Cours familier de Littérature - Volume 10
Quand l'homme te frappa de sa lâche cognée,
Ô roi qu'hier le mont portait avec orgueil,
Mon âme, au premier coup, retentit indignée,
Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil.
Un murmure éclata sous ses ombres paisibles;
J'entendis des sanglots et des bruits menaçants;
Je vis errer des bois les hôtes invisibles,
Pour te défendre, hélas! contre l'homme impuissants.
Tout un peuple effrayé partit de ton feuillage,
Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours,
Planèrent sur ton front comme un pâle nuage,
Perçant de cris aigus tes gémissements sourds.
L'onde triste hésita dans l'urne des fontaines;
Le haut du mont trembla sous les pins chancelants,
Et l'aquilon roula dans les gorges lointaines
L'écho des grands soupirs arrachés à tes flancs.
Ta chute laboura, comme un coup de tonnerre,
Un arpent tout entier sur le sol paternel;
Et, quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre
Eut un rugissement terrible et solennel:
Car Cybèle t'aimait, toi l'aîné de ses chênes,
Comme un premier enfant que sa mère a nourri;
Du plus pur de sa séve elle abreuvait tes veines,
Et son front se levait pour te faire un abri.
Elle entoura tes pieds d'un long tapis de mousse,
Où toujours en avril elle faisait germer
Pervenche et violette à l'odeur fraîche et douce,
Pour qu'on choisît ton ombre et qu'on y vînt aimer.
Toi, sur elle épanchant cette ombre et tes murmures,
Oh! tu lui payais bien ton tribut filial!
Et chaque automne à flots versait tes feuilles mûres,
Comme un manteau d'hiver, sur le coteau natal.
La terre s'enivrait de ta large harmonie;
Pour parler dans la brise, elle a créé les bois:
Quand elle veut gémir d'une plainte infinie,
Des chênes et des pins elle emprunte la voix.
Ainsi jusqu'à ses pieds l'homme t'a fait descendre;
Son fer a dépecé les rameaux et le tronc;
Cet être harmonieux sera fumée et cendre,
Et la terre et le vent se le partageront!
Mais n'est-il rien de toi qui subsiste et qui dure?
Où s'en vont ces esprits d'écorce recouverts?
Et n'est-il de vivant que l'immense nature,
Une au fond, mais s'ornant de mille aspects divers?
Quel qu'il soit, cependant, ma voix bénit ton être
Pour le divin repos qu'à tes pieds j'ai goûté.
Dans un jeune univers, si tu dois y renaître,
Puisses-tu retrouver la force et la beauté!
Car j'ai pour les forêts des amours fraternelles;
Poëte vêtu d'ombre et dans la paix rêvant,
Je vis avec lenteur, triste et calme, et, comme elles,
Je porte haut ma tête et chante au moindre vent.
Il faudrait citer quatre cents vers exquis, si je citais ici les trois ou quatre élégies viriles et pensives que le poëte amant des forêts nous récita sur la mort et la renaissance de ces jalons de l'éternité sur la terre qu'on nomme les cèdres ou les chênes. Laprade professe, dans ces vers comme dans mille autres, la doctrine antique et évidente que le Créateur a doué d'une âme tous les êtres. Partout où Laprade voit la vie, il voit l'âme; partout où il voit l'action, il voit la pensée. Cette doctrine, qui ne contredit aucune de ses doctrines chrétiennes, et qui agrandit le Créateur en agrandissant son œuvre, est une vérité vieille comme le monde, et qui ressemble à une audace, tant le monde moderne semble l'avoir oubliée. Cette parenté de l'homme par l'âme, commune avec tous les êtres animés de la nature, est une charité poétique qui caractérise ses poëmes et qui donne à ses descriptions la double vie du temps et de l'éternité. Elle lui donne ainsi le droit d'aimer tout ce qui respire, tout ce qui se meut dans le firmament ou sur la terre. Élargir l'amour en élargissant la sphère de la nature, c'est sa religion, c'est la nôtre; ce sera la religion du ciel, où l'on verra tout du point de vue divin:
Plus il fait jour, mieux on voit Dieu!
XX
C'est ce sentiment qui inspira à Laprade ce poëme grec et symbolique de Psyché. Il voulut bien en réciter les premiers vers, dignes de Théocrite ou d'André Chénier:
Le matin, rougissant dans sa fraîcheur première,
Change les pleurs de l'aube en gouttes de lumière;
Et la forêt joyeuse, au bruit des flots chanteurs,
Exhale, à son réveil, ses humides senteurs.
La terre est vierge encor, mais déjà dévoilée,
Et sourit au soleil sous la brume envolée.
Entre les fleurs, Psyché, dormant au bord de l'eau,
S'anime, ouvre les yeux à ce monde nouveau;
Et, baigné des vapeurs d'un sommeil qui s'achève,
Son regard luit pourtant comme après un doux rêve.
La terre avec amour porte la blonde enfant;
Des rameaux par la brise agités doucement
Le murmure et l'odeur s'épanchent sur sa couche;
Le jour pose, en naissant, un rayon sur sa bouche.
D'une main supportant son corps demi-penché,
Rejetant de son front ses longs cheveux, Psyché
Écarte l'herbe haute et les fleurs autour d'elle,
Respire, et sent la vie, et voit la terre belle;
Et, blanche, se dressant dans sa robe aux longs plis,
Hors du gazon touffu monte comme un grand lis.
XXI
Ce poëme, publié en entier depuis, est, selon nous, le chef-d'œuvre de la poésie métaphysique en France et en Angleterre; son seul défaut est d'être métaphysique, c'est-à-dire condamné à n'être jamais populaire. Mais on en extraira à foison des pages aussi achevées de pensée et de style que des pages de Virgile dans ses Églogues. Ces pages de Psyché seront comme ces statues de marbre de Paros enlevées à un monument païen écroulé pour décorer à jamais les musées ou les temples du christianisme. Ces chefs-d'œuvre sont divins, mais ils sont abstraits; ils ne peuvent servir à peupler le temple, ils le décorent: ce sont les bas-reliefs de l'âme. Ce poëme, fait pour le petit nombre, place Laprade au premier rang des philosophes en vers. Si Psyché eût été de chair au lieu d'être de marbre, elle aurait fait palpiter le cœur humain; elle ne fait qu'illustrer le génie du poëte.
XXII
Laprade feuilleta encore à haute voix sa mémoire; il nous récita quelques fragments de ses poëmes évangéliques, qui s'épanchaient déjà goutte à goutte de son cœur trop plein. Ces poëmes ont paru en entier depuis.
Klopstock avait eu la même inspiration en Allemagne, il y a soixante ans. La Messiade est le poëme épique du christianisme surnaturel et miraculeux. Les poëmes évangéliques de Laprade sont le poëme bucolique du christianisme, ou, pour mieux dire, c'est l'Évangile lui-même traduit en poésie. Selon nous, l'idée était fausse; l'Évangile, qui est une réforme sévère et rationnelle de la Bible, n'est pas poétique pour le vulgaire.
C'est un enseignement, et non une fable. La morale a tout à y recueillir, l'imagination n'a rien à y colorier; les passions humaines, cette âme de l'épopée, en sont exclues; les prédications d'un homme né dans la cabane d'un artisan et suivi de village en village par douze pauvres pêcheurs de Galilée ne sont un poëme que pour les philosophes qui étudient à loisir la semence et la germination des vérités divines. Les paraboles mêmes, ces apologues évangéliques qui ne font rejaillir la vérité que sous la forme ingénieuse de l'allusion, sont froides comme les images répercutées dans le miroir lumineux mais impassible de la pure intelligence. La charité est la seule passion qui palpite dans l'Évangile; mais c'est une passion divine, collective, métaphysique, abstraite, qui généralise et qui n'individualise pas le sentiment. L'individualité seule produit l'intérêt dans un poëme: une doctrine ne personnifie qu'une vérité.
XXIII
Ce fut donc, selon nous, une idée fausse chez M. de Laprade que de consacrer son talent à une traduction poétique de l'Évangile. Veut-on lire ces récits dans leur candeur, on les lira dans les évangélistes. Veut-on les lire dans leur morale, on les lira dans l'Imitation de Jésus-Christ, par Gerson; l'Imitation, le plus sublime commentaire qui ait jamais été écrit sur un texte humain ou sur un texte divin depuis que le monde est monde. Le vrai poëme de l'âme évangélique, c'est l'Imitation.
Et cependant, en se trompant de sujet, M. de Laprade ne se trompe pas de talent. Il fut, dans ses poëmes sacrés, égal aux difficultés de son entreprise, mais le christianisme ne comportait pas un Ovide. Il y a dans ce volume des poëmes évangéliques des pages raciniennes qui semblent détachées d'Esther ou d'Athalie. Nous retînmes des pages entières, qui résonnent dans notre mémoire comme les marbres de Memphis sous le rayon du soleil d'Égypte. Lisez seulement ces vers, pleins des mêmes parfums dont Madeleine brisait le vase aux pieds de son Sauveur:
Dans l'urne aux blancs contours que de fleurs ont pleuré
Pour l'emplir jusqu'au bord d'un encens épuré!
Oh! que tout soit pour lui: donnez, ô Madeleine,
Versez, sur ses pieds nus, votre âme toute pleine;
Versez le fond du vase et les parfums cachés,
Les regrets, les espoirs, tout, jusqu'à vos péchés!
Versez les chastes jours et les nuits profanées,
Et l'asphodèle vierge et les roses fanées;
Versez votre douleur, versez votre beauté.
Tout en vous est parfum, et tout sera compté!
Brisez aux pieds du Christ ce cœur doux et fragile.
Ce que la loi rejette est pris par l'Évangile,
Des épis oubliés sa moisson s'enrichit;
À lui tout ce qui pleure et tout ce qui fléchit;
À lui la pénitente obscure et méprisée;
À lui le nid sans mère, et la branche brisée;
À lui tout ce qui vit sans filer ni semer;
À lui le lis des champs qui ne sait qu'embaumer,
L'oiseau qui vole au ciel, insoucieux, et chante;
À lui la beauté frêle, et l'enfance touchante,
Et ces hommes rêveurs qui sont toujours enfants.
Tous ceux sur qui le fort met ses pieds triomphants;
Les faibles sont les siens, sa force les relève;
Il porte dans ses mains la grâce et non le glaive.
Une eau mystérieuse a baigné vos genoux!
Le ciel même, ô Seigneur! a-t-il rien de plus doux?
À ces flots onctueux, fumant d'un double arôme,
L'homme a fourni les pleurs et la terre le baume:
Tous les deux vous offrant leurs présents les meilleurs,
La nature, ses fleurs, et l'âme, ses douleurs;
Puis versant tous les deux sur vos traces sereines
Ce que vous avez mis de plus pur dans leurs veines!
XXIV
En relisant ces poëmes, nous rencontrons à chaque parabole ou à chaque récit des pages de cette perfection de langue et de cette onction d'âme. Si quelqu'un pouvait faire une épopée évangélique par la foi et par le talent, c'était M. de Laprade; mais nul ne peut faire qu'une doctrine soit une poésie, ou qu'une morale soit un drame.
XXV
La vraie poésie de Laprade, c'est la poésie de ce temps, c'est la nature. Il y reviendra, il y revient déjà dans le dernier volume qu'il vient de publier, les Idylles héroïques. On sent partout dans ces idylles ce retour à la nature, seule inspiratrice infaillible des vrais poëtes, les poëtes de sentiment. Les montagnes du Forez, cette Auvergne du Midi, berceau de son enfance, les scènes de la vie agricole, vrai cadre de toute poésie, les fenaisons, les moissons, les vendanges, les semailles, les mille impressions douces, fortes, tendres, tristes, rêveuses, qui montent au cœur de l'homme agreste dont le goût n'est pas encore blasé par la vie artificielle des cités, tous ces évangiles des saisons qui chantent Dieu par ses œuvres dans le firmament comme dans l'hysope, sont les textes de ces délicieuses compositions. C'est la terre réfléchie dans une âme pure et transparente comme l'onde du Lignon cher à d'Urfé, du Lignon qui dort sous l'ombre des rochers de son cher Forez après avoir écumé en grondant du haut de ses montagnes.
Cher pays de Forez, je te dois une offrande!
Terre où, dans mon berceau, les chênes m'ont parlé,
Ta sève et ton murmure en ma veine ont coulé;
Il faut qu'un cri d'amour aujourd'hui te les rende.
C'est toi qui la première, au sentier du désert,
Fis marcher pas à pas mon enfance inquiète,
Qui m'as nourri d'un miel dans les bois découvert,
Et, dans l'eau du torrent, m'as baptisé poëte.
C'est ton doigt maternel qui dirigea mes yeux
Sur l'alphabet sacré des couleurs et des formes,
Et, dans l'accent divers des sapins ou des ormes,
M'apprit à pénétrer des mots mystérieux.
Par toi, dans l'ombre sainte, enfant des vieux Druides,
J'ai connu des grands bois le sublime frisson;
Poursuivant l'infini des horizons fluides,
Par toi, des hauts sommets je fus le nourrisson.
Mon aile s'est ouverte au vent que tu déchaînes;
Enivré de ton souffle, à l'odeur des prés verts,
J'ai senti circuler, de mon sang à mes vers,
L'esprit qui fait mugir les taureaux et les chênes.
Près d'une eau qui frémit sur son lit de gravier,
Sous l'aune où le geai siffle, où se rit la linotte,
De l'hymne universel m'enseignant chaque note,
Tu conduisis mes doigts sur ton vaste clavier.
J'appris des laboureurs et des batteurs de grain
Ce rhythme indéfini qui dans l'écho s'achève;
Que de soirs, j'ai trouvé, dans ce vague refrain,
Enfant, un doux sommeil, jeune homme, un plus doux rêve!
Le foyer et le champ, les récits de l'aïeul,
Tout ce qui pour le cœur compose la patrie,
Tous ces trésors que j'aime avec idolâtrie,
Cher pays de Forez, je les tiens de toi seul.
Tous mes fruits ont germé sur tes douces collines;
Ma sève ne sort pas d'une immonde cité;
Si je fleuris au sol où je fus transplanté,
C'est que je garde encor ta terre à mes racines.
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XXVI
Mais, à la fin du volume, l'idylle se transforme en épopée, et le Pétrarque moderne devient, dans deux ou trois belles ébauches héroïques, le Dante du Forez. Plus heureux que le Dante toscan, on sent le bonheur intime à travers ses rugissements de poëte indigné; car Laprade n'a connu ni les odieuses vengeances des partis politiques, ni l'exil, ni le veuvage du cœur; heureux fils, heureux amant, heureux père! S'il a une Béatrix dans le ciel, il en a une sur la terre! Que Dieu lui conserve tous ces bonheurs: il les mérite par son caractère, de la même trempe que son génie; car, au milieu de cette cohue de talents sceptiques, railleurs, ironiques, oiseaux siffleurs qui profanent depuis dix ans la poésie par des indécences ou des persiflages, et qui font descendre comme Heine le feu du ciel pour allumer leur cigare, Laprade, lui, conserve son honnêteté à la haute littérature. Ils sont les poëtes de la fantaisie: il est le poëte de l'honnêteté. Ce caractère de l'honnête dans le beau n'est pas seulement un signe de vertu dans l'homme, il est un gage d'immortalité dans le poëte; car on peut corrompre son siècle, mais la postérité est incorruptible, et, si le vice peut donner quelquefois l'engouement, il ne donne jamais la gloire. La gloire est honnête, quoi qu'on en dise. Un scandale éclatant, ce n'est pas la gloire: c'est un éternel mépris. Les poésies de Laprade seront recueillies dans les familles honnêtes des champs, sur ces tablettes de la chambre à coucher auxquelles on laisse atteindre sans crainte les mains des enfants de la maison, et qui portent les livres de piété qu'on feuillette le dimanche en allant au temple. Ces poésies sont des Heures de l'âme poétique; ces vers sentent l'encens.
XXVII
Mais, pendant que je lisais ces Heures précieuses de Laprade, une nouvelle note éclatait très-inattendue sur son mélodieux instrument: c'était la note politique.
Nous avons, comme un autre, les passions nobles et collectives du temps où nous vivons; nous aimons avec une sainte ardeur la liberté régulière, le patriotisme honnête renfermé dans les bornes du droit public, la grandeur irréprochable de notre pays, pourvu que cette grandeur de la patrie ne soit pas l'abaissement des autres nations, qui ont le même droit que nous de vivre grandes sur le sol et sous les lois que le temps a légitimées pour tous les peuples. Nous détestons les servitudes militaires, qui font prévaloir par la conquête la force sur le droit; la gloire corruptrice, qui fait adorer au bas peuple des victoires au lieu de vertus, nous dégoûte: ces grands homicides d'armées qu'on appelle des batailles ne nous paraissent que d'illustres crimes, quand ces batailles ne sont que des jeux de l'ambition. Nous gémissons sur ces éblouissements stupides des peuples qui déifient ceux qui jouent le mieux avec le sang, et qui semblent mesurer leur adoration au mal qu'on leur a fait. Mais, malgré cela, nous n'aimons pas la poésie politique: c'est aux grands philosophes et aux grands orateurs d'exprimer ces vérités dans leurs livres ou dans leurs harangues; la poésie n'y doit pas toucher, ou elle ne doit y toucher que bien rarement.
Elle ne doit pas se mêler de politique en vers, pour plusieurs raisons: d'abord, parce que la poésie ne parle pas aux masses, excepté dans quelques chants de Tyrtée, aussi fugitifs que la bataille; ensuite parce que, la poésie étant la langue de l'immortalité, et la prose étant la langue du temps, ces deux langues ne doivent pas se confondre. La poésie est absolue, et ne doit chanter que les choses absolues comme elle; la politique est relative, passagère, locale, nationale, circonstantielle. C'est à la prose de parler de ce qui passe; c'est à la poésie de parler de ce qui est éternel. Le vers se rabaisse en descendant du ciel ou du cœur aux misères fugitives du moment.
XXVIII
Enfin la poésie est l'expression de l'idéal; or le beau idéal, c'est l'amour enthousiaste, la prière, la miséricorde, la charité du genre humain, comme dit Cicéron. Voilà le thème des poëtes. Quand ces poëtes politiques, fussent-ils, comme Juvénal ou Gilbert, les suprêmes satiristes, passent du beau idéal au laid idéal, objet de leur satire, ils sortent de leur vraie nature et faillissent à leur vraie mission. Ils font haïr: c'est le contraire de faire aimer. La haine est un sentiment pénible, qui s'associe mal à cette mélodieuse ambroisie des beaux vers. Il en reste une amertume sur les lèvres, au lieu de cet arrière-goût délicieux que les chants des poëtes doivent laisser sur la bouche et dans le cœur des hommes. Voilà pourquoi, hors quelques exceptions très-rares, nous regrettons de voir de grands lyriques prêter, même dans un intérêt de vertu, leurs sublimes indignations chantées à la politique.
XXIX
Ces répugnances que nous éprouvons pour cette transformation de la lyre divine en fouet sanglant est peut-être un tort de notre goût personnel; nous regrettons que des Virgiles et des Pindares daignent rivaliser avec des Juvénals et des Gilberts, qui ne sont pas dignes de toucher à leurs ailes, et qui rasent la terre au lieu de se perdre dans le firmament. Mais cette préférence pour les poëtes d'enthousiasme sur les poëtes d'indignation (facit indignatio versum) ne nous empêche pas d'admirer profondément des vers tels que ceux-ci, que Laprade vient de jeter au temps qui court du haut de son immortalité.
Ces vers sont intitulés: Pro aris et focis. C'est la vengeance du spiritualisme indigné contre le matérialisme qui déborde un peu notre époque.
On voit, dès les premiers vers de cette éloquente inspiration contre son siècle, que le grand poëte partage au fond notre répugnance à employer la grande poésie aux petits usages de la vie civile. Retiré dans ses bois paternels du Forez, il regrette d'abaisser ses regards sur ce fleuve de nos vices qui coule à pleins bords dans nos cités.—Mais, si je n'en dis rien, s'écrie-t-il, c'est que j'aime mieux chanter la nature chaste et éternelle; car,
Si rêveur qu'on m'ait dit, j'ai les yeux bien ouverts,
Et pourrais, au besoin, mettre mon siècle en vers.
Mais, reniant alors le vrai beau qui m'attire,
Je devrais, après l'ode, épouser la satire;
C'est la muse qu'il faut à ce monde vénal,
Et l'ère des Césars attend son Juvénal.
Peut-être est-il venu! Là-bas, où tout est sombre,
Peut-être un fouet vengeur siffle déjà dans l'ombre,
Et la haine au front rouge y chauffe longuement
Le fer qui doit marquer chaque nom infamant.
Voyez-vous défiler le troupeau de nos hontes?
L'avenir les attend et va régler nos comptes.
Passez, tribuns d'hier, orateurs des banquets;
Passez, la bouche close, en habits de laquais;
Passez, nobles de race, admis à la curée,
Par amour du galon prêts à toute livrée;
Prétoriens, bourgeois à barbe de sapeur,
Qui sauvez votre caisse et gardez votre peur;
Passez, tous les forfaits et tous les ridicules...
Vous n'esquiverez pas le glaive ou les férules;
Je vous laisse en pâture au lion irrité.
Moi, j'ai besoin d'amour et de sérénité...
Aussi, après quelques fortes pages contre la bassesse et l'hypocrisie de certains portraits auxquels le peintre ne met du moins pas les noms, voyez avec quelle hâte et avec quel charme le poëte, vite fatigué de mépriser et de haïr, nous ouvre son foyer de vertu et d'amour. C'est le contraste ici qui fait la satire:
Dans ces bois où j'allais écouter l'infini,
Comme l'oiseau chanteur j'ai su bâtir mon nid;
Mon cœur, dans la retraite où sa fierté l'enchaîne,
Répond à d'autres voix qu'à celle du grand chêne,
Et les fleurs du désert, les torrents, le ciel bleu,
Les lacs, ne sont pas seuls à me parler de Dieu:
De plus chères amours peuplent ma solitude.
Le soir, lorsque je sors de la chambre d'étude,
Quand je reviens des bois, rapportant des moissons
De rameaux ou de vers cueillis sur les buissons,
Devant l'âtre joyeux où le sarment pétille,
Près de l'auguste aïeul se groupe la famille;
Non loin de ses genoux chargés de mes enfants,
S'assied la jeune mère aux regards triomphants;
Tandis qu'avec les fleurs, butin de la journée,
Ma sœur comme un autel orne la cheminée.
Le portrait de ma mère est là qui nous sourit;
Je sens autour de nous rayonner son esprit;
Durant les entretiens, les jeux de la soirée,
Je consulte du cœur cette image adorée,
Sachant bien qu'elle assiste et protége ici-bas
Le père en ses travaux, les fils en leurs ébats.
Dans ces plaisirs naïfs que j'excite moi-même,
Je leur montre à s'aimer entre eux comme on les aime;
Et, sans trop me hâter, dans leur folle saison,
Je sème, en quelques mots, le grain de la raison.
L'aïeul, à leurs propos, s'égaye et nous contemple:
En mes leçons, toujours, je le prends pour exemple;
Mon récit en appelle à ses récits anciens;
Il parle, et de mes bras on vole dans les siens;
Avec des cris joyeux on l'entoure, on le presse;
À toute question répond une caresse;
Vers leurs lèvres son front se penche avec douceur...
Et moi! tous ces baisers, je les sens dans mon cœur.
Ah! prenez de l'aïeul notre âme héréditaire,
Enfants, gardez-la bien sans que rien ne l'altère;
Au sang qu'il me donna je n'ai rien ajouté,
Mais je vous ai transmis sa ferme loyauté.
Vous saurez, comme nous, malgré la loi commune,
Porter le cœur toujours plus haut que la fortune,
Un cœur qui dans sa foi jamais ne se dément;
Et, de votre œuvre, à vous, quel que soit l'instrument,
Ou le fer, ou la plume à mes doigts échappée,
Tout sera dans vos mains noble comme l'épée.
C'est ainsi que je rêve! et par le droit chemin,
À mon chaste foyer j'apprends le cœur humain;
Et je lis mieux que vous dans ses pages suprêmes.
Écrivez vos romans, je reste à mes poëmes.
Quel tableau de famille!
Moi qui connais l'aïeul, l'épouse et les enfants, je puis attester que l'idéal apparent de ces doux vers n'est que la plus exacte réalité. De telles familles il ne peut sortir que des saints, des héros ou des poëtes.
XXX
On est déjà bien loin des mâles imprécations des premières pages. Le poëte essaye d'y revenir en finissant: on le regrette. Le fouet sied mal à cette main, qui tient mieux l'encensoir. On voit seulement que, si Laprade voulait, il serait Gilbert; mais il aime mieux remonter bien vite dans sa sphère montagneuse de paix, d'amour, de religion, et il a raison. Cependant lisez encore cette dernière page:
Gardons, ainsi, gardons nos chastes solitudes:
Le terme en est divin, si les sentiers sont rudes.
Au moins nous y marchons libres et frémissants,
Et jamais coudoyés par d'indignes passants.
Qu'à ces autels nouveaux notre encens se refuse:
L'édifice est construit de bassesse et de ruse.
Passons, pleurant ces jours si tristement vécus;
Poëtes et penseurs, nous sommes les vaincus.
Nos dieux s'en vont! Eh bien, fiers de notre défaite,
Suivons-les au désert sans détourner la tête;
Dans le camp des vainqueurs, surpris de nos dédains,
Les Muses n'entrent pas...Qu'il s'ouvre aux baladins;
Une vengeance est prête, elle peut nous suffire.
Voyez-vous cette foule essayer de sourire,
Ivre de ces faux biens dont vous ne voulez pas?
Vous êtes le remords qui les suit pas à pas;
De leurs fausses grandeurs démasquant l'imposture,
Vos paisibles mépris font déjà leur torture;
Vous avez pour troubler leur magique festin
Cet invincible espoir qui commande au destin.
«Épargne, ô vieux Caton, tes stoïques entrailles,
Survis, et tu vaincras, fallût-il cent batailles;
Survis, et tu rendras par ta seule fierté
Des autels à nos dieux, à nous la liberté!»
Ce sont là de ces vers vertueux qui retrempent les jeunes âmes dans le goût de l'honnête, de l'antique, du beau moral, sans leur donner le vertige des illusions, des perfectionnements indéfinis, qui sont du ciel, mais pas de cette terre, où tout est fini et borné. La liberté qu'il aime n'est que la dignité de l'homme social: elle n'est ni son délire ni sa fureur. Sa religion, c'est Dieu libre et agissant librement dans les âmes; sa république, c'est la règle de l'ordre moral et politique imposée à tous par tous pour qu'il n'y ait place à aucune tyrannie, pas même à celle du peuple, la pire de toutes, parce qu'elle est sans règle, sans responsabilité et sans vengeur. Aussi ses beaux vers, que nous n'avons pu citer ici, sont-ils aussi inflexibles contre la multitude qu'ils sont implacables contre les fauteurs de servitude. C'est ce qui nous fait honorer et chérir l'homme dans le poëte, comme nous honorons et nous chérissons le poëte dans le citoyen. Heureuse la France d'avoir encore de tels enfants! Spes altera Romæ!
Lamartine.
LVIIIe ENTRETIEN
I
C'est vers ce même arbre du ravin de Saint-Point que nous vîmes s'avancer, quelque temps après, un autre jeune poëte, encore inconnu à lui-même et aux autres. Il vient de publier il y a peu de jours un de ces timides aveux de talent qui ressemblent à une première confidence d'amour confessé en rougissant, à demi-voix et dans le demi-jour, à l'oreille de la première personne aimée. C'est ainsi que le modeste et mélancolique Xavier de Maistre, toujours doutant de lui et toujours ajournant sa gloire, publiait à un petit nombre d'exemplaires, pour quelques amis de régiment et pour quelques voisins de campagne, le Lépreux de la cité d'Aoste, cet évangile des infirmes, ce manuel des lits de douleur, la plus chaude larme qui soit tombée dans la nuit du cœur désespéré et résigné d'un misérable, pour arracher des ruisseaux d'autres larmes sympathiques aux yeux des hommes sensibles dans ce siècle.
Nous avions entrevu, plusieurs années avant cette époque, ce jeune homme, qui n'était encore qu'un bel adolescent, marqué au front de ce double cachet du génie futur: la tristesse et l'enthousiasme. Son père nous l'avait amené un jour à Paris: bien que nous fussions resté plusieurs années sans le revoir, sa figure nous était demeurée gravée dans la mémoire de l'œil, comme un de ces songes qui passent devant notre esprit dans la nuit, et qu'on ne peut chasser de ses yeux après de longs jours écoulés.
Il avait dix-huit ans à peu près au calendrier de sa vie légale, mais il en avait soixante à la gravité des traits. On eût dit que cet enfant avait deviné le sérieux et les tristesses de l'existence, et que son ange gardien, comme on disait autrefois, ou son étoile, comme on dit aujourd'hui, lui avait déchiré dès le berceau le voile qui dérobe l'horizon humain à tout homme destiné à vivre dans ce monde fantastique en écartant des fantômes pour marcher à des ombres.
Il était grand et mince comme ceux qui ne tiennent au sol que par l'extrémité inférieure, les pieds, et qui semblent prêts à s'élever dans l'atmosphère; il ne lui manquait de l'esprit pur que les ailes; sa tête oblongue avait l'organe du spiritualisme pieux, une proéminence visible au sommet du crâne, cette coupole intérieure où les spiritualistes contemplent et adorent d'instinct la divinité de leur pensée.
Cette tête était ornée par derrière et voilée par-devant d'une belle chevelure indécise entre le brun et le blond, qui ruisselait jusque sur ses épaules, et d'où sortait, au mouvement de sa main, un front limpide, mais déjà plein de je ne sais quoi, pensées ou rêves, poésie future ou sagesse prématurée.
Cette chevelure n'avait jamais senti, non plus que cette âme, la froide lame des ciseaux ou le froid tranchant des déceptions; deux larges yeux bleus, comme la mer de la Bretagne, sa patrie, rêvaient dans la sérénité sous l'ombre de ces cheveux. L'ovale des traits était sans inflexion irrégulière du moule; la nature, sûre de ses lignes, avait modelé cette tête: le nez grec d'une statue de Phidias, la bouche aux lèvres gracieuses, mais un peu saillantes, comme celles des bustes éthiopiens dans le musée du Vatican à Rome; le menton ferme et proéminent d'un des élèves studieux de Platon dans le tableau de l'École d'Athènes, de Raphaël. C'est le signe de l'étude, donné par la nature ou par l'habitude, à tous ceux dont la vocation est de penser; malheur à ceux dont le menton manque ou fuit en arrière! la base manque à la main qui veut appuyer le visage. Ceux-là ont la légèreté de l'oiseau; ils ne se posent pas, ils ne ruminent rien, ils effleurent tout avec les ailes, figures sans contre-poids, qui manquent de balancier pour se tenir en équilibre sur le vide de leurs facultés. La pensée a besoin de méditation pour mûrir; le caractère a besoin de force pour résister: où est la réflexion, où est le caractère, dans une tête qui ne peut s'appuyer sur la main?
II
L'attitude de cet adolescent était conforme à cette stature et à ce visage; un silence attentif, qui se laissait arracher des réponses justes et brèves, silence presque toujours révélateur de sérieuses puissances d'esprit: les amphores les plus hermétiquement fermées ne sont-elles pas celles qui contiennent les plus précieux parfums? Une convenance naturelle; ce bon ton inné, qui n'est que le rapport juste de l'homme avec tout homme ou avec toute chose; un langage sonore, cadencé et grave, quoique gracieux dans ses inflexions un peu lentes; un recueillement respectueux, mais nullement bas ou servile, devant ceux qu'il écoutait; la dignité d'un cœur libre dans la déférence d'un disciple ou d'un fils: voilà ce rare jeune homme.
Il devait plus tard faire partie de notre intérieur de famille pendant quelques années; compagnon volontaire de mes travaux et de mes tribulations intimes à la ville et à la campagne, mais compagnon sans intérêt, auxiliaire sans solde, payé en amitié comme il assistait en tendresse, génie familier et serviable du foyer, genius loci, comme Cicéron l'écrit d'un de ses secrétaires à qui il enseignait l'éloquence, et qui polissait ses harangues à Tusculum.
Ce jeune homme, aussi heureusement doué des dons de la famille et de la fortune que des dons de la nature, s'appelait Alexandre. Il a donné, depuis, son nom et son cœur à une jeune femme accomplie de beauté, d'éducation et de vertu, fille d'une famille d'élite de mon voisinage en Mâconnais. Il y vit aimé, indépendant, studieux, dans ce délicieux loisir des jeunes années, repos d'une union formée par le cœur, lune de miel prolongée de l'existence, où la destinée bien rare verse du jour sans ombre, des joies sans lie et des douceurs sans mélange d'amertume à ses favoris. Puisse-t-il savourer jusqu'au terme une coupe qu'aucun coup du sort ne brise jamais entre ses lèvres! Il est doux, même pour les misérables, de contempler ces félicités complètes; elles leur prouvent que, si le bonheur est rare, au moins il est possible en ce triste monde, et que, parmi tant de mauvais rêves, il y a aussi de phénoménales réalités.
Cependant la pensée fait partie du bonheur. Même au sein des loisirs, de l'amour, de la famille, l'âme ne perd pas son activité; seulement son activité est volontaire. Le génie et la fantaisie se tiennent par la main pour rêver et chanter ensemble à leur heure, ou bien pour (comme dit Virgile, connaisseur en indolence).
Ducere sollicitæ jucunda oblivia vitæ.
Dans un tel état de l'âme en équilibre sur son bonheur, on aimerait assez la gloire, autant qu'elle pourrait s'associer au repos et à l'amour: ce serait une décoration domestique qui ornerait le fronton du foyer, comme ces plantes grimpantes et aromatiques qui festonnent l'humble toit de chaume ou d'ardoise, qui font pénétrer leurs bouffées enivrantes par les fenêtres de la chambre à coucher et qui font envier au passant cette paix.
Mais, si la gloire a quelques inconvénients inséparables des retentissements souvent importuns qu'elle donne au nom du poëte, alors on n'en veut plus, ou bien on n'en veut qu'à sa mesure, c'est-à-dire une gloire commode, silencieuse, intime, pour ainsi dire, chuchotée à l'oreille de quelques amis et qui fait dire au coin du feu de la famille: «Tenez, lisez, jugez, jouissez; mais ne faites pas de bruit de peur d'éveiller l'enfant et la mère, et surtout de peur d'éveiller la jalousie des rivaux. Qu'il vous suffise de savoir que, moi aussi, je serais célèbre si je ne dédaignais pas la célébrité. Mais je ne veux être qu'amateur, dilettante, selon le mot des Italiens: c'est le meilleur rôle dans tous les arts, et même dans toutes les carrières de la vie civile; on goûte, on jouit, on juge, on s'essaye, et on ne se compromet pas; on a, en un mot, des admirateurs, et on n'a point d'ennemis.»
III
C'est à ce double sentiment d'instinct de la gloire et de peur du bruit dans ces hommes délicats et exquis, appelés amateurs ou dilettanti, qu'on doit ces petits volumes diminutifs du génie, sourdines de la gloire, qui se publient de temps en temps à un si petit nombre de pages et à un si petit nombre d'exemplaires qu'on ne les affiche pas sur les étalages de libraires, mais qu'on les glisse seulement de la main à la main entre quelques amis discrets, comme une confidence du talent échappée à l'imprudence du poëte.
Mais il faut y prendre garde cependant: quand cette confidence mérite d'être divulguée par les lecteurs d'élite, étonnés et charmés de ce qu'ils découvrent d'inattendu dans ces pages, la confidence ne reste pas longtemps un secret entre l'auteur et ses amis; le public écoute aux portes, l'admiration passe du dedans au dehors par les trous de la serrure, et la France se dit avant qu'on y ait pensé: «J'ai un vrai poëte de plus.»
IV
J'ai subi moi-même cet inconvénient de publicité éclose en une nuit, dans ma jeunesse: complétement inconnu la veille, j'étais célèbre le lendemain. Voici comment cela m'arriva, je ne dirai pas sans le vouloir (l'amour-propre n'a pas de ces hypocrisies), mais je dirai sans m'y attendre.
J'avais remis à M. Gosselin, le premier de mes patrons typographiques, homme de cœur, de goût et d'initiative, quelques pages poétiques recueillies en une très-mince brochure, fasciculus relié en papier jaune et intitulé: Méditations.
Je n'y avais pas mis mon nom. Avant de l'inscrire, ce nom, il fallait le faire: il n'était pas fait.
Je ne désirais pas même que mon petit essai problématique de poésie nouvelle parût si tôt; je sollicitais ardemment du gouvernement de la Restauration un emploi diplomatique qui m'ouvrît l'accès à la haute politique, ma véritable et constante passion.
C'était M. Pasquier, encore vivant et vivant tout entier aujourd'hui, qui distribuait alors ces faveurs en qualité de ministre des affaires étrangères de Louis XVIII: homme de goût, de cour, de tribune, de congrès, de grande société européenne. J'étais protégé auprès de lui par quelques-uns de ses amis, entre autres par les deux maîtres de notre diplomatie française, M. de Reyneval et M. d'Hauterive, l'un jurisconsulte, l'autre la tradition vivante et la science de notre cabinet national depuis Louis XVI jusqu'à Louis XVIII, en passant par la République, le Directoire et Napoléon.
M. Pasquier, alors ministre, n'avait pas peur de la poésie ni de l'éloquence, à supposer que je vinsse à développer un peu de ces avantages dans la diplomatie; mais j'avais dès lors, comme par instinct, la conviction du danger qu'il y a en France pour un homme à développer plus d'une faculté à la fois. Le préjugé français des hommes spéciaux, c'est-à-dire des hommes qui ne savent faire qu'une seule chose, ce préjugé, la plus grande bêtise nationale de ce temps-ci, ce préjugé inventé par la médiocrité pour s'en faire un rempart contre la concurrence du talent multiple, ce préjugé, émané de l'École polytechnique, qui produit d'excellents outils et peu d'hommes complets, ce préjugé, dis-je, qui m'était déjà connu, qui règne encore à l'heure où j'écris, et qui sera un jour relégué parmi les mémorables inepties de notre siècle, ce préjugé, je le répète, me faisait craindre qu'un peu de célébrité poétique, répandu mal à propos sur mon jeune nom, ne me fît rejeter comme un intrus de toute candidature diplomatique, carrière que je préférais mille fois à quelques battements de mains ou à quelques battements de cœur des poëtes ou des femmes des salons de mon temps.
J'aurais donc désiré que les presses de M. Gosselin fussent plus lentes à jeter mes vers au public, et qu'ils ne parussent qu'après ma nomination, encore indécise, au poste que je sollicitais. J'avais bien raison; car, si je n'avais pas publié alors quelques vers passables, dont on s'est malheureusement souvenu toujours contre moi, ou si je n'en avais publié que de médiocres ou de ridicules, oubliés comme ceux de quelques grands hommes politiques de nos jours, j'aurais pu espérer, comme eux, de passer pour une capacité politique de second ou de troisième ordre dans les fastes de l'heureuse et prosaïque médiocrité.
V
Mais tant d'ambition ne me sera jamais permis dans mon pays, et j'y serai éternellement puni par l'ostracisme de Platon pour le crime impardonné et impardonnable d'avoir soupiré quelques bons vers, poëmes lyriques ou amoureux, dans le temps de la jeunesse, de l'enthousiasme et de l'amour.
Admirable logique de l'impuissance et de l'envie!—«Tu as rêvé quelques beaux vers dans ta jeunesse, quand tu n'avais rien autre chose à faire qu'à rêver, à prier, à aimer: donc tu ne seras qu'un rêveur, un mystique et un amant pendant tout le reste de ta vie. C'est la loi du pays, c'est de ce qu'ils appellent la spécialité: retire-toi de notre soleil, chante quand il faut parler, cache-toi quand il faut combattre, et fais l'amour en cheveux blancs!»
Non, je n'aurai jamais, comme les Romains et les Grecs, assez de mépris pour cette mutilation de l'homme, pour cette castration de mon pays, la SPÉCIALITÉ. L'antiquité disait, au contraire, comme dit la nature: Timeo hominem unius libri! De là viennent ces hommes qui n'ont qu'une faculté et qui ne voient les choses humaines que d'un seul point de vue. L'envie et l'impuissance s'étant accouplées comme le Péché et la Mort dans Milton, il en est sorti ce monstre de décomposition humaine, ce Polyphème qui n'a qu'un œil et des mains, l'homme spécial. Je ne m'étonne pas que les tyrans s'en accommodent: ils ont besoin d'instruments ingénieux, architectes, mécaniciens, artilleurs, hommes de chiffres, machines à calculer, machines à bâtir, machines à tuer, machines à servitude. Le chiffre n'a pas d'âme: l'âme a une force à millions de chevaux, comme on dit, qui soulèverait plus de poids que la vapeur; ils se défient de cette force, ils dévirilisent l'humanité pour la dompter; l'homme spécial ne leur refuse rien, l'homme universel leur fait peur; il sent et il pense; la conscience et la pensée sont les deux ennemies divines de la servitude, Némésis de la tyrannie; l'antiquité n'en avait qu'une, nous en avons deux.
Mais la colère contre ce préjugé de la spécialité m'emporte; revenons.
VI
Donc je craignais l'apparition de mon petit livre, quoique anonyme, de peur d'être écrasé dans l'œuf par une chute, et encore plus par un succès. Voilà cependant que la jolie fille de mon concierge, enfant de douze à quatorze ans, ouvre la porte de ma chambre au premier rayon d'un mois de printemps, avant l'heure ordinaire où elle m'apportait le journal matinal; elle jette sur mon lit en souriant une petite lettre cachetée d'un énorme sceau de cire rouge avec une empreinte d'armoiries qui devaient être illustres, car elles étaient indéchiffrables. «Pourquoi riez-vous ainsi finement, Lucy? dis-je à l'enfant tout en rompant le cachet et en déchirant l'enveloppe.—C'est que maman m'a dit que la lettre avait été apportée de grand matin par un chasseur tout galonné d'or, avec un beau plumet à son chapeau, et qu'il avait bien recommandé de vous remettre ce billet à votre réveil, parce que sa princesse lui avait dit: Allez vite, il ne faut pas retarder la joie et peut-être la fortune de ce jeune homme.»
Et deux billets séparés, et d'écritures diverses, tombèrent de l'enveloppe sur mon lit.
Le premier billet, d'une main évidemment féminine, était de la princesse polonaise T..., sœur, je crois, du prince Poniatowski, le héros malheureux de la Pologne, noyé dans la déroute de Leipsik.
VII
Cette femme illustre et lettrée était l'amie de M. de Talleyrand. Je ne connaissais pas la princesse; son billet ne m'était pas adressé; elle l'avait écrit avant le jour à un de mes plus chers amis, M. Alain, médecin et commensal du prince de Talleyrand pendant dix ans, aussi tendre et aussi vertueux que savant.
Je le voyais tous les jours; il donnait, par pur intérêt de cœur, à ma santé encore frêle les soins d'une mère plus que d'un médecin. Hélas! je l'ai vu mourir avant son malade, à la fleur de ses années, d'une maladie de trois ans, tête à tête avec un crucifix d'ivoire suspendu par un chapelet de femme au bois de son lit. J'ai su le nom de la femme que lui rappelait le crucifix et le chapelet de noyaux d'olives: je ne le dirai pas. Le pauvre malade mourait d'amour contenu, pour ne pas faillir à l'amitié et à la vertu; que l'éternité lui soit douce! Il avait ajourné son bonheur au ciel. C'était un de ces hommes qui donnent la certitude d'une autre vie; car, si Dieu trompait de telles espérances et de telles privations par un leurre éternel, ce ne serait pas seulement le monde interverti, ce serait la Divinité renversée. Le seul hommage dû à un tel Dieu serait le blasphème: il ne mériterait que cela.
VIII
Donc la princesse T.... écrivait à M. Alain: «Le prince de Talleyrand m'envoie à mon réveil le billet ci-joint; je vous l'adresse pour votre jeune ami, afin que le plaisir que cette impression du grand juge vous fera soit double. Communiquez le billet du prince au jeune homme, et remerciez-moi du plaisir que je vous donne, car je sais que votre seule joie est dans la joie de ceux que vous aimez.»
J'ouvris le second billet; il était écrit d'une main évidemment précipitée et lasse d'insomnie, sur un chiffon de papier large comme cinq doigts et taché de gouttes d'encre. Ce billet disait en cinq ou six lignes: «Je vous renvoie, Princesse, avant de m'endormir, le petit volume que vous m'avez prêté, hier soir. Qu'il vous suffise de savoir que je n'ai pas dormi, et que j'ai lu jusqu'à quatre heures du matin, pour relire encore.»
Le reste du billet était une prophétie de succès en termes brefs, mais si exagérés que je ne voudrais pas les transcrire ici. Cette âme de vieillard, qu'on disait de glace, avait brûlé toute une nuit d'un enthousiasme de vingt ans, et ce feu avait été rallumé par quelques pages de vers imparfaits, mais de vers d'amour.
IX
Je relus vingt fois le billet du prince de Talleyrand, et je dis à la jeune fille qui attendait, en me regardant lire et relire, toute rouge de l'émotion qu'elle lisait de même sur mon visage sans le comprendre: «Viens que je t'embrasse, ma petite Lucy! Tu ne porteras jamais un pareil message; à la loterie de la gloire, ce sont les enfants qui tirent les bons lots. Dis à ta mère que tu m'as apporté un quine.»
C'était alors le langage compris des concierges, institution du hasard qui tenait toujours ouverte à la fortune la loge du portier. C'est peut-être dommage de leur avoir enlevé, à ces honnêtes affranchis des grandes maisons, cette loterie, illusion renaissante de la semaine; ils rêvaient au moins de beaux rêves sur leur lit de servitude. La moitié de leur vie était heureuse: portiers le jour, ils étaient rois la nuit.
X
Je ne m'informai pas même, dans la matinée, du succès de mes vers. Le billet du prince de Talleyrand, ce grand flaireur infaillible de toutes les choses humaines, me suffisait pour augure. Je savais qu'un tel homme ne se trompait pas plus aux vers qu'à la prose. Quel intérêt avait-il à me flatter? Il était prince, il était puissant, il était l'oracle du monde politique, il avait été l'ami et le disciple de Mirabeau sans se tromper à son génie, le plus juste et le plus vaste du dix-huitième siècle. Et moi, qu'étais-je? un solliciteur inconnu sous un toit de Paris. Je me confiai donc à la fortune; elle s'appelait pour moi du nom du prince de Talleyrand. Je raconterai, dans mes prochains Entretiens sur la littérature diplomatique, comment ce même homme d'État, quinze ans plus tard, me prédit une autre fortune plus difficile à discerner dans mon avenir d'orateur, fortune alors très-lointaine et très-voilée pour tout le monde, excepté pour lui et pour moi. On verra l'œil du lynx sous cette lourde paupière du vieillard. Mais n'anticipons pas.
XI
Un quart d'heure après, la petite Lucy remonta dans ma chambre et m'apporta une autre lettre à grande enveloppe officielle et à large cachet: c'était ma nomination au poste diplomatique que j'ambitionnais, signée de M. Pasquier, ministre des affaires étrangères.
À la lecture de cette lettre, je sautai en bas de mon lit et j'éprouvai ce qu'éprouve le coursier entravé à qui on ouvre la carrière. J'avais peu de souci de la gloire des vers: j'en avais un immense de la politique. Je dévorais déjà de l'œil les longues années qui me séparaient encore de la tribune et des hautes affaires d'État, ma vraie et entière vocation, quoi que mes amis en pensent et que mes ennemis en disent. Je ne me sentais pas la puissante organisation créatrice qui fait les grands poëtes: tout mon talent n'était que du cœur. Mais je me sentais une justesse de bon sens, une éloquence de raison, une énergie d'honnêteté, qui font les hommes d'État; j'avais du Mirabeau dans l'arrière-pensée de ma vie. La fortune et la France en ont décidé autrement. Mais la nature en sait plus long que la fortune et la France: l'une est aveugle, l'autre est jalouse.
Je m'en console à présent que ma destinée n'est plus de ce monde. Nous verrons ailleurs si nous sommes appelés à monter d'échelon en échelon dans une vie continue, jusqu'à une autre planète, la planète du bon sens.
XII
C'est ainsi que le jeune poëte dont je parle vient de faire sa modeste apparition dans le demi-jour. Ignoré la veille, on se demande aujourd'hui: Qui est-il? Digito monstrari et dici hic est.
Quel poëte est-il? Je n'en sais rien: qui peut dire où l'emportera le souffle qu'il a dans la poitrine, quand il aura pris confiance dans son talent et qu'il chantera à pleine haleine ce qu'il gazouille aujourd'hui à demi-voix? Avez-vous entendu un oiseau chanteur à peine emplumé, sur le barreau de sa cage, dans votre chambre, à l'aube de son premier printemps? L'avez-vous entendu à son réveil, ou plutôt dans son rêve d'oiseau, avant d'être tout à fait réveillé, essayer son instinct musical dans de courtes notes à demi-voix, si imperceptibles à l'oreille qu'il faut se pencher vers son nid pour les entendre? On dirait qu'il écoute lui-même, en dedans de lui, un invisible musicien qui lui note l'air, et qu'il répète timidement, en s'effrayant, en se relevant, en se reprenant lui-même, le solfége que la nature lui fait épeler! J'ai été bien souvent témoin, dans les couvées de rossignols ou de fauvettes, de cet apprentissage mélodieux des petits, qui gazouillent à la sourdine le matin ce que les mères chantent à grande voix dans le plein soleil. Ce nouveau venu de la couvée de nos poëtes commence, comme ces oiseaux jaseurs, à chanter comme s'il avait peur de sa voix. Sur quel mode fera-t-il plus tard éclater sa voix? Dieu le sait, il n'est pas encore dans l'été de sa vie; mais, si mon jugement ne me trompe pas, il fera ce que nous appelons de notre temps un poëte intime, c'est-à-dire un de ces poëtes rassasiés de la pompeuse déclamation rimée dont nos oreilles sont obsédées dans nos écoles classiques ou dans nos théâtres redondants et ronflants d'emphase; il sera un de ces poëtes nés d'eux-mêmes, originaux parce qu'ils sont individuels; un de ces poëtes qui n'ont pour lyres (comme on dit) que les cordes émues de leur propre cœur, et qui font, dans la poésie moderne, cette révolution que J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, ont faite dans la prose. Il sera de plus un poëte sérieux, ayant le respect de ceux qui l'écoutent, et non un de ces poëtes moqueurs et siffleurs, tels que nous venons d'en voir vivre et mourir deux ou trois, qui mêlent le fifre au concert des anges, et qui soufflent la froide ironie dans l'âme de la jeunesse, au lieu du saint enthousiasme, seul thème véritable des chants immortels!
XIII
Son petit livre rappelle au premier coup d'œil ces poëtes condensés en sonnets d'or et d'ivoire qui, tels que Pétrarque, Michel-Ange, Filicaïa, Monti, incrustent une idée forte, un sentiment patriotique, une larme amoureuse dans un petit nombre de vers robustes, gracieux ou tendres, vers polis comme l'ivoire, que ces poëtes miniaturistes façonnent non pour le temps, mais pour l'éternité. Y a-t-il eu depuis Pétrarque un poëme plus immortel qu'un de ses sonnets? Heureux ce jeune homme s'il peut un jour rendre un Pétrarque aux philosophes, aux poëtes, aux amants! Ce serait un grand don en un petit volume. Nous le lui souhaitons, ce don, comme je me le serais souhaité à moi-même, à l'époque d'adolescence où j'aurais donné ma vie pour un sonnet de l'amant de Laure.
XIV
Ce jeune homme aura évidemment un autre don de la poésie moderne, le don de rendre en vers familiers quoique expressifs les choses et les sentiments que l'orgueil emphatique de la poésie du dix-huitième siècle avait relégués dans le domaine de la prose, comme si le vers était incapable de dire juste et vrai, comme si la poésie n'était pas, par excellence, le langage du cœur!
Assez d'autres, jusqu'ici, avaient fait marcher le vers sur des échasses académiques: il faut enfin le déchausser de son cothurne et de ses sandales à bandelettes d'or et de pourpre, de ses ailes aux talons; il faut le déshabituer de ses pas en trois temps sur des planches, comme les pas de nos tragédiennes sur le théâtre, pour le faire marcher pieds nus sur la terre nue comme vous et moi, au pas naturel, musa pedestris, selon la définition si juste d'Horace.
Cette poésie qui marche à pied, qui ne se drape pas à l'antique, qui ne se met ni blanc ni rouge sur la joue, qui ne porte ni masque tragique ni masque comique à la main, mais qui a le visage véridique de ses sentiments, et qui parle la langue familière du foyer, cette poésie qui semble une nouveauté parce qu'elle est la nature retrouvée de nos jours sous les oripeaux de la déclamation et de la rhétorique en vers, sera la poésie de ce nouveau venu dans la famille qui chante.
C'est surtout dans ce genre en dehors de tous les genres, puisqu'il est le naturel, que M. Alexandre nous paraît devoir exceller. Il écrit, à ce que disent ses amis, un poëme épique familier dont la vie privée, sans aventures et sans merveilleux, sera le sujet, poëme qui ne prendra son intérêt que dans les lieux, les choses, les impressions qui nous enveloppent tous et tous les jours: l'épopée du coin du feu. Cela doit être d'autant plus poétique que la poésie a négligé davantage jusqu'ici ces trésors de descriptions, de sensibilité, de naturel, de passions douces, enfouis à notre insu sous la pierre du foyer domestique, dans le jardin, dans le verger, dans la prairie, dans la vigne, dans la montagne qui borne le court horizon, dans le coin de ciel en vue de la fenêtre où se couche le soleil, où se lève l'étoile, dans l'enfant à la mamelle, dans la mère souriante, dans le père sérieux, dans l'aïeul prévoyant, dans le fils docile, dans la jeune fille rêveuse, dans la servante attachée à l'âtre, seconde mère des enfants, et jusque dans le chien nourri d'affection, qui cherche aussi souvent la tendresse dans les yeux que le pain sous la table. Ajoutez à cela les simples accidents ordinaires de la vie privée, la mort de l'aïeule, la naissance d'un nouveau-né, le départ du fils pour l'inconnu de sa destinée, hors du nid et du pays, les amours, le mariage de la sœur aînée, les fêtes du foyer, la religion introduisant l'infini des espérances et la sainteté des amours dans ce petit monde qui s'étend de la cheminée à la fenêtre, et du seuil au cimetière: voilà l'épopée de famille, sujet dont le drame s'agite sous quelques tuiles, et qui ne se dénoue que dans l'éternité, ce rendez-vous de tout ce qui s'aime; voilà ce qu'il se chante tout bas à lui-même, ce jeune Homère de l'Iliade du cœur! Quel sujet pour qui sait voir, sentir et aimer: «Ah! si je n'avais que soixante et quinze ans, écrivait Voltaire à quatre-vingts ans passés, je leur ferais voir ce que c'est qu'un poëte!»
Je me dis, comme Voltaire, quand je contemple la fécondité d'un pareil sujet: «Ah! si je n'avais que quarante ans, je voudrais consumer vingt ans de ma vie à ce poëme épique de la famille!» Mais je laisse avec confiance une si belle épopée à ce jeune espoir des poëtes. Il a le cœur, l'imagination et la main capables d'une telle œuvre; je n'en voudrais pour preuve qu'une promenade d'automne écrite, ou plutôt causée en vers, en montant, il y a quelques années, à Saint-Point, masure pittoresque que j'habite dans un pli de haute montagne boisée, à quelques lieues de la plaine habitée par le jeune poëte breton. Je demande pardon au lecteur de ces vers de les insérer pour son plaisir dans ces pages. Ces vers parlent malheureusement de moi; ils en parlent avec cette exagération d'affection qui exagère aussi démesurément le nom de l'hôte chez lequel on va souper le soir d'un beau jour: c'est la politesse des poëtes. Souvenez-vous d'Homère suspendant une guirlande fleurie au seuil de la demeure où il avait passé la nuit, et de l'hymne qu'il chantait devant la porte avant de la quitter. On a recueilli quelques-uns de ces hymnes, salut et adieu du poëte errant à ces hospitalités d'un soir. Cela n'est pas sérieux, mais cela est touchant. Qu'on oublie donc que ces vers parlent de moi; qu'au lieu de moi, retiré depuis longtemps de la lice, et qui n'ai fait que toucher superficiellement et avec distraction la lyre jalouse qui veut tout l'homme, on suppose un nom véritablement et légitimement immortel; qu'on se figure, par exemple, que Solon, poëte d'abord, et poëte élégiaque dans sa jeunesse, puis restaurateur, législateur et orateur de la république athénienne, puis banni de la république renversée par l'inconstance mobile des Athéniens, puis rentré obscurément dans sa patrie, par l'insouciance du maître, y végète pauvre et négligé du peuple sur une des montagnes de l'Attique; qu'on se représente en même temps un jeune poëte d'Athènes, moins oublieux que ses compatriotes, bouclant sa ceinture de voyage, chaussant ses sandales, et partant seul du Parthénon pour venir visiter bien loin son maître en poésie, relique vivante de la liberté civique; que Solon reçoive bien ce jeune homme, partage avec lui son miel d'Hymette, ses raisins de Corinthe, ses olives de l'Attique; que le disciple, revenu à Athènes après une si bonne réception, raconte en vers familiers à ses amis son voyage pédestre, ses entretiens intimes avec le vétéran évanoui de la scène et se survivant, mutilé, à lui-même et à tous dans un coin des montagnes natales.
XV
À l'aide de toutes ces suppositions, et avec ces conditions de grandeur, de vertu, d'ostracisme et d'infortune réunies, on aura un motif de poésie conforme à ce poëme. Mais, en ce qui me concerne moi-même (je le dis sans fausse modestie), on n'aura rien qu'un homme incomplet, un poëte tel quel, un citoyen honnête, trompé dans son ambition désintéressée pour son pays, une fortune en ruines, une vieillesse onéreuse, une âme sans regrets mais sans illusion pour sa patrie.
Les beaux vers qu'on va lire ne me font donc aucune vanité en ce qui me touche; quiconque se juge est incapable de se glorifier. Mais, je le répète, mettez un autre nom à la place du mien: Washington dans la détresse, relégué à Mont-Vernon, par exemple, ou Jefferson, second président des États-Unis, forcé par la misère domestique à mettre en loterie le toit et le champ de ses pères, et mourant sans avoir pu placer ses lots parmi ses concitoyens; et alors qu'on lise le petit poëme lyrique intitulé les Vendanges:
Saint-Point, octobre 185...
À UN AMI.
Ami! je poursuis seul notre pèlerinage
Aux grands maîtres vivants ou morts que nous aimons;
Guidé par un poëte, un ami de mon âge,
J'ai pris l'âpre chemin des pâtres sur les monts.
C'est un des vrais amis de cette idole à terre,
Qui, de son vieux perron, aime à le voir venir,
Du fond de l'avenue aujourd'hui solitaire,
Dans l'abandon de tous porter son souvenir.
Nous gravîmes Milly, cet aride village,
Par un chemin à pic, de buis tout tacheté,
Sur des coteaux pierreux où, sous l'or du feuillage,
S'azuraient les raisins embrasés par l'été.
La vendange joyeuse enivrait la montagne;
Hommes, femmes, enfants, chantant dans la campagne,
Cueillaient les raisins mûrs sur les vieux ceps tordus,
Ou prenaient leurs repas dans la vigne étendus.
Puis les bœufs lents traînaient les chars aux lourdes tonnes,
Et le sang des raisins ruisselait du pressoir;
Fêtes des derniers jours, allégresses d'automnes,
Vous êtes un adieu comme l'azur du soir!
La fête disparut derrière un cap de roche,
Comme soudain la vie au tournant de la mort.
Quelques chèvres en paix, sans craindre notre approche,
Rongeaient dans les ravins les broussailles du bord.
Nous montâmes plus haut faire aussi nos vendanges
De rêves purs à l'âme et d'air sain aux poumons;
C'est que la poésie est une vigne d'anges,
Qui mûrit et qu'on cueille à la cime des monts.
...............
...............
Il allait, il montait, le chemin en spirale,
D'imprévus horizons en ravissant les yeux,
Des vignes aux sapins, sauvage cathédrale,
De la foule au désert, des abîmes aux cieux.
Les vendangeurs, épars dans les vignes fécondes,
Au vent de la montagne exhalaient leur gaieté;
Et les amis rêveurs montaient entre deux mondes,
En haut la solitude, en bas l'humanité...
Le poëte et son guide font halte au sommet, puis commencent à descendre vers la vallée du château.
Le sentier ruisselait de verdure et d'eau vive,
Tournait autour des houx que l'eau froide ravive;
Leurs grains rouges semblaient des grappes de corail.
Le clair-obscur des bois aux teintes de vitrail
Recueillait le regard et baignait l'âme d'ombre.
Cet escalier tournant qui descendait plus sombre,
Les chants de ce bouvreuil dans ce bois effeuillé,
Les eaux vives courant sur le caillou mouillé,
Cette gorge sonore où la brise apaisée
Accompagnait si bien le rêve ou la pensée,
Cette marche en avant comme un pas aux combats,
Ce haut isolement des tumultes d'en bas,
Ce grand cloître des bois propice à la lecture
Et la libre amitié dans la libre nature...
Ici le poëte change de ton, et, saisi de ces frissons lyriques qui sortent des sources et des bois sur les hauts lieux, il fait chanter un hymne à son cœur de philosophe de l'espérance. L'hymne évaporé, il descend plus bas, d'un pied plus rapide, et il aperçoit de loin les tours démantelées du château de Saint-Point,
Où le barde muet, ce moderne brahmane,
Vit entouré d'oiseaux et de chiens pour amis.
Là finit le premier chant de ce poëme pédestre. Il reprend le lendemain, au lever du jour, aux sons du cor des jeunes chasseurs réveillés pour courir le renard ou le loup dans la forêt:
Aux aboiements des chiens, aux fanfares du cor,
Notre hôte aussi parut, à cheval, mâle encor.
L'automne est la saison de Saint-Point. L'eau qui pleure.
La cloche plus sonore au loin lançant mieux l'heure,
Le vent d'automne humain aussi comme nos voix,
Les arbres nus pleurant leur jeunesse effeuillée,
Les sapins balançant leur deuil sur la vallée,
Les grands brouillards rêveurs flottant le long des bois,
Le ciel bleuâtre ainsi que des veines pâlies,
Les feuilles gémissant sous le rhythme des pas,
Couvrent tout de mystère et de mélancolie;
La vallée attendrit et ne désole pas.
Les chants du rouge-gorge errant dans l'avenue,
Des doux morts envolés adoucissent l'adieu,
Et le soleil, glissant des larmes de la nue,
Ouvre dans le nuage une échappée en Dieu.
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Mais il n'écoutait plus la voix de son génie,
Ni l'ami, ni l'oiseau, ni le vent dans les bois;
Il sonnait le tocsin de sa vie aux abois.
La saison et sa peine étaient en harmonie;
Sa demeure en débris et les feuilles tombaient;
Les bois tristes, les cœurs sans espoir, succombaient.
Sur sa noire jument, à la tête étoilée,
Il allait, en causant, sous la nuit de l'allée,
Comme sa sombre vie au fond de l'inconnu;
Il n'avait plus d'étoile, et son ciel était nu.
Au retour, un autre homme apparut; la nature,
Les amis revenus, les haltes ici, là,
La paix du soir avaient apaisé sa torture.
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Après une soirée consacrée à la lecture en commun, chacun se retira dans quelques recoins des vieilles tours du château, presque ouvert aux vents. Les livres et les tableaux ont suivi ceux de Walter-Scott à l'encan des commissaires-priseurs de Londres et de Paris. Avant le jour suivant, les deux pèlerins, à pas muets, font le tour du château pour découvrir la lueur mourante de la lampe de nuit, à travers les vitres, de leur hôte. Ils savent que je suis à l'étude avant le soleil: ils cherchent à me voir sans être vus. Lisez cet inventaire prosaïque, et pourtant poétique, de ma tour de travail:
Tout dort dans le château plein d'ombre et de silence.
Sous un cintre voûté, seul, un homme s'avance:
Au sillon de la plume, avant son laboureur,
Le poëte est debout, et marche à son labeur.
L'antre de la sibylle a la nuit du mystère;
La grotte du poëte est sombre, nue, austère.
Sa mère et son enfant sont tout près, chers tombeaux,
Deux portraits devant lui, de son cœur deux flambeaux!
Il écrit, le front haut, sur des feuilles sans nombre,
Sans courber comme nous sa taille sous l'effort,
Dans l'œuvre de l'esprit attitude du fort.
La lune du foyer, la lampe, luit dans l'ombre;
La flamme du sarment l'enivre de chaleur,
Et le feu, la lumière, harmonieux mélange,
Éclairant le poëte avec un jour étrange,
De leur chaude auréole enflamment sa pâleur;
D'un geste familier sa main gauche caresse
Ses deux blancs lévriers, amis et fils d'amis,
Dans l'épaisse fourrure à ses pieds endormis.
L'hôte est bon: je l'ai vu veiller avec tendresse,
Nuit et jour, sur son lit un pauvre chien mourant!
À qui sait compatir tout ce qui souffre est grand!
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Mais le phare du jour déchire les ténèbres
Qui dorment sous l'église et les arceaux funèbres
Où sont les morts, si chers qu'on ne les nomme pas!
À cette heure où tout vit, qu'est-ce que le trépas?
Chaque matin pour l'homme est une renaissance!
À l'appel du soleil on se lève soudain;
Le corps prend sa fraîcheur, l'âme son innocence,
Dans cet air transparent et vierge du jardin.
Oh! la fraîcheur de l'aube! oh! comme elle réveille
Et chasse de la nuit la lourde volupté!
Comme on rouvre son cœur oppressé par la veille,
À ce vent de jeunesse et d'immortalité!
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Mais voici, du matin humant la fraîche haleine,
Comme un marin serré dans sa veste de laine,
Devant le cimetière et le sombre inconnu,
Debout sur son balcon, qu'un homme, le cou nu,
Jette aux oiseaux du pain; ils viennent par volées,
Du faîte de la tour et du fond des allées.
Lui, fixe on ne sait quoi là-bas à l'horizon,
Comme pour voir au ciel l'enfant de sa maison.
La chapelle des morts, l'église du village
Montent devant ses yeux, au-dessus du feuillage.
Avec ses lévriers sur son balcon de bois,
Il me salue au loin du geste et de la voix;
Et son salut sonore, envoyé dans l'espace,
Vient vibrer jusqu'à moi, puis se prolonge et passe.
Auprès des jeunes fleurs souriant aux vieux murs
Des beaux livres rangés ainsi que des fruits mûrs,
Des oiseaux voletant dans leur cage fleurie,
La femme du poëte aussi travaille et prie.
Artiste matinale, elle écrit du pinceau
Des poëmes de fleurs au bruit des chants d'oiseau.
C'est charmant! tu connais ces arches de corolles
Où le poëte, heureux aux jours de liberté,
Chantait, et pour ses vers trouvait des auréoles:
La poésie et l'art enlaçaient leur beauté.
Ô vers, ô jeunes fleurs, qui mêlaient leur couronne!
Idéale union, pourquoi, pourquoi mourir?
L'âme, comme la terre, a donc des vents d'automne
Qui l'effeuillent aussi, pour mieux la refleurir!
Les mains lourdes de dons, le poëte avec grâce
Descend vers les oiseaux et les chiens de la cour;
Au pas aimé du maître alors la bande accourt,
Bondit, aboie, et vole, et chante sur sa trace.
Il porte sur le poing, comme un cheik du Liban,
Son perroquet splendide à l'amitié jalouse,
Et, près de lui, les paons errant sur la pelouse
Ouvrent leur arc-en-ciel et perchent sur le banc.
Poëte en action, il rassemble et convie
Autour de son foyer d'un éclat tout vermeil,
Tous les bruits, les rayons, la fête de la vie;
Il aime la splendeur, comme un fils du soleil.
Il part pour la montagne, et son cheval l'enlève:
Vivent les monts! l'esprit avec les pas s'élève.
Et le maître, emporté par des souffles divins,
S'en va, poëte équestre, au-dessus des ravins,
Au galop, dans le vent, selon sa fantaisie,
Humer, à pleins poumons, l'air et la poésie.
XVI
Ici le jeune pèlerin de Saint-Point se souvient d'une petite anecdote de village, dont il me fait ressouvenir aussi en souriant.
C'était en 1857. Le vieux manoir réunissait une nombreuse tribu de famille et d'amis de la famille, plusieurs jeunes nièces avec leurs petits enfants. Par un beau soir d'octobre, toute cette société, les jeunes gens à pied, les femmes à cheval, les enfants sur des ânes, partit pour visiter les plus hauts sommets des montagnes qui séparent le bassin de la Loire du bassin de la Saône. Cette chaîne, boisée d'épaisses bruyères et de rares châtaigniers, est un amphithéâtre d'où l'on a pour spectacle, d'un côté, les neiges dentelées des Alpes, de l'autre, la vallée creuse et verte de Saint-Point, avec ses tours dorées par le soleil des soirs: site solennel, quand on s'y assied en regardant le mont Blanc; site modeste et recueilli, quand on s'y retourne pour regarder la vallée sombre et la vieille ruine du château.
XVII
Ce jour-là, j'avais eu affaire dans le Mâconnais; j'avais promis à mes hôtes de revenir par les sentiers de chèvres qui abrégent la distance et de les rencontrer au sommet de la chaîne sous des châtaigniers convenus.
Ces sites déserts ne sont fréquentés que par des bergers, enfants des chaumières isolées de la montagne, qui y mènent paître les chevreaux et les moutons. Ces enfants se réunissent par groupes de cinq ou six têtes blondes pour jouer ou pour cueillir les mûres ou les noisettes au bord des sentiers; ils sont tous petits, et se cachent au moindre bruit sous les taillis, parmi les fougères, jusqu'à ce que le bruit des passants disparus les laisse revenir à la place qu'ils ont quittée. Quelquefois ils sont si pressés de s'enfuir qu'ils n'ont pas le temps de reprendre leurs sabots, et qu'ils se sauvent pieds nus en abandonnant leur chaussure de bois sur le chemin.
Il en était arrivé ainsi ce soir-là. Un essaim de petits bergers, étonnés et effrayés du bruit des conversations animées entre tant de personnes qui s'exclamaient à chaque pas sur les beautés du site, s'étaient enfuis bien loin et cachés dans les hautes fougères pour voir sans être vus. Ils avaient laissé huit ou dix paires de sabots très-petits sur la place: la petitesse des sabots disait l'âge des enfants par la mesure des pieds qu'ils avaient chaussés. Les visiteurs et les enfants du château s'ingéniaient à chercher des yeux, à appeler de la voix ces petits bergers invisibles, et qui se gardaient bien de se montrer, quand j'arrivai moi-même au rendez-vous par le sentier opposé de la montagne.
Je mis pied à terre, et j'attachai mon cheval à un noisetier, pour m'asseoir sur la mousse avec mes convives. Le jeune poëte se trouvait apparemment là, et voilà comment il raconte la petite niche que nous fîmes aux petits bergers de la montagne, plus enfants qu'eux sous des cheveux gris ou sous nos fronts chauves.
.......Le poëte,
En mettant pied à terre au sommet du plateau
Aperçut des sabots près d'une cendre grise;
Les enfants avaient fui, saisis par la surprise,
Effrayés des grands yeux des dames du château,
Leurs chèvres mordillant en paix l'herbe des cimes.
Et là, comme au désert les Arabes conteurs,
Autour de notre Antar en rond nous nous assîmes.
Écoutez le beau conte éclos sur ces hauteurs:
Antar prend les sabots, sans rien dire; il y glisse
Un trésor, des gâteaux, de l'argent qui reluit;
Puis, les posant, sourit de l'heureuse malice.
Ces malices du cœur sont ses gaietés, à lui!
Quand tu veux, quel fuseau de bonheur tu dévides,
Ô cœur!—Chacun joua le jeu de charité.
Quand on partit, riant de ce tour de bonté,
Les sabots étaient pleins: les bourses étaient vides.
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Le lendemain venaient dans la cour du château
De frais petits enfants à la joue en fossettes,
Offrant ce qu'ils avaient, des paniers de noisettes;
C'était le tour aussi des bergers du plateau:
Ils avaient deviné la main dans le cadeau;
Leur mère, en leur mettant leur chemise de fêtes,
Leur avait dit: «Tu vas au clocher, fais-toi beau!
Quand on voit jusqu'ici monter les robes blanches,
Notre semaine, enfants, a toujours deux dimanches!»
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Un jour la parabole apparaîtra plus grande,
Au fond du clair-obscur doré d'une légende,
Des souvenirs confus dans le cœur des petits,
Comme au fond des ravins de bleus myosotis.
D'autres bergers peut-être, ainsi qu'au moyen âge,
Sur la montagne iront faire un pèlerinage,
Et quelque vieille femme en indiquant le lieu,
Leur dira: C'est ici que le miracle eut lieu!
Un conte amusera la chaumière idolâtre;
Les enfants, dans l'espoir du don miraculeux,
Porteront leur sabot le soir au coin de l'âtre,
Dans leur berceau dès l'aube ouvriront leurs doux yeux,
Et, tout joyeux, croiront à ces douces chimères,
En trouvant les présents cachés là par leurs mères!
La poésie grecque des temps intermédiaires entre l'épopée et le chant klephte populaire a-t-elle rien de plus domestique, de plus gracieux, de plus paysannesque, de plus terre à terre et de plus aérien à la fois que ce petit poëme? L'hirondelle aussi rase quelquefois le sol, et c'est alors justement qu'elle montre le mieux qu'elle a des ailes!
XVIII
Il y a dans ce petit volume des pages exquises comme celles-là; mais quelquefois aussi ces pages sont de bronze, et rendent l'accent du métal par leur profondeur et leur solidité. Nous l'admirons et nous le regrettons. Que le jeune poëte ne s'y trompe pas: ce qu'il faut aux vers, ce n'est pas l'éloquence: c'est le charme. Il a reçu ce don des dons: qu'il ne s'égare pas sur les traces des poëtes politiques, systématiques, empiriques, métaphysiciens, logiciens, sectaires, que sais-je? qui pullulent maintenant à la suite de telles ou telles factions, et surtout de celle qu'on appela la faction de l'avenir. Deux de ces poëtes, amis de M. Alexandre, sont pleins de vertu, de patriotisme et de vrai talent; mais, selon nous, ils se trompent d'instrument en entrant dans ce grand concert des âmes qui accorde ses lyres pour remuer le siècle nouveau; ils veulent nous faire penser, il s'agit de nous faire jouir. Plaire est le seul système en poésie; or il n'y a rien de moins plaisant qu'un syllogisme, fût-il en beaux vers.
Que leur jeune ami, M. Alexandre, sache bien qu'une opinion, quelle qu'elle soit, n'est point du domaine des poëtes. Pourquoi? parce que l'opinion est transitoire, et que le charme est immortel. Le plus grand patriote de l'Europe peut être un détestable poëte, quoiqu'il soit excellent citoyen, et le premier poëte de Rome a pu être un très-mauvais citoyen (nous voulons dire ici Horace). Qui s'avisera jamais de demander si Homère était royaliste ou républicain, démocrate ou aristocrate? Il était Homère, et c'est assez; le cœur et l'imagination, voilà tout ce qu'il faut aux poëtes! Soyez charmant, et pensez ce que vous voudrez! M. Alexandre a le charme: qu'il se garde bien de chercher mieux; qu'il se garde de vouloir, à l'exemple de ses amis, planer plus haut que nature dans le vague espace des abstractions. Au sommet de toutes les montagnes, on trouve le glacier!
XIX
Nous eûmes une de ces belles heures, oasis des vies inquiètes comme la nôtre, le jour où nous rencontrâmes à Marseille, prêt à repartir pour l'Orient, un autre homme dont nous vous entretiendrons bientôt avec l'admiration grave du poëte et avec la tendresse de l'amitié. C'est Joseph Autran, qui depuis a pris tant et de si larges et de si hautes places dans la littérature poétique de nos jours. Il me semble encore entendre sa voix de poitrine, résonnante comme une vague d'Ionie dans un creux de rocher des Phocéens, la première fois qu'il adressa, comme un vrai Horace à un faux Virgile, les adieux du poëte sédentaire au poëte errant! J'analyserai avant peu de mois sous les yeux du lecteur ces poëmes maritimes, ruraux et guerriers, où l'on retrouve tant d'échos d'Homère, de Théocrite ou de Tyrtée. Joseph Autran est un Grec mal francisé (heureusement pour lui et pour nous), qui, ayant abordé sur quelques débris de l'antique Phocée aux bords de la Provence, comme Reboul, Mistral, Méry, Barthélemy et cent autres, n'a pas pu se défaire encore de l'accent natal: il est de cette colonie grecque qui, avec des images grecques et une harmonie ionienne, reconstruit une poésie française plus colorée, plus harmonieuse et plus chaude surtout que la poésie du Nord! Nous les feuilleterons tous à leur heure ici. Quand on compose laborieusement le diadème littéraire de son siècle pour les princes de l'art en tout genre, il ne faut pas laisser de telles perles orientales éparses sur les rivages de notre mer du Midi, sans les ramasser et sans les enchâsser dans la mémoire.
XX
Je parlerai surtout bientôt d'un autre hasard ou plutôt d'un autre bonheur de génie, dans une rencontre qui nous a donné et qui donnera probablement à l'Angleterre, à la France, à l'Europe, d'étranges étonnements et de vives admirations quand l'heure sera venue. Voici comment ce miracle de la nature nous fut révélé, comme il le sera à tout ce qui lit.
XXI
C'était par une sombre matinée de novembre, à Paris, quelques années après la révolution de 1848, qui m'avait rejeté seul, meurtri et nu, sur le rivage, après ce grand naufrage où j'avais été moi-même aussi naufragé que pilote.
Je travaillais, comme je fais aujourd'hui, d'un labeur mercenaire pour soutenir sur l'eau ceux qui périssaient de ma perte. J'écrivais le Conseiller du peuple, journal à cinquante mille abonnés, dans lequel je m'efforçais de modérer les esprits impatients à qui l'élan exagéré allait faire traverser la liberté; je le voyais, je le disais. La sueur du travail et du patriotisme ruisselait dès l'aube du jour sur mon front.
On m'annonça une jeune fille parlant le français avec un accent étranger et demandant à m'entretenir; j'ordonnai de la faire entrer. Je passai une main dans mes cheveux, soulevés par l'inspiration, pour présenter un front décent à l'étrangère, et je jetai ma plume fatiguée sur le guéridon qui portait, à côté de moi, le monceau de pages écrites à la lampe et au soleil levant depuis cinq heures du matin. Je ne m'attendais pas à un rafraîchissement d'esprit si charmant, mais j'en avais besoin: «Ce n'était pas la saison des roses,» comme dit le poëte persan Saadi.
XXII
Je vis entrer une rose pourtant; mais une rose pâle, une rose du Nord, une jeune fille, presque une enfant, dont les traits, à peine indiqués par la nature, étaient plutôt, comme la Psyché de Gérard, une ébauche de la beauté, une esquisse de la grâce, qu'une beauté palpable, qu'une grâce éclose.
Elle grandissait encore; aucune de ses formes, presque aériennes, ne se dessinait sous le cachemire des Indes qui l'enveloppait des plis perpendiculaires de la statue. On eût dit que ce corps si léger n'aurait pas eu besoin de ses pieds pour le porter; ce n'était qu'une âme habillée. Je crus voir marcher, ou plutôt glisser sur le tapis, l'Inspiration.
Son visage, dont tous les délinéaments étaient nets, purs, minces, transparents comme un camée, avait la délicatesse d'une miniature; mais il était sévère comme une pensée. Avez-vous vu un buste de lord Byron adolescent? Cette jeune fille lui ressemblait, comme une sœur plus jeune à son frère: elle, aussi belle que lui, lui, moins éthéré qu'elle, tant ce visage était d'un enfant; mais les yeux étaient d'un être qui a fini sa croissance. C'est que le cœur dormait encore dans cette jeune fille, et que la pensée était déjà tout éveillée; ou bien peut-être la pensée n'avait-elle jamais dormi en elle, et cette créature surnaturelle était née en pensant.
Quoi qu'il en soit, ses grands yeux, d'un bleu sombre où l'azur et la nuit luttaient, sous de très-longs cils, comme l'ombre du bord et le bleu du large sur la mer pour en nuancer l'éclat et la profondeur; ses grands yeux, dis-je, ne pouvaient plus rien acquérir de plus achevé par les années (que des larmes peut-être); ils luisaient comme deux étoiles de première eau sous l'arc d'un front proéminent; leur seule impression, c'était le génie. Or l'expression du génie, dans des yeux de femme, savez-vous ce que c'est? C'est ce qu'on appelle le surnaturel, autrement dit ce qu'on n'a jamais vu dans un autre regard, et par conséquent ce qu'on n'a pu comparer à rien. Je renoncerai donc à vous définir ce regard.
XXIII
J'étais, je le confesse, intimidé par cette véritable apparition de lumière dans mes ténèbres. Je l'interrogeai avec le respect presque tremblant d'un homme qui ne craint aucun homme, mais qui tremble devant tous les anges.
J'appris, dans une longue conversation, que cette jeune fille était une Irlandaise, d'une famille aristocratique et opulente dans l'île d'Émeraude; qu'elle était fille unique d'une mère veuve qui la faisait voyager pour que l'univers fût son livre d'éducation, et qu'elle épelât le monde vivant et en relief sous ses yeux, au lieu d'épeler les alphabets morts des bibliothèques; qu'elle cherchait à connaître dans toutes les nations les hommes dont le nom, prononcé par hasard à ses oreilles, avait retenti un peu plus profond que les autres noms dans son âme d'enfant; que le mien, à tort ou à raison, était du nombre; que j'avais parlé, à mon insu, à son imagination naissante; qu'enfant, elle avait balbutié mes poëmes; que, plus tard, elle avait confondu mon nom avec les belles causes perdues des nations; que, debout sur les brèches de la société, elle avait adressé à Dieu des prières inconnues et inexaucées pour moi; que, renversé et foulé aux pieds, elle m'avait voué des larmes..... les larmes, seule justice du cœur qu'il soit donné à une femme de rendre à ce qu'elle ne peut venger; qu'elle était poëte malgré elle; que ses émotions coulaient de ses lèvres en rhythmes mélodieux et en images colorées. Elle m'en récita quelques-uns, dont j'étais moi-même l'objet. Ces vers semblaient avoir été pensés par Tacite et écrits par André Chénier; quoique composés par elle dans une langue étrangère (le français), ils n'avaient ni l'embarras de construction d'une main novice à nos rhythmes, ni la mollesse, ni la chair flasque des essais poétiques de l'enfance ou de l'imitation sous une jeune main; ils étaient tout nerfs, tout émotion, tout concert de fibres humaines; ils jaillissaient du cœur et des lèvres comme des flèches de l'arc intérieur allant au but d'un seul jet, et portant un coup droit au cœur sans se balancer sur un éther artificiellement sonore: Je sonne en tombant, non parce qu'on m'a mis une cloche aux ailes, mais parce que je suis d'or. Ces vers ne chantaient pas, ils frémissaient: leur seule musique était leur vibration en touchant l'âme. J'étais confondu d'entendre une voix plus virile que celle de Talma, plus tragique que celle de Rachel. Je méditais, les yeux baissés, en silence, mon étonnement, bien plus étonné encore lorsqu'en relevant les yeux je me trouvais en face d'une enfant de seize ans, pâle comme un spasme, calme comme l'héroïsme, belle comme l'idéal traversant la sombre réalité du temps.
Je ne fis ni geste ni exclamation: les compliments étaient hors de saison devant un miracle. Tout était sérieux dans ce génie, austère dans cette grâce; je compris que j'étais en face d'une sœur du jeune Pic de la Mirandole, quand cette intelligence surnaturelle, incarnée dans un bel adolescent, comparut devant le pape, les cardinaux et le congrès de tous les érudits d'Italie, pour répondre sur toutes les matières et dans toutes les langues à ce cénacle de l'intelligence humaine. De question en question j'arrachai à cette jeune fille, modeste autant qu'universelle, le secret de tout ce qu'elle savait à l'âge où l'on ignore tout. Elle écrivait avec la même facilité en anglais, en allemand, en français, en italien, en grec, en hébreu, éloquente et poëte sur dix instruments antiques ou modernes, sans distinction et presque sans préférence; musicienne qui joue avec tous les claviers. Un seul homme en Italie, Mezzofanti, un seul homme en France, le comte de Circourt, ont offert au monde ce phénomène de l'universalité des langues et des connaissances humaines; mais ces deux hommes étaient deux miracles d'organisation intellectuelle achevés par les années et par les études. La jeune fille avait seize ans, et de plus elle était un grand poëte. Tant de sciences chez elle n'étaient que les jouets de son enfance et les outils de son génie. Quel rayonnement ne sortira pas d'une telle étoile? Le siècle le saura plus tard, et je vous le dirai moi-même bientôt.
Je la reconduisis tout ébloui d'intelligence jusque sur le palier de ma petite maison; elle marchait devant moi dans le soleil, et j'avoue qu'au lieu d'une trace d'ombre derrière elle, elle me semblait laisser une trace de lumière sur les dalles qu'elle avait foulées en se retirant.
Le monde l'appelait miss Blake; je ne sais quel nom lui donnera la poésie, mais elle en aura un.
XXIV
Et ce fut aussi un de mes beaux jours littéraires, les uns à Paris, les autres à Saint-Point.
Hélas! ils deviennent rares dans cette dernière et précaire demeure de nos bonnes années. Sur cette clairière jaunissante où Laprade et tant d'autres étaient venus se transfigurer depuis Hugo, comme sur un humble Thabor des poëtes, les chênes ont été abattus, pour convertir en une poignée d'or nécessaire les rêves mille fois plus dorés qui tombaient avec leur ombre de leurs cimes; les sentiers battus par les pieds d'amis s'effacent, le château est désert; le cheval Saphir, qui me portait, dans les grandes journées de feu de Paris, à la défense des foyers et des familles, et que la popularité honnête soulevait quelquefois des pavés sur les bras du peuple, erre seul aujourd'hui dans le pré sous ma fenêtre, paissant en liberté l'herbe d'automne; de temps en temps je le vois relever la tête, regarder par-dessus le buisson, écouter les chars lointains, et hennir au vent, croyant toujours que ce sont ses maîtres qui reviennent le seller et le monter pour le conduire à la victoire; puis, détrompé par l'attente vaine, il retourne tristement brouter près des bœufs roux et des vaches blanches, à la lisière des bois qui lui versent l'ombre!
Malédiction, ô cher compagnon de mes jours de fatigues, à ceux qui t'ont laissé dix ans brouter déferré sur cette herbe sèche, et moi languir inutile dans cette masure presque démolie sur ma tête, pendant que le sang généreux de la force et de la liberté coulait encore, inutile, dans nos vieilles veines!
Rien n'est de ce qui devrait être, dit le proverbe des hommes; tout est bien, dit la résignation, le proverbe de Dieu!
Ce n'est pas sur moi que je pleure, pauvre animal! c'est sur toi. Qui sait si demain j'aurai encore le droit de te laisser tondre l'herbe dans ce pré, où je t'ai donné l'hospitalité à vie à côté de l'âne et des vaches, et si un dur acquéreur de Saint-Point ne trouvera pas que ce cheval invalide est un luxe de cœur qui dîme l'herbe, et ne t'enverra pas à l'équarisseur du village voisin pour avoir ta peau et ta corne, toi qui fus pourtant un jour le signe de ralliement d'une nation! Si je demandais à ce peuple pour toi une botte de foin à vie, je ne l'aurais pas! Honte et misère! Finissons!
Lamartine.
LIXe ENTRETIEN.
LA LITTÉRATURE DIPLOMATIQUE.
LE PRINCE DE TALLEYRAND.—ÉTAT ACTUEL DE L'EUROPE.
I
Qu'est-ce que la diplomatie?
C'est la bonne ou mauvaise conduite de ces grandes individualités qu'on appelle des nations.
Cette bonne ou mauvaise conduite est inspirée aux nations par leurs hommes d'État, pratiquée par leurs cabinets, exprimée par leurs diplomates, promulguée par leurs manifestes, leurs notes, leurs dépêches, portée dans les cours ou dans les congrès par leurs ambassadeurs.
La diplomatie de chaque nation est l'expression de son caractère:
Égoïste, superbe, religieuse, humanitaire et philosophique, en Angleterre;
Héroïque, généreuse et versatile, en France;
Immorale, cauteleuse et improbe, en Prusse;
Modeste, honnête et intéressée, en Hollande;
Ombrageuse et amphibie, en Belgique;
Persévérante, longanime, sans scrupule, mais non sans honnêteté, en Autriche;
Vaine, chevaleresque et loyale, en Espagne;
Grecque, habile, à petits manéges et à grandes vues, en Russie;
Consommée, universelle, sachant toutes les langues des cabinets, à Rome, Rome, la grande école de la diplomatie moderne, puissance qui ne vit que de politique sur la terre, d'empire sur les consciences, de ménagements avec les cours, de résistance derrière ce qui résiste, d'abandon de ce qui tombe, d'acquiescement aux faits accomplis;
Dépendante et adulatrice, dans les petites cours d'Allemagne et d'Italie, clientes de la force et de la victoire;
Hardie, inquiète, insatiable, en Piémont; prompte à tout recevoir, quelle que soit la main qui donne; prête à tout prendre, quelle que soit la main qui laisse envahir;
Alpestre, rude, pastorale, probe, mais intéressée, en Suisse; non dépourvue d'une sorte d'habileté villageoise, se faisant appuyer par tout le monde, mais n'appuyant elle-même personne contre la fortune;
Enfin, simple et franche en Turquie, jouissance arriérée dans la voie de la corruption des cabinets européens; puissance de bonne foi, dont la candeur est à la fois la vertu et la faiblesse; puissance naïve qui n'a jamais eu de diplomatie que la ligne droite; puissance qui a toujours cru à toutes les paroles, et qui n'a jamais manqué à la sienne; puissance, enfin, destinée à être la grande et éternelle dupe de tous les cabinets, dupeurs de son ignorance et de sa loyauté.
Voilà les caractères dominants des nations qui ont une diplomatie: leur diplomatie est à leur image.
II
Or ces diplomaties parlent et écrivent; leurs manifestes, leurs protocoles, leurs dépêches, leurs notes, sont leur littérature: grande littérature en action des rois, des assemblées, des peuples, qui bouleverse ou reconstruit les nations; qui fait droit aux faibles, résistance aux oppresseurs; qui lance la guerre, justice de la mort, ou qui maintient la paix, la paix, première propriété de l'espèce humaine, puisque c'est la propriété de la vie.
III
Les bibliothèques de ces actes de la littérature diplomatique sont les archives de nos ministères des affaires étrangères. Ces archives recueillent ces actes comme les titres des nations; là sont enregistrés leurs droits et leurs limites. C'est dans les congrès, tribunaux suprêmes de la société internationale, que sont débattus, rejetés ou admis ces titres. Ils font la loi des nations entre elles tant qu'un grand criminel d'État ne vient pas les déchirer à la face de Dieu et des hommes. Pendant cet interrègne de la violence et de la conquête, le droit se tait, la fortune seule juge, le monde légal cesse d'exister pendant une période d'attentats heureux ou malheureux; puis les armes tombent, par lassitude, des mains de l'Europe. La diplomatie arrive, envisage ces débris, examine tous les droits, même ceux de la conquête, sanctionne, compense, indemnise, refait la carte légale du monde et rend la paix aux peuples.
Puis vient en dernier lieu l'histoire, l'histoire, qui, telle que celle du Consulat et de l'Empire, de M. Thiers, par exemple, compulse toutes les négociations et tous les actes de ces diplomaties diverses, et les étale sous les yeux des siècles pour l'instruction des diplomates présents et futurs, de façon que chaque nation reconnaisse sa pensée, bonne ou mauvaise, dans les actes de son gouvernement, et qu'un nouveau droit public devienne la loi pacifique des nations.
C'est cette conclusion des grandes crises perturbatrices du genre humain qui devient la géographie légale du globe, en d'autres termes, le droit public, la légitimité des nations.
IV
Ce droit public, ce droit des gens, a ses règles écrites, aussi inviolables, aussi sacrées que le droit privé entre les individus. Celui qui les viole est hors la loi; tout le monde a le droit de guerre contre lui; c'est le grand anarchiste de la société internationale, c'est l'insurgé contre la civilisation: car le droit public, c'est la civilisation. Les diplomates sont les légistes des peuples civilisés.
Une Europe qui ne reconnaîtrait pas de droit public, ou qui ne le ferait pas respecter, serait une barbarie universelle; le monde y serait joué aux dés tous les jours. Tous les peuples ont le droit ou le devoir de courir sus à celui qui s'insurge contre le droit public: car ce droit public n'appartient pas seulement à une nation, il appartient à toutes.
C'est ici que le mystère de ce qu'on appelle le droit d'intervention s'explique très-logiquement, malgré ses obscurités et ses contradictions.
L'intervention d'une puissance chez une autre est illicite quand il s'agit de s'immiscer dans les intérêts purement nationaux et intérieurs d'un peuple, libre de ses volontés et de son mode de gouvernement ou de dynastie chez lui-même.
L'intervention est licite et obligatoire toutes les fois qu'un pays franchit ses limites, ses droits personnels, ses conventions, ses traités, sa géographie, et porte atteinte, les armes à la main, au droit public, propriété commune de l'Europe, et que l'Europe garantit à la civilisation générale.
C'est le beau phénomène de la solidarité du genre humain. Liberté chez vous, inviolabilité de chacun, répression d'un seul par tous quand un seul veut se substituer par ambition au droit de tous: tel est le droit public, Grotius, Puffendorf, Burlamachi, l'ont rédigé; mais il est écrit mieux encore dans le bon sens et dans la conscience, ces deux législations divines de la civilisation. C'est là la religion internationale et universelle des nations: les congrès en sont les synodes. Anathème sur le roi, le peuple ou le conquérant qui ne reconnaît pas le droit public: qu'il soit l'excommunié de la civilisation!
V
Voilà le code de la diplomatie dans les temps réguliers et dans l'Europe honnête.
Mais, en dehors de cette sphère plus ou moins régulière et plus ou moins morale de la diplomatie, il y a la sphère des passions, des cours, des républiques, des cabinets, des conquérants; sphère où se meut une diplomatie plus ou moins intéressée, égoïste, ambitieuse, immorale, quelquefois perverse, qui laisse un libre jeu aux diplomates, selon que leurs caractères, leurs pensées, leurs vues, se proposent des succès plus légitimes ou plus illégitimes, par des moyens plus consciencieux ou plus coupables. C'est dans cette large sphère des affaires nationales ou européennes que les grandes individualités diplomatiques dessinent leurs figures pour l'admiration ou pour la réprobation de l'histoire. C'est là que les ministres véritablement historiques, tels que Richelieu, Mazarin, le duc de Choiseul, les deux Pitt, Metternich, Talleyrand, posent devant nous, et laissent la postérité prononcer à distance sur la valeur, sur la vertu, sur les vices, sur la justice, sur l'habileté, sur la moralité enfin de leurs négociations, à la honte, à la gloire ou à la perte de leur pays.
VI
Cette étude, souverainement intéressante et souverainement morale, serait une admirable histoire de l'Europe par sa diplomatie, si je pouvais, sans fatiguer l'attention du lecteur, la faire remonter jusqu'aux premières transactions diplomatiques connues entre les grands cabinets et les grands ministres de l'Europe; ce serait un livre, vous ne me permettez qu'un entretien. Je m'abstiens donc à regret de ces développements dans le passé; je ne sortirai pas de notre siècle. La diplomatie du vieux monde a fini son ère le jour où la révolution française a commencé la sienne. L'ancienne diplomatie était entièrement dynastique; elle se résumait dans les intérêts, l'ambition, la grandeur des familles royales occupant les trônes; elle se composait des rivalités entre ces maisons royales; des mariages, des hérédités, des pactes de famille, nouaient ou dénouaient cette diplomatie. En 1789, tout change, tout s'élargit à la proportion des intérêts des nations, prenant la place des intérêts individuels. La diplomatie féodale, matérielle ou domestique disparaît: la diplomatie intellectuelle commence.
VII
C'est donc là aussi que nous devons commencer. Or l'homme qui a le premier et le plus longtemps manié cette diplomatie nouvelle qu'on peut appeler du nom de la révolution française, la diplomatie moderne, la diplomatie de la France, c'est le prince de Talleyrand; il l'a inspirée, maniée ou gouvernée presque constamment, soit comme membre des comités diplomatiques, en 1789 et 1790, soit comme envoyé secret à Londres, en 1791, jusqu'au 10 août, soit comme ministre des relations extérieures sous la république régularisée du Directoire, soit comme ministre du Consulat, soit comme membre du premier Empire, soit comme ministre de sa propre pensée, ayant pris, de sa pleine audace et de sa propre autorité, la France sous sa responsabilité en 1814, dans le gouvernement provisoire, gouvernement jeté entre la France vaincue et l'Europe armée pour restaurer à la fois la patrie envahie et la monarchie constitutionnelle des Bourbons, soit comme ministre plénipotentiaire et ambassadeur à la fois au congrès de Vienne, soit comme ministre de Louis XVIII à Vienne, à Gand et à Paris, après la seconde restauration des Bourbons, en 1815, soit comme ambassadeur de la royauté d'Orléans en Angleterre, après 1830, soit comme membre principal de la conférence de Londres, en 1831, pour se jeter une dernière fois entre la guerre européenne et la France après la révolution de la Belgique, soit enfin comme membre de la chambre haute et comme oracle consulté et obéi de la diplomatie française, régnant encore du sein de son repos majestueux sur les affaires du monde jusqu'à plus de quatre-vingts ans, soit même encore comme ministre honoraire à son dernier soupir, quand le souverain de la France vint recueillir, une heure avant sa mort, ce dernier soupir comme le secret de la Providence diplomatique, les rideaux fermés, la foule écartée, seul à seul avec l'homme du mystère.
C'est donc évidemment dans la pensée, dans les négociations, dans les transactions de ce grand homme d'État, dont la vie se confond avec deux siècles et dix gouvernements de la France, qu'il convient le mieux, selon nous, d'étudier littérairement la conduite des affaires diplomatiques dans le système moderne de l'Europe.
Nos successeurs, plus heureux que nous, auront pour cette étude des lumières non pas plus impartiales, mais plus éclatantes que les nôtres: car M. de Talleyrand a écrit, dans les dernières années de sa vie, ses Mémoires; mais, avec cette souveraine sagacité qui ne lui fit jamais défaut ni dans sa vie ni dans sa mort, il a, par son testament, ajourné la publication de ces Mémoires à trente ans après son décès. Il n'a point été impatient de justice; il ne l'a pas attendue, cette justice, de ses contemporains; il a jugé que ni les républicains ardents et sectaires, ni les royalistes absolus et irrités, ni les hommes religieux implacables contre sa répudiation du sacerdoce, même sanctionnée par le souverain pontife, ni les démocrates jaloux de toute antiquité de race dans ceux-là même qui les adoptent, ni les démagogues furieux contre ceux qui conservent le sang-froid et la mesure aux révolutions, ni les bonapartistes survivants du premier Empire, qui ne pardonnent pas à l'homme de 1814 d'avoir préféré la patrie à un homme, et prévenu par la déchéance de Napoléon le suicide de la France, ni les apôtres turbulents de la guerre, qui ont toujours trouvé entre eux et leurs mers de sang, dans les ministères, dans les ambassades, dans les congrès, l'homme de la paix, personnifié par le grand diplomate, ni les légitimistes de 1830, qui n'excusent pas ce vieillard monarchique d'avoir conseillé deux Bourbons sur le même trône, ni toutes les médiocrités, enfin, que la longue fortune et la supériorité exaspère contre tout nom historique, il n'a pas jugé, disons-nous, qu'aucun de ces partis contemporains fût assez impartial pour l'écouter, même du fond de sa tombe; il a su attendre, et il a bien fait. Voyez, en effet, avec quelle animosité, indigne d'un si beau génie, M. de Chateaubriand, dans ses Mémoires, traîne complaisamment sur la claie le nom de M. de Talleyrand, souillé et marqué par de petites furies qui ne vivent que l'espace d'une petite colère!
Quant à nous, que l'âge, la retraite, la distance, l'isolement des partis rendent, non indifférent, mais impartial, prenons hardiment cet homme supérieur à deux siècles pour type de la littérature diplomatique; feuilletons à la fois sa vie et ses pensées sur les intérêts permanents de la France sous tous ces gouvernements transitoires.
Une pensée, il faut le reconnaître, une pensée honnête les domine toutes et les relie toutes dans leur incohérence. Cette pensée, c'est LA PAIX. C'est cette pensée honnête, persévérante, patriotique et européenne, la paix, qui surnage sur la tombe de M. de Talleyrand; elle donne une signification véritablement morale à une vie grosse de petites immoralités, mais pure de crimes; elle fait extraire, avec un respect au moins politique, le nom de M. de Talleyrand de la gémonie des vices où M. de Chateaubriand l'avait enseveli sous ses invectives.
VIII
M. de Talleyrand débutait alors dans les affaires, qu'il a maniées, nouées, dénouées depuis, sans interruption, pendant plus d'un demi-siècle, et qu'il n'a résignées qu'à sa mort. Il avait trente-huit ans. Sa figure délicate et fine révélait, dans ses yeux bleus, une intelligence lumineuse, mais froide, dont les agitations de l'âme ne troublaient jamais la clairvoyance. L'élégance de sa taille élevée était à peine altérée par une difformité corporelle: il boitait. Mais cette infirmité ressemblait à une hésitation volontaire de sa contenance: son adresse savait changer en grâces jusqu'aux défauts de la nature. Ce vice de conformation l'avait seul empêché d'entrer dans la carrière des armes, à laquelle sa haute naissance l'appelait. Son esprit était la seule arme qu'il lui fût permis d'employer pour faire jour à son nom dans le monde. Il l'avait enrichi, poli, aiguisé pour les combats de l'ambition ou pour les conquêtes de l'intelligence. Sa voix était grave, douce, timbrée comme l'émotion voilée d'une confidence. On sentait en l'écoutant que c'était l'homme qui parlerait le mieux à l'oreille de toutes les puissances, peuples, tribuns, femmes, empereurs, rois. Quelque chose de sardonique dans son sourire se mêlait, sur ses lèvres, à un désir visible de séduction; ce sourire semblait indiquer en lui l'arrière-pensée de se jouer des hommes en les charmant ou en les gouvernant.
Né d'une race qui avait été souveraine d'une province de France avant l'unité du royaume, et qui maintenant décorait la royauté, M. de Talleyrand avait été jeté dans l'Église, comme un rebut indigne de la cour, pour y attendre les plus hautes dignités de l'épiscopat et du cardinalat. Évêque d'Autun, débris de ville romaine caché dans les forêts de la Bourgogne, le jeune prélat dédaignait son siége épiscopal, répugnait à l'autel, et vivait à Paris au sein de la dissipation et des plaisirs, dans lesquels la plupart des ecclésiastiques de son âge et de son rang consumaient les immenses dotations de leurs églises. Lié avec tous les philosophes, ami de Mirabeau, pressentant de près une révolution dont les premières secousses feraient écrouler la religion dont il était le prélat, il étudiait la politique, qui allait appeler toutes les hautes intelligences à détruire et à réédifier les empires.
Élu membre de l'Assemblée constituante, il avait déserté à propos, mais avec ménagement, les opinions et les croyances ruinées, pour passer au parti de la force et de l'avenir. Il avait senti qu'un nom aristocratique et des opinions populaires étaient une double puissance qu'il fallait habilement combiner dans sa personne, afin d'imposer aux uns par son rang, aux autres par sa popularité. Il avait dépouillé son sacerdoce comme un souvenir importun et comme un habit gênant. Il cherchait à entrer dans la révolution par quelque porte détournée. La mesure et la réserve un peu timide de son esprit, qui n'avait d'audace que dans le cabinet et pour la conception des patients desseins, lui interdisaient la tribune. La grande parole y régnait alors. M. de Talleyrand s'était tourné vers la diplomatie, où l'habileté et le manége devaient régner toujours. L'amitié de Mirabeau mourant avait jeté sur M. de Talleyrand un de ces reflets posthumes que les grandes renommées laissent après elles sur ce qui les a seulement approchées. Son silence, plein de réflexion et de mystère comme le silence de Sieyès, imprimait un certain prestige sur sa personne à l'Assemblée. C'est la puissance de l'inconnu, c'est l'attrait de l'énigme pour les hommes, qui aiment à deviner. M. de Talleyrand savait admirablement exploiter ce prestige. Sa parole n'entr'ouvrait que par quelques éclairs rares et courts l'horizon voilé de son esprit. Il en paraissait plus profond. Les demi-mots sont l'éloquence de la réticence: c'était celle de M. de Talleyrand.
Ses opinions n'étaient souvent que ses situations; ses vérités n'étaient que les points de vue de sa fortune. Indifférent au fond, comme sa vie entière l'a prouvé, à la royauté, à la république, à la cause des rois, à la forme des institutions des peuples, au droit ou au fait des gouvernements, les gouvernements n'étaient, à ses yeux, que des formes mobiles que prend tour à tour l'esprit du temps ou le génie national des sociétés, pour accomplir telle ou telle phase de leur existence. Trônes, assemblées populaires, Convention, Directoire, Consulat, Empire, restauration ou changement de dynasties, n'étaient pour lui que des expédients de la destinée. Il ne se dévouait pas à ces expédients un jour de plus que la fortune. Il se préparait, dans sa pensée, le rôle de serviteur heureux des événements. Courtisan du destin, il accompagnait le bonheur. Il servait les forts, il méprisait les maladroits, il abandonnait les malheureux. Cette théorie l'a soutenu cinquante ans à la surface des choses humaines, précurseur de tous les succès, surnageant après tous les naufrages, survivant à toutes les ruines. Ce système a une apparence d'indifférence surnaturelle qui place l'homme d'État au-dessus de l'inconstance des événements et qui lui donne l'attitude de dominer ce qui le soulève. Ce n'est au fond que le sophisme de la véritable grandeur d'esprit. Cette apparente dérision des événements doit commencer par l'abdication de soi-même; car, pour affecter et pour soutenir ce rôle d'impartialité avec toutes les fortunes, il faut que l'homme écarte les deux choses qui font la dignité du caractère et la sainteté de l'intelligence: la fidélité à ses attachements et la sincérité de ses convictions, c'est-à-dire la meilleure part de son cœur et la meilleure part de son esprit. Servir toutes les idées, c'est attester qu'on ne croit à aucune. Que sert-on alors sous le nom d'idées? sa propre ambition. On paraît à la tête des choses: on est à leur suite. Ces hommes sont les adulateurs et non les auxiliaires de la Providence. Cependant M. de Talleyrand devina, dès l'aurore de la révolution, que la paix était la première des véritables idées révolutionnaires, et fut fidèle à cette pensée jusqu'à son dernier jour.
IX
L'instant où M. de Talleyrand entrait, avec les préliminaires d'une telle nature, d'un tel caractère et d'une telle aptitude, dans la politique extérieure de la France, ouvrait une carrière neuve et sans limites à son intelligence et à la diplomatie. La politique du cardinal de Richelieu (l'abaissement de la maison d'Autriche) n'avait plus le sens qu'elle avait eu pendant tant d'années. Il ne s'agissait plus de combattre la monarchie universelle de Charles-Quint et de Philippe II. Louis XIV avait assis la maison de Bourbon sur le trône d'Espagne; l'Angleterre avait anéanti la puissance navale des Espagnols; la Hollande était redevenue indépendante; les Pays-Bas n'étaient plus qu'une colonie politique presque détachée de l'empire; la Prusse avait scindé l'Allemagne en deux influences hostiles l'une à l'autre; Frédéric II avait emporté la Silésie, une partie de la Pologne et de grands lambeaux de l'Allemagne du Nord dans sa tombe; la Russie, agrandie des trois quarts de la Pologne et d'immenses provinces en Orient, comptait soixante et dix millions de sujets, presque tous belliqueux, prêts à peser sur Vienne du même poids que les Ottomans y avaient pesé jadis; l'Italie méridionale appartenait, avec Naples et l'Espagne, à la maison de Bourbon; Venise, Gênes et la maison de Savoie possédaient les provinces les plus militaires et les plus maritimes de l'Italie du Nord; le Tyrol et le Milanais étaient seuls restés annexés à l'Autriche, plutôt comme des têtes de pont sur les plaines lombardes que comme des possessions irrévocables et solidement incorporées à la monarchie autrichienne; les petites puissances allemandes limitrophes du Rhin étaient une confédération molle et inoffensive qui donnait autant d'embarras que de poids à la cour de Vienne. L'ombre de la monarchie universelle s'était évanouie avec l'unité de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Espagne et de la Belgique.
Une politique de secte, contre nature et contre bon sens, ne rêvait pas alors, comme aujourd'hui, de refaire l'unité de l'Italie et l'unité de l'Allemagne. L'unité de l'Allemagne serait la crise incessante et le danger de mort perpétuel de la France. Ce patriotisme contre la patrie n'avait pas encore été inventé par des publicistes français. Quatre-vingts millions d'Allemands unis en une seule nationalité militaire contre trente millions de Français, quelle perspective de sécurité et de grandeur à offrir à la France! En vérité, ces rêves d'unité italienne ou germanique ne ressembleraient-ils pas à des trahisons, s'ils n'étaient pas les inepties du patriotisme? La sécurité de la France est dans la division de ses ennemis. C'est la confédération de l'Allemagne et de l'Italie qui maintient la paix. Trente millions d'Italiens dans la seule main d'une maison de Savoie, quatre-vingts millions d'Allemands sous le seul sceptre de la maison de Lorraine, je défie les ennemis les plus acharnés de la France de construire contre nous de plus redoutables machines de guerre. Ah! qu'un grand diplomate nous serait nécessaire dans nos aberrations du moment!
X
Cette vérité avait frappé déjà, quelques années avant la révolution, un diplomate éminent. Le génie léger, mais prompt, du duc de Choiseul avait compris, comme le cardinal de Bernis, que l'Autriche n'était plus, par nature, l'ennemie mortelle de la France; que la Prusse, alliée de haine contre nous avec l'Angleterre, et avant-garde de cet immense empire moscovite qui venait de surgir, et qui avait besoin d'une tête de pont sur l'Allemagne pour atteindre jusqu'au cœur de la France, était désormais le nœud des triples coalitions contre nous; qu'une guerre de la France avec la Prusse serait toujours triple; qu'une guerre avec l'Autriche pouvait être presque toujours isolée et par conséquent bien moins dangereuse à la vitalité française. Le duc de Choiseul avait donc penché vers l'alliance autrichienne; il avait fait plus, il avait prémédité et accompli une union plus intime entre la maison de Lorraine et la maison de Bourbon par le mariage du Dauphin, depuis Louis XVI, avec une fille de l'impératrice Marie-Thérèse, mariage conseillé alors par une grande politique, quoique tranché depuis par la hache d'une révolution.
Napoléon, conseillé plus tard par le prince de Talleyrand, comprit la politique occidentale comme le duc de Choiseul, et s'allia lui-même avec l'Autriche par son mariage avec Marie-Louise. On a sottement depuis accusé ces deux mariages politiques des catastrophes qui suivirent.
C'est une superstition hébétée du peuple, digne des aruspices de Rome au temps des augures. Certes, ce ne fut pas l'Autriche qui formula la révolution française et qui dressa l'échafaud de sa propre maison; ce ne fut pas l'Autriche qui poussa Napoléon à la folie de Moscou; ce ne fut pas M. de Metternich qui poussa Napoléon à refuser toute paix acceptable au congrès de Prague et à poser obstinément ainsi la question européenne entre le monde et la France: l'asservissement du monde à un homme, ou l'anéantissement de la France pour la gloire d'un homme. Qu'on lise les négociations de la France et de l'Autriche la veille de la bataille de Leipsick: on se convaincra que l'Autriche ne trahit ni la vérité, ni l'alliance de famille entre la France et elle en ce moment, et que, si Napoléon avait permis à quelqu'un de le sauver de sa propre immodération, c'est son mariage avec la fille de l'Autriche qui l'aurait sauvé de la coalition de l'univers.
Le duc de Choiseul, le prince de Talleyrand, Napoléon lui-même, tant qu'il écouta quelque chose et quelqu'un dans ses intérêts et dans l'intérêt de la France, penchèrent donc, depuis l'agrandissement de la Prusse et de la Russie, vers l'alliance avec l'Autriche.
Cette vérité neuve se faisait pressentir plus clairement aux esprits nets, à l'époque où M. de Talleyrand touchait aux questions diplomatiques de son pays, c'est-à-dire en 1790 et en 1791. Voici pourquoi:
XI
Le règne si moral de l'infortuné Louis XVI avait fait, par suite des mauvais conseils d'un vieux ministre, une grande faute de moralité et une offense mortelle à l'Angleterre: cette faute était d'avoir pris en main la cause de l'insurrection civile des colonies anglaises de l'Amérique du Nord contre la mère patrie; c'était d'avoir pris en main cette cause en pleine paix, c'est-à-dire déloyalement et en contravention avec le droit des gens, politique indigne d'un roi honnête homme et d'une nation qui se respecte dans sa parole, politique qui déclare de bouche la paix à la nation britannique, et qui attise d'une main cachée la plus malfaisante des guerres, la guerre civile, la guerre d'insurrection, la guerre filiale contre la nation avec laquelle on simule la loyauté et la paix. Les secours déguisés, les incitations perfides, les subsides incendiaires, les armes et les volontaires français, prêtés sous main aux insurgés américains par Louis XVI, sont une page néfaste qu'on voudrait pouvoir arracher de sa vie.
XII
Cet acte répréhensible de son ministre des affaires étrangères a fait sans doute quelque mal à l'Angleterre alors; mais, comme tous les actes réprouvés par la conscience, il a fait plus de mal à Louis XVI et à la France.
La France, d'abord, quel avantage réel en a-t-elle retiré? si ce n'est l'ingratitude et souvent l'hostilité de cette république égoïste des États-Unis, qui a aboli de ses lois la reconnaissance comme une vertu improductive pour ce peuple de caboteurs, d'agioteurs et de négriers, qui a fondé sa législation politique sur un vice et sur un crime à la fois, l'anarchie et l'esclavage, qui a fait à la France la guerre navale des transports au profit de l'Angleterre et à la ruine de nos ports; qui, pour comble d'impudeur, après la paix, nous a demandé, sous peine de guerre, le remboursement des sommes qu'elle n'avait pas assez gagnées sur nous dans nos calamités nationales, l'indemnité de la rapacité américaine! l'usure d'un monde sur un autre monde! Juste récompense du sang et de l'or français, bravement mais déshonnêtement prodigués à une guerre illicite.
Louis XVI, ensuite, qu'en a-t-il recueilli?
Le ressentiment légitime et implacable de l'Angleterre, la contagion de l'esprit d'insurrection contre lui-même, la glorification de la guerre civile, l'esprit d'insurrection importé d'Amérique dans sa monarchie ébranlée, les engouements de la France pour les idoles de Boston, la popularité de la licence, et enfin les applaudissements de Payne et de ses compatriotes de la Convention aux préludes de la mort du roi leur bienfaiteur!
XIII
De plus, ce ressentiment très-fondé de l'Angleterre contre Louis XVI et contre la France, en 1790, menaçait de compliquer la révolution et de diviser la cause des peuples libres en Europe, en divisant la France et l'Angleterre.
XIV
Or il y avait alors, comme il y a encore en France, deux esprits révolutionnaires très-distincts et très-opposés: l'esprit philosophique de la révolution, et l'esprit turbulent de la guerre.
L'un était l'esprit des hautes classes, y compris le club des Jacobins, les hommes de paroles, de systèmes, d'utopies, de réformes, de liberté, d'égalité pratiques: ceux-là regardant la paix et la fraternité entre les peuples comme le premier bienfait de la révolution; les autres, passions populaires et soldatesques plus qu'intelligentes, vociférant la guerre universelle à grands cris, et surtout la guerre à l'Angleterre, par ce vieux ressentiment hébété qui fait partout appel à son bras, ne pouvant pas faire appel à sa tête, brutalité des places publiques et des casernes, qui n'a pour diplomatie que des vociférations et pour traités que des levées en masse.
Les assemblées, les journaux et les clubs voyaient lutter dans leurs feuilles, dans leurs harangues, ces deux esprits. La guerre à tout le monde, et, avant tout le monde, à l'Angleterre, était le texte délirant des sociétés les plus populaires, à l'exception des supériorités de ce parti, assez hommes d'État pour comprendre que la guerre dévorerait, au premier coup de tambour, la liberté et la révolution.
XV
La paix avec les nations inoffensives, et surtout la paix avec l'Angleterre, étaient la politique transcendante des révolutionnaires hommes d'État.
L'oracle infaillible et universel de l'assemblée constituante, Mirabeau, voulait la paix.
M. de Talleyrand donne le premier signe de son génie diplomatique en flairant le premier le génie de Mirabeau et en s'attachant, corps et âme, à ce grand homme. Le disciple n'avait pas les mêmes puissances de persuasion sur l'esprit public, puisque Mirabeau était la souveraine éloquence, et que M. de Talleyrand, son disciple, n'était que la souveraine sagacité; mais l'un pensait ce que proclamait l'autre.
M. de Talleyrand, aussi organisateur et aussi monarchique que son maître, avait pris dans l'Assemblée le rôle de la pensée, le rapport, au lieu du rôle de la parole, l'improvisation. Finances, liberté des cultes, éducation publique, diplomatie, telles étaient ses larges sphères d'action dans l'Assemblée. En matière de culte, de finances, d'éducation publique, d'administration départementale, de distribution géographique du territoire, M. de Talleyrand exprimait, par système, la majorité. Trop habile pour la devancer, trop souple pour lui résister, il se laissait emporter par le courant des innovations, sans excès de zèle, sans fanatisme, mais sans scrupule envers ses préjugés de naissance, de rang, de société ou de profession. Il avait brûlé ses vaisseaux en passant de l'ancien au nouveau régime; mais il voulait faire apprécier bien haut ses services seulement par le parti législatif de la révolution. Il ne se précipitait point dans le parti passionné et anarchique; il voulait bien servir les idées dominantes, mais il ne voulait périr avec personne.
Il ne dépassa jamais la ligne de Mirabeau; car il avait compris tout de suite qu'en deçà de Mirabeau on était timide, et qu'au delà on était perdu.
Mirabeau, en mourant, voulut, pour ainsi dire, se perpétuer au sein de l'Assemblée dans la personne de son disciple, et le consacrer par sa mémoire, répandue sur lui comme le manteau d'Élie, à l'attention et au respect de l'Europe.
Ce fut M. de Talleyrand que Mirabeau chargea de lire, après sa mort, son discours posthume à l'Assemblée: c'était le désigner pour son successeur. Mais déjà Mirabeau était dépassé; on se hâta d'ensevelir sa mémoire sous l'amas des couronnes civiques et de l'oublier.
M. de Talleyrand, homme de cabinet et nullement de place publique ou de tribune, manquait du grand souffle qui soulève ou qui abat les tempêtes populaires.
Les orateurs secondaires constitutionnels, jacobins, girondins, terroristes, tels que les Condorcet, les Barnave, les Lameth, les Vergniaud, les Guadet, les Danton, les Robespierre, se partagèrent l'empire de Mirabeau à la tribune. M. de la Fayette, qui était à Mirabeau ce que l'engouement de la bourgeoisie est à l'estime de l'Europe, était devenu, par un reflet de Washington, le régulateur et l'instrument tour à tour de la révolution. Pris comme drapeau par la garde nationale, la Fayette marquait le vent à la multitude, il ne le dirigeait pas: ce n'était, aux yeux de M. de Talleyrand, qu'un Pétion de cour, très-habile dans le manége d'une popularité amphibie, mais livrant la cour au peuple par complaisance, et le peuple à ses discordes par faiblesse. Quant à la politique étrangère de la France à cette époque, M. de la Fayette n'avait pour toute politique que la monomanie de la république américaine, sorte de mirage fantastique qui ne pouvait s'appliquer en rien à une monarchie tombant de vétusté dans une anarchie. Ce qu'il fallait à la France pour le dedans comme pour le dehors à cette époque, c'était un dictateur, seul remède héroïque des révolutions qui ne veulent tomber ni dans l'invasion ni dans le crime. M. de la Fayette n'avait d'un dictateur que l'apparence. Un décret de l'Assemblée, après le 10 août, le détrôna, à la tête de ses troupes, à sa première velléité de royalisme. L'émigration en pays ennemi sauva seule de la mort l'antagoniste de l'émigration.
M. de Talleyrand était en ce moment à Londres. Les hommes du dernier ministère de Louis XVI avaient envoyé à Londres M. de Chauvelin, jeune et ardent révolutionnaire, fils d'un favori de cour, dont le seul titre était sa défection à la cour.
Ce jeune homme, novice et inexpérimenté en diplomatie, n'était accrédité que par son titre auprès des hommes d'État du cabinet de Saint-James; il passait pour être l'envoyé secret et actif du jacobinisme français auprès des factions anarchistes de Londres; plutôt que l'ambassadeur loyal de Louis XVI auprès des ministres de la Grande-Bretagne. M. de Talleyrand lui fut, dit-on, adjoint comme une espèce de tuteur politique à Londres, pour modérer son zèle de propagande et pour diriger son inexpérience des négociations. Soit que le jeune ambassadeur des girondins, emporté par son ardeur de propagande jacobine à Londres, donnât des ombrages fondés au cabinet anglais, soit qu'il dédaignât de se conformer aux sages prescriptions de son mentor, M. de Chauvelin, décrédité de fait par l'événement du 10 août, échoua dans ses tentatives de négociations avec le gouvernement anglais; il fut même obligé de quitter l'Angleterre, suspect d'y fomenter l'esprit révolutionnaire au delà des limites de la constitution. Toutes ces transactions sont restées inexpliquées et louches: les Mémoires de M. de Talleyrand en donnent sans doute le vrai mot.
Cet homme d'État, accrédité ou non, caché ou non derrière ce jeune apprenti négociateur, encourut les suspicions et les répugnances que M. de Chauvelin inspira à Londres.
Ne voulant pas rentrer à Paris après la déchéance du roi, au service d'une faction qui débutait par un assaut au palais et par un emprisonnement du monarque, ne voulant pas non plus rester en Angleterre, en butte aux animadversions suscitées par M. de Chauvelin, M. de Talleyrand, diplomate pour son propre compte, passa aux États-Unis d'Amérique.
Il comprit tout de suite que ce n'était plus le temps des affaires, mais des violences, dans sa patrie; que ses opinions constitutionnelles et novatrices, son amitié avec Mirabeau, ne rachèteraient pas, aux yeux des girondins embarrassés de leur victoire, des jacobins exaltés, des cordeliers sanguinaires, les torts de sa naissance, de son état, de ses mœurs aristocratiques, de ses talents incriminés. Il savait qu'il y a des années où les hommes qui ne se sentent pas trempés pour la lutte doivent disparaître des révolutions, sous peine d'y périr inutiles à eux-mêmes et à leur patrie. L'éloignement alors est la seule innocence.
Mais il savait aussi que les colères du peuple sont aussi transitoires que ses faveurs, et que les réactions sont aussi régulières que les marées sur la mer des opinions françaises. Il alla attendre une de ces marées au delà de l'Atlantique. Il n'y emportait aucune fortune, à peine le nécessaire pour quelques années d'exil; mais il y emportait ses prodigieux talents de diplomate, son don d'à-propos, son aptitude à choisir l'heure juste des retours, sa résolution à ne rien laisser échapper des moindres avances de la meilleure fortune. Cela seul était une fortune; il se confia à sa nature, comme César à son génie.
XVI
Il ne se trompa point en attendant beaucoup de la versatilité de la France. Les fureurs de la révolution démagogique, bien longues pour ses victimes, furent courtes pour l'histoire. La Terreur se dévora elle-même; la république se concentra dans le Directoire, ébauche de dictature collective, prélude de dictature militaire, prélude elle-même de monarchie absolue. Il n'y avait plus de danger à revoir sa patrie; il y avait de grands rôles à y tenter à travers des régimes novices en politique, qui avaient besoin qu'on leur prêtât des noms, des idées, des talents, que l'exil et la mort avaient décimés à la tête du peuple. La France de 1789 était décapitée; lui rapporter une tête, c'était s'illustrer par un service.
XVII
M. de Talleyrand avait passé ses années d'obscurité volontaire en Amérique, pauvre, solitaire, errant, sans agir, sans écrire, sans faire retentir son nom en Europe par aucune voix de la renommée. Sa seule consolation avait été d'y rencontrer çà et là quelques rares compagnons d'infortune, membres, comme lui, de l'Assemblée constituante, fuyant l'échafaud, naufragés sur ce nouveau monde, cultivant avec leur famille les steppes de l'Amérique du Nord. Il faut lire, dans les Mémoires de M. de Ségur, la rencontre de M. de Talleyrand dans le marché aux légumes de New-York avec la belle madame de la Tour du Pin, devenue fermière dans le voisinage, assise sur son âne, en costume de paysanne, et apportant ses légumes et ses fruits à vendre aux citadins d'une république.
Nous avons entendu nous-même ce récit, à la fois pastoral et romain, du temps des proscriptions, de la bouche de cette belle matrone française, devenue, après la restauration, ambassadrice de France auprès d'une grande cour de famille.
XVIII
M. de Talleyrand touchait à l'indigence quand, en lisant avec assiduité les journaux de sa patrie au delà de l'Atlantique, il comprit que l'heure juste de son retour en Europe sonnait pour lui. La république représentative et gouvernementale avait succédé à l'accès de démagogie, de fanatisme, de tyrannie et d'homicide dont la multitude avait souillé le nom de république.
On lavait partout le sang des échafauds; on cherchait, en tâtonnant parmi les débris, l'ordre à l'intérieur, la réconciliation avec l'étranger. Le Directoire, qui représentait confusément cette résipiscence après le délire, avait besoin de noms, autour de lui, qui rappelassent 89 au lieu de 93. Il lui fallait des réparateurs pris parmi les proscrits; il fallait, de plus, que ces réparateurs fussent assez compromis dans la révolution philosophique pour que la réparation n'allât pas dans leurs mains jusqu'au royalisme.
M. de Talleyrand, reflet de Mirabeau, portait précisément dans son nom cette nuance et cette garantie. Peu compromis avec la monarchie, il l'était beaucoup avec l'Église; or la répudiation qu'il avait faite de son caractère épiscopal le séparait radicalement de l'ancien régime; de plus, ses votes antiféodaux à l'Assemblée constituante ne le séparaient pas moins de l'ancienne noblesse.
Et cependant son grand nom parmi cette noblesse de la France lui laissait ce que l'aristocratie a de plus puissant et de plus inaliénable dans l'esprit même de ceux qui la nient, l'illustration. De tels noms sont les conquêtes dont la démocratie est le plus fière. On l'avait vu à Athènes, à Sparte, à Rome, à Paris, partout: les révolutions populaires les plus éclatantes avaient toutes été faites par l'aristocratie tendant la main au peuple; partout les Solon, les Gracques, les César, les Russell, les Sidney, les d'Orléans, les Mirabeau, les la Rochefoucauld, les Clermont-Tonnerre, les Lauzun, les Talleyrand, les Sieyès, les la Fayette, tribuns du peuple ou tribuns des armées, avaient été nécessaires à la démocratie pour lui donner l'idée, la parole, le mouvement, la force, la popularité des révolutions. À ce titre aussi, M. de Talleyrand pouvait s'offrir au Directoire comme une célébrité utile à l'autorité de la république épurée.
XIX
Ces considérations étaient trop justes pour échapper à ce diplomate inné, décidé à se rendre nécessaire à tous les gouvernements acceptables de sa patrie. Il se hâta de s'embarquer, sans autre ressource que la somme indispensable à payer sa place sur la planche qui portait en lui toute sa fortune. En arrivant à Paris, il trouva dans le cœur et dans la bourse de ses amis les premiers vingt-cinq louis, base d'une fortune princière.
Cette opulence fut plusieurs fois renversée par des prodigalités et par des opérations hasardeuses; plusieurs fois elle fut reconstruite par son esprit d'affaires appliqué avec bonheur a ses intérêts domestiques. Grand joueur, accoutumé à tout perdre ou à tout gagner avec les événements, il les fit entrer toujours comme enjeu dans sa fortune. De malversations, jamais: il savait trop combien la probité est un prestige dans l'homme d'État. De scrupules, pas davantage: il savait trop combien la prodigalité est utile à coïntéresser beaucoup de cupidités ou d'ambitions à sa grandeur. N'est-ce pas à ses dettes que César avait dû l'empire? N'est-ce pas à sa pauvreté que Mirabeau avait dû ses vices, sa vénalité, sa déchéance dans l'opinion? Supposez Mirabeau assez riche pour avoir les dettes de César, ou assez homme d'affaires pour avoir l'opulence de M. de Talleyrand, Mirabeau, intact de manéges avec la cour, et investi d'une clientèle bien solide dans l'opinion, pouvait devenir le dictateur de la France, au lieu de rester le législateur d'une anarchie.
L'opulence, pour M. de Talleyrand, était donc une politique autant qu'une élégance de sa vie. La source de cette opulence, peu scrupuleuse alors, mais licite pourtant dans les usages de l'ancienne diplomatie, cette source fut dans les présents diplomatiques que les négociations conduites à leur fin et les traités conclus permettaient aux négociateurs de revendiquer, comme des étrennes de paix, et d'accepter, comme des reconnaissances honorifiques, des cours étrangères. L'usage blessait peut-être le désintéressement, mais il n'offensait pas la probité. Les présents faits par l'empereur d'Autriche au général Bonaparte après le traité et après la paix de Campo-Formio ne furent jamais imputés à crime au général négociateur et au premier magistrat de la république.
XX
À son arrivée à Paris, M. de Talleyrand, toujours et justement favori des femmes célèbres par leur goût pour l'élégance d'esprit, par leur beauté ou par leur génie, retrouva dans madame de Staël une amie capable d'apprécier son charme et son talent.
Fille de M. Necker, épouse du ministre de Suède en France, écrivain sublime, orateur de salon, publiciste passionné, femme du monde, femme politique bercée au branle de la révolution, émigrée, proscrite opulente, puis rappelée dans cette capitale dont elle avait fait sa patrie, elle y exerçait un ascendant dominateur sur le Directoire. Sa seule présence à Paris était une réaction; elle y symbolisait le retour à l'aristocratie révolutionnaire, à la liberté intellectuelle, à la paix possible entre la république et l'Europe. Elle aimait dans M. de Talleyrand tout à la fois l'aristocratie réhabilitée par la république, le talent remis à sa place par la liberté, le charme personnel de la grâce des mœurs et de la politesse d'esprit réinstallé dans la société par ce débris si jeune encore de l'ancien régime, recueilli et relevé par son influence.
M. de Talleyrand était pour elle un autre chevalier de Narbonne, mais un Narbonne aussi solide que l'autre était léger. La grâce était égale. Mais la grâce de M. de Narbonne, premier favori de madame de Staël, n'avait que de la surface; celle de M. de Talleyrand avait de la profondeur. Son goût pour le premier n'était que de l'engouement; son goût pour le second était de la politique. Il lui convenait de jeter ses favoris dans les affaires, afin de gouverner l'Europe par les hommes dont elle gouvernait le cœur et l'esprit.
Elle persuada aisément aux principaux membres du Directoire, et surtout à Barras, le Périclès des Aspasies de ce temps, que M. de Talleyrand était le seul homme, capable de traiter de niveau avec l'aristocratie diplomatique européenne; que les généraux de la république suffisaient assez pour la faire respecter sous les armes, mais qu'il lui fallait des ancêtres pour la faire considérer dans les salons et dans les chancelleries. M. de Talleyrand, ainsi annoncé et présenté par elle, n'eut qu'à parler pour tout fasciner. Son charme souverain était surtout un charme confidentiel; aussitôt qu'on lui prêtait l'oreille dans un entretien secret, il enlevait l'estime et l'attrait de ses interlocuteurs. Plus il s'ouvrait, plus il laissait entrevoir de ressources d'esprit sous la grâce nonchalante et grave des paroles; l'intimité en lui était irrésistible. Le Directoire fut conquis en quelques entretiens; M. de Talleyrand fut promu au poste de ministre des relations extérieures. La France se sentit honorée, l'Europe rassurée. Il prit, avec sa dextérité souveraine et avec sa convenance innée, l'attitude, les manières, le ton d'un ministre supérieur à son poste, et qui, en acceptant la direction extérieure de la république, semblait autant la protéger que la servir.
XXI
La guerre de la république avec l'Europe en ce moment était plutôt une sorte d'habitude et d'impulsion continuée qu'une guerre d'intérêt ou de passion. La pensée de la république n'avait jamais été la conquête, mais la défense. La pensée de l'Europe, depuis la campagne des Prussiens en 1792, depuis le supplice de Louis XVI et la fin de la Terreur, n'avait jamais été de contester à la France le droit de se constituer en république régulière, mais de limiter à la fois son anarchie, sa propagande armée et son ambition.
M. Pitt, le ministre de génie que la Providence avait donné à l'Angleterre pour lui faire traverser les plus grandes crises intérieures et extérieures de son pays, avait été lent à rompre irrévocablement avec la France révolutionnaire, même après le 10 août. Ce ministre, plus philosophe et plus libéral qu'on ne le peint généralement aux préjugés populaires de la France, négociait encore secrètement en Hollande avec Danton pour atermoyer la rupture à mort entre les deux peuples modernes qui représentaient la liberté européenne. L'histoire, à cet égard, est à refaire. Si Danton n'avait pas souillé son génie d'homme d'État dans le crime irrémissible de septembre, il aurait pu être le successeur de Mirabeau. Presque aussi orateur et plus homme d'action que son maître, Danton, sans aucune utopie sociale et sans aucun fanatisme républicain, n'avait au fond que le geste frénétique et la voix tonnante du démagogue enchérisseur de popularité sur ses rivaux de clubs et de tribunes; mais il avait autant que Mirabeau ce qu'on peut appeler le coup d'œil de l'Europe. Il ne croyait nullement que des levées en masse indisciplinées, et dont le courage n'était que des accès, pussent faire face sur des champs de bataille de terre ou de mer aux armées et aux flottes d'une coalition universelle. Il voulait un système diplomatique à la république autant que Mirabeau en voulait un à la monarchie. Mirabeau lui avait laissé en mourant, comme à Sieyès et à Talleyrand, le système de l'alliance anglaise. Il savait qu'une coalition mortelle à la France n'était pas possible si la Grande-Bretagne retirait sa main aux coalisés. Il ne rêvait point cette conquête universelle du continent par les armes qui devait plus tard humilier, ravager, asservir ou soulever le monde européen contre nous, et déclarer l'incompatibilité de la France victorieuse avec la dignité et la sécurité de tous les peuples. Mirabeau, Danton, Sieyès, Dumouriez, Talleyrand, pensaient, au contraire, qu'il fallait, pour faire accepter la révolution et la liberté française à l'Europe, la montrer inoffensive à tous ceux qui ne l'offenseraient pas dans son territoire ou dans son indépendance. Ce que ces diplomates (voyez les Confidences de Dumouriez, leur général) aspiraient à fonder, c'était la neutralité de l'Espagne, la faveur de la Prusse, l'alliance de l'Angleterre. Ces traditions de 1789 formaient alors le fond de la diplomatie de M. de Talleyrand: c'était celle du Directoire. En désavouant la Terreur au dedans, il désavouait la guerre systématique au dehors.
M. de Talleyrand, lié de jeunesse avec les diplomates des grands cabinets en lutte avec la France anarchiste, était l'interprète le plus propre à faire entendre à ces cabinets, lassés d'efforts, de défaites, et même de victoires, des insinuations de paix. Tel fut le caractère du cabinet directorial; la fureur révolutionnaire en sortit, la conciliation y rentra. Des négociations patentes ou secrètes se renouèrent partout, et furent conclues dans quelques cours. Naples, la Toscane, le Piémont, l'Espagne, rentrèrent dans la neutralité ou dans l'alliance de la France. La Russie, l'Autriche et l'Angleterre continuèrent seules le duel à mort contre les armées et les escadres de la république. M. de Talleyrand ne cessa d'incliner le Directoire et les cours à la paix, jusqu'au moment où une réaction violente contre la modération au dedans et contre la conciliation au dehors le contraignit en fructidor à quitter un poste où il devenait suspect aux exaltés du gouvernement.
XXII
Le 18 brumaire ne tarda pas à le rappeler à la direction du cabinet français. Il avait pressenti Bonaparte avec le même tact qui lui avait fait pressentir Mirabeau et Barras. Avant même que le jeune général d'Italie et d'Égypte eût déclaré son ambition de dictateur civil et militaire à ses confidents, M. de Talleyrand s'était insinué résolument dans sa pensée, et lui avait montré en perspective un coup d'État facile, un abandon certain de la France à toute usurpation de puissance qui lui promettrait la paix, la réconciliation avec l'Europe, la reconstruction d'un ordre civil personnifié dans un héros.
Le lendemain de brumaire, Bonaparte, ébloui par la lucidité d'esprit et séduit par l'admiration de M. de Talleyrand, le rapprocha de lui en l'élevant de nouveau au poste de ministre des affaires étrangères.
Ce jeune maître de la France ignorait les cours; ses entretiens de toutes les heures avec M. de Talleyrand lui apprirent sur les hommes, les choses, les négociations, les intérêts réciproques des puissances, tout ce qu'un grand diplomate pouvait enseigner à un grand homme de guerre. Bonaparte voulait très-sincèrement, à cette époque, donner la paix à la France; car la paix était la grande popularité à mériter d'un pays épuisé de crimes sur les échafauds, d'or et de sang sur les champs de bataille. Bonaparte livra donc le monde à pacifier à son ministre, devenu son oracle. Bonaparte, très-aristocrate d'esprit et très-antidémagogue de caractère, trouvait dans M. de Talleyrand un charme de plus, un parfum de hauts lieux, un écho de grands noms; qui épuraient, à ses yeux, la république de ces subalternités vulgaires et de ces séides sanguinaires dont la présence lui répugnait dans ses conseils et dont il rougissait devant l'Europe. Le nom, le ton, l'élégance de son ministre des affaires étrangères, donnaient à son campement militaire et consulaire aux Tuileries l'apparence d'une cour. En s'entretenant avec un si illustre courtisan, il se croyait d'avance sur un trône.
XXIII
Mais, pour que ce trône imaginaire devînt une réalité, il fallait que le sol de l'Europe fût raffermi sous tous les trônes, et que le sol de la France pût porter le sien. Liquider les guerres de la république et remettre le gouvernement consulaire en société diplomatique avec l'Europe entière, c'était donc la nécessité habile du premier consul, comme c'était l'instinct traditionnel de M. de Talleyrand. L'intérêt du consul et la pensée du ministre travaillaient dans un parfait accord à cette œuvre préliminaire de toute reconstitution d'une monarchie. Aussi ces premières années du consulat, fécondes en négociations, en congrès, en traités de paix, en alliances provisoires au moins avec toute l'Europe, furent-elles les plus laborieuses et les plus prospères de la vie du prince de Talleyrand. C'est dans ces négociations incessantes, discutées dans le cabinet avec le premier consul, élaborées en conférences, en notes ou en dépêches avec les cours et les ministres, conclues avec les puissances, exposées devant les corps délibérants, que M. de Talleyrand fonda la haute autorité de son génie diplomatique. C'est de ce moment que son autorité politique se consacra aussi en Europe; c'est de ces succès multipliés en affaires européennes que le nom de la diplomatie et le nom du grand diplomate ne furent pour ainsi dire qu'un seul nom.
XXIV
Il faut contempler, dans l'admirable histoire du Consulat et de l'Empire, par M. Thiers, l'annaliste le plus scrupuleux et le plus complet des temps modernes, il faut contempler le tableau vivant avec les portraits historiques de toutes ces négociations du consulat. C'est le dictionnaire universel en action de la diplomatie de deux siècles; ce sont les archives de la France exhumées et sortant avec leurs mystères et leurs interprétations vraies de ces cartons, catacombes révélatrices de nos affaires étrangères. Sous ce rapport, le grand historien français est à la diplomatie savante ce que Champollion fut aux hiéroglyphes de l'Égypte. En relisant ce chef-d'œuvre d'exposition historique dont nous avons déjà entretenu nos lecteurs, nous ne nous reprochons qu'une chose, c'est de ne l'avoir pas assez admiré. Ce livre sera le Carmen sæculare de notre époque.
Nous ne lui reprochons que d'avoir sacrifié, dans M. de Talleyrand, l'homme d'État au grand général, M. de Talleyrand à Bonaparte: mais M. Thiers a le culte du sabre plus que le culte de l'esprit; il immole tout à la bataille gagnée, même la paix, seule liquidation des batailles.
XXV
On voit, on sent, on respire, on lit le génie restaurateur de M. de Talleyrand dans toutes les transactions diplomatiques du Consulat, seule époque où il y eut une diplomatie dans les conseils de Bonaparte; plus tard, il n'y eut que des ordres du jour à son armée, des injonctions au Moniteur, des proclamations dictatoriales à l'univers, et de temps en temps, dans le Moniteur, des insultes aux ministres, et des apostrophes outrageuses aux rois et aux reines qui disputaient leurs trônes ou leurs peuples à l'absolutisme de la victoire et de l'usurpation.
Mais, tant que l'inspiration du cabinet consulaire vint de M. de Talleyrand, la diplomatie du Consulat fut aussi grandiose que la victoire, mais en même temps aussi modérée que la paix. Tout reprit sa dignité, les vaincus comme les vainqueurs. Les notes et les dépêches de la main de M. de Talleyrand, retouchées seulement par le consul, ont un accent d'héroïsme tempéré par un accent de philosophie. On sent, en les lisant, que l'esprit de l'Assemblée constituante est rentré dans les conseils de la république, et que l'âme de Mirabeau respire encore dans son disciple.
Ce fut pendant ces courtes et belles années que la France diplomatique, interprétée au dehors par l'esprit de la civilisation pacifique, recueillit sans violence de mains ou de paroles tous les résultats légitimes des exploits de la république, du Directoire, et du vainqueur d'Italie.
XXVI
Voici ces actes, exprimés en paroles dignes de leur grandeur:
Les honneurs de la sépulture rendus à l'infortuné souverain pontife Pie VI, mort dans la captivité en France, et resté jusque-là sans sépulture royale ou pontificale à Valence: «Il est de la dignité de la nation française et conforme à son caractère de donner des marques de considération à un homme qui occupa un des premiers rangs sur la terre, des honneurs funèbres et un monument conforme au caractère du prince enseveli sans décrets.»
Des envoyés dans toutes les cours où ils peuvent être reçus avec dignité sont nommés pour saisir et renouer les fils rompus des relations internationales: le général Bournonville à Berlin, M. Alquier en Espagne, M. de Sémonville en Hollande, M. de Bourgoing en Danemark.
Un présent diplomatique, signe d'attention particulier, est offert au prince de la Paix, qui tient à Madrid le cœur et la politique de cette branche de la maison de Bourbon.
Une lettre fière et pressante pour le cabinet de Londres est adressée par le chef du gouvernement au roi d'Angleterre pour le convier à la paix.
Un appel à l'armistice et aux négociations est adressé de même à l'empereur d'Allemagne. M. de Talleyrand offre à l'empereur les bases du traité de Campo-Formio, et des possessions notables en Italie pour indemniser l'empereur de celles que la dernière guerre lui a enlevées en Allemagne.
Il provoque le cabinet de Berlin à se porter médiateur armé pour contraindre l'Angleterre et l'Autriche à la pacification.
Il institue la république Cisalpine, barrière vivante contre l'Autriche, sous le protectorat obligé de la France. Ce premier germe de fédérations libres en Italie atteste la sagesse du consul et du ministre; ils savent par l'histoire que ces fédérations ne peuvent jamais être offensives, et qu'elles sont de leur nature toujours défensives. La France, leur voisine, a donc tout à en attendre et rien à en redouter. Il dénoue avec la main d'un arbitre équitable le nœud si embrouillé de la distribution des territoires germaniques, après la sécularisation des souverainetés ecclésiastiques de ce pays morcelé par les évêques devenus électeurs des rois. Il balance les influences rivales entre l'Autriche et la Prusse. Il met un obstacle invincible à l'unité de l'Allemagne, qui serait la décadence ou l'état de guerre perpétuel de la France pour son propre sol.
Les rêves des publicistes d'aujourd'hui ne trouvent pas d'accès dans ces deux têtes d'hommes d'État, l'une tout expérimentale, l'autre toute militaire. M. de Talleyrand modère dans le consul le vain orgueil qui le porterait à enclaver l'Helvétie dans ses frontières. Il croit la liberté un meilleur gardien des frontières de la France que l'annexion. Il inspire la médiation de la Suisse à Bonaparte: cet acte, parallèle à la création de la république Cisalpine, est empreint du génie d'un Washington européen. Le cabinet français devient le législateur des nationalités, le tribunal des limites des peuples. Quel temps que celui où la force des révolutions était dirigée, sous la main de M. de Talleyrand, par l'esprit conservateur des traditions de l'Europe! Par quelle injustice de l'histoire n'en a-t-il pas recueilli l'honneur avec le premier consul? Cet honneur, au moins, devrait-il être partagé entre l'exécuteur et l'inspirateur de cette sagesse.
XXVII
Mais cette sagesse devait baisser dans le cabinet à mesure que l'esprit des camps y pénétrait avec la brutalité des triomphes. Bonaparte aspirait à l'empire; la fortune l'autorisait à tout espérer, l'audace à tout prétendre. L'esprit monarchique de M. de Talleyrand ne résistait certainement pas au rétablissement du trône; au contraire, tout atteste que le ministre trouvait le consul trop lent ou trop timide à se saisir du pouvoir dynastique: «La paix n'est solide, disait-il, qu'entre puissances qui ont les mêmes formes et les mêmes mœurs. L'Europe n'a que des cours: soyez roi ou empereur. Votre force s'augmentera dans le présent de toute la foi que le pouvoir héréditaire inspirera au monde dans votre avenir.»
M. de Talleyrand, pilote plus exercé aussi aux pronostics de l'opinion publique en France, croyait plus que Bonaparte lui-même à la prostration facile des hommes et des choses; il savait combien la France politique est complaisante aux événements, et combien le lendemain d'un coup d'État ressemble peu à la veille. Son juste dédain pour le caractère civique des peuples était une preuve de sa sagacité.
Bonaparte voulait laisser mûrir la versatilité publique; M. de Talleyrand la croyait mûre tous les jours pour qui oserait en arracher le fruit. Les frères de Bonaparte, particulièrement Lucien, pensaient comme M. de Talleyrand; ils avaient raison. Le trône était prêt, le monarque seul manquait pour y monter.
XXVIII
Mais voilà qui étonne:
À mesure que le premier consul s'approche du trône, l'influence pacifique du grand diplomate baisse. La politique de la violence succède à celle de la paix. M. de Talleyrand n'est plus que le ministre officiel d'une diplomatie passionnée et menaçante qui porte encore son nom, mais qui n'est plus sienne; il continue à tort de la servir sans pouvoir la tempérer. Cette diplomatie d'état-major n'a plus besoin de cabinet; ses notes sont des boutades aux Tuileries, des victoires sur terre, des défaites sur mer. L'Angleterre elle-même, déjà lasse de la paix d'Amiens, revient à M. Pitt, et donne cette fois de sérieux motifs à la rupture de cette paix. La guerre à mort est désormais la seule diplomatie entre les deux peuples. L'alliance libérale rêvée en 1789 par Mirabeau, M. de Talleyrand et les grands patriotes anglais, pour l'expansion de la philosophie et de la liberté dans le monde, est noyée dans des ressentiments implacables; Bonaparte les résume dans son nom. Le camp menaçant de Boulogne est sa seule négociation à l'extérieur; il voit partout des complots britanniques et des assassins soldés contre lui par l'or de l'Angleterre. Pichegru, George, Moreau, l'un transfuge de la république, l'autre séide de la royauté, le dernier héros dépaysé dans une intrigue, lui semblent des instruments de crime façonnés par le cabinet de Londres pour substituer le poignard à la guerre loyale. Il se trompe: un gouvernement de publicité ne solde pas d'attentats. L'enlèvement du duc d'Enghien et le meurtre de ce malheureux et innocent jeune homme répondent par un crime réel à ces crimes supposés de M. Pitt.
Les historiens et les pamphlétaires bonapartistes ont voulu rejeter ce sang sur le prince de Talleyrand pour en laver la main de leur idole: atroce et lâche calomnie que la postérité n'acceptera jamais.
Que M. de Talleyrand ait été interrogé par le premier consul pour savoir si l'enlèvement d'une poignée de conspirateurs inconnus sur le territoire de Bade, à quelques pas de la frontière française, entraînerait une guerre générale de la Russie, de la Prusse, de l'Autriche contre la France, et que le ministre des affaires étrangères ait répondu au premier consul qu'un si grand incendie ne serait pas allumé par une si faible étincelle, voilà le vraisemblable, et, selon toute apparence, voilà le vrai.
Mais que M. de Talleyrand ait suggéré l'enlèvement, contre le droit des nations, d'un prince de la maison de Bourbon, dont il ne connaissait pas même le nom et l'existence à Ettenheim; qu'il ait fait plus, qu'il ait conseillé au premier consul le meurtre, sans phrase et sans sursis, de cette victime de la précipitation et de l'ambition: voilà la calomnie.
De tels crimes ne se conseillent pas, ils s'improvisent sous l'empire d'une passion ou d'une peur. Il faut un intérêt brûlant et implacable comme le crime lui-même pour le concevoir et pour l'exécuter. Où était l'intérêt de M. de Talleyrand au meurtre d'un prince de la maison de Bourbon, contre laquelle il n'avait ni ressentiment ni haine? Où était la férocité de caractère d'un homme doux, et à qui on a pu reprocher des vices, des intrigues, mais du sang, jamais? Où était pour un tel homme, courtisan et grand seigneur prévoyant par excellence, la nécessité de jeter ce sang de Bourbon entre l'avenir et lui, et de se rendre à jamais impardonnable par une dynastie dont le retour possible était plus probable alors que jamais? Non, M. de Talleyrand a pu être souvent le conseiller d'une politique, jamais le conseiller d'un meurtre. Les seuls complices de ce meurtre furent les exécuteurs; et ce sont précisément ces exécuteurs qui en ont accusé sa main pour masquer leur main: mais ce sang, qu'on s'efforce vainement de laver sur leurs noms, s'y attachera comme une éternelle vengeance. Ils sont trois qui ont prêté leur déplorable complaisance à l'attentat: qu'ils en portent le poids devant Dieu et devant les hommes! Ils en ont reçu la récompense de leur vivant: qu'ils en reçoivent le salaire dans la postérité. Je n'ai pas besoin de les lui nommer: elle les sait.
XXIX
Nous venons de voir que le système de M. de Talleyrand était la pacification de l'Europe, la réconciliation avec l'Autriche, l'armistice éternel avec l'Angleterre, les ménagements avec la Russie dans une perspective plus ou moins lointaine. La meilleure preuve que ce ministre ne fut pas l'instigateur du meurtre de Vincennes, c'est qu'à l'instant même où ce meurtre retentit en Europe, l'Angleterre déclara toute alliance incompatible avec le gouvernement coupable de tels défis à l'Europe, au droit des gens et à l'humanité. La Prusse, déjà presque liée avec nous, retira sa main avec horreur de la nôtre. Lisez, dans les Mémoires de madame de Staël alors à Berlin, la lugubre matinée où la cour de Prusse se souleva d'abord d'incrédulité, puis d'indignation contenue contre ce coup de foudre.
La Russie éclata de réprobation; l'Autriche se tut d'horreur: mais le frémissement irrité de tous les cabinets rompit tous les liens déjà formés du système diplomatique français dans toute l'Europe. La guerre, pour être sourde et immobile, n'en fut que plus inévitable.
M. de Talleyrand, interrompu dans son travail de reconstitution de l'ordre européen, n'eut qu'à pallier, à gémir ou à se taire. Ce coup tranchait sa pensée entière, et on voudrait qu'il l'eût conseillé! C'eût été le suicide de son œuvre. Six mois après, un plan de coalition générale contre la France est formé par la Russie, revu et approuvé par M. Pitt, alors ministre, signé par toutes les cours, à l'exception de l'Espagne. Qu'on juge du bouleversement des idées de M. de Talleyrand. L'empire était proclamé, et la guerre sous-entendue avec l'empire.
XXX
De ce jour, ce n'est plus la diplomatie qui pense, c'est la passion qui veut. Napoléon, devenu empereur et décidé à ne borner son empire qu'aux bornes de son ambition, c'est-à-dire à la monarchie universelle, ne consulte plus M. de Talleyrand, dont la sagesse l'importune; il se contente de l'appeler de temps en temps à lui, pour rédiger en traités les décisions de la victoire. Le ministre des affaires étrangères voyage dans le bagage des armées.
C'est ainsi que Napoléon l'appelle après Austerlitz, pour rédiger le traité de Presbourg, traité qui impose trop d'humiliation à l'Autriche en Italie pour être autre chose qu'une pierre d'attente de guerre nouvelle.
C'est ainsi qu'après la déroute de la Prusse, à Iéna, il appelle M. de Talleyrand en Pologne, pour déchirer la carte de la Prusse, en laissant trop de territoire encore pour l'anéantir, trop peu pour la concilier à ses intérêts. Les traités, pour être sûrs, ne doivent jamais être implacables. Effacer la Prusse valait mieux que la mutiler.
C'est ainsi qu'il appelle encore M. de Talleyrand en Pologne, pour promettre une patrie indépendante aux Polonais et pour ne faire de la Pologne qu'un champ de bataille: faute égale des deux côtés, faute de promettre l'impossible, faute de manquer à ce qu'on a promis.
M. de Talleyrand lui objecte en vain le danger de ces promesses: «La Pologne est de la chevalerie peut-être, lui dit-il, mais ce ne peut plus être une puissance; c'est le plus triste, mais le plus réel des faits accomplis. Pour la reconstruire, il faudrait anéantir les trois plus grandes puissances de l'Europe, et, quand vous l'auriez reconstruite, il faudrait la soutenir tous les jours. Or ce peuple, héroïque dans ses camps, est la plus inconstante des anarchies dans ses gouvernements.» Napoléon, convaincu, mais cachant ses desseins, flatte les Polonais pour en être flatté, et les sacrifie sans scrupule aux conférences de Tilsitt avec l'empereur de Russie.
M. de Talleyrand ne lui sert qu'à donner de la grandeur, de la grâce, de la décoration à la conférence.
L'empereur de Russie en sort enivré, la Prusse irritée, l'Autriche ombrageuse, M. de Talleyrand plein de sinistres pressentiments sur la folie de livrer l'Orient aux Russes. Il médite d'échapper le plus tôt possible à la responsabilité d'une diplomatie qui méconnaît les intérêts permanents de la France pour des intérêts transitoires qu'une bataille crée et qu'une autre bataille détruit. «Ce n'est plus un ministre qu'il faut à l'empereur, dit-il, ce sont des commis.» À travers la victoire, il voit la perte de tout système français, en Turquie comme en Allemagne. Il se laisse nommer à une dignité inamovible, celle de grand électeur, afin de colorer sa sortie du ministère par une situation neutre dans le gouvernement des affaires européennes. Napoléon craint d'aliéner une pensée si vaste et si profonde de son gouvernement; il la décore en l'éloignant. L'humeur du soldat et du diplomate couvent et s'enveniment sous les apparences d'une satisfaction mutuelle. M. de Champagny prend le ministère, c'est-à-dire que Napoléon le retient à lui seul.
XXXI
Le traité de Tilsitt porte ses fruits dans l'année même. L'Autriche arme; la Russie, à laquelle on permet tout, se complète par la Finlande, concession intéressée et ingrate de Napoléon sur la Suède, alliée fidèle de la France. L'empereur Alexandre débat avec M. de Caulincourt, plus favori qu'ambassadeur de Napoléon, le partage de l'empire ottoman. À ce prix, la Russie livre le Portugal et l'Espagne à sa convoitise de trônes napoléoniens.
XXXII
Ici la diplomatie de M. de Talleyrand reprend un moment son rôle, non dans le cabinet, mais dans le conseil de Napoléon. Les adulateurs du maître du monde ont rejeté sur ce ministre la réprobation universelle qui s'est attachée à la conception et à la conduite de l'affaire d'Espagne. Les documents historiques les plus irrécusables limitent l'intervention de M. de Talleyrand, dans cette iniquité diplomatique, au traité de Fontainebleau. Le traité de Fontainebleau était précisément le moyen d'allier indissolublement la France à la monarchie espagnole, sans porter atteinte au trône de la maison de Bourbon, et sans jeter entre l'Espagne et nous l'éternelle antipathie dynastique.
XXXIII
Qu'était-ce que le traité de Fontainebleau, dans lequel en effet M. de Talleyrand mit sa main, non officielle, mais officieuse, de grand diplomate? Le plan de ce traité secret entre le premier ministre d'Espagne Godoï et le gouvernement français consistait à s'emparer du Portugal, devenu vassal de l'Angleterre, au moyen d'une armée combinée, moitié française, moitié espagnole; à donner à l'Espagne, pour prix de ce concours, deux principautés souveraines formées du démembrement du Portugal: l'une pour Marie-Louise, fille du roi d'Espagne, en indemnité du royaume d'Étrurie (la Toscane), dont Napoléon voulait doter sa sœur Élisa Bonaparte; l'autre pour Manuel Godoï lui-même, premier ministre et favori de la reine d'Espagne; enfin on réserva Lisbonne et ses provinces limitrophes à la France, pour y instituer un trône de famille française.
En retour de ces deux souverainetés, la France recevait en toute possession les provinces pyrénéennes espagnoles, jusqu'à l'Èbre, soit pour dominer de là et de plus près la fidélité de l'alliance espagnole, soit pour voler plus vite au secours de l'Espagne, si cette monarchie venait à être attaquée par l'Angleterre. Un mariage de Ferdinand, héritier de la couronne d'Espagne, avec une princesse française de la maison de l'empereur, devait compléter et cimenter cette seconde alliance de famille. Le roi d'Espagne prendrait, en outre, le titre d'empereur des Amériques.
Voilà le traité de Fontainebleau, voilà la transaction que M. de Talleyrand avait conçue, d'accord avec Godoï, premier ministre, ministre presque souverain d'Espagne, et ensuite avec la passion de Napoléon de jeter un de ses frères sur ce trône, au risque d'aliéner à jamais de la France cette grande nation espagnole, alliée naturelle de la monarchie ou de la république française.
C'est en vertu de ce traité, conseillé en effet comme une transaction pacifique par M. de Talleyrand, qu'on a imputé à ce diplomate quoi? précisément le contraire de cette pensée, c'est-à-dire l'invasion de l'Espagne, l'expulsion de sa vieille dynastie, l'usurpation purement vaniteuse d'une dynastie napoléonienne sur le trône de Charles-Quint et de Louis XIV; la trahison de Bayonne, où toute une dynastie est prise au piége prémédité d'une fausse conciliation entre le père et le fils; enfin une guerre de conquête dynastique qui coûte à la France un million de ses meilleurs soldats, à l'Espagne des flots de sang, et à notre alliance un empire.
XXXIV
Nous ne louons pas le grand diplomate d'avoir mis la main, même par contrainte, dans le traité de Fontainebleau, quoique ce traité, réduit à ces proportions, fût une immense atténuation de la diplomatie napoléonienne en Espagne. Cette diplomatie, qui troque des provinces et qui solde les différences avec les dépouilles d'un tiers sacrifié à la convenance de deux contractants, manque d'honnêteté, et par conséquent de cette probité en plein jour qui fait la sûreté des contrats, parce qu'elle fait la conscience des nations.
Mais, si le traité de Fontainebleau manquait d'honnêteté, du moins ne manquait-il pas d'honneur et de vue. Il ne trahissait personne; il conservait à l'Espagne sa dynastie et ses droits de nation; il épargnait des torrents de sang; il assurait à Napoléon l'alliance de la famille de Louis XIV. C'était une paix mal assise, mais enfin c'était la paix du Midi.
L'opposition de M. de Talleyrand fut si forte et si péremptoire au détrônement des Bourbons d'Espagne et à la trahison de Bayonne, que ce fut la cause de la rupture définitive entre l'empereur et le diplomate. Napoléon tira de cette opposition une puérile vengeance, en ordonnant à M. de Talleyrand de recevoir les princes espagnols prisonniers dans son château de Valencay, changé en prison royale, comme pour compromettre par là son ministre dans la mesure qu'il avait le plus réprouvée, en donnant à ce ministre l'apparence du rôle de geôlier de la dynastie des Bourbons.
XXXV
De ce jour le prince de Talleyrand se replia dans une respectueuse humeur contre la diplomatie inique de Bayonne; il ménagea même si peu les termes de son opposition que Napoléon s'emporta jusqu'aux invectives contre lui en plein conseil, lui reprochant quoi? de lui avoir conseillé la politique de Louis XIV en Espagne, comme si la continuation de la politique de Louis XIV en Espagne avait pu être le détrônement de la race des Bourbons!
Une telle accusation de Napoléon n'était-elle pas la pleine justification de la diplomatie de M. de Talleyrand dans cette affaire? La colère égarait Napoléon dans cette scène; il voulait prouver à M. de Talleyrand qu'il avait été son complice à Bayonne, et il prouvait qu'il avait été son antagoniste dans ce détrônement de Madrid. M. Thiers, dans cette circonstance, est hors de la vérité, complétement partial contre M. de Talleyrand, par sa partialité habituelle pour Napoléon.
XXXVI
La répugnance vengeresse de l'Europe entière contre l'événement de Bayonne fit ce que l'horreur du meurtre du duc d'Enghien avait fait à une autre époque. Les cours et les peuples frémirent, se turent, tremblèrent pour eux-mêmes, et se préparèrent à la ligue solidaire contre l'ennemi commun. Des victoires et des défaites, depuis ce jour, furent les seuls actes diplomatiques de Napoléon. Essling fut son premier revers militaire, masqué sous un semblant de victoire; cette bataille, bien combattue, mais mal donnée, prouva à l'Europe qu'il pouvait être vaincu. Wagram effaça cette défaite, mais à condition de se hâter d'en tirer une paix douteuse. L'Espagne dévorait quatre cent mille de ses soldats et discréditait ses lieutenants par des capitulations et des retraites. Moscou anéantissait huit cent mille hommes pour conquérir un monceau de cendres. Dresde et Leipsick le punissaient d'avoir refusé la paix au monde et à lui-même. Il rentrait presque seul à Paris de ces deux campagnes.
XXXVII
Des ministres inhabiles, ou trop compromis dans sa cause, n'avaient ni les vues supérieures, ni l'autorité européenne, ni le caractère indépendant nécessaires pour imposer à leur maître et à l'Europe. La diplomatie de Maret n'était que la foi d'un sectaire; la diplomatie de Caulincourt n'était que l'horreur de voir remonter les Bourbons sur le trône de France: l'un défiait toujours au nom de son maître à demi vaincu; l'autre concédait tout, pourvu que le trône impérial restât debout sur les ruines de la France. On ne comprend pas que M. Thiers ait donné à ce favori de Napoléon la qualification de grand citoyen, de profond négociateur, d'homme d'État. C'est abuser des plus grands mots de la langue politique; c'est décréditer l'estime et la reconnaissance des peuples que de décerner de pareils titres à des instruments, qui n'ont eu d'autre diplomatie que l'excès de confiance dans la bonne fortune, et l'excès d'abnégation dans la mauvaise. Le silence est plus juste que l'éloge quand il s'agit d'hommes qu'on ne peut louer et qu'on ne veut pas accuser. M. Maret, en diplomatie, ne fut qu'un secrétaire de cabinet; M. de Caulincourt ne fut qu'un parlementaire entre deux camps. Napoléon les employait, mais ne les consultait pas. Quand Napoléon voulait penser, et non brutaliser l'Europe, il appelait encore de temps en temps Talleyrand, le seul homme qui portât dans sa tête une tradition, un système, un avenir.
XXXVIII
Napoléon voulut fonder un système à l'époque de son divorce avec Joséphine. Il eut à se prononcer alors entre un mariage russe et un mariage autrichien. M. de Talleyrand, presque seul parmi les conseillers appelés à délibérer devant Napoléon sur ce choix entre deux alliances de famille, n'hésita pas à se prononcer pour le mariage autrichien; il le fit en termes d'oracle qui n'explique pas ses arrêts, mais qui les promulgue. C'était, en effet, l'oracle de la destinée pour la dynastie de Napoléon et pour celle de la France, si Napoléon n'eût pas rêvé au lieu de réfléchir, et si l'expédition d'Alexandre le Grand chez les Scythes ne l'eût pas emporté à une campagne d'imagination à Moscou qui déconcertait jusqu'à son étoile. Nous dirons tout à l'heure par quels motifs admirablement analysés M. de Talleyrand, en se déclarant pour le mariage autrichien, faisait acte de justesse de vues, de génie pratique et de philosophie de la paix dans un même avis.
XXXIX
Cet avis porta des fruits de paix deux ans après; il aurait fondé un équilibre européen dont la France et l'Autriche auraient tenu les poids dans leurs mains réunies, si Napoléon avait pu être jamais lui-même un homme d'équilibre. Où penchait sa volonté il fallait que penchât le monde: le monde ou lui ne pouvaient manquer d'être bientôt brisés.
XL
M. de Talleyrand, après ce dernier conseil vraiment diplomatique donné loyalement à Napoléon, disparut de la scène d'action.
On ne peut lui demander compte du délire d'un grand homme, ni des négociations désespérées et contradictoires. Le monde diplomatique, depuis son absence, était livré au favoritisme et à l'incapacité: Quos vult perdere dementat! Les armées de Napoléon étaient détruites; la France n'en avait plus dans sa population tarie de sang; le Rhin était franchi par la coalition du Nord; les Pyrénées, par les Anglais et les Espagnols; 1814 se levait comme le jour du jugement sur l'univers politique. Napoléon errait, coupé de sa capitale, avec trente ou quarante mille généreux soldats, débris de tant de millions d'hommes, objet de pitié, d'admiration, mais non de ralliement.
La France ne se levait pas à sa voix: elle le regardait comme on regarde un gladiateur bien lutter et bien mourir; mais elle avait séparé sa fortune de la sienne. Le ressort même du patriotisme s'était affaissé sous sa main; pourquoi? C'est que derrière tant de sacrifices on ne voyait plus de système; toute diplomatie était morte pour la France avec les armées si mal employées de Napoléon. La France, en promenant ses regards sur ses hommes politiques, n'en voyait plus qu'un qui pût s'interposer entre elle et les cours étrangères, et cet homme était dans la disgrâce et dans l'isolement; mais, quand un homme de génie redevient nécessaire à un peuple, quelque disgracié et quelque isolé que cet homme soit dans son obscurité, la pensée publique le replace vite en évidence, et le regard involontaire de toute une nation, en se portant sur lui, l'illumine comme un phare sur l'écueil où la patrie va sombrer. Tel fut, au moment suprême, le sort de M. de Talleyrand.
XLI
Ce n'était plus un guerrier qu'il fallait à la France, puisqu'elle n'avait plus d'armes à lui fournir: c'était un politique.
M. de Talleyrand se montra, et tout convergea vers lui: son intervention fut le salut de son pays. On l'a nié, comme l'esprit de parti nie tout, même le patriotisme. La moindre équité et le moindre bon sens lui rendront la justice qui lui est due par l'histoire. Sa diplomatie couvrit la patrie, qu'une épée napoléonienne ne pouvait plus couvrir, puisque cette épée, brisée à Moscou, à Dresde, à Leipsick, sur le Rhin, n'était plus qu'un glorieux tronçon qui avait laissé violer jusqu'à sa capitale. Que pouvait faire M. de Talleyrand contre le monde et contre le sort?
Il n'avait point trahi Napoléon, quoiqu'il désespérât de lui depuis la guerre d'Espagne, depuis la campagne de Russie, depuis le refus de la médiation de l'Autriche dans la campagne obstinée de Leipsick; la preuve qu'il ne le trahissait pas, c'est qu'il avait fortement insisté, dans le dernier conseil du gouvernement où il fut appelé par les frères de Napoléon, pour que l'impératrice Marie-Louise et le roi de Rome ne sortissent pas de Paris, malgré les avis contraires. Cette fille de l'Autriche, sur le trône de France, défiant son père de la détrôner, et s'offrant comme un gage de paix entre Napoléon et l'Europe, lui paraissait un dernier expédient de négociation qu'il fallait garder pour le jour suprême. Les frères de Napoléon et Napoléon lui-même ayant voulu enlever Marie-Louise à la capitale et en disposer seuls comme d'un gage personnel de transaction, M. de Talleyrand, dépourvu de tout prétexte de négociation avec l'Europe, n'eut plus qu'à se prononcer entre un homme et la patrie.
XLII
Que pouvait-il proposer à l'Europe vengeresse de tant d'injures, d'invasions, d'usurpations, de défaites, d'oppression, d'humiliations, et aujourd'hui triomphante dans les murs de Paris?
L'évacuation sans condition du territoire français? Mais où était le million de soldats français pour faire accepter à la pointe des baïonnettes une telle évacuation à l'Europe?
Une régence de l'épouse de Napoléon?
Mais l'impératrice n'était déjà plus en sa puissance: elle ne s'était pas jetée à propos entre les armées de son père et le détrônement de son fils; elle était, à demi captive, entraînée aux extrémités de la France par les frères de Napoléon, sans armée, sans gouvernement, sans liberté et déjà sans couronne. Le moment était passé; ce n'était plus le cœur de l'empereur d'Autriche qui allait prononcer: c'était sa raison, c'était son cabinet, c'était son armée. Or la raison, le cabinet, l'armée de l'Autriche, pouvaient-ils oublier leur capitale deux fois envahie, et rétablir, sous le nom d'une jeune princesse de vingt ans, une régence napoléonienne, qui n'eût été qu'un second règne masqué de Napoléon? L'Autriche l'eût-elle proposé, l'Angleterre, la Russie, la Prusse, l'Espagne, l'univers, pouvaient-ils y consentir?
XLIII
M. de Talleyrand pouvait-il proposer à cette Europe monarchique la résurrection d'une république nationale en France comme gage de paix et de sécurité?
Mais, outre que M. de Talleyrand, quoique ayant servi la république par nécessité et par diplomatie alors, n'était pas républicain, quel gage à offrir à l'Europe monarchique armée, victorieuse, campée sur la place de la Révolution, autour des traces de l'échafaud de Louis XVI et de toute une famille royale, qu'une république le pied sur la tête d'un roi décapité?
Il n'y avait donc aucune option pour un homme d'État aussi clairvoyant que M. de Talleyrand alors: ou la ruine de sa patrie, ou la dynastie des Bourbons rapportant à la fois, d'un long exil, la conciliation avec l'Europe, l'amnistie de tous les actes et de toutes les opinions de la révolution, et la liberté constitutionnelle garantie à la France par la monarchie représentative.
C'est ce que M. de Talleyrand, redevenu en une heure l'oracle de la France et de l'Europe, définit admirablement dans le conseil des rois: «La république est une impossibilité; la régence, c'est Napoléon continué, avec le ressentiment de sa déchéance et l'inimitié de l'Europe; Bernadotte (candidat alors de la Russie), c'est une intrigue: la légitimité seule est un principe.»
Cette note verbale était l'expression exacte et forte de la France, de l'Europe et du temps; elle portait en peu de mots un sens souverain et irréfutable. C'était l'axiome de la diplomatie; il forçait la conviction des puissances: une acclamation l'adopta. M. de Talleyrand, maître par ce seul mot des convictions au dedans et au dehors, n'eut qu'à ménager, par son habileté, la transition de la révolution à la légitimité, de l'invasion à la paix, du despotisme à la liberté représentative. Les Bourbons furent rappelés: la France fut sauvée.
Premier ministre et ambassadeur à la fois au congrès de Vienne, M. de Talleyrand domina, quoique vaincu, les vainqueurs; les Bourbons rentrèrent de plain-pied, et avec la France ancienne tout entière, dans la société des rois et des peuples. M. de Talleyrand fut véritablement arbitre de l'univers au congrès des rois; il ne dut cette autorité personnelle qu'à son génie de diplomate, et non à son titre de plénipotentiaire. Ce fut sa personne qui négocia; il portait dans sa tête ses instructions: un signe de ses sourcils faisait taire les ennemis de la France.
XLIV
Le second retour de Bonaparte, évadé de l'île d'Elbe, interrompit le congrès où M. de Talleyrand reconstituait l'Europe.
Le rôle du grand diplomate alors, nous le reconnaissons, fut délicat aux yeux de ceux qui reconnaissent uniquement la France dans le sol. Rallier les souverains contre Napoléon, c'était rallier les armées de l'Europe contre les armées de la France: c'était une œuvre de Thémistocle. En la considérant sous un aspect purement militaire, peut-être M. de Talleyrand, plus scrupuleux, aurait-il dû alors se récuser, comme Français, de toute intervention au congrès comme diplomate des Bourbons, et se retirer dans la triste neutralité du citoyen qui gémit sur l'erreur de son pays, mais qui n'arme pas contre sa patrie l'étranger.
Nous pensons ainsi. Mais nous reconnaissons cependant que M. de Talleyrand pouvait se dire que Napoléon n'était plus le souverain légal de la France; qu'il avait violé, en rentrant à main armée en France, sa propre abdication; que son seul titre désormais était son invasion; que la France n'était plus qu'un pays conquis par sa propre armée sous la conduite d'un envahisseur héroïque, et que la vaincre, c'était la délivrer.
Il pensa ainsi; il agit, non en citoyen, mais en ministre des Bourbons; il parvint, à force de volonté, de résolution, d'habileté, de promptitude, à renouer une coalition déjà dissoute et à faire marcher d'un seul pas l'Europe entière au secours des Bourbons. Ce fut un miracle de diplomatie, mais ce miracle était une coalition contre la France. Que d'autres l'exaltent comme diplomate et comme homme d'État; nous le plaignons: une telle intrépidité, nous ne nous en sentirions pas capable.
XLV
Après le second retour des Bourbons, l'œuvre de la diplomatie était accomplie; l'œuvre de l'homme d'État, dans un pays libre et déchiré par les partis en lutte, commençait. C'était l'œuvre des orateurs et des tribuns, des hommes de caractère et de paroles. Soulever et calmer les tempêtes de tribune, de presse, de place publique, ou les apaiser du geste et de la voix, était un rôle qui n'allait pas au souverain diplomate. La nature ne l'avait pas taillé dans les grandes proportions que l'on donne aux Chatam, aux Pitt, aux Mirabeau, aux Danton, aux Vergniaud, ces foudres d'éloquence. Sa force était de tout comprendre, mais non de tout dominer, même le peuple; c'était une intelligence suprême, mais une intelligence à demi-voix; il ne parlait qu'à l'oreille, comme la persuasion; il n'écrivait même bien qu'avec réflexion, lenteur et clarté, mais sans chaleur. C'était un résumeur infaillible et divinatoire; les résumeurs sont admirables dans les salons, jamais dans les foules; les improvisateurs seuls sont les maîtres du moment; la sagacité froide n'improvise pas, elle juge. Tel était ce caractère, toujours recueilli dans son silence, et qui ne laissait échapper son grand sens que dans des mots qui donnaient à réfléchir, parce qu'ils étaient eux-mêmes profondément réfléchis. L'axiome spirituel et imprévu était la forme de son esprit; c'est la forme de la vérité, quand elle veut se faire remarquer par la surprise et se faire accepter par la grâce.
XLVI
Les quinze ans de la Restauration laissèrent, non sans importance et sans dignité, M. de Talleyrand dans une sorte de négligence. Il n'y fut pas frondeur, mais indépendant; il y fréquentait de jeunes talents, tels que MM. Thiers, Mignet, Villemain, auxquels il donnait le goût des grandes vues et le ton des grandes élégances: magister elegantiarum, portant son aristocratie naturelle dans ces jeunes aristocraties de nature. M. Thiers, à en juger par ce qu'il en dit dans son Histoire de L'Empire, ne nous paraît pas avoir compris la supériorité de ce modèle, pas plus que la supériorité de M. Pitt; il parle avec légèreté de ces deux hommes d'État, seuls peut-être au niveau de leur siècle et au niveau l'un de l'autre. C'est une faute de goût autant que de point de vue: il faut savoir admirer.
XLVII
M. de Talleyrand voyait souvent le duc d'Orléans, sans être néanmoins de sa faction. Ce prince, d'une habileté très-inférieure à celle du ministre, était l'héritier présomptif des fautes ou des malheurs de la Restauration: héritier très-légitime, s'il avait su attendre et recevoir de l'avenir ce que la nature des choses lui promettait; héritier très-équivoque, si sa dynastie prématurée expulsait du trône deux générations de sa famille et un enfant innocent de ses calamités.
Le duc d'Orléans, parvenu au trône, eut le mérite de résister à la folle impulsion du prétendu libéralisme soldatesque qui poussait la révolution de Juillet à la guerre. Tout ce qui bouillonne tend à s'extravaser; le patriotisme antibourbonien de 1830 n'avait d'autre politique que le ressentiment des deux invasions; il oubliait que l'Europe, elle aussi, avait dix invasions de la France à venger.
Les Français ont-ils donc seuls le privilége de l'orgueil national? «Qu'en pense le prince de Talleyrand?» demanda le nouveau roi à ses confidents avant de prendre un parti sur les affaires étrangères.
M. de Talleyrand, fidèle au principe de toute sa vie, démontra au roi, dans une longue conférence, la nécessité de la paix pour asseoir son gouvernement sur les sympathies de l'Europe. Malgré l'impopularité acharnée dont le parti de la guerre révolutionnaire, dans les journaux et dans la chambre, poursuivait le ministre de 1815, inventeur de la légitimité et de la paix pour sauver la nationalité, le duc d'Orléans, devenu roi, eut le courage d'avouer M. de Talleyrand pour son conseil intime devant la tribune belligérante et devant la presse injurieuse. M. de Talleyrand lui-même, qui ne manquait point de l'héroïsme du diplomate dans le cabinet, eut le courage de braver l'opposition, la tribune, la presse, et d'accepter l'ambassade d'Angleterre, au risque de toutes les invectives et de toutes les menaces dont les patriotes de caserne écrasaient son nom.
Sans doute, il devait lui en coûter de paraître apostasier son principe, la légitimité, pour aller représenter le principe de l'illégitimité dynastique à Londres; mais peu lui importait cette inconséquence apparente, pourvu qu'il sauvât son principe supérieur, la paix.
À l'âge de quatre-vingts ans, rassasié de fortune, de dignité, de renommée, ce n'était certes pas une ambition vulgaire qui pouvait le porter à sortir de son repos pour exposer sa personne et son nom aux outrages des partis bonapartistes, des partis royalistes, des partis républicains et des partis perturbateurs du monde, en défendant contre eux tous la paix, contre laquelle tous alors semblaient conspirer. Il y a des moments où ce qui paraît une ambition insatiable est un dévouement pénible à l'idée qu'on croit nécessaire au salut de son pays. Selon nous, M. de Talleyrand eut un de ces dévouements très méritoires en acceptant l'ambassade publique de Londres et la direction secrète de toute la diplomatie européenne du gouvernement de Louis-Philippe.
XLVIII
La paix ou la guerre ne tenait, en ce moment, qu'à un fil. Entre des mains moins délicates et moins expérimentées, ce fil pouvait se rompre, on peut même dire qu'il était déjà rompu par la révolution de Belgique, contre-coup de la révolution de Paris. Or la question qui venait de se poser devant les cabinets de France et d'Europe était celle-ci:
En 1815, on avait reconstitué l'Europe à peu près telle qu'elle était géographiquement constituée avant 1790. Cependant l'Angleterre, la Russie, la Prusse, l'Autriche, étaient tombées d'accord qu'il fallait unir la Hollande et la Belgique en une seule monarchie sous la royauté du prince d'Orange. Cette annexion de la Belgique catholique à une royauté étrangère et protestante blessait l'orgueil et la conscience des Belges. Le lendemain de la révolution de Juillet, les Belges, soulevés par le contre-coup, avaient rompu l'unité avec la Hollande et chassé le roi. Or le royaume-uni hollando-belge, on ne le cachait pas, était un rempart élevé par l'Angleterre et la Prusse contre des invasions éventuelles de la France, champ de bataille fortifié, que les Anglais avaient le droit de surveiller et d'occuper en cas de guerre.
La révolution de Belgique démantelait donc l'Angleterre et les puissances du Nord de leurs principales fortifications contre les ambitions de la France. L'Angleterre et l'Europe se refusaient naturellement à reconnaître ce déchirement de la Belgique et de la Hollande en deux parts; on menaçait de les contraindre par la force à l'unité, qui leur répugnait comme la mort. La Hollande invoquait à son secours l'Angleterre et les Prussiens du Nord pour l'aider à contraindre les Belges à l'annexion. La Belgique invoquait la France, et lui offrait même sa couronne pour la coïntéresser à son indépendance.
Les Belges, longtemps Français, révolutionnaires de tradition, catholiques de religion, libéraux de circonstance, avaient d'immenses sympathies dans tous les partis de l'opposition en France. Refuser de les secourir, c'était une lâcheté, selon l'opposition; les adopter, c'était la guerre universelle. Négocier à Londres, dans un congrès européen, entre le refus et l'acceptation, c'était un chef-d'œuvre de difficultés à vaincre.
Ce chef-d'œuvre donc, M. de Talleyrand était chargé de l'accomplir; il serait trop long de raconter comment il l'accomplit en deux ans de sagesse, d'habileté, de poids et de contre-poids maniés avec la dextérité d'un instrumentiste dont l'Europe aurait été le clavier. Grâce à son zèle véritable, et on pourrait dire instinctif, pour la paix du monde, il sortit vainqueur, triomphant, honoré, de sa longue lutte de vieillard contre l'esprit de désordre, de violence, de discorde européenne; et, après la signature du dernier protocole des conférences de Londres, il put dire: «J'ai vaincu le monde, et je l'ai vaincu par la raison. J'ai été le Napoléon de la paix; il n'y a pas une existence en Europe qui ne me doive une indulgence ou une bénédiction: j'ai été l'instrument de la Providence pour épargner le sang d'une génération!»
XLIX
Le hasard m'avait conduit à Londres dans ce temps-là. Je puis attester que le vétéran de la diplomatie avait la conscience de l'œuvre honnête qu'il accomplissait, et j'ajoute, la joie intime de la conscience satisfaite.
Jamais je n'oublierai certaines matinées sombres du mois de novembre, où les brouillards froids et épais de Londres empêchaient de distinguer le jour de la nuit, et forçaient le diplomate matinal à écrire ses dépêches à la lampe, sur un petit guéridon au pied de son lit. Le prince de Talleyrand ne donnait que peu d'heures au sommeil; il passait une moitié de sa nuit dans les salons aristocratiques de Londres; il y semait ou il y recueillait négligemment ces mots qui deviennent le lendemain des indices ou des actes. C'était le moment où les conférences de Londres tenaient en suspens tous les jours la guerre ou la paix; tous les jours aussi il écrivait un compte rendu de la séance à M. Casimir Périer, qui contenait à Paris la turbulence du parti de la guerre, que le prince de Talleyrand contenait à Londres, «Connaissez-vous M. Casimir Périer? me dit un jour M. de Talleyrand.—Non, mon prince, répondis-je; vous savez que je ne veux pas servir deux maîtres, et que je ne vais point à la cour du nouveau roi tout en faisant des vœux pour que son gouvernement résiste à cet entraînement posthume qui porte le parti napoléonien aux champs de bataille.—Eh bien, reprit-il, priez la Providence de conserver M. Casimir Périer à la France. M. Casimir Périer, en ce moment, poursuivit-il, c'est l'homme nécessaire entre tous les hommes, c'est l'axe du monde; je ne suis ici que son porte-voix; son esprit et le mien soufflent sur les mêmes tempêtes pour les apaiser, lui sur la France, moi sur l'Europe. Que la Providence nous assiste; en tout temps, voyez-vous, les choses se personnifient dans un homme; et cet homme n'est plus un homme: il devient une puissance divine de destruction ou de conservation pour tout un monde. Qu'était-ce que M. Casimir Périer il y a six mois? Eh bien, c'est aujourd'hui le destin de l'Europe. Que le courrier de la France nous apporte aujourd'hui la nouvelle du renvoi ou de la mort de M. Casimir Périer, et, moi-même, je ne suis plus rien ici; car c'est sa force pacifique au conseil du roi de France qui me donne ma force ici pour rassurer, intimider ou contenir les passions de l'Europe.» Et, en reprenant sa plume pour continuer, de sa fine écriture, sa dépêche à M. Casimir Périer, il laissait voir sur son visage, pâle, ridé, et cependant toujours gracieux, de vieux diplomate, une auréole de satisfaction honnête et puissante, qui semblait dire: Cette diplomatie, tant calomniée par l'ignorance du vulgaire, a aussi sa foi; car elle a aussi sa vertu.
L
J'avoue que le spectacle de ce diplomate, de si équivoque renommée dans sa vie privée, usant ses dernières forces, sans intérêt d'ambition et sans autre rétribution que les injures des journalistes et des tribunes en France, à retenir le monde sur la pente des catastrophes, m'inspira pour ce vieillard un respect qu'il n'avait pas mérité toujours, mais qu'il méritait au soir de sa vie.
Peu de temps après, il se retira pour toujours des affaires actives, se bornant, dans son magnifique loisir, à rechercher le commerce des hautes intelligences de tous les temps, à mépriser, avec une légitime insolence, la foule incapable de le comprendre, et à donner gratuitement des conseils aux rois, quand ils lui en demandaient.
Il fut diplomate jusque dans son dernier soupir. Soit ressouvenir de son premier état, soit regret du scandale qu'il avait donné aux hommes religieux en sortant du sanctuaire, quoique affranchi de ses liens sacerdotaux par le souverain pontife, soit désir de laisser une mémoire en paix avec tout le monde, il négociait secrètement, depuis quelques années, une réconciliation consciencieuse ou politique avec l'Église, par l'intermédiaire de l'archevêque de Paris: il voulait une sépulture chrétienne en terre chrétienne. Elle était au prix d'une réhabilitation et d'une profession de foi qu'il avait rédigée de sa main prudente jusque dans le protocole de la mort; mais ce protocole, il avait résolu de ne le livrer à l'autorité ecclésiastique que posthume. Les pieux ministres du repentir et de la réconciliation suprême attendaient, dans un appartement de son palais, l'heure d'être appelés au chevet du mourant; lui-même, il épiait pour ainsi dire son dernier soupir, ne voulant ni avancer ni reculer d'une minute la signature de son traité de conscience avec ce monde et avec l'éternité; ultimatum des vivants et des morts, sur lequel il ne voulait pas avoir à revenir.
Le roi Louis-Philippe sortit à pied de son palais, et vint recueillir en ce moment son avant-dernier mot. Le roi, encore valide, et le vieux diplomate expirant, s'enfermèrent sous le rideau du lit pour que personne n'entendît leur entretien. Quelle alliance conseilla M. de Talleyrand? quelle politique adopta le roi? quel legs diplomatique pour la France fut légué par le grand esprit? quel legs fut accepté par le roi dans ce testament? Nul ne le sait, nul ne le saura tant que les papiers de ce roi, qui écrivait tant, ne seront pas révélés à l'histoire.
LI
Immédiatement après le départ du roi: «Il est temps, dit le mourant à sa nièce, faites entrer le ministre du ciel.» Et il lui remit la rétractation de sa vie épiscopale.
Grâce à cet acte, il fut enseveli dans toutes les dignités du sépulcre.
LII
Six jours avant, j'avais dîné chez lui, pour la seconde fois, presque en famille, dernier convive de ceux qu'il aimait à réunir toutes les semaines à sa table. J'assistai, par respect pour la haute intelligence humaine, à sa sépulture. Son hôtel, ou plutôt son palais, était plein, depuis l'atrium jusqu'au salon, d'une foule immense et somptueuse, dans tous les costumes, sous toutes les décorations de toutes les époques où il avait joué les grands rôles de la vie sociale, et rendu des services publics ou des services personnels à cette multitude de clients. C'étaient les ministres de la religion, avec lesquels sa dernière signature l'avait réconcilié quelques jours auparavant, et qui venaient constater tardivement sa résipiscence; les ambassadeurs de toutes les cours, avec lesquelles il avait négocié depuis Louis XVI, le Directoire, la République, l'Empire, les deux Restaurations, la monarchie légitime et illégitime, qui lui devaient les mêmes honneurs; les anciens sénateurs, les nouveaux pairs de France, les membres de l'Institut, fiers d'avoir compté dans leurs rangs l'art de négocier comme le premier des arts de la paix; les employés du ministère des affaires étrangères sous tous les régimes, qui tous avaient eu à se louer de sa bonté et à profiter de ses leçons; enfin quelques vieux survivants de son cabinet intime, rouages inconnus de la grande machine européenne, rédacteurs consommés de ses hautes pensées, qui l'avaient d'autant plus admiré qu'ils avaient, pour ainsi dire, plus vécu à son ombre ou dans sa sphère. Ceux-là étaient sortis, en simple habit noir, de leur retraite, non pour être remarqués, mais pour se rendre à eux-mêmes le témoignage de la fidélité de leur mémoire et de leur reconnaissance au delà du tombeau.
Les marches du grand escalier étaient bordées d'une domesticité depuis longtemps rentrée dans la retraite, mais dont les larmes attestaient l'attachement qu'ils portaient au plus indulgent et au plus libéral des maîtres. Cette foule rappelait les jours de 1814, où, dans un congrès intime entre l'empereur de Russie, le roi de Prusse, les ministres de toute l'Europe et le souverain diplomate, ce même palais d'un particulier avait vu disposer du sort de l'Europe, et la paix sortir de la guerre dans cette même capitale dont la guerre était tant de fois sortie pour le malheur de tous et pour la gloire d'un seul! Princes de l'Église, débris vivants de l'Assemblée constituante, amis encore vivants de Mirabeau, survivants des échafauds de la Convention, émigrés compagnons de sa proscription d'Amérique, membres dépaysés aujourd'hui du Directoire, dignitaires, maréchaux, généraux, ministres de l'Empire, royalistes de 1814, auxquels un mot de ce mort avait rendu le trône et la cour de deux rois; courtisans de l'illégitimité d'Orléans, dont il avait ratifié l'avénement à la couronne pour franchir un abîme par un expédient; plénipotentiaires de toutes les puissances, qui venaient honorer, dans ce plénipotentiaire de la nation et de la paix, cette diplomatie reine des rois, souveraineté de la raison, providence invisible des peuples qui régit le monde en le pondérant: tout cela, disons-nous, donnait à cette sépulture l'aspect d'un congrès plus que d'un cortége funèbre; congrès posthume auquel il ne manquait que l'âme de tous les congrès de ce siècle. Mais que disons-nous? le grand diplomate, quoique muet et inanimé, n'y manquait pas. Sa mémoire négociait encore, du fond de ce cercueil, avec tous les partis, compensant les offenses par des services, les injures par des éloges, les vengeances par des honneurs, et reconnaissant tous, au moins, ainsi par leur présence, que quelque chose de grand venait de s'évanouir des conseils de l'Europe, et que la sagesse de ce monde venait de baisser d'un grand poids!
Quant à moi, sans honorer, dans le prince de Talleyrand, des personnalités peu honorables et des versatilités de services qui diminuent immensément la dignité de la vie et le prix même de ces services, je n'ai pu m'empêcher de professer toujours la plus haute estime pour le diplomate de la vraie révolution de 89, le diplomate de la paix, le pondérateur de l'équilibre, le conservateur économe de la vie des peuples au milieu de ces prodigues du sang d'autrui, qu'on appelle les gagneurs de batailles; et, toutes les fois qu'il y a eu, depuis les obsèques de ce grand négociateur, une de ces crises européennes que les ambitions dénouent avec des alliances ou tranchent avec l'épée, je n'ai pu m'empêcher de me demander curieusement à moi-même: QU'AURAIT CONSEILLÉ À SON PAYS, DANS CETTE CIRCONSTANCE, M. DE TALLEYRAND?
Ce sont ces conseils présumés de M. de Talleyrand dans les circonstances où s'est trouvée et où se trouve aujourd'hui la France, qui vont faire le sujet de ce second entretien sur la littérature diplomatique.
Lamartine.