Cours familier de Littérature - Volume 14
The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 14
Title: Cours familier de Littérature - Volume 14
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: October 31, 2012 [eBook #41251]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
UN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINE
TOME QUATORZIÈME
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.
1862
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
REVUE MENSUELLE.
XIV
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.
LXXIXe ENTRETIEN
ŒUVRES DIVERSES DE M. DE MARCELLUS.
DEUXIÈME PARTIE.
I.
Quoi qu'il en soit de ce vœu, comme de tant d'autres, le livre de M. de Marcellus est un des livres de jeunesse qui sont les plus doux à emporter dans son bagage de voyageur ou à feuilleter dans son âge avancé, quand on veut se donner une odeur du printemps de la vie; on y vogue, on y change d'horizon à tous les levers de l'aurore; on y chante à demi-voix les vers mémoratifs de ses études, on y parle la plus riche et la plus sonore des langues; et, par-dessus tout, on y cause avec un compagnon de route toujours instruit, toujours spirituel, toujours tempéré et souriant, qui semble avoir en lui la précoce et froide sagesse du vieillard à côté des belles illusions de la vie.
Ce livre est bien loin d'avoir autant de réputation qu'il en mérite. La tombe, comme le lever du vrai jour, rendra à M. de Marcellus toute la justice que l'ignorance ou le préjugé des partis lui a fait attendre. C'est le cours le plus complet et le plus vivant de l'archipel grec et ionien qu'un disciple d'Homère ait fait faire à la génération présente.
Le voyage en Sicile, qu'il fit longtemps après, en 1841, est une promenade classique autour de l'Etna, de l'histoire, des monuments. Mais cela n'a pas la séve jeune et pittoresque du souvenir d'Orient. On sent que l'homme mûri et désenchanté se promène le soir pour se donner les consolations et les diversions de la vie active qui lui était refusée. Il y a toujours de l'érudition, mais il n'y a plus d'illusions: le soleil baisse. M. de Marcellus pensait à autre chose.
II.
À quoi pensait-il?
Il pensait à un autre livre, la Politique de la Restauration, publié deux ans après.—Ce livre est une répétition des anecdotes littéraires analysées par nous au commencement de cette étude. Il y met en corps ce qui était en pages. C'est toujours le très-intéressant récit de ses négociations entre M. de Chateaubriand, ambassadeur à Londres, et M. Canning, ministre des affaires étrangères du gouvernement britannique, son ami.
Les correspondances de M. de Chateaubriand sont justes, fortes, héroïques. Il veut grandir la politique monarchique de son gouvernement, malgré M. de Villèle et malgré les Anglais. Sa personnalité rigoureuse le tourmente et tourmente tout le monde, jusqu'à ce qu'il ait forcé la main à M. de Villèle et à l'opposition du parti libéral, à la politique méticuleuse de M. de Villèle, à la jalousie de M. Canning; il triomphe enfin et vole au congrès de Vérone, malgré tout le monde.
Du moment qu'il y paraît, il est le maître, il supplante peu loyalement M. de Montmorency, il entraîne M. de Villèle, il dompte M. Canning, il affronte courageusement l'opposition bonapartiste des Chambres françaises. Il élève la Restauration à son apogée, il restaure la monarchie des Bourbons en Espagne, il tombe enfin, mais dans son triomphe, sous l'animadversion très-méritée, mais très-imprudente, de M. de Villèle.
La correspondance, fort sensée, habile, éloquente de son confident à Londres, de M. de Marcellus, souvent égale à celle de M. de Chateaubriand, moins passionnée, moins aventureuse, plus honnête, montre dans ce jeune diplomate un futur ministre, très-capable de comprendre l'Europe, s'il n'était pas encore capable de la diriger.
C'est un beau livre de métier pour ceux qui, comme nous, étaient appelés un jour à tenir le gouvernail de la France. Il répond victorieusement à ceux qui ont tant calomnié la politique de cette monarchie, et qui écrivent aujourd'hui leurs calomnies comme de l'histoire.
Alger, l'Espagne, les deux grands actes extérieurs de la Restauration, prouvent que, malgré la difficulté de sa situation, l'honneur et la grandeur de la France n'ont jamais été en péril sous les ministres de la Restauration. M. de Marcellus a versé une complète lumière sur cette question.
La réputation du gouvernement des Bourbons à l'extérieur est rétablie irréfutablement dans cet excellent ouvrage. L'opposition de quinze ans y joue un pauvre rôle. C'est de là que date pour moi ma mésestime du gouvernement parlementaire d'alors, et mon goût pour la république; gouvernement quelquefois terrible, mais au moins vigoureux et franc, où les dictatures ont la force des institutions, et qui font faire aux nations ce qu'elles veulent, et non pas ce que veut un groupe d'intrigants, mentant au peuple du haut de la presse et de la tribune, et faisant peur aux rois des peuples, et des rois aux peuples.
Rien de grand avec ce gouvernement de manéges et de factions bavardes. Excepté dans l'affaire d'Alger et dans l'affaire d'Espagne, tous les gouvernements de la France, pendant les trente ans du gouvernement des Chambres et des journaux, n'ont été que le gouvernement de l'opposition!
Et ces hommes voudraient recommencer? J'aime mieux ce qui est; c'est une leçon au moins à l'intrigue.
Je préférerais la république souveraine et absolue: elle est agitée, mais elle est forte. Les pires des tyrannies sont les petites tyrannies; les tyrannies parlementaires sont mesquines en France; franchement, j'en ai trop souffert pendant trente ans de ma vie pour ne pas les détester.
III.
Après quelques opuscules d'érudition grecque et classique, M. de Marcellus écrivit tout récemment son meilleur livre sous un titre et sous une forme qui promettaient peu et qui tenaient beaucoup; c'est son Commentaire sur les Mémoires de M. de Chateaubriand. Ces mémoires sont la lie du vase, cuvée et versée, du cœur aigri de ce grand homme du siècle.—Nous disons grand, nous ne disons pas bon.—Ces mémoires protesteraient contre l'épithète.
Esprit immense, mais cœur sec, il aspirait à deux gloires, et il les méritait: la gloire des lettres et la gloire des affaires. Il avait conquis du premier coup la première. Malgré ses pompeuses fidélités aux Bourbons, il n'avait jamais été fidèle qu'à lui-même.
Revenu d'Angleterre, il avait été l'ami intime de l'ami de César, Fontanes, comme Horace avait eu Mécène pour patron. Il s'était introduit sous les auspices très-peu bourboniens du moderne Mécène dans la société très-intime des sœurs de Bonaparte, et surtout d'Élisa Baciocchi. Ce n'était pas sans doute pour servir les Bourbons qu'il était un des assidus de Joseph Bonaparte; ce n'était pas non plus pour servir les Bourbons qu'il avait été nommé secrétaire d'ambassade à Rome, dans une ambassade confidentielle du cardinal Fesch, oncle de Bonaparte, pour y faire abandonner la légitimité proscrite, vieillie et impuissante, par la religion, en faveur du nouveau Charlemagne; ce n'était pas non plus par fidélité aux Bourbons qu'il avait brigué le poste ridicule de ministre de France auprès de la bicoque de Sion, dans le canton du Valais. Il s'y ennuyait et aspirait à en sortir à tout prix, quand le meurtre du duc d'Enghien vint soulever le monde et qu'il donna sa démission, très-honorable, pour ne pas être à jamais impliqué dans une machine gouvernementale qui égalait du premier coup la Terreur.
Il y eut à cette démission de la dignité, il n'y eut point d'héroïsme. Bonaparte ne pensa point du tout à faire sabrer son ministre démissionnaire; M. de Fontanes, Élisa, sœur de l'empereur, Pauline Borghèse, sa sœur plus aînée, Joseph Bonaparte, étaient là pour détourner le coup. Une femme belle et célèbre du temps m'a raconté bien souvent toutes les démarches de ces amis de l'écrivain pour faire pardonner, cet acte d'opposition, et pour obtenir de Bonaparte un poste supérieur à l'ambassade de Sion. Tout cela était très-honorable, sans doute, mais très-peu dévoué à la légitimité.
Il en fut de même à l'époque de sa réception à l'Académie française; j'ai lu ce discours dans lequel il loue en termes magnifiques, en commençant, le nouveau César et la nouvelle impératrice, femme, fille des Césars; il se refusa seulement à louer le régicide ou à l'amnistier dans la personne de Chénier qu'il avait à remplacer, et à raturer quelques phrases à double sens sur Tacite. La réception fut ajournée, voilà tout.
Je doute que Louis XVIII, à Hartwell, et Charles X, à Londres, eussent considéré comme des professions de foi à leur maison et à leurs malheurs l'éloge classique et cicéronien de la dynastie corse, et de l'impératrice, nièce de Marie-Antoinette, inauguré en pleine Académie par ce Bossuet de seconde dynastie.
Il n'y a rien dans tout ce début de l'écrivain émigré, courant à la fortune et aspirant aux dignités sous un règne illégitime, qui commandât aux Bourbons un devoir de reconnaissance bien motivé, de la part de la dynastie non trahie, mais bien oubliée.
M. de Chateaubriand n'a pas cessé cependant de se présenter très-franchement au monde, après la Restauration accomplie, comme le type invariable et le héros accompli de la légitimité! Véritable fidélité à son propre honneur, cela est vrai; mais fidélité aux Bourbons qui ne se révèle tout à coup qu'après la chute de Napoléon.
IV.
Voilà la vérité; elle n'a rien de coupable, mais elle n'a mon plus rien d'estimable et de dévoué. La mort néfaste du duc d'Enghien a coûté à des millions de cœurs, en France, des larmes qui n'ont pas demandé de salaire.
Quoi qu'il en soit, M. de Chateaubriand, après que Napoléon fut bien tombé, publia une brochure qu'il portait, dit-il, depuis quelques semaines sur son cœur sous son habit, et qui ne voulait pas se tromper d'heure. C'était une diatribe pleine de mépris et de calomnies, sciemment calomnies, contre Napoléon; arme peu loyale, car aucune calomnie n'est de bonne guerre contre l'ennemi; pas plus celle qui impute à Napoléon d'avoir été à Fontainebleau traîner par ses cheveux blancs le pape sur le parquet, que celle du même écrivain qui accuse le bon et honnête M. Decazes, favori de Louis XVIII, d'avoir trempé dans l'assassinat du duc de Berry:—Le pied lui a glissé dans le sang! De tels mots, sciemment faux dans la pensée de celui qui les écrit, donnent la mesure de sa conscience.
M. de Chateaubriand avait une grande âme, une imagination splendide, un accent antique, une conscience d'apparat et un mauvais caractère. La tête était, au physique comme au moral, immense, le jugement sain, le cœur sec, froid.
Il ne voulait de la vie que les grands rôles. Il avait compris de bonne heure dans l'histoire que les infortunes, la pauvreté, l'exil, la fidélité réelle ou apparente aux causes perdues, forment devant la postérité un contraste pathétique avec le génie qui donne le plus sublime de ces rôles à la vie du grand citoyen, ou du grand poëte, ou du grand politique. De là, une extrême ambition littéraire, satisfaite du premier coup par le succès le plus fantastique qui fût jamais, succès que toute une religion relevée, vengée, illustrée, avait porté jusqu'à l'idolâtrie.
V.
Nous avons vu que ce succès littéraire n'avait été que l'amorce de son ambition, qu'il avait parfaitement oublié ses rois exilés, et qu'il s'était rallié à Bonaparte, recommençant l'ère de Charlemagne par la restauration du culte.
L'épisode de la mort du duc d'Enghien l'avait rejeté d'horreur dans le peu d'opposition qu'on osait faire alors indirectement à la tyrannie. Son génie, cet acte et sa brochure de Bonaparte et des Bourbons le placèrent naturellement, en 1814, à la tête de ceux que le nouveau gouvernement adopta pour illustrer son retour par la popularité du premier nom religieux et poétique de l'Europe, et à la tête de ceux qui saluèrent les Bourbons. On avait trop besoin les uns des autres pour se chicaner sur la légitimité des titres. Le passé fut oublié, et M. de Chateaubriand passa pour le fidèle des fidèles.
Là commence son rôle politique; il se montra homme de tact du premier coup de plume; il vit juste, il vit loin, il vit en grand toute chose. Nommé ambassadeur dans des cours du Nord secondaires, il ne partit pas, ou il se hâta de revenir; il ne lui convenait pas de languir oublié, Paris était sa scène. Un journal, célèbre pour ses talents, le Journal des Débats, lui prêta ses amitiés et ses pages. Son importance s'en accrut; nommé pair de France par le roi, il changea de parti plusieurs fois par d'habiles transactions qui le menaient au but, tantôt foudroyant dans M. Decazes un favori du roi, tantôt caressant dans M. de Villèle et dans ses amis royalistes modérés un parti dont il pressentait l'avenir; il se fit craindre et aimer, selon les temps. Nommé ambassadeur à Londres par M. de Villèle, qui voulait se débarrasser d'un concurrent dangereux à Paris, il alla à Londres, mais il ne tarda pas à y affecter un superbe ennui, et à demander un rôle plus actif au congrès de Vérone; il y fut nommé. Il affectait alors la politique modérée, prudente et temporisante de M. de Villèle; à peine au congrès, il la combattit sous main, se défit de M. de Montmorency, son ami, emporta la résolution du congrès pour l'intervention en Espagne, revint à Paris supplanter M. de Montmorency au ministère des affaires étrangères, et conduisit énergiquement la guerre d'Espagne, si profitable à la monarchie.
À peine terminée, il aspire à supplanter M. de Villèle comme il avait fait de M. de Montmorency; il tendit quelques piéges à M. de Villèle dans la chambre des pairs pour faire rejeter ses plans délibérés en conseil; M. de Villèle et ses collègues, offensés et indignés, le congédièrent sans ménagement et par ordre du roi.
VI.
La colère le saisit et ne l'a plus quitté jusqu'à la mort! Il jura de se venger, il se vengea; il prit le Journal des Débats pour armée et sa plume d'écrivain pour arme. La nature, quoi qu'il en dise, ne l'avait pas créé éloquent; il avait besoin de cuver longtemps, sa plume à la main, des discours rares et lus; ses foudres se forgeaient péniblement dans son cabinet, au feu soufflé de ses rancunes.
Ses brochures et ses articles de journaux avaient l'éclat, mais n'avaient pas la chaleur soudaine de l'improvisation. C'était un homme d'État, ce n'était nullement un homme de tribune; il se soignait trop par excès d'amour-propre, pour se présenter à l'Europe en négligé. Mais ses sentences rédigées avec une patience laborieuse, et ses mots aiguisés de sang-froid, indiquaient bien la passion de l'opposition.
Il se popularisait, tantôt comme royaliste, tantôt comme bonapartiste, tantôt comme républicain, pour nuire au ministère. Son nom, qui servait ainsi tous les ennemis des Bourbons, grandissait comme une arme à deux tranchants propre à toute main. Les hommes supérieurs n'ont pas de peine à se faire pardonner le passé! Leurs talents les amnistient aussitôt qu'ils consentent à les prêter. Royalistes, bonapartistes, républicains, prenaient de toutes mains leur vengeance. La monarchie s'affaiblissait de toute la popularité, à trois feux comme la foudre, que forgeait M. de Chateaubriand contre M. de Villèle. Un moment relégué à Rome par le ministère de conciliation qui suivit la disgrâce de ce ministre, M. de Chateaubriand espérait le remplacer. Ce fut la dynastie d'Orléans qui le remplaça.
Quelques écoliers ameutés, sans autre but que l'émeute, rencontrèrent par hasard M. de Chateaubriand dans les rues de Paris, et le rapportèrent en triomphe à son hôtel de la rue d'Enfer. Il prit cela pour un triomphe, c'était le triomphe de sa défaite. Il balbutia avec eux quelques mots de liberté, et on les applaudit dans sa bouche; il rentra chez lui pour se féliciter de sa haine assouvie contre les ministres, mais les ministres avaient entraîné les Bourbons.
VII.
La branche d'Orléans espéra le rallier à sa cause. Son entrevue avec le roi, la reine, sa sœur, au Palais-Royal, eut pour objet, de sa part, de faire reconnaître Henri V et la régence, et, de la part de la maison d'Orléans, de le séduire et de le rendre complice de leur usurpation du trône; son honneur s'indigna, il les quitta pour jamais, et s'enferma dans sa retraite; mais il honora toutefois cette retraite par un acte mémorable et réfléchi, un noble adieu au monde, où il plaida la cause perdue des rois fugitifs. Sa protestation inopportune, solitaire et sans écho, était sans danger, mais non sans dignité personnelle. Elle honore la fin de sa vie publique.
VIII.
Depuis ce jour il disparut, non du cœur des royalistes, qu'il consolait par des phrases de fidélité posthume, trop injurieuses pour la nouvelle dynastie. Puis il fit quelques visites à Charles X dans son exil, visites qu'il ébruita, au retour, par des sarcasmes; la pudeur de ses amis les lui fit retrancher de l'impression; mais je les ai moi-même entendus chez madame Récamier, sa dernière amie, et j'en ai gémi pour l'honneur du cœur humain; il y flattait les ennemis de tous les trônes par des moqueries domestiques. Que restait-il donc à dire aux républicains contre les rois, quand celui qui se disait leur Blondel mêlait à d'emphatiques déclamations de fidélité des railleries contre ses idoles officielles? Était-ce la peine d'aller surprendre les faiblesses, les douleurs, les confidences de leur intérieur pour les étaler ensuite en style qui appelait le sourire devant leurs ennemis?
Charles X avait un décorum à garder devant ce visiteur équivoque, mais il ne s'y trompait pas, et il nourrit jusqu'à sa mort une animadversion très-fondée contre M. de Chateaubriand.
IX.
Ce fut le temps où il acheva ses Mémoires politiques, commencés, retouchés, polis, raturés, comme sa situation, pendant toute sa vie politique. M. de Marcellus avait été le confident de ses retouches.
Dévoué de bonne heure à ce grand écrivain, par admiration d'abord, par communauté de cause ensuite, par affection sincère enfin, il attendit la mort de M. de Chateaubriand pour ne pas contrister sa vieillesse par les sévérités de ses commentaires.
M. de Chateaubriand mourut le jour du triomphe de la République contre les factieux qui voulaient s'en emparer pour la pervertir en démagogie folle et sanguinaire. Aux journées de juin 1848, nous gagnâmes la bataille des trois jours dans les rues de Paris; ce fut un triomphe douloureux, mais ce fut le premier triomphe de la République française sur la démagogie. Le bruit de cette bataille empêcha la France de ressentir la perte de son grand écrivain. Sa vieillesse avait été morose, désenchantée de poésie, hors l'amitié pieuse d'une femme dévouée à sa gloire quand même, et au culte de quelques rares amis, parmi lesquels quelques spirituels observateurs qui affectaient la tendresse et qui prenaient mesure de ses faiblesses.
Ses Mémoires parurent: ils étonnèrent le monde par l'esprit de ses jugements sur les hommes et sur les choses de son temps. On eût dit qu'il n'avait jamais eu besoin d'indulgence, et que le monde ne continuait de vivre après lui que pour se charger de ses vengeances. Je ne parle pas ici par ressentiment d'auteur, car je suis le seul poëte du temps et le seul homme politique de son époque qui soit, comme poëte, placé par lui dans la compagnie immortelle d'Homère, de Virgile, de Racine, et, comme homme de tribune et de hautes affaires, au rang des hommes de bon sens. Je n'avais pas alors supporté le poids de la révolution de 1848 et de la République. Je lui suis très-reconnaissant en ce qui me touche; je n'avais jamais été de ses amis, je n'avais aucun droit à m'attendre à ses jugements favorables. Il ne m'aimait pas; il évitait de prononcer mon nom pendant sa vie, et, comme ministre des affaires étrangères, il nuisait à ma fortune. Mais il m'a rendu bien plus qu'honneur comme poëte, et plus que justice comme homme politique.
Ce livre a des pages admirables comme style, et déplorables comme caractère. Roman grec dans le commencement, diatribe universelle à la fin, il affecte partout un style tellement figuré, tellement recherché, tellement ronsardisé, par l'affectation du style gaulois de Rabelais et de Montaigne, qu'on ne sait en quel siècle on vit en le lisant. Rien n'y coule, tout s'y cristallise pour briller; chaque phrase demande à être trois fois lue, mais relue deux ou trois fois pour être comprise. C'est une énigme perpétuelle offerte par l'auteur à la malignité du lecteur. Disons franchement le mot, c'est mauvais en masse, souvent beau en détail; cela n'honore pas M. de Chateaubriand, et cela déshonore autant qu'il le peut tout son siècle.
Eh bien, ce livre, mauvais de forme, même de fond, a servi de texte à un excellent livre. C'est le commentaire respectueux, mais juste, du disciple sur le texte d'un maître qui s'égare. Ce commentaire est bien supérieur au texte; toutes les anecdotes y sont rectifiées, toutes les injures palliées, tous les excès de bile adoucis, tous les venins de style réparés, déplorés, excusés, de façon qu'il ne reste guère que de belles choses à admirer et un grand homme à comprendre.
M. de Chateaubriand doit immensément à M. de Marcellus; il le réhabilite en étendant son manteau sur ses défauts de cœur et sur l'affectation de style de ce grand écrivain. Peut-être y a-t-il trop d'indulgence, mais qui sera indulgent, si ce n'est un ami?
M. de Marcellus absout M. de Talleyrand de crimes. Le nom de M. de Talleyrand, dit M. de Marcellus, ne tombe jamais de la plume de M. de Chateaubriand sans y avoir été marqué d'un fer chaud à son passage. Et, à propos de ces crimes, il est curieux de lire ce qu'en dit M. de Talleyrand lui-même cité par M. de Marcellus:
«Est-ce qu'un homme habile a jamais besoin de crimes? C'est la ressource des idiots en politique. Le crime est comme le reflux de la mer; il revient sur ses pas, et il noie. J'ai eu des faiblesses; quelques-uns disent des vices; mais des crimes? Fi donc!»
M. de Marcellus explique son amitié pour M. Bertin, cet homme d'État de la presse dans le Journal des Débats, par une sympathie de cœur conçue entre eux au chevet de mort de madame de Beaumont, fille charmante du ministre de Louis XVI, décapité (M. de Montmorin).
M. de Chateaubriand adorait madame de Beaumont; il lui érigea un monument funèbre à Rome, dans l'église Saint-Louis-des-Français, pendant qu'il était secrétaire d'ambassade sous le cardinal Fesch. Avoir pleuré ensemble une personne aimée est le lien des cœurs.
La carrière entière de M. de Chateaubriand se ressentit de cette sympathie des Débats. MM. Bertin, les complices de son opposition royaliste contre les Bourbons, ne l'abandonnèrent jamais, même sous la monarchie de 1830, à laquelle ils adhérèrent par politique, monarchistes de toutes les monarchies, mais monarchistes exigeants et inquiets, qui personnifient encore aujourd'hui l'exigence et l'inquiétude du caractère de leur premier maître. Cela fait honneur aux deux, il se cache toujours un bon sentiment dans les âmes qui ont aimé!
C'est le parfum de l'amour, indélébile comme ce qui est divin; on sent jusqu'à la dernière vieillesse qu'il a passé dans les cœurs, et qu'il a amélioré la nature.
X.
Pendant son ambassade de Rome, peu de temps avant la révolution de 1830, M. de Chateaubriand, triomphant de l'élection d'un pape faite sous ses auspices, heureux en fortune, heureux en séjour, heureux en sentiment pour des personnes innomées, se prend, comme à l'ordinaire des grandes âmes, d'un fastidieux dégoût pour tant de félicités, et continue à écrire ses Lamentations très-déplacées à son ancien secrétaire de Paris.
Ici, le vrai sentiment de M. de Marcellus se dévoile, comme à son insu, dans un jugement de trois lignes, en marge dans ces lettres.
«J'avais une tête très-froide et très-bonne, dit l'auteur d'Atala, et le diplomate, aussi grand que juste et ambitieux dans ses vues, avait le cœur cahin-caha pour les trois quarts et demi du genre humain.»
Voici le cri du commentaire, cette fois plus juste que bienséant, arraché à M. de Marcellus par la flagrante ingratitude envers l'âme de Juliette (madame Récamier), oubliée si cruellement pour des affections légères à l'âge du poëte:
«Je crois, dit-il, qu'il faut rétablir ainsi cette phrase: J'avais une très-froide et très-bonne tête, et, après, le cœur cahin-caha pour les trois quarts et demi du genre humain. Ajoutons pour être vrai: Comme pour la moitié au moins de l'autre demi-quart!»
Ce qui veut dire en bon français: Je n'avais de cœur que pour moi!
C'est le jugement qu'en porte M. Joubert, son premier ami, dans une lettre confidentielle à M. Molé, révélée aujourd'hui même pour la première fois, et publiée par M. Sainte-Beuve.
XI.
Le ministère Polignac, préambule d'une révolution certaine, rappela M. de Chateaubriand à Paris. M. de Marcellus est nommé quelques jours après son secrétaire d'État par le prince de Polignac. M. de Marcellus hésite quelques jours entre son dévouement de royaliste, son ambition naturelle, et son jugement très-sain sur l'inopportunité du défi de Charles X à la France alors libérale. Il va consulter M. de Chateaubriand comme l'oracle dans le désert, à l'hospice de la rue d'Enfer, où il s'était relégué. M. de Chateaubriand lui prophétisa la catastrophe prochaine et certaine. Marcellus refusa courageusement ces fonctions. Ce fut un bel acte de conscience et de foi dans sa politique de modération.
Pendant ces hésitations, le prince de Polignac, qui m'aimait, pense à moi; il m'écrit, me conjure de venir à Paris, m'offre avec instance la direction des Affaires étrangères; je n'hésite pas à refuser.—Il insiste sur un entretien; j'arrive à Paris, je cause à cœur ouvert avec lui, il est moins sincère avec moi qu'avec M. de Marcellus, il nie imperturbablement la pensée du coup d'État.
«Je le crois, puisque vous le dites, mon Prince, lui dis-je, vous ne le voulez pas, mais la logique et votre situation le veulent! Je suis royaliste, je suis jeune, je ne veux à aucun prix dater d'un coup d'État malheureux dans la politique, et commencer par une révolution où les Bourbons périront.»
Je fus nommé ministre à Athènes, et je m'éloignai!... M. de Marcellus expia longtemps son refus.
XII.
Les événements ne me donnèrent pas le temps de rejoindre mon poste; M. de Marcellus et moi nous déclinâmes la confiance et l'involontaire complicité de l'acte. Il se retira par pressentiment et conviction. Il fut fidèle à la monarchie légitime après les Bourbons, je restai fidèle à mon honneur en refusant de servir la seconde monarchie. Excepté la République, dictature de tout le monde, je ne voulus plus servir personne.
Cela a fait dire aux républicains, que je ne servais pas ma: «Défiez-vous de lui, c'est un légitimiste!» Et les niais l'ont cru. À leur place j'aurais redoublé de confiance, et j'aurais dit: «C'est un homme d'honneur, et, puisqu'il a été fidèle à la première heure par un sentiment de famille et de tradition, il le sera à la dernière, quand on n'a plus d'autre famille que la patrie et le peuple.» Mais ils ont cru qu'un royaliste de cœur, à vingt ans, ne pouvait jamais être un bon citoyen à cinquante, et qu'un homme fidèle à son serment sous les Bourbons ne serait qu'un traître sous la République!
Vous voyez où cette belle logique a mené la République. Mais passons!
XIII.
M. de Marcellus raconte les entretiens confidentiels qu'il eut avec la duchesse d'Angoulême.—Elle ne se fiait pas plus que nous, la noble femme, aux ordonnances, coup d'État désarmé. La législation des coups d'État, c'est la conscience de celui qui les tente, mais il ne faut pas les manquer.
Elle ne m'a jamais calomnié dans son exil, celle-là! Que la pitié de la terre et la bénédiction de Dieu la suivent dans sa tombe! Princesse tragique dès son berceau, elle fut triste jusqu'à la mort. Les Français l'en ont accusée; voulaient-ils donc qu'elle dansât sur les cadavres de son père et de sa mère? La tristesse est la bienséance des victimes.
XIV.
Le livre finit par une réflexion touchante et haute que M. de Marcellus prit ou imputa à Massillon, et qui fit relever la tête de M. de Chateaubriand vieilli, qui ne pouvait supporter sa verte vieillesse.
«Que sont maintenant, lui disait-il avec la pompe en deuil de ses entretiens familiers, que sont tous ces beaux fleuves si célèbres dont nous avons vu l'un et l'autre les bords?—De tristes souvenirs qui nous reprochent notre vieillesse.—Non! non! m'écriai-je, dites de beaux souvenirs qui embellissent nos derniers jours. Pourquoi donc le cœur serait-il sans force contre ces conditions de la vie? Il faut bien, ajoutai-je lentement, que l'affliction soit de quelque profit aux hommes, puisque Dieu si bon a pu se résoudre à les affliger.»
XV.
Ainsi finit le livre par une réflexion morose sur la vie, et par une réflexion juste et consolante, pleine de confiance en Dieu qui a fait ou permis la douleur.
Ainsi se dessinent les deux caractères: l'un léguant ses désespoirs et ses rancunes à la postérité, l'autre remettant le passé et les peines de l'avenir à la bonté de Dieu!
On ne peut s'empêcher, malgré tout le talent déployé, de plaindre l'un, et de chérir l'autre.
XVI.
Après ces excursions toujours rétrospectives sur la politique et ses belles années, M. de Marcellus revint à sa chère Grèce. Il décrivit et traduisit ses chants populaires.
Après M. Fauriel, il y avait encore à glaner. Ce qui fait l'intérêt et le charme de ces chants, c'est moins le chant lui-même que le cadre qui les enserre. Ce cadre est presque toujours une scène de l'Odyssée de jeunesse de M. de Marcellus, voguant ou chevauchant sur les mers ou sur les montagnes du Péloponèse. Il savait le grec ancien comme Homère, il savait le grec moderne comme un klephte. C'était l'époque héroïque de l'indépendance hellénique. L'Europe était folle d'hellénisme.
On oublie que des siècles ont remué ces lieux et ces peuples, et qu'il peut en sortir des peuples nouveaux à force de vieillesse, mais jamais d'anciens peuples. On se figure qu'on va ressusciter Miltiade ou Thémistocle dans la personne d'un corsaire ou d'un berger des mers ou des montagnes; que Démosthène et Cicéron vont succéder immédiatement au pape.
On oublie que deux mille ans ont passé, et que des millions de barbares ont été colonisés avec leurs mœurs nouvelles pendant des siècles et des siècles en Italie et en Grèce. De là, le mécompte de tous ces rêves pour refaire le passé sans éléments, au lieu d'améliorer le présent avec ses éléments propres. Mais alors la Grèce fanatisait l'Europe; on n'était ni chrétien ni musulman, on était Grec, comme aujourd'hui on n'est ni catholique ni carbonaro, on est Piémontais. Les oppositions ont des engouements comme les poëtes; il faut se hâter de les saisir pendant qu'ils passionnent à froid les orateurs et les journalistes, car ces engouements passent vite et ne reviennent pas de même.
XVII.
M. de Marcellus, qui était jeune, les partagea de bonne foi pour les klephtes, pour les corsaires, et pour les bergers sauvages de la féroce Albanie. Je ne les partageai que dans la mesure de mon bon sens; cependant je publiai moi-même le poëme du cinquième chant de Child Harold, imité assez servilement du beau poëme de lord Byron. Mon enthousiasme était médiocre comme un pastiche, mon succès fut médiocre aussi: je fus puni d'avoir feint un engouement qui n'était pas sincère.
Je savais bien au fond qu'on ne ressuscite ni peuple, ni nationalité, ni religion sur la terre au gré du caprice des imaginations d'orateurs ou de journalistes en quête de popularité. J'avais un sentiment d'admiration et de pitié pour ces belles îles de l'Archipel, où fleurissent en hommes et en femmes la plus charmante jeunesse du monde; mais je n'avais aucune haine pour Mahomet et pour ce peuple religieux, pasteur et guerrier, qui était venu à son temps balayer des vallées de Bithynie la corruption byzantine, et prêcher l'unité de Dieu, ce dogme des Arabes, à la place des superstitions ingénieuses de l'Église grecque qui touchent de si près à l'idolâtrie.
Je prévoyais que la Grèce ressuscitée, non par son génie propre, mais par un roi allemand, ne contenterait ni les Grecs ni les Turcs; la question se réduisait donc, au fond, à savoir si nous préparerions aux Russes l'empire de la Méditerranée; j'aimais mieux pour la France et pour l'Europe équilibrée les Turcs pour voisins que les Russes.
La bataille de Navarin, que nous ne livrerions certes pas aujourd'hui, ne fut donc à mes yeux que ce qu'est aujourd'hui l'unité piémontaise et anglaise en Italie: un solécisme en politique, une pierre d'attente de l'Angleterre, une sublime bévue de la politique d'opposition. Puisque nous l'avions purgée des Autrichiens, il fallait la confédérer comme l'Archipel grec en 1822, et la protéger, mais non la soumettre au joug des Cisalpins pour la laisser croître. La liberté ne s'improvise pas sous la tyrannie, encore moins sous l'anarchie.
XVIII.
Quoi qu'il en fût, M. de Marcellus, par esprit littéraire, et par esprit sérieusement chrétien, se mit à parcourir la Grèce nouvelle et l'Albanie, ni littéraire ni chrétienne, mais tour à tour, et selon le goût des Albanais, chrétienne ou mahométane comme son héros Scanderbeg, pour y chercher un nouvel Homère. Il n'y trouva rien que des chants dits populaires qu'on admira par parti pris, mais qui ne sont pourtant que des complaintes du peuple.
Défions-nous en toute langue de la poésie des rues, des mers et des montagnes, destinée à charmer les peuples ignorants. Cela est court, cela est monotone, cela est affecté ou trivial; cela contient cinq ou six images gracieuses, naïves, fortes, mais toujours les mêmes scènes: les airs que le berger siffle à son cheval, ceux que le matelot psalmodie à sa barque, couché à l'ombre de sa voile, ou l'amant à sa maîtresse au clair de lune. Ce n'est ni la malignité spirituelle et savante de Béranger, poëte d'opposition, épigrammatique, libéral, mais nullement populaire; ni la belle et naïve poésie homérique de Mistral dans son poëme antique de Mireille: c'est un patois pour les veillées des peuples de Provence!
C'est là un poëte populaire, ou plutôt c'est là un poëme écrit dans la langue du peuple avec les idées, les habitudes, les travers, les loisirs des amants, dans les basses classes des peuples!
Mais c'est Hugo, Vigny, Dumas, Laprade, Marcellus, Autran, Lamartine, qui les lisent.
Le peuple n'a ni le goût ni le temps, il a l'haleine courte; s'il est pieux, un couplet des cantiques de Marseille; s'il est impie, un couplet de Béranger, voilà son affaire; s'il est soldat, une strophe armée de la Marseillaise; voilà la poésie populaire. Or la Marseillaise, sublime en musique, est peu admirable en poésie; c'est un beau chœur des frontières de la France résonnant au pas de charge sous les pieds de l'étranger; mais les paroles sont des cris et non un poëme.
M. de Marcellus, comme M. Fauriel son devancier, ne rapporte donc que des scènes poétiques et peu de poésie. Quelques-unes de ces scènes sont de Salvator Rosa, quelques autres de l'Albane, jugez-en:
Les voleurs étaient venus sur la montagne pour y voler des chevaux, et ils n'y trouvèrent point de chevaux. Alors ils prirent mes petits agneaux et mes petites chèvres.
Puis ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
Hélas! hélas! hélas!
Ô mes pauvres petites brebis!
Ô mes pauvres petites chèvres!...
Vaï!!!
Ils m'ont pris l'écuelle où je mettais mon lait; ils ont pris ma flûte jusque dans mes mains.
Puis ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
Hélas! hélas! hélas!
Ô ma pauvre petite écuelle!
Ô ma pauvre petite flûte!
Vaï!!!
Ils m'ont pris le bélier qui portait la clochette, dont la toison était couleur d'or, et la corne d'argent.
Et ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
Hélas! hélas! hélas!
Ô mes pauvres petites brebis!
Ô mon pauvre petit bélier!
Vaï!!!
Je vous en supplie, Panagia, punissez les voleurs!—Ah! qu'on les arrête, qu'on les désarme au milieu de leur caverne, eux et toute leur race!
Hélas! hélas! hélas!
Ô mes pauvres petites brebis!
Ô mes pauvres petits chevreaux!
Vaï!!!
Ah! si la Panagia me l'accorde par sa grâce, et punit les voleurs, et que je revoie mon bélier au milieu de son parc, je rôtirai un agneau le jour de Pâques, jusqu'à ce qu'il tombe de la broche.
Mais ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
Hélas! hélas! hélas!
Ô mes pauvres petites brebis!
Ô mon pauvre petit bélier!
Vaï!!!
«C'est toute une idylle que cette plainte du pauvre petit berger de la montagne. Que de grâce et de naturel! On l'entend pleurer en chantant.
«Ce Vaï, qui revient à la fin de chaque couplet, comme un sanglot, est-il un mot grec ou étranger, une interjection improvisée, un dérivé du grec ancien ovaï, ou bien une construction du verbe grec moderne βαγἱζειν, vagir comme les enfants? C'est ce que je ne saurais dire; mais ce Vaï se comprend et se répète même quand on ne peut l'expliquer: c'est un cri de détresse jeté aux échos comme la dernière note prolongée d'un chant montagnard.
«Je montais un soir la colline du couvent de Saint-Nicolas, dans l'île de Prinkico, lisant, apprenant ou commentant l'Odyssée, mon livre favori; et, suivant une coutume de ma jeunesse qui m'est restée, m'arrêtant à chaque vers comme à chaque détour du sentier, pour cueillir les glaïeuls, les asphodèles et les premières églantines.
«Je m'étais déjà retourné mainte fois dans ma lente ascension, pour admirer ces merveilleux aspects qui s'étendent des montagnes de la Thrace et de l'Asie Mineure, des murs du sérail et des rivages de Chalcédoine, s'avançant sur leurs flancs et à leur ombre jusqu'aux rivages plus rapprochés de Calki et d'Antigone, fermant ainsi le cercle du lac le plus vaste et le plus azuré.
«J'avais compté les voiles du golfe de Nicomédie, se dirigeant vers les ports de Stamboul, et venant raser les écueils des îles des Princes pour y chercher quelque brise de terre favorable à la navigation, lorsque je rencontrai un enfant qui revenait de l'école du monastère, portant sous son bras son panier de provisions, et ses livres de l'autre.
«À ma prière, il s'arrêta et me suivit sous un ébène voisin de la route: là, j'ouvris un de ses cahiers, où je trouvai copiés des passages d'Homère, des fables d'Ésope, et sur une feuille détachée, parmi les distiques modernes, cette chanson populaire, les Voleurs, qu'il récita en riant lui-même des plaintes du pauvre berger. Je lui demandai s'il consentirait à s'en priver pour moi: il me l'offrit sans hésiter, assurant qu'il la savait tout entière, et que d'ailleurs plusieurs de ses petits camarades la savaient aussi.
«Comme l'entretien se prolongeait, je le priai de lire à son choix quelques lignes de son bagage élémentaire. Alors il prononça gravement et d'une voix haute ces deux vers de l'Iliade qu'on venait de lui donner à apprendre et à méditer pour sa leçon du lendemain:
Ἀτρεἱδη,
μἡ
ψεὑδε'
ἐπιστἁμενος
σἁφα
εἰπειν,
Οὐ
γἁρ
ἐπἱ
ψεὑδεσσι
πατἠρ
Ζευς
ἔσσετ'
ἁρωγὁς.
«Fils d'Atrée, ne mentez pas, vous qui savez si bien dire la vérité.—Car Dieu, notre père, ne sera jamais le soutien du mensonge.»
«Et mon jeune lecteur, en épelant ces vers, se reprit, comme s'il eût été devant le pédagogue, pour me faire sentir l'accent du mot ψεὑδεσσι, mensonge, sur lequel d'abord il n'avait pas assez appuyé.
«Émerveillé d'entendre retentir si mélodieusement la langue antique dans une bouche enfantine, je déposai quelques petites pièces de monnaie dans le panier vide; et l'écolier, après avoir porté une main à ses lèvres et à son front, s'éloigna en me disant: Que vos années soient nombreuses! Puis il se retourna souvent pour me regarder, jusqu'à ce que les arbres de la colline nous eussent dérobés l'un à l'autre, et pour toujours.»
LA BELLE DE SCIO.
«Au pied de la colline, à la lueur de la lune, dans le silence de la solitude et le calme de la mer, une belle est assise sur un petit banc de pierre, et tient sur ses genoux un petit chien.
«Elle accompagne son chant de sa guitare et fait entendre une voix angélique. Oh! que ne suis-je ta guitare! Que ne suis-je ton petit chien! Que ne suis-je, oh! que ne suis-je surtout ton amant aimé!
«Je vois encore dans le miroir de ma mémoire, si fidèle pour les images helléniques, ce petit tableau tel qu'il m'est apparu à Scio.
«Aux rayons de la lune, qui répand une si douce lueur dans ces régions asiatiques, aux derniers bruits que la mer apaisée jette sur la plage, les filles de Scio venaient, sur le banc de pierre dressé à la porte de leur maison, écouter les plaintes et les déclarations d'amour des jeunes hommes, quelquefois mêler leurs voix aux chants passionnés, au son du téorbe ou de la mandoline. Or cette chanson n'est qu'un des soupirs recueillis au milieu de ces coutumes qui proclamaient au loin l'antique réputation d'innocence attribuée, à toutes les époques, aux belles habitantes de l'île devenue si misérable.»
Il faudrait lire encore la complainte des blanchisseuses qui lavent le châle et la veste de l'étranger, pour qu'à son retour dans sa patrie, la mère et les sœurs n'accusent pas les filles de l'île de dureté et de parcimonie envers le pauvre matelot!
XIX.
Tout cela n'est pas sublime, sans doute, mais c'est naïf et touchant.
Quand les chants populaires ne sont pas composés à froid par des poëtes politiques, ils ne sont jamais sublimes; le peuple ne l'est pas, mais il est peuple, c'est-à-dire nature.
C'est le caractère vrai des traductions de M. de Marcellus. Il ne faut pas y chercher des essences dans les bouquets de fleurs des montagnes, mais de la rosée matinale et des senteurs des champs. C'est ce qu'on trouve dans ce recueil.
XX.
Mais, à mesure que M. de Marcellus avançait en âge, il s'élevait plus haut que ses travaux pittoresques sur la Grèce moderne et populaire. L'âme totalement dégagée de l'esprit de parti, et se remettant entièrement à la Providence du sort de sa cause, il se contentait de rester fidèle pour lui-même, et ne s'inquiétait plus des fidélités ou des infidélités des autres. Il vivait hors du monde des événements; et se plongeait de plus en plus dans les études et dans les spéculations de la haute philosophie de l'ancienne Grèce.
C'est alors qu'il publia ses six volumes de la traduction de Nonnos, travail obstiné, mais malheureux. Qu'importait au monde actuel un poëme épique de plus sur les exploits de Bacchus, chanté après coup par un Grec chrétien, comme un écho mort que chanterait une croyance finie? Travail pour l'Académie des inscriptions plus que pour son temps.
Mais, peu d'années avant sa mort, il s'éleva, comme helléniste, comme savant et comme poëte, à des œuvres plus utiles et infiniment plus belles que tout ce qu'il avait fait jusque-là en littérature. Nous voulons parler de son dernier ouvrage, à peine publié, non encore connu, saisi par la mort sur le seuil de sa publicité: les Grecs anciens et les Grecs modernes; ouvrage très-neuf, très-original et très-philosophique en même temps que très-poétique; trésor véritable découvert par lui dans les littératures presque fabuleuses de l'arrière-Grèce.
Le premier morceau de ce beau recueil, exhumé du mont Athos, de l'île savante de Rhodes, des mystères de la Thrace, c'est le poëme de Médée et Nausicaé sur le Bosphore, par Apollonius de Rhodes, auteur argonautique.
ENTRETIEN LXXIX
MÉDÉE ET NAUSICAÉ
SUR LE BOSPHORE.
(SCÈNE ORIENTALE.)
«Un jour de septembre, du haut de ma fenêtre, dans le pavillon de bois où flottait à Thérapia le pavillon de France, je considérais les brouillards qui s'élevaient insensiblement de la surface du Bosphore. On les voyait glisser sur les eaux comme des fumées transparentes, puis se condenser au-dessus, et s'arrêter immobiles à la moitié des collines du détroit; de sorte que par-dessous leur couche épaisse j'apercevais en Asie la base de la montagne du Géant, dont la cime semblait s'unir à l'Europe par un pont de nuages argentés. Ces nuages fermaient au loin l'entrée de la mer Noire, qu'on entrevoit de Thérapia par une courte échappée; et leur ceinture, jointe au calme des ondes, faisait de cet espace, le plus resserré du Bosphore, l'image parfaite d'un petit lac.
«Je connaissais cette disposition atmosphérique du canal de Thrace, et je savais que le soleil en se montrant ne tarderait pas à dissiper ces brumes qui n'osaient s'attrouper qu'en son absence. Dès qu'il parut, je descendis sur la rive et je me dirigeai le long du fleuve amer, marchant moins vite que ses courants. Je voulais suivre les contours de la plage jusqu'au petit promontoire de Kalender pour revenir par les hauteurs désertes, en remontant le ruisseau qui prend sa source à Krio-Nero, la fontaine froide.
«Les bruits de ces villages, qui sont autant de ports, s'éveillaient; les voix des caïdgis (bateliers) se mêlaient aux cris des goëlands; le brouillard avait laissé sur chaque feuille une goutte de rosée qui étincelait au soleil; ma promenade fut délicieuse, et je revins chargé de touffes de bruyères, de daphnés et de cistes fleurissant d'eux-mêmes au sein de ces solitudes qui touchent de si près au rivage.
«Comme je tournais le fond du petit golfe de Thérapia, je rencontrai Athanase Christopoulos, le poëte si célèbre déjà par ses chants anacréontiques. J'apprenais alors ses odes pour me familiariser avec le grec moderne, et je recherchais sa conversation, qui n'était jamais sans profit pour moi. Il se rendait chez l'un de ces mêmes princes Morusi dont il avait dirigé l'éducation en Moldavie.
«—Quoi! de si bonne heure? me dit-il, quel intérêt vous amène dans notre quartier grec?
«—Pas d'autre, répondis-je, que le beau temps et le plaisir de voir Kalender.
«—Je ne puis vous suivre, reprit-il, jusqu'à ce bon abri; car je me figure qu'il faut interpréter ainsi le nom de Kalender, souillé vers sa fin d'une terminaison turque. C'est le kalos endios dont nous parlent les vieux géographes du Bosphore. Mais je veux au moins animer le début de votre promenade par quelques souvenirs antiques. C'est ici l'ancien golfe de Pharmakia, où l'on dit que Médée, partie de la Colchide, déposa des poisons, en y laissant leur nom. Mais nous, Grecs modernes, nous n'avons pas consenti à traduire avec si peu de politesse envers la fille des rois ce mot de pharmakia: ses poisons étaient des médicaments aussi, et nous avons nommé notre village Thérapia, la guérison.
«Au bout de cette anse profonde que protégent contre les vents du nord la colline et les grands pins de votre palais de France, vous voyez cet îlot ou plutôt cet écueil, si près de la rive qu'on peut l'atteindre sans nager? Les flots, toujours tranquilles ici, ne le surmontent jamais et se contentent de laver et de polir sa roche. Là, dit-on, la nièce de Circé, Médée, broyait les plantes qui endormaient les dragons et rajeunissaient les vieillards.
«Si vous ne deviez m'accuser de prendre en main des causes désespérées, j'aimerais à réhabiliter Médée auprès de mon siècle. On n'a jusqu'ici voulu voir en elle qu'une fougueuse magicienne, une épouse forcenée, une mère barbare. La faute première en est à Euripide, grand ennemi des femmes: pour moi, je m'attache à sa jeunesse, à son unique amour, à sa primitive innocence; sa passion m'attendrit beaucoup plus que celle de Phèdre, car elle est bien moins coupable. Avez-vous lu le troisième chant d'Apollonius de Rhodes?
«—Pas encore, lui répondis-je, mais, comme Homère m'a guidé dans l'Archipel, je comptais prier les Argonautes de me conduire dans le canal de Thrace, théâtre de leurs exploits.
«—Eh bien, reprit-il en souriant, si les affaires de l'Europe, un peu confuses ici, ou si les soupirs de l'empire turc qui croule vous laissaient demain autant de loisirs qu'aujourd'hui, nous pourrions lire ensemble ce touchant épisode de Médée avec votre ami, le prince Nicolaki Morusi, et je vous attendrai chez lui.
«—J'y serai, lui dis-je, mais n'espérez pas m'amener facilement à aimer Médée. Un de ces grands poëtes latins que vous n'estimez qu'à moitié, vous, fiers descendants d'Homère et de Pindare, a prononcé cette sentence: Il faut que Médée soit féroce ou indomptée..... Je m'en tiens là...
«—À demain, à demain! reprit Christopoulos, point de jugement arrêté d'avance. Et, puisque vous êtes en Grèce, n'en croyez sur leurs héros ou leurs héroïnes que les Grecs.»
«Là-dessus, nous nous quittâmes, et le lendemain je le rejoignis chez le Beyzadé Nicolaki Morusi.
XXI.
«—Je connais d'avance le sujet de votre visite, me dit le prince. Cette Médée, redoutable patronne de notre village, fait encore trembler nos femmes du peuple sous la terreur de ses noirs enchantements; voyons comment va s'y prendre notre maître pour nous inspirer envers elle des sentiments plus doux.
«—Il ne me faudra pour ce miracle, interrompit Christopoulos en prenant son livre, rien autre chose que vous lire ce qu'en dit le chantre des Argonautes.
«—Pour nous mieux pénétrer de la bonté de votre cause, ajoutai-je, ne trouverez-vous pas à propos de prononcer lentement, de vous arrêter de temps à autre, et même de traduire quelquefois en passant, comme si ce que vous lisez ne devait pas toujours parvenir du premier coup à l'intelligence de votre auditoire?
«—Je vous comprends, me répondit en souriant le poëte, et je vous obéirai.
«—Mais d'abord, quelques mots de préambule, nous dit alors notre prudent lecteur, pour vous expliquer où nous allons prendre le récit. Je fais comme si vous n'aviez jamais su la marche du poëme, ou plutôt comme si vous aviez oublié ces étranges aventures datant de trois mille années, pour prêter votre mémoire à des faits plus récents.
«Il entre beaucoup de généalogie dans toute histoire mythologique. Je ne vous ferai pas néanmoins remonter plus haut que l'arrière-grand-père de notre héros. Éole, non pas le fougueux roi des vents, mais un autre Éole, roi d'une contrée de Thessalie, eut deux fils: Créthée, père d'Æson et de Pélias, puis Athamas, père de Phryxos et d'Hellé; je vous fais grâce du reste de la descendance, qui, si j'allais plus loin, s'étendrait facilement jusqu'à Ulysse. À la mort de Créthée, Pélias usurpa le trône d'Iolchos au détriment d'Æson, son frère aîné; et quand Jason, fils d'Æson, revendiqua la couronne, son oncle Pélias, avant de la lui rendre, lui imposa la condition de rapporter en Grèce la toison d'or qui se trouvait en Colchide. C'était la dépouille du bélier ailé que Phryxos, fils d'Athamas, y avait consacrée après son voyage aérien. Il fuyait la colère de son père, et dans son trajet il laissa tomber sa sœur Hellé, menacée comme lui par une marâtre, dans le détroit qui porte encore aujourd'hui son nom. Aiète, fils du Soleil et frère de Circé, régnait alors à Colchos. Il accueillit Phryxos, et lui donna pour épouse Chalciope, sa fille aînée, sœur de Médée. Phryxos mort, ses fils partirent pour aller réclamer en Grèce l'héritage de leur père et pour le venger.
«Ils firent naufrage dans l'Euxin, sur l'île de Mars, et en furent ramenés par les Argonautes. Ceux-ci, commandés par Jason, ont surmonté les écueils des Cyanées, les périls d'une mer inconnue, et sont arrivés à l'embouchure du Phase, auprès de la ville d'Aia, capitale du royaume d'Aiète. C'est là que les deux premiers livres du poëme d'Apollonius de Rhodes les ont conduits; voici le troisième.
«Christopoulos lut alors d'une voix cadencée ces vers qui dans sa bouche recevaient du rhythme et de l'harmonieux idiome un charme inexprimable. Pour plus de sûreté, il m'avait engagé à suivre sa lecture sur mon exemplaire, où je notais au crayon ses pauses et ses remarques. Plus tard, ces notes m'ont rendu mes souvenirs, et je les retrace ici, en substituant aux texte grec ma traduction, où je l'ai suivi d'aussi près qu'il m'a été possible.»
XXII.
J'ai écrit une Médée dans ma première jeunesse; elle est encore enfouie dans les caisses de mon grenier, où les voyageurs de la vie enferment leurs hardes usées qui n'en sortiront jamais que pour faire du vieux papier pour des hommes nouveaux.
M. Legouvé, un de nos plus charmants poëtes, en a écrit une infiniment supérieure, pour que la belle tragédienne, madame Ristori, épanchât en italien de Montanelli les plaintes de l'héroïne si dévouée et si abandonnée. Que de notes naïves, tendres, pathétiques, n'a-t-elle pas ajoutées à ses notes tragiques!
XXIII.
«Après cette lecture des fragments d'Apollonius de Rhodes, qui ont charmé tout le petit auditoire grec par les peintures les plus délicates d'un amour naissant, de la pitié entre deux amants, la controverse s'établit entre les auditeurs sur la prééminence d'Homère ou d'Apollonius. On hésite, et il y a de quoi.
«Mais Manos se lève, se dirige vers quelques tablettes suspendues à la muraille et saisit l'Odyssée. «Écoutez-moi à mon tour, dit-il, et oubliez ce que vous venez d'entendre!» Puis, se tournant vers moi, dit M. de Marcellus, il ajoute: «Les sentiments sont si naturels, le sens si clair, que celui de nous qui n'a pas appris le grec en naissant n'a nul besoin d'interprète. Il s'agit de Nausicaé, fille du roi Alcinoüs. Ulysse, jeté sur cette île par la tempête et accablé de lassitude, est couché sur des feuilles sèches, à l'abri des roseaux, au bord du fleuve qui se jette dans la mer.»
«Alors, continue M. de Marcellus, le vieillard Manos, aux cheveux blancs et à la longue barbe, vêtu de cette robe orientale qui fait partie du costume grec à Constantinople, se redresse sur le divan où nous restons accoudés.»
Lamartine.
(La suite, au mois prochain.)
LXXXe ENTRETIEN.
ŒUVRES DIVERSES DE M. DE MARCELLUS
(TROISIÈME PARTIE)
ET
ADOLPHE DUMAS.
I.
«Bientôt l'aurore qui s'avance sur son char magnifique a réveillé Nausicaé aux superbes voiles. Elle s'étonne de ce songe et se hâte de traverser ses appartements pour le dire à ses parents, son père chéri et sa mère. Elle les trouve chez eux: l'une est assise auprès du foyer avec les femmes qui la servent, filant sur sa quenouille une laine teinte de la pourpre des mers; elle rencontre l'autre comme il sortait pour se rendre avec ses chefs illustres au conseil où les nobles Phéaciens l'appelaient; elle s'arrête tout près de son père bien-aimé, et lui dit:
«Père chéri, n'allez-vous pas me préparer un char élevé, aux fortes roues, afin que je porte vers le fleuve, pour les laver, les précieux vêtements que j'ai là tout malpropres? Quand vous allez parmi vos chefs faire entendre vos conseils, il vous sied à vous-même d'avoir des habits sans tache; vous avez dans vos palais cinq fils mariés, et trois dans la fleur de la jeunesse. Ceux-ci veulent toujours, pour aller à la danse, des vêtements nouvellement blanchis; et c'est moi que tous ces soins regardent.»
«Elle dit, et évite ainsi de parler à son père bien-aimé du doux mariage, mais il a tout compris et lui répond:
«Certes, ma fille, je ne te refuse ni des mules, ni rien autre chose. Va, et mes serviteurs te prépareront un char élevé, aux fortes roues, et à la caisse large et solide.»
«Après ces mots, il donne ses ordres à ses serviteurs qui obéissent, et amènent au dehors le char aux roues solides, propre aux mules, qu'ils y conduisent et y attellent. La jeune fille apporte de son appartement les habillements magnifiques et les dépose sur le char bien fabriqué. La mère a mis dans une corbeille les aliments de toute sorte pour ranimer les forces; elle y place les vivres et le vin qu'elle a versé dans une outre de peau de chèvre. Puis, comme sa fille monte sur le char, elle lui donne dans une fiole d'or l'huile onctueuse pour s'en purifier, elle et ses compagnes. Nausicaé prend les rênes brillantes et le fouet dont elle frappe pour le départ les deux mules, qui s'élancent bruyamment; elles courent sans s'arrêter et emportent le linge et la jeune fille qui n'est pas seule; car les suivantes vont aussi avec elle.
«Lorsqu'elles sont parvenues au lit merveilleux du fleuve, là où sont les lavoirs pour toute l'année et où surabonde une eau bonne à enlever toutes les souillures, elles détachent les mules et les chassent vers le fleuve impétueux pour s'y repaître d'une herbe savoureuse. Elles enlèvent ensuite du char sur leurs bras les vêtements, les plongent dans l'eau limpide et les foulent dans les réservoirs en luttant de vitesse. Quand elles ont tout lavé et effacé toutes les taches, elles étendent en ordre sur le bord de la mer, là surtout où les flots ont nettoyé les cailloux du rivage. Puis, après s'être baignées et imprégnées d'une huile onctueuse, elles prennent leur repas auprès des rives du fleuve, en attendant que l'ardeur du soleil ait séché le linge. Ensuite, leur faim apaisée, la jeune fille et les suivantes détachent leurs voiles pour jouer au ballon.
«Ici, nous dit M. Manos, nous sommes loin des palais. C'est un tableau de la vie journalière des champs. Qui de vous n'a été témoin de ces bruyantes occupations, de ces repas, de ces jeux après l'ouvrage de nos jeunes femmes occupées du soin de blanchir? On rencontre encore dans nos îles et sur notre continent, près des sources ou des fleuves, ces fosses où l'eau se renouvelait, et où on venait fouler le linge sous les pieds.
«—Oui, sans doute, répondit Christopoulos, et une fois par hasard, à la vue du présent, je suis disposé à regretter notre rustique passé. Cette espèce de danse que du temps des hommes primitifs les laveuses exécutaient dans les fosses limpides, devait être bien autrement gracieuse que leurs incommodes génuflexions d'aujourd'hui auprès d'une eau qui rougit leurs mains et leurs bras.
—«Que le caminari me permette de l'interrompre, reprit M. Manos, et de le ramener bien vite à Homère, dont une noble et sévère comparaison va relever le récit.»
II.
«C'est Nausicaé aux bras blancs qui commande le jeu; telle que Diane, dont les flèches font les délices, elle court à travers les montagnes, soit sur le Taygète escarpé, soit sur l'Érymanthe, à la poursuite des sangliers et des cerfs agiles qui l'amusent; les nymphes des champs, nées de Jupiter porteur de l'égide, partagent ses plaisirs; et le cœur de Latone palpite de joie, car sa fille les dépasse du visage et de la tête; et, bien que toutes soient belles, on distingue aisément la déesse. Ainsi la vierge domine ses compagnes qui ne connaissent pas encore le mariage.
«Mais quand, les mules attelées et les précieux vêtements ployés, il faut retourner à la maison, Minerve invente un autre artifice pour réveiller Ulysse et lui montrer la jeune fille aux beaux yeux qui doit le conduire à la ville des Phéaciens. Comme la reine du jeu lance le ballon à l'une des suivantes, cette suivante le manque, et il tombe dans la profondeur du courant; elles poussent de grands cris, et le divin Ulysse se réveille: il se redresse alors, et dans son esprit et son cœur il raisonne ainsi:
III.
«Hélas! chez quels mortels suis-je encore arrivé? Sont-ils injurieux, sauvages et méchants? ou bien ont-ils des pensées hospitalières et le respect des Dieux?
«Des cris de jeunes femmes sont venus jusqu'à moi; ce sont des nymphes sans doute qui résident sur les hautes cimes des montagnes, aux sources des fleuves et dans les prairies herbeuses et humides. Ou bien serais-je près de mortels à voix humaine? Levons-nous, et essayons nous-même de tout voir.
«À ces mots, le divin Ulysse, en se dégageant des branches, brise de l'effort de sa main dans l'épais taillis un rameau feuillu pour en voiler autour de ses reins sa nudité. Puis il s'avance comme un lion nourri dans les montagnes, confiant en sa force, qui marche battu de la pluie et du vent. Ses yeux étincellent: il s'élance contre les génisses, les brebis ou les biches des forêts. La faim lui ordonne d'attaquer les troupeaux et de pénétrer dans les bergeries les mieux closes. Tel Ulysse, tout nu qu'il est, va au devant des jeunes filles à la belle chevelure, car il le faut; il leur apparaît tout souillé de l'écume de la mer et tout effrayant. Elles s'enfuient de côté et d'autre sur les hauteurs du rivage; seule la fille d'Alcinoüs demeure, car Minerve lui inspire le courage et bannit de son cœur l'effroi. Elle est debout et attend; mais Ulysse délibère: ira-t-il en suppliant toucher les genoux de la jeune fille aux beaux yeux, ou la suppliera-t-il de loin, par des paroles persuasives, de lui donner des vêtements et de lui montrer la ville? Dans ces pensées, il lui semble préférable de la supplier de loin, de peur qu'il n'excite la colère de la jeune fille en touchant ses genoux. Il lui adresse aussitôt ce discours adroit et plein de douceur.
IV.
«Ô reine! je me jette à tes pieds, que tu sois déesse ou mortelle: si tu es l'une de ces divinités qui résident dans le ciel immense, je ne saurais te comparer, pour la taille, la forme et la beauté, qu'à Diane, la fille du grand Jupiter; et si tu es l'une de ces mortelles qui habitent sur la terre, ô trois fois bienheureux ton père et ta mère vénérables; trois fois bienheureux tes frères!
«Certes, leur cœur, grâce à toi, s'épanouit sans cesse de joie quand ils voient une telle fleur entrer dans le chœur des danses; mais plus heureux encore que tous les autres au fond de son âme celui qui, l'emportant par les dons du mariage, t'amènera dans sa demeure. Jamais de mes yeux je n'aperçus une personne semblable, ni parmi les hommes, ni parmi les femmes, et une respectueuse admiration me saisit à ton aspect.
«Ainsi jadis, à Délos, auprès de l'autel d'Apollon, j'ai vu la tige grandissante d'un jeune palmier. Suivi d'un peuple nombreux, j'avais fait ce voyage qui devait m'apporter bien des malheurs. À la vue de cet arbre, je demeurai longtemps stupéfait, car jamais la terre n'en produisit de pareil. Femme, c'est ainsi que je te contemple, t'admire et que j'ai tremblé de toucher tes genoux, car j'éprouve des douleurs cruelles. Hier était le vingtième jour où je fuyais sur une mer ténébreuse, et toujours le flot et de violents orages m'ont emporté depuis mon départ de l'île d'Ogygie. Enfin, maintenant une divinité me jette ici pour y subir peut-être de nouvelles infortunes; car je pense qu'elles ne vont pas cesser, mais bien plutôt que les dieux les multiplieront encore.
«Ô reine, sois compatissante; après tant de souffrances que je viens de subir, tu es la première que j'approche, et je ne connais aucun autre des hommes qui habitent la ville ou le pays. Montre-moi donc la cité.
«Donne-moi, pour m'en entourer, quelque haillon ou quelque enveloppe du linge si tu en as apporté en venant ici, et que les dieux t'accordent tout ce que peut souhaiter ton âme; qu'ils te donnent un mari, une maison, et la concorde si précieuse; car rien n'est plus désirable et meilleur qu'un ménage où l'époux et l'épouse mettent en commun leurs pensées pour le diriger. C'est un vif chagrin pour leurs ennemis, pour leurs amis une grande joie, et pour eux-mêmes surtout une bonne renommée.»
V.
«Nausicaé aux bras blancs lui répondit ainsi:
«Étranger, certes tu ne ressembles ni à un méchant ni à un homme sans intelligence. C'est Jupiter lui-même, le maître de l'Olympe, qui dispense le bonheur aux mortels, aux bons et aux mauvais à son gré. Ce qu'il te donne, il te faut bien le supporter. Mais maintenant que tu as atteint notre territoire et notre pays, tu ne manqueras ni de vêtements, ni de toutes les choses qu'il convient d'offrir à un infortuné qui vient de loin et supplie: je t'enseignerai la cité, et je vais te dire le nom de ses habitants. Ce sont les Phéaciens qui possèdent cette ville et cette terre; et moi, je suis la fille du magnanime Alcinoüs qui reçoit des Phéaciens la force et la puissance.»
«Elle dit, et donne ses ordres à ses suivantes aux beaux cheveux:
«Arrêtez-vous, mes compagnes; pourquoi fuyez-vous à la vue d'un homme? Pensez-vous que ce soit quelque ennemi? Le mortel n'est pas encore né et ne naîtra pas qui oserait venir dans les États des Phéaciens pour y apporter la guerre, car ils sont chéris des dieux, et nous habitons à l'écart, les derniers, au sein des ondes écumeuses et immenses. Mais puisque ce malheureux nous arrive égaré, il en faut avoir soin, car c'est de Jupiter que viennent tous les étrangers et les pauvres; le don le plus léger leur est cher. Donnez donc, ô mes compagnes, à boire et à manger à notre hôte, et baignez-le dans le fleuve, là où est un abri contre le vent.»
«À ces mots, elles s'arrêtent et s'encouragent entre elles; puis elles conduisent Ulysse vers l'abri, comme le veut la fille du magnanime Alcinoüs: elles déposent ensuite tout près de lui des vêtements, un manteau et une tunique, lui donnent dans la fiole d'or l'huile onctueuse, et l'engagent à se baigner dans le courant du fleuve; mais alors le divin Ulysse leur parle ainsi:
«Femmes suivantes, tenez-vous loin de moi, pendant que je laverai moi-même l'écume de la mer sur mes épaules et répandrai l'huile sur mon corps: il y a longtemps qu'il est privé de toute onction; mais je ne me baignerai point devant vous, car j'ai honte de me dépouiller en présence de jeunes filles aux beaux cheveux.»
«Celles-ci s'éloignent à ces paroles qu'elles rapportent à Nausicaé. Aussitôt le divin Ulysse, à l'aide du fleuve, dégage ses membres de l'écume de la mer qui recouvrait ses reins et ses larges épaules; il essuie sur sa tête les souillures des flots indomptés, et, après s'être baigné en entier et imprégné d'huile, il s'enveloppe des vêtements que vient de lui donner la vierge qui ne connaît pas le mariage. La fille de Jupiter, Minerve, lui prête un aspect plus grand et plus robuste, elle fait tomber de sa tête en boucles sa chevelure pareille à la fleur de l'hyacinthe; et, comme un habile ouvrier à qui Vulcain et Pallas-Minerve ont enseigné la diversité de leur art, mêle l'or à l'argent pour en perfectionner les œuvres charmantes, ainsi la déesse a répandu la grâce sur la tête et les épaules d'Ulysse: bientôt il va s'asseoir à l'écart sur le rivage de la mer, resplendissant de grâce et de beauté. La jeune fille le contemple, et dit alors à ses suivantes à la belle chevelure:
«Ô mes compagnes, écoutez ce que je vais vous dire. Ce n'est point sans l'aveu de tous les dieux habitant l'Olympe que cet homme vient se mêler aux Phéaciens pareils aux immortels. Car d'abord son aspect était désagréable, et maintenant il égale les divinités qui résident dans l'immensité des cieux. Ah! si un tel époux m'était réservé, qu'il habitât ici, et qu'il lui plût d'y rester!... Mais, ô mes compagnes, donnez à manger et à boire à notre hôte.»
«Elle dit, et ses suivantes qui l'écoutent s'empressent de lui obéir. Elles déposent auprès du héros les aliments, le breuvage; et le divin Ulysse, après avoir supporté tant de maux, mangeait et buvait avidement, car depuis longtemps il était reste sans nourriture.
VI.
«Cependant Nausicaé aux bras blancs s'occupe d'un autre soin; après avoir placé sur le beau char les vêtements qu'elle a reployés, elle y attelle les mules au pied vigoureux, y monte, et adresse à Ulysse, en l'interpellant, ces engageantes paroles:
«Étranger, lève-toi maintenant pour aller à la ville, où je te dirigerai vers le palais de mon père, le sage héros. C'est là, je pense, que tu trouveras l'élite des Phéaciens. Mais fais comme je vais te dire; car tu ne me parais pas dépourvu de prudence.
«Tant que nous traverserons les champs et les travaux des hommes, marche rapidement, avec mes suivantes, derrière les mules et le char. Mais quand nous serons près de la ville qu'entourent un mur élevé et, des deux côtés, un beau port, l'entrée devient étroite. Les navires à doubles rames y sont retirés sur la voie, car tous y ont une place marquée pour chacun. C'est là aussi, autour du bel autel de Neptune, qu'est la place publique, formée de pierres de taille profondément enfoncées qu'il a fallu y apporter; et c'est encore là que se préparent les agrès des noirs navires, leurs amarres, leurs câbles, et que se polissent les avirons. Les Phéaciens ne se soucient ni de l'arc ni du carquois; mais des voiles, des rames et des plus grands vaisseaux sur lesquels ils traversent fièrement les mers blanchissantes.
«Je veux éviter leurs mordants propos, et, derrière moi, leurs railleries; car chez le peuple il y a bien des insolents: et quelqu'un des plus vils qui nous aurait rencontrés ne manquerait pas de dire: «Quel est donc ce fier et bel étranger qui suit Nausicaé? Où l'a-t-elle trouvé? Sans doute il sera son époux. Elle aura recueilli ce vagabond hors de son vaisseau: un homme des pays éloignés, puisque nous n'avons pas de voisins. C'est peut-être quelque dieu ardemment imploré qui sera venu à ses prières et descendu du ciel, et elle veut l'avoir toute sa vie. Elle a mieux fait d'aller chercher elle-même un mari hors de chez nous, puisqu'elle méprise les Phéaciens qui la recherchent et qui sont pourtant nombreux et braves.» Voilà ce qu'ils diraient, et ces paroles me seraient injurieuses. Je blâmerais moi-même toute autre qui agirait ainsi, et qui, du vivant de son père et de sa mère chéris, se mêlerait sans leur consentement à la société des hommes, avant le jour de son mariage public.
«Étranger, observe bien mes recommandations, afin que tu obtiennes promptement de mon père qu'il t'envoie dans ta patrie. Nous rencontrerons près de la route un superbe bois de peupliers consacré à Minerve. Une source y coule, et une prairie l'environne; là sont l'enclos de mon père et son verger florissant, aussi loin de la ville que la voix peut s'en faire entendre. C'est là que tu t'assoiras pour y rester tout le temps que nous mettrons à gagner la cité et à arriver au palais de mon père.
«Quand tu jugeras que nous les aurons atteints, alors dirige-toi vers la ville, et demande la demeure de mon père, le magnanime Alcinoüs. Elle est facile à reconnaître, un enfant en bas âge y conduirait, car les maisons des Phéaciens ne ressemblent nullement à l'habitation d'Alcinoüs le héros. Quand tu auras pénétré dans sa demeure et dans sa cour, traverse rapidement le palais pour parvenir à ma mère. Elle est assise au foyer, appuyée contre une colonne, filant sur sa quenouille, à la clarté du feu, une laine teinte d'une pourpre merveilleuse à voir; derrière elle sont ses servantes; tout auprès se dresse le trône de mon père, où il boit le vin et siége comme un immortel. Va plus loin que lui, et jette tes bras autour des genoux de ma mère, afin de voir l'heureux jour du retour, quelque lointain que soit ton pays. Si son cœur t'accueille avec bienveillance, espère alors voir tes amis et retourner dans ton élégante maison et dans ta patrie.»
VII.
«Après ces paroles, elle frappe du fouet brillant les mules, qui abandonnent bientôt les bords du fleuve; elles courent, et battent le sol de leurs pieds alternatifs. Nausicaé les conduit en usant adroitement du fouet, de telle sorte qu'Ulysse et ses compagnes, qui sont à pied, les puissent suivre. Le soleil baissait quand ils atteignirent le bois renommé consacré à Minerve. Là, le divin Ulysse s'assoit et implore aussitôt la fille du grand Jupiter.
«Écoute-moi, fille invincible du dieu qui tient l'égide, exauce-moi, maintenant du moins, puisque tu ne m'as pas exaucé lorsque, ballotté sur les ondes, j'étais le jouet du furieux Neptune; et fais que j'inspire aux Phéaciens la bienveillance et la pitié.
«Il dit, Minerve l'entend; mais elle ne se manifeste pas aux regards du héros, car elle redoute le frère de son père Neptune, dont le courroux violent persécutait le divin Ulysse jusqu'à ce qu'il eût retrouvé son pays.»
Je n'oublierai jamais quelle noblesse et quels accents M. Manos sut donner à sa voix en psalmodiant ces vers d'Homère.»
VIII.
Dans Cérès à Éleusis, scène orientale, les mystères du paganisme transcendant sont décrits et sondés avec autant de poésie que d'érudition;
Puis dans Orphée en Thrace, morceau de haute philosophie religieuse dédié à M. de Lamartine, et dont je ne recueillis l'hommage amical que sur son tombeau.
Cette scène orientale commence cette réminiscence de nos jeunes années et de nos premiers voyages.
Qu'on me permette de la citer ici, en rejetant sur le compte de l'amitié tout ce qui m'élève à la hauteur d'Homère et d'Orphée, mais en ne rejetant rien de mon enthousiasme croissant avec les années pour Homère.
ORPHÉE EN THRACE.
À M. DE LAMARTINE,
À SAINT-POINT.
SCÈNE ORIENTALE.
«J'achève, mon cher ami, de lire l'idylle antique que vous avez intitulée Homère; et je me hâte de vous remercier de tout le plaisir que j'ai eu à reporter avec vous mes pensées vers ce bel Orient, où l'image et les œuvres prétendues du chantre primitif ne m'ont jamais quitté.
«C'était bien à vous, poëte par nature, et civilisateur par votre nouvel écrit, qu'il appartenait de déposer encore une couronne sur la tombe d'un poëte, civilisateur des temps antiques, tombe perdue comme son berceau dans l'obscurité des âges.
«C'était à vous de nous expliquer le génie, devancier et dominateur des autres génies, le premier de ces révélateurs des passions de l'âme, et le plus parfait de ces consolateurs de l'infortune, à qui fut donnée la mission sublime de rappeler le genre humain à l'exécution des lois, car les poëtes des premiers âges en étaient les hérauts publics comme les plus habiles interprètes.
«Conseillers religieux et héroïques, qui se chargeaient de ramener au culte des devoirs, d'attiser le courage, d'adoucir les coutumes, de compatir au malheur, enfin d'apprivoiser pour ainsi dire, par des sons harmonieux, les oreilles inexpérimentées et sauvages encore!
«J'aime à vous voir évoquer sous nos yeux la grande ligure du poëte créateur qui enchanta ma jeunesse, et me guida dans l'Orient au vif éclat de sa lumière; j'aime également à retrouver dans son dernier historien la voix du chantre de ces Méditations qui, dès leur berceau, m'apparurent sous le même ciel, et m'apportèrent, aux rives de Scio et de Smyrne, de douces et mélancoliques jouissances. Déjà, vous le savez, je me plaisais à réunir dans ma mémoire, comme ils l'étaient dans mon portefeuille oriental, les plus antiques et les plus modernes accents des muses bienfaitrices de l'humanité.
«Parmi les ombres mythologiques groupées autour d'Homère, vous avez nommé Orphée, et cité quelques lignes de mes Épisodes littéraires. C'en est-il assez pour m'autoriser à placer ma légende populaire du réformateur de la Thrace sous la protection de votre chronique du chantre de Méonie?
«Quoi qu'il en soit, le nom d'Orphée a mérité de briller sur ces monuments que vous érigez pour le peuple à la mémoire de ses meilleurs amis. Virgile, qui lui doit sa plus touchante inspiration, après nous avoir attendris au récit de l'amour unique et fidèle d'Orphée, nous le montre dans cette autre vie que son génie religieux et poétique révéla, et le place au premier rang des âmes sages et heureuses qui ont emporté sur les rives, éternellement paisibles, de l'Élysée, les bénédictions de la terre.
Quique suî memores alios fecere merendo.
IX.
«À tous ces titres, la traduction d'Orphée, consacrée par les annales grecques, doit tenir sa place dans la reconnaissance universelle, puisqu'elle est le plus ancien témoignage de l'admiration des siècles pour la poésie et de son influence sur la civilisation.
«Vos tableaux de l'Orient, animés des couleurs de votre inépuisable palette, m'ont ramené, comme au temps de mes jeunes années, vers les rives du fleuve où Crithéis mit au jour le divin prodige; vers ce Mélès qui m'a laissé apercevoir à peine quelques gouttes d'une eau limpide, arrêtée par les joncs et les cailloux de son lit; puis sur ce siége d'Homère, où je me suis arrêté en récitant ses vers; cette École du poëte, autrefois l'honneur de Chios, maintenant colline abandonnée, témoin de l'incendie des flottes ottomanes et des désastres de 1823. Elle entend toujours, dans ces mêmes parages, murmurer à ses pieds la fontaine du pacha, et elle ne domine encore que des ondes asservies: enfin, vous me rappelez ce rocher de l'île de Nio, dont les vagues viennent battre et blanchir les écueils; abri solitaire d'où s'exhala la grande âme du poëte mendiant, le plus merveilleux type humain du pouvoir inventeur.
«Mais je n'ai pas visité seulement cette région de l'Asie, semée de tant de vestiges des histoires antiques et des vicissitudes modernes, où le tumulte des populations pressées et les voluptés de la molle Ionie ont fait place aux déserts. J'ai parcouru aussi ces contrées que l'heureuse Grèce stigmatisait du nom de Barbares, dont elle redoutait le voisinage et répudiait le climat, parce que le soleil n'y envoie que des rayons tempérés, et que quelque neige y blanchit la cime des montagnes.
«J'ai traversé ces champs de la Thrace, incultes et délaissés aujourd'hui, où Orphée essaya de régner en philosophe après son père, le roi Œagre: hérédité incertaine, que les âges ont effacée à demi pour y substituer une filiation surnaturelle. Le premier chantre du monde pouvait-il, en effet, naître d'une autre origine que de l'union d'Apollon, le dieu des vers, avec la muse à la belle voix, Calliope?
«J'ai contemplé les grands rochers de l'Hémus, qui s'agitaient en cadence à la voix d'Orphée; j'ai interrogé ces échos, toujours muets maintenant, qui, après avoir répété ses accords, redirent les cris furieux de ses sanguinaires ennemis.
«Je puis bien l'avouer au peintre si chaste et si passionné de Raphaël, ce premier exemple de l'amour fidèle donné dans l'enfance du monde au milieu de la corruption générale des hommes, et des scandales de leurs fictives divinités, parlait à ma raison comme à mon cœur. Grand à mes yeux par son génie législateur et poétique, Orphée me semblait plus grand encore par la sainteté de sa vie et par la constance de son amour. Il avait su mieux que Platon, et bien auparavant, affranchir l'âme des liens des sens que le paganisme déifiait. C'est elle qu'il nommait la douce fille de Dieu, et il l'ennoblissait d'avance, quand une religion plus consolante devait un jour la purifier en l'immortalisant.»
X.
Puis M. de Marcellus déchire le voile et traduit cette sublime définition de Dieu.
«Je parle pour les initiés; fermez les portes sur les profanes, tous ensemble; mais toi, ô Musée, descendant de la lune illuminatrice, écoute-moi, car je dis la vérité, afin que les anciennes croyances de ton esprit n'aillent pas te priver de la vie heureuse. Médite la parole divine, ne la perds jamais de vue; dirige vers elle toute la force intellectuelle de l'âme. Avance résolument dans cette voie, les yeux uniquement fixés sur l'Éternel qui a formé le monde; le voici tel que la parole l'a jadis représenté.
«Il est le seul créé par lui-même, et il est aussi créateur de toute chose; dans ce tout il se meut. Personne ne le voit, l'âme des mortels le conçoit par la pensée; il fait rapidement, chez les hommes, succéder au bonheur l'infortune. La joie et la haine le suivent, comme la guerre, la peste, les chagrins et les larmes. Il n'est point d'autre que lui; et tu verrais aisément tout le reste si tu l'avais vu lui-même; mais auparavant je veux te montrer ici-bas, ô mon fils! comment je reconnais les traces de la main puissante du Dieu fort.
«Je ne vois pas sa personne, car un nuage se dresse autour de lui; c'est ainsi qu'il se dérobe à mes yeux comme à tous les humains, et nul des mortels n'a vu jamais le souverain maître, si ce n'est, parmi les Chadéens, l'unique rejeton d'une race venue d'en haut[1].
«Dans sa prévoyance il commande à cet astre qui seul préside le mouvement de la sphère autour du globe, et s'arrondit en tournant sur son axe propre.
«Il dirige les vents au milieu des airs, comme sur les courants des ondes, et fait étinceler l'éclair de feu né dans l'espace.
«Au haut des cieux, il demeure inébranlable sur son trône d'or. La terre est son marchepied. Il étend sa droite jusqu'aux confins de l'Océan. À sa colère les montagnes tremblent dans leurs fondements, et ne peuvent soutenir son effort puissant.
«Ce dominateur des cieux est partout, et il accomplit tout ce qui se fait sur la terre, lui qui est à la fois le commencement, le milieu et la fin.
«Ainsi les anciens en parlent. Ainsi l'a déclaré le Fils du Nil, qui reçut de Dieu lui-même les préceptes de la double table des lois[2].
«Il n'est pas permis de dire autrement, et je me sens frémir dans tous mes membres quand je viens à penser que tout à la fois et à tout commande ce souverain.
«Mais, ô toi! mon fils, recueille tes pensées, gouverne sagement ta langue, et garde ta voix au fond de ton cœur.
«Telles étaient, mon cher ami, les grandes idées religieuses émanées du culte de Jéhova bien plus que de celui de Jupiter, qui se groupaient encore, à l'aurore du christianisme, sous l'ombre d'Orphée, et se paraient de son nom. Quant à moi, comme au milieu de ces divers travestissements de sa pensée, je ne rencontrais que peu de traits de son propre génie, je m'en étais fait une image idéale plus près du ciel que de la terre, et cette image s'est mêlée à toutes les jouissances ou aux illusions de mes pérégrinations orientales; enfin, quand je m'asseyais sur les décombres d'Éleusis et sous les colonnes du Parthénon, où vous avez médité vous-même, il me semblait toujours voir planer, au-dessus des monuments écroulés ou debout encore du culte ou des arts, la grande figure d'Orphée, le premier en date des bienfaiteurs de l'humanité.»
XI.
Une traduction des poésies d'Eschyle, cette élégie nationale des vaincus de Salamine, écrite et chantée sur le théâtre d'Athènes pour grandir les vainqueurs, termine cette belle étude sur la poésie des Grecs. C'est une véritable encyclopédie hellénique, sans prix pour les savants et pour les poëtes.
Huit jours après avoir publié ce volume, qui devait lui ouvrir les portes de l'Académie française, but mondain de sa vie d'étude, il n'était plus. Il s'était éteint sans souffrance et sans angoisse, plein de confiance dans les promesses de la religion, qu'il avait toujours admise sans contrôle dans ses dogmes pour la pratiquer dans ses vertus.
Il mourut comme Pétrarque, à Arquâ, les mains jointes, le front couché sur les pages de son Virgile, chargé en marges de notes pour la seule femme qu'il ait aimée, en lui recommandant ses amis, et en la recommandant à ceux qu'il laissait après lui sur cette terre.
Ayant appris trop tard sa fin, j'assistai à ses obsèques à Paris. Il y avait là tout ce qui cultive les lettres pour elles-mêmes, sans exception d'opinion, de parti, de dynastie.
Tout le monde pleurait du fond du cœur: ainsi la France perdait un homme de goût, un homme d'étude, un homme d'honneur, un homme religieux, et ceux qui chérissent la haute littérature,—moi,—j'avais perdu un ami!
ADOLPHE DUMAS.
Et toi aussi, Adolphe Dumas! ô second Gilbert français! plus fécond, plus ardent, et moins acerbe que le premier, tu n'es plus!
Peu de jours après avoir quitté Paris, j'appris, en ouvrant un journal, qu'il était mort au bord de cet Océan dont il avait la grandeur, les orages, l'infini dans le cœur! Titan plus qu'homme! Titan enchaîné, révolté, non contre Dieu, mais contre les hommes. Tu n'étais plus! Je versai des larmes: j'en versai de plus amères un mois après, quand je lus dans le feuilleton du Journal des Débats cette héroïque et pathétique élégie de Jules Janin, intitulée: La Mort d'Adolphe Dumas.
Jules Janin, cet homme qui a autant d'esprit que Voltaire, autant d'érudition littéraire que Fontenelle, autant de bon sens que Boileau, autant de cœur qu'une jeune fille quand elle verse ses premières larmes dans le sein de sa mère sur la mort de son serin..., Jules Janin, ce véritable homme de lettres, en action perpétuelle depuis trente ans, qui a tout vu, tout su, tout retenu, tout raconté, et dont le sentiment est éternellement jeune parce qu'il est sans cesse renouvelé par la verve aimable de ce cœur qui ne s'est jamais racorni sous la mauvaise humeur.
Voulez-vous le connaître, si vous ne le connaissez pas? Souvenez-vous de Sterne, débarqué à Calais, et causant avec le pauvre moine qu'il a l'intention de railler un peu sur sa robe, sur son oisiveté, sur sa mendicité volontaire; le pauvre moine ne l'entend pas, ou fait semblant de ne pas le comprendre par bonhomie et par humilité; il s'incline, et, ouvrant sa tabatière de buis, il offre à son caustique étranger une prise de son tabac. Sterne y plonge ses deux doigts, et s'étonne de trouver sous ses paupières deux larmes, de ces larmes du critique attendri.
C'est M. Jules Janin, non pas seulement le plus lettré, mais le plus tendre des hommes! Oh! que le véritable esprit est bon à tout, même à pleurer!
XII.
Qui pouvait se douter que Jules Janin savait par cœur son Adolphe Dumas, et qu'il me ferait sangloter en me le racontant à moi-même, à moi qui venais, il y a si peu de jours, de passer trois heures avec ce Descartes exalté, avec ce mystique résigné, avec ce Tasse méconnu, avec ce sublime estropié de notre terre, avec ce Job sur son grabat de notre France, et que ce n'était pas sur lui, mais sur moi, qu'il rugissait contre le sort, et qu'il m'adressait des vers d'airain contre l'impitoyable légèreté de ceux qui rient de ce qui ferait pleurer les anges?
Voici comment.
J'ai toujours aimé ceux qui aiment, ceux qui souffrent, ceux qui gémissent et qui s'indignent en silence, ceux qui se sauvent d'un monde moqueur; ceux qui s'enveloppent, quand ils sortent, de leur manteau troué par la misère, de peur d'être reconnus dans la rue par ces persifleurs spirituels ou bêtes qui vendent des ricanements aux passants pour insulter toute grandeur: ces pauvres honteux de la gloire, qui sentent en eux leur noblesse innée, qui se cachent de peur qu'on ne se moque, non d'eux-mêmes, mais du don divin qu'ils portent en eux.
Que voulez-vous? c'est une faiblesse. Je méprise le rire méchant, cet antidote de ce qui est sérieux et sacré chez les hommes, le génie et le malheur.
Je n'ai jamais pu m'empêcher de mal espérer d'un pays qui a fait du rire une institution dans ses journaux; cela n'avait lieu à Rome que dans les triomphes, pour rappeler aux heureux qu'ils étaient hommes.
Mais se figure-t-on le rire sur la perte du misérable dont un huissier vend le grabat par autorité de justice, ou qui vient de se suicider par peur du ridicule? Eh bien, cela s'est vu deux fois de nos jours, à Paris, pour deux grands artistes.
Le Gaulois a dépassé le Romain! Le Romain ne riait que des heureux, le Gaulois rit et fait rire, pour de l'argent, de l'infortune et du désespoir.
XIII.
Au milieu de la rue qui porte aujourd'hui le nom de rue Lamartine, nom qui s'inscrivit de lui-même le lendemain de la victoire de la République conservatrice, en juin 1848, sur les factions liberticides qui voulaient tuer à la fois l'ordre et la liberté, nom qui me fait penser toutes les fois que je passe, même dans ce quartier de petits trafics, au bon sens et au courage du vrai peuple de Paris, s'ouvre une petite rue annexe, montante, tortueuse, mal bâtie, mal pavée, et à laquelle on a laissé par oubli le vieux nom de rue Neuve-Coquenard. Cela ressemble à s'y méprendre à une rue des quartiers déserts de Rome qui montent du Vatican aux fontaines monumentales de la villa Albani; tout y est silence, solitude, petits métiers, revendeurs, encadreurs, marchands de légumes avariés ou de pommes ridées pour les petits ménages, étalées sur des devantures aux vitres cassées.
De distance en distance des portes d'allées, souvent solitaires et silencieuses, sur des cours tortueuses au fond desquelles on entrevoit de vieilles portes grillées comme des restes d'anciens couvents, de longues files d'enfants et d'habitants y entrent et en sortent muets, sous la garde sévère d'un homme en robe noire, pauvre troupeau qui se disperse de seuil en seuil, à mesure qu'il s'éloigne de l'école. L'homme noir, ou le chien de garde, regarde alors derrière lui, et, ne voyant plus personne, regagne seul son domicile, referme la porte de la cour et remonte, un livre à la main, dans sa chambre haute.
On devine aisément que les loyers n'y sont pas à grands prix; mais ce qu'on ne devine pas, c'est qu'au fond de ces allées et de ces cours qui semblent aboutir à des cloaques, s'étendent, sur le derrière de ces maisons, des espaces inconnus, enceints de murs peu élevés, ou des maisons proprettes, toutes semblables à des villages rustiques, dont les petits jardinets palissadés et les fenêtres tapissées de cordes étalent au soleil le linge blanc des ménages pour le sécher au vent.
Ces espaces irréguliers, coupés de sentiers qui s'entre-croisent pour aller chercher chaque porte, sont pleins d'ombre et resplendissants de soleil; on y entend sur les sureaux, cet arbuste du pauvre, chanter les oiseaux qui découvrent partout une feuille pour se nicher, une tuile pour se chauffer, une miette pour se nourrir.
Ces mendiants ailés, mais gais parce qu'ils ont des ailes, égayent tout le jour le silence de ces quartiers dépeuplés.
XIV.
Çà et là, dans le dédale de ces sentiers, de ces jardins et de ces cours, on découvre de petites habitations de hasard, à un seul rez-de-chaussée, bâties en planches de rebut des démolitions, encore peintes des diverses couleurs des lambris auxquels elles ont appartenu dans les palais; là vivaient, dans une retraite définitive ou provisoire, quelques solitaires estropiés qui ont acquis à bas prix ce petit coin d'espace entouré d'arbustes ou de gazons. Quelques familles dépaysées, pleines d'enfants, y jouent au soleil avec la misère, tandis que l'aînée des sœurs, qui garde la famille en l'absence du père et de la mère, belle quoique pâle et maigre sous ses haillons, regarde, adossée à la porte, le jeu des enfants, et suit de l'œil avec curiosité l'étranger qui lui demande l'adresse et la clef de ces labyrinthes.
Le dirai-je? Oui, car je le sais, et j'y ai visité deux fois des proscrits intéressants de la littérature; là vivent aussi quelques hommes de lettres vagabonds, innomés, cachés comme dans des antres, d'où, ils effrayent de leur aspect les pauvres et honnêtes familles de leurs voisins. Ils y végètent du salaire de quelques articles empoisonnés qu'ils envoient à des journaux avides de scandale; et si vous avez eu le malheur de répondre à leurs lettres et de céder à votre cœur en leur portant secours, une autre fois ils vous menacent, en sifflant comme la vipère sous la pierre où elle est cachée, de vous dénoncer ou de vous mordre; espérant arracher à la peur ce que la main vide ne peut plus leur apporter.
Le voisinage malfaisant de ces hommes de proie est la seule ombre de ces oasis de la pauvreté honnête; immondice morale qui attriste un peu la sérénité de ces lieux. Du reste, on se croirait à mille lieues du vice ou de la perversité; le bruit de la ville n'y pénètre pas, le vent y souffle librement par dessus les toits ces bouffées tièdes et sonores qui viennent on ne sait d'où, comme des souffles d'esprits invisibles, secouer les arbustes, faire tomber les feuilles mortes, et siffler à travers les vitres cassées des fenêtres, et rappeler au poëte malade sur sa couche que la nature chante, et que la terre prie pour lui.
Les volets battent contre les murs; un soleil pâle entre dans les enclos par dessus les haies; les enfants jouent sur l'herbe au seuil de l'habitation de leurs mères; tout présente à l'œil des visiteurs étonnés l'aspect d'une guinguette morte des environs de Paris, enclavée par hasard dans une enceinte, et où le silence et le recueillement d'un couvent ont succédé tout à coup au tumulte des fêtes, au cliquetis des verres et au bruit des instruments et des danses du peuple.
XV.
C'est dans une des maisonnettes les plus propres, qui forment au midi l'enceinte monastique de ce cloître, qu'une jolie petite fille de douze ans m'indiqua la porte du poëte. On voyait, à l'empressement et à la complaisance de l'enfant, qu'elle était connue et aimée dans le voisinage; des blanchisseuses occupaient le rez-de-chaussée.
Je montai un petit escalier de bois qui ouvrait sur une antichambre propre, bien éclairée d'un beau rayon; j'appelai, le silence me répondit; j'entrai dans un petit salon très-rangé aussi, mais presque sans meubles; j'appelai encore, silence aussi profond; enfin, une voix creuse, sépulcrale, venant de loin, me cria de la chambre voisine: «Entrez, je ne puis ouvrir!»
J'entrai en effet; il était sur son lit, au fond de la chambre. La pleine clarté d'un beau jour entrait dans sa chambre par la fenêtre ouverte avec les bouffées de vent du printemps, qui jouait avec les rideaux, se concentrant sur sa mâle et athlétique figure!
Il me reconnut, et joignant ses deux fortes mains maigres, mais aux longs doigts et aux nœuds de chêne, sur son front:—Ah! c'est Lamartine, s'écria-t-il; eh quoi! mon cher ami, dévoré du temps comme vous êtes, et préoccupé jusqu'à la mort de vos soucis, il vous reste encore de ce temps assez pour venir consoler un misérable, et assez de ces soucis pour en donner aux autres? Ah! venez, que je vous serre dans mes bras; et il me serra en effet d'une étreinte vigoureuse et convulsive qui fit craquer les os de ma maigre charpente.
—Certainement, lui dis-je, en m'asseyant sur son fauteuil, en face de son petit feu de cendre, il me reste toujours du temps pour aimer ceux qui m'aiment, et des soucis pour oublier les miens en pensant aux soucis de mes amis! Il y a près d'un mois que je ne vous ai vu, je me suis dit: Il faut qu'il soit malade, allons-y; et portons-lui le cœur, la main, la bourse, et tout ce que l'amitié peut partager, et tout ce que l'amitié peut accepter.
—Non, non, me dit-il tout de suite, en me montrant sur le coin de sa cheminée sa bourse de cuir entr'ouverte; je n'ai aucun besoin ni de soins ni d'argent, grâce à mon excellent frère, qui remplace mon père, et à ma bonne sœur qui me tient lieu de mère. Je suis riche, très-riche, ajouta-t-il; regardez, j'ai plus de cent écus dans cette bourse; j'ai ma pension de poëte à toucher incessamment par quartiers; c'est vous qui êtes pauvre, puisque vous avez employé vingt ans de politique à vous appauvrir, et que vous devez vos jours et vos nuits à vos créanciers, que le travail ne solde pas assez vite. Ah! combien je pense à vous, et que d'insomnies votre situation me coûte!
Tenez, me dit-il, en essayant de se lever et en me montrant sa table d'inspiration à l'autre côté de la chambre; tenez! prenez ce papier sur cette table et donnez-le-moi, que je vous lise les derniers vers que j'ai écrits, ces jours-ci, en réponse à ces hommes de pierre qui vous insultent pour votre misère, et qui rient de vous, les misérables, parce que vous n'avez pas voulu être le tyran de leurs bassesses! Vous n'avez eu qu'un tort, ajouta-t-il, et c'est celui-là.
—Non, lui dis-je, je sais très-bien que je pouvais prendre la fortune avec la dictature et la garder; mais il fallait pour cela cinq ou six têtes des leurs en tout pour intimider le reste. Un crime, c'est trop pour un pouvoir qui ne dure que quelques années, et qui souille éternellement la conscience en pervertissant la liberté par un mauvais exemple. J'aime mieux l'innocence que le pouvoir; je me suis repenti souvent de m'être mêlé des affaires des hommes, mais jamais de leur avoir donné le bon exemple de l'abnégation et de l'humiliation volontaire au lieu du crime. Il y a des ingrats et des moqueurs du bien ici-bas, mais n'y a-t-il donc pas un Dieu là-haut? lui dis-je en lui montrant par la fenêtre la vaste et sereine profondeur de l'azur céleste.
—Oui, souffrons avec patience et avec résignation l'un et l'autre, reprit-il, comme un Job quand il se repent d'avoir mal parlé; puis, ouvrant le papier que je lui avais tendu sur son lit, il se prit à me lire la dernière ode que je lui avais inspirée!
Je la possède; je l'ai sous la main, mais je me garderai de la donner à mes lecteurs, c'est trop poignant!
C'est la joyeuse ironie lyrique d'un grand poëte qui s'adresse aux heureux sycophantes de son pays et de son temps; qui leur peint en traits de Tacite et de Juvénal les angoisses d'un poëte agonisant, qui s'épuise de travail, et qui, ne se trouvant pas assez de sang dans les veines pour désaltérer ses créanciers, entreprend de vendre ses vers pour un peu d'argent, et ne trouve pas assez d'acheteurs pour payer sa vie et pour racheter son honneur avant de mourir.
Le refrain est gai, d'une gaieté folle comme une orgie; l'indifférence y danse et y chansonne comme dans une guinguette; c'est du Rabelais goguenardant au chevet du lit de Gilbert.
Cette détonation inattendue de gaieté cruelle et d'agonie mêlées ensemble fait frissonner la peau et peint le siècle.
—Donnez-moi cela, lui dis-je, et ne le publiez jamais; les poëtes aussi doivent jeter leur manteau sur les nudités de leur temps.
Il me tendit l'ode mouillée d'une de ses larmes; cette larme ne me fit pas pleurer, mais elle me fera éternellement souvenir.
XVI.
Adolphe Dumas se dressa alors sur son séant et passa son pantalon et ses pantoufles pour aller jusqu'à sa table de travail chercher dans un tiroir d'autres poésies; je lui offris mon bras.—Non, me dit-il, vous ne m'aideriez qu'à tomber, et je vous entraînerais dans ma chute, vous allez voir; j'ai calculé et disposé les appuis que ma douloureuse infirmité me rend nécessaires pour aller en sûreté de ce grabat à ma table, et de ma table à mon lit, sans assistance: il n'y a pas si loin du travail à la mort d'un pauvre poëte estropié, pour qu'il ne puisse passer, avec l'aide de Dieu, du dernier labeur au dernier sommeil, et encore, en rencontrant son Dieu en chemin, me dit-il en se tenant contre ses meubles devant un christ d'ivoire donné par sa mère.
Voyez mes bras nerveux, ils me servent de jambes, et s'appuyant en effet tout tremblant et tout chancelant sur le bois de son lit, de son lit sur le dossier d'un lourd fauteuil, du dossier du vieux meuble sur le marbre de la cheminée, et de la cheminée sur sa table, il arriva tout essoufflé sur un autre fauteuil, et s'attabla. Son front ruisselait de sueur devant le tiroir qui contenait ses papiers.
—M'y voilà, dit-il, et causons!
Et nous causâmes.
Quand il était assis et causant, sa belle tête inspirée n'indiquait aucune fatigue; sa voix vibrait comme celle d'un Jérémie moderne. Il me dit que son frère était venu le chercher à Paris pour le mener en Normandie, dans sa famille, où le bon air des champs et les jeux de ses enfants lui rafraîchiraient la tête et lui rendraient les forces. Il me pria, pendant son absence de Paris, de m'informer du prix d'un logement pour lui à l'hospice volontaire de Sainte-Perrine.
Je m'en chargeai; mais je n'eus pas le temps d'accomplir ma commission: son frère entra avec le visage joyeux, affectueux et tendre d'un homme qui se réjouit d'emmener bientôt un frère aimé et glorieux sous son toit, à sa femme et à ses petits enfants qui l'attendent.
XVII.
Adolphe Dumas me présenta son frère, et nous nous entretînmes longtemps des délices d'amitié et de bien-être qui l'attendaient à la campagne.
Ma visite ne finissait pas; je n'ai guère le temps d'en faire d'inutiles, mais cela paraissait donner tant de plaisir à trois personnes, que j'attendis pour sortir qu'il fit presque nuit dans la cour. J'oubliais de vous dire qu'un gros livre in-quarto à deux colonnes était ouvert sur sa table, et qu'un chapelet grossier, dont les grains luisants témoignaient qu'ils avaient glissé longtemps dans les doigts (celui de sa mère), était négligemment jeté sur les pages.
—Il ne faut pas que cela vous étonne, me dit-il, nous autres Provençaux, nous mêlons Dieu à tout, surtout à nos passions et à nos tendresses. J'ai été sceptique dans ma jeunesse, un grand amour m'a ramené à une grande foi; je me suis lavé avec les larmes de saint Augustin, ce fils converti par sa mère. Ah! c'est un beau livre que celui-là; Scheffer a fait un beau tableau de ce fils qui écoute et qui voit le ciel à travers les yeux bleus de sa mère.
Et moi aussi, c'est à travers le souvenir de la mienne que je vois la vie et la mort. Quelles délices solitaires et nocturnes j'éprouve dans mes tristesses et dans mes infirmités à relire ces confessions d'un Rousseau chrétien, et à rouler entre mes doigts distraits ces grains dont chacun a emporté les saintes prières de la pauvre femme d'Égraque (c'était le nom de son village, au bord de la Durance). Ah! mon cher Lamartine, je ne sais pas ce que vous croyez avec votre esprit, peu m'importe! mais je sais bien ce que vous aimez avec votre âme; et j'ai toujours prié Dieu pour qu'il daigne mettre un peu de foi dans tant d'amour.
Hélas! que prierais-je, moi, dans mes nuits terribles, sans la consolation des affligés, sans ce confident divin qui veille à mon chevet, qui ne s'endort jamais, et qui entend tout! L'amour malheureux m'a fait un être désespéré, la douleur me fait chrétien!
Croyez-moi, mon cher ami, il y a quelque grand secret dans les larmes: vous êtes digne de l'apprendre un jour! Ne me méprisez pas, j'ai besoin de prier, ou bien donnez-moi une autre langue que celle de ma mère ou de l'Évangile!
—Moi? lui dis-je, mépriser ou railler la douleur pieuse!
Ah! toutes les croix sont saintes, toutes les douleurs sont sacrées, toutes les consolations sont vraies pour qui les éprouve. J'aimerais autant mépriser la main du pauvre enfant qui conduit l'aveugle, ou briser le bâton qui soutient le boiteux! Ne m'accusez pas d'une telle cruauté, mon cher Dumas. Dieu se révèle aux forts par la force, aux tendres par l'amour, aux malheureux par la douleur; quand le cœur est comblé d'amertune, il en monte une larme aux yeux, et quand le vent la sèche, cette larme, je ne demande pas d'où vient le vent.
Tout ce qui soulage vient de Dieu; vous êtes très-fort, mon ami, vous êtes héroïque dans vos tortures comme Philoctète à Lemnos. Vous rempliriez le ciel de vos rugissements contre les dieux et contre les hommes, si ce chapelet de votre mère ne vous soulevait pas la nuit, au-dessus de votre couche de douleur, et ne vous rattachait pas au ciel, où elle vous entend; vous tomberiez dans l'abîme sans fond du désespoir. Et vous voudriez que je méprisasse ce fil qui retient le naufragé du cœur au rivage! Non, non, mon cher, je ne méprise pas le surnaturel, je l'envie.
Adieu, je vous laisse à votre excellent frère, et je vous confie aux souffles du printemps, que vous allez respirer sur le seuil de sa porte avec ses petits enfants.
Il avait une grosse larme dans les yeux, et me serra la main à me la briser, et je sortis pour regagner, le cœur resserré, mon ermitage.
XVIII.
Quelques jours après ce jour, le soir, à l'heure où quelques rares amis, que la mort décime d'année en année, viennent causer un moment de la journée, et savoir si la sentinelle oubliée n'a pas été relevée de son poste, on annonça Adolphe Dumas et son frère.
Il entra en boitant, le visage gai, le front ruisselant de sueur, et retomba essoufflé sur le canapé.
—Je vous croyais parti? lui dis-je.
—Non, me répondit-il, je pars demain, et je n'ai pas voulu vous laisser ici sans vous dire adieu, et vous souhaiter un doux automne, ainsi qu'à madame de Lamartine et à cette nièce qui s'oublie auprès de vous pour vous faire oublier ce qu'on ne peut oublier, ajouta-t-il en passant le revers de sa large main sur ses yeux.
—À moins qu'on ne le remplace, lui dis-je.
Puis nous causâmes des tendresses et des amusements de la campagne. Mes chiens semblaient l'entendre, et se dressaient sur leurs pattes pour lui lécher amicalement les mains. Sa forte voix, où vibrait la franchise de son cœur, les excitait. Les animaux aiment ce qui est fort et doux; la franchise de l'accent les étonne et les émeut; ils ont le tympan sensible et juste. Il en était importuné, je les éloignai.
—Non, dit-il, laissez-les faire, ils savent ce qu'ils font; ils comprennent plus vite que nous qui nous sommes et qui nous aimons! Car les animaux, Madame, dit-il à ma femme, c'est un grand et doux mystère!—ses yeux se mouillèrent; il n'y a que les hommes solitaires, malheureux, attentifs et bons qui le devinent. Voyez le chien du Lépreux dans Xavier de Maistre, votre ami, comme c'est vrai, comme c'est compris, comme c'est senti! comme ces méchants enfants, quand ils le poursuivent et le lapident, lorsqu'il franchit malheureusement le mur de la léproserie et qu'il revient mourir aux pieds de son maître, font honte à l'homme! comme le lépreux est deux fois lépreux après avoir perdu sa compagnie dans son enclos!
Et il sanglota tout bas, comme un homme fort qui ne veut pas pleurer et que le sanglot étrangle.
Nous fîmes silence un moment: il reprit, en s'adressant à ma femme:
«—Et moi aussi, Madame, et moi aussi; après ma mère, mes frères, ma sœur, mes amis, ce que j'ai le plus aimé, le plus regretté, le plus pleuré sur la terre, c'est un pauvre oiseau, c'est ma tourterelle; c'est l'amie, c'est la compagne du solitaire. Vous l'avez connue, Lamartine, vous l'avez caressée sur ma fenêtre, sur le bout de mon lit, à mon chevet, sur le dossier de mon fauteuil, sur mon épaule, sur mes cheveux, sur ma main, quand j'écrivais. Hélas! dit-il, en s'attendrissant, vous ne la reverrez plus! Elle a péri, comme tout ce qui m'aime, par la pierre d'un enfant méchant, d'un de ces enfants de Paris qui ne sentent la vie qu'en donnant la mort à tout ce qui vit inoffensif, de douceur, de charmant, d'aimant auprès d'eux!
Oh! l'homme, ajoutait-il en élevant ses deux longs bras au niveau de sa belle tête, c'est bien méchant, cela vit de meurtre; mais l'enfant, c'est bien plus cruel, puisque cela a tous les instincts méchants de l'homme, toutes ses passions féroces sans avoir encore la raison qui les modère, ou les éclaire.
Cela éteindrait les étoiles, si ses mains malfaisantes pouvaient atteindre jusque-là!...
—Je ne dis pas non, répondis-je; aussi, voyez comme les animaux les redoutent. Si mon petit chien voit passer un régiment dans la rue, il me suit sans y faire attention; mais s'il aperçoit de loin un groupe d'enfants sur le trottoir, il se jette à toute course de l'autre côté de la rue, il se range et il évite les ennemis naturels de tout ce qui est bon et faible, et il va m'attendre bien loin au delà du danger.
L'homme veut des opprimés; l'enfant veut des victimes. C'est un enfant qui s'amusa à tordre le cou à la tourterelle amie de Dumas.
—Oh! lisez-nous les vers que vous avez faits sur ce pauvre oiseau, lui dirent ma femme et ma nièce, émues d'avance de son émotion.
—Je le veux bien, reprit-il, mais pardonnez-moi si ma voix s'altère et tremble un peu à chaque strophe, Madame. Hélas! on pleure quand on peut dans cette triste vie, ajouta-t-il, je n'avais que cette amie à pleurer: voilà!
Et il récita, au lieu de les lire, ces strophes dont Jules Janin a dit, en parlant des grands auteurs sauvés par une élégie immortelle:
«Peut-être un jour Adolphe Dumas, quand on le connaîtra mieux, quand on voudra le relire, avec la bonne volonté de tirer son nom de l'abîme, sera sauvé par son élégie à sa Colombe!»
Jugez-en vous-mêmes, âmes tendres, pour qui nulle tendresse de l'âme n'est perdue, quelle que soit la chose qui vous aime. Ce n'est pas un badinage que de perdre cruellement ce qui vous a aimé!
Quand Flora reniait jusqu'à la Providence,
Et qu'après l'impudeur vint l'âge d'impudence
Et des amants qu'elle a trahis;
Il lui restait encor, tout meurtri de sa cage,
Un oiseau de boudoir, regrettant le bocage,
Et qui meurt du mal du pays.
Elle ne l'aimait plus, c'était gênant pour elle,
D'avoir à son oreille un cri de tourterelle
Et d'entendre la nuit, le jour,
Les reproches que font aux femmes inconstantes
Les oiseaux amoureux, dont les voix haletantes
Se plaignent des torts de l'Amour.
Alors on m'apporta l'amour de tous les âges,
La colombe des saints, des vierges et des sages,
Messager providentiel
Qui de tout temps, oiseau plus sacré que les autres,
Va, du front de Jésus aux lèvres des apôtres,
Porter les messages du ciel.
La colombe malade et les paupières closes
Posa sur mes deux doigts ses deux petits pieds roses.
Eh! d'où viens-tu, pour m'enchanter.
Bel oiseau d'Orient, lui dis-je, et de l'Aurore?
Et du dernier soupir qui lui restait encore,
Le mourant se mit à chanter.
Depuis ce jour et tous les jours que Dieu fait naître
Elle n'a plus quitté ma chambre ou ma fenêtre.
Tous les matins à son réveil,
Esclave de son cœur, mais libre de ses ailes,
Les ouvre comme deux éventails de dentelle
Et les étend à son soleil.
Son parc a quatre murs, et sa verte prairie
Fleurit depuis dix ans sur ma tapisserie.
Sans volière et sans pigeonnier,
N'ayant rien et pas même une cage où la mettre,
Je lui dis: vole, et prends chez moi comme ton maître,
La liberté d'un prisonnier.
Chaste, elle entend gémir les tendres hirondelles,
Les passereaux légers, les ramiers infidèles,
Mais en repousse les aveux.
Elle sait que je l'aime, et, pour ma récompense,
Elle vient sur mon front, comme un oiseau qui pense,
Faire son nid dans mes cheveux.
On redevient enfant, dit-on, quand on est père,
On passerait sa vie à faire sa prière
À genoux devant un berceau.
Ayez une colombe, et n'importe laquelle,
En vivant avec elle, en jouant avec elle,
Avec elle on devient oiseau.
Ainsi quand je suis seul, ainsi quand je m'attriste
Des misères de l'art et du métier artiste,
Écrire, alors m'est odieux.
Elle vient sur ma page, et m'empêche d'écrire,
Et bat de l'aile, et part d'un long éclat de rire
Qui nous fait rire tous les deux.
Elle se dit: Voilà mon ami qui travaille.
Et vole sur les toits chercher un brin de paille,
Ou bien quelque autre chose ailleurs,
Et vient le déposer au milieu d'un poëme,
Sur les vers que je lis d'un poëte que j'aime,
Et souvent ce sont les meilleurs.
Son luxe, c'est d'avoir sans cesse, toujours pleine,
Sa baignoire, et plein d'eau son plat de porcelaine,
Elle y plonge, et me fait soudain,
Son lac au fond des bois, dont la source remonte
Aux jardins de Paphos, de Gnide et d'Amathonte,
Du Nil, du Gange et du Jourdain.
Agitez un mouchoir, le blanc c'est son symbole,
Elle décrit dans l'air la même parabole,
Et vient chanter sur votre main.
Un bouquet dans un vase, ou sur la cheminée,
Le matin elle y fait son lit de la journée,
Et le soir, jusqu'au lendemain.
Comme un ruisseau limpide, Ève amoureuse d'Ève
Son amour idéal, l'autre amour qu'elle rêve
Elle l'a vu dans un miroir,
Et donne à son image, inquiète et jalouse,
Tous les baisers d'amante et jamais ceux d'épouse,
Comme l'amour qui vit d'espoir.
Elle est devant sa gloire et devant son image,
Elle la trouve belle, elle lui rend hommage,
Mais elle garde son honneur.
Et douze fois par jour, sur son trône de reine,
Elle écoute à ses pieds ma pendule d'ébène,
Sonner douze heures de bonheur.
Mais quel nom te donner, bel oiseau sans mélange,
Pur comme les esprits, ailé comme les anges?
Je ne sais comment te nommer.
Pour l'homme de prière et pour l'homme d'étude
La colombe au désert, Dieu dans la solitude,
Leur nom? C'est le besoin d'aimer.
À moins qu'un noir vautour, ou quelque oiseau d'Asie,
Ou l'oubli de son maître, ou de la poésie,
Ou les romans qu'elle aura lus,
Ne l'enlèvent aussi pour être malheureuse,
Et passer de l'amour à la vie amoureuse
Jusqu'à ce qu'elle n'aime plus,
Je te garde, et je dis ce que disent tes mères
Aux ramiers pétulants des amours éphémères:
Allez, allez, mes beaux ramiers,
Outre l'oiseau perdu, je crains encore l'épreuve,
Qui me la prendrait vierge et me la rendrait veuve,
Cherchant son grain sur vos fumiers!
À celui qui mourra le premier! si c'est elle,
Je voudrais lui promettre une gloire immortelle,
Comme son immortel amour;
Si c'est moi, qu'elle pleure une nuit sur ma tombe
Et qu'on dise: On a vu son âme et sa colombe
Qui s'envolaient au point du jour.
MA COLOMBE.
SA MORT.
Si quelqu'un me disait, de ceux qui l'ont connue,
Elle s'en est allée et n'est pas revenue,
Elle a changé, tu changeras...
Et tout ce que fait dire une femme infidèle,
Je pourrais l'oublier et ne plus parler d'elle,
Et l'oubli venge des ingrats.
Mais non, de jour en jour, de plus en plus charmante,
Plus tendre que jamais, plus que jamais aimante,
Elle venait pour se nourrir,
Elle venait manger et boire sur mes lèvres;
Ses baisers plus ardents avaient toutes les fièvres;
Il semblait qu'elle allait mourir.
Hier, et ce matin, toute la matinée
Elle m'avait suivi, pauvre prédestinée!
Sur la prairie, au bord des eaux,
Rien ne la tentait plus: à tout indifférente,
Ni la prairie en fleurs, ni l'onde transparente,
Ni le chant des autres oiseaux.
Elle suivait son maître, et jamais que son maître;
Nous avions une voix pour mieux nous reconnaître,
Et quand l'appelait cette voix,
Elle aurait tout quitté, ma blanche tourterelle,
Et les amours d'avril, et le nid fait pour elle,
Et sa couvée au fond des bois.
Nos penchants étaient nés de notre solitude,
Et notre amour venait de cinq ans d'habitude,
Cinq ans de travail et d'ennuis.
Le malheur se ressemble, et le malheur s'assemble,
Ensemble nous chantions, ou nous pleurions ensemble
Tous les jours et toutes les nuits.
Mes amis le disaient, je puis bien le redire;
Elle avait tout d'humain, excepté le sourire.
Nous la regardions en tremblant,
Et plus on regardait ses yeux pleins de lumière,
Plus on me demandait si l'âme de ma mère
N'était pas dans cet oiseau blanc.
Elle avait le souci d'une femme amoureuse
Qui soupire sans cesse et n'est jamais heureuse;
Et je la portais dans mon sein.
Et je disais souvent, le soir dans la campagne:
Dieu, qui me savait seul, m'a donné pour compagne
L'image de son Esprit-Saint!
Eh bien! ce don de Dieu, qui chantait tout à l'heure,
Je pleure et je l'attends, je l'appelle et je pleure.
Et dites-moi si j'ai raison:
Mon miracle d'amour, ma colombe adorée.
Un chien de boucherie, un chien l'a dévorée
À la porte de ma maison.
Comment? je n'en sais rien, Dieu seul en sait la cause;
Sitôt que nous aimons quelqu'un ou quelque chose,
La Mort dit: pourquoi l'aimes-tu?
Et notre Ève est partout, partout le mauvais ange,
Un bel oiseau qui chante, un chien fou qui le mange,
Voilà le sort de la vertu.
Oh! loi, cruelle loi, si tu n'étais pas sainte!
Faut-il ne rien aimer, ou n'aimer rien sans crainte?
Pas même sa mère ou sa sœur,
Ni la fleur, ni l'oiseau, ni l'enfant, ni la femme?
Alors, mon Dieu, pourquoi nous donnez-vous une âme?
Pourquoi me donniez-vous un cœur?
Elle est morte à présent et votre loi m'accable,
Qui veut que l'innocent meure pour le coupable;
Mais n'importe, je m'y soumets.
Vingt fois depuis vingt ans, ô ma belle colombe!
J'aurai fermé les yeux pour adorer la tombe
Où j'ai mis tout ce que j'aimais.
À Paris, je dirai, car il faudra tout dire,
Que les petits enfants ont pleuré ton martyre,
Et, vieux, te pleureront longtemps.
Elle est morte, dirai-je, un jour d'imprévoyance,
Mais elle est morte aimée, elle est morte en Provence;
Elle est morte un jour de printemps.
Morte parmi les fleurs, morte comme une rose
Qui demandait d'éclore et qui n'est pas éclose,
Et c'est ainsi qu'elle finit.
Vierge comme une vierge au jour de sa naissance,
Elle a fait de l'amour son rêve d'innocence,
Elle n'a jamais fait son nid!
Et toi, dans ma douleur demeure ensevelie,
Je ne t'oublîrai pas, si le monde t'oublie.
Adieu donc, ma compagne, adieu!
Et pour ne plus mourir, ma colombe chrétienne,
Tu n'as pas d'âme? Prends la moitié de la mienne,
Et recommande l'autre à Dieu.
On n'applaudit pas, car on pleurait; il avait les yeux mouillés lui-même; il se leva péniblement, comme en sursaut, avec l'aide du bras de son frère, qui l'emporta à travers ma cour jusqu'à son fiacre.
Et je ne le reverrai plus.
XIX.
Et qu'est-ce donc qu'Adolphe Dumas, cet estropié sublime? demanderont les hommes qui ne sont pas familiers avec ces noms à qui le bruit a manqué ici-bas, mais à qui la mémoire intime des grandes âmes et des grands talents dans le dernier jour ne manqua jamais.
Vous savez que sur les hauteurs, où l'air trop raréfié et trop pur ne retentit pas, il n'y a pas d'écho. Les régions qu'habitait Dumas étaient trop hautes pour que son nom y fît ce bruit que nous autres habitants des collines et des plaines nous appelons gloire.
Je me souviens du temps où l'on me demandait: Qu'est-ce donc que Xavier de Maistre qui a écrit le Lépreux ou le Voyage autour de ma chambre? ou M. de Sainte-Beuve qui a écrit des Consolations, ou M. de Guérin qui a écrit le Centaure, ou Ugo Foscolo qui a écrit les Lettres de Jacopo Ortiz, ou M. de Surville qui a écrit les Poésies de Clotilde?...
Ce sont des solitaires de la littérature, des ermites du génie, des cénobites de la poésie; vivant sur les hauteurs, et ne fréquentant que les sommets où ils conversent à voix basse et à cœur ouvert avec les esprits intimes de la terre. Ce sont, si vous aimez mieux, des oiseaux de nuit, des rossignols, qui nichent très-haut dans les flèches des cathédrales, qui chantent pour eux-mêmes pendant que l'homme dort, ou qui ne se révèlent pas par des notes étranges et sublimes à ceux que l'insomnie tient éveillés, qui, comme des mystères inentendus en bas, traversent l'air d'une plainte ou d'un cri dont l'oreille ne perd jamais la mémoire.
Adolphe Dumas était de cette famille de penseurs solitaires, et de chanteurs de nuit, rossignols de ténèbres!—Aérolithes plaintifs des jours d'été.
Mais le jour vient une fois, pour ces grands esprits solitaires, et ils descendent de leurs niches aériennes, et le grand jour les éblouit. Ils sont faits pour les derniers jours!
XX.
Adolphe Dumas était évidemment un de ces esprits tentés par le grand jour et aveuglés par lui. Il battait d'une aile forte et vaste les murs éblouissants des grandes cités. On le regardait, et on disait: Qu'est-ce que cela? c'est trop grand pour nous; jamais cet homme, qui sait monter, ne pourra descendre! Hélas! on avait raison, il n'était pas proportionné à notre taille, il était géant, il n'était pas homme; ce fut son seul défaut.
Il était né dans cette Provence, où semble s'être réfugiée aujourd'hui, dans un patois hellénique et latin, toute la poésie qui reste en France; il était du village d'Eyragues, voisin, presque contemporain, ami et tuteur de ce Mistral qui nous apporta un beau poëme, le seul poëme pastoral qui ait été comparé à Homère depuis tant de siècles, le plus grand éloge qu'on ait jamais fait d'un poëme depuis trois mille ans!
Lui-même avait commencé aussi, dans la langue provençale, à chanter avec ces Mélibées de son cher pays. Il m'adressa une fois une très-belle épître en français, et j'y répondis comme un écho qui se souvient d'avoir été une voix dans sa jeunesse. On peut voir cette réponse dans mes œuvres poétiques.
XXI.
Ce fut ainsi que commença notre connaissance et notre affection: il en avait pour moi, j'en avais pour lui. Nous nous perdîmes dans la foule pendant mes années politiques et troublées de tribun sur la place publique. Nous nous retrouvâmes toujours amis après les orages et les revers.
Lui aussi, il était malheureux.
J'ignorais ce qui lui était arrivé; il n'en parlait pas; il n'était pas obligé par devoir, comme moi, de rappeler l'attention sur lui pour sauver les autres. Il pouvait se cacher dans la foule, vivre et mourir incognito; bonheur qui, par punition du ciel, m'est refusé. Tu as recueilli le bruit, meurs de bruit!
Tu n'auras pas une heure pour te recueillir entre la vie et la mort: c'est ton expiation!
Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché!
XXII.
D'après Jules Janin, et d'après certaines rumeurs plus près de lui, il paraît qu'il vint à Paris, dans son printemps, pour tenter le théâtre, mais qu'il était, comme moi, trop lyrique pour le théâtre, qui exige plus de bon sens que de verve, et qu'il échoua; que pendant ces essais, il s'éprit d'une jeune et grande actrice, interprète de ses beaux vers, écho de ses grands sentiments, et qu'il espéra l'épouser. Il était très-beau, seulement, comme lord Byron son modèle, il n'avait que le buste d'admirable, il était disgracié de la nature par les jambes; son pied droit, estropié par un accident de naissance, était retourné en arrière, il boitait désagréablement.
C'était le temps où la chirurgie avait inventé un moyen orthopédique et facile de rectifier les membres disloqués; l'amour décida Dumas à subir, à tous risques, cette torture, afin d'être beau de la tête aux pieds aux yeux de celle qu'il aimait. Il ne dit rien à ses amis, ni à sa fiancée; il disparut pendant plus d'un an du monde; quand il y reparut, son supplice l'avait amaigri et pâli.
Son pied était en effet retourné, mais il boitait toujours, et il éprouvait par intervalle des douleurs telles, qu'elles touchaient à la frénésie.
L'actrice, qu'il espérait épouser, ne l'aimait plus; il avait affronté pour elle la mort et le théâtre. Il était plus estropié que jamais; ses pièces, trop hautes pour le parterre, ne lui avaient valu que les applaudissements des poëtes et le dédain du vulgaire: il était abandonné de sa maîtresse.
Ce fut alors qu'il disparut dix ans du monde, réfugié dans une cellule du couvent hospitalier des frères de Saint-Jean-de-Dieu, dans la rue Plumet, entre les pensées de Dieu et les désillusions de la terre.
Le désespoir, la solitude, l'exemple des frères qui lui prêtaient asile, le ramenèrent à la religion de sa mère. Il se plongea dans les Pères de l'Église, et devint mystique comme eux; il retrouva la paix dans le mysticisme. Son âme se rasséréna en Dieu, âme immense à laquelle l'infini seul pouvait suffire.
«Il est vrai, nous dit Jules Janin, que sous ce tiède abri de sa pauvreté vaillante dans ce couvent, Adolphe Dumas avait amené une amie, une compagne au cœur chagrin, aux fidèles amours; sa tourterelle, qu'il avait ramassée un jour, à demi morte de fatigue et de froid. Ils s'étaient adoptés l'un et l'autre; ils ne se quittaient ni la nuit ni le jour; elle le suivait paisible et roucoulante, et si triste, et si tendre! Et les frères hospitaliers forcèrent leur consigne en acceptant cette aimable compagnie!»
(Comme l'esprit sent tout, quand c'est l'esprit d'un homme de cœur!)
XXIII.
Quand les années turbulentes de 1848 sonnèrent comme un tocsin d'espérance jusqu'au fond des monastères, elles étonnèrent d'abord, puis elles éblouirent de grands mirages le cœur d'Adolphe Dumas. Je le vis réapparaître plein de piété populaire et d'extase mystique à côté de moi, crédule aux saintes idées d'un grand pas fait en avant vers Dieu par les peuples, confiant dans la lune de miel de la liberté, sans crime et sans tache; somnambule de la liberté, il levait les bras en haut et cherchait l'horizon de la République!
Je n'espérais pas tant de la constance du peuple, et cependant je ne craignais pas tant de son inconstance. Je tâchais de tempérer son ivresse mystique, de peur que l'excès d'illusion n'amenât l'excès de découragement. Il combattait héroïquement les factieux de l'inconnu, qui ne savaient ce qu'ils voulaient, et qui, ne se contentant pas de la liberté, précipitaient la République dans le délire et dans la guerre.
Les factieux furent vaincus par la République; mais ils fournirent aux faibles et aux ambitieux un prétexte de la maudire, elle, qui les avait couverts de son courage et de sa vie!
Il fut faible, et chercha le salut de sa patrie dans un nom qui représentait la force des soldats, cette raison suprême des peuples à qui la raison manque. Son enthousiasme changea d'objet, il vit le dieu des armées dans ces choses; mais il n'abandonna jamais ceux de ses amis qui avaient combattu sous le drapeau de la République conservatrice, et il ne cessa ni de les aimer, ni de les honorer dans ses regrets.
Ce fut ainsi que nous restâmes unis, moi, réfugié dans le travail, lui, abrité dans son hospice. Il n'y avait point d'intérêt et par conséquent point de bassesse dans son sentiment pour l'Empire. Il ne voyait plus dans les peuples qu'un troupeau qui veut que la raison s'impose par l'épée, au lieu de se soumettre à la houlette de ses pasteurs.
Que lui répondre, après cette grande abdication de la France? Nous ne parlions plus politique; nous parlions littérature, poésie, amitié, choses éternelles.
XXIV.
C'est ainsi qu'il arriva à ses derniers moments, résigné, pieux, plein de cette joie intérieure que l'homme étendu sur le fumier de Job trouve dans l'entretien perpétuel et solitaire avec son invisible ami.
Relisons ici les derniers mots de Jules Janin, qui paraît l'avoir connu et aimé autant que nous.
«Disons hardiment que c'était là une belle et douce nature, un esprit bienveillant, un vrai courage, habile à supporter la mauvaise fortune, un laborieux, rude à la peine et fécond à ses risques et périls. L'an passé encore, en allant de son lit à sa table de travail, il était tombé et s'était brisé l'autre jambe. Et maintenant le voilà mort, sans récompense et sans bruit, non loin de cette ville de Dieppe qu'il aimait, au pied d'une grande falaise, au bruit de l'Océan solitaire qui murmure autour de son cercueil.
«Ce qui nous revient de ses derniers moments, dans une cabane de pêcheur, sur un lit d'emprunt, sous la misère de l'abandon, serait chose lamentable. On dirait que cet infortuné avait voulu pousser à bout, par son exemple, un témoignage inouï des douleurs de la poésie abandonnée à ses propres forces. Pauvre, errant, oublié, négligé, sans doute il a manqué de confiance en ses amis, en sa famille qui lui fut toujours bonne et propice... Il n'a pas manqué de confiance, à coup sûr, dans le Père qui est aux cieux!
«Nous, cependant, avertis par ces défaillances, par ces muets désespoirs, par cette ambition inavouée, honorons ce courage, et remplaçant par nos meilleures sympathies ces tristes funérailles d'un poëte si malheureux, prions pour lui, veillons sur nous.»
XXV.
Comme c'est senti, comme c'est dit, comme c'est écrit avec des larmes de pitié indulgente sur la plume! et quel retour touchant et pieux dans ce: veillons sur nous! nous qui avons moins bien mérité que lui de la Providence, et qui côtoyons les précipices où il est tombé!
Mais il n'y est pas tombé sans soutien et sans amis pour le soutenir, et pour retourner sa tête sur son chevet à sa dernière heure, comme on l'a écrit par erreur ou par prétention à l'effet dans certains récits.
Rien n'est plus faux. Le hasard me rendit témoin des tendresses vraiment paternelles de son frère et de ses amis, quand ils vinrent eux-mêmes à Paris le chercher, Benjamin de la famille, dans sa retraite de la rue Neuve-Coquenard, pour l'emmener sous le bras respirer chez eux, en Normandie, l'air vivifiant de l'été, et des loisirs, et du jardin de famille.
Ce fut encore le bras de son frère qui l'amena chez moi la veille de son départ, et qui l'emporta à travers la cour de ma petite maison dans sa voiture: ils partaient le lendemain. Les soins pieux et féminins de ce frère, qui le soutenait de l'argent de sa bourse comme de son bras, nous touchèrent tous jusqu'aux larmes. La dernière providence d'un malheureux, c'est la famille. La sienne était adorée de lui, et voyait en lui, non-seulement son pupille, mais son orgueil.
XXVI.
Voici la vérité vraie, elle est assez pathétique pour qu'on n'y ajoute pas une mise en scène contre laquelle il s'élèverait du tombeau pour protester.
Les deux frères partirent le lendemain de leur visite chez moi, ensemble, pour Rouen, le 2 juin dernier. Son frère le conduisit lui-même chez sa fille, mariée à Elbeuf, nièce accoutumée à chérir et à soigner cet oncle, amour et orgueil de la famille. Il y vécut pendant six semaines, les plus douces peut-être de sa vie, en pleine paix, en plein amour dans la maison, en pleine ombre, en plein soleil dans le jardin, comme ces haltes du voyageur, quand le jour va tomber et qu'il aperçoit déjà les clochers de la ville où le sommeil l'attend, après les lassitudes de la route.
Une idée fatale le saisit: «Le ciel est beau, la température tiède, l'été des tropiques doit avoir réchauffé les flots qui nous viennent de là; je voudrais me rajeunir en me retrempant dans la mer.»
On craignit que l'énergie saline de la mer ne fût contraire à l'apaisement des douleurs névralgiques dont il avait toujours été affecté. On lui représenta qu'il était à craindre qu'arrivé à l'âge où tout se calme, ces bains amers ne lui donnassent des secousses qu'il convient d'éviter, quand la nature elle-même se traite par la résignation et par le temps. Il était, comme tout le monde, impatient d'accélérer la nature, ce grand médecin que nous portons en nous.
Il insistait; on le conduisit à Puys, petit hameau de pêcheurs dans le voisinage de Dieppe.
Il paraît qu'une première hospitalité dans une maison banale de bains ne convenait pas, par son prix, à la modicité de ses ressources. Il la quitta volontairement et précipitamment et alla demander asile, économie et paix, dans une chaumière de pêcheur, plus modique et plus rapprochée de la grève.
Singulier jeu de la Providence, qui ramène à la fin de sa vie le poëte, ami de la nature, dans l'humble chaumière où il a passé ses premières années, et devant ce grand spectacle de l'Océan, pour chanter ou gémir sous sa fenêtre les grands adieux à la terre de l'homme! Il en jouit à son lit de mort comme il en avait joui dans son berceau: Dieu lui parlait seul à seul avec plus d'intimité et de majesté que dans sa retraite de Paris. Il fut heureux quelques jours.
XXVII.
Le 4 août, cependant, il sentit que la vague qui l'avait délicieusement caressé les premières semaines, secouait trop fortement sa charpente. Il écrivit à son frère qu'il désirait revenir à Paris, et le priait de venir le prendre à la gare de Trouville, en lui marquant le jour et l'heure du rendez-vous.
Ce bon frère se préparait à sa rencontre, lorsqu'une dépêche télégraphique lui annonça qu'il n'avait plus de frère.
Il arriva trop tard pour recevoir son dernier soupir; il l'avait rendu quelques heures avant, serein, confiant, résigné, entre les mains du curé du pays, chargé de bénir sa famille. Un étouffement pulmonaire l'avait asphyxié en peu de minutes et sans agonie. Né d'un spasme, un spasme l'avait emporté.
Il savait où il allait; les hommes n'avaient voulu comprendre ni son âme immense, ni sa poésie; il les quittait sans peine pour la patrie des méconnus. Mais, méconnu par la foule, il laissait ici-bas ce qui console de vivre, une famille du sang, et des amis, famille de cœur.
Je suis le dernier qui lui serrai la main; il me l'a laissée toute chaude encore de sa suprême et convulsive empreinte, et il a emporté toute chaude aussi dans le ciel l'impression de la mienne.
J'ai donné une larme à son souvenir.
Son frère lui ferma les yeux et l'ensevelit à Rouen, dans le cercueil d'une sœur adorée, qui avait été la providence de ses mauvais jours; là, ils dorment ensemble dans une terre étrangère: mais j'aimerais qu'une main charitable remportât ces deux enfants du Midi aux bords tièdes et poétiques de la Durance, comme j'aimerais qu'on ramenât mes dépouilles mortelles près de ceux et de celles que j'y ai déposés moi-même dans un sol qui ne m'appartient déjà plus, à Saint-Point!
Et maintenant, grande âme, dépaysée dans un corps infirme et dans la région des faux jugements, des fausses gloires et des faux mépris de ce bas monde, tu as secoué vigoureusement ce vil tissu de matière, ce manteau de plomb qui t'embarrassait dans ton essor, et que tu soulevais à chaque pas comme une lourde chaîne dont les anneaux te retenaient au sol!
Là, tu estimes à son prix la vaine renommée que donnent les hommes à ceux qui, dans le langage terrestre, cadencent le mieux leur pensée, ou qui, se sentant plus forts que le vulgaire, parlent en images fortes comme eux, et s'expriment en images pénétrantes et neuves, au lieu de balbutier des pensées communes dans un jargon tout fait!
Tu ris de ceux que le siècle exalte, parce qu'ils répètent les banalités et les sophismes convenus de leur époque; tu plains ceux qui, comme toi, pensent leurs pensées à part de la foule, qui les écrivent ou qui les chantent, ou qui les convertissent en action, et qui, de leurs chants et de leurs actes, ne recueillent que l'envie ou le dédain.
Tu vois tout à la vraie lumière, tu nages dans la vérité! Tu t'abreuves de la divinité des choses idéales, cette divinité du monde supérieur où tu vis!
Triomphe, âme sublime et tendre! prie pour les amis que tu as laissés ici-bas, et entre dans ta vraie place, dans le ciel des poëtes, des martyrs, pour chanter et combattre avec eux; et entre aussi dans le ciel des colombes, où tu as retrouvé la tienne qui t'attendait; symbole de tendresse et d'inspiration, pour t'aider à aimer ton Dieu dans l'éternité, communion de ceux qui s'aimèrent dans la région des larmes!
Lamartine.
LXXXIe ENTRETIEN.
SOCRATE ET PLATON.
PHILOSOPHIE GRECQUE.
PREMIÈRE PARTIE.
I.
Toute littérature, comme toute civilisation, a pour dernier terme une philosophie.
La philosophie est la pensée du cœur humain, dont la littérature n'est que la parole; la pensée est le fond de l'homme, la littérature n'est que la forme. Ne vous étonnez donc pas que la philosophie occupe le premier rang dans un cours sérieux de littérature.
Nous vous exposerons successivement tous les différents systèmes de philosophie qui ont possédé tour à tour le monde, depuis celle de l'Inde primitive jusqu'à celle du christianisme, en passant par Zoroastre, en Perse; par Pythagore, en Italie; par Salomon, en Judée; par Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote en Grèce; par Mahomet, en Arabie; par Confucius, en Chine; par saint Paul, à l'éclosion des dogmes chrétiens, à Jérusalem ou à Éphèse; par saint Thomas d'Aquin, dans le moyen âge; par Descartes et par les philosophes du dix-huitième siècle en France; enfin par les philosophes allemands et anglais de ces derniers temps. Ce sont là à peu près les seules nations antiques ou modernes et les seules époques qui aient eu des philosophies transcendantes; les autres n'ont eu que des philosophies populaires.
Nous allons commencer, pour vous allécher à cette sublime étude, par la plus lumineuse et par la plus éloquente de ces philosophies, dans la forme: celle de Platon. C'est la philosophie de la raison pure, illuminée par l'imagination, et quelquefois égarée par elle; c'est la plus difficile des philosophies que celle qui ne relève que du raisonnement, au lieu de relever de la foi; car tous les hommes ont assez d'imagination pour croire; un très-petit nombre ont assez de lumières pour raisonner.
II.
Mais, avant de feuilleter avec vous Platon, disons ce que nous entendons ici par philosophie.
Ce mot veut dire amour ou zèle de la SCIENCE; mais quelle science? la science des sciences, la science suprême, la science première et la science dernière, la science surnaturelle, c'est-à-dire la science des choses qui sont au-dessus de la portée des sens.
Cela était nécessaire à vous dire pour ne pas vous laisser confondre cette philosophie surnaturelle, ou cette science des choses invisibles et impalpables, avec toutes ces autres sciences naturelles qui se sont appelées aussi improprement du nom de philosophie, mais qui n'ont pour objet que les choses sensibles et matérielles, telles que la physique, la chimie, l'astronomie, les mathématiques.
Ces sciences systématisées sont des philosophies aussi, si vous voulez, mais ce sont des philosophies inférieures, secondaires, subalternes, courtes, finies, parce qu'elles ne touchent qu'à la matière et à ses phénomènes, et parce qu'en enseignant une multitude de faits, elles n'enseignent néanmoins directement aucune vertu et aucune immortalité.
Voilà pourquoi, quand il s'agit de philosophies surnaturelles, telles que celles dont nous allons vous entretenir, on a confondu le mot de sagesse avec le mot de science, et l'on a dit: La philosophie est l'amour ou le zèle de la SAGESSE. Cette science-là, en effet, englobe et domine toutes les autres, parce qu'elle est la science de l'âme elle-même, la science de l'infini, la science de Dieu, la science de nos rapports avec l'Être des êtres, la science de notre origine, la science de notre vie morale, la science de notre fin!
Pouvait-on appeler d'un autre nom que sagesse cette science qui enseigne à l'homme où il est, ce qu'il est, où il va, et comment il doit penser, agir, adorer, vivre, mourir et revivre?
C'est là ce que nous entendons, dans cet Entretien, par ce mot «philosophie.»
III.
Mais cette science des choses immatérielles, invisibles, impalpables, au-dessus de la portée de nos sens, est-elle susceptible du même genre de démonstrations et du même genre d'évidences que les sciences naturelles? Nous n'hésitons pas à vous dire: Non.
Les démonstrations de l'ordre naturel, telles que le témoignage des yeux, de l'oreille, de la main, ne sauraient s'appliquer aux choses qui ne tombent pas sous les sens.
Mais, bien que ces choses ne se démontrent pas de même, elles ont cependant, au moins en ce qui touche leurs principales vérités, un degré de certitude égal, et, je dirai plus, un degré de certitude supérieur à la certitude des phénomènes matériels.
Ainsi, par exemple, cette opération de l'esprit par laquelle l'intelligence se dit: «Il n'y a pas d'effet sans cause, et, puisque j'aperçois une multitude d'effets, il y a donc une cause suprême; c'est-à-dire il y a donc un Dieu!» cette opération de l'esprit atteste l'existence de Dieu avec autant et plus de certitude que si des milliers de mathématiciens, d'astronomes ou de chimistes tenaient Dieu lui-même sous leurs compas, sous leurs télescopes ou dans leurs cornues. Je me trompe: l'existence de Dieu est mille fois plus certaine par cette conclusion logique et infaillible de l'esprit que par les expériences faillibles des philosophes de la matière; car l'expérience, œuvre des sens, peut se tromper; la logique, œuvre de Dieu, est absolue, et ne nous tromperait que si Dieu nous trompait lui-même, chose incompatible avec la nature divine ou avec la suprême vérité.
J'en dirai autant de la CONSCIENCE, cette preuve sans preuve que nous portons en nous-mêmes du bien ou du mal moral: ses jugements, pour être certains, n'ont pas besoin d'autres témoignages qu'elle-même; ce qu'elle condamne est mal, ce qu'elle approuve est bien; que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, elle prononce en nous, pour nous ou contre nous, des arrêts contre lesquels il nous est impossible de protester.
C'est le dernier mot de la morale, comme la logique est le dernier mot de la raison. La conscience est, parce qu'elle est comme Dieu lui-même; c'est une faculté innée de notre âme donnée par Dieu, qui est à elle-même sa propre démonstration. Ôtez la logique, l'intelligence est folle; ôtez la conscience, la moralité est morte; le crime et la vertu deviennent des choses discutables et douteuses comme des problèmes ordinaires, susceptibles de oui ou de non; ils ne sont crime et vertu que parce qu'ils sont au-dessus de toute discussion.
IV.
Il y a donc, en philosophie, un certain ordre de vérités intellectuelles, ou de vérités morales qui sont, ou susceptibles d'une démonstration absolue, comme l'existence de Dieu, ou supérieures et préexistantes à toute démonstration par la parole, comme la conscience. Ce sont des vérités innées; autrement dit: des certitudes, des ÉVIDENCES.
Mais, en dehors de ces vérités innées, il y a en philosophie un nombre infini de problèmes secondaires, quoique très-importants, qui ne sont pas susceptibles de démonstration absolue, mais dans lesquels la philosophie la plus transcendante n'arrive qu'à de consolantes conjectures et à de magnifiques probabilités.
Dans vingt passages de ses dialogues, Socrate lui-même, par l'organe de Platon, avoue, comme moi, que ces démonstrations ne sont que des conjectures.
«J'espère, dit-il, sans pouvoir le prouver, que je retrouverai, dans une autre vie, les hommes vertueux qui y seront mieux traités que les méchants. Mais, quant à y trouver une divinité parfaite, c'est ce que j'ose affirmer, si l'on peut affirmer quelque chose.»
C'est néanmoins de ces consolantes conjectures, et de ces magnifiques probabilités, que le monde vit depuis qu'il est né, et qu'il vivra jusqu'à son dernier jour. Nous vivons sur parole: respectons donc la parole, quand Dieu la met sur les lèvres des grands philosophes tels que Confucius, Socrate ou Platon; ces philosophes sont les révélateurs de la raison; ils ne commandent pas impérativement la foi au nom de Dieu, ils la demandent humblement à la conviction raisonnée de l'intelligence et du cœur de l'homme. Ils pensent pour nous, et ils nous rapportent les conquêtes de leurs pensées; prêtons-leur l'oreille et ouvrons-leur nos cœurs. S'ils ont donné leur vie comme Socrate, en témoignage de leur sincérité, de leur foi, de leur amour de Dieu et des hommes, proclamons-les maîtres et martyrs de la raison humaine, et lisons, avec une respectueuse piété d'esprit, les arguments raisonnes de leur philosophie.
V.
Un de ces plus sublimes recueils de philosophie dans tous les temps, c'est le recueil des Dialogues de Platon, dialogues dans lesquels ce disciple de Socrate fait parler son maître avec une sagesse surhumaine, et avec une éloquence presque divine, sur les questions les plus hautes de philosophie, de théologie naturelle.
Platon fut à Socrate ce que saint Paul fut au Christ; tous deux écrivent, commentent et développent la doctrine de son maître qui n'a rien écrit, et, ici, il serait curieux peut-être d'examiner pourquoi ni le révélateur d'une philosophie raisonnée, ni le révélateur d'une religion révélée, n'ont pas voulu, ou n'ont pas daigné écrire eux-mêmes une seule ligne, si ce n'est ce doigt sur le sable qui traça des caractères de miséricorde.
Était-ce parce qu'ils se défiaient des commentateurs qui s'attachent à la lettre, et qui y emprisonnent volontiers l'esprit? Était-ce parce que les langues humaines leur paraissaient insuffisantes à contenir les vérités divines qu'ils annonçaient aux hommes? N'était-ce pas plutôt parce que les paroles, une fois écrites, deviennent mortes et froides comme la cendre dont la flamme s'est envolée, et qu'ils aimaient mieux s'en fier à l'écho vivant des lèvres humaines qu'à la lettre morte de leurs écrits?
Quoi qu'il en soit, Socrate n'écrivit jamais rien; il ne fit pas non plus de harangues: c'était un discoureur, et nullement un orateur. On le voit dans son Apologie devant ses juges, qui est une bonne causerie et un fort mauvais discours.
Simple artisan, ou plutôt artiste, mais artiste d'un talent bien inférieur aux grands statuaires de son temps à Athènes, il sculptait dans son atelier à peine autant qu'il était nécessaire pour nourrir sa femme et ses enfants; sans cesse distrait du ciseau par la pensée, ouvrant sa porte à tout le monde, interrompant son travail pour répondre aux questions qu'on lui adressait sur toutes choses, courant ensuite de porte en porte et accostant lui-même les passants pour leur parler des choses divines, consumé du zèle de la vérité, missionnaire des foules, semant le bon grain à tout vent de la rue ou de la place publique: homme qu'on aurait considéré comme un fou, s'il n'avait pas été un modèle de toute vertu et un oracle de toute sagesse.
VI.
Son disciple, Platon, était un homme d'une tout autre nature: beaucoup plus lettré, beaucoup moins inspiré que son maître; élégant, éloquent, poétique, épilogueur, rêveur, dissertateur, nuageux en philosophie, utopiste en politique; espèce de J.-J. Rousseau d'Athènes, possédant un style admirable pour les chimères, mais n'ayant pas la moindre connaissance des hommes, ni le moindre tact des réalités, et donnant à sa république idéale des lois en perpétuelle contradiction avec la nature humaine et avec la fondation, la conservation et le but des sociétés.
Mais, tel qu'il fut et tel que nous allons le voir dans ses œuvres, Platon était le plus merveilleux écho vivant que la providence de la Grèce eût pu préparer à un sage tel que Socrate, pour donner un éternel retentissement à la philosophie spiritualiste.
Ses Dialogues ont été le perpétuel entretien de la Grèce: ils ont préparé l'esprit humain à la métaphysique de saint Paul et à l'école philosophique d'Alexandrie. Il a servi de texte ou de commentaire aux premiers conciles chrétiens; il a été le crépuscule de bien des dogmes; il a nourri à lui seul la philosophie romaine de Cicéron; il a lutté dans le moyen âge avec la philosophie expérimentale d'Aristote, puis de Bacon; il a été submergé un moment par la philosophie presque matérialiste de Locke, de Hobbes en Angleterre; d'Helvétius, de Diderot, des encyclopédistes en France; mais il est ressuscité plus vivant et plus populaire que jamais il y a peu d'années, par la traduction, par les commentaires et par les leçons d'un jeune philosophe, M. Cousin, éloquent restaurateur du platonisme sur les ruines du matérialisme au dix-neuvième siècle.
Grâce à la langue de Platon, la sagesse de Socrate ne peut plus mourir. C'est le style qui embaume les idées pour l'éternité.
VII.
Ces dialogues ont cependant de grands défauts, qui semblent tenir au génie un peu verbeux de la Grèce, et au génie un peu sophistique de Platon, plus qu'à l'âme naturellement ouverte, simple, sincère et courageuse de Socrate. Parmi ses défauts, je noterai d'abord leur forme même, qui embarrasse, distrait, interrompt, ralentit sans cesse l'argumentation.
Le dialogue est une pensée à deux, à trois ou à quatre interlocuteurs; sans doute cette manière de penser à deux ou à trois peut éclaircir quelquefois la question, en faisant adresser par l'un des personnages des interrogations utiles, auxquelles le maître répond, réponses qui répondent ainsi d'avance aux doutes et aux ignorances que les autres s'adressent peut-être en silence.
C'est le moyen de faire remonter l'esprit des auditeurs jusqu'aux premiers éléments de la question qu'on débat, afin qu'un argument porte rigoureusement sur l'autre, et que la pierre fondamentale du syllogisme soit aussi bien assise dans l'esprit que la dernière; c'est le moyen de détruire en passant toutes les objections qui se présentent à l'intelligence; c'est le moyen enfin de bien définir tous les mots avant de les employer dans le raisonnement, afin qu'après la conclusion il ne puisse subsister aucune équivoque ou aucun malentendu dans la conviction absolue des disciples: aussi est-ce le mode d'enseignement et d'argumentation qu'on emploie ordinairement avec les enfants, comme on peut le voir dans nos catéchismes ou dans nos manuels.
Mais, par cela même que c'est le mode d'argumentation puéril et diffus qu'on emploie avec les petits enfants, c'est aussi le mode le plus propre à fatiguer, à ennuyer, à impatienter les hommes faits, qui cherchent les idées, et qui se lassent de vaines paroles.
Ce mode suppose dans les disciples, ou dans les auditeurs, des puérilités et des ignorances qui ne sont plus de leur âge; il perd le temps, et il dégoûte la pensée du but, en la traînant impitoyablement par tant de circonvolutions, de demandes et de réponses sur la route; l'esprit abandonne cent fois l'argumentateur en chemin, et souvent il l'abandonne tout à fait à ces fastidieux ambages, rebuté, avant d'arriver, par les détours inutiles qu'on lui fait faire.
C'est ce qui arrive très-souvent à l'homme le mieux disposé qui ouvre au hasard un des dialogues de Platon. Le livre tombe des mains avant d'avoir dit son dernier mot, tant on a perdu de mots oiseux à l'attendre; l'esprit est saisi à chaque instant d'une de ces impatiences fébriles qui bouillonnent en nous jusqu'à un véritable accès de colère, croyant toujours toucher à un but qu'on lui dérobe toujours; or, irriter et impatienter l'esprit, ce n'est pas un bon procédé pour le convaincre. Voltaire, à cet égard, pensait comme nous; il bénit la philosophie de Socrate, et il maudit le verbiage, quelquefois sublime, plus souvent sophistique, de Platon.
VIII.
Un autre vice de ce mode d'argumentation des Dialogues de Platon, c'est l'argutie métaphysique.
Le maître, au lieu de simplifier les questions par la simplicité et par la sincérité de l'argumentation, semble se complaire, pour faire preuve d'ingéniosité, de fécondité et de dialectique, à les compliquer de cinquante questions préalables ou secondaires, et à les embrouiller dans un tel écheveau d'arguments que lui seul puisse à la fin en retrouver le fil et dénouer le nœud gordien qu'il a formé.
Ce procédé, qui fait briller sans doute l'adresse du maître, embarrasse l'intelligence du disciple; il fait du chemin de la vérité, au lieu d'une route droite, large et bien jalonnée, un labyrinthe de sentiers étroits, tortueux, obscurs où l'écrivain a l'air de conduire le lecteur à un piége, au lieu de le mener à la lumière, à la vérité et à la vertu.
IX.
Un troisième défaut plus grave des Dialogues, défaut qui touche au fond même de l'enseignement de la vérité aux hommes, c'est le procédé d'argumentation employé par Socrate dans Platon, pour enseigner ses disciples.
Les premières qualités d'un sage, qui enseigne des vérités nouvelles à l'humanité, c'est la charité d'esprit, l'amour, la pitié, la condescendance, l'indulgence, le respect, la tendresse d'âme envers les hommes ses semblables. Cette onction d'esprit, cette compatissance, cette clémence de cœur, doivent se manifester dans les leçons du sage à ses frères par un mode d'argumentation qui l'abaisse vers ses auditeurs pour les élever jusqu'à lui.
C'est le procédé contraire ici qui est employé par Socrate (toujours dans Platon) pour enseigner les hommes: au lieu de persuader, il a l'air de vouloir confondre. Le ton de son argumentation est railleur, goguenard, ironique; il tend des embûches de paroles à ses auditeurs; il jouit de les voir s'y prendre; il ne se hâte pas de les en retirer; il plaisante, non pas amèrement, mais superbement, avec eux de leur chute; il les humilie par sa supériorité, au lieu de les relever par leur propre force; en un mot la philosophie, sous la plume de Platon, a l'air de consister dans une grande moquerie des ignorants, au lieu de consister dans une tendre initiation des faibles. Or il en résulte, dans l'effet général des Dialogues, je ne sais quel sourire sarcastique de l'esprit, qui humilie l'auditeur, au lieu de le disposer à la confiance; on craint toujours de marcher sur un piége de sophiste, quand on devrait s'abandonner sans défiance à la main du sage qui vous conduit; on ne sait jamais si ce sage parle sérieusement ou ironiquement; il y a trop de gascon dans ce grec; on craint le maître qu'on devrait adorer.
Enfin, ce mode d'enseignement par dialogues est lent, verbeux, diffus; il emploie inutilement cent fois plus de paroles que la vérité n'a besoin d'en employer pour se manifester à l'esprit.
La forme directe du discours, ou même la forme parabolique de l'Évangile, forme indirecte, mais qui a l'avantage de ne jamais blesser le disciple et de lui laisser se faire sa part à lui-même, sont mille fois supérieures en lumière, en brièveté et en persuasion.
Quand on vient de lire un ou deux dialogues de Platon, et qu'on a l'esprit véritablement assourdi par ce roulis d'un océan de paroles pour dire la vérité philosophique la plus usuelle, on se dit à soi-même: Il faut que ces Grecs d'Athènes eussent bien des heures de loisir à dépenser par jour sur le seuil de leurs portes, ou sous les platanes de leurs jardins; il faut qu'ils eussent un bien grand amour de ces escrimes d'idées de leurs sophistes, pour perdre tant de temps et tant de paroles à écouter ce Socrate ou à lire ce Platon!
Et, en effet, ce défaut de Socrate et de Platon tient aux défauts du temps et du peuple d'Athènes. Ce peuple, oisif toutes les fois qu'il n'était pas occupé à se défendre contre les Perses ou à se déchirer lui-même par ses factions, aimait à se passionner à froid, pour ou contre ses sophistes; ces sophistes, consommés dans le métier de l'éloquence, étaient aux philosophes et aux politiques ce que les comédiens sont aux héros. Ils jouaient la sagesse et la vertu dans les académies et dans les places publiques; ils accoutumaient les Athéniens à ces jeux d'idées et de paradoxes qui rendaient l'oreille fine et l'esprit sceptique; pour effacer ces sophistes, il fallait bien parler leur langue à ce peuple infatué. Voilà sans doute pourquoi, dans Platon, la sagesse ressemble tant au sophisme!
Mais lisons d'abord ensemble les deux ou trois plus beaux de ses dialogues, en nous hâtant d'arriver au Phédon, le chef-d'œuvre de toute la philosophie de Socrate.
X.
Dans le premier dialogue, intitulé l'Euthyphron, Socrate demande à Euthyphron:
«Qu'est-ce que le bien, ou, autrement dit, qu'est-ce que le saint?»
Euthyphron lui fait cette réponse vulgaire et sacerdotale: «Le bien, ou le saint, est ce qui est agréable aux dieux.»
Socrate relève cette réponse, et demande à Euthyphron comment, les dieux de l'Olympe et de l'État étant multiples, et souvent opposés de nature et de volonté les uns aux autres, ce qui est agréable à l'un, désagréable à l'autre, peut être agréable à tous.
Il contraint Euthyphron, par une série de raisonnements, à se démentir, et il n'arrive lui-même qu'à une conclusion très-confuse, qui laisse l'esprit aux prises avec le mystère du bien et du mal en soi. Une seule chose est claire: c'est qu'il se moque des dieux, et qu'il sape le polythéisme par ses conséquences dans la raison de ses disciples.
Aussi était-il déjà cité devant les juges pour cause d'impiété envers les dieux d'Athènes.
Un jeune homme d'Athènes, plus politique que religieux, nommé Mélitus, qui voulait se faire un nom populaire en se posant en vengeur des dieux chers à l'ignorance et au fanatisme du bas peuple, porte l'accusation contre Socrate; il l'accuse de corrompre la jeunesse par des doctrines qui sapent le ciel. Anytus, un autre de ses accusateurs, était un artisan riche, puissant et accrédité par son républicanisme dans Athènes; il avait contribué à secouer le joug des trente tyrans qui rétablissaient le régime aristocratique. Le peuple croyait défendre sa liberté en défendant ses dieux, à la voix d'un de ses tribuns qui l'ameutait contre Socrate. Socrate paraissait au peuple coupable, sinon de faveur pour le gouvernement aristocratique, au moins d'indifférence politique.
La cause de ce grand homme, en effet, n'était ni la cause de la populace, ni la cause des grands: c'était la cause de Dieu et de la raison. Il aurait pu dire, comme le Christ plus tard:
«Mon royaume n'est pas de ce monde.»
Son monde, à lui, c'était la vérité et la vertu. Mais le peuple ne voit de vérité et de vertu que dans ses passions; il devait donc haïr Socrate; il demandait un châtiment exemplaire contre ce philosophe.
On peut remarquer, dans ce procès, que le peuple est en général plus implacable envers les doctrines nouvelles que les grands; moins il a d'idées, plus il s'irrite contre ceux qui les lui arrachent. Le cri des Juifs contre le Christ, devant ses juges: Crucifiez-le! est le pendant des animadversions de la populace d'Athènes contre Socrate. Sans la pression de ce peuple, il est évident que les juges, qui le condamnèrent à une si faible majorité, ne l'auraient pas condamné à mort.
XI.
Quoi qu'il en soit, Platon donne (et sans doute ici littéralement) le plaidoyer, ou l'apologie que Socrate avait préparée, et qu'il prononça devant le tribunal.
Dans cette apologie même, Socrate conserve encore la forme du dialogue, et poursuit Mélitus de ses interrogations ironiques pour le contraindre à tomber dans l'absurde. Mais lui-même reste dans l'équivoque sur sa profession de foi, affectant de tourner les questions les plus précises en plaisanteries, jusqu'au moment où il voit que la plaisanterie serait déplacée devant la conscience et devant la mort, et où il s'avoue franchement coupable de sagesse, et impénitent de vérité. Là, on retrouve l'éloquence de l'héroïsme du philosophe mourant.
«Mais je n'ai pas besoin d'une plus longue défense, ô Athéniens! Je vous disais en commençant que j'avais contre moi d'ardentes et implacables inimitiés; ce qui me perdra, si je succombe, ce ne sera ni Mélitus, ni Anytus, ce sera l'envie et la calomnie, qui ont déjà fait périr tant d'hommes de bien, et qui en feront périr après moi tant d'autres; car n'espérez pas que l'iniquité s'arrête à moi!
«Mais quelqu'un de vous me dira peut-être: N'as-tu pas honte, Socrate, de t'être attaché à une philosophie qui te mène à la nécessité de mourir?
«Vous êtes dans l'erreur, vous qui croyez qu'un homme qui a quelque valeur doit peser les chances de vivre ou de mourir, au lieu de chercher dans ses actions si ce qu'il fait est juste ou injuste.»
Puis il cite les vers d'Achille dans l'Iliade d'Homère:
«Que je meure à l'instant même, pourvu que je venge le meurtre de Patrocle, et que je ne demeure pas ici un juste objet de mépris, assis sur mes vaisseaux, inutile fardeau de la terre!»
«Est-ce là, poursuit Socrate, s'inquiéter des chances de vie ou de mort?
«Tout homme qui a choisi un poste parce qu'il l'a cru le plus honnête, ou qui y a été placé par son chef, doit, selon moi, y demeurer ferme, et ne considérer autre chose que le devoir. Ce serait donc de ma part une étrange contradiction, ô Athéniens, si, après avoir gardé fidèlement, comme un bon soldat, tous les postes où j'ai été placé par vos généraux, à Potidée, à Amphipolis, à Délium, aujourd'hui que le dieu de l'oracle intérieur m'ordonne de passer mes jours dans la philosophie, la peur de la mort ou de quelque autre danger me faisait abandonner ce poste; et ce serait bien alors qu'il faudrait me citer devant ce tribunal, comme un impie qui ne reconnaît point de Dieu, qui désobéit à l'oracle, qui se dit sage et qui ne l'est pas; car craindre la mort, Athéniens, c'est croire connaître ce qu'on ne connaît pas.
«En effet, nul ne sait ce qu'est la mort, et si elle n'est pas le plus grand de tous les biens pour l'homme...
«Mais ce que je sais bien, c'est qu'être injuste, c'est désobéir à ce qui est meilleur que soi, Dieu ou homme, et manquer au devoir et à l'honnête.
«Voilà le seul mal que je redoute et que je veux éviter; tellement que, si vous me disiez en ce moment:—Socrate, nous rejetons l'accusation d'Anytus et nous te renvoyons absous, mais c'est à la condition que tu cesseras de philosopher, et, si l'on découvre que tu retombes dans tes habitudes de discuter sur les choses divines, tu mourras!—oui, si vous me renvoyiez absous à ces conditions, je vous répondrais:—Athéniens, je vous respecte et je vous aime, mais j'obéirai plutôt au Dieu qu'à vous... Et je suis persuadé qu'il ne peut y avoir rien de plus utile à votre république que mon zèle à accomplir ce que le Dieu m'ordonne ainsi; car je ne vous recommande que le soin de votre âme et son perfectionnement. Ainsi donc, faites ce qu'Anytus vous demande ou ne le faites pas, renvoyez-moi ou ne me renvoyez pas, je ne ferai jamais autre chose que ce que j'ai fait, quand je devrais mille fois mourir!...»
XII.
Il développe, avec un insolent courage, cette idée, et se pose en homme utile aux Athéniens dans leur vie privée; quant à la politique, il dit qu'il s'en est abstenu, par cette raison qu'on ne peut guère rester innocent et vertueux quand on se mêle des affaires publiques...
«Je n'emploierai pas envers vous, reprend-il, ô Athéniens, les supplications ordinaires, où l'on fait paraître les femmes, les enfants, les amis pour attendrir les juges. J'ai aussi des parents cependant; car, pour me servir de l'expression d'Homère: Je ne suis point né d'un chien ou d'un rocher, mais d'un homme!»
«Ainsi, Athéniens, j'ai des parents, et, quant à des enfants, j'en ai trois, l'un déjà dans l'adolescence, les deux autres encore en bas âge; mais je ne les ferai point comparaître ici, pour votre honneur et pour le mien; il ne me paraît pas séant d'employer de pareils moyens à mon âge (il avait près de soixante-douze ans à l'époque de son procès). Athéniens, vous aimez la gloire, et, si je voulais agir ainsi, vous ne devriez pas le souffrir; vous devriez déclarer que celui qui recourt à ces scènes pathétiques pour exciter la compassion vous dégrade, et que vous le condamnerez plutôt que celui qui attend tranquillement votre sentence.
«Si je vous fléchissais par mes prières, et si je vous engageais ainsi à violer votre serment de rendre la justice selon vos consciences, et non selon vos sensations, c'est alors que je vous enseignerais l'impiété, et qu'en voulant me justifier, je prouverais moi-même que je ne crois pas aux dieux: mais j'y crois plus que mes accusateurs!»
Ici les juges vont aux voix et déclarent Socrate coupable.
Impassible, il reprend la parole:
«Le jugement que vous venez de prononcer, Athéniens, m'a un peu ému; mais ce qui m'étonne bien plus, c'est d'être condamné à une si faible majorité; car, à ce qu'il paraît, il n'aurait fallu que trois voix de plus pour que je fusse absous.
«Et maintenant, c'est donc la peine de mort que Mélitus, Anytus et Lycon demandent contre moi!... Mais moi, Athéniens, à quelle peine me condamnerai-je moi-même?»
XIII.
Écoutez ici la fière revendication qu'il fait de lui-même, en mettant à nu sa conscience devant les cinq cent cinquante-six juges qui viennent de le condamner, et devant le peuple, que dis-je? et devant le Dieu qui l'écoute.
«Quelle amende mérité-je, en réalité, moi, qui me suis fait un principe de ne me donner aucun repos pendant toute ma vie, négligeant ce que les autres recherchent avec tant d'empressement: les richesses, le soin de leurs affaires, les emplois militaires, les fonctions d'orateur et toutes les autres dignités!
«Moi, qui ne suis jamais entré dans aucune des conspirations ou des cabales si fréquentes dans la République, me trouvant véritablement trop honnête homme pour ne pas me dégrader en me mêlant à tout cela!
«Moi, qui me suis consacré uniquement à vous rendre le plus important des services, en vous exhortant tous de ne pas songer à ce qui vous appartient passagèrement, le monde et ses biens, pour ne vous attacher qu'à ce qui est l'essence de votre être, votre âme; à ne pas songer aux intérêts accidentels de la patrie, mais plutôt à la vraie patrie elle-même!
«Que mérite un tel homme, si ce n'est d'être nourri, aux frais du public, dans le Prytanée?...
«Ayant donc la conscience de n'avoir jamais été injuste envers personne, je ne dois pas l'être envers moi-même en avouant que je mérite un châtiment!...»
Examinant ensuite si l'amende ou l'exil serait une peine plus douce ou plus convenable pour lui: «Ce serait, dit-il, une belle existence pour moi, vieux comme je suis, de quitter mon pays, d'aller errant de ville en ville, et de vivre de la vie d'un proscrit!»
Il pousse encore plus loin sa fermeté calme, et son défi consciencieux au peuple et aux juges.
«Mais, me dira-t-on peut-être, Socrate, quand tu nous auras quitté absous, ne pourras-tu pas te tenir en repos et garder le silence?
«Voilà ce qu'il y a de plus difficile à vous faire comprendre; car si, en vous disant non, je dis que ce serait là désobéir au Dieu, et que, par cette raison, il m'est défendu de me taire, vous ne me croirez pas, et vous prendrez cette réponse pour une plaisanterie; et, d'un autre côté, si je vous dis que le plus grand bien de l'homme est de s'entretenir chaque jour de la vertu et des autres choses morales dont vous m'avez entendu discourir, vous me croirez encore moins. Voilà pourtant la vérité, Athéniens!
«Mais il n'est pas aisé de vous en convaincre!
«Maintenant voilà Platon, voilà Criton, voilà Cléobule et Apollodore qui veulent que je me condamne à une amende de trente mines, et qui en répondent; eh bien! je m'y condamne, et assurément voilà de valables cautions que je vous présente!»
Ici, il est interrompu par les juges, qui, impatientés de cette impassibilité badine, prononcent la peine de mort.
XIV.
Socrate reprend avec la même indifférence:
«Dans ma défense, ce ne sont pas les paroles qui m'ont manqué, Athéniens, mais l'impudeur. Je succombe pour n'avoir pas voulu vous dire les choses que vous aimez à entendre. Mais le péril où j'étais ne m'a pas paru une raison de rien faire qui fût indigne d'un homme libre.
«Ni devant les juges, ni dans les combats, il n'est permis, ni à moi ni à d'autres, d'employer tous les moyens pour éviter la mort; et ce n'est pas là ce qui est difficile que d'éviter la mort, il l'est beaucoup plus d'éviter le crime, qui court plus vite que la mort! C'est pourquoi, déjà vieux et cassé comme je suis, je me suis laissé atteindre par le plus lent des deux, la mort; tandis que le crime s'est attaché à mes accusateurs, plus jeunes et plus agiles que moi. Je m'en vais donc subir la mort. Je m'en tiens à ma peine, et eux à la leur.»
Il disserte ensuite un moment avec une sérénité complète sur les avantages comparés de la vie et de la mort.
«Mais il est temps que nous nous quittions, dit-il en finissant, moi pour mourir, vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage? Nul ne le sait, excepté Dieu.»
On l'emmène, et il va mourir. Voilà l'Euthyphron; la préface, ou plutôt l'exposition du drame philosophique.
XV.
Arrivons au dialogue intitulé le Phédon. Nous avons vu l'homme, nous allons voir la doctrine; puis nous assisterons à la mort, et nous verrons comment elle est le sceau de cette admirable vie de philosophe.
Le Phédon contient à lui seul plus de véritable philosophie spiritualiste que tous les autres dialogues de Platon. L'heure, la mort, la gravité du passage de cette vie à l'autre, que pressent Socrate et qui émeuvent Platon, ne permettent ni au philosophe ni à son disciple de perdre leur temps et le nôtre dans les puériles arguties de leur dialectique oiseuse. Qui a lu le Phédon connaît ce qu'il y a de mieux à connaître de la philosophie de Socrate et du génie de Platon. Suivez-moi donc, je vais vous déblayer la route.
Mais un mot d'abord sur l'origine antique et mystérieuse des belles et saintes idées que Socrate et Platon vont développer dans ce dialogue; car rien ne vient de rien, et la philosophie grecque, qui devait bientôt, après Platon, servir d'ancêtre à la philosophie des écoles chrétiennes de Byzance et d'Alexandrie, avait certainement elle-même des ancêtres. Ces ancêtres, selon nous, qui avons profondément scruté l'Orient religieux, philosophique et poétique, se retrouvent d'abord au fond de l'Inde primitive, puis au fond des dogmes, encore indiens, de l'Égypte.
Indépendamment de cette révélation innée, qui est, selon Platon et selon nous, la première idée de notre âme, car on ne peut concevoir l'âme sans idée, il y a eu une révélation primitive, et il y a une série de révélations successives, médiates ou immédiates, anneaux de la chaîne qui suspend les premières vérités nécessaires aux dernières vérités qui achèveront l'œuvre du monde moral.
Nous vous parlerons ailleurs de la philosophie des Indes; un mot aujourd'hui sur celle de l'Égypte.
XVI.
Vous savez que les Égyptiens, évidemment colonie intellectuelle du haut Orient, divinisèrent symboliquement la nature entière sous le nom d'Isis; ils lui jetèrent dans ses figures un voile sur le visage, comme pour signifier le mystère sous lequel elle cache mais laisse entrevoir ses vérités. Le plus sage des peuples est évidemment celui qui a le premier écrit sur l'univers ce mot mystère, car mystère est aussi le dernier mot de toute science, de toute sagesse et de toute vérité jusqu'à la consommation des temps. C'est le plus bel hymne que l'homme puisse chanter à l'incompréhensible, c'est-à-dire à Dieu.
Cependant un livre unique, échappé aux incendies, aux débordements, aux sépulcres de l'Égypte, soulève un coin de ce voile jeté sur le front de l'Isis égyptienne, et révèle une partie des mystères de la philosophie primitive. La ressemblance de cette philosophie occulte avec la philosophie de Socrate et de Platon est trop complète pour que cette similitude soit l'œuvre du hasard. On en conviendra après avoir lu le Phédon. On le conjecturera avec plus de vraisemblance encore, quand on saura que Platon, l'éditeur plus ou moins fidèle des dogmes de Socrate, était allé, avant d'écrire, consulter les prêtres et les philosophes égyptiens.
XVII.
Ce livre est l'Hermès ou Mercure Trismégiste. Saint Augustin dans son livre de la Cité de Dieu, Voltaire dans ses recherches philosophiques, Scaliger lui-même, n'hésitent pas à reconnaître dans ce livre la main d'un sage Égyptien. Les deux philosophes grecs, Timée et Pythagore, qui avaient voyagé aussi en Égypte, ont dans leurs doctrines les mêmes analogies avec les dogmes de ce livre. Quels sont donc ces dogmes, que nous allons retrouver sous d'autres noms, mais sous le même sens, tout à l'heure dans le Phédon? Ces dogmes, les voici:
Un Dieu unique;
Une triple essence en Dieu, la puissance, la sagesse, la bonté;
Le Dieu créateur de la nature;
Le Verbe, la Pensée, la Parole divine, en grec le Logos, modèle ou type de cette création;
Une hiérarchie de dieux secondaires créés et subordonnés au Dieu unique;
Ces dieux secondaires, ou ces anges, ces démons, ces esprits, chargés de diriger les astres et de présider aux phénomènes de l'univers;
Un fils de Dieu, qui est la lumière;
La pensée de Dieu se reflétant dans l'homme, qui est l'image de son Créateur;
La parenté de l'homme et de Dieu par la raison.
L'Évangile de saint Jean, lui-même, rappelle dans son magnifique début ces vérités indiennes, égyptiennes, platoniques, ainsi que chrétiennes:
«Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (le Logos, la pensée, la parole, le type des choses); tout a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui; en lui était la vie, et la vie était la lumière.»
Saint Paul écrit quelques années après aux Hébreux: «Dieu a créé les siècles par son Fils, «le Verbe, la parole divine, la lumière, la «vie!»
Peut-on méconnaître les analogies frappantes entre ces doctrines engendrées les unes des autres jusqu'à l'explosion philosophique du dogme chrétien?
Les vices choquants qui scandalisent l'intelligence et le cœur de l'homme dans le mécanisme de la nature, dans le bien imparfait, dans le mal universel, dans la souffrance, dans la mort, firent présumer aux Égyptiens, aux Grecs, que ce monde n'était pas l'œuvre directe du Dieu suprême, mais l'œuvre maladroite et imparfaite des divinités inférieures auxquelles il avait accordé la faculté de créer d'après lui.
Cette opinion est naturelle à l'homme, qui ne peut pas comprendre l'existence du mal et qui la sent.
Comment une œuvre si vicieuse et si malfaisante peut-elle émaner de la sagesse, de la puissance et de la bonté suprêmes? Il y a là une contradiction apparente, qui donne naissance à la philosophie des deux principes, de Zoroastre; mais Zoroastre oubliait que, pour juger l'œuvre de Dieu, il faut la voir dans son ensemble et dans son éternité. Nous ne la voyons que dans un atome et dans une seconde: c'est l'universalité et l'éternité qui justifient sans aucun doute l'œuvre divine.
Revenons au dialogue de Phédon.
XVIII.
Ce dialogue a lieu entre Échécratès et Phédon, deux amis de Socrate; ils se rencontrent à Phliunte, ville de Sycionie, quelque temps après la mort de leur maître. Échécratès demande à Phédon:
«Étais-tu auprès de Socrate, le jour où il but la ciguë dans sa prison, ou bien en as-tu seulement entendu parler?
«—J'y étais moi-même,» répond Phédon. Et il raconte minutieusement, heure par heure, parole par parole, la suprême journée du philosophe.
Ce récit a dans la bouche de Phédon toute la poésie de l'épopée, tout le pathétique du drame, toute la sérénité de ton d'une leçon de philosophie. C'est, selon moi, l'apogée de la parole humaine; on est à la fois, dans ce dialogue, sur la terre par le cœur, dans la mort par l'anticipation du supplice, dans l'immortalité par l'esprit; toujours prêt à pleurer d'enthousiasme pour les idées: mais l'admiration pour le philosophe y sèche toujours les larmes au bord des yeux. Entre la vie et l'éternité, on se sent homme si on regarde Socrate, on se sent dieu quand on l'écoute.
Si j'avais un athée à convertir, je ne voudrais pas d'autre argument avec lui que de lui faire lire et relire le Phédon. La conviction le gagnerait avec les larmes. Ce dialogue n'a pas l'accent de la langue d'ici-bas; la race humaine, dont une main d'homme a pu écrire ces lignes, est immortelle: Phédon le sent.
XIX.
«Véritablement, dit-il en commençant le récit, ce spectacle fit sur moi une impression extraordinaire; je n'éprouvai pas la compassion qu'il était naturel d'éprouver à la mort d'un ami. Au contraire, Échécratès, cet ami me paraissait heureux, à le voir et à l'entendre, tant il mourut avec assurance et dignité! et je pensais qu'il ne sortait de ce monde que sous la protection des Dieux, qui lui destinaient, dans l'autre monde, une félicité aussi grande que celle dont puisse jouir aucun mortel. C'était en moi un mélange extraordinaire, jusqu'alors inconnu, de plaisir et de douleur, lorsque je venais à penser que dans un moment cet homme admirable allait nous quitter pour toujours; on nous voyait tous tantôt sourire, tantôt fondre en larmes.
«—Sur quoi roula l'entretien entre ces amis que tu viens de nommer?» demande Échécratès.
Phédon raconte alors que, le matin du jour de la mort, les amis de Socrate se réunirent plus tôt que de coutume sur la place devant la prison, pour ne pas perdre une heure de sa vie et de sa pensée. Le geôlier, qui leur ouvre les portes, les prie d'attendre un peu, parce qu'on ôte en ce moment les fers du condamné: les fers tombés, ils sont introduits.
Xanthippe, l'épouse de Socrate, un de ses enfants dans les bras, est auprès de lui et se lamente à la manière des femmes; on la reconduit dans sa maison pour laisser la liberté d'esprit au philosophe.
«Alors, dit Phédon, il se mit sur son séant, plia sous lui la jambe qu'on venait de dégager des fers, la frotta de la main, et nous dit en la frottant avec une sensation de plaisir: «L'étrange chose, mes amis, que le plaisir et la douleur se tiennent de si près que l'un naisse ainsi de l'autre, quoique l'un soit le contraire de l'autre! Ésope aurait dû en faire une fable.» Cébès, un des interlocuteurs, lui demande à ce propos pourquoi, depuis qu'il est en prison, il compose des fables, des poésies, un hymne à Apollon. Socrate répond que c'est pour éprouver si par hasard la poésie n'était pas celui des beaux-arts auquel son génie l'appelait.
L'entretien glisse ensuite, par une pente naturelle, sur la question du suicide, pour l'homme fatigué de la vie. Socrate démontre que l'homme ne doit pas sortir de la vie avant que Dieu lui envoie un ordre formel d'en sortir, comme celui qu'il reçoit lui-même aujourd'hui.
«Il espère fortement, ajoute-t-il, une destinée réservée aux hommes après la mort; destinée qui, selon la foi antique et universelle du genre humain, doit être meilleure pour les bons que pour les méchants.»
Au moment où il va développer pour ses amis les fondements de cette espérance, Criton lui semble vouloir l'interrompre; il l'interroge sur ce qu'il paraît avoir besoin de dire.
«Ce n'est pas autre chose, lui répond Criton, sinon que celui qui est chargé de te donner le poison ne cesse de me répéter depuis longtemps que tu dois parler le moins possible, car il assure que ceux qui parlent trop, avant de boire, s'échauffent et contrarient ainsi l'effet du poison, et qu'alors on est quelquefois contraint de le donner trois ou quatre fois à ceux qui ralentissent ainsi leur mort par trop de conversation.
«—Laissez-le dire, et qu'il prépare son breuvage comme s'il devait me donner la ciguë deux fois, et même trois fois, s'il est nécessaire, répond Socrate. Mais il est temps que je vous rende compte, à vous qui êtes mes juges, des motifs de mon espérance.»
Ici, comme toujours, il procède par interrogation à ses auditeurs, pour que la vérité sorte, pour ainsi dire, par contrainte de leur propre bouche, et qu'elle ait ainsi plus d'autorité sur eux.
«La mort est-elle autre chose que la séparation de l'âme et du corps, de manière qu'après cette séparation l'âme demeure seule d'un côté et le corps de l'autre?
«Et ne penses-tu pas que l'objet des soins d'un philosophe ne doit point être son corps périssable, mais qu'il doit au contraire s'en affranchir autant que possible, et s'occuper uniquement de son âme?
«Et les sens de ce corps, qui nous trompent, ne sont-ils pas un obstacle à la vérité?
«Et n'est-ce pas toujours par l'acte de la pensée que la vérité se manifeste à l'âme?
«Et l'âme ne pense-t-elle pas plus fortement et plus clairement que jamais, quand elle n'est troublée ni par la vue, ni par l'ouïe, ni par la volupté des sensations, et lorsque, concentrée en elle-même et dégagée autant que possible de son commerce avec le corps, elle s'applique directement à ce qui est, pour le connaître?
«Et les choses abstraites qui ne sont pas du domaine des sens, par exemple, le sentiment du juste, du bien, du beau, est-ce par l'intermédiaire du corps que vous les percevez? Et ne les percevez-vous pas d'autant plus clairement que vous y pensez davantage?
«Eh bien, y a-t-il rien de plus logique que de penser avec la pensée seule, dégagée de tout élément étranger et corporel? Si l'on peut parvenir jamais à connaître l'essence des choses, n'est-ce pas par ce moyen? Or que fait la mort, sinon de rendre l'âme à elle-même?
«Et l'homme, après avoir purifié son âme, c'est-à-dire après l'avoir autant que possible affranchie du corps comme d'une chaîne, n'en sera-t-il pas plus libre pour penser les choses spirituelles?
«Et n'est-ce pas le but de toute philosophie?
«Et si, au moment de cette purification, cet affranchissement, que tout philosophe doit désirer par-dessus tout, lui arrive par une mort du corps ordonnée par Dieu, ne serait-ce pas une risible contradiction à lui de la repousser avec effroi et avec colère?
«Et toutes les fois que vous verrez un homme se lamenter et reculer quand il faudra mourir, ne penserez-vous pas que c'est une preuve que cet homme n'aime pas la sagesse, mais qu'il aime son corps et tout ce qui est du corps, l'argent, les honneurs, ou ces deux choses à la fois?
«Beaucoup prennent le thyrse, mes amis, mais peu sont inspirés, dit la maxime à ceux qui se font initier aux mystères d'Orphée. Ceux qui sont inspirés, à mon avis, sont ceux qui ont bien philosophé; si tous mes efforts n'ont pas été inutiles, et si j'y ai réussi, c'est ce que j'espère savoir dans un moment, s'il plaît à Dieu.
«Voilà, mes amis, ce que j'avais à vous dire pour me justifier auprès de vous de ce que je ne m'afflige pas de vous quitter, vous et les modèles de ce monde, dans la confiance que je vais trouver d'autres amis et d'autres modèles dans l'autre monde, et c'est là ce que le vulgaire ne peut concevoir; mais j'espère avoir mieux réussi auprès de vous qu'auprès de mes juges d'Athènes.»
XX.
Cébès alors lui confie ses doutes sur l'immortalité de l'âme:
«Il me semble, dit-il, qu'en quittant le corps elle cesse d'exister; elle se dissipe comme une vapeur ou comme une fumée; elle s'évanouit sans laisser d'apparence.
«—Examinons donc, reprend Socrate, si cette immortalité est vraisemblable, ou si elle ne l'est pas.»
Il se livre ici à une longue argumentation, plus sophistique que réelle, pour prouver, à la façon des sophistes, que toute chose naît de son contraire: le jour de la nuit, la veille du sommeil, la vie de la mort, la mort de la vie.
Misérable argument, selon nous, qui repose tout entier sur une confusion de mots à double sens, comme tant de sophismes de Platon. Ces choses, en effet, le jour et la nuit, la veille et le sommeil, la vie et la mort, se succèdent l'une à l'autre, mais ne procèdent pas, ne naissent pas l'une de l'autre.
Le jour ne naît pas de la nuit, car la nuit est ténèbres, et le jour lumière; la veille ne naît pas du sommeil, car la veille est l'homme éveillé, le sommeil est l'homme endormi; la vie ne naît pas de la mort, car la vie est l'absence de la mort, et la mort est la privation de la vie. Ici, comme mille et mille fois dans Platon, le philosophe trompe ses auditeurs avec des apparences de raisonnements qui ne sont pas des raisonnements sincères; aussi inclinons-nous à croire que cette preuve erronée de l'immortalité de l'âme est du disciple et non du maître. Socrate était sincère, et Platon était un discoureur.
XXI.
Mais Socrate est plus heureux quand il réplique à un des interlocuteurs qui compare l'âme à l'harmonie résultant de l'unisson des cordes de la lyre, harmonie, dit le faiseur d'objections, qui périt avec l'instrument lui-même. Socrate n'a pas de peine à le confondre en lui démontrant que l'harmonie est une chose abstraite qui subsiste en soi-même, indépendamment de l'instrument où elle est exprimée, et qui ne périt pas avec la corde..... Elle se manifeste.
Socrate part de là pour exposer la partie fondamentale de son système philosophique, tout spiritualiste et tout divin, système qui a scandalisé de tout temps les partisans de l'axiome matérialiste: Tout vient à l'esprit par les sens.
Le système de Socrate consiste à dire:
Avant d'être unie aux sens par sa naissance sur cette terre, l'âme, qui n'est que la faculté d'idéaliser, et qui ne peut être comprise indépendante des idées qu'elle conçoit, a conçu en Dieu certaines idées primordiales qui sont l'essence, le type, l'exemplaire divin de tout ce qui est ou doit être. Ce sont les idées innées, les révélations préexistantes à toute révélation des sens; c'est eu vertu de ces idées typiques, coexistantes avec l'âme et préexistantes à nos sens, que nous portons en nous les notions innées du bien, du bon, du beau, des qualités, des vertus, des saintetés des choses.
Le type suprême et universel de ces idées, l'exemplaire primitif et sans autre exemplaire que lui-même de ces idées, c'est Dieu, idée par excellence, qui a tout imaginé et créé à son image, âme et matière, il porte en lui les essences, c'est-à-dire les qualités essentielles, fondamentales, de tous les êtres animés ou inanimés.
Notre âme existait en lui avant son existence terrestre, et ses instincts moraux ne sont que les réminiscences de sa préexistence, dans des conditions que nous ignorons, avant cette vie; et si elle existait avant nos corps, elle doit aussi leur survivre, et l'impossibilité de la décomposer en parties atteste qu'elle est une, et par conséquent indissoluble et immortelle; car la mort n'est que la dissolution des parties qui composent le corps: mais comment se décomposerait l'âme, qui n'est pas composée? Voilà une des preuves d'immortalité.
XXII.
«L'âme, continue-t-il, qui est immatérielle, qui va dans un autre séjour, de même nature qu'elle, séjour parfait, pur, immatériel, et que nous appelons pour cette raison l'autre monde, auprès d'un Dieu parfait et bon (où bientôt, s'il plaît à Dieu, mon âme va se rendre aussi), l'âme, si elle sort pure, sans rien emporter du corps avec elle, comme celle qui pendant sa vie n'a eu aucune faiblesse pour ce corps, qui l'a vaincu et subjugué au contraire, qui s'est recueillie en elle-même, faisant de ce divorce son principal soin, et ce soin est précisément ce que j'appelle bien philosopher ou s'exercer à mourir;
«L'âme donc, en cet état, se rend vers ce qui est semblable à elle, immatériel, divin, immortel et sage, et là elle est heureuse, affranchie de l'ignorance, de l'erreur, de la folie, des craintes, des amours déréglées et de tous les maux des humains, et, comme on le dit des initiés, elle passe véritablement l'éternité avec les dieux (les êtres divins).
«Mais, poursuit-il, si elle sort de la vie toute chargée des liens de l'enveloppe matérielle, enveloppe pesante, formée de terre et sensuelle, l'âme, mes amis, chargée de ce poids, y succombe, et, entraînée vers le monde des corps par son incompatibilité avec ce qui est immatériel, elle va errant, à ce qu'on dit, parmi les monuments funèbres et les sépulcres, autour desquels on a vu parfois des fantômes ténébreux, tels que doivent être les apparences d'âmes coupables qui ont quitté la vie avant d'être entièrement purifiées, etc.»
De là, il part pour faire à ses amis l'exposé édifiant des vertus, des sagesses, des abnégations, des dévouements à la vérité, à Dieu, aux hommes, en un mot de la philosophie pratique, à l'aide desquels l'âme perfectionnée et purifiée peut remonter d'une seule épreuve à sa source après la mort.
XXIII.
Nous avouons que cette philosophie, depuis la métaphysique jusqu'à la morale, en d'autres termes depuis le retour de l'âme immortelle en Dieu, type exemplaire et raison de tout, jusqu'à la morale, c'est-à-dire jusqu'aux abnégations, aux sacrifices, aux piétés, aux dévouements à la vérité, aux hommes et à Dieu qui purifient l'âme et la divinisent; nous avouons que cette philosophie est aussi la nôtre, comme elle est celle de Cicéron et de Confucius, comme elle est en grande partie celle des philosophes chrétiens, indépendamment du dogme de la rédemption de l'homme par Dieu descendu du ciel pour tendre sa main à l'humanité.
Il y a parenté évidente entre ces philosophies orientales, grecques, hébraïques, bien qu'il n'y ait pas similitude dans les dogmes.
Pour quiconque remonte attentivement, par les monuments écrits de nos jours et de nos races, aux premiers jours et aux premières races de cette terre pensante, il reste évident que la Divinité, mère, nourrice et institutrice de ses créatures, leur a révélé toujours et partout ces idées innées, ces exemplaires gravés dans leur âme, ces philosophies préexistantes, ces consciences instinctives d'où ils tirent les conjectures sur la vérité et la vertu.