les premières révérences, je lui dis que j'étais extrêmement mortifié de ne pouvoir me rendre chez lui, mais que la chose n'était pas possible, vu l'état de guerre qui subsistait en quelque manière entre nos deux souverains.

«En effet, lui dis-je, le vôtre chasse les représentants ou les agents du roi, et il refuse expressément de le reconnaître pour souverain.

«Il me répondit poliment:—C'est vrai.

«Il engagea d'abord la conversation sur les émigrés, sur la justice et l'indispensable nécessité des confiscations, etc.; car il croyait que je voulais parler pour moi, et la veille il avait dit à M. de Laval qu'il ne voyait pas quelles espérances je pouvais avoir pour mon maître, mais qu'il en avait de très-grandes pour moi.

«Il me semble, lui dis-je, Général, que nous perdons du temps, car il ne s'agit nullement de moi dans cette affaire. Supposez même que je n'existe pas. Je n'ai rien à demander au souverain qui a détruit le mien.

«Il parut un peu surpris. Alors il tomba sur le Piémont.—Pourriez-vous concevoir, Monsieur, l'idée d'une restitution? etc. Ce fut encore une tirade terrible. Je le laissai dire, car il ne faut jamais arrêter un Français qui fait sa pointe. Quand il fut las, je lui dis:—Général, nous sommes toujours hors de la question, car jamais je ne vous ai dit que je voulusse demander la restitution du Piémont.

«—Mais que voulez-vous donc, Monsieur?

«—Parler à votre empereur.

«—Mais je ne vois pas pourquoi vous ne me diriez pas à moi-même...

«—Ah! je vous demande pardon, il y a des choses qui sont personnelles.

«—Mais, Monsieur le Comte, quand vous serez à Paris, il faudra bien que vous voyiez M. de Champagny.

«—Je ne le verrai point, Monsieur le Général, du moins pour lui dire ce que je veux dire.

«—Cela n'est pas possible; Monsieur, l'Empereur ne vous recevra pas.

«—Il est bien le maître, mais je ne partirai pas, car je ne partirai qu'avec la certitude de lui parler.

«Il en revint toujours à sa première question:—Mais qu'est-ce que vous voulez? Enfin, Monsieur, la carte géographique est pour tout le monde; vous ne pouvez voir autre chose que ce que j'y vois. Voudriez-vous Gênes? la Toscane? Piombino? Il courait toute la carte.

«—Je vous ai dit, Monsieur le Général, qu'il ne s'agit que de parler tête à tête à votre empereur, oui ou non.

«Je vous exprimerais difficilement l'étonnement du général, et vraiment il y avait de quoi être étonné. Cette conversation mémorable a duré, avec une véhémence incroyable, depuis sept heures du soir jusqu'à deux heures du matin. Un seul ami présent mourait de peur que l'un des deux interlocuteurs ne jetât l'autre hors des gonds; mais je m'étais promis à moi-même de ne pas gâter l'affaire, et, pourvu que l'un des deux ait fait ce vœu, c'est assez.

«Le général Savary m'a dit en propres termes:

«On ne l'inquiétera point dans sa Sardaigne; qu'il s'appelle même roi s'il le juge à propos; ce sera à son fils de savoir ensuite ce qu'il est.

«Voilà une des gentillesses que j'ai entendues. Je ne vous détaille point cette conversation; il faudrait un volume, et le livre serait trop triste. Ce que je puis vous dire, c'est que je me suis avancé dans la confiance du général, car en sortant il dit au chambellan qui l'accompagnait: Je suis vif; si par hasard j'ai dit quelque chose qui ait pu affliger le comte de Maistre, dites-lui que j'en suis fâché.

«Le résultat a été qu'il se chargerait d'un Mémoire que je lui remis peu de jours après. Dans ce Mémoire je demande de m'en aller à Paris avec la certitude d'être admis à parler à l'empereur sans intermédiaire; je proteste expressément que jamais je ne dirai à aucun homme vivant (sans exception quelconque) rien de ce que j'entends dire à l'empereur des Français, pas plus que ce qu'il pourrait avoir la bonté de me répondre sur certains points; que cependant je ne faisais aucune difficulté de faire à monsieur le général Savary, à qui le Mémoire était adressé, les trois déclarations suivantes:

«1o Je parlerai sans doute de la maison de Savoie, car je vais pour cela; 2o je ne prononcerai pas le mot de restitution; 3o je ne ferai aucune demande qui ne serait pas provoquée.

«Si je suis repoussé, je suis ce que je suis, c'est-à-dire rien, car nous sommes dans ce moment totalement à bas. Si je suis appelé, j'ai peine à croire que le voyage ne produira pas quelque chose de bon, plus ou moins.»

Savary montre, dans cette entrevue, la rudesse, mais le bon sens d'un soldat. Il ne flatte pas le rêve, mais il écoute l'homme. Il expédie même son Mémoire à Napoléon.

«Mon Mémoire est parti, dit plus bas le comte. Le vent de l'opinion l'a emporté, accompagné, favorisé plus qu'il ne m'est permis de vous le dire. Si j'ai vécu jusqu'à présent d'une manière irréprochable, j'en ai recueilli le prix dans cette occasion. Malheureusement tout s'est borné à la personne, à l'exclusion de l'objet politique.»

XXIII

Ce Mémoire, que nous avons sous les yeux, est en tout une aberration de zèle. Qu'on en juge par quelques citations.

«Je n'ai point la prétention de déployer à Paris un caractère public; le roi mon maître ignore même (je l'assure sur mon honneur) la résolution que j'ai prise. La grâce que je demande est donc absolument sans conséquence. Arrivé en France, je n'ai plus de titre; le droit publie cesse de me protéger, et je ne suis plus qu'un simple particulier comme un autre sous la main du gouvernement. Il semble donc que dans cette circonstance la politique ne gêne aucunement la bienfaisance. Sa Majesté Impériale appréciera d'ailleurs mieux que personne le mouvement qui m'entraîne.

«Au reste, quoique je connaisse les formes et que je sois très-résolu à m'y soumettre, quoique j'aie la plus grande idée des ministres français et que la confiance qu'ils ont méritée les recommande suffisamment à celle de tout le monde, néanmoins je dois répéter ici à M. le général Savary ce que j'ai eu l'honneur de lui dire de vive voix: c'est que mon ambition principale, en me rendant à Paris, serait, après avoir rempli toutes les formes d'usage, d'avoir l'honneur d'entretenir en particulier Sa Majesté l'Empereur des Français. Pour obtenir cette faveur, rien ne me coûterait; mais, si je ne puis y compter, le courage m'abandonne. Si l'on peut voir au premier coup d'œil quelque chose de trop hardi dans cette ambition, la réflexion prouvera bientôt que le sentiment qui m'anime ne peut s'appeler audace ni légèreté, et que l'homme qui prend une telle détermination y a suffisamment pensé. Je sens d'ailleurs et je proteste que c'est une grâce, et que je n'y ai pas le moindre droit; mais, pour la rendre moins difficile, ou pour rendre au moins la demande moins défavorable, je ne fais aucune difficulté de faire à M. le général Savary les trois déclarations suivantes:

«1o Si l'Empereur des Français avait l'extrême bonté de m'entendre, j'aurais sans doute l'honneur de lui parler de la maison de Savoie;

«2o Je ne prononcerais pas le mot de restitution;

«3o Je ne ferais aucune demande qui ne serait pas provoquée.

«J'ose croire que ces trois déclarations excluent jusqu'à l'apparence de l'inconsidération, et, quand même mon désir serait repoussé, j'ose croire encore que Sa Majesté l'Empereur des Français n'y verrait rien qui choque les convenances, rien qui ne s'accorde parfaitement avec la juste idée qu'il doit avoir de lui-même.»

XXIV

L'empereur Napoléon ne répondit même pas à une demande d'audience si extraordinaire et qui ne pouvait que l'embarrasser. Il ne pouvait sacrifier ses départements du Piémont incorporés à l'empire à une conversation éloquente avec un homme d'excentricité. Il ne pouvait improviser un trône pour M. de Maistre sans détrôner ou un autre souverain des vieilles races, ou un nouveau souverain de sa propre maison. Le rêve eut un triste réveil.

Tout fut connu. La cour de Cagliari, de plus en plus surprise, ne ménagea pas les termes dans sa réprimande à son ministre en Russie. Nous voyons le contre-coup de ces mécontentements très-graves de la cour de Cagliari à l'amertume des répliques du comte de Maistre dans une de ses lettres, du 2 juin, au chevalier Rossi, qui lui avait transmis avec une rudesse mal mitigée le mécontentement du roi.

«Il y a une expression de votre lettre, répond M. de Maistre au chevalier Rossi, qui m'inspire à moi les réflexions les plus profondes et les plus tristes. Ce qui peut vous arriver de plus heureux pour vous, m'écrivez-vous, c'est que, etc., etc. (Sans doute qu'on oublie à Cagliari une telle aventure.)

«Vous m'obligeriez beaucoup de me dire ce qui pourrait m'arriver de plus malheureux. Entrez dans cette triste analyse, examinez de tous les côtés où il est possible de blesser et de punir un homme; vous verrez que tout est fait déjà, et qu'il n'y a plus moyen de tuer un cadavre et de frapper sur rien.... Vous saisissez votre plume massive, et vous m'écrivez comme à un jeune homme qui débuterait dans le monde et qui chercherait une réputation, je pourrais même ajouter: comme à une espèce de mauvais sujet. Vous souhaitez pour mon bien que je ne sois pas parti pour Paris, et vous m'apprenez même que le roi veut bien ne pas donner une interprétation sinistre à ma démarche!—Était-ce donc pour mon plaisir que je voulais aller à Paris?...»

À la suite de ces reproches et de ces récriminations, le comte de Maistre accusait très-injustement sa cour d'ingratitude et même de persécution envers lui. L'humeur ici manquait, non de fierté, mais de justice. Le peu de biens, dans la Savoie, dont il avait craint un moment d'être dépouillé en qualité d'émigré lui avait été rendu; le modeste emploi de sénateur au tribunal de Chambéry, emploi aussi peu rétribué que peu imposant, n'étaient pas de grands sacrifices comparés au rang d'ambassadeur à une des premières cours de l'Europe, aux titres, aux dignités éminentes, aux décorations, au traitement dont il était honoré par le trésor si pauvre de Sardaigne, et enfin aux faveurs très-utiles dont il jouissait, lui, son frère et son fils, par l'amitié de l'empereur de Russie. Les plaintes dépassaient évidemment ici les griefs. Nous avons vu un autre grand écrivain politique, comblé de dons et d'honneurs par les princes de la maison de Bourbon, remplir également le monde de ses plaintes mal fondées contre leur prétendue ingratitude. Il est plus aisé d'être exigeant envers les autres que juste envers soi-même. Seulement ce grand écrivain racontait ses griefs à l'univers, et M. de Maistre ne publiait ses amertumes que dans ses dépêches confidentielles à sa cour.

Il manifeste déjà à demi-mot, dans ses dépêches un peu récriminatoires, l'intention de chercher une plus solide base de sa vie auprès de l'empereur Alexandre. Il obtient, en attendant, du roi de Sardaigne, l'autorisation d'attacher son fils au service de Russie. Cette autorisation lui est accordée; le roi y ajoute une pension de quatre-mille francs pour ce jeune homme. Des commérages politiques sur la cour de Russie remplissent en partie le reste de ces dépêches.

Le général Caulaincourt, ambassadeur de France après Savary, le traitait dans ses lettres avec une dédaigneuse brutalité de style. Le silence de Napoléon aux avances du grand écrivain avait aigri l'encre du comte de Maistre. Quelques-uns de ces commérages sont peu dignes d'une plume sérieuse. Les amours de l'empereur Alexandre avec la belle princesse Maria-Antonia, que nous avons connue nous-mêmes sur le déclin encore rayonnant de sa beauté, sont racontés avec une légèreté qui étonne.

«Ce n'est point une Montespan, dit-il; c'est une la Vallière, hormis qu'elle n'est pas boiteuse et que jamais elle ne se fera carmélite.»

Son rôle d'ambassadeur courtisan fait fléchir son rigorisme. Il va chez la beauté en crédit et se vante de sa faveur auprès d'elle.

«Dimanche dernier, 3 septembre, il y eut une fête superbe chez la favorite, à la campagne: bal, feu d'artifice magnifique sur la rivière et souper de deux cents couverts. Nous ne fûmes pas peu surpris de n'y voir ni l'ambassadeur de France ni aucun Français. Tous les appartements étaient ouverts et illuminés. Dans le cabinet de la belle dame, décoré avec la plus somptueuse élégance, nous vîmes au-dessus du sopha, devinez quoi? le portrait du prince Schwarzenberg. Tout le monde se touchait du coude:

Allez, allez voir! Depuis plus d'une année je n'allais plus dans cette maison, et j'ai su qu'on m'en a loué comme d'un trait de politique, parce qu'on a cru que je m'étais retiré pour n'avoir pas l'air d'intriguer et de m'attacher à cette ancre pour me tenir ferme. Certes, on me faisait beaucoup d'honneur. Je n'entends rien du tout à cette tactique; je n'y allais plus par indolence, et aussi parce que quelque chose m'avait déplu là. Mais cette fois j'ai été invité en personne par le maître de la maison; je lui dis en riant: Mais, Monsieur, il faudra que vous ayez la bonté de me présenter de nouveau à madame comme un homme qui arrive; ce qui fournit la matière à un badinage aimable lorsque j'entrai. La belle Maria-Antonia recevait son monde avec sa robe blanche et ses cheveux noirs, sans diamants, sans perles, sans fleurs; elle sait fort bien qu'elle n'a pas besoin de tout cela. Le negligenze sue sono artifici. Le temps semble glisser sur cette femme comme l'eau sur la toile cirée. Chaque jour on la trouve plus belle. Je comprends que la sagesse pourrait éviter ce filet, mais je ne comprends guère comment elle pourrait en sortir. Elle a d'ailleurs, à ce qu'il paraît, complétement deviné le grand secret de sa position: Ne faites pas attention aux distractions. Moyennant cela je la crois invincible, ou, si vous aimez mieux, inébranlable. On s'était imaginé certaines choses, mais tout s'en est allé en fumée.»

Quelques dépêches confidentielles à sa cour vont même au delà; telles sont les lettres semi-plaisantes, semi-sérieuses, dans lesquelles il demande, pour épier les secrets diplomatiques des maris, un secrétaire d'ambassade jeune, beau, séduisant, propre à s'insinuer dans le cœur des femmes. Nous savons bien que c'était là une affectation d'habileté diplomatique à tout prix, une jactance de légèreté qui ne portait point atteinte à la sévérité de ses vrais principes et à la pureté de ses mœurs; mais un rigoriste ne doit pas même badiner avec ces vices de cour, de peur de perdre dans des badinages l'autorité morale avec laquelle il aura à les flétrir comme écrivain.

XXV

Quant à ses vues politiques sur les destinées du Piémont, elles sont parfaitement caractérisées dans une de ces dépêches. Il comprend l'existence importante, mais nécessairement secondaire, de cet État.

«Nous sommes grain de sable, écrit-il, et notre intérêt évident est de nous maintenir grain. Pourquoi agrandirais-je cette maison? dira l'Autriche. Est-ce pour lui livrer une partie de mes possessions en Italie et pour exposer l'autre? Pourquoi l'agrandirais-je? dira la France. Est-ce pour lui donner les moyens de bâtir quelques citadelles de plus sur les Alpes, et de donner à l'Autriche, quand le roi de Sardaigne jugera à propos de s'allier avec elle, un poids décisif contre moi?—Donc tout le monde est intéressé à nous tenir bas.

«Faites encore, ajoute-t-il, une autre réflexion. Supposez que notre souverain de Piémont, n'ayant qu'un titre de prince ou de duc, se contente de régner à la manière des Médicis de Florence, par exemple: vous ne trouverez pas en Europe de pays supérieur au nôtre; mais si le pays est obligé de supporter une couronne royale et si on y bat le tambour, la chose change de face, et le voilà tout de suite trop petit pour être une planète et trop grand pour être un satellite. Nouvelle cause de médiocrité, nous étions trop grands pour être protégés et trop faibles pour agir seuls.»

(Correspondance, page 73.)

Et voilà l'homme que ses commentateurs de Turin d'aujourd'hui veulent représenter comme un ennemi implacable de l'Autriche et comme un zélateur de la conquête de l'Italie par le Piémont! Il déclamait à voix basse contre l'Autriche, en effet, dans ses lettres confidentielles à la cour sarde; mais que reprochait-il à l'Autriche? De trop complaire à la France en lui laissant convertir sans protestation la Savoie, géographiquement française, et le Piémont, embouchure des Alpes, en départements français.

Quelle que fût sa partialité pour la maison de Savoie, le comte de Maistre avait trop de sens pour imaginer que l'Autriche permettrait jamais à un roi de Sardaigne, avec sa brave mais petite armée savoyarde, sarde et piémontaise, de se substituer à l'empire et de conquérir l'Italie, que l'empire lui-même, avec ses six cent mille hommes sous les armes, n'avait jamais pu posséder. Il avait trop de sens aussi pour s'imaginer que la France permettrait impunément à cette maison de Savoie de constituer contre elle, sur les Alpes et au pied des Alpes, à nos portes, une puissance équivoque de quinze ou vingt millions d'hommes, qui, en s'alliant, comme elle l'a toujours fait, avec l'Autriche, formerait une masse de soixante millions d'hommes pesant par leur réunion sur notre frontière de l'Est et du Midi d'un poids qui nous écraserait en se réunissant. Une telle politique serait une témérité envers la France; car les cabinets de Turin et de Vienne auraient la clef des Alpes dans leurs mains unies. Les traités de 1814, même après le reflux victorieux de l'Europe contre nous, avaient tellement compris cette nécessité, pour la France, de ne pas agrandir démesurément la maison ambitieuse de Savoie, que ces traités de 1814 nous avaient laissé en souveraineté française les trois quarts de la Savoie. Les traités de 1815 nous reprirent la Savoie tout entière et agrandirent sans prévoyance et sans justice la maison de Savoie, en lui octroyant, du droit de sa convoitise, la république de Gênes. Les Génois, violentés dans leur nationalité, murmurèrent et se soulevèrent en vain contre cette confiscation de leur indépendance. La légitimité trouva cette fois la confiscation très-légitime.

Le comte de Maistre n'aurait pas conseillé cette usurpation de la république de Gênes à son pays. Il était si peu illusionné sur la convenance et sur la possibilité de la domination du Piémont sur l'Italie qu'il écrit, presque à la même date, au ministre de son roi à Cagliari, en parcourant les hypothèses d'une restauration encore bien douteuse:

«Les considérations morales sont encore plus fortes. Je ne connais point de nation plus véritablement nation et qui ait plus d'unité nationale que la piémontaise; mais cette unité tourne contre la nation, ou, pour mieux dire, contre la maison régnante, en s'opposant à tout amalgame politique. Ne perdez jamais de vue cet axiome: Aucune nation n'obéit volontairement à une autre. Présentez la maison de Savoie à tous les peuples d'Italie qui ont perdu leurs souverains; tous lui prêteront serment avec joie si elle s'établit parmi eux; mais, si elle devait toujours siéger à Turin, tous diraient non. Soumettez les Génois et les Lombards à nos souverains; ils vous diront tous qu'ils sont tous gouvernés par les Piémontais. Allez ensuite en France; demandez à un habitant de Dunkerque ou de Bayonne par qui il est gouverné; il vous répondra: Par le roi de France (j'aime à supposer qu'il est toujours à sa place); jamais il ne lui viendra en tête de vous dire qu'il est gouverné par les habitants de l'Île-de-France, que tous les emplois sont pour ces messieurs, qu'ils viennent faire les maîtres chez les autres, qu'ils veulent tout mener à leur manière, et autres chansons des nations sujettes. Un Français ne comprend pas seulement cela; l'habitant de Dunkerque est Français, celui de Paris est Français; le roi gouverne les Français par les Français: ils n'en savent pas davantage. La Providence, en accordant l'unité nationale à vingt-cinq millions d'hommes, avait fait de la France le plus beau des royaumes après celui du ciel, comme l'a dit Grotius; mais si cette unité échoit à un petit rassemblement d'hommes, plus elle est prononcée, plus elle s'oppose à l'agrandissement du souverain de ce pays. Je pourrais donner beaucoup plus de développement à ces idées; mais, pour abréger, j'arrêterai seulement votre pensée sur un phénomène remarquable: c'est que nulle nation n'a le talent d'en gouverner une autre. Je ne connais aucun peuple que je mette au-dessus des Piémontais pour ce qui s'appelle bon sens et jugement; mais, lorsqu'ils venaient en Savoie pour y commander, ce bon sens n'était plus le même.»

XXVI

On a vu en 1848 combien le comte de Maistre avait eu le sentiment de ces antipathies intestines qui empêchent tout amalgame durable entre les diverses nationalités italiennes, sous un sceptre italien, et plus peut-être sous un sceptre italien que sous un protectorat étranger. Le jour où le roi de Piémont Charles-Albert laissa transpirer seulement l'ambition de changer la couronne de Sardaigne contre la couronne d'Italie, Milan bondit sous ses pieds contre Turin, et les peuples de la Lombardie désavouèrent leur prétendu libérateur piémontais. La confédération seule est le mode futur de l'indépendance italienne, parce qu'elle laisse, à chacune des nationalités si diverses et si justement fières de la Péninsule, son nom, sa capitale, ses mœurs, sa langue, sa dignité, son poids personnel dans l'ensemble. La conquête et l'unification par le Piémont n'est qu'un rêve. Ce n'est pas le Piémont qu'il faut grandir; c'est l'Italie qu'il faudra constituer libre et diverse comme l'a fait la nature.

L'ambition turbulente de la maison de Savoie est un mauvais auxiliaire. La convoitise d'une cour pressée de s'annexer la Lombardie n'est pas un casus belli légitime pour la France. Quand une prétention nouvelle et envahissante de l'Autriche viendra fournir à la France ce casus belli légitime, seule excuse qui puisse justifier une guerre européenne, ce n'est pas avec la maison de Savoie qu'il faudra s'allier offensivement et défensivement, c'est avec la Péninsule tout entière. Alors vous aurez délivré la première race d'hommes de la terre pour attester à l'avenir la reconnaissance du monde envers l'Italie, alma parens, et votre œuvre subsistera, parce que l'Italie entière aura sa place dans cette nouvelle ligue des Achéens. Autrement vous n'aurez fait qu'agrandir sur votre frontière un ami suspect et un ennemi dangereux, et rien ne subsistera de votre œuvre sanglante et éphémère; car l'Italie veut bien obéir à elle-même, mais elle ne consentira jamais à obéir à ce qu'il y a de moins italien en elle: une monarchie composée de braves montagnards, de rudes insulaires et d'héroïques Cisalpins, propres à la défendre, inhabiles à la dominer. La baïonnette n'est pas un sceptre; une confédération libre doit seule tenir dans ses mains collectives le sceptre de l'Italie. Nous pensons à cet égard comme le comte de Maistre.

XXVII

Voilà, comme homme, le véritable portrait du comte de Maistre, avant l'époque où il devint illustre par sa plume: une famille angélique, un époux irréprochable, un père tendre, une piété de femme sucée avec le lait d'une mère, une vertu antique, sauf quelques égarements d'esprit, une ambition honnête, mais trop active et peu modeste, une fidélité à son roi bien récompensée, mais une fidélité impérieuse forçant la main à son gouvernement, enfin un publiciste très-contestable et très-variable, qui, pour conserver sa réputation d'infaillibilité, corrigeait après coup ses oracles quand la fortune démentait ses prévisions, et qui savait être toujours de l'avis des événements, ces oracles de Dieu.

Voyons maintenant en lui l'écrivain et le philosophe.

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

FIN DU SEPTIÈME VOLUME.

Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie.

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