Cours familier de Littérature - Volume 10
The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 10
Title: Cours familier de Littérature - Volume 10
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: October 3, 2011 [eBook #37604]
Language: French
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATUREUN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINETOME DIXIÈME
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.1860
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATUREREVUE MENSUELLE.
X
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.
LVe ENTRETIEN
L'ARIOSTE
(1re PARTIE).
I
Sortons un moment de l'art sérieux pour donner quelques heures d'attention à l'art du badinage; c'est le même art au fond, mais appliqué à l'amusement de l'esprit au lieu de s'appliquer à l'émotion de l'âme. Il faut s'amuser après tout, dit Voltaire; nous pensons, à cet égard, comme lui. Il faut avoir du plaisir, le plaisir est une des fonctions de l'homme; ce n'est pas en vain que la nature a donné le sourire à nos lèvres: seulement il faut que le plaisir soit innocent, délicat, spirituel, gracieux, et qu'on ne rougisse pas d'avoir joui. Après avoir souri avec un grand poëte comme Arioste, on rit avec un grand comique comme Molière. En d'autres termes, s'il faut s'enivrer de temps en temps, il ne faut s'enivrer que de bon vin et non pas de vil et dégoûtant breuvage. En d'autres termes encore, il faut lire l'Arioste et non pas l'Arétin; il faut lire le Roland furieux et non la Pucelle.
Ouvrons donc ensemble ce poëme inimitable, œuvre badine d'un homme qui n'a point eu d'égal dans l'antiquité, point d'émule dans les temps modernes: le divin Arioste.
II
C'est un privilége unique de l'Italie entre toutes les nations d'avoir eu deux jeunesses. Les autres nations, comme les autres hommes, n'en ont qu'une: quand elles sont vieilles, c'est pour toujours; quand elles sont mortes, c'est pour jamais. Malgré les théories plus chimériques que réelles de ce soi-disant progrès indéfini et continu, qui conduit les peuples, par des degrés toujours ascendants, à je ne sais quel apogée, indéfini aussi, de la nature humaine, l'histoire religieuse, l'histoire militaire, l'histoire politique, l'histoire littéraire, l'histoire artistique, ne nous montrent pas un seul peuple qui, après la perfection, ne soit tombé dans la décadence. Hélas! ajoutons, ce qui est plus juste, qu'elles ne nous en montrent presque aucun qui, de la décadence, soit remonté à la perfection. Les résurrections sont d'immortelles espérances pour l'autre monde; mais, pour celui-ci, on n'y ressuscite pas.
Il n'y a, disons-nous, qu'une exception unique à cette loi de l'irrémédiable décadence des lettres et des arts: c'est la seconde jeunesse et la seconde littérature de l'Italie au quinzième et au seizième siècles, après quatorze ou quinze cents ans de dégradation. C'est un phénomène qu'on n'a pas assez étudié, et qui ne s'explique, selon nous, que par deux causes: d'abord la prodigieuse fécondité morale de la race italienne; ensuite la séve nouvelle, vigoureuse, étrange, que les lettres grecques et latines, renaissantes et greffées sur la chevalerie chrétienne, donnèrent à cette époque à l'esprit humain en Italie.
Quoi qu'il en soit, on s'extasie de surprise et d'admiration quand on voit une terre qui a perdu l'empire du monde, puis sa propre liberté, puis ses dieux, puis sa langue même; une terre qui avait produit Cicéron, Horace, Virgile, reproduire tout à coup, dans une autre langue, mais dans un même génie, Dante, Arioste, Pétrarque, le Tasse et Machiavel.
Nous avons parlé de Dante, de Machiavel; nous vous parlerons bientôt de Pétrarque, du Tasse. Aujourd'hui nous ne voulons vous entretenir que de l'Arioste, l'Homère du badinage.
III
Nous sommes allé une fois à Ferrare, uniquement pour visiter la terre où l'Arioste chanta et la maison qu'il construisit du prix de ses chants; plus sage ou plus heureux que le Tasse, qui ne se construisit, dans la même ville, qu'une loge dans un hôpital de fous!
Cette maison d'Arioste est encore vide aujourd'hui, comme par respect pour sa mémoire: excepté une veuve ou un fils, qui oserait habiter la demeure d'un homme surhumain?
Elle est petite, étroite et basse, cette maison; sa façade en briques, percée d'une porte et de deux fenêtres, ouvre sur une longue rue solitaire et silencieuse, pareille aux rues désertes, quoique élégamment bâties, des quartiers ecclésiastiques de Rome. On dirait d'un long cloître de chanoines dans les environs d'une cathédrale. Un corridor fait face à la porte de la rue; une chambre à droite, une autre à gauche, forment tout le rez-de-chaussée; un petit escalier de pierre conduit par peu de marches au premier et seul étage de la maison. Là étaient la chambre et le cabinet de travail du poëte; les fenêtres prennent jour sur un petit jardin carré entouré d'un mur de briques et entrecoupé de plates-bandes d'œillets. Ce jardin, quoique un peu plus grand, est tout à fait semblable aux petits parterres encaissés de hauts murs, qui sont attenants à chaque cellule de chartreux dans les vastes chartreuses d'Italie ou de France. Il y a autant d'herbes parasites sur le gravier des petites allées, autant de toiles d'araignées filées sur les arbres et sur les murs, autant de silence; seulement il y a plus de rayons de soleil pour égayer les passereaux gazouillant sur les tuiles rouges, et pour réchauffer le poëte, quand il y descendait dans le frisson de la composition.
Arioste était très-fier d'avoir pu construire avec une certaine élégance architecturale cet édifice pour ses vieux jours, du prix de ses vers. On le juge à l'inscription en lettres romaines qui surmonte la porte:
PARVA, SED APTA MIHI,
SED NULLI OBNOXIA,
SED NON SORDIDA, PARTA
MEO SED TAMEN ÆRE
DOMUS!inscription qu'on peut traduire ainsi en vulgaire français:
«Maison petite, mais construite à ma convenance, mais n'enlevant le soleil à personne, mais d'une propreté élégante, et cependant bâtie tout entière de mes deniers personnels!»
Nous y restâmes plusieurs heures accoudé, tantôt à la fenêtre de la rue, tantôt à la fenêtre du jardin, nous faisant à nous-même la charmante illusion qu'Arioste allait rentrer, et que nous allions jouir d'une soirée d'entretien avec ce bon sens exquis, avec cette philosophie souriante et avec cette poésie fantasque qui s'appelèrent autrefois l'Arioste.
L'Angelus qui sonnait en carillon dans les nombreux clochers de Ferrare et dans la tour carrée du palais des princes de la maison d'Este, nous arracha à cette illusion et nous rappela à l'hôtellerie.
IV
Louis Arioste était né à Reggio, dans le duché de Modène, le 8 septembre 1474. Sa famille était noble; son père servait le duc Hercule d'Este dans l'administration et dans la magistrature; ses fonctions l'appelèrent à Ferrare, où il finit ses jours dans la faveur du prince. Il avait dix enfants; le poëte était l'aîné de cette belle et nombreuse famille, comme si la Providence l'avait prédestiné à être le patron et le second père de tant de sœurs et de tant de frères. Il se montra de bonne heure digne de cette tutelle sur sa famille par la sagesse de sa conduite, le bon sens de son esprit, la gravité précoce de ses mœurs, l'élégance de ses manières à la cour des princes de la maison d'Este. Cette cour ressemblait à une colonie de la cour d'Auguste, de Léon X ou des Médicis, transplantée dans la basse Italie; des princes lettrés, des princesses héroïnes d'amour, de poésie ou de romans, des cardinaux aspirant à la papauté, des érudits, des artistes, des poëtes moitié chevaliers moitié bardes, s'y réunissaient tous les soirs dans les salles somptueuses d'Hercule d'Este à la ville et à la campagne. Ferrare était le salon de l'Italie; la noblesse, la jeunesse, la beauté, la modestie d'Arioste, le rendaient, comme le Tasse le fut bientôt après lui, l'ornement et le favori des hommes et des femmes de cette cour. La poésie était née avec lui: il ne tarda pas à laisser échapper sous toutes les formes les chefs-d'œuvre légers de son imagination; des odes, des sonnets, des bergeries, des pièces de théâtre composées à la requête d'Hercule d'Este ou de son frère le cardinal Hippolyte d'Este, répandirent son nom jusqu'à Florence et à Venise. Il ne négligeait pas cependant les fonctions plus graves qu'il remplissait comme administrateur à Ferrare ou dans les provinces; c'était un de ces esprits multiples, mais précis, qui disposent à volonté de leurs facultés diverses, et qui savent tantôt se servir de leur imagination, tantôt la dompter pour la réduire à son rôle dans la vie: le charme, l'ornement ou l'amusement de l'existence.
Mais il se sentait trop riche d'imagination et de poésie pour en gaspiller les trésors en menue monnaie de cour et de fêtes, dans une capitale de province. Il résolut, vers l'âge de quarante ans, de construire un monument épique dans un style sans modèle dans l'antiquité, qu'on pourrait appeler un badinage immortel.
L'esprit de son temps était moins à l'héroïsme qu'aux aventures. L'Italie tout entière, après avoir combattu, s'amusait; le roman avait naturellement succédé au poëme; les légendes, moitié héroïques, moitié amoureuses, du moyen âge et de la chevalerie, étaient dans la mémoire et dans la bouche des cours et du peuple. Cette héroïque folie de l'esprit humain n'avait pas eu encore son expression complète dans une épopée. Le chroniqueur Turpin, archevêque de Reims, avait fourni par ses écrits appelés romans une immense matière aux poëtes. C'était l'Hérodote des temps de Charlemagne.
C'était en France que le roman était né; les troubadours provinciaux, poëtes nomades et populaires, avaient donné le nom de leur langue, roman, à ce genre de composition. Ces romans, dans lesquels Arioste allait puiser les fables et les merveilles de ses chants, rappelaient plus encore la Perse et l'Arabie que la France. C'étaient des espèces de Mille et une Nuits occidentales, récits merveilleux de l'imagination des harems, des cours et des camps, auxquels on ne demandait aucune vraisemblance, mais de la galanterie, de l'héroïsme, de l'imprévu et du prodige; les héros, les chevaliers, les enchanteurs, les fées, les femmes, en étaient les acteurs obligés; on rattachait ces aventures à quelques traditions historiques du temps de Charlemagne et de sa Table Ronde, ou bien au temps de l'invasion des Sarrasins en Espagne et en France. On prenait ces récits tantôt au sérieux dans le peuple, tantôt en plaisanterie dans les cours; de ce mélange indécis de sérieux chez les ignorants, de plaisanterie chez les lettrés, était né le germe d'épopée héroï-comique qui florissait alors en Italie. Nous n'en ferons pas l'histoire. Le poëme de Pulci, premier type de don Quichotte et source inépuisable où puisa Arioste, le grotesque cieco da Ferrara; le Roland amoureux de Boïardo, merveilleuse débauche de verve de ce poëte, dans lequel Arioste n'eut qu'à prendre tous ses personnages, déjà familiers à la multitude de son temps; tous ces poëmes héroï-comiques et beaucoup d'autres moins célèbres ouvraient la voie à Arioste: il n'avait qu'à y marcher mieux que ses devanciers. Il allait se jeter dans des chemins déjà frayés à travers des aventures déjà populaires, et faire mouvoir des personnages historiques ou romanesques déjà familiers à l'esprit du siècle: seulement il pouvait à son gré prendre ces personnages au sérieux, comme le Dante ou le Tasse, ou les prendre en bouffonnerie comme le Pulci ou le Boïardo, ou enfin les prendre en bonne et gracieuse plaisanterie héroïque, comme il le fit lui-même. La nature attique et délicate de son imagination, la nature élégante et raffinée de la cour de Ferrare, ne lui permettaient pas d'hésiter; il prit son sujet en grâce, en folie, en ironie légère, tel qu'il convenait à un grand poëte qui voulait badiner et non corrompre.
V
Cela fait, il employa les dix plus fortes années de sa vie studieuse et solitaire à écrire le Roland furieux, le dernier mot de l'imagination humaine!
Nous avons partagé longtemps l'espèce de dédain que les esprits sérieux et tristes éprouvent par prévention contre ce miraculeux badinage. On n'est pas toujours d'humeur de s'amuser ou de plaisanter, même avec le plus beau génie des temps modernes. Un homme bien supérieur à nous, Voltaire lui-même, quoique coupable d'une débauche d'esprit bien autrement cynique et bien autrement répréhensible dans son poëme de la Pucelle, avait commencé, comme nous, par mépriser l'Arioste sur parole; mais quand il eut vieilli, quand il eut essayé vainement lui-même d'imiter et d'égaler cet inimitable modèle de plaisanterie poétique, il changea d'avis; il se reconnut vaincu, il écrivit les lignes suivantes en humiliation et en réparation de ses torts:
«Le roman de l'Arioste, dit-il dans son examen des épopées immortelles, est si plein et si varié, si fécond en beautés de tous les genres, qu'il m'est arrivé plusieurs fois, après l'avoir lu tout entier, de n'avoir d'autre désir que d'en recommencer la lecture. Quel est donc le charme de la poésie naturelle?... Ce qui m'a surtout charmé dans ce prodigieux ouvrage, c'est que l'Arioste, toujours au dessus de sa matière, la traite en badinant; il dit les choses les plus sublimes sans effort, et il les conclut souvent par un trait de plaisanterie, qui n'est ni déplacé ni recherché. Ce poëme est à la fois l'Iliade, l'Odyssée et le Don Quichotte; car son principal héros devient fou comme le héros espagnol, et est infiniment plus plaisant. Il y a bien plus: on s'intéresse à Roland, et personne ne s'intéresse à Don Quichotte, qui n'est représenté dans Cervantes que comme un insensé à qui on fait continuellement de mauvais tours........ Il y a dans le Roland furieux un mérite inconnu à toute l'antiquité, ce sont les exordes de ses chants; chaque chant est comme un palais enchanté dont le vestibule est toujours dans un goût différent: tantôt majestueux, tantôt simple, même grotesque; c'est de la morale, de la gaieté, de la galanterie et toujours du naturel et de la vérité.» (Ici Voltaire traduit en vers, mais traduit faiblement, quelques-uns des délicieux exordes que j'essayerai, à mon tour, de vous traduire en prose.)
«Il a été donné au seul Arioste, continue-t-il, d'aller et de revenir des descriptions les plus terribles aux peintures les plus gracieuses, et de ces peintures, à la morale la plus sage. Ce qu'il y a de plus extraordinaire encore, c'est d'intéresser vivement pour les héros et les héroïnes dont il parle, quoiqu'il y en ait un nombre prodigieux. Il y a, dans son poëme, presque autant d'événements pathétiques qu'il y en a de grotesques. Arioste fut le maître et le modèle du Tasse; l'Armide est d'après l'Alcine..... Je n'avais pas osé autrefois le compter parmi les poëtes épiques; je ne l'avais regardé que comme le premier des comiques; mais en le relisant je l'ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais très-humblement réparation. Le pape Léon X publia une bulle en faveur de ce poëme et déclara excommuniés ceux qui en diraient du mal. Je ne veux pas encourir cette excommunication.»
Nous savons, en effet, que deux souverains pontifes firent à l'Arioste l'honneur de louer dans des bulles l'innocente et ravissante plaisanterie du poëte de Ferrare, malgré les stances un peu trop lestes dont quelques-uns de ses chants sont un peu trop diaprés. Mais nous ne tenons pas pour avérée l'excommunication mentionnée par Voltaire. Ces légèretés du style de l'Arioste, au reste, étaient dans les mœurs de son pays et de son temps.
À ces observations de Voltaire il faut en ajouter une, qui donne seule le secret de la composition de l'Arioste et du succès de cette œuvre en Italie. Ce secret, c'est le caractère national des Italiens, c'est le génie du lieu et du peuple.
L'Italien est le seul peuple antique ou moderne qui ait à la fois assez d'imagination pour s'enthousiasmer du merveilleux, et assez d'esprit pour se moquer de son propre enthousiasme. C'est de cette double faculté qu'est né le genre héroï-comique; ce genre a besoin, pour être cultivé et senti, d'une dose égale d'enthousiasme dans le cœur et de raillerie dans l'esprit. C'est précisément là le caractère de l'Italien moderne: il imagine, et il rit de ses propres imaginations; c'est aussi le caractère de la vieillesse dans les nations et dans les individus. Quand l'Italie commença à vieillir, elle produisit les poëmes facétieux du Morgante, du Roland amoureux, du Roland furieux; quand l'Espagne toucha à sa sénilité, elle produisit le Don Quichotte; quand la France sentit les atteintes de l'âge après son dix-septième siècle, elle produisit Voltaire et la Pucelle; quand l'Angleterre eut passé son âge de raison pour arriver à son âge de désillusion littéraire, elle produisit le Don Juan de Byron, ce poëme de l'ironie de toute chose, même de l'amour et de la poésie. Aussi tous ces ouvrages et tous ces poëmes, où l'écrivain ou le poëte se moquent un peu d'eux-mêmes et de leurs lecteurs, ne peuvent être lus avec agrément qu'à deux époques de la vie: ou quand on est très-jeune et qu'on n'a pas encore pleuré; ou quand on est très-mûr et qu'on ne pleure plus. Très-jeune, on a ce franc rire de l'enfance qui n'a point de remords ou de retour sur les tristesses de la vie encore en fleur; très-vieux, on a ce rire un peu amer des derniers jours, où l'esprit, trop expérimenté des illusions de la vie, se moque du cœur qui s'est refroidi dans les poitrines. Nous ne conseillerons donc jamais à un homme dans la maturité active de la vie, de lire l'Arioste; à l'âge où les passions sont sérieuses, on ne comprendrait pas ce badinage avec l'héroïsme ou l'amour. Le livre, quoique délicieux, tomberait des mains. Il faut le lire avant l'âge des passions: c'est ainsi que nous l'avons lu la première fois nous-même, avant notre vingtième printemps; c'est ainsi que nous le relisons aujourd'hui après notre soixantième hiver.
J'aime à me retracer avec vous le lieu, l'époque, les personnes, au milieu desquels je lus ou j'entendis lire pour la première fois cette féerie du cœur et de l'imagination qu'on appelle le Roland furieux. Le lieu, la saison, les personnes, étaient admirablement adaptés par le hasard à cette ravissante lecture. Laissez-moi recomposer la scène et le tableau.
VI
C'était en Italie. J'avais dix-neuf ans; le printemps de la nature correspondait au printemps de mes sensations. Sur une des collines légèrement boisées d'oliviers, de mûriers et de myrtes, qui dominent non loin de Venise la mer Adriatique, et qu'on appelle les collines euganéennes, s'élève un vaste château de plaisance, ou plutôt une de ces villas de luxe, dans lesquelles les familles italiennes des villes voisines s'établissent au printemps et en automne pour la villegiatura, c'est-à-dire pour prendre du bon temps et du bon air dans un voluptueux loisir, après les lassitudes du carnaval.
La villa était flanquée du côté du nord par une muraille végétale de hauts et noirs cyprès qui la garantissaient du souffle des Alpes allemandes; du côté du midi et de l'orient, elle était entourée de belles terrasses enchâssées de caisses d'orangers qui formaient voûte de feuilles sur la terre, et, quand le vent de mer les secouait, tapis de fleurs blanches sous les pieds. Deux grands bassins encadrés de marbre noirci par les années clapotaient doucement au milieu des terrasses; chacun de ces bassins avait au milieu de l'eau un groupe de sculpture vernissé de mousses, où des Neptunes, des Naïades, des dauphins, vomissaient de leurs gueules, ou distillaient de leurs cheveux, ou faisaient jaillir de leurs tridents des jets d'eau en léger gazouillement, qui répandaient un son d'harmonica dans les jardins et jusque dans les salles de la demeure. À l'angle extérieur d'une de ces terrasses on descendait par une voûte souterraine en cailloutage dans une grotte rustique d'où l'on voyait glisser, comme des cygnes sur une pièce d'eau, les voiles de la mer Adriatique. Quand le vent de Libecio agitait les vagues, on voyait frissonner la mer et courir l'écume avec ce sentiment de gaieté et d'immortalité que donne au regard cette surabondante vie et cette renaissante jeunesse des éléments qui semblent vivre et qui vivent en effet d'une nouvelle vie tous les matins. L'eau qui découlait des bassins par une rigole de marbre, traversait la grotte avec un léger gazouillement entre des joncs. Des bancs de marbre régnaient tout autour de la grotte; elle était tapissée de fleurs grimpantes renouvelées, à mesure qu'elles se fanaient, par les jardiniers. Une pente rapide de gazon, comme un glacis de forteresse, descendait de là vers la plaine; un bois de pins maritimes s'étendait plus bas entre le glacis et la plaine; ses troncs penchés par le vent, ses rameaux cuivrés par le soleil et les légers parasols de ses cimes laissaient entrevoir la mer entre les branches et par-dessus la tête des arbres. Leurs légers frémissements à la moindre brise d'été remplissaient l'air et la grotte d'harmonies fugitives, semblables à des plaintes d'eau ou à des chuchotements de voix humaines qui se parlent tout bas.
C'était là qu'on passait les heures brûlantes du jour.
VII
J'avais été conduit, par une coïncidence très-naturelle de hasard et de relations de famille, dans ce charmant séjour de villégiature.
La jeune comtesse Héléna G***, fille du prince G*** des États-Romains, était veuve d'un officier supérieur des armées italiennes, mort de ses blessures en Espagne. Ce général était allié à ma famille; il avait amené sa femme en France pendant une de ses campagnes, et il l'avait confiée à l'amitié d'une de mes proches parentes, chez laquelle j'avais eu occasion de la voir souvent quelques années avant mes voyages. Il était naturel qu'elle m'accueillît comme un enfant de la maison, quand mes parents, pour achever mon éducation, m'envoyèrent séjourner dans le pays qu'elle habitait maintenant elle-même; aussi me reçut-elle avec le plus gracieux accueil à la ville dès que je me fus présenté à elle, à titre d'ancienne connaissance et d'ancienne familiarité en France. Elle partait le lendemain pour s'établir avec sa société de printemps dans sa villa des collines euganéennes; elle me proposa, d'un ton qui ne permit pas même l'hésitation, de m'emmener avec elle, et de passer la saison des grandes chaleurs dans ses jardins tempérés par le vent de l'Adriatique.
Il aurait fallu un autre cœur que le mien pour refuser une si agréable hospitalité, à une époque de première jeunesse et de première impression où l'on croit aimer tout ce qu'on admire.
Dieu! qu'elle me parut embellie et épanouie par les trois années d'absence et de veuvage qui s'étaient écoulées depuis que je l'avais vue pour la première fois! Le ciel d'Italie a des rayons qui font fleurir deux fois les femmes comme les citronniers de cette terre; elles ont autant de printemps que d'années, jusqu'à l'âge où il n'y a plus de printemps que dans le ciel; c'est alors qu'elles disparaissent du monde et qu'on ne revoit plus leurs charmants fantômes que dans les corridors des monastères ou sous les colonnades de leurs églises; de là leurs rêves montent pieusement au paradis, qui n'est encore pour elles qu'une dernière floraison de leur éternelle jeunesse.
La comtesse Héléna pouvait avoir trente ou trente-quatre ans à cette époque: encore ne pouvait-on lui donner ce nombre d'années que par réflexion, et en voyant à côté d'elle grandir au niveau de sa tête une charmante fille unique de quinze ans, qu'on appelait Thérésina: mince, svelte, élancée, et pour ainsi dire diaphane.
La beauté de la comtesse Héléna, ou, comme on l'appelait parmi ses amies, par abréviation familière, Léna, ne pouvait se peindre: les mots et les couleurs, quelque nuancés qu'ils soient, ont des limites que le talent même de l'Arioste ou de Corrége ne peut dépasser; la beauté féminine n'en a pas, de limites. On aurait plutôt pu la chanter en musique qu'on n'aurait pu la décrire en paroles ou la représenter en couleurs. Il y a telle mélodie de Rossini, entendue dans une barque portant deux fiancés sur une mer lumineuse, par une belle lune d'été, dans le golfe de Naples, qui m'a fait revoir mille fois plus vraie dans l'imagination la comtesse Léna, que tous les portraits et toutes les descriptions du monde. Moi-même j'ai essayé vingt fois dans ma vie, à tête reposée, de décrire sur une page en vers ou en prose cette indescriptible figure avec tous les détails des traits, des yeux, de la bouche, des cheveux, de l'attitude, sans avoir jamais pu y réussir. Je déchirais la page après l'avoir écrite; je jetais la prose ou les vers au vent, comme un peintre jette son pinceau impuissant sur sa toile. On ne décrit pas l'ivresse, on ne peint pas la verve; la beauté est la verve de la nature; la sienne semblait enivrer l'air qui l'enveloppait et qui devenait lumineux et tiède en la touchant; elle marchait, comme les héroïnes surnaturelles de l'Arioste, dans un limbe d'attraits et de fascination auquel on n'essayait même pas d'échapper.
Ce n'était cependant ni sa taille, plutôt harmonieuse qu'élancée, ni ses cheveux blonds, dorés comme les régimes de mais suspendus aux toits des chaumières de ses collines, ni ses yeux bleus, plus foncés que les eaux de sa mer Adriatique, ni sa bouche souriante, ni ses dents de nacre, ni sa tête ondoyante sur son cou de marbre un peu long, comme la tête légère de la jument arabe sur son encolure, ni sa démarche un peu traînante et un peu serpentante, comme celle de la femme turque accoutumée au divan, et qui traîne ses pieds nus dans ses babouches au bord de ses fontaines; ce n'était pas même le timbre enchanteur de sa voix, où tintait un rire sonore et léger sur une basse de mélancolie douce et tendre; non, ce n'était rien de tout cela qui pouvait donner le trait dominant à ce portrait d'Italienne du Nord. Il n'y a qu'un mot qui me la représente, et ce mot est étrange à force de vérité: c'était une âme à fleur de peau! Sa beauté était une transparence; on voyait au fond de son cœur, et tout ce qu'on y voyait était si bon, si tendre, si intelligent, si serein, si souriant et si compatissant à la fois, qu'on ne savait plus, en la regardant, si c'était l'enveloppe ou la personne qu'on admirait involontairement et unanimement en elle; ou, pour mieux dire, on ne pensait plus à admirer, on s'attendrissait: l'attendrissement est la vraie forme, la forme pathétique de l'admiration. Et puis cependant elle était si gaie et si jeune d'esprit que cet attendrissement, sans cesse dévié par son sourire, n'allait pas jusqu'à la passion et s'arrêtait au charme; le charme est ce crépuscule et ce pressentiment de l'amour, où l'amour devrait s'arrêter éternellement, pour n'arriver jamais jusqu'au feu, jusqu'à l'amertume et jusqu'aux larmes.
Telle était la comtesse Léna; je n'ai connu que madame Malibran, sa compatriote, qui me l'ait rappelée, non pour la beauté, mais pour l'attraction de l'âme. Hélas! elles ne sont plus, ni l'une ni l'autre, sur cette terre; elles sont remontées à ces régions inconnues d'où les belles matinées se lèvent derrière les montagnes de leur pays, et où les beaux soirs s'éteignent dans leur belle mer Adriatique. Quelques vagues, attardées comme nos cœurs, gardent leurs derniers reflets et les roulent jusqu'à la nuit, d'un rivage à l'autre, avec des lueurs et des soupirs qui donnent leur mélancolie même aux éléments.
VIII
La société très-restreinte que la comtesse Léna emmenait avec elle à la campagne pour passer la villegiatura se composait, outre sa fille, d'un vieil oncle de son mari. On l'appelait le canonico. Ce nom de chanoine lui venait sans doute d'un prieuré ou d'un canonicat qu'il possédait aux environs de Padoue. C'était une de ces figures semi-joviales et semi-sérieuses, comme il y en a tant parmi les membres les plus irréprochables du haut clergé séculier en Italie. Quoique très-exemplaire dans ses mœurs et très-pieux dans ses pratiques, le canonico n'avait rien du rigoriste dans ses plaisirs d'esprit; il avait un tel fond d'innocence dans le cœur, qu'il ne se scandalisait jamais des légèretés décentes de lecture ou de conversation autour de lui. La pruderie n'est pas la meilleure preuve de bonne conscience. Il n'avait aucune pruderie; le fin rire et la douce piété s'accordaient parfaitement sur ses lèvres; il n'entendait mal à rien; son bréviaire sous le bras en sortant de la chapelle, rien ne lui paraissait plus naturel que de prendre un Arioste dans son autre main et de nous en lire quelques stances, qui finissaient souvent par un éclat de rire. Les Italiens n'ont pas, sur ces badinages d'esprit, le rigorisme des Français, et surtout des Anglais. Ce qui badine est rarement coupable à leurs yeux indulgents. Le vice est sérieux, le plaisir est folâtre; la bonne intention et la belle poésie purifient tout à leurs yeux dans l'Arioste: seulement, quand la strophe était un peu trop nue, le canonico jetait son mouchoir sur la page, comme le statuaire chaste jette une draperie ou un feuillage sur une nudité de marbre. Cet excellent homme adorait sa nièce, et surtout sa petite-nièce; il gouvernait la fortune et servait tout à la fois de père spirituel et de père temporel à la maison.
Un professeur de belles-lettres à l'université de Padoue, vieil ami du canonico et de la comtesse, et qui n'avait pas d'autre nom que celui de signor professore, complétait tous les ans la réunion. C'était un homme d'une belle figure, entre cinquante et soixante ans, d'une voix pleine et sonore, accoutumé à remplir les vastes salles de l'université à Padoue. Il portait le front haut comme le verbe; son geste, majestueux et presque héroïque, accompagnait toutes ses paroles, comme s'il eût voulu les sculpter indélébilement dans la mémoire de ses auditeurs. L'habitude de professer donne souvent un pédantisme à la parole et une impériosité au geste, qui révoltent au premier abord; l'homme n'aime pas à vivre avec les oracles. Mais le professore n'avait de l'oracle que l'extérieur; à son attitude près, c'était le plus modeste et le plus conciliant des hommes. Il avait pour fonction unique, dans la société, de rendre une espèce de culte, uniquement poétique, à la comtesse Léna, et de composer sur chacun de ses attraits, sur chacun de ses pas, sur chacun de ses sourires, des milliers de sonnets, qu'on imprimait sur papier rose, qui se distribuaient aux amis de la famille. On a dit plaisamment de ces sonnets lombards ou vénitiens:
Les sonnets que Turin voit éclore en un an
Pourraient près de Ferrare engorger l'Éridan.Le professeur avait, en outre, pour fonction, celle de lecteur dans la maison de Léna. Contempteur né de la poésie moderne, et partisan fanatique des écrivains et des poëtes du seizième siècle en Italie, Dante était sa divinité, Arioste était sa monomanie. Il en avait une édition dans toutes ses poches; ces éditions étaient surchargées de notes sur toutes les marges; il écrivait depuis dix ans des commentaires qui devaient élucider toutes les allusions du poëte de Ferrare. C'est par lui que j'appris que l'Arioste, dans un voyage qu'il fit à Florence, vers l'âge de quarante-cinq ans, conçut un amour sérieux et durable pour une charmante veuve florentine à laquelle il adressait mentalement toutes les louanges qu'il donne aux femmes belles et vertueuses, et dont il retraçait quelques souvenirs dans chacun des délicieux portraits de femmes dont son poëme est illustré.
Le canonico et le professore me prirent assez vite en amitié, par indulgence d'abord pour ma jeunesse, par complaisance ensuite pour la comtesse Léna, qui me traitait en frère plus qu'en étranger, et enfin pour ma prédilection de novice en faveur de la langue et de la poésie italiennes: seulement ils se hâtèrent de me prémunir contre mes enthousiasmes juvéniles et inexpérimentés pour la Jérusalem délivrée et pour le Tasse. «Poëme et poëte de décadence, d'afféterie et de boudoir, me disaient-ils tous les deux, avec une moue de mépris sur les lèvres. Jeune homme, ne donnez pas dans ce travers, ajoutaient-ils souvent. L'Italie n'a que trois poëtes: l'un pour le surnaturel, Dante; l'autre pour le naturel, l'Arioste; le troisième pour l'amour, Pétrarque! Défiez-vous des autres: ils ne sont pas du bon temps ni de la bonne langue.
—Je parierais que vous ne connaissez pas l'Arioste!» me dit un jour, avec un air de supériorité un peu dédaigneux, le professeur. J'avouai modestement que je ne l'avais pas lu encore.
«Il ne faut pas le lui faire lire, dit le canonico: il est trop jeune, il y a trop d'amourettes, trop d'Alcine, trop de Zerbin, trop d'Angélique, trop de Médor.
—Oui, mais il y a des Ginevra, dit en rougissant un peu la comtesse, il y a des héros et des femmes adorables qui sont de bien bonne compagnie pour une imagination poétique de dix-neuf ans; pourquoi les lui interdire? On se modèle sur ce qu'on aime: laissez-lui aimer les belles choses, les belles aventures et les beaux vers; peut-être que, plus vieux, il aura eu des chagrins et il aura trop de larmes dans les yeux pour lire ces divins badinages à travers ses pleurs.
—Elle a raison, reprit le canonico, qui jamais ne contredisait sa belle nièce, et je me charge, si vous voulez, de tout concilier. Prêtez-moi votre divin poëme, mon cher professeur, ajouta-t-il en se tournant vers son ami le rhétoricien érudit de Padoue, je me charge de mettre le sinet aux pages avant la lecture, de telle façon que le jeune étranger, la comtesse et même ma petite-nièce Thérésina, pourront tout lire ou tout écouter sans qu'il monte une image scabreuse à l'imagination du jeune homme, ou une rougeur au front de l'innocente. Je me piquerai peut-être un peu les doigts en émondant ce rosier à quarante-cinq feuilles qui enivre depuis trois siècles notre Italie; mais, à mon âge et avec mon caractère, on a la main callée et la peau dure; on peut jouer avec les feux follets de l'Arioste sans craindre de se brûler les doigts ou les yeux.
—Bravo! cher canonico, s'écrièrent en battant des mains la belle comtesse Léna, sa charmante fille, le professeur et moi; nous pourrons lire, et, si nous lisons une stance de trop, nous mettrons tous nos péchés sur la conscience du chanoine.»
Ainsi fut convenu; après souper nous nous endormîmes tous avec la perspective amusante des enchantements, des tournois, des aventures, des amours, des chevaleries, des héroïsmes et des poétiques folies du plus inventif et du plus gracieux des poëtes.
IX
La vie que l'on menait pendant la villégiature, dans la villa de la comtesse Léna et de toutes les familles élégantes d'Italie, était éminemment adaptée à ces longues lectures en commun qui sont l'occupation des longues paresses d'esprit. La villa, immense et paisible, composée de vastes salles tapissées de vieux tableaux, et de quelques chambres hautes sous les toits, ouvrant sur les cours de marbre de l'édifice, ou sur les longues avenues de myrtes et de lauriers taillés en murailles, était généralement silencieuse comme un cloître. On n'y entendait guère que le pas lourd et régulier du vieux majordome de la maison, qui parcourait les corridors pour porter des cruches d'eau aux portes des chambres des hôtes, et le jaillissement monotone des jets d'eau retombant en notes argentines dans les bassins de la cour intérieure. Tous ces édifices, dont l'architecte éloigne avec scrupule les fermes, les basses-cours, les écuries, les cuisines, les logements des serviteurs, semblent avoir été construits surtout pour la sieste, ce sommeil diurne qui occupe un tiers de la journée des Italiens. Les hôtes eux-mêmes se réunissaient et se rencontraient peu dans la maison et dans les jardins, excepté à l'heure du dîner et après la sieste, qui se prolongeait jusqu'au penchant du soleil sur l'horizon de l'Adriatique. Le reste du temps appartenait à la solitude; par moment le bruit d'une fenêtre qui s'entr'ouvrait en battant mélancoliquement contre la muraille, et le bras blanc de la comtesse Léna ou de sa fille qui écartait doucement le rideau pour laisser rentrer le demi-jour dans leur chambre, appelaient l'attention: un petit bâillement sonore qui s'échappait à haute voix de leurs lèvres au réveil, un doux et tendre oïmè! exclamation langoureuse qui accompagne un million de fois par heure, en Italie, le geste de la femme entr'ouvrant ses persiennes après la sieste; c'était là le seul bruit qu'on entendait autour de la villa.
Ce dernier bruit surtout me charmait; j'avais soin de m'éveiller le premier, j'aimais à m'accouder sur ma fenêtre, qui était au-dessus de la fenêtre de la belle veuve, pour recueillir ce doux oïmè! et pour regarder cette blanche main qui se retirait sous sa manche de soie noire, après avoir écarté le contrevent.
Il n'y avait point de déjeuner en famille; chacun jouissait de sa première matinée à sa guise et sans rendre aucun compte de ses heures jusqu'après midi. À sept heures du matin, le vieux, majordome apportait à chacun, sur un petit plateau de vieux laque de Chine, sa mousse de chocolat dans une tasse de Saxe, accompagnée de cinq ou six grissins de Turin, petites flûtes de pain durci au four jusqu'à la moelle, et d'un grand verre de Bohême rempli d'eau à la glace: seul déjeuner des peuples sobres nourris par le soleil, comme les Espagnols, les Italiens, les Portugais, les Américains du Sud.
Après ce frugal repas, on restait ou on sortait, à son caprice. La belle veuve et sa fille s'occupaient dans leur intérieur de quelques détails de ménage avec l'intendant, le majordome et les fermiers de la terre; le chanoine disait sa messe ou lisait son office à l'ombre des longues allées de charmille du parterre; le professeur annotait pour la centième fois son Arioste dans la bibliothèque, pavée de manuscrits. Je prenais un chien au chenil ou un cheval dans les écuries, et j'allais chasser ou chevaucher pendant quelques heures, dans les bouquets de pin ou dans les sentiers de sable de ces collines, à demi vêtues de chaumes ou de bois d'oliviers. Le son de la cloche de l'Angelus dans la tour carrée du village nous rappelait tous au dîner.
On dînait alors en Italie au milieu du jour. Ce repas, chez la comtesse Léna comme partout ailleurs, était sobre et court; une soupe de pâte d'Italie saupoudrée de fromage de Parmesan râpé, du riz, des oeufs, des légumes, quelques poules de la basse-cour ou quelque gibier de la colline; un vin noir, épais et sucré, qui tachait le verre; des figues et des olives du domaine, étaient tout le luxe de ces tables, même dans les plus opulentes villas.
Après le dîner, chacun se retirait de nouveau dans sa chambre pour la sieste; on dormait ou on rêvait, jusqu'à quatre heures. On redescendait alors pour se rencontrer sur les terrasses, et pour commencer nonchalamment une seconde matinée, jusqu'à l'heure où le soleil touchait presque à la mer, où la première rosée du soir mouillait l'herbe, et où l'on annonçait que la calèche était attelée pour la promenade du soir, aussi régulière que le coucher du soleil.
C'étaient ces heures nonchalantes de l'avant-soirée entre la sieste et la promenade du soir, que nous passions dans la grotte de rocaille à respirer l'air de la mer, à causer sans suite, à rêver tout haut, à jouer de la main avec l'eau courante qui scintillait et chantait dans la rigole de marbre à nos pieds. Ce furent celles aussi que nous décidâmes de consacrer tous les jours à la lecture de l'Arioste.
Le canonico avait fait scrupuleusement sa tâche. Après son bréviaire dit pendant la matinée, il nous apporta tout radieux un volume poudreux d'une vieille édition de Venise, en faisant retentir les deux couvertures du volume entre ses grosses mains. Il nous fit apercevoir autant de sinets pendants en bas des pages qu'il y en a ordinairement dans un livre d'église à demi couché sur le pupitre à gauche de l'autel. «Voilà vos limites, dit-il avec un sourire grave au professeur, à la comtesse Léna, à Thérésina et à moi; vous ne les franchirez pas: mais, entre ces limites, vous pourrez vous promener à votre aise à travers les plus riants paysages, les plus merveilleuses aventures et les plus poétiques badinages qui soient jamais sortis de l'imagination d'une créature de Dieu.»
Nous promîmes tous de respecter religieusement les sinets sacrés que le canonico avait certainement empruntés à un de ses vieux bréviaires, et nous prîmes séance dans les attitudes diverses du plaisir anticipé de la curiosité et du repos: le chanoine sur un grand fauteuil de chêne noir sculpté, adossé au fond de la grotte, et qu'on avait tiré autrefois de la chapelle pour préparer au bonhomme une sieste commode dans les jours de canicule; le professeur sur une espèce de chaise de marbre formée par deux piédestaux de nymphes sculptés, dont les statues étaient depuis longtemps couchées à terre, toutes mutilées par leur chute et toutes vernies par l'écume verdâtre de l'eau courante; la comtesse Léna à demi assise, à demi couchée sur un vieux divan de paille qu'on transportait en été du salon dans la grotte, les pieds sur le torse d'une des nymphes qui lui servait de tabouret, le coude posé sur le bras du canapé, la tête appuyée sur sa main; sa fille Thérésina à côté d'elle, laissant incliner sa charmante joue d'enfant sur l'épaule demi-nue de sa mère; moi couché aux pieds des deux femmes, à l'ouverture de la grotte, sur le gazon jauni par le soleil, le bras passé autour du cou de la seconde nymphe et le front élevé vers le professeur, pour que ni parole, ni physionomie, ni geste, n'échappassent à mon application. Boccace aurait fait une description de cette lecture au bout d'un jardin; Boucher en aurait fait un tableau: mais ni Boccace ni Boucher n'auraient pu en égaler le charme, à moins que la comtesse Léna et sa jeune image, répercutée en ébauche dans le visage de sa fille Thérésina, n'eussent posé devant eux, comme elles posaient en ce moment devant nous.
X
Le professeur ouvrit le livre; mais il ne regarda même pas la première page, tant il savait par cœur l'exorde chevaleresque du poëme; et, d'une voix magistrale, qui faisait résonner l'antre comme un instrument à vent, il nous récita les premières stances:
Le donne, i cavalier, l'arme, gli amori
Le cortesie, l'audaci imprese io canto, etc.c'est-à-dire en style littéral, le seul qui rende l'intention et le génie local du poëte:
«Les femmes, les chevaliers, les combats, les amours, les galanteries, les aventures héroïques je chante, qui furent au temps où les Maures d'Afrique passèrent la mer et ravagèrent si cruellement la France, etc., etc.
«Je me propose de dire, par la même occasion, de Roland, des choses qui n'ont jamais été dites encore ni en prose ni en rimes; d'homme si sensé et si estimé qu'il était au commencement, il devint, par amour, insensé et furieux. Je dirai ces choses, si toutefois celle qui m'a rendu presque aussi fou que lui, et qui m'enlève de jour en jour davantage le peu de sens que j'avais, m'en laisse assez pour accomplir ici ce que j'entreprends!
«Ô généreux descendant d'Hercule, ornement et splendeur de notre siècle, Hippolyte (d'Este), puissiez-vous accueillir le peu que votre humble serviteur veut ainsi vous offrir; ce que je vous dois, je peux essayer de le payer en paroles et en ouvrage d'encre, et, si je vous donne si peu, ne me l'imputez pas à ingratitude, puisque tout ce que je peux donner, je le donne à vous!»
—Voyez, dit le professeur en s'arrêtant après ces deux premières stances, quelle sobre exposition et quelle invocation à la fois modeste et touchante à l'amitié de ce prince. Hélas! le pauvre poëte, ajouta-t-il, il n'avait pas besoin d'enfler sa voix pour célébrer la générosité de ses souverains, qui ne le payèrent presque jamais qu'en applaudissements et en familiarité. À l'exception d'Auguste, des Médicis et de Louis XIV, les princes et les nations semblent s'être réservé le privilége d'ingratitude envers ceux qui les illustrent. Le Tasse, après Arioste, devait en être un mémorable exemple, à la même cour de Ferrare.
—Que voulez-vous, dit le canonico, on ne peut pas recevoir deux fois sa récompense, quelque bon ouvrier qu'on soit; les immortels sont payés par l'immortalité.—Ah! si j'avais été une Lucrèce Borgia ou une Éléonore d'Este, s'écria la comtesse Léna, j'aurais voulu donner à ces deux divins poëtes la moitié de mon revenu pour que l'un me fît pleurer le matin et que l'autre me fît sourire le soir!—Vous dites mieux que vous ne pensez, reprit le professeur en disant sourire, car vous allez voir que l'Arioste ne déride jamais son génie jusqu'à la bouffonnerie, ce défaut de ses prédécesseurs dans la poésie héroï-comique, mais seulement jusqu'à la légère plaisanterie. Il est badin et jamais cynique; sa poésie est de la fantaisie toujours, de la sensibilité quelquefois, de la crapule ou de la grimace jamais. L'imagination ne se salit pas avec lui, elle s'enjoue, si le seigneur français me permet cette mauvaise expression dans sa langue. Ce n'était pas un homme de l'espèce de votre curé de Meudon: c'était un homme de bonne compagnie, d'une éducation achevée, d'une figure aussi belle et aussi noble que son génie; vivant le matin dans sa bibliothèque, rêvant le jour dans les bois et dans les jardins des environs de Ferrare, récitant le soir aux dames et aux courtisans d'une cour oisive et élégante les charmantes badineries de sa plume, et nourrissant comme une foi terrestre, dans son cœur, un amour délicat et respectueux pour sa charmante veuve de Florence; culte intime qui l'aurait empêché jamais de profaner dans la femme l'idole féminine dont il était l'adorateur.—Et pourquoi ne l'épousa-t-il pas? dit la belle veuve Léna en faisant des lèvres une petite moue d'impatience. Si j'avais été d'elle, j'aurais préféré l'amour d'un tel cavaliere à la main du premier prince d'Italie!—Cette charmante veuve, répondit le professeur, était de la riche famille des Amerighi de Florence dont un membre, Amerighi Vespuzio, donna son nom au nouveau monde. Sans doute la médiocrité de fortune d'Arioste fut l'obstacle qui s'opposa à leur union, car elle l'aimait et elle pressentait sa gloire. Il allait la revoir à Florence toutes les fois qu'il traversait la Toscane pour aller à Rome ou pour en revenir, dans les ambassades dont il fut honoré par les princes de Ferrare auprès des papes et surtout de Jules II et de Léon X. Cette belle personne se nommait Geneviève, Ginevra: il lui adressait mentalement des élégies, des odes et des sonnets d'une perfection au moins égale à celle de son poëme; vous allez voir tout à l'heure que ce nom chéri occupait sans cesse sa pensée et qu'il l'encadra dans son poëme, en faisant de Ginevra l'épisode le plus touchant et le plus enchanteur d'un de ses chants. Mais il ne divulgua jamais son amour, par une discrétion inséparable du véritable culte. Continuons.»
Le professeur nous lut alors, sans l'interrompre, tout le premier chant; on y voit avec plus de charme que de clarté comment Charlemagne, à la tête de l'armée d'Occident, attendait au pied des Pyrénées l'armée des Sarrasins commandée par Agramant; comment le paladin Roland, neveu de Charlemagne et revenant des Indes avec Angélique, reine du Cathay, dont il était amoureux jusqu'au délire, arriva au camp de Charlemagne pour lui prêter son invincible épée; comment Charlemagne, craignant que la passion de Roland pour Angélique ne lui fît oublier ses devoirs de chevalier et de chrétien, lui enleva Angélique, dont Renaud de Montauban, son autre neveu, était également épris; comment Angélique fut confiée par Charlemagne au vieux duc de Bavière, afin de la donner comme prix de la valeur à celui de ses deux neveux qui aurait combattu avec le plus d'héroïsme; comment les chrétiens sont défaits par les Sarrasins; comment Angélique s'évade pendant la bataille à travers la forêt; comment elle y aperçoit Renaud courant à pied après son cheval Bayard, qui s'était échappé; comment Angélique, qui a Renaud en aversion alors, s'éloigne de lui à toute bride; comment, arrivée au bord d'une rivière, elle est aperçue par le chevalier sarrasin Ferragus qui a laissé tomber son casque au fond de l'eau en buvant au courant du fleuve; comment Ferragus, enflammé à l'instant par la merveilleuse beauté d'Angélique, tire l'épée pour la défendre contre Renaud; comment Angélique profite de leur combat pour échapper à l'un et à l'autre; comment Renaud et Ferragus, s'apercevant trop tard de sa fuite, montent sur le même cheval pour la poursuivre, l'un en selle, l'autre en croupe; comment ils se séparent à un carrefour de la forêt pour chercher chacun de leur côté la trace d'Angélique; comment Renaud retrouve son bon cheval; comment Angélique, après une course effrénée de trois jours, descend de cheval dans une clairière obscure de la forêt.
Ici le poëte se complaît à décrire une des scènes pastorales de cette nature dont les imaginations poétiques sont le miroir complaisant, et qui rafraîchissent également le lecteur. Que ne puis-je vous la reproduire dans sa langue, qui n'est composée que de notes et de couleurs! Voltaire l'a essayé en vers et n'a pas réussi; il y faudrait la touche d'un Claude Lorrain.
«Angélique s'arrête à la fin dans un délicieux bocage dont une brise légère fait frissonner les feuilles; deux clairs ruisseaux murmurent à son ombre; leur onde fraîche y fait verdoyer en tout temps des herbes tendres et nouvelles; les petits cailloux dont leur courant était ralenti leur faisaient rendre une suave harmonie qui charmait l'oreille.
«Là, se croyant en pleine sécurité et éloignée de mille lieues de Renaud, lasse de la course et de l'ardeur du soleil d'été qui la brûle, elle prend la confiance de se reposer un moment; elle descend de son coursier sur cette herbe en fleurs et laisse le palefroi débridé aller à son gré paître l'herbe tendre; celui-ci erre en liberté autour des ruisseaux limpides qui ravivaient d'une verdure appétissante leurs bords humides.
«Voilà que, tout auprès, elle aperçoit une belle touffe de broussailles, d'épines en fleurs et de vermeils églantiers, qui se mire comme dans un miroir dans cette eau courante, et que des chênes touffus et élevés garantissent des rayons du soleil. Ce bosquet était vide au milieu et laissait une fraîche salle enfoncée sous une obscurité plus épaisse; les feuilles et les branches y étaient entrelacées tellement que les regards n'y pouvaient pas plus pénétrer que les rayons.
«Des herbes fines et molles y tapissaient à l'intérieur un lit qui invitait à s'y étendre; la belle fugitive se glisse au milieu, s'y couche et s'y endort. Elle ne tarde pas à être réveillée par le pas d'un cheval qui s'approche, elle se lève en sursaut et sans bruit, elle regarde entre les feuilles, et elle voit un chevalier couvert de ses armes.
«S'il est ami ou ennemi, elle ne le sait pas; la terreur et l'espérance agitent son cœur serré par le doute; elle attend, immobile, la fin de cette aventure, sans ébranler de sa respiration l'air qui l'environne; le chevalier se couche à demi sur le bord incliné du ruisseau, passe un de ses bras sous sa tête où s'appuie sa joue, et s'abîme tellement dans une profonde rêverie qu'il paraît transformé en une insensible pierre.
«Il resta ainsi plus d'une heure la tête dans ses mains, Mesdames, ce chevalier mélancolique, etc., etc. Puis il se plaint à haute voix, dans des strophes aussi pathétiques qu'amoureuses, d'avoir été abandonné et trahi, pour un autre amant, par la beauté qu'il adore. C'est dans cette élégie épique que se trouvent ces deux stances immortelles et si souvent reproduites et imitées depuis, même par le Tasse, sur la fleur de jeunesse et d'innocence qui donne seule son prix à la beauté:
«La verginella è simile alla rosa, etc.»
«La jeune fille est semblable à la rose, qui, dans un riant jardin, sur l'épine où elle est née, pendant que seule et intacte elle repose, ne voit s'approcher d'elle pour la cueillir ni la dent du troupeau ni la main du berger; le zéphyr caressant, la rosée humide, la terre et l'onde se disputent à qui lui prodiguera le plus de sollicitude. Les beaux adolescents et les femmes amoureuses ambitionnent d'en parer leur sein ou leurs cheveux.
«Mais non pas plutôt du rameau maternel ou de son buisson épineux elle est détachée, que tout ce qu'elle avait de faveur du ciel, de la terre et des hommes, tendresse, admiration, beauté, tout elle perd à la fois; la jeune fille, qui de cette fleur d'innocence doit avoir plus de soin que de ses yeux et de sa vie, laisse cueillir le trésor, perd à l'instant, dans le cœur de tous ses autres admirateurs, tout le prix qu'elle avait avant à leurs yeux!
«Qu'elle soit désormais vile pour tout le monde, et chère seulement à celui auquel elle s'abandonne! etc.»
Le guerrier qui soupire ainsi sur l'infidélité de son amante est Sacripant, roi de Circassie, éperdûment épris d'Angélique, et qui l'avait suivie du fond des Indes jusqu'aux Pyrénées. Une série d'aventures moitié plaisantes, moitié sérieuses, toutes féeriques, poursuivent la belle Angélique obsédée par une foule de chevaliers de chant en chant; Renaud, Bradamante, Roger, Pinabel, et vingt autres guerriers ou guerrières apparaissent, disparaissent, combattent, adorent, s'évanouissent pour reparaître encore comme des fantômes de l'imagination dans une nuit semée de feux follets, mais tous dans des aventures pittoresques décrites en vers, tantôt épiques, tantôt comiques, qui embarrassent quelquefois la mémoire du lecteur, sans lasser sa curiosité et son admiration.
C'est là cependant le défaut de l'œuvre; le fil multiplié et embrouillé des aventures se rompt trop souvent, pour se renouer et se rompre encore. L'Arioste abuse de la complaisance de l'imagination qui le possède, et risque d'impatienter la complaisance de son lecteur. Au moment où le cœur se passionne pour un de ses paladins ou pour une de ses paladines, il rompt lui-même le charme qu'il vient de créer, il ajourne à un autre chant la fin de l'aventure, il prend un autre fil de sa vaste trame, et il l'embrouille encore dans un autre épisode. Il n'y a pas d'intérêt qui puisse résister à un tel éparpillement du sujet: il n'y a que la mémoire des Muses elles-mêmes qui soit capable de retenir l'innombrable multitude d'événements et de héros qui fourmillent dans son épopée. Aussi l'intérêt et l'attendrissement, qui sont fréquents dans chaque épisode, sont-ils nuls dans l'ensemble; il n'y a que des pages, il n'y a pas de livre.
Infelix operis summa!
Jusque-là cependant, grâce à la curiosité toujours plus fraîche au commencement d'une lecture qu'à la fin, la comtesse Léna, la candide Thérésina sa fille, le chanoine, le professeur et moi-même, nous nous laissions délicieusement promener sur le courant capricieux de la verve d'Arioste, au bruit de ses stances aussi limpides que mélodieuses. Le rivage changeait avec le fleuve, mais tous les aspects étaient ravissants.
Le jour qui baissait, et la voix du professeur qui baissait avec le jour, nous firent remettre au jour suivant la lecture du poëme. Mais, au lieu de laisser dans notre entretien de la soirée cette mélancolie pensive que laisse la lecture d'un livre passionné dans l'esprit d'une société de lecteurs, notre entretien, plus gai et plus souriant qu'à l'ordinaire, se ressentit de la folie et de la verve du poëte: la villa, les jardins, les bois de lauriers, les vallées de l'horizon, la mer et le ciel nous parurent pleins de paladins, d'enchanteurs et de belles aventurières poursuivies par leurs persécuteurs ou poursuivant leurs héros à travers le monde. Nous nous couchâmes le soir sur un lit de songes, dont l'Arioste semblait avoir rembourré l'oreiller des deux maîtresses et des trois hôtes de la maison.
«Ne faites pas plus d'attention qu'il ne faut à tous ces héros et à toutes ces héroïnes secondaires du poëme, nous dit le professeur au déjeuner; tout cela n'est que le cadre plus ou moins bien ciselé des tableaux de la galerie infinie de mon poëte: mais attachons-nous seulement à cinq ou six médaillons qui priment tout le reste. Nous voici arrivés au cinquième chant; c'est, selon, moi le chef-d'œuvre de l'imagination de l'Arioste.
—Pourquoi cela? dit la belle comtesse.—Parce que le cœur s'y mêle, répondit le professeur, parce qu'il a été pensé avec la sensibilité et non avec la fantaisie, parce qu'il a été écrit avec des larmes. Un éclair de plaisanterie légère brille encore sans doute à travers ces larmes, comme un rayon de soleil sur la pointe de ces herbes mouillées par l'écume de ce jet d'eau; mais, toutes brillantes que soient ces gouttes, ce sont des larmes. Il n'y a ni sourire ni fou rire qui ait le prix d'une de ces gouttes tièdes du cœur.—Oh! oui, s'écria naïvement l'innocente Thérésina, lisez, lisez, caro professore; j'aimerai bien le livre s'il me fait pleurer.»
Alors le professeur commença la lecture des aventures de Ginevra; mais, pour les rendre plus distinctes de cette nuée d'aventures dans lesquelles elles sont intercalées comme un fil d'or dans une trame mêlée de l'Orient, il les cribla pour ainsi dire de tout leur alliage et il en fit un tout non interrompu de vaine digression. Écoutons-le un moment:
«Renaud, cherchant aventure en Écosse, arrive dans un monastère, monté sur son cheval Bayard, cheval infatigable, machine d'opéra nécessaire à transporter ce paladin d'un pôle à l'autre. Il demande aux moines, en soupant avec eux, s'il n'y a pas quelque exploit à accomplir en faveur de l'innocence et de l'oppression dans leur contrée. L'abbé lui répond que jamais la Providence ne l'a conduit plus à propos pour le salut de plus d'infortunes. La fille de notre roi, lui racontent-ils, accusée justement ou injustement d'un commerce clandestin avec un étranger, est condamnée par la loi sévère du pays à mourir, à moins que, dans l'espace d'un mois entre le crime et le supplice, un chevalier secourable et vainqueur ne vienne, les armes à la main, prendre sa défense et faire mentir son accusateur. Renaud maudit une loi si féroce qui punit de mort une faute de cœur; il excuse l'entraînement de l'amour dans des vers pleins de l'indignation du héros et de l'indulgence de l'amant. Il monte Bayard, et, sous la conduite d'un guide, il chevauche à travers les chemins de traverse de la forêt vers la ville où Ginevra attend vainement un libérateur. Des cris de détresse poussés par une voix de femme dans l'épaisseur du bois l'attirent, l'épée à la main, de ce côté. À son aspect, des assassins, prêts à immoler une jeune et belle victime, s'enfuient en laissant leur crime inachevé. Interrogée par Renaud, elle lui raconte par quelle série de trahisons elle allait périr, sans lui, sous les coups de ces assassins.
«Apprends d'abord, lui dit-elle, qu'à la première fleur de mes années enfantines, je fus admise au service de la fille du roi, dont, en grandissant avec elle, je devins la compagne et l'amie plus que la suivante. Le cruel amour, envieux de mon bonheur, me fit paraître plus belle que toutes les autres belles de la cour aux yeux du duc d'Albanie.
«Imprudente, ajoute-t-elle, je le recevais en secret dans l'appartement le plus secret de ma maîtresse, où elle renfermait ses atours les plus précieux, et où quelquefois même elle venait dormir. C'est du balcon de cette chambre que je laissais glisser quelquefois une échelle de corde pour introduire le prince qui m'aimait.»
Ici le chanoine avait mis un sinet, sans doute pour préserver l'innocence de Thérésina; nous le respectâmes. Le professeur nous dit seulement en prose, et sans nous expliquer la cause de ce caprice, que la belle Olinde, par complaisance pour le prince, revêtait quelquefois les habits de la fille du roi pendant le sommeil de la princesse, et causait sur le balcon au clair de lune dans ce costume royal. Elle fit plus; triomphant de l'amour qu'elle ressentait pour l'ingrat duc d'Albanie, Olinde servit l'amour ambitieux qu'il avait conçu pour la princesse. Ses efforts furent vains, ses pensées perdues: la princesse rejeta avec dédain ses déclarations. Elle aimait secrètement un jeune chevalier italien accompli, venu à la cour de son père avec son frère, et comblé de faveurs par la famille royale d'Écosse. Cet étranger se nommait Ariodant. «L'amour, dit la stance, qu'elle entretenait pour lui d'un cœur sincère et d'une fidélité vertueuse, se changea en aversion contre son odieux rival, le duc d'Albanie. Ce scélérat imagina de jeter le soupçon dans l'âme d'Ariodant, l'infamie sur l'innocence de Ginevra. Il se vanta à Ariodant de son intimité nocturne avec Ginevra, et, pour l'en convaincre par ses propres yeux, il le fit cacher dans des masures inhabitées qui couvraient le glacis du palais au pied du balcon de la princesse. Ariodant, suivi de son frère, se cache en effet une nuit derrière les murs abandonnés de ce précipice.
«J'apparus au balcon comme à l'ordinaire, vêtue de la robe de Ginevra; ma parure blanche éclatait au loin sous les reflets de la lune; ma taille et mon visage, qui ressemblaient à la taille et au visage de ma maîtresse, me faisaient confondre avec elle; l'astucieux duc d'Albanie s'approche à pas furtifs, saisit l'échelle que je lui jette et monte sur le balcon.—Passez une stance inutile, dit le chanoine au professeur; elle ne méritait pas un sinet, mais un silence.» Le professeur omit la stance et poursuivit.
«L'infortuné Ariodant et son frère furent témoins de cette entrevue au balcon. Sans le secours de son frère, Ariodant se serait percé le cœur dans son désespoir.—«Frère insensé, lui crie-t-il en lui arrachant l'épée des mains, peux-tu bien avoir perdu à ce point la raison que tu t'immoles pour une femme? Puissent-elles s'en aller toutes de nos pensées comme la nue au vent!...» Ariodant renonce en apparence à se tuer; mais le lendemain matin il disparut, au grand étonnement du roi et de la cour, sans qu'on entendît plus parler de lui en Écosse. Un mendiant vint huit jours après raconter à Ginevra qu'il l'avait vu se jeter volontairement dans la mer du haut d'un écueil du rivage. Le désespoir de Ginevra est gémi en vers qui arrachent l'âme; le bruit se répandit à la cour et dans tout le royaume qu'Ariodant s'était tué pour avoir trop vu. Le frère d'Ariodant accrédita ces bruits par son témoignage. «Ta fille est seule coupable de la mort de mon frère, dit-il un jour au roi, devant toute la cour; la preuve de son impudicité, qu'il a vue de ses propres yeux, lui a transpercé le cœur, lui qui aimait Ginevra plus qu'on aime la vie.»
Alors il raconta la scène nocturne et trompeuse du balcon. Le roi, consterné d'entendre accuser sa fille chérie, ne peut refuser aux lois d'Écosse la satisfaction qui leur était due pour un pareil crime; l'infortunée Ginevra fut vouée à la mort, après l'intervalle d'un mois, si un chevalier ne venait prendre sa cause, démentir le frère d'Ariodant, et triompher du calomniateur en champ clos.
Les hérauts du malheureux roi parcourent l'Écosse et les contrées voisines en publiant en son nom que tout paladin qui veut venger une princesse innocente et belle, l'obtenir pour épouse et conquérir une dot royale avec elle n'a qu'à se présenter. Nul ne se présente par doute de la vertu de Ginevra et par crainte du glaive de Lurcins: c'est le nom du frère d'Ariodant, accusateur de la princesse.
Le malheur veut, continue la suivante Olinde, que Zerbin, le frère de Ginevra, ne soit pas en ce moment en Écosse. Il adore sa sœur, et il combattrait triomphalement pour elle, à qui sa vertu n'est pas suspecte.
«Cependant, ajoute Olinde, le prince perfide qui a abusé de mon amour pour perdre, par son subterfuge, Ginevra, craignant que je ne révèle son crime et l'innocence de ma maîtresse, m'a livrée à ces assassins qui, sans vous, allaient m'arracher la vie.»
Renaud fait monter Olinde, voilée, à cheval, et entre avec elle dans la capitale. Le peuple s'assemblait déjà pour assister à l'épreuve du tournoi. Un chevalier inconnu, arrivé la veille, allait combattre Lurcins dans une prairie voisine transformée en lice; le féroce duc d'Albanie, en qualité de connétable, présidait en champ clos. Monté sur un puissant coursier, il se réjouissait malignement en secret du péril de Ginevra et du succès de sa perfidie.
Renaud, s'avançant vers le roi, lui dit d'interrompre le combat entre Lurcins et le chevalier inconnu. «Car l'un, ajouta-t-il, croit combattre pour la vertu, et combat pour la calomnie; l'autre ignore s'il est dans le vrai ou dans le faux, et combat, par une magnanime générosité, pour arracher à la flétrissure et à la mort une si parfaite beauté. Moi, j'apporte le salut à l'innocence, j'apporte le démenti à qui a ourdi le mensonge.»
On suspend le combat; Renaud explique devant le roi et devant sa cour toute la trame de Polinesso. Il défie le perfide calomniateur. Le roi et le peuple font des vœux pour Renaud. Les deux chevaliers courent l'un contre l'autre; Renaud traverse du fer de sa lance le corps de Polinesso; le vaincu demande la vie. Renaud descend de son cheval, délace la cuirasse et le casque de Polinesso, qui confesse son subterfuge et son mensonge devant le roi et devant le peuple; le scélérat meurt en rendant l'innocence et la vie à Ginevra. Des acclamations de joie et de triomphe s'élèvent de la bouche du roi et du peuple autour de Renaud. On prie le chevalier inconnu qui n'a pas eu la gloire, mais le mérite de prendre la cause de Ginevra, de se découvrir: son casque, qui tombe, laisse reconnaître Ariodant, l'amant de Ginevra; tout en la croyant coupable, il avait voulu vaincre pour elle ou mourir pour elle. Il s'était, en effet, précipité de désespoir du haut d'un rocher dans la mer, et le pèlerin auteur de cette rumeur n'avait pas menti; mais il s'était repenti de mourir sans que sa mort fût au moins utile à sa maîtresse, quoique infidèle, et il avait regagné la rive à la nage. Un ermite chez lequel il s'était réfugié pour sécher ses vêtements lui avait appris la condamnation de Ginevra et son péril de mort; il avait pris la résolution de combattre contre son propre frère pour l'innocence de son amante. Il avait revêtu d'autres armes, monté un autre coursier, arboré un écu noir en signe du deuil de son cœur. Renaud, le roi, la cour, le peuple, touchés de sa générosité et de sa constance, avaient supplié Ginevra de récompenser tant d'amour par le don de sa main. Elle lui avait déjà donné et gardé son cœur.
L'aventure finit par le mariage d'Ariodant et de Ginevra.
XI
L'attention, qui était restée flottante et distraite sur toutes les physionomies jusqu'à cet épisode ingénieux et pathétique de Ginevra, s'était recueillie, concentrée, et comme pétrifiée sur toutes les figures, depuis qu'il se déroulait en stances cadencées sur les lèvres du lecteur. On respirait à peine; on n'entendait d'autre bruit dans la grotte que celui de la rigole qui accompagnait, comme une basse continue, la musique des vers. Le visage de la candide Thérésina reflétait chaque sensation et chaque stance; il y avait tantôt de la rougeur, tantôt de la pâleur sur ses joues, tantôt du sourire fugitif, tantôt des larmes superficielles dans ses beaux yeux. C'était la première fois qu'un grand poëte jouait, pour ainsi dire, de son âme neuve et de son imagination encore endormie; à lui seul ce visage était un poëme.
Sa charmante mère était moins émue, mais pas moins charmée; elle recueillait son plaisir intérieur sous ses longs cils fermés sur ses yeux; mais, pendant que le haut du visage gardait ainsi la gravité de l'attention, ses lèvres souriaient par moments comme en rêve.
Le chanoine même était attendri:
«Vous voyez, dit-il à la comtesse Léna, que l'épisode n'a rien perdu de son charme par les cinq ou six stances, non licencieuses, mais un peu étourdies, que j'ai retranchées. Et maintenant que le livre est fermé, que pensez-vous du chant de Ginevra et du génie d'Arioste?
—Je pense, dit la comtesse Léna, que, si l'Arioste avait écrit beaucoup de chants comme celui-là, il ne serait pas seulement l'Arioste, il serait tout à la fois l'Arioste et le Tasse. Quel homme, à qui le sentiment sied aussi bien que le badinage! Ah! pourquoi badine-t-il trop souvent et ne s'est-il pas complu davantage à nous faire rêver et pleurer, lui qui a le don des douces larmes autant que celui du fou rire?
—Vous oubliez, belle Léna, dit gravement le professeur, qu'alors il ne serait plus l'Arioste, car le caractère de son génie est précisément de nager entre deux eaux, comme on dit en français, d'être un poëte amphibie, si vous aimez mieux, et de passer du rire aux larmes ou de l'esprit au cœur, comme le parfait musicien passe d'une gamme à l'autre sur le même instrument: c'est le caractère du souverain artiste.—C'est vrai, répondit Léna, il serait moins artiste peut-être ainsi, mais il serait plus homme et par cela même plus pathétique; et tenez, voulez-vous que je vous dise pourquoi son chant de Ginevra nous touche et nous ravit plus que toutes les amusantes folies que nous avons lues jusque-là? C'est qu'il y est plus homme, plus lui-même, plus sensible que dans le reste du livre. Et voulez-vous que je vous dise plus? C'est qu'à mon sens, il a écrit ce chant sous l'influence vive et personnelle de l'amour malheureux qu'il éprouvait pour une autre Ginevra. Car remarquez qu'il a donné à son héroïne le nom de la tendre veuve de Florence, dont il fut l'adorateur pendant son âge mûr et jusque dans ses jours avancés. Ce nom l'a inspiré, c'est l'amour qui a tenu sa plume ici, ce n'est plus seulement sa belle imagination. Et voulez-vous que j'achève toute ma pensée? Je soupçonne que la belle veuve florentine, sa Ginevra à lui, avait été, comme celle d'Écosse, la victime de quelque calomnie féminine où les apparences étaient contre elle, et où l'Arioste avait fait triompher son innocence. Car Ariodant, c'est évidemment l'Arioste; le poëte n'a pu trouver que dans son cœur ce magnanime dévouement ignoré même de celle pour laquelle on se dévoue, et qui ne demande sa récompense qu'au mystère et à sa conscience d'amant. Les poëtes, selon moi, portent le modèle de leur héros en eux-mêmes; ils ne peignent jamais bien que ce qu'ils ont eux-mêmes éprouvé. Cette Ginevra florentine devait être adorable en effet, puisqu'elle a pu inspirer à son amant un des plus beaux chants qui soit dans la mémoire des hommes. Ah! vous aurez beau faire, ajouta-t-elle en souriant, vous ne ferez jamais rien de sublime ou de charmant qu'en pensant à Dieu là-haut ou aux femmes ici-bas.»
Le professeur et le chanoine lui-même convinrent qu'elle avait raison. «Et vous, signor Alfonso, me dit à son tour la belle Léna, qu'est-ce que vous pensez de ce chant de Ginevra? Je ne le demande pas à Thérésina: son cœur a compris, puisqu'elle a pleuré; mais elle ne sait pas encore pourquoi elle pleure. Ce sont les belles larmes, ajouta-t-elle encore en badinant et en passant, pour les étancher, un flocon de ses beaux cheveux blonds et souples sur les yeux humides de Thérésina.
—Je pense, dis-je alors modestement et en regardant avec timidité le professeur, le chanoine et Léna, je pense qu'il n'y a dans aucun poëme connu un épisode plus amoureux, plus chevaleresque et plus dramatique que le chant de Ginevra. L'Arioste a inventé là aussi beau que nature; l'invention poétique ne va pas plus loin, et tout est naturel dans ce merveilleux: c'est le merveilleux du cœur ici; ce n'est pas le merveilleux de la fable ou de la féerie. Aussi ce chant de Ginevra, transformé en drame, serait-il aussi pathétique sur la scène qu'il est charmant à lire dans ce jardin. Une fille de roi, aimée d'un paladin de la cour de son père; une amitié tendre entre cette princesse et sa suivante, devenue en grandissant avec elle son amie; la séduction de cette Olinde par un débauché qui abuse de son innocence, cette ruse infernale de l'échange des vêtements sur le balcon, qui donne l'apparence du crime à l'innocence endormie; le désespoir de ce fidèle amant, témoin de la fausse infidélité de celle qu'il respecte et qu'il adore, le silence qu'il s'impose, et la mort qu'il essaye de se donner pour ne pas flétrir celle qui lui perce le cœur; ce Renaud, étranger à tous ces intérêts d'innocence, d'amour ou de crime, qui vient, par le pieux culte de la femme et de la justice, se jeter l'épée à la main dans cette mêlée comme la Providence; ce vieux roi, qui pleure sa fille et qui la livre à sa condamnation à mort par respect pour les mœurs féroces de son peuple; cet Ariodant, qui se revêt chez l'ermite de son armure de deuil, et qui va combattre masqué contre son propre frère pour le salut de celle dont le crime apparent le fait mourir deux fois; ce repentir et cette confidence de la suivante Olinde dans la forêt, retrouvée comme la vérité au fond du sépulcre; ce Renaud, qui interrompt heureusement le combat fratricide entre Ariodant et Lurcin, qui tue Polinesso et qui lui arrache la confession de l'amour de Ginevra; ces deux amants qui se retrouvent, l'une dans son innocence, l'autre dans son dévouement, et qui s'unissent dans les bras du vieux roi aux acclamations du peuple! J'avoue que je ne connais rien au delà de cette conception de l'Arioste. Quel sujet de tragédie sous la main de Shakspeare! Quel pendant de Roméo et Juliette! Et comment Shakspeare l'a-t-il méconnu ou l'a-t-il oublié? et comment un poëte tragique moderne ne s'en empare-t-il pas pour faire trembler, frémir, applaudir tout un peuple?...
—Je vous arrête, jeune homme, me dit le professeur; vous oubliez qu'un poëte de votre propre pays l'a fait. Ce poëte, c'est Voltaire; Voltaire, l'adorateur et souvent le plagiaire heureux ou malheureux de l'Arioste. Sa tragédie de Tancrède n'est au fond que l'épisode de Ginevra, sous un autre nom. La magnifique invention du sujet, qui appartient tout à l'Arioste, a donné à cette tragédie de Voltaire un effet théâtral immense: mais Voltaire fait déclamer pompeusement la passion dans sa tragédie, et Arioste la fait chanter, raconter et pleurer comme la nature; il n'y a pas un homme de goût, dans aucun pays, qui puisse comparer de bonne foi les vers sonores et faibles de la tragédie avec les stances simples et pleines du poëme. Ajoutons, à l'honneur de Voltaire, qu'il reconnaissait le premier l'inaccessible supériorité de son modèle. C'est que Voltaire écrivait en grand artiste, et qu'Arioste chantait l'amour en grand amoureux.
—Amoureux ou non, c'est un grand amuseur, dit le chanoine.—Amuseur, oui, dit la comtesse, mais dans le chant de Ginevra il est bien plus....—Tu veux dire, maman, que c'est un grand enchanteur, ajouta vivement Thérésina. Jamais aucun des livres que tu m'as laissé lire jusqu'ici ne m'a fait paraître l'heure plus courte, ne m'a fait tant frémir, tant pleurer, et ne m'a tant consolée aussi par la belle aventure qui fait éclater l'innocence de Ginevra et qui récompense la générosité d'Ariodant! Oh! quand me laisseras-tu lire seule et à ma satiété toutes ces belles aventures! Maman, est-ce qu'il y a beaucoup d'Ariodant, beaucoup de Renaud et beaucoup de Ginevra dans le vrai monde?
—Ce livre en est tout plein, Mademoiselle, dit le professeur; mais en voilà assez pour aujourd'hui. Le soleil baisse, le livre nous a fait oublier l'heure de la promenade en voiture; notre esprit s'est promené sur des sites et sur des scènes plus enchantés encore que ceux de ces belles collines et de cette belle mer. Il faut vous laisser ces charmants bocages et ces charmants fantômes dans l'imagination pour enchanter cette nuit vos rêves de quinze ans!»
Le professeur ferma le livre et alla le renfermer à clef dans la bibliothèque. Le chanoine nous quitta tout pensif pour aller dire ses vêpres dans la longue allée de lauriers; la comtesse fit dételer les chevaux et descendit avec sa fille et moi de la terrasse vers une pente d'herbes en fleurs d'où l'on voyait plus librement la mer Adriatique traversée çà et là de quelques voiles latines blanches ou peintes en ocre, semblables à des oiseaux à divers plumages. Un vaste pin d'Italie, qu'on appelle pin-parasol, s'élevait solitaire au milieu de cette pelouse; sa tige rugueuse, sur laquelle on entendait courir les lézards et bourdonner les mouches à miel qui aimaient le suintement sucré de sa résine, s'élevait de cent palmes avant d'ouvrir ses grands bras pour porter le ciel comme une cariatide végétale. Le jour, il faisait une large tache d'ombre sur la colline; le soir, il rendait, en frissonnant au vent de mer, des frissons mélodieux qui faisaient chanter l'âme à l'unisson de ses branches dans la poitrine. Nous nous assîmes tous trois sur ses racines veloutées par les nombreux duvets de ses feuilles qui tombent tout l'été des rameaux: les deux femmes, adossées à l'arbre, et moi, un peu plus bas à leurs pieds. Je vivrais cent mille ans, que le groupe charmant que je contemplais en élevant mes yeux vers l'arbre ne s'effacerait pas de ma mémoire.
La lecture de Ginevra avait laissé une légère teinte de gravité douce sur le visage de la comtesse Léna, et quelques folles larmes sur le fond d'azur des yeux de Thérésina. «Allons, allons, dit la mère à la fille, tout cela n'est que songe, folie, badinage d'esprit; ne vas-tu pas te faire du chagrin pour cette Ginevra imaginaire et pour cet Ariodant fantastique? Si tu prends ainsi ces fantaisies de cœur, je ne te laisserai plus assister à la lecture après la sieste.—Oh! maman, maman, ne me fais pas cette menace, répondit la jeune fille en joignant les mains, puis en les passant au cou de sa mère et en lui fermant la bouche par un long baiser!
—Eh bien alors, reprit avec un fol enjouement Léna, laisse sécher tes yeux au vent de mer et ne songeons plus qu'à faire des bouquets.»
En parlant ainsi, elle prit à deux mains la tête de la belle enfant, la posa de force à la renverse sur ses genoux, et, découvrant le front des tresses blondes qui tombaient sur les yeux de sa fille, elle lui tourna le visage vers le ciel bleu au-dessus de l'arbre, et vers la mer, plus bleue que le ciel; puis, agitant légèrement l'air avec son éventail de papier vert, elle étancha en riant les larmes de l'enfant avec le double vent de la mer et de l'éventail.
Thérésina, qui se trouvait bien sur cette couche de tendresse, ne cherchait pas à se relever; elle étendit un de ses bras à demi nu sous sa tête, comme pour se faire un oreiller; elle passa l'autre autour du cou de sa jeune mère comme pour s'y suspendre ou pour attirer vers le sien le visage de la comtesse. Leurs longs cheveux, presque pareils et d'une égale souplesse, se confondaient pour les voiler à demi; elles restèrent ainsi, moitié riantes, moitié attendries, laissant sortir deux visages d'une seule chevelure, comme deux roses sous une seule feuille.
Je ne savais en vérité laquelle admirer davantage des deux:
Thérésina, qui n'avait encore de formé que le corps, égalait Léna de taille et de stature; mais elle était loin de l'égaler encore en charme et en maturité de physionomie. Léna, qui était encore dans la fleur de la seconde jeunesse, quoique ayant porté déjà ce fruit de printemps, dans cette enfant, aurait pu lutter de candeur et de fraîcheur avec Thérésina; en sorte que la fille, par sa précocité, atteignait la mère, et que la mère, par sa lenteur à prendre les années, attendait la fille pour ne former, pour ainsi dire, à elles deux qu'une image de ravissante beauté, répétée dans deux visages, et pour enivrer deux fois le regard.
Elles continuèrent à jouer ainsi l'une avec l'autre devant moi, comme une jeune brebis avec son agneau devant un enfant qui les contemple. Leurs légers éclats de rire retentissaient sous la forêt.
Quant à moi, je ne riais plus: j'admirais, et je n'aurais demandé qu'à adorer, sans bien savoir si j'aurais adoré la mère plus que la fille ou la fille plus que la mère, tant ces deux charmes étaient inséparables et confondus.
Ce sont là de ces soirées qu'on n'oublie plus, et qui fixent dans la pensée l'heure où l'on a lu pour la première fois un livre désormais incorporé à nos souvenirs. Est-ce le livre, est-ce la scène, est-ce la personne, qui s'incruste ainsi dans notre âme, de manière à en faire partie éternellement? Je crois que le livre ne serait pas si identifié à nous, sans la personne et sans le site; et que le site et la personne ne seraient pas si fascinateurs sur notre souvenir, sans le livre. Il y a des sites, des heures de la vie, des personnes, des lectures, qui se complètent les uns les autres par une certaine consonnance de nos sens avec notre âme; de telle sorte que, quand on pense au livre, on revoit la personne et le site, et que, quand on revoit dans sa pensée la personne ou le site, on croit relire le livre. Ainsi, dans cette circonstance de ma vie poétique, la belle villa des collines euganéennes, les bois de lauriers sous nos pieds au penchant de la pelouse, le pin murmurant sur nos têtes, la mer Adriatique à l'horizon, le tintement du petit jet d'eau des terrasses qui venait jusqu'à nous sur les tièdes bouffées du vent du soir, ces deux charmantes figures de femme, l'une dans le septembre encore fleuri, l'autre dans l'avril à peine fleurissant de leurs années; cette tendresse égale, mais diverse, qui se peignait dans leurs yeux bleus en se regardant avec leur jeune amour, l'un de mère, l'autre de fille; le groupe enchanteur qu'elles formaient sans y penser en folâtrant ensemble dans des attitudes langoureuses ou enfantines, sous mes yeux; les joyeux éclats de rire innocents qui retentissaient dans leurs jeux, entre leurs dents sonores, tout cela me faisait une telle illusion et se confondait tellement dans mes yeux et dans mon imagination avec les stances de l'Arioste, encore vibrantes à mes oreilles, qu'il me semblait voir en réalité une Ginevra dans la mère, une Angélique dans la fille, et que, si on m'avait demandé: Êtes-vous dans le poëme? êtes-vous sur la terre? je n'aurais su que répondre, tant le poëme et la terre se ressemblaient dans ces doux moments!
Ô souvenir! puissance mystérieuse qui se réveille et qui s'attendrit en moi après tant d'années, comme par un contact électrique, chaque fois que j'ouvre un volume poudreux de l'Arioste dans ma solitude! comment êtes-vous resté vivant et immortel, et comme adhérent à ces vieilles pages jaunies, où je vous retrouve comme une fleur entre deux feuillets?
Hélas! je vous retrouve pour pleurer: car, peu de jours après que j'eus quitté les collines euganéennes pour retraverser les Alpes, une maladie rapide comme celles des enfants, un vent glacé, tombant des Alpes sur la villa, emporta Thérésina au séjour des plus beaux fantômes, et il y a peu de jours qu'une lettre d'un inconnu, à cachet noir, m'apprit la mort de la comtesse Léna, qui s'était souvenue jusqu'au tombeau de nos belles jeunesses. La mémoire est un vase où la vie s'égoutte, et qui se remplit de larmes secrètes jusqu'à ce qu'il déborde dans l'abîme de l'éternité.
Mais poursuivons les lectures de l'Arioste: on comprend maintenant pourquoi je l'ai tant aimé.
Lamartine.
LVIe ENTRETIEN
L'ARIOSTE
(2e PARTIE).
I
Nous continuâmes ainsi quelques jours la lecture du Roland furieux; mais, quoique marchant d'aventures en enchantements, nous ne retrouvâmes pas l'émotion profonde et douce que nous avions savourée dans les chants de Ginevra. Le récit se brisait trop souvent sous la main capricieuse de l'Homère de Ferrare pour que l'intérêt, constamment réveillé, constamment éteint, nous conduisît sans fatigue jusqu'au terme de quarante-cinq chants. La petite Thérésina bâillait quelquefois de la cantilène monotone du professeur, qui lisait toujours; la comtesse Léna avait des distractions en passant ses longs doigts dans les boucles cendrées de sa fille; j'en avais moi-même en regardant plus complaisamment ces deux ravissantes figures de femmes que les fantômes du poëme flottant dans la brume de l'âme sous mes yeux; enfin le chanoine frappait de temps en temps du pied les dalles sonores de la grotte, comme un homme qui s'impatiente d'un entretien trop prolongé. Le professeur seul ne démordait pas de la page, admirant toujours, et avec raison, le divin style naturel de son poëte, même quand les récits produisaient la satiété.
Quand nous fûmes arrivés ainsi au sixième chant, il nous fit remarquer l'apparition d'un chevalier moins fou que Roland, plus héroïque que Renaud, plus beau qu'Ariodant: Roger, l'ancêtre des ducs de Ferrare, la souche de la maison d'Este. Depuis ce moment jusqu'à la fin du poëme, c'est presque toujours Roger qui est le véritable héros de ses chants. Ce paladin aime Bradamante, aussi guerrière, aussi belle, mais plus chaste et plus fidèle qu'Angélique. Roger et Bradamante, comme Angélique et Roland, ne cessent de se chercher, de se rencontrer, de se perdre et de se retrouver dans le monde. Roger monte à son tour l'hippogriffe, cheval ailé qui le transporte avec l'indocilité du caprice et avec la rapidité de la pensée d'un pays à l'autre; l'hippogriffe s'abat en Sicile, dans une délicieuse vallée plantée de myrtes. Le professeur nous lut avec plus de complaisance les stances dans lesquelles l'Arioste décrit ici la nature. On voit que ce poëte, comme tous les vrais poëtes, adorait la campagne et la peignait comme il l'aimait.
«Plaines cultivées, collines arrondies, ondes limpides, rives ombreuses, molles prairies, bosquets de jeunes tiges de lauriers-roses, cèdres, palmiers, orangers chargés de fruits et de fleurs, groupés et entrelacés en formes diverses, mais toutes gracieuses, faisaient un dais contre les ardeurs de l'été avec leurs épaisses ombrelles, et parmi les branches s'abritaient en pleine sécurité, chantaient et voletaient les rossignols...
«Près de là, auprès d'une fraîche source entourée de cèdres et de palmiers féconds, Roger dépose son bouclier, découvre son front de son casque, et, tantôt vers la plage de la mer, tantôt vers la montagne, il tourne son visage pour se faire caresser les joues par les brises fraîches et embaumées qui, sur les hautes cimes, font frissonner avec de gais murmures les feuilles des hêtres et des chênes.
«Il trempe alors dans l'eau claire et glacée ses lèvres sèches, et il agite l'eau courante avec ses mains pour faire évaporer l'ardeur de ses veines, etc...»
La forêt enchantée du Tasse, imitée de cette aventure de l'Arioste et d'abord imitée de Virgile, se rencontre merveilleusement racontée ici pour la première fois en italien moderne. La branche d'un myrte auquel Roger a attaché par la bride l'hippogriffe, et dont le cheval cherche à se dégager, pousse une plainte humaine; l'écorce sue de douleur et de honte comme une peau humaine. Ce myrte prend une voix: il raconte à Roger qu'il est Astolphe, autre paladin, cousin de Roland, et qu'il a été transformé en myrte par les enchantements de la magicienne Alcine. Alcine est une copie des sirènes antiques. Astolphe raconte la puissance et les merveilles de ses enchantements: après l'avoir aimé deux mois, Alcine se dégoûte de lui par un nouveau caprice; pour se débarrasser de lui, elle l'a changé en arbre dans cette forêt, toute peuplée de ses amants, métamorphosés comme lui.
Roger déplore le sort d'Astolphe, parce que Astolphe est cousin de cette Bradamante qu'il adore. Il a l'imprudence, à travers mille aventures, d'entrer dans le palais d'Alcine pour y tenter la délivrance d'Astolphe. Cette témérité le perd: il est fasciné lui-même par la beauté surhumaine de la magicienne. La description de cette beauté égale ou surpasse tout ce que l'Albane ou le Corrége ont de plus suave et de plus velouté dans le pinceau. La peinture de leurs amours doit être aussi vive, car le chanoine avait mis le sinet sur cinq ou six stances. L'Arioste n'y avilit pas la poésie jusqu'au libertinage, mais il l'amollit jusqu'à la volupté; le feu de sa jeunesse coule dans ses stances.
Pendant cet oubli fatal de Roger dans les jardins d'Alcine, sa vertueuse amante Bradamante s'informe partout de lui; elle s'évanouit de douleur et de jalousie en apprenant qu'il est dans les bras d'Alcine. Mélisse porte à Roger l'anneau qui fait disparaître tous les enchantements de la magie; dès que Roger a passé à son doigt l'anneau, Alcine lui apparaît sous sa forme hideuse d'une vieille magicienne, faisant horreur et dégoût. Il se revêt de ses armes, monte Rubicon, le cheval d'Astolphe, et s'évade du palais.
II
Ici on perd de vue Roger. On revient à Angélique, l'amante de Roland. Elle est jetée par une suite de prodiges dans une île déserte; des corsaires l'enlèvent; elle est condamnée à être dévorée par un monstre marin. Roland, qui est occupé au siége de Paris, près de son oncle Charlemagne, gémit nuit et jour sur la destinée inconnue d'Angélique. Un songe l'avertit confusément des périls qu'elle court; il s'évade du camp, couvert d'une armure noire, pour la chercher dans tout l'univers. Charlemagne, indigné de ce lâche amour qui fait déserter l'armée à son neveu, envoie à sa poursuite Brandimont, ami de Roland. Brandimont est suivi par Fiordalisa, sa maîtresse, qui le poursuit à son tour de contrée en contrée. Cette chasse aux amants et aux maîtresses à travers le monde est une des conceptions héroï-comiques les plus habituelles à l'Arioste dans son poëme.
Roland, en courant après Angélique, traverse la Hollande; il y accomplit des exploits fabuleux en faveur de la belle Olympe, à laquelle il rend un trône. Instruit qu'Angélique va être dévorée par le monstre marin dans l'île d'Ébude, une des îles de la Zélande, il s'embarque pour cette île; mais il est prévenu par Roger. Roger a recouvré l'hippogriffe, ce Pégase de la chevalerie; il fend les airs sur ce coursier; il arrive à la plage de la mer où Angélique, enchaînée nue au rocher, attend le monstre marin qui va la dévorer. La description de la chaste nudité d'Angélique rappelle les plus belles statues de Vénus, vêtues de leur seule pudeur, et qui n'inspirent qu'une admiration aussi chaste que le marbre dont elles sont formées. «Ses larmes seules, dit le poëte, baignant les roses et les lis de son beau corps, attestaient qu'elle était animée.» Roger, à l'aspect de ces yeux éplorés, se souvient de sa chère Bradamante; son coursier replie ses ailes; Roger parle avec une respectueuse compassion, mêlée d'une galanterie chevaleresque, à Angélique: «Ô beauté céleste, faite pour porter seulement les fers avec lesquels l'amour mène ceux qu'il a enchaînés! quel est le misérable qui a pu flétrir de l'empreinte livide de ces anneaux de fer l'ivoire de ces bras et de ces mains?»
Angélique se colore à ces mots d'une couleur pudique; elle aurait couvert son visage rougissant de ses mains, si elles n'étaient rivées au dur rocher par des anneaux de fer; mais ses larmes, qui au moins pouvaient couler librement, tombèrent de ses yeux et voilèrent son visage, qu'elle s'efforça de cacher en le baissant sur sa poitrine. Elle commençait à chercher pour répondre des paroles entrecoupées à travers ses sanglots, mais elle ne put achever... Le monstre s'avançait à grand bruit des flots sur la mer, etc., etc.
Roger le foudroie en découvrant son écu magique, qui a la puissance d'éblouir et d'atterrer tout ce qui est frappé de son éclat; profitant de l'éblouissement du monstre engourdi, Roger déchaîne Angélique, la fait monter en croupe sur l'hippogriffe, part à travers les airs et ne peut s'empêcher de se retourner souvent pour admirer trop amoureusement celle qu'il a sauvée. Il fait abattre l'hippogriffe dans une clairière des forêts de chênes de la Bretagne française, prend Angélique dans ses bras et la dépose mollement sur l'herbe.
Angélique, exposée à d'autres dangers que ceux auxquels elle vient d'échapper, aperçoit heureusement au doigt de Roger l'anneau enchanté qui lui a été ravi jadis à elle-même. Cet anneau a la vertu de faire disparaître celui qui le met dans sa bouche. Elle le fait glisser subrepticement du doigt de Roger, distrait par son amour; elle le porte à ses lèvres, et elle s'évanouit aux regards pétrifiés du chevalier. Il parcourt à tâtons le bocage, croyant ressaisir la fugitive; il n'embrasse que l'air: Angélique était déjà loin de lui. Roger veut remonter au moins son cheval; mais l'hippogriffe a profité de sa liberté pour s'envoler on ne sait où. Ainsi, par cette fatale et coupable distraction, Roger a perdu à la fois son cheval, son anneau et sa maîtresse.
La description de l'asile qu'Angélique trouve chez un pasteur du voisinage est égale ou supérieure à la même scène décrite par le Tasse, quand Herminie se réfugie chez les bergers. On voit combien ces poëtes s'enviaient les uns aux autres ces poétiques inventions. Mais l'Arioste est le premier, et son tableau surpasse en sérénité et en fraîcheur toutes les pastorales du temps. Nous allons vous en traduire quelques stances; elles sont du nombre de celles que Thérésina elle-même pouvait entendre sans que la délicate pudeur de sa mère s'en alarmât pour son enfant.
III
«Là habitait un vieux pasteur, qui gardait un grand troupeau de cavales; les juments et leurs petits paissaient çà et là, dans la vallée, les herbes tendres à l'entour des frais ruisseaux. Il y avait de distance en distance, autour de la cabane, des abris en planches où elles se réfugiaient contre les ardeurs du milieu du jour. Angélique chercha en ce moment un refuge contre sa nudité dans un de ces hangars, et y resta longtemps sans être aperçue de personne.
«Et vers l'heure du soir, après qu'elle se fut rafraîchie et qu'elle se sentit suffisamment reposée, elle s'enveloppa de quelques vieux et rudes haillons abandonnés dans cette hutte, vêtements trop contrastants avec les étoffes de luxe, vertes, jaunes, perses, bleues et pourpres, qui la paraient ordinairement; mais, quelle que fût leur sordidité, des habits si humbles ne pouvaient déguiser ni la beauté ni la noblesse de la jeune fille.
«Qu'on cesse de parler de Phyllis, de Néère, d'Amaryllis, ou de la fugitive Galatée, dont la beauté ne put jamais rivaliser avec tant de charme, etc., etc.»
Elle choisit dans le troupeau la plus rapide des juments et songe à reprendre la route de l'Orient.
Le poëte ici l'abandonne; il revient à Roland dont il chante de nouveaux exploits de chevalier en faveur des dames. Roland trouve Isabelle enchaînée dans une caverne par des brigands; il les assomme. Elle lui raconte ses peines; l'histoire est naïve autant que pathétique:
«Je suis Isabelle, fille de l'infortuné roi de Gallicie, ou plutôt je fus fille de ce roi, car je ne suis plus maintenant que fille de la douleur, de l'infortune et des larmes! Ce fut la faute de l'amour!... Je vivais heureuse de mon sort, aimée, jeune, riche, honnête et belle; je suis maintenant avilie, misérable, malheureuse... Mon père allait assister à quelque tournoi dans la ville de Bayonne; parmi les chevaliers qui venaient pour y figurer, soit qu'Amour me le fît ainsi apparaître, soit que sa valeur éclatât d'elle-même en lui, le seul Zerbin me sembla digne de louange; c'était le fils du grand roi d'Écosse,
«Pour lequel, après qu'il eut donné dans la lice des preuves merveilleuses de sa chevalerie, je me sentis prise d'amour, et je ne m'aperçus que trop tard que je n'étais plus à moi-même; et, malgré tout ce que je souffre pour lui, je ne puis m'arracher de l'esprit que je n'avais pas mal placé mon cœur, mais que je l'avais donné au plus digne et au plus beau des paladins qui soit sur la terre.»
Elle raconte comment ils s'aimèrent. «Puis, hélas! dit-elle, après les grandes fêtes qui suivirent les combats, mon cher Zerbin retourna en Écosse; je restai seule, pensant à lui le jour et la nuit. Je ne doute pas qu'il ne cherchât de son côté les moyens de s'unir à moi; mais la différence de nos religions, puisqu'il est chrétien et moi sarrasine, l'empêchait de m'obtenir de mon père. Il songea à m'enlever, en abordant, au moyen d'un navire, sur la plage d'un beau jardin que mon père avait au bord de la mer.»
Complice de cet enlèvement, Isabelle fuit à toutes voiles de sa terre natale. «Avec quelle joie, s'écrie-t-elle, je ne puis le dire, espérant avant peu jouir de mon amour avec mon Zerbin.» Une tempête les jette sur un rivage inhabité. Zerbin s'éloigne afin d'aller chercher des chevaux pour Isabelle à la Rochelle. Pendant son absence, un des deux amis qu'il a laissés auprès d'Isabelle s'éprend d'un perfide amour pour elle. Odorie, c'est le nom de ce traître, veut entraîner dans son crime son compagnon Coribe; celui-ci résiste. Les deux gardiens d'Isabelle se livrent un combat acharné: l'un pour la défendre, l'autre pour la ravir à Zerbin. Pendant le combat, elle prend la fuite; Odorie abandonne le combat, la poursuit, l'atteint, veut lui faire violence; elle pousse des cris qui sont entendus par une bande de brigands, qui la retiennent captive depuis neuf mois dans cette caverne pour la vendre ensuite aux pirates de la côte.
Roland la console et l'emmène avec lui.
Le lecteur, incertain du sort d'Isabelle, de Zerbin, de Bradamante, de Roger, d'Angélique, est transporté au siége de Paris. Ce siége est raconté dans deux chants héroïques, en stances dignes d'Homère au siége de Troie, du Tasse au siége de Jérusalem. La guerre n'inspira jamais mieux aucun barde; le sang coule de la plume d'Arioste avec autant de verve que l'amour et la plaisanterie.
Les aventures héroï-comiques de Griffon, qui poursuit une maîtresse infidèle en Palestine, diversifient heureusement ces longs combats. La comédie n'a rien de plus plaisant que les tours perfides joués à Griffon par sa maîtresse, et par son lâche mais spirituel rival, à Damas. Ce rival est un Scapin chevaleresque, et la maîtresse de Griffon est une Colombine, qui transportent dans un poëme épique les scènes grotesques du théâtre italien. Arioste siffle comme il chante: c'est Molière et Homère dans le même homme. Au dix-huitième chant il égale Virgile en tendresse, dans l'admirable épisode de Nisus et Euryale. Arrêtons-nous pour pleurer avec lui sur l'héroïsme de l'amitié entre Médor et Cloridan.
Une grande bataille a été livrée entre Charlemagne et les Sarrasins; ceux-ci ont perdu leurs principaux combattants. Dardinel, leur roi, a été tué par Renaud; son corps est resté sur le champ de bataille. Pour aller relever le cadavre de Dardinel du champ de bataille, il faut traverser le camp de Charlemagne; il est nuit. Écoutez l'Arioste:
«Deux jeunes Sarrasins, entre autres, veillaient dans le camp; tous deux d'origine obscure, nés dans la Ptolémaïde, desquels l'aventure, comme un rare exemple d'attachement, mérite d'être racontée. Ils se nommaient Cloridan et Médor; dans la bonne fortune comme dans la mauvaise, ils avaient aimé également leur prince Dardinel, et maintenant ils avaient passé la mer pour venir combattre en France avec lui.
«Cloridan, intrépide chasseur toute sa vie, était de robuste stature et d'une rare légèreté à la course; Médor, à la fleur de ses années, avait encore les joues colorées, blanches et fraîches de l'adolescence, les yeux noirs, les cheveux dorés et bouclés; il ressemblait à un ange du chœur le plus élevé du ciel.
«Ils étaient ensemble sur les remparts à regarder, en soupirant, le ciel de leurs yeux chargés de sommeil; Médor, dans toutes les paroles qui lui échappaient, ne pouvait s'empêcher de se rappeler sans cesse son maître et son seigneur Dardinel d'Almonte, et de pleurer en pensant que ses restes allaient rester sans sépulture sur la terre. Se retournant vers son camarade: «Ô Cloridan, lui dit-il, je ne puis te dire combien le cœur me fend de ce que mon maître gît ainsi sur la terre nue, exposé à devenir la proie des loups et des corbeaux, lui qui fut toujours pour moi si tendre et si généreux: il me semble que, quand je donnerais ma vie pour préserver son corps de cet outrage, ce ne serait pas encore assez pour payer tout ce que je lui dois d'affection et de reconnaissance.
«Je suis décidé à aller, pour qu'il ne reste pas sans sépulture, le chercher et le retrouver sur le champ de bataille, et peut-être Dieu permettra-t-il que je traverse inaperçu le camp endormi de Charlemagne. Toi, demeure ici, afin que, s'il est écrit dans le ciel que je doive mourir, tu puisses raconter ma mort...»
«Cloridan reste confondu que tant de courage, tant d'amour, tant de fidélité, se révèlent dans un enfant. Il s'efforce, tant il lui porte de tendresse, de le faire renoncer à cette entreprise; mais Médor était déterminé ou à mourir ou à recouvrir d'un peu de terre la tombe de son seigneur. Voyant que rien ne peut ni fléchir ni effrayer Médor, Cloridan lui répond: «Eh bien! j'irai aussi, car quelle joie me resterait-il sur la terre, ô mon cher Médor, si j'y restais sans toi? Il vaut mille fois mieux mourir les armes à la main avec toi, que de mourir de mon chagrin si tu étais enlevé à mon amitié!»
Ils traversent heureusement dans la nuit le camp ennemi.
Pendant que Médor cherche parmi les cadavres le corps de son maître, Cloridan se charge de lui ouvrir une large voie pour le retour à travers le camp ennemi. Il fond sur les chrétiens assoupis, il immole une foule de guerriers, choisissant les plus illustres. Le poëte décrit en traits sanglants et pathétiques leurs divers trépas. Une stance attendrie décrit la mort d'un duc d'Albret, surpris dans son sommeil, avec son épouse qui l'accompagnait à la guerre. L'Arioste, dans cette stance digne de Pétrarque ou du poëte de Françoise de Rimini, laisse échapper de son cœur un cri de pitié ou d'envie qui révèle toute une âme amoureuse de Virgile:
«Cloridan était parvenu jusqu'à la tente où le duc d'Albret dormait dans les bras de sa femme, tellement rapprochés l'un de l'autre que l'air lui-même n'aurait pas pu passer entre eux. Médor leur tranche les deux têtes à la fois d'un seul coup! Ô heureuse mort! ô destinée si douce, qu'unis comme l'étaient leurs corps, je ne doute pas que leurs âmes, également enlacées, s'en allèrent ensemble au même ciel!»
Médor, distrait de ce carnage par l'impatience de retrouver le corps de son roi, adresse une invocation ardente à la lune pour qu'elle lui découvre enfin le cadavre. La lune l'exauce, le nuage qui la couvrait se dissipe; Médor court en pleurant à l'endroit où gît Dardinel; il le reconnaît à ses armes, il s'agenouille, il baigne son visage inanimé de ses larmes amères, dont un double ruisseau coulait sous ses cils; son attitude était si pieuse, ses gémissements si tendres, que les vents eux-mêmes se seraient arrêtés pour les entendre.
Il les réprime toutefois, non pas par crainte d'être entendu des ennemis et par aucun soin de sa propre vie, dont il lui serait plus doux d'être délivré, mais par peur qu'on ne l'empêche d'accomplir l'œuvre pieuse pour laquelle il s'est dévoué. Les deux jeunes guerriers chargent le cadavre sur leurs épaules, afin d'en partager ainsi le poids.
Ils marchaient en silence sous ce fardeau sacré, et déjà les étoiles commençaient à pâlir dans le ciel, l'ombre à s'éclaircir sur la terre, quand ils rencontrent Zerbin, qui rentrait au camp des chrétiens après avoir employé le commencement de la nuit à la poursuite des Sarrasins... Cloridan, à l'aspect de Zerbin et de son groupe de guerriers, supplie Médor d'abandonner sa charge, lui représentant qu'il serait trop insensé de perdre deux vivants pour sauver un mort.
En parlant ainsi, Cloridan jette son fardeau à terre, pensant que Médor va en faire autant; mais cet enfant, qui aimait son maître mort plus que sa vie, le recharge seul sur ses épaules. Son ami, croyant qu'il est suivi par Médor, fuyait à toute course; car, s'il avait su qu'il l'abandonnait ainsi à son sort, il aurait affronté mille morts au lieu d'une.
Les cavaliers de Zerbin les enveloppent, mais un bois ténébreux offre un asile impénétrable aux deux amis; ils s'y jettent, on les suit. Cloridan est tué en voulant secourir Médor. Médor, toujours le corps de Dardinel dans ses bras, cherche à ravir cette chère dépouille aux ennemis en se dérobant derrière les arbres, pareil à une ourse qui défend ses petits. À la fin, Médor est vaincu. Médor, blessé, est relevé de terre par ses beaux cheveux blonds. Zerbin le couche sur l'herbe, en attendant qu'il revienne étancher généreusement le sang de sa blessure; il s'éloigne un moment pour punir le féroce soldat qui a frappé cet enfant. Pendant cette absence du magnanime Zerbin, une jeune fille, d'un aspect royal et d'un visage éclatant de beauté, s'approche de Médor; ses humbles vêtements sont ceux d'une bergère, mais l'élégance de sa démarche et la délicatesse de ses traits la trahissent...
C'est Angélique, l'amante ingrate de Roland, la superbe fille du roi des Indes. Depuis qu'elle avait recouvré son anneau enlevé au doigt de Roger, elle voyageait seule et sans crainte, sûre de se rendre invisible à volonté. L'amour qu'elle avait si longtemps bravé l'attendait dans ce bocage.
Il n'y a rien d'égal à cette scène de pitié, d'admiration et d'amour naissant entre Angélique et Médor, dans aucun poëme, excepté peut-être le chant d'Haïdée dans lord Byron. Mais Haïdée est évidemment calquée sur Angélique. Or la gloire doit remonter toujours de l'imitateur au modèle. Écoutez quelques stances de ce chant des vrais amants. Le souvenir de la passion malheureuse de Roland pour Angélique y mêle au charme de la scène on ne sait quel grain de sel comique qui ajoute encore, s'il se peut, à la délicieuse saveur du sujet. C'est l'ombre du satyre portée sur le corps de Galatée dans un tableau du Titien.
Après qu'Angélique a compati par tous ses sens et par toute son âme à la beauté, à la blessure et au généreux dévouement de Médor, elle remonte sur son coursier pour aller chercher dans les prés voisins les simples dont elle connaît la vertu, afin de panser la blessure du jeune Sarrasin. Elle rencontre un vieux pasteur qui doit l'assister dans son pansement. Lisons: nous ne lirons rien de plus frais dans aucun poëte, à moins de remonter au poëme unique, mais en prose grecque, de Daphnis et Chloé.
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..............................IV
Mais le jour même où nous devions continuer la lecture des amours d'Angélique et de Médor, nous quittâmes avec regret la villa des collines euganéennes. Une grande fête religieuse d'été, fête pour laquelle les seigneurs italiens reviennent toujours à la ville, força la comtesse Léna à rentrer pour quelques semaines dans son palais de Venise. Le chanoine, le professeur et moi, nous fûmes de la partie.
J'aurais dû naturellement profiter de ce déplacement de la comtesse Léna et de sa maison pour continuer mon voyage vers Rome, par Pezaro et le littoral de l'Adriatique; mais je ne sais quel sortilége ou quel enchantement, tout semblable aux sortiléges et aux enchantements de l'Arioste, ne me laissa même pas délibérer. Je suivis Léna et Thérésina comme si j'avais fait partie de la maison, sans savoir au juste si la magie qui m'entraînait résidait pour moi dans la mère ou dans la fille. Le charme dont je ne me rendais pas compte était le même, quoique différent. Ce tourbillon de beauté, de grâce, de bonté, de familiarité charmante dans lequel j'avais vécu quelques semaines à la villa, m'enlevait sans résistance de ma part, sans effort de la part de Léna, comme une feuille de ses jardins enlevée sous ses pas par le vent de mer.
Son palais de Venise, baigné jusqu'au vestibule par le grand canal, était trop vaste pour la fortune de la comtesse. On y sentait le vide des temps disparus. Le portique, assez vaste pour contenir une foule de clients; l'escalier de marbre blanc à rampes moulées; la salle des gardes, presque aussi longue et aussi large que le palais lui-même; la tribune haute qui régnait sous les corniches; les fresques poudreuses qui décoraient le sombre plafond; les statues de nobles Vénitiens sous leur armure, qui contemplaient les passants du fond de leurs niches autour de la salle; le parvis négligé et humide de cette salle; les volées de colombes qui s'y abattaient librement par les fenêtres ouvertes; le vent de mer qui faisait tinter ces vitres, mal attachées aux châssis de plomb; enfin le léger et mélancolique clapotement des petites vagues du canal contre les marches extérieures de l'escalier: tout cela donnait au palais de Léna une apparence et comme une odeur de sépulcre, qui imposait à tous les sens une certaine langueur molle, le caractère de la ville et des habitants. Il ne fallait rien moins que tant de jeunesse, de vie et de beauté dans les hôtesses de ce palais, pour qu'un tel séjour n'assombrît pas notre société de plaisir. Mais la jeunesse et la beauté rajeunissent et embellissent jusqu'aux ruines: les fleurs les plus odorantes que le pèlerin cueille, pour respirer des souvenirs avec leur odeur dans les pages de son journal de voyage, sont celles qui croissent sur des tombeaux.
Léna et sa fille entrèrent dans une enfilade d'appartements, dont on apercevait à peine le fond à travers une longue avenue de portes en drap vert, toutes ouvertes. Le chanoine, le professeur et moi, on nous logea au sommet de l'édifice, dans de petites chambres à peine meublées, qui prenaient entrée sur la galerie à jour servant de corniche à la salle d'armes. Les délices de ces appartements élevés, c'étaient le soleil, la solitude, le silence: on n'y entendait d'autre bruit, le jour, que le pas boiteux du vieux majordome, traversant la salle d'armes pour aller à l'appartement de ses jeunes maîtresses, et le bruit alternatif des rames du gondolier sur le canal; le matin, quelques roucoulements de pigeons dans les combles, et le tintement lointain des petites cloches des couvents, appelant les religieuses à l'office. Ces impressions m'étaient neuves, consonnantes à l'âme et douces; je les savourais avec autant de délices que les impressions champêtres de la villa. D'ailleurs, n'étions-nous pas sous le même toit que ces ravissantes hôtesses, qui auraient embelli pour nous même la cabane du pasteur d'Angélique?
Après les fêtes passées, nous reprîmes nos lectures à Venise aussi régulièrement qu'à la villa. Le professeur n'était pas homme à démordre; il avait apporté avec lui son Arioste aussi ponctuellement que le chanoine avait apporté son bréviaire. Seulement nous n'étions plus mollement accoudés, pour l'entendre, sous une grotte sonore rafraîchie par un jet d'eau: mais le soir, à l'heure où la gondole remplace la calèche dans les lagunes de Venise, nous laissions le gondolier louvoyer à son caprice entre les îles, aux dômes dorés par le soleil couchant, qui se détachent comme des faubourgs à l'ancre de la ville, à l'embouchure de la vaste mer; et, à demi couchés sur les bancs, au branle de la barque, nous demandions au professeur un chant de poëte pour compléter toute cette poésie du soir à Venise.
V
«Où en étions-nous? dit le chanoine.—Ah! je le sais bien, moi, dit Thérésina: nous en étions à ce chant, si malheureusement interrompu par notre voyage, où le beau Médor, ce jeune Sarrasin, si tendre et si courageux de cœur pour sauver le corps de son maître mort, est blessé par les féroces Écossais de Zerbin, et où la belle Angélique, touchée de sa jeunesse et de sa beauté, va cueillir des simples dans les prés pour guérir ce charmant païen.»
Léna sourit légèrement en admirant la mémoire heureuse de la jeune fille: «Qu'aurait-elle pu retenir de plus analogue à son âge et à son imagination d'enfant? dit-elle, Eh bien, lisons avec confiance, ajouta-t-elle, si le canonico n'a pas mis trop de sinets à ce chant de jeunesse.—C'est une pastorale, dit le professeur, une pastorale dans une épopée. Ne craignez rien: cela rafraîchit, cela ne brûle pas l'âme. N'avez-vous pas dans la galerie du palais de charmants tableaux de bergeries et de nymphes, entremêlés à vos tableaux de religion ou de batailles? Ce qui est dangereux pour ces jeunes âmes, ce ne sont pas les beautés de l'imagination, ce sont ses laideurs. Des scènes de bonheur sont les perspectives de la vie: vous en faites peindre sur les murs de vos villas et de vos palais; ne craignez pas d'en peindre sur la toile vivante de l'imagination fraîche et chaste de la jeunesse. Ces perspectives du cœur sont les beaux rêves de la vie: rêver beau, c'est le bonheur.—Et c'est aussi la vertu, dit le chanoine.—Rêvons donc,» dit Léna.
Alors le professeur rouvrit le livre, juste à la stance si bien remémorée par la naïve Thérésina.
VI
«Angélique rencontre un pasteur parcourant à cheval le bocage à la recherche d'une jeune cavale qui s'était échappée déjà depuis deux jours de l'enceinte où elle était parquée avec le troupeau; elle emmène avec elle le berger à la place où Médor, perdant toute sa vigueur avec le sang qui coulait de sa poitrine, en teignait l'herbe à l'entour et paraissait prêt à défaillir pour toujours.
«Angélique descend de son coursier et fait descendre comme elle le pasteur; elle pile à l'aide d'une pierre les simples, en fait découler le suc entre ses blanches mains; elle le distille et l'étend sur le sein, sur les flancs et sur les hanches du blessé; la salutaire liqueur arrête le sang et rend la vie à Médor.
«Il reprit assez de force pour qu'elle pût le faire monter sur la jument du berger; mais Médor se refuse à s'éloigner tant qu'il n'a pas recouvert de la terre de la sépulture le corps de son roi et celui de Cloridan. Après ces pieux devoirs accomplis, il suit Angélique où il lui plaît de le mener; elle le conduit par compassion dans l'humble cabane du berger resté auprès d'elle.
«Elle ne consent pas à le laisser repartir tant qu'il n'est pas rétabli en parfaite santé, tant la tendre pitié qu'elle a éprouvée à son premier aspect, étendu sur la terre, puis, après le premier étonnement, tant sa beauté, sa grâce, ses manières, lui mordent le cœur d'une lime invisible: elle sent cette lime lui ronger peu à peu le cœur, qui se consume enfin tout entier d'une flamme amoureuse.
«L'habitation du berger, assez commode et assez belle pour une chaumière, était située dans un petit vallon en plaine entre deux montagnes; il l'habitait avec sa femme et ses petits enfants. Construite par lui tout nouvellement, tout y était neuf et propre de fraîcheur. C'est là que Médor fut promptement rétabli par les soins de la jeune fille; mais, en moins de temps encore, elle sentit qu'elle avait au cœur une blessure plus profonde que celle qu'elle venait de guérir.
«Plus l'une se referme et se rassainit, plus l'autre s'élargit et s'envenime. Le beau jeune homme se remet à vue d'œil; elle, au contraire, tantôt glacée, tantôt brûlante, languit d'une incurable fièvre. De jour en jour, la beauté de Médor fleurit; de jour en jour, la malheureuse sent la sienne se flétrir, comme une neige tombée après la saison, que les rayons du soleil fondent dans un lieu sauvage.
«Si elle ne veut pas mourir de son amour, il est temps qu'elle prenne sur elle de le révéler, car il n'est pas à espérer que Médor ose l'encourager à un tel aveu.
«Elle demande enfin pitié à celui qui l'a percée d'un tel coup sans le savoir.»
Ici le poëte, par une apostrophe tragi-comique, qui sort d'elle-même du sujet, tourne sa pensée vers Roland, l'amant obstiné et toujours malheureux d'Angélique.
«Ô comte Roland! ô roi de Circassie! votre éclatante valeur, dites-moi, à quoi vous sert-elle?» Il en adresse autant aux autres héros adorateurs d'Angélique: Agrican et Ferragus.
Puis il reprend la note sérieuse et tendre pour raconter la félicité des deux amants dans la solitude:
«Angélique laissa cueillir à Médor la première rose d'un sentiment qui n'avait encore été respiré par personne. Jamais jeune fille ne savoura une telle ivresse que celle qu'elle trouva dans ce jardin où se cachait et où se légitimait son amour. Les saintes cérémonies consacrèrent ce mariage, où elle eut pour marraine la femme du berger sous les auspices du tendre amour.
«L'humble cabane vit célébrer ces noces mystérieuses avec la solennité rustique qu'une telle solitude comportait. Les deux amants y séjournèrent plusieurs mois, pour en savourer seul à seule les délices.»
Bien que la description de cette retraite conjugale soit irréprochable, le chanoine avait mis le sinet sur quelques stances. Nous ne les traduisons pas, par le scrupule, peut-être excessif, d'une langue plus réservée que l'italien; mais le doux loisir des deux nouveaux époux, dans un lieu enchanté et solitaire, égale tout ce que les églogues de Virgile et les pastorales du Tasse ont de plus langoureux.
Si Angélique s'asseyait à l'ombre ou si elle s'éloignait de la cabane, le jour, la nuit, elle avait le beau jeune homme à ses côtés, le matin et le soir; tantôt cette rive du ruisseau, tantôt un antre elle allait cherchant, ou bien quelque prairie verdoyante; au milieu du jour, une grotte les couvrait de son ombre.
«Dans ces doux entretiens, partout où un jeune arbre à la tige droite et élancée croissait au bord d'une source ou sur la rive d'un courant d'eau limpide, son écorce était à l'instant gravée avec l'aiguille d'Angélique ou avec le couteau de Médor. De même, s'ils venaient à découvrir un rocher d'un grain moins dur que les autres, et en dehors de la cabane, et dedans contre les murailles, les noms d'Angélique et de Médor, enlacés l'un dans l'autre par différents dessins, se lisaient en lettres intarissables.»
Enfin ils s'éloignent à regret, après un long séjour, de la cabane; Angélique, pour récompenser le pasteur et sa famille, leur laisse un bijou sans prix qu'elle a reçu de Roland. Elle s'achemine avec son jeune époux vers les Indes, où elle va faire couronner Médor roi du Cathay.
VII
Ici le poëte s'amuse de nouveau à éluder la curiosité de son lecteur par une autre curiosité. Il se complaît, pendant deux mille vers, à raconter vingt aventures épisodiques de Marphise, de Bradamante, de Roger, de Griffon, de paladins, d'amazones, de fées, d'enchanteurs.
Ce n'est qu'au vingt-troisième chant que l'on revient à Roland, le véritable héros, mais le héros toujours oublié du poëme. L'aventure qui le ramène sur la scène n'est plus héroïque et n'est pas même comique: car on ne rit pas d'une infirmité physique et morale, telle que la folie, surtout quand c'est une passion tendre qui enlève la raison à un héros.
La scène où Roland perd la raison en trouvant des preuves trop convaincantes de l'infidélité d'Angélique est admirablement inventée, et racontée avec autant de perfection de détails que la scène des amours d'Angélique et de Médor.
Roland, en courant une de ses aventures, arrive au vallon naguère habité par Angélique et Médor, sans se douter que ce beau lieu a été le théâtre de son infortune amoureuse.
«Il arrive, dit la stance, au bord d'un ruisseau qui semblait rouler des lames de cristal; une riante prairie fleurissait sur ses rives, prairie émaillée de couleurs, les plus fraîches et les plus flatteuses à l'œil, parsemée de bouquets d'arbres élégants et majestueux.
«C'était l'heure où l'ardeur du jour fait chercher l'ombre des grottes aux rudes troupeaux et au pasteur dépouillé du poids de ses vêtements. Les armes et l'écu de Roland pesaient à ses membres brûlants; il entra pour se délasser un moment dans la grotte. Mais il y trouva un terrible et cruel refuge, et l'heure la plus funeste et la plus malheureuse de sa vie.
«En parcourant des pas et du regard les alentours de la grotte, il vit des caractères gravés sur l'écorce de tous les arbrisseaux qui croissaient auprès de la source, et aussitôt qu'il y eut attaché les yeux avec attention, il fut trop convaincu que ces caractères étaient gravés par la main de sa divinité terrestre; cet antre et cette source étaient un des sites que j'ai décrits plus haut, que la belle reine du Cathay avec son cher Médor fréquentaient le plus souvent, parce que c'était le lieu de repos le plus voisin de la cabane du berger.
«Il lit de tous côtés les noms d'Angélique et de Médor, enlacés ensemble dans des nœuds d'amour; autant de lettres, autant de clous acérés qui lui transpercent le cœur. Il s'efforce de croire qu'il se trompe, et qu'une autre main que celle d'Angélique a écrit son nom sur ces écorces; puis il se dit: «Ah! je connais trop ces caractères, je les ai tant vus et tant lus dans un autre temps! Mais peut-être qu'elle s'est figuré un autre Médor imaginaire pour se faire illusion à elle-même, et qu'elle pense à moi en me donnant ce surnom dans son cœur!...» En cherchant ainsi à se tromper lui-même, Roland arrive à l'endroit où les deux collines, en se recourbant, enclosent la belle fontaine... Là les noms plus nombreux encore sur les troncs des hêtres, et des inscriptions commémoratives sur les rochers de l'antre, ne lui laissent plus de doute et enfoncent mille pointes de poignards dans son cœur. Médor, dans des vers tendres et amoureux, y remerciait les arbrisseaux, les gazons verts, les ondes limpides, la caverne obscure, les ombres rafraîchissantes, des douces heures qu'il avait passées avec l'incomparable Angélique, fille de Galafron. Il y suppliait tous les amants, chevaliers, demoiselles, que le hasard amènerait dans ces lieux, de bénir ces gazons, ces ombres, ces antres, ces ruisseaux, ces arbustes, et de demander pour eux au ciel ou aux nymphes les douces influences du soleil et de la lune.
«Une main glacée lui serre le cœur, son désespoir muet ne peut s'échapper ni en paroles, ni en cris: comme un vase à large circonférence et au cou étroit, quand on le renverse de sa base à son orifice, ne peut laisser écouler son contenu, car la liqueur pressée de sortir se hâte vers l'ouverture, et, se faisant obstacle à elle-même, ne peut s'écouler que goutte à goutte sous son propre poids.»
Enfin il arrive, espérant encore, jusqu'à la cabane du berger. Le berger et sa famille lui racontent innocemment le séjour d'Angélique et de Médor dans leur cabane, leur union, leur félicité, leur départ pour les Indes; ils lui montrent avec orgueil le bracelet précieux qu'Angélique leur a laissé en mémoire de son séjour ici.
Ce fut le coup de hache qui trancha sa raison avec son espoir; cette couche, cette cabane de berger, ce vallon, lui deviennent si odieux que, sans attendre ni le lever de la lune ni celui de l'aube, il prend ses armes, il remonte sur son cheval, il s'enfonce dans le plus épais du bois, et, quand il se sent enfin seul, il répand en cris et en hurlements sa douleur!... Au lever du jour, il croit voir sa honte et les railleries de Médor gravées sur les montagnes et sur toute la nature. Enfin, après des transports qui fendraient les rochers, il devient fou. La hideuse description de sa folie, vantée comme un prodige de force poétique par les critiques italiens et même français, est selon nous une plaisanterie déplacée, plus propre à contrister le rire sur les lèvres qu'à le provoquer; ce qui dégoûte cesse de charmer. La folie même de don Quichotte est moins répugnante; elle est une manie ridicule, et non une démence furieuse. Mais Arioste, transportant son lecteur dans une loge de fou, et se complaisant à montrer son héros dans la sordide nudité d'une bête féroce, privée même de son instinct, nous paraît avoir commis une faute non-seulement contre le sentiment, mais contre le goût. Nous ne citerons donc rien ici de cette frénésie hideuse sur laquelle roule toute la machine du poëme pendant plusieurs chants.
VIII
L'Arioste retrouve toute sa délicatesse de pinceau et tout le pathétique de son âme dans l'épisode d'Isabelle et de Zerbin, une des plus touchantes compositions de toutes les langues. L'amour et la vertu l'inspirent mieux que la démence et le ridicule. On peut badiner avec l'esprit, mais il ne faut pas badiner avec l'amour. L'Arioste se montre dans cet épisode aussi tendre amant que grand poëte.
Zerbin et Isabelle, deux amants dont nous avons déjà parlé dans le commencement des aventures de Roger, arrivent ensemble dans le beau lieu où Roland a perdu le sens et jeté ses armes. Zerbin, par une respectueuse pitié pour le héros, élève un trophée de ces armes; il ne veut pas que l'épée de Roland soit profanée par une main étrangère. Mandricaud veut s'emparer de l'épée, Zerbin la défend contre ce féroce profanateur en combat singulier. Isabelle, tremblante, assiste au combat; Zerbin a sa cuirasse fendue de la tête au cœur par l'épée de Mandricaud; mais ce premier coup, dit le poëte, ne pénètre qu'à peine au-dessous de la peau de Zerbin; son sang tiède dessine en coulant une longue ligne de pourpre sur sa cuirasse éclatante. «Ainsi j'ai vu quelquefois, dit le poëte, qui revient en esprit au souvenir de la belle veuve florentine qu'il adore; ainsi j'ai vu une ligne de pourpre partager une belle toile d'argent sous cette blanche main qui déchire également en deux mon cœur!»
Zerbin succombe sous un coup plus mortel; couché sur l'herbe dans son sang, ses derniers adieux à Isabelle, et ses derniers soupirs recueillis par les lèvres de cette amante sont des sanglots écrits pour l'éternelle consonnance des cœurs aimants séparés par la mort. Tibulle n'a pas écrit en larmes plus tièdes les transes et les épanchements de l'amour malheureux. On voit que la sensibilité était le fond de ce génie de l'Arioste. Un ermite aide l'amante désespérée à relever le corps de Zerbin pour l'emporter jusqu'à son ermitage; Isabelle est décidée à ne jamais s'en séparer. L'ermite la console par les espérances célestes, les seules capables de rattacher Isabelle à la vie. Il lui propose de l'accompagner jusqu'à une abbaye de Provence, où elle fera ensevelir Zerbin et où elle restera gardienne pieuse de sa relique si chère. Ils ensevelissent ensemble le corps embaumé de Zerbin dans un riche cercueil; ils le chargent sur le cheval du jeune guerrier, et voyagent ensemble à pied derrière le cercueil.
IX
Rodomont, le roi d'Alger, les rencontre malheureusement dans un sentier de la forêt où il s'est retiré non loin de cette abbaye de Provence. Les charmes d'Isabelle, quoique pâlis par les larmes, lui ravissent le cœur; il terrasse l'ermite, il le lance dans la mer; il menace Isabelle d'attenter à sa douleur et à sa pureté. La fidèle amante conçoit subitement l'idée d'une ruse pieuse qui sauvera sa vertu en sacrifiant sa vie. Elle feint de se rendre à ses désirs, mais elle veut, dit-elle, lui faire avant un présent plus précieux pour un guerrier que le cœur de toutes les princesses de la terre. Je connais, lui dit-elle, et j'aperçois près d'ici une herbe miraculeuse; elle a la vertu de rendre invulnérable le chevalier qui s'est une fois baigné dans un bain où cette plante a été bouillie. Rodomont pourra, ajoute Isabelle, en faire l'épreuve sur elle-même, avant d'éprouver la vertu de cette plante. Le roi d'Alger consent, à ce prix, à ajourner ses violences. Isabelle cueille çà et là toutes les herbes qu'elle feint de choisir pour son expérience; elle se baigne dans la source où elle a jeté les herbes. Puis elle présente sa belle tête, ce front pur, ce cou d'ivoire au glaive de Rodomont. Le Sarrasin, trompé par l'assurance de la victime, tombe dans ce piége de vertu; du revers de son épée il frappe le cou de la jeune fille, croyant que son épée se brisera dans sa main, mais la charmante tête d'Isabelle roule à ses pieds dans l'herbe et bondit trois fois en balbutiant encore le nom de Zerbin!... Ainsi la jeune martyre de l'amour, de la chasteté et de la religion avait échappé à la fois à l'infidélité, à la profanation et au suicide en se faisant immoler par son tyran.
«Volez heureuse dans l'éternel séjour, âme fidèle et tendre, s'écrie en finissant l'Arioste; puissent mes faibles chants immortaliser en vous le modèle des chastes amants!» Puis, en l'honneur de la victime, il fait décréter dans le ciel que toutes celles qui porteront sur la terre le nom d'Isabelle seront douées des mêmes charmes et des mêmes vertus. Adulation prophétique soit aux princesses de la maison de Ferrare, soit à la dame de Florence qui portait ce nom cher au poëte.
On ne peut assez admirer dans cet épisode une des plus touchantes conceptions de ce martyrologe de la vertu ou de cette épopée de l'amour. La chevalerie seule fournit de pareils textes de poésie aux trouvères du moyen âge chrétien. Cette admirable aventure est malheureusement coupée par le poëte en trois tronçons que nous avons rassemblés, épars dans le poëme, pour la présenter dans son ensemble à vos yeux.
Revenons:
X
L'histoire de Richardet, frère de Bradamante, amante de Roger, et de Fiordalisa, amante de Richardet, est dans un genre opposé une des plus ravissantes débauches d'imagination d'Arioste; mais le chanoine y avait mis avec raison le sinet fatal qui nous en interdisait la lecture. Ces images trop licencieuses ne pouvaient effleurer seulement l'imagination de Thérésina, ni même de sa mère. La gaieté des aventures n'en sauvait pas assez la légèreté. On ne conçoit guère aujourd'hui comment la pudeur des princesses et des dames de la cour de Ferrare tolérait de tels écrits lus à haute voix pendant les soirées au palais. On conçoit moins encore comment la cour de Rome, gardienne des mœurs, autorisait par trois brefs l'impression de telles jovialités. Mais les temps ont leur innocence.
Le chant qui contient l'histoire de Joconde ne forme plus seulement disparate, mais scandale dans le poëme; il devrait être déchiré de toute édition populaire de l'Arioste. La Fontaine l'a imité à sa manière dans le volume ordurier de ses Contes; mais ce volume, feuilleté par le seul libertinage, est soigneusement écarté des yeux de l'enfance et de la jeunesse. La Fontaine, au reste, a la main bien moins légère et bien moins délicate dans Joconde que l'Arioste; l'un est badin, l'autre est lubrique: c'est qu'Arioste écrivait pour un âge d'innocence, et la Fontaine pour un âge de corruption. Il n'y a que de la jeunesse et de la gaieté dans Arioste, il y a de la vieillesse et du cynisme dans les Contes de la Fontaine.
XI
Tout à coup Arioste redevient grave en faisant parcourir à Bradamante la galerie d'un château enchanté dans lequel des tableaux prophétiques font apparaître d'avance à ses yeux toute l'histoire de la maison d'Este, mêlée à l'histoire de l'Europe moderne; il s'élance de là à la suite d'Astolphe monté sur l'hippogriffe, et qui jetait du haut des airs un coup d'œil géographique sur l'univers. Astolphe s'abat sur le paradis terrestre où saint Jean l'Évangéliste lui enseigne les moyens de faire retrouver à Roland son bon sens. Saint Jean conduit Astolphe dans la lune. Ici, dans une revue satirique très plaisante de toutes les folies de l'espèce humaine, l'Arioste énumère les inanités de ce bas monde et les illusions dont se composent nos passions; des montagnes de sottises s'élèvent sous ses yeux.
Il vit aussi, parmi tant de choses perdues, ce qu'il croyait et ce que nous croyons tous posséder en si grande abondance que jamais nous ne prions le ciel de nous l'accorder, hélas! c'est le bon sens. Oh! que le vallon en contenait! Il y en avait une montagne, qui occupait plus d'espace que tout le reste ensemble. Le bon sens y paraissait sous la forme d'une liqueur très-subtile et très-prompte à s'évaporer; il était, en conséquence, renfermé dans une multitude de petites bouteilles, plus ou moins grandes. Toutes étaient hermétiquement fermées. La plus grande de toutes fut facile à reconnaître: elle renfermait le bon sens du malheureux comte d'Angers; elle en était pleine en entier, et de plus il était écrit dessus: Bon sens du paladin Roland.
Vous êtes transporté de la lune sous les murs d'Arles, que les Sarrasins et les chrétiens se disputent. La belle guerrière Marphise, sœur de Roger, mais que Roger ne connaît pas, vit dans le camp avec ce héros et semble lui faire oublier Bradamante. Celle-ci, avertie par des bruits calomnieux de l'amour de Marphise pour Roger, arrive au camp, combat celle qu'elle croit sa rivale, combat Roger lui-même, triomphe partout; le fantôme d'Atlant, envoyé du ciel, dévoile enfin aux trois combattants leur malentendu. Roger reconnaît sa sœur dans Marphise; Bradamante embrasse son amie dans sa rivale; Roger, suivi de sa sœur Marphise et de sa fiancée Bradamante, tous trois armés, partent à la recherche d'autres aventures. Ils en rencontrent d'aussi merveilleuses qu'elles sont pathétiques; mais on s'épuiserait à relever tout ce qu'il y a d'inépuisable dans cette féconde imagination. Ce poëme suffirait à fournir les matériaux de cent poëmes.
XII
Astolphe rencontre Roland au bord de la mer; il lui fait respirer son bon sens avec la liqueur qu'il a apportée de la lune. À l'instant où il recouvre sa raison, le héros déteste la perfide Angélique.
Roger, pendant ces événements, fait naufrage et se sauve seul à la nage dans une île déserte; il y trouve un ermite qui l'instruit dans la foi chrétienne. L'ermite avait bâti de ses mains une petite chapelle, tournée vers l'Orient, qu'il avait ornée avec soin des coquillages et des dépouilles que la mer jetait sur la côte. Le flanc opposé de la montagne offrait un aspect bien plus agréable et était bien différent de celui que Roger avait été forcé de gravir. Un petit bois descendait en pente douce jusqu'à la mer; le laurier, le myrte, le genièvre, le palmier chargé de dattes, et des arbres fruitiers, y croissaient sans culture, et leur fraîcheur était entretenue par une fontaine pure qui, du haut du rocher, se distribuait en filets et tombait en petites cascades entre ces arbres féconds.
L'ermite habitait depuis quarante ans cet ermitage, qu'il semblait que le ciel eût choisi pour l'entretenir sans cesse dans la prière et la contemplation. La vie frugale et saine qu'il y menait l'avait fait parvenir à quatre-vingts ans, sans les infirmités qui tourmentent les faibles mortels.
L'ermite alluma promptement du feu, couvrit la table de dattes et des fruits de la saison. Roger sécha ses habits, reprit des forces, et prêta de toute son âme une oreille attentive aux grandes vérités de notre sainte loi. L'ermite, touché de ses dispositions, n'hésita pas à lui conférer, dès le lendemain, le sacrement du baptême.
Roger, s'accommodant assez bien de cette habitation de l'ermite et d'une chère frugale, passa plusieurs jours avec le saint anachorète, qui, non-seulement lui parlait de tout ce qui tient à la religion, mais l'instruisait aussi sur son départ prochain, et même sur la postérité que le ciel lui destinait. Tout cet épisode respire la sérieuse piété du Tasse et de Milton.
On passe de là, avec une surprise que les mœurs seules du temps expliquent, à un chant rempli tout entier par l'histoire du petit chien qui sème les perles, conte de fées dont les détails égalent Boccace en grâce et le surpassent en poésie. Quoi de plus charmant que la description des gentillesses du petit chien, conduit par l'amant déguisé en ménétrier mendiant?
Adonis s'arrêta près de quelques cabanes voisines du château, jouant d'une petite flûte, au son de laquelle le petit chien se mit à danser. Le bruit des tours, de la danse et de la beauté de ce petit animal parvint bientôt jusqu'à la belle Argie: elle fit appeler le pèlerin dans sa cour, et c'est ainsi que commença l'aventure que le destin réservait au vieux sénateur.
Le pèlerin se mit aussitôt à jouer plusieurs airs différents, et le petit chien, ajustant ses sauts à la mesure, exécuta des danses variées de tous les pays, et parut obéir à son maître avec tant d'intelligence que tous ceux qui le regardaient ne prenaient pas le temps de cligner les yeux et osaient à peine respirer.
Argie sentit le plus ardent désir de posséder un petit chien si charmant, et envoya sa nourrice pour parler au pèlerin, auquel elle fit offrir un prix considérable. L'adroit pèlerin se mit à sourire: «Ah! vraiment, dit-il à la nourrice, quand vous auriez autant de trésors qu'en pourrait désirer une femme intéressée, vous n'auriez pas de quoi payer seulement une des petites pattes de mon chien, et pour vous prouver que je dis la vérité, venez au moins avec moi,» dit-il à la nourrice en la tirant à part. Il pria l'épagneul de faire présent d'une belle pièce d'or à cette bonne dame. Le petit chien ne fit que se secouer, la pièce tomba sur-le-champ. Le pèlerin la fit accepter à la nourrice, en lui disant: «Vous voyez de quelle utilité ce charmant petit animal m'est sans cesse; je ne lui demande jamais rien qu'il ne me le donne à l'instant. Bagues, joyaux, diamants, perles, riches habillements même, il me fournit tout ce que je veux. Vous pouvez donc dire à votre belle maîtresse que mon chien peut passer en sa puissance, mais il n'est aucun trésor qui le puisse payer.»
XIII
La fin de ce récit, quoique ingénieuse, est cynique; on regrette que la plume presque incontaminée de l'Arioste s'y soit salie d'une image plus qu'obscène. Le chanoine n'avait pas seulement mis un sinet ici, il avait déchiré la page tout entière. À cela près, ce conte de fées est une des plus légères arabesques dont un poëte héroï-comique ait jamais égayé son récit.
XIV
Après avoir déridé ainsi ses lecteurs, l'Arioste revient à Roger; il le conduit à Paris, auprès de Charlemagne. Roger demande Bradamante en mariage; Charlemagne la lui refuse: il la réserve pour Léon, fils de l'empereur de Constantinople. Bradamante s'indigne; elle obtient de n'épouser que le chevalier par qui elle aura été vaincue dans un combat singulier. Elle quitte furtivement la cour, elle est captive dans un château fort. Roger part de son côté pour aller tuer son rival Léon dans l'empire de Constantinople. Il combat à la tête des Bulgares contre Constantin et Léon, son fils; il fait triompher les Bulgares. Surpris par trahison pendant son sommeil par un traître, il est conduit à Constantinople et livré à Théodora dont il a tué le fils dans la bataille. Enfermé par Théodora dans une tour obscure, on le fait languir de faim et de soif pour prolonger son agonie.
Cependant on publie, dans Constantinople, que Bradamante sera le prix de celui qui triomphera d'elle. Le généreux Léon, indigné de la lâche vengeance de Théodora sa tante, étrangle le geôlier de Roger, le délivre du cachot, lui rend son cheval et ses armes. Ignorant que ce captif délivré par lui soit un rival, mais témoin de ses exploits incomparables dans la bataille contre les Grecs, Léon, aussi modeste qu'il est amoureux, propose à Roger de prendre son casque, sa cuirasse, son cheval, et de combattre à sa place contre Bradamante. Charlemagne, sa cour, Bradamante elle-même, croiront que c'est lui, Léon, qui a conquis ainsi l'héroïque beauté que les chevaliers se disputent. Roger est forcé, par sa reconnaissance envers Léon son libérateur, de se prêter à ce subterfuge; mais il gémit tout bas des coups qu'il sera obligé de porter à celle qu'il adore. Il se déguise à tous les yeux; il combat à pied de peur que son cheval Frontin, si souvent caressé par Bradamante, ne la reconnaisse; il prend une lance du bois le plus fragile, il en émousse la pointe; il revêt la cotte de mailles de Léon. La description du combat est plus homérique encore que chevaleresque. L'Arioste y prodigue les plus majestueuses et les plus terribles images de la nature. Bradamante, après un combat qui dure d'un soleil à la nuit, s'irrite de plus en plus de son impuissance. «Ô malheureuse Bradamante! s'écrie le poëte, si tu savais que celui dont ta colère et ta honte te font désirer la mort est ce Roger qui t'est plus cher que ta propre vie, c'est contre ton sein que tu tournerais ce fer que tu fais tomber sur sa tête!» On sépare les combattants sans que Roger ait fait ou reçu une blessure. Les pairs de Charlemagne décident qu'après un si rude assaut supporté sans défaite par le prétendu Léon, Bradamante doit être le prix légitime de sa valeur.
Pendant la nuit, Roger, à qui Léon a rendu son armure véritable, s'éloigne furtivement du camp, monté sur Frontin et marchant au hasard où son cheval le mène; ses pleurs lui voilaient le chemin. Il se résout à mourir de sa propre main dans la forêt; il desselle Frontin et l'abandonne à lui-même, après l'avoir embrassé comme ayant été si cher à sa Bradamante.
Bradamante, de son côté, ne poussait pas des gémissements moins douloureux. Mais la guerrière Marphise, sœur de Roger, se présente à Charlemagne au moment où ce roi des chrétiens va livrer Bradamante à Léon. Elle déclare que cette belle héroïne est déjà l'épouse de son frère Roger. On interroge Bradamante; elle baisse les yeux et se tait, ne voulant ni mentir ni déjouer la bonne intention de Marphise. Roland et Renaud, neveux de Charlemagne, se réjouissent de ce que la fleur des héroïnes de leur armée ne deviendra pas la dépouille d'un prince grec; les pairs décident que Roger et Léon combattront l'un contre l'autre, et que le sort des armes prononcera entre eux de la possession de Bradamante. Léon y consent, décidé à se laisser vaincre et tuer plutôt que d'attenter aux jours et au bonheur de son ami Roger. Mais Roger a disparu et ne revient pas.
Le généreux Léon le cherche partout, parvient à le découvrir, l'arrache à son désespoir, le ramène au camp, avoue à Charlemagne la ruse du travestissement, obtient Bradamante pour son ami. Le mariage des deux amants s'accomplit au milieu des fêtes dans la cour de Charlemagne. Roger, toujours héros au milieu de son bonheur, tue le jour même de ses noces le féroce Rodomont. Ainsi finit par un démasquement général ce poëme rempli de travestissements et d'imbroglios tantôt héroïques, tantôt comiques; les derniers chants qui rendent à chacun et à chacune son nom, sa gloire, son amant, son amante, ressemblent à ce dernier jour du carnaval de Venise, et à ce premier jour de pénitence où tous les masques tombent à la fois de tous les visages, et où les costumes de fantaisie et les déguisements des saturnales font place à la vérité des figures et au bon sens. Mais on sort de cette lecture comme d'un long bal masqué avec le tourbillon dans la tête, la confusion dans l'esprit, l'ivresse dans l'imagination, le vide dans le cœur. On s'est amusé, mais on s'est peu intéressé; le plaisir trop long devient lassitude. En résumant notre impression, cette lassitude devient le véritable jugement de ce poëme: il est charmant, mais il est trop long; c'est là son seul défaut, mais c'est le défaut du plaisir: la satiété!
XV
Cependant ce défaut est encore la gloire de l'Arioste; car, s'il fatigue le lecteur, il ne se fatigue jamais lui-même. Il a chanté pendant vingt ans le Roland furieux, et, si l'homme était éternel, on voit qu'il chanterait avec la même verve pendant l'éternité.
Le dernier soir de notre lecture en commun dans la gondole fut aussi le dernier soir de notre séjour à Venise. Le chanoine n'écoutait plus: il lisait pieusement son bréviaire à l'avant de la barque. Le professeur, toujours enthousiaste de son poëte favori, s'efforçait en vain depuis quelques jours de rappeler notre attention par ses inflexions de voix étudiées sur les délicatesses de style des derniers chants. Thérésina, les yeux couverts par les tresses dénouées de ses fins cheveux blonds, dormait au branle de la gondole sur le bras de marbre de sa mère. Léna tantôt souriait par complaisance pour le professeur, tantôt paraissait rêveuse suivre de l'œil sur la mer les fantômes du poëte ou d'autres fantômes de son propre cœur. Quant à moi, je ne riais déjà plus des facétieuses fantaisies de l'Arioste; l'ombre de la prochaine séparation pesait évidemment sur l'esprit de tous.
Notre bonheur, bonheur vague, indéterminé, indécis comme l'horizon du soir sur l'Adriatique, allait finir avec le volume. Était-ce la mère, était-ce la fille dont j'allais regretter le plus douloureusement la présence et promener le plus loin l'image? Je ne le savais pas, je ne cherchais pas à le savoir; mais c'était l'ensemble de cette situation, c'était ce groupe aimable, naïf, accompli, dont chaque figure était nécessaire à l'autre, et dont on ne pouvait en détacher une sans que le charme fût anéanti.
La souriante Léna semblait préoccupée des mêmes pensées que moi, sans se rendre compte davantage de la nature de ses impressions. Cette longue lecture de l'Arioste et les milliers d'imaginations tendres et chimériques que cette lecture fait flotter dans l'esprit paraissaient avoir pris un corps et une âme dans sa pensée, mais quel corps et quelle âme? nous n'osions pas le lui demander, et elle-même ne se le disait peut-être pas encore. Quoi qu'il en fût, ce livre, commencé dans la gaieté, se terminait dans la mélancolie; l'imagination, à dix-neuf ans et à vingt-sept ans, est une puissance qu'il ne faut pas solliciter trop vivement, même par des badinages; les feux follets de l'Arioste ont pu allumer quelquefois des volcans du cœur.
«Eh bien! que pensez-vous de tout cela? me dit Léna à la fin de la soirée, en s'efforçant de provoquer un sourire de mes lèvres par un demi-sourire de son beau visage.—Moi, dis-je, je n'y pense déjà plus; mais je penserai éternellement à la scène et à la société où j'ai écouté ces badinages d'un grand poëte! Un grand poëte cependant est-il fait pour badiner toujours? Demandez-le à Thérésina; est-ce que vingt fois, pendant la lecture, au moment où les touchantes aventures de Ginevra, d'Angélique, de Médor, d'Isabelle, suspendaient sa respiration et faisaient nager ses yeux dans une rosée de larmes, elle n'a pas frappé du pied avec impatience le pavé de la grotte ou le plancher de la gondole en maudissant le poëte? Pourquoi? parce qu'il se remettait à badiner au milieu d'une scène pathétique, et qu'il se plaisait à changer les larmes en rire. Or, quand le visage passe ainsi sans cesse du rire aux larmes et des larmes au rire, qu'arrive-t-il? C'est que le visage grimace au lieu d'être attendri, c'est qu'il y a une perpétuelle convulsion sur les traits comme dans le cœur, par suite de l'impression contradictoire et du changement brusque de température que le poëte donne ainsi à l'âme en soufflant le chaud et le froid.—Ah! c'est bien cela, s'écria la charmante enfant, en applaudissant à ma critique; il me semblait à chaque instant que le poëte, en se moquant de lui et de moi, me jetait de l'eau tiède et de l'eau glacée dans le cœur! Voilà pourquoi, malgré tout le plaisir que j'ai éprouvé en écoutant les belles histoires de Ginevra et d'Isabelle, je ne l'aime pas, votre poëte; il a trop l'air de se moquer de moi.
—Vous le voyez, dis-je à la comtesse, voilà la critique de la nature; c'est aussi la mienne, c'est aussi la vôtre, j'en suis sûr.»
Elle fit un signe d'assentiment. «Mais ce n'est pas la mienne, dit avec une certaine supériorité de ton le professeur: ce que vous appelez un défaut, vous autres jeunes cœurs et jeunes esprits, c'est précisément la qualité exquise et véritablement philosophique de l'Arioste. Il sait jouer avec la vie; il effleure la nature, il ne l'épuise pas; il sait que le cœur humain est un instrument à deux cordes dont l'une est tristesse, l'autre gaieté, et, en touchant ces deux cordes tour à tour, il produit une harmonie tempérée et douce qui est précisément l'équilibre vrai de cette vie, mêlée de gémissements et d'éclats de rire. Quand vous aurez pris plus d'années, vous lui rendrez plus de justice, et, tout en reconnaissant en lui le plus amusant des poëtes, vous y reconnaîtrez le plus agréable des philosophes. Son épopée est l'épopée du bon sens.—Cela peut bien être, répondis-je au professeur; mais alors, pour le juger, il faut attendre que nous ayons soixante ans.
—Précisément, reprit-il: ce n'est pas le poëte de l'adolescence ni de la jeunesse, c'est le poëte du soir de la vie. Quand on est à votre âge, on ne se moque ni de ses passions ni de son imagination: on en est le jouet ou la victime. Mais quand il n'y a plus, comme à notre âge, ni volcan dans le cœur, ni larmes dans les yeux, pour avoir trop brûlé et trop pleuré peut-être, oh! alors l'Arioste est le véritable poëte de la vieillesse!
—Oui, mais pourquoi cela encore? dit Léna. Parce que la vieillesse devient indifférente et que l'Arioste est le poëte de l'indifférence. Eh bien! selon moi, c'est justement sa condamnation que vous venez de prononcer au lieu de son éloge; car qu'est-ce que l'indifférence, si ce n'est le désenchantement de tout et de soi-même? Croyez-vous que ce soit là un bel état de l'âme?
—C'est de l'égoïsme aussi, maman, dit avec une précoce justesse de sens la petite Thérésina.—Oui, mon enfant, dit la mère; c'est de l'égoïsme d'esprit. Conserver son sang-froid comme l'Arioste, entre le rire et les larmes, entre l'enthousiasme et la moquerie, c'est prouver qu'on ne s'intéresse assez ni aux amours, ni aux héroïsmes, ni aux infortunes, ni aux déceptions du cœur humain; c'est prendre la vie gaiement. Mais est-ce que la vie est une bouffonnerie de la nature? Cette prétendue philosophie n'est donc pas vraie, puisqu'elle est le contre-pied de la nature.
—Ah! je vous arrête, répondit le professeur; est-ce que vous prenez l'Arioste pour un bouffon? Passe pour Cervantes, dans sa spirituelle bouffonnerie de Don Quichotte; mais l'Arioste, ah! vous lui faites injure! Où avez-vous vu l'ombre d'une bouffonnerie dans ces quarante-six chants, excepté peut-être dans la folie de Roland et dans son bon sens rapporté de la lune? Mais partout ailleurs c'est une fine et délicate plaisanterie, qui s'allie partout à la grâce et souvent à la plus exquise sensibilité!
—Eh bien! dis-je à mon tour, remercions le professeur de nous avoir tantôt attendris, tantôt amusés, tantôt assoupis pendant ces longs jours d'été au doux murmure de ces stances. Nous avons joui; attendons pour juger que nous ayons l'âge où l'on dit que l'amour et l'enthousiasme, ces deux huiles parfumées de la lampe de la vie, soient taris ou évaporés dans nos âmes.
—Vous attendrez longtemps, dit Léna en rougissant, car il y a encore bien de la lueur sous vos paupières.
—Eh bien! oui, alors, poursuivis-je sans lui répondre, de peur de rougir à mon tour, quand ce qui est flamme en nous sera cendre, quand la vie nous aura dit tout ce qu'elle a à nous dire; quand les hommes, les choses, les passions ne seront plus pour nous, comme pour l'aimable et pieux chanoine, qu'un spectacle auquel nous continuerons d'assister sans en attendre d'autre dénouement que dans le ciel; quand nous serons retirés dans quelque solitude champêtre, les pieds sur nos chenets et ne songeant plus qu'à faire l'heure, far l'ora, comme vous dites en Italie: alors ayons l'Arioste sur notre cheminée, et lisons-en de temps en temps quelques pages pour poétiser nos souvenirs et pour dépoétiser notre expérience, j'y consens. Je ne dis pas que je ne me donnerai pas quelquefois ce passe-temps moi-même, ne fût-ce, ajoutai-je en regardant Léna, Thérésina, le chanoine et le professeur, que pour me rappeler en hiver ces belles soirées d'été auxquelles j'ai eu le bonheur d'être admis dans cette gondole ou sur les riantes collines euganéennes.»
Les visages s'attristèrent, car cette réflexion faisait allusion à un prochain départ. Le professeur ferma le livre.
XVI
Ce fut peu de jours après notre retour à la villa de la comtesse Léna que je pris définitivement congé de ce lieu de délices, pour reprendre mon voyage vers Rome. Je partis en pleine nuit, une nuit d'été en Italie, accompagné par un vieux paysan de la ferme; il portait ma valise et il devait me servir de guide jusqu'à la mer, pour aller m'embarquer sur une felouque d'Ancône qui faisait le cabotage sur le littoral des États romains. Une lune aussi resplendissante que celle où Astolphe était allé chercher la raison de Roland, illuminait de jour la ville et les collines. Hélas! je laissais dans ce beau lieu une partie de la mienne, mais je ne désirais pas qu'on me la rendît jamais.
Quand je fus à moitié chemin de la descente qui menait de la grotte en rocailles au groupe de pins d'Italie sous lesquels nous avions lu pour la première fois Ginevra, je me retournai pour jeter un long et dernier regard à ce délicieux édifice où je laissais je ne sais quoi de moi-même; je ne sais pas bien, en effet, si c'était mon imagination ou mon cœur.
La lune ruisselait du ciel à travers une chaude brume transparente comme une écume de l'air sur les toits, sur les balustrades, sur les pilastres, sur les cariatides de marbre de la façade; le vent emportait à chaque bouffée les fleurs embaumées des orangers en caisse qui encadraient d'une sombre verdure les parterres au bas du perron; les jets d'eau chantaient comme des oiseaux sans sommeil; leurs légères colonnes d'eau, transpercées par les rayons nocturnes, s'inclinaient et se redressaient sous la brise comme des tiges de girandoles chargées de grappes de cristaux; les blanches statues des terrasses ressemblaient aux fantômes pétrifiés d'une population de marbre; la grotte, vide désormais, ouvrait au-dessus de moi son antre sombre, d'où suintait la petite rigole qui avait tant mêlé son gazouillement monotone aux stances du poëte; tout nageait dans un éther fluide et vague qui grandissait les objets et qui les faisait pyramider vers le firmament, comme s'ils avaient flotté entre ciel et terre; enfin, pour comble d'illusion, un rideau blanc, agité par le vent à la fenêtre ouverte de Thérésina et de sa mère, jouait à longs plis sur le mur et ressemblait à la figure de Ginevra apparaissant à son amant sur le fatal balcon du palais de son père.
Tout cet édifice, tous ces jardins, toutes ces eaux, tous ces murmures, rappelaient tellement les demeures enchantées où l'Arioste avait égaré nos imaginations depuis un mois de merveille en merveille, d'amour en amour, qu'en vérité je ne savais pas bien si j'étais dans le songe ou dans la réalité. «Adieu! m'écriai-je tout bas, belle halte de ma jeunesse, où j'ai fait plus de rêves impossibles qu'il n'y a de stances dans le poëte de Ferrare, d'étoiles dans cette voie lactée, de fleurs sur les orangers de la terrasse, de gouttes jaillissantes dans le bassin des trois jets d'eau! Puisse cet adieu n'être pas éternel! Puisse cette séparation ressembler à celles de l'Arioste, où, après mille traverses héroïques, un enchanteur, un ermite ou un bon génie, sous la figure d'une Léna ou d'une Thérésina, ramène le héros au lieu et aux félicités qu'il regrette! Ah! si nous étions encore au temps des miracles de l'imagination chantés par l'Arioste, je trouverais au pied de la colline un cheval tout sellé, une amazone, un nain, une tour, une beauté captive, une aventure qui ferait à la fois le miracle, la gloire, le bonheur de ma vie!.. et je reviendrais d'où je viens!»
Je regardai machinalement autour de moi: je ne vis que le vieux paysan boiteux qui portait ma maigre valise, et la felouque chargée de sacs de maïs et de ballots de soie qui balançait son unique mât sur les lames de la plage en attendant le vent de terre.
XVII
C'est ainsi que je lus pour la première fois l'Arioste. Depuis ce séjour dans la villa de la belle veuve de Venise, je le relis presque tous les ans en automne; mais j'avoue que ce qui me charme le plus dans ces aventures, ce sont moins les légers fantômes d'Angélique, d'Isabelle, de Ginevra, que les fantômes aussi charmants, hélas! et plus réels, de la comtesse Léna et de sa fille.
Et c'est ainsi qu'il faut lire les poëtes, à deux, pour qu'un écho du cœur se répercute sur un autre cœur, et pour qu'une impression soit en même temps un souvenir.
Lamartine.
RECTIFICATION
AU DERNIER ENTRETIEN SUR MACHIAVEL.Nous avons commis une erreur, faute d'avoir ici le Moniteur sous les yeux, en attribuant au gouvernement du général Cavaignac la première pensée de l'intervention armée à Rome. J'avais pris l'embarquement des troupes du général Mollière pour un commencement d'intervention à Rome. La lettre suivante de M. Bastide me démontre que ce n'était qu'une protection personnelle et une escorte d'honneur et de sûreté offertes au souverain pontife. Je retire donc loyalement mon erreur, et je me fais un devoir de restituer au général Cavaignac et à son ministre M. Bastide, en ce qui concerne l'affaire de Rome, une bonne intention, une bonne conduite de cette affaire et une bonne politique.
Voici la juste réclamation de M. Bastide, ministre des affaires étrangères à cette époque:
Lettre de M. Jules Bastide à M. de Lamartine.
Paris, 28 août 1860.
Monsieur,
Je viens de lire dans votre cinquante-troisième Entretien, pages 336 et 337, le passage suivant, dans lequel se trouvent quelques erreurs que je suis, à mon grand regret, forcé de vous signaler.
Vous dites: «Le pape s'évada et s'enferma à Gaëte, dans le royaume de Naples.
«La république romaine, ou plutôt la république municipale, fut proclamée.
«La république française, gouvernée alors par un dictateur à vues droites, mais courtes, au lieu de se borner à offrir un asile sûr et respectueux au pontife, intervint à main armée pour la souveraineté temporelle du pape.
«La révolution romaine fut prise d'assaut dans Rome par l'armée française.»
Le paragraphe suivant commence ainsi: «Sous un autre président de la république, etc.» C'est donc bien le général Cavaignac et son gouvernement que, dans ces quelques lignes, vous accusez d'être intervenu à main armée en faveur du pouvoir temporel; ce serait l'armée du dictateur Cavaignac qui aurait pris d'assaut la république romaine.
Permettez-moi de reprendre une à une vos expressions:
«Le pape s'évada et s'enferma à Gaëte.» Quel jour? Le 25 novembre. La nouvelle de cet événement parvint à Paris deux jours plus tard. Le 10 décembre suivant, Napoléon Bonaparte fut nommé président. Il ne s'est donc écoulé que quinze jours au plus entre la fuite du pape et la fin du gouvernement du général Cavaignac.
Pendant ces quinze jours, que s'est-il passé? À Rome, la république fut-elle proclamée? Non. La république romaine fut proclamée le 19 février 1849, c'est-à-dire deux mois après que le général Cavaignac et ses ministres avaient déposé leurs pouvoirs.
«La révolution romaine fut prise d'assaut par l'armée française.»
À quelle époque et par qui? au mois de juin 1849, par le général Oudinot, plus de six mois après que Napoléon Bonaparte avait été élevé à la présidence.
Il y a donc erreur matérielle à dire que le gouvernement du général ait renversé la république romaine: c'est comme si on reprochait au comité de salut public d'avoir signé le traité de Campo-Formio.
Mais, «au lieu de se borner à offrir au pape un asile sûr et respectueux,» ce gouvernement, pendant les dernières heures de sa durée, s'est-il rendu coupable d'intervention en faveur de la souveraineté temporelle?
Voici, Monsieur, à cet égard, les actes officiels sur lesquels nous demandons qu'on nous juge:
Le ministre des affaires étrangères à M. de Corcelles.
«27 novembre.
«Vous n'êtes autorisé à intervenir dans aucune des questions politiques qui s'agitent à Rome. Il appartient à l'Assemblée nationale seule de déterminer la part qu'elle voudra faire prendre à la République dans les mesures qui devront concourir au rétablissement d'une situation régulière dans les États de l'Église. Pour le moment, vous avez, au nom du gouvernement qui vous envoie, et qui en cela reste dans les limites des pouvoirs qui lui ont été confiés, à assurer la liberté et la personne du pape.
«Je ne saurais trop insister pour vous faire bien comprendre que votre mission n'a et ne peut avoir pour le moment d'autre but que d'assurer la sécurité personnelle du saint-père, et, dans un cas extrême, sa retraite momentanée sur le territoire de la République. Vous aurez soin de proclamer hautement que vous n'avez à intervenir à aucun titre dans les dissentiments qui séparent aujourd'hui le saint-père du peuple qu'il gouverne.
«Je dois aussi insister sur l'emploi que vous pourrez avoir à faire des troupes qui sont confiées à votre direction supérieure. Leur débarquement ne doit être opéré qu'autant que, dans le rayon très-court où il leur sera possible d'agir, elles pourraient concourir au seul résultat que vous ayez à atteindre: la liberté du pape.
«Signé: Jules Bastide.»
NOTE CIRCULAIRE.
Le ministre des affaires étrangères à MM. Delacour, ministre à Vienne, Rayneval à Naples, Bois-le-Comte à Turin.
«29 novembre.
«Dans les instructions données à M. de Corcelles, il lui est prescrit de se borner à protéger la personne du pape. Il devra soigneusement s'abstenir de prendre part aux querelles intérieures du gouvernement et du peuple romain.
«Signé: Jules Bastide.»
Le ministre des affaires étrangères à M. Forbin-Janson, secrétaire d'ambassade à Rome.
«7 décembre.
«Tant que durera l'absence de M. d'Harcourt, vous devrez continuer à m'informer le plus fréquemment qu'il vous sera possible de tous les événements qui vous paraîtront mériter de fixer l'attention de la République. Vous devrez également veiller aux intérêts de nos nationaux et leur accorder dans l'occasion la protection nécessaire. Mais il est bien entendu que vous n'interviendrez en aucune façon dans la question politique et dans les affaires intérieures du gouvernement romain.
«Signé: Jules Bastide.»
Le ministre des affaires étrangères à M. de Corcelles.
«2 décembre.
«Si le pape s'est embarqué, votre mission étant évidemment terminée, je n'ai pas besoin de vous dire que vous aurez à contremander l'expédition qui avait pour but de l'appuyer. Quant aux éventualités que peut faire naître le départ de Rome du souverain-pontife et son arrivée en France, je puis d'autant moins vous en entretenir en ce moment, qu'avant de rien arrêter sur une matière aussi grave, nous aurions à prendre les ordres de l'Assemblée nationale.
«Signé: Jules Bastide.»
De ce que vous venez de lire, il résulte que le gouvernement du général Cavaignac n'a point voulu intervenir, et n'est intervenu en aucune façon dans les affaires intérieures, non pas de la république romaine, qui n'exista que deux mois plus tard, mais dans les affaires de l'État romain.
Il résulte que nous nous sommes bornés à faire précisément ce que vous nous reprochez de n'avoir point fait: à offrir au pape un asile.
Il résulte qu'aussitôt l'évasion du pape connue, ordre fut donné à M. de Corcelles de considérer sa mission comme terminée, à la brigade réunie à Marseille de ne point s'embarquer. J'ajoute que cette brigade, placée dans un tout autre but, et depuis longtemps sous la direction du général Mollière, ne quitta pas la France, et que pas un soldat ne fut embarqué.
Il résulte encore que le général Cavaignac n'était point un dictateur, comme on l'a répété trop souvent. Un dictateur n'aurait point laissé écrire par son ministre qu'à l'Assemblée nationale seule il appartient de déterminer la ligne politique à suivre, et qu'avant de rien statuer, il aura à prendre les ordres de l'Assemblée.
Je suis affligé, Monsieur, d'avoir eu à rectifier quelque chose dans des lignes écrites par vous, qui êtes une des gloires de la France. Votre cœur comprend de reste le sentiment qui m'oblige à le faire, puisqu'il s'agit d'un ami qui n'est plus là pour se défendre, d'un homme que ses adversaires ont pu accuser d'étroitesse d'esprit, parce qu'il se tenait renfermé dans la stricte limite du devoir, mais à qui il n'a manqué qu'un vice, l'ambition, pour qu'on le plaçât parmi les grands génies.
Nos ennemis communs, vous ne le savez que trop, ont pour tactique de déverser la calomnie sur les hommes de 1848. Ils ont été assez habiles pour tromper un esprit aussi éclairé, aussi généreux que le vôtre.
Je vous remercie de l'occasion que vous m'avez offerte de repousser encore une fois un de leurs mensonges.
J'ose espérer, Monsieur, que vous voudrez bien insérer cette réponse dans votre plus prochain Entretien.
Veuillez agréer, avec l'expression de mes regrets, l'assurance de ma haute considération.
Jules Bastide.
LVIIe ENTRETIEN
TROIS HEUREUSES JOURNÉES LITTÉRAIRES.
I
J'ai sur ma table aujourd'hui deux livres que je viens de lire avec un grand charme, et qui me convient, par ce charme même, à me distraire un moment de l'antiquité avec mes lecteurs, pour donner un regard à la jeune France poétique d'aujourd'hui. Ces deux livres sont les poésies lyriques, philosophiques et religieuses de M. de Laprade, et un autre dont je vais vous parler après.
Mais avant de parler de ce dernier poëme que j'ai reçu hier, que j'ai lu d'une seule haleine cette nuit, rappelons-nous deux heureuses journées déjà loin de nous, qui nous feront connaître Laprade. La mémoire, c'est la lampe du soir de la vie: quand la nuit tombe autour de nous, quand les beaux soleils du printemps et de l'été se sont couchés derrière un horizon chargé de nuages, l'homme rallume en lui cette lampe nocturne de la mémoire; il la porte d'une main tremblante tout autour des années aujourd'hui sombres qui composèrent son existence; il en promène pieusement la lueur sur tous les jours, sur tous les lieux, sur tous les objets qui furent les dates de ses félicités du cœur ou de l'esprit dans de meilleurs temps, et il se console de vivre encore par le bonheur d'avoir vécu.
II
On peut dire que cette résurrection des jours, des choses, des amitiés éteintes, à la lueur de cette lampe de la mémoire, est d'autant plus douce que le présent est plus amer. On se réfugie dans ses souvenirs pour échapper à ses angoisses. À quoi servirait la mémoire si ce n'était qu'à pleurer? Elle sert aussi à jouir; par un don de la Providence, elle perpétue le plaisir comme elle éternise la douleur. Tant qu'un homme se souvient, il revit. C'est encore vivre.
III
Vous souvient-il de ces délicieuses pages de Boccace, un des esprits les plus optimistes, les plus souriants, les plus causeurs, de toutes les littératures, pages dans lesquelles il raconte comment d'un désastre universel naquit le Décaméron, qui amusera le monde tant qu'il restera un sourire sur les lèvres de l'humanité?
La peste décimait Florence; les vivants ne suffisaient plus à ensevelir les morts; les cantiques funèbres qui accompagnent les cortéges aux campo santo se taisaient, faute de voix pour gémir; les tombereaux précédés d'une clochette pour annoncer leur passage aux survivants s'arrêtaient le matin de porte en porte, pour emporter comme des balayeuses, sans honneurs, tout ce que ce souffle de la mort avait fait tomber de tous les étages pendant la nuit; on ne se fiait pas même pour une heure à l'amitié ou à l'amour; on n'était pas sûr de retrouver en rentrant ceux qu'on laissait, encore jeunes et sains, à la maison en gage à la contagion invisible; le moindre adieu était un éternel adieu, le lendemain n'existait plus, l'avenir était mort avec tant de morts.
IV
Cependant la jeunesse et l'amour florissaient et jouissaient jusque parmi ces tombes. Boccace raconte comment quelques jeunes hommes et quelques jeunes femmes, se rencontrant un matin sous les cloîtres lugubres de Santa Maria del Fiore, se groupèrent comme un essaim de colombes sous un coup de vent, s'entretinrent, se concertèrent, se convièrent à quitter ensemble la ville infestée, et à se réunir, en dépit de la mort, dans une de ces délicieuses villas qui blanchissent au milieu des pins, des oliviers, des cyprès et des cascades de marbre sur les collines de Florence. On sait la vie qu'ils y menèrent, et quels charmants contes pour rire et pour aimer naquirent de leurs loisirs d'été à l'ombre des arbres, au gazouillement des eaux et aux roucoulements des colombes. Je n'ai jamais pu lire ce ravissant exorde en récit du Décaméron de Boccace, sans y voir une fidèle image des bienfaits de la mémoire. Elle nous sépare des temps où nous vivons et nous reporte aux temps où nous voudrions revivre. Je veux me donner aujourd'hui cette délectation de cœur et d'esprit, en me rappelant minutieusement les lieux et les jours où je connus pour la première fois ce poëte ami, Victor de Laprade, auteur digne d'être nommé à côté de Boccace et de Pétrarque, digne d'avoir vécu à Florence dans le temps des néo-platoniciens d'Italie, avec lesquels il a tant de ressemblance.
V
Permettez-moi d'imiter ici Boccace, et de décrire à plaisir le site où je rencontrai ce poëte. C'était dans l'été de l'année 1844, une de ces années pleines et triples de ma vie, où les hivers étaient remplis par la politique et la tribune, les printemps par la poésie et l'agriculture, les automnes par des voyages, beaux coups d'aile vers l'Orient, vers les Pyrénées, vers les Alpes, vers les îles de Naples, vers l'Adriatique et vers Venise. Mon imagination revenait s'abattre, aux approches de l'hiver, sur les tourelles natales et sur les prairies argentées de leur premier givre, à Saint-Point.
VI
Nous étions dans cette vallée de Saint-Point en nombreuse famille, prêts à partir pour Ischia et pour Venise; nous jouissions de ces journées splendides qui précèdent un prochain départ. Quel que soit le plaisir qu'on se promette d'un grand voyage, il y a toujours dans le paysage qu'on va quitter une voix prudente et un peu triste qui semble vous dire par chaque rayon de soleil, par chaque ombre d'arbre, par chaque rayon du soir qui se couche: «Pourquoi me quitter? Est-ce que je ne brille pas bien dans ce ciel bleu? Est-ce que je ne répands pas bien mon ombre sur tes pas? Est-ce que je ne fleuris pas bien à ma place sous ta fenêtre? Est-ce que je n'embaume pas bien l'air que tu respires en ouvrant tes volets au lever du jour? Est-ce que je ne fais pas bien chanter mes gouttes d'eau dans mon bassin de mousse, pour attirer le rossignol nocturne, qui vient boire ce ses mélodies dans ma source, sous les pervenches du jardin?»
Le cœur se serre à ces justes et tendres reproches du paysage et de la maison qu'on va quitter, à ses plus beaux jours d'été, et l'on se dit avec une certaine hésitation intérieure: Trouverai-je mieux ailleurs? Et suis-je bien sage en effet d'aller chercher si loin ce que j'ai sous mes pas, et ce que j'ai avec ce bien inestimable que je n'aurai pas ailleurs: la douce habitude, l'ombre du toit paternel sur ma tête, les tendres souvenirs de l'enfance et de la famille autour de moi?
VII
Donc, c'était un de ces jours qui précèdent un départ volontaire, et où l'on savoure avec un certain remords intérieur, semblable à un reproche de la belle nature dans votre âme, les charmes d'un splendide paysage et d'un cher horizon. La vallée de Saint-Point était plus recueillie dans son ombre, plus caressante à l'œil qu'à l'ordinaire. Son aspect faisait monter les larmes de nos yeux en la regardant. Cette oasis d'été enfouie derrière les montagnes qui encadrent le bassin de la Saône, du Charolais jusqu'aux Alpes, mérite en été un coup de crayon d'un paysagiste.
Cette vallée se glisse, tantôt élargie par des golfes de prairies au confluent des ravines, tantôt rétrécie par des caps de roches teintées de violet sous leurs bruyères, entre deux chaînes de hautes montagnes. Au milieu de la vallée, un monticule, détaché des deux chaînes latérales, se renfle pour porter le château et l'église. Le clocher, en flèche aiguë de granit bruni et moussu par les siècles, porte sa date de 1300 dans ses ogives. Les grosses tours décapitées du château, crénelées seulement de nids d'hirondelles, s'élèvent lourdement sous leurs tuiles plates aux deux extrémités d'un massif de murs surbaissés, percés de rares ouvertures à croisillons, inégales d'étages.
Une galerie extérieure en pierres de taille, bordée d'une balustrade à trèfles, unit les grosses tours entre elles et sert de communication aux appartements. Les lierres, les sureaux, les figuiers, les lilas, croissent en fouillis au pied de cette galerie, en cachent aux yeux les arcades, et débordent comme une écume de végétation sur les parapets. Les paons familiers, perchés dès l'aurore sur ces parapets pour attendre le réveil des habitants du château, jettent par intervalles leurs cris rauques et sauvages pour demander les miettes de pain qu'on leur jette du haut des fenêtres; les hennissements des poulains dans le pré, les gloussements des poules dans les basses-cours, les joyeux aboiements des chiens enchaînés dans leurs niches aux deux côtés du seuil, leur répondent. Le grincement des roues des charrues, qui fendent la glèbe fumante des champs au penchant des collines; les mugissements des troupeaux sortant des étables; le sifflet des bergers enfants, qui gazouille à l'orée des bois; la clochette qui tinte au cou des chèvres sur les rochers; les branles sonores de la cloche, qui appellent les femmes du hameau à l'église; le roulis des sabots de bois des paysannes sur la roche vive des sentiers qui descendent des deux flancs de montagnes vers le cimetière; la fumée du feu du matin, qui s'élève çà et là à travers les châtaigniers, comme autant de drapeaux bleuâtres arborés par les toits disséminés des chaumières; les ombres et les éclats du jour, qui se combattent, se déplient et se replient alternativement, au gré des légers brouillards de rosée, depuis le faîte des sapins noyés dans l'aurore jusqu'au creux des prairies noyé dans la brume blanche du matin: voilà les bruits et les aspects qui tintent à l'oreille ou qui éclaboussent les yeux des hôtes, au réveil du château. On voit successivement s'ouvrir une fenêtre, puis une autre, comme pour entendre ces bruits et pour respirer cet air matinal embaumé par la nuit; on aperçoit, entre les rideaux blancs des fenêtres flottant au souffle des bois, quelques charmantes têtes de jeunes filles, ou de beaux enfants qui regardent les pigeons fuyards ou les hirondelles voleter autour des corniches, dans les rayons transparents du jour.
VIII
À l'exception d'un vieux portique de colonnettes accouplées en faisceaux, qui déborde le seuil de la galerie extérieure portée par des arcades massives, et d'une tourelle à flèche aiguë qui fend le ciel à un angle occidental du vieux château, rien n'y rappelle à l'œil une construction de luxe: c'est l'aspect d'une large ferme creusée pour des usages rustiques dans le bloc épais d'un manoir abandonné. La paille et le foin débordent çà et là des lucarnes pleines de fourrages; les portes des étables, des fenils, des basses-cours, s'ouvrent sur le gazon autour du puits; à côté de la porte des maîtres, les chars de récoltes se chargent et se déchargent sous les fenêtres des chambres hautes; des sacs d'orge, de blé, de pommes de terre, se tassent sur les marches en spirale du large escalier aux dalles usées par les souliers ferrés des laboureurs; les vaches paissent sous les groupes de vieux arbres écorcés dans les vergers; on voit les jardiniers, les bergers, les jeunes vachères, tirer les seaux du puits, emporter les arrosoirs, accoupler leurs bœufs, traire leurs vaches dans la cour qui sert de pelouse à l'habitation; on y est en pleine rusticité, comme en pleine nature.
Le seul charme de ce séjour, c'est son site: de quelque côté qu'on porte ses regards, aux quatre horizons de ce monticule, on s'égare, depuis le fond de la vallée jusqu'au ciel, sur des flancs de montagnes à pentes ardues, entrecoupés de forêts, de clairières, de genêts dorés, de ravines creuses, de hameaux suspendus aux pentes, de châtaigniers, d'eaux écumantes, d'écluses, de moulins, de vignes jaunes, de prés verts, de maïs cuivrés, de blé noir, d'épis ondoyants, de huttes basses de bûcherons et de chevriers, à peine discernables du rocher au dernier sommet des montagnes, habitations qui ne se révèlent que par leur fumée. Les inflexions de la ligne des monts sur le bleu du ciel, les plis et les contre-plis du sol, les profondeurs des ravines, les saillies des caps, les lits des torrents; les plateaux arides, où la terre éboulée laisse percer le sable rouge; les maisonnettes ensevelies sous les feuilles de leurs vergers séculaires; les arbres penchés avec leurs grands bras en avant sur les abîmes, comme pour se parer contre leur chute: tous ces horizons variés, dont chaque nuage ou chaque rayon qui traverse le firmament diversifie l'aspect et la couleur, et semble faire onduler le paysage comme une peinture mobile, ne laissent pas un regard indifférent ou uniforme dans les yeux. Tout semble se mouvoir au mouvement de la pensée elle-même; c'est une terre en action, quoiqu'en repos; on y assiste à une création quotidienne; toutes les heures du jour et de la nuit y donnent en passant un coup de pinceau, une teinte, un caractère, une physionomie. Dieu a dessiné: son soleil colore.
IX
À un millier de pas du château, on va ordinairement, après le repas du matin, chercher l'ombre d'un grand bois. Cette ombre tiède descend jusqu'à une vaste prairie en pente, où paissent les juments, les poulains et les vaches des étables. Un chemin rude, pavé de cailloux roulants, bordé d'épines, d'orties, de ronces, encaissé entre deux buissons, conduit à ce bois. En se confondant par petits bouquets avec les prairies à mi-côte, il forme une espèce de golfe herbeux, où la pente naturelle amène et recueille ses eaux. Une source intarissable y tombe, avec un suintement sonore et mélancolique, dans un bassin bordé de frênes et de coudriers.
On s'y arrête un moment pour respirer la fraîcheur humide du bassin, et pour contempler les belles images renversées des frênes qui se peignent dans son miroir noirâtre, et pour voir les beaux insectes ailés appelés dans le pays demoiselles des lacs, patiner dans les rayons tremblotants de soleil sur la surface, semblable à l'acier, bleue et liquide, de l'étang.
Mais l'extrême fraîcheur de ces feuilles, éternellement trempées dans le froid et dans l'eau de cette grotte d'ombre, empêche de s'y arrêter longtemps; un petit sentier humide conduit en quelques pas à une halte, aussi ombragée, mais moins ténébreuse.
C'est un bouquet de chênes de haute futaie, épargnés jusqu'à ce jour par la hache des anciens propriétaires du domaine. Les arbres, clair-semés sur un gazon grisâtre perpétuellement tondu par les moutons, penchent leurs troncs maigres dans des attitudes diverses, comme des mâts de barques de pêcheurs battus des vents sur une mer houleuse. Ce bois comptait alors trois cents pieds de chênes de cent ou de deux cents ans. J'espérais les respecter toujours et les réserver à d'autres générations pour la grâce du paysage: hélas! la nécessité cruelle en a abattu sous la cognée le plus grand nombre; ils sont tombés en gémissant, moins que mon cœur, de leur chute anticipée; un beau nuage d'ombre a été balayé avec eux de ce mamelon aux flancs de la vallée. En 1848, j'en avais conservé soixante des plus beaux, comme une réserve de paix et d'obscurité pour les jours d'été; cette année, j'ai été contraint de sacrifier le reste à la nécessité, plus exigeante encore. Je n'en ai conservé que treize, en mémoire des treize poiriers de Laërte dans Homère. Parmi ces treize chênes, se trouve celui qu'on appelle dans le pays l'arbre de Jocelyn, parce que c'est sous ses feuilles et assis sur ses racines que j'ai écrit ce poëme, au murmure du vent d'automne dans ses rameaux. Le chêne tombera encore, et le poëte aussi. La France est inexorable: «Tu t'es mis en servitude pour ton pays, répond-elle à ceux qui lui palpent en vain le cœur; tant mieux pour moi, tant pis pour toi! Paye ta rançon avec la sève de tes arbres et avec le sang de tes veines. Que nous importe qu'il y ait une tuile sur ta tête, une ombre sur ton front, un seuil sous tes pieds? Nous n'avons besoin ni de civisme, ni de harangues, ni de poëmes; va où va la feuille morte de tes anciens chênes, à tous les vents, chauds ou froids, que m'importe? Dieu ne m'a pas chargé de tes loisirs!»
Et c'est vrai. Je n'ai rien à y redire.
X
Mais alors ces beaux arbres existaient encore; et, quand le soleil de midi repliait l'ombre perpendiculaire sur leur racine, c'est là que nous nous abritions du soleil pendant les heures brillantes de la journée. On y portait ses livres, ses journaux, ses crayons, ses causeries; les enfants jouaient à distance sur la pelouse, rapportant de temps en temps à leurs jeunes mères les beaux insectes à cuirasse de bronze et de turquoise sur leur brin d'herbe, ou les nids vides tombés des branches avec leur duvet encore tout chaud du cœur de la mère et de la poitrine des petits envolés. Les chiens dormaient, leurs têtes sous nos pieds, leurs yeux dans nos yeux. C'étaient les plus douces heures muettes de la journée d'été.
Les chênes, membres vivants de ce salon en plein ciel, semblaient se prêter, par les diverses torsions de leurs racines et de leurs branches, à toutes les attitudes des hôtes des bois. Ils nous connaissaient; chacun d'eux portait le nom d'un des habitants familiers du château. La famille, en effet, s'étend bien plus loin que le seuil, pour qui sait comprendre les animaux, les arbres, les plantes, avec lesquels on cohabite depuis son enfance. Jamais je ne pardonnerai à mon pays de m'avoir forcé, par sa dureté de cœur, à vendre, en pleurant sur sa crinière, mon dernier cheval de selle, nourri, élevé, dressé par ma main, pour payer de quelques pièces d'or, or à mes yeux sacrilége, une dette que j'aurais préféré payer de quelques onces de mon sang! Pays de Shylocks, qui laisse vendre la chair de l'homme, que les malédictions de ceux qui aiment la nature animée retombent à jamais sur toi! Quand je vois ce cher et fier animal passer par hasard sous son possesseur inconnu dans l'avenue des Champs-Élysées, je détourne la tête, je pâlis; et, si l'on me dit: Qu'avez-vous? je réponds: «Ce que j'ai? Je viens de voir passer une portion de mon cœur détachée de ma poitrine. Maudite soit la France, qui s'arrêterait tout entière pour arracher une épine du pied nu d'un passant, mais qui ne se détournerait pas de son sentier pour arracher une épine morale du cœur d'un homme sensible, puni d'avoir trop aimé!»
Et toi aussi, tu seras punie; je le pressens, l'heure approche: mais tu seras punie pour avoir resserré ton cœur, comme je le suis pour avoir trop élargi le mien.
XI
Mais alors il ne s'agissait pas de ces misères. Tout était serein dans mon horizon, comme dans le ciel d'été de cette belle vallée; je ne prévoyais pas que j'en serais bientôt déraciné par un coup de vent comme ces chênes paternels, et que les vils insectes de l'envie, de la malignité et de la haine, se réjouiraient en rampant sur mes débris, comme ces fourmis, en suçant la séve sur les troncs dépouillés d'écorce de ces rois de la forêt!
XII
Ce jour-là, nous reposions, paisiblement adossés aux arbres, la tête à l'ombre, les pieds au soleil, les cheveux au vent, dans les poses des jeunes poëtes et des jeunes femmes de Boccace, épars à l'abri des pins parasols et des cyprès de Florence dans les tableaux du Décaméron.
Par un heureux hasard, qui groupe de temps en temps les hommes comme les chênes, deux grands et charmants artistes dans des arts divers étaient en ce moment en visite ou plutôt en villégiature avec nous, sous ce même toit, sous ces mêmes chênes qui avaient abrité ensemble autrefois le génie adolescent de Victor Hugo et l'esprit péripatéticien et discinctus de Charles Nodier.
L'un de ces artistes était le jeune Allemand Listz, ce Beethoven du piano, pour qui la plume du premier Beethoven était trop lente, et qui jetait à plein doigté ses symphonies irréfléchies et surnaturelles au vent, comme un ciel des nuits sereines d'été jette ses éclairs d'électricité sans les avoir recueillis dans la moindre nuée.
La brise seule aurait pu écrire ses improvisations vagabondes, échevelées comme la belle tête blonde de l'Hoffmann de la musique. Mais ce télégraphe électrique de l'oreille qui fixera un jour ces fugitivités de l'inspiration des Listz ou des Paganini, n'était pas encore inventé; ces notes ne se fixaient qu'à l'état d'impression dans nos âmes, quand l'artiste improvisait pendant des heures sur le piano du salon, aux clartés de la lune, les fenêtres ouvertes, les rideaux flottants, les bougies éteintes, et que les bouffées des haleines nocturnes des prés emportaient ces mélodies aériennes aux échos étonnés des bois et des eaux.
Dans les cabanes émerveillées de la plus haute montagne, les jeunes garçons et les jeunes filles ouvraient les volets de leur chambre, se penchaient en dehors, oubliaient de dormir, et croyaient que toute la vallée s'était transformée en un orgue d'église, où les anges jouaient des airs du paradis pendant le sommeil des vivants.
XIII
L'autre de ces artistes était le sensible et infortuné Decaine, peintre digne de Rubens par ses aspirations à renouveler l'école de ce grand maître, son compatriote et son modèle. Hélas! ces aspirations l'ont tué avant l'âge; il est mort de la mort de Léopold Robert, de la mort de ceux qui ont trop aspiré. Decaine était las de mesurer l'infranchissable distance qui sépare la main de l'artiste de la réalisation de sa pensée; il était dégoûté d'un monde qui a pour les artistes des engouements ou des aversions, et point de jugement juste et impartial. Saisi d'une fièvre chaude, il a frappé avec colère la terre du pied; il s'est précipité dans l'éternité par dégoût du temps. Qu'il lui jette la première pierre, celui qui n'a jamais désespéré de ce triste monde, et qui n'a jamais replié son manteau pour partir avant l'heure, en emportant ailleurs son œuvre méconnue ici, et en disant à ses contemporains: «Je vous méprise, adieu; voilà mon œuvre, jugez-moi!»
Cette humeur du talent méconnu, cette impatience de la justice, quand elles vont jusqu'à la mort, sont un crime sans doute; mais, dans le délire, où est le crime? Il n'est plus dans l'homme, il est dans la maladie. Son désespoir ne fut qu'un accès de souffrance: ce n'est pas lui, c'est la fièvre qui fut coupable. Il était bon, spirituel, lettré, tendre jusqu'au dévouement pour ceux qu'il aimait, courageux contre l'iniquité, laborieux comme la charité filiale qui gagne le pain d'autrui avec plus d'assiduité que son propre pain. Que le Dieu du pardon le rémunère! Si l'artiste ami regarde de là-haut ceux qui souffrent de leur génie, avec la compassion d'un homme qui a tant souffert du sien, qu'il jette un de ses regards sur cette demeure muette de Saint-Point, vide aujourd'hui de ceux qu'il aima tant, et qui ne cesseront de l'aimer eux-mêmes qu'en cessant de se souvenir.
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..............................XIV
Un chien aboya tout à coup, et deux autres chiens, couchés à nos pieds, se levèrent en sursaut, et traversèrent à grands bonds le ravin sous le bois pour aller voir quel nouveau venu du château faisait aboyer leur chef de meute. Leurs voix firent résonner la voûte des chênes et frémir les feuilles sur nos fronts. Deux têtes d'hommes vêtus de noir apparurent derrière un rideau bas de noisetiers de l'autre côté du ravin. Ces visiteurs ne connaissaient pas les lieux; ils prirent, sur la piste des chiens, le sentier des chèvres qui descend dans le fond du pré, et qui remonte vers le bois où nous étions assis. Chacun de nous se releva un peu sur son coude, pour voir le nouvel hôte qu'un hôte déjà reconnu de nous amenait avec lui sous ces lambris de feuilles.
XV
Ce nouvel hôte montait d'un pas timide et hésitant vers notre groupe de famille.
Je me levai de ma racine pour aller au-devant de lui. Son compagnon me le nomma: c'était M. de Laprade.
Sa seule physionomie me l'aurait nommé; il était jeune, grand, élancé, la tête chargée de modestie, un peu inclinée en avant, le regard bleu et nuancé de blanches visions comme une eau de golfe traversée par beaucoup de voiles, le front plein, les traits mâles, quoique avec une expression générale mélancolique, le teint pâli par la lampe, la physionomie pieuse, si l'on peut se servir de cette expression, c'est-à-dire la physionomie d'un jeune solitaire qui écoute des voix célestes entendues de lui seul, et dont la pensée, consumée du feu doux de l'encensoir, monte habituellement en haut plus qu'elle ne se répand sur les choses visibles d'ici-bas.
Ce visage inspirait tant de sécurité et tant de paix par sa franchise et par son recueillement qu'on se sentait en amitié dès la première parole. Cette voix lente, grave, timbrée d'émotion, résonnait comme le puits où le passant jette une pierre du chemin pour mesurer par la lenteur de l'écho la profondeur de l'abîme. Son accent remontait ainsi du fond de sa poitrine; il faisait involontairement penser: «Ce jeune homme a un grand abîme en lui; le creux de son âme ne peut être comblé par les pierres du chemin: il y faudra jeter l'infini, Dieu, l'amour, la poésie, ces trois choses sans mesure!»
XVI
Après les quelques mots d'accueil rapidement échangés, tout fut dit entre nous; on ne pouvait être longtemps banal avec ce jeune homme. Nous nous serrâmes les deux mains, qui ne se desserrèrent jamais plus. Laprade, désormais fils et frère de la maison, s'assit avec nous; et la conversation familière continua, tant que le soleil nous fit rechercher l'ombre, comme si un convive seulement de plus était venu serrer les rangs autour de la table.
Laprade connaissait Listz: ces deux génies se convenaient par le goût du surnaturel. Car Listz est un musicien métaphysique, semblable à ses compatriotes Mozart et Beethoven: il chante plus de symphonies du ciel que de mélodies de la terre; il n'a point de rapport avec Rossini. Rossini chante des sensations et des ivresses; il a plus de verve que de sensibilité: c'est le Boccace de la musique. Laprade est en poésie ce que Beethoven et Listz sont en musique: ce sont des esprits aériens. Rossini est plus homme: ils sont plus anges.
XVII
Longue fut la journée par les heures, brève par les entretiens à cœur ouvert qui nous l'abrégèrent.
Je connaissais, par des fragments recueillis déjà dans des recueils ou dans la mémoire des amis communs, beaucoup des vers de Laprade. Ces vers, pensés dans le ciel et écrits sur la terre, m'avaient transporté en idée au cap Sunium. C'est là que Platon méditait à haute voix, en prose, sur la nature, sur l'immortalité, sur le Dieu unique, incarné en esprit et en vérité, dont les divinités sensuelles et successives de l'Inde, de l'Égypte, de la Grèce, n'étaient que les symboles adorés par les sens, ces trompeurs de la raison humaine.
Les vers de Laprade m'avaient semblé avoir la transparence sereine, profonde, étoilée, des songes de Platon. Ils m'avaient rappelé aussi Phidias, le sculpteur en marbre de Paros de la frise du Parthénon; ces vers, solides et splendides comme le bloc taillé et poli par le ciseau de Phidias, avaient à mes yeux la forme et l'éclat des marbres du Pentélique, et un peu aussi de l'immobilité et de la majesté de ces marbres. La muse de Laprade était la plus divine des statues, mais une statue; le poëte était le grand statuaire de notre siècle, un Canova en vers, taillant la pensée en strophes, un sculpteur d'idées. C'était un assez beau partage dans un siècle où tant de poëtes avaient voulu chercher la perfection dans l'art, au lieu de la chercher dans son élément éternel, le BEAU! Il s'est bien animé depuis.
XVIII
Nous causâmes longtemps, avec l'abandon d'une amitié préexistante dans nos deux natures, de ces qualités admirables et de ces défauts inhérents à la poésie philosophique. Laprade rougissait des enthousiasmes: il ne s'offensait pas des réserves. Je cherchais à lui faire comprendre cette vérité, difficile à admettre pour un poëte penseur comme lui: c'est que le rôle de poëte penseur était un rôle ingrat, que la poésie était faite pour exprimer des sentiments et non des idées, et que, le cœur étant le foyer de toute chaleur dans l'homme, de même que l'esprit était le foyer de toute lumière, le poëte de sentiment incendiait le monde, tandis que le poëte penseur ne pouvait que l'illuminer et l'éblouir.
«Que voulez-vous! me disait-il, c'est ma nature. Je ne cherche ni à incendier ni à éblouir: je cherche à adorer, à travers la nature et la foi (car je suis chrétien par le lait de ma mère), je cherche à adorer l'Auteur infini de cette nature; ma poésie n'est que ma prière, mon enthousiasme n'est que mon encens.
—Je l'ai compris dès vos premiers vers, lui dis-je: vous n'êtes pas un poëte comme nous; vous êtes plus que poëte, vous êtes un prêtre de la parole chantée. Vous n'avez pas assez d'humain en vous pour la foule, vous serez mieux compris des anges que des hommes, vous sacrifierez sur les hauts lieux. La piété qui vous caractérise est le plus sublime des sentiments; mais c'est un sentiment abstrait, c'est la confidence de l'âme à son Dieu. Qu'importe que la généralité des hommes soit distraite, pourvu que votre Dieu vous écoute? C'est sa gloire que vous voulez, ce n'est pas la vôtre; mais il y aura toujours assez d'âmes mystiques autour du sanctuaire où vous chantez vos mélancolies et vos adorations pour les entendre à travers les murs, et pour les retenir dans leur mémoire comme des brises de l'âme, exhalant solitairement à l'oreille de Dieu les mélodies sans paroles de la création. Et puis le cœur s'amollit avec l'âge, vous aimerez un père, une mère, une amante, une femme, des enfants. Ces amours moins vagues et moins éthérés, quoique aussi purs, vous feront découvrir dans votre cœur des fibres plus émues et plus consonnantes au cœur humain; vous descendrez des généralités idéales aux personnalités passionnées de la vie humaine, et, après avoir été un poëte d'autel, vous deviendrez un poëte de foyer. La piété vous isolait: l'amour et la douleur vous populariseront. Voyez Hugo! on lui reprochait, dans sa jeunesse, de n'avoir que des cordes de métal à son instrument lyrique: il a aimé, il a mûri, il a été amant, époux et père comme nous; il n'arrachait que des applaudissements, il arrache maintenant des larmes; l'émotion de son cœur, jusqu'alors trop impassible, a passé dans ses vers; l'artiste s'est fait homme, et l'homme a grandi l'artiste. Ainsi en sera-t-il plus tard de vous!»
XIX
Listz, attentif à cette conversation entre deux poëtes, poëte lui-même autant et plus que nous, donnait son assentiment à ces paroles. Les jeunes femmes et les jeunes filles, assises en silence autour du groupe de chênes voisins, ne goûtaient pas ces froides dissertations; elles exprimaient, par des gestes d'impatience et par des chuchotements dont je comprenais le sens, le vif désir d'entendre, de la bouche de ce jeune et pâle poëte, quelques-uns de ces vers qu'elles ne connaissaient encore que par mon admiration:
«Vous voyez? dis-je à Laprade, on brûle du désir de vous entendre sous ces mêmes chênes; ils ont inspiré tant de vers que leurs échos, s'ils pouvaient parler, parleraient en strophes et murmureraient en rhythmes.
—Eh bien, je n'ai rien à refuser, dit-il en rougissant, à un si charmant auditoire; moi aussi, j'aime les chênes et je les ai célébrés dans un saint enthousiasme pour leurs ombres inspiratrices. Les chênes de ce bouquet d'arbres de Saint-Point ne s'étonneront pas d'entendre les bénédictions d'un étranger sur leur tête et sur leurs racines.»
Comme pour lui répondre, les arbres frémirent par hasard d'un coup de vent du midi qui passait sur leurs feuilles. Les beaux cheveux du poëte s'agitèrent comme deux ailes d'inspiration sur son front. On eût dit d'un Ossian jeune, avant que l'âge eût blanchi sa barbe et aveuglé ses yeux inspirés. La voix du barde divin résonnait grave comme un souffle d'hiver à travers les troncs caverneux d'une forêt de Calédonie.
Laprade récita d'abord froidement, puis en s'animant peu à peu aux sons de sa propre voix, l'élégie sylvestre sur la mort d'un chêne: